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Université Lyon.2
Frédéric Hansen.
Sous la direction de Bruno Benoit, professeur d’histoire à l’IEP de Lyon.
Soutenance le 18 juin 2009.
Mustapha Kemal et l’avènement de la
Turquie moderne : 1922-1924 .
Lecture à travers la presse lyonnaise de l’époque.
Séminaire d’histoire politique des XIXème et XXème siècle.
Jury : Bruno Benoit et Gilles Vergnon, maître de conférences à l’IEP de Lyon.
Table des matières
Remerciements. . .
Introduction. . .
Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. . .
1° « le Progrès ». . .
a. Importance du conflit. . .
b. De l'usage des mots. . .
c. Un soutien à la cause turque en ce mois de septembre 1922. . .
d. L'ingérence européenne dans le conflit. . .
e. Mustapha Kemal vu par « le Progrès ». . .
2° « Le Nouvelliste ». . .
a. La défaite grecque. . .
b. Une victoire turque éclatante: l'exploit de Mustapha Kemal. . .
c. Les Européens et le conflit. . .
3° « Lyon Républicain ». . .
a. La fin de la guerre: la honte grecque et le prestige de Mustapha Kemal. . .
b. L’interview de Mustapha Kemal. . .
c. Les alliés et le conflit. . .
PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur . .
1° La conférence de Lausanne, une conférence à l’issue incertaine. . .
2° La Conclusion de la conférence : Kemal et la Turquie vainqueurs. . .
a. « le Progrès ». . .
b. « Le Nouvelliste ». . .
c. Le « Lyon Républicain ». . .
Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. . .
1° Mustapha Kemal met fin au Sultanat ottoman et proclame la république turque. . .
a. « Le Progrès ». . .
b. « Le Nouvelliste ». . .
c. Le « Lyon Républicain ». . .
2° L’abolition du Califat : la fin d’un ordre pluriséculaire. . .
a. « Le Progrès ». . .
b. Le « Lyon Républicain ». . .
c. « Le Nouvelliste ». . .
Conclusion. . .
Bibliographie. . .
Ouvrages. . .
Article. . .
Conférence. . .
Sources. . .
Archives départementales. . .
Annexes. . .
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Annexe I : Carte de l’Empire ottoman à son apogée. . .
Annexe II : Carte du traité de Sèvres. . .
Annexe III : Couverture du « Progrès ». . .
Annexe IV : Couverture du « Lyon Républicain ». . .
Annexe V : Couverture du « Nouvelliste ». . .
Annexe VI : Chronologie de l’Empire ottoman. . .
Annexe VII : Biographie de Mustapha Kemal avant 1922. . .
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Remerciements.
Remerciements.
Un grand merci à Bruno Benoit, directeur de mémoire pour ses conseils avisés.
Merci également à Gilles Vergnon pour la conduite du séminaire avec M. Benoit. Leur amour
de l’histoire m’a donné envie d’en faire un métier.
Merci à mes colocataires, Flore et Pomme, mon frère, ma sœur, Mathieu et Jack pour leur
soutien.
Merci à Juliette pour toutes ces heures à travailler nos mémoires respectifs.
Merci à ma mère pour la relecture du mémoire et la correction des fautes.
Merci à Istanbul, à toute la Turquie, à toutes les personnes merveilleuses qui m’ont fait
découvrir ce pays, et donner envie de travailler sur son histoire. Merci aussi à mes amis Erasmus
qui m’ont aidé à me sentir bien et à parcourir la région.
Dans l’ensemble, merci à toutes les personnes qui m’ont soutenu.
Hansen Frédéric - 2009
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Introduction.
Ayant passé une année à Istanbul en tant qu’étudiant Erasmus, la Turquie et ses habitants
ont pu être découverts. A l’heure où le gouvernement turc affiche clairement ses ambitions
européennes, la vigueur du nationalisme dans ce pays est très surprenante. Le jour de la
fête de la République est à ce sujet très révélateur de la puissance du sentiment national
en Turquie. En effet, tous les ans, le 29 octobre, le pays se pare de rouge et de blanc pour
célébrer la proclamation de la république en 1923. Outre cette fête où chaque habitant,
chaque commerçant exhibe le drapeau turc, le nationalisme est très prégnant tous les jours
de l’année, de nombreux drapeaux étant aussi présents. Un homme symbolise à lui seul
ce nationalisme et cette fierté turque : Mustapha Kemal Atatürk. Dans chaque ville, dans
chaque quartier, on retrouve au coin de nombreuses rues une statue de l’illustre homme.
On ne compte plus non plus les tableaux, posters ou affiches à l’effigie du fondateur de la
Turquie moderne, qui est un réel mythe dans son pays. Toute cette ferveur autour d’Atatürk
a soulevé beaucoup de questions. Pourquoi cet homme est-il aussi adulé, aussi vénéré
dans son pays, alors qu’il est très largement méconnu ailleurs ? Qu’a-t-il pu réaliser pour
pouvoir justifier cette adoration sans limites ?
L’idée est donc venue de démarrer une réflexion sur la carrière de Mustapha Kemal,
et sur son action politique. Le choix s’est ainsi vite porté sur la fondation de la Turquie
moderne, qui symbolise le summum de l’action de Mustapha Kemal, qui a réussi à bâtir un
état fort sur les ruines d’un empire en pleine déliquescence, permettant ainsi au pays de se
relever de la première guerre mondiale. Nous avons donc choisi la période qui va de 1922,
date de la guerre de libération contre les Grecs, aux débuts de l’organisation du nouvel
état turc jusqu’en 1924. A travers ces étapes, nous allons découvrir une première facette
de l’homme Mustapha Kemal. Comprendre comment il a libéré le territoire de l’invasion
grecque, comment il a imposé son état sur la scène internationale et comment il a su
l’organiser pour le stabiliser permet de cerner mieux le caractère d’Atatürk, afin de pouvoir
apprécier son action à sa juste valeur. Ensuite, l’étape suivante dans la réflexion était de
se demander quelle était la dimension internationale de Kemal, de voir comment il était
perçu en Europe, et notamment en France. C’est pourquoi l’idée est venue d’analyser son
action de 1922 à 1924 à travers la presse française, et tout particulièrement la presse
lyonnaise. Trouver un écho de l’action de Kemal dans un journal régional français semblait
ainsi pouvoir être une preuve de son éclat. La question définitive qui se posait s’est donc
imposée naturellement : comment l’avènement de la République turque et le personnage
de Mustapha Kemal ont-ils été vécus dans la presse lyonnaise ?
Pour parvenir à réaliser cette analyse dans des conditions réalisables, il a fallut
sélectionner un échantillon de journaux représentants les différents courants d’opinions
en France. Trois journaux se sont imposés, étant les plus disponibles dans les archives
départementales : « Le Progrès », « le Nouvelliste » et le « Lyon Républicain ». L’analyse
aurait également pu se porter sur d’autres quotidiens plus extrêmes si ceux-ci avaient
continué de paraître durant les années qui nous intéressent, ou avaient au moins été
disponibles aux archives. Il convient donc de présenter très brièvement les journaux sur
lesquels l’analyse s’est portée.
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Hansen Frédéric - 2009
Introduction.
Tout d’abord, « le Progrès » est le plus célèbre des journaux lyonnais, celui qui détient
aussi le record de longévité dans la presse lyonnaise à ce jour. Créé en 1859, son premier
numéro datant du 12 décembre de la même année, il continue à paraître encore aujourd'hui.
C'est un journal que l'on peut qualifié de neutre, se situant plutôt au centre, en penchant
tout de même légèrement à gauche, à l'instar du journal Le Monde au niveau national.
Cette neutralité est voulue et affirmée dès le premier numéro du journal. En effet, on
y trouve l'article suivant:
"Le Progrès se propose en premier lieu de donner à ses lecteurs, non pas
des amplifications plus ou moins littéraires sur des thèmes connus, mais un
ensemble d’études exactes, de renseignements positifs sur tous les grands
faits politiques, économiques, littéraires, scientifiques, qui, à Lyon ou dans les
départements voisins, en France ou à l’étranger, méritent l’examen d’un esprit
sérieux. [...] Notre journal sera, nous l’espérons, un résumé méthodique, exact et
complet, du mouvement général des idées, des choses et des hommes."
1
"Prospectus", Le Progrès, n°1, 12 décembre 1859 .
Voilà la volonté du journal dès sa parution. On peut considérer qu'à l'époque qui nous
intéresse, le journal est encore fidèle à la ligne de conduite qu'il s'est fixée. On trouvera en
effet beaucoup de descriptions très précises des faits, qui se complètent malgré tout avec
une analyse et parfois une prise de position.
Ensuite, nous avons le « Lyon Républicain ». Le journal débute sa publication en 1878,
et l'achève en 1944. Comme son nom l'indique, c'est un journal qui se veut républicain, c'està-dire à gauche de l'échiquier politique, comme le voulait le clivage politique de l'époque.
Des trois principaux journaux étudiés, il est celui qui se concentre le plus sur l'actualité
lyonnaise, au détriment parfois d'une information plus poussée de l'actualité internationale.
Toutefois, il n'oublie pas de traiter les évènements importants, et ce dans les premières
pages, ce qui prouve que malgré un fort attachement au local qui remplit les pages de son
journal, l'actualité internationale est tout de même fondamentale, et occupe bien souvent
les premiers titres et la première page du quotidien.
Enfin, le troisième quotidien analysé est « le Nouvelliste », qui paraît pour la toute
première fois le 15 mai 1879. Le journal représente à l'époque la droite catholique,
conservatrice et favorable à la monarchie. Selon certaines sources, c'est un journal vite
réputé pour la qualité de son information, ainsi que pour la sûreté de ses sources. Des
journaux étudiés, il est celui qui se penche le plus sur les affaires religieuses, mêmes les
affaires non catholiques. Dans le cas qui nous intéresse, on pourra en effet voir un fort intérêt
du quotidien pour les questions religieuses en Turquie et dans l'Islam en général.
Le journal a cessé de paraître en 1944, à l’instar du « Lyon Républicain ».
Après avoir présenté les quotidiens qui serviront de base à la recherche, il convient de
situer la situation turque au moment où l’analyse débute, en septembre 1922. Il faut pour
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cela revenir sur les derniers faits importants de Mustapha Kemal pour son pays .
Après la première guerre mondiale, où l’Empire ottoman est battu, la situation est
très critique pour les Turcs suite à la signature de l’armistice de Moudros le 30 octobre
1918. L’Empire ottoman est balayé, le pouvoir du Sultan réduit quasiment à néant suite
1
Extrait relevé sur : http://www.pointsdactu.org/article.php3?id_article=830
2
Consulter pour plus de précision la chronologie de l’Empire ottoman et la biographie de Mustapha Kemal en annexe.
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
à l’entrée dans la capitale ottomane, Istanbul des soldats alliés, et surtout des Anglais.
Ceux-ci asservissent totalement le Sultan, et lui dicte la ligne de conduite à adopter. Le
Sultan alors en place, Mehmet VI, n’a qu’une chose en tête : conserver le trône. C’est
pourquoi il est prêt à accepter toutes les conditions des Anglais tant qu’il peut conserver
le pouvoir, même si c’est sur une toute petite portion de territoire amputée de toutes les
terres désormais occupées par les Alliés. En août 1920, le traité de Sèvres est signé,
réglant ainsi, pense-t-on, la question de la paix au Moyen Orient, et le sort de l’Empire
ottoman. Quelques mois plus tôt, l’occupation officielle d’Istanbul, ou Constantinople comme
on l’appelle encore en Europe. Mustapha Kemal a alors déjà commencé son action en
Anatolie. Général dans l’armée depuis la première guerre mondiale et sa défense héroïque
du détroit des Dardanelles face aux Anglais, Kemal a depuis quitté l’armée pour pouvoir se
consacrer à la libération du territoire. Ses idées viennent d’une jeunesse où il a longuement
étudié seul divers écrits européens. C’est durant cette période qu’il se forge une vision de
la vie, de son pays et du nationalisme. Ses idées sont ainsi déjà arrêtées : le gouvernement
est responsable des maux de l’Empire, un empire en pleine déliquescence au début du
XXème siècle. Pour le jeune Mustapha, il faut recentrer le débat sur l’Anatolie, berceau de la
civilisation turque. L’incapacité de l’empire à se gérer vient de sa trop grande taille et du trop
grand nombre de peuples dans les frontières de l’empire. Kemal veut donc dans un premier
temps se concentrer sur la nation turque, puis dans un deuxième temps il veut libérer le
pays de l’emprise du Sultan et de son absolutisme. Il est intéressant de noter que dès son
enfance, Mustapha ne comprenait pas trop pourquoi les prières étaient effectuées à l’école
en arabe, langue que personne ne comprenait. Là lui vient cette idée de turciser le pays,
en rétablissant la prédominance de la langue turque et de la turcité partout. Ses idées sont
donc empruntes des idées des Lumières, Kemal ayant notamment beaucoup lu Rousseau.
Kemal a grandi avec l’émergence du mouvement des Jeunes Turcs, très influent depuis la
fin du XIXème siècle, et renversant même le pouvoir du Sultan en 1909. Pourtant, selon
Mustapha Kemal, les Jeunes Turcs ne sont pas assez radicaux, épargnant trop le Sultan.
Kemal veut dès sa jeunesse supprimer le Sultanat pour imposer un état qui serait basé sur
les libertés individuelles.
Suite au fiasco de la première guerre mondiale, Kemal voit d’un très mauvais œil
l’arrivée des Anglais dans le pays, nullement empêchés par le Sultan. Cette arrivée dans
le pays est intolérable pour le général, qui va dès lors se mobiliser pour changer les
choses. Dans le cadre d’une mission pour le gouvernement, il part en Anatolie où il donnera
naissance à son mouvement en 1919. D’abord dans un congrès à Erzurum, puis dans un
autre plus grand à Şivas au cœur de l’Anatolie. Il va commencer à soulever la population
contre le gouvernement, après avoir démissionné de l’armée. Kemal devra être très prudent
s’il veut obtenir le ralliement des Turcs de l’Anatolie, en majorité des paysans très croyants.
Il lui faudra épargner le Sultan et viser dans ses critiques le gouvernement et les étrangers.
Cette tactique va réussir à merveille, Kemal va obtenir l’adhésion d’une grande partie
de la population. L’autre partie va continuer à soutenir le Sultan, qui est aussi Calife et
use de cet argument pour empêcher que Kemal ne soit rejoint par trop de monde. De
violents affrontements vont ainsi éclater en 1920 entre les deux parties, que les Kémalistes
vont réussir à calmer rapidement, pacifiant ainsi l’Anatolie. Après le traité de Sèvres, et
auparavant l’invasion grecque en Anatolie Occidentale, Mustapha Kemal et son armée
désormais plus puissante vont se battre contre successivement les Arméniens, les Kurdes,
les Français mais aussi et surtout les Grecs. Les affrontements vont commencer en juillet
1920, pour s’intensifier à l’hiver 1921. Les nationalistes vont remporter quelques victoires
éclatantes face à l’armée du roi Constantin, qui va pourtant réagir et se réinstaller en
Anatolie. A l’été 1922, après avoir reculé de quelques kilomètres, les armées kémalistes vont
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Hansen Frédéric - 2009
Introduction.
lancer l’assaut final pour chasser définitivement les Grecs du territoire turc que Mustapha
Kemal revendique depuis plusieurs années. Ces territoires, Kemal les a officiellement
réclamés à travers le pacte national de 1920, où des demandes précises sont effectuées,
notamment les limites des territoires revendiqués.
En parallèle à cette action militaire, Kemal s’attèle à construire un contre pouvoir en
Anatolie, qu’il ambitionne de voir à terme être l’unique pouvoir en Turquie. Le 23 avril 1920,
la Grande Assemblée Nationale de Turquie voit le jour à Ankara, encore appelée Angora par
de nombreux observateurs européens. Cette assemblée s’inscrit comme le cœur du contre
pouvoir créé par Mustapha Kemal, le cœur de l’opposition au gouvernement du Sultan
ottoman. C’est elle qui vote désormais toutes les lois, qui émanent souvent de l’esprit de
Mustapha Kemal. Celui-ci a des idées par ailleurs très précises, et ne laisse absolument rien
au hasard, dirigeant à la fois l’armée turque et le pouvoir civil turc. Il a créé la GANT pour
pouvoir disposer de l’assise et de la légitimité nécessaires auprès du peuple et des pays
étrangers. Néanmoins, il sait que le premier problème à régler et la libération du territoire,
où les Grecs se sont installés et où les Alliés sont toujours à Istanbul. La bataille contre
les Grecs constituera l’essentiel de l’actualité turque dès 1921 et pour une grande partie
de l’année 1922.
C’est ici que nous débuterons notre analyse, pour tenter de comprendre comment
l’action de Mustapha Kemal est perçue dans les quotidiens lyonnais. Cette analyse se
déroulera en trois temps : dans un premier temps, nous étudierons la guerre contre les
Grecs, ainsi que la personnalité d’un Mustapha Kemal vainqueur. Dans un second temps,
nous verrons l’analyse de la conférence de Lausanne, où Kemal montrera ses talents de
négociateurs, indirectement. Enfin, dans un troisième temps, les débuts de l’organisation
du pays par Mustapha Kemal termineront notre étude.
Nous avons donc choisi de centrer l’analyse en majeure partie sur la presse lyonnaise,
qui constituera le principal appui de notre étude, aidée par les écrits de plusieurs auteurs
quand la presse nous fera défaut. Nous avons choisi de rester très près de l’analyse des
quotidiens lyonnais, essayant de rendre compte du mieux possible de leurs idées.
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur.
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Mustapha Kemal est d'abord connu comme étant un général talentueux .Ses principaux
faits d’armes, il les a effectués sur le terrain militaire, menant ses armées à de grandes
victoires face aux Italiens en 1911, face aux Russes en 1915, face aux Anglais et aux
Français, et dernièrement dans les premières batailles contre les Grecs. Son charisme, sa
science du combat, sa détermination ont déjà permis, en 1922, de remporter de nombreuses
batailles qui semblaient bien mal engagées.
La dimension prise par Mustapha Kemal est désormais nationale, voire internationale.
C'est pourquoi il est logique d'analyser son action finale en tant que général à travers la
libération de la Turquie. Depuis sa jeunesse, il est animé de ce désir de voir son pays
totalement indépendant, ne s'occupant que des seuls Turcs et débarrassé des troubles dans
les Balkans ou dans le monde arabe qui sont autant de parasites pour l'épanouissement
du peuple turc. Il convient donc d'analyser ses derniers faits d'armes sur le terrain militaire.
Dans le même temps, cela nous permet d'évaluer la situation turque à l'époque, car, en
quelque sorte, en 1922, la Turquie, c'est Mustapha Kemal. Il incarne totalement son pays,
le Sultan est complètement dépassé et en attente d'une fin qui semble inéluctable, excepté
bien sûr si la Grèce parvient à vaincre les Turcs. Nous l'avons vu, déjà les occidentaux
commencent à considérer Kemal comme le vrai chef de la Turquie. Ce fut le cas en premier
lieu des Français, qui ont envoyé un de leurs plus grands diplomates, Franklin-Bouillon, afin
4
de négocier avec le président de la GANT un accord secret turco-français . Le fait qu'ils
se soient directement adresser au Ghazi sans passer par le Sultan est une preuve de cette
nouvelle dimension prise par le général. Pour évaluer cette dimension internationale, nous
avons choisi de nous concentrer sur la presse de notre région, la presse lyonnaise. Que la
presse rapporte ou non ce qui se passe en Anatolie nous semble être un bon indicateur.
Il y a non seulement le fait de rapporter ces événements, mais il y a aussi la manière de
rapporter ces événements. A la lueur de ces articles de presse, nous verrons comment la
presse lyonnaise analyse les actes de Mustapha Kemal en tant que général, mais nous
verrons aussi par extension l'ensemble de l'analyse des journaux sur cette guerre et ses
différentes influences.
Nous avons choisi de commencer l'analyse au mois de septembre 1922, ce qui
correspond à la fin de la guerre entre les Grecs et les Turcs. Une dernière offensive a été
lancée au cours de l'été. Quand nous commençons à étudier la presse, nous sommes le
premier septembre 1922. Les affrontements font rage en Anatolie Orientale depuis une
quinzaine de jours. Les Grecs ont d'ailleurs commencé à reculer, et les Turcs entrevoient
l'espoir d'une reconquête du territoire.
Durant la période que nous allons analyser, plusieurs événements d'importance ont eu
lieu jusqu'au dénouement de la guerre favorable aux Turcs.
3
Voir les rappels bibliographiques en annexe.
4
Le 10 octobre, le diplomate français rendait visite à Kemal, et sont parvenus à un accord, les Français se retirant du Sud de
la Turquie, et devenant ainsi la première nation européenne à soutenir le gouvernement de Kemal.
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Hansen Frédéric - 2009
Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur.
Tout d'abord, les Turcs, reprenant constamment du terrain sur les Grecs, gagnent
plusieurs batailles et s'emparent de Brousse le 6 septembre. Trois jours plus tard, le
9 septembre, ils s'emparent enfin de Smyrne, et arrivent à l'objectif qu'ils s'étaient fixé:
atteindre la Méditerranée et vaincre les Grecs.
Les Grecs d'ailleurs sont en déroute, et doivent abandonner toutes leurs positions
en Anatolie. La reprise de Smyrne signifie en outre la fin de la guerre, et le début des
préparations des négociations de paix. Au cours du mois de septembre, les alliés discutent
ferme sur les conditions d'une paix éventuelle en Orient. Ils conversent avec les Turcs par
5
télégramme. A la mi-octobre, un armistice est signé à Mudanya : c'est la première étape
vers le règlement définitif de la paix.
Nous allons donc procéder à l’analyse de la guerre entre les Grecs et les Turcs, en nous
appuyant sur chacun des journaux tour à tour, afin de mieux cerner la vision qu’a chaque
quotidien, pour enfin donner une vue d’ensemble de la presse lyonnaise.
1° « le Progrès ».
Avant de rentrer dans une analyse des termes employés par le journal, il convient tout
d'abord de se concentrer sur l'attention que le journal porte globalement au conflit.
a. Importance du conflit.
Notre analyse commence au 1er septembre 1922, et la guerre se termine environ deux
semaines plus tard. Nous avons choisi de poursuivre l'analyse sur les premiers débats
concernant le règlement diplomatique du conflit, jusqu'à la fin septembre environ.
Ce que l’on peut d'ores et déjà dire, c'est que ce conflit est considéré comme un
événement de taille par « le Progrès ». En effet, durant les trois premières semaines de
septembre, le conflit et ses dérivés occupent la première page et les gros titres du journal
tous les jours. Au début, les gros titres se concentrent sur l'avancée turque jusqu'à la prise
de Smyrne, ensuite à propos des débuts de négociations de paix, de la prévision d'une
conférence de la paix, des demandes des uns et des autres...
Le conflit occupe donc la une du journal continuellement, souvent en étant l'événement
principal de la journée. Cette guerre est donc réellement prise au sérieux, et si le journal
choisit de la mettre en une tous les jours, c'est qu'il pense que cela va intéresser les Français.
Ce conflit entre Grecs et Turcs dépassent le cadre des deux pays, pour s'étendre jusqu'à
l'Europe Occidentale.
En Europe, et notamment en France et en Angleterre, les gouvernements se sentent
très concernés par ce qui ce déroule là-bas, car les enjeux sont européens et cruciaux
pour ces deux puissances coloniales. En effet, non seulement cette guerre peut risquer
d'allumer un grand brasier dans les Balkans, surtout avec le souvenir encore prégnant de
5
Cet armistice est signé le 11 octobre, et met en place les conditions préalables à l’ouverture d’une conférence pour la paix
définitive.
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
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la première guerre mondiale et des guerres balkaniques , mais ces deux pays ont aussi
des intérêts économiques très prononcés dans le secteur, avec de nombreuses entreprises
dans les dépouilles de l'Empire ottoman, lequel leur avait d'ailleurs octroyé des concessions
7
qu'on appelle les Capitulations , qui offraient des conditions favorables aux citoyens et
aux entreprises européennes. De plus, ces entreprises avaient intérêt à s'établir là-bas car
la Turquie comporte de très intéressantes ressources naturelles et notamment minières,
jusqu'aux ressources pétrolières de la région de Mossoul, qui intéressent au plus au point
les Anglais.
Ce sentiment d'importance pour le conflit gréco-turc est d'autant plus renforcé par le
contexte de l'époque en France.
Dans un pays encore meurtri par le premier conflit mondial, terminé seulement quatre
années plus tôt, la vie est encore difficile et le pays panse toujours ses plaies. Considérant
cela, on pourrait penser que la reconstruction, les réparations pourraient occuper une
place centrale dans l'actualité livrée par « le Progrès », notamment du fait que la situation
économique est encore très difficile.
De plus, la question du règlement de la paix avec l'Allemagne n'est pas totalement
terminée. Même si diplomatiquement, le traité de Versailles a été signé en 1919 et doit
signifier le règlement définitif de la première guerre mondiale, dans les faits, tout reste
encore à faire, car les Allemands notamment, refusent d'accepter ce traité et sont peu
enclins à payer les réparations demandées.
Ainsi, on peut dire que même dans un contexte très difficile en France, « le Progrès »
considère la guerre en Anatolie comme un événement majeur, sinon comme l'événement
majeur de la période. Même si la Turquie peut sembler loin des préoccupations des
Français, le risque d'éclatement de la région suite à ce conflit peut être une bonne
justification pour prouver l'intérêt très prononcé du quotidien.
Concernant ce que dit le journal, il faut déjà rappeler que « le Progrès » est un journal
certes légèrement à gauche, mais qui veut en général conserver une certaine neutralité.
C'est pourquoi dans la plupart de ses articles, le journal se contentera bien souvent de
rapporter des faits sur la guerre (décrire les avancées turques, le nombre de blessés, le
nombre de morts, où ils se situent géographiquement...) laissés à l'appréciation du lecteur.
Toutefois, il faut faire attention à l'usage des mots. Bien souvent, l'emploi de tel ou tel
mot peut trahir une certaine prise de position. Même si beaucoup de mots ou expressions
peuvent sembler totalement neutres au premier abord, il faut garder en mémoire que l'usage
d'un mot ou d'une expression n'est jamais décidé par hasard, qui plus est dans la Une du
journal le plus lu de la région lyonnaise.
b. De l'usage des mots.
6
7
Ces guerres ont eu lieu en 1912 et 1913. Pour plus de précisions, consulter la chronologie ottomane en annexe.
Les capitulations ont été mises en place en 1535 environ par François Ier et Souleymane le Magnifique, Sultan de l'empire
Ottoman. Celles-ci accordaient de grands privilèges aux Français résidant dans l'empire Ottoman, notamment aux niveaux juridiques,
commerciaux et religieux. Par exemple, un Français commettant un délit ou un crime sur le sol ottoman ne pouvait être jugé que par
le consul de France en place là-bas, ce qui était un avantage considérable.
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Hansen Frédéric - 2009
Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur.
Comme nous l'avons dit, de manière globale, le journal se contente de rapporter, tout du
moins jusqu'à la prise de Smyrne le 10 septembre, des faits, et surtout des faits militaires
comme les dernières manœuvres des armées.
Toutefois, l'emploi de certains mots trahit un certain parti pris dans ce conflit. En effet, si
l'on se penche sur les titres ou sous-titres employés par les journalistes du « Progrès », on
constate que le journal ne serait pas mécontent que le conflit soit remporté par les Turcs. Les
expressions suivantes employées de manière récurrente, tels « la débâcle grecque », « le
désastre », « la débandade des Grecs » montrent à quel point le quotidien ne semble pas
pleurer cette défaite. Symétriquement, l'emploi d'expressions comme « la victoire turque »,
« les Turcs n'ont jamais connu pareille victoire » tendent à amplifier la victoire des troupes de
Mustapha Kemal. Le journal tient à saluer le succès turc à sa juste valeur, à rendre compte
de la teneur de l'exploit réalisé par les Turcs.
Le parti pris pour les Turcs se retrouve dans les deux idées: d'un côté on affiche
clairement la déroute de l'armée grecque, en moquant sa défaite, et de l'autre, on loue
la grandeur de l'armée turque. On rabaisse un des deux camps tandis qu'on rehausse le
prestige de l'autre.
Les critiques de l'armée seront très vives dans le quotidien, jusqu'à la défaite le 10
septembre. Le journal tient visiblement à rendre compte du succès turc. Il est toutefois
difficile de savoir si ce sont plus les Turcs qui ont gagné la guerre ou les Grecs qui l'ont
perdue. Au vu des dires du journal, cela semble être les deux. Quand il emploie le terme de
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« déculottée » infligée au Grecs , il semble acquis que les Turcs sont pris au sérieux. Les
Turcs ont été capables de ridiculiser les Grecs, et à ce titre, le journal les traite enfin comme
une vraie armée. En effet, auparavant, l'armée turque n'était pas vraiment prise au sérieux et
n'était pas tellement considérée comme telle: il était plutôt question de mouvements armés
désordonnés, qui se battaient un peu chacun de leur côté sans grande cohérence. Pourtant,
on le sait, les Turcs ont à leur tête un génie de l'art militaire. Le prestige de Mustapha Kemal
est encore plus grand à la suite de cette victoire. Tout d'abord parce que apparemment,
personne ne pensait qu'il serait possible aux Turcs de gagner, tellement ils étaient inférieurs
9
en nombre . Pour le journal, c'est d'ailleurs un « succès inespéré », ajoutant que Mustapha
Kemal venait de « frapper un grand coup ».
En effet, nous pouvons constater que le journal place le plus souvent l'analyse d'un point
de vue grec. Il rapporte les nouvelles sous l'angle de vision grec, c'est-à-dire qu'il insiste
souvent plus sur le fait que les Grecs ont perdu plutôt que de dire que les Turcs ont gagné et
ont été bons. Il le fait aussi, mais moins souvent. En outre, il rapporte les événements qui se
déroulent à Athènes et dans toute la Grèce suite à ce conflit. Les crises ministérielles, puis
la démission du gouvernement, les manifestations de la population contre la guerre, tous
ces événements sont précisés dans le journal. Cela peut sembler logique pour un journal
français, les Grecs sont plus proches géographiquement et culturellement de la France, et
font partie de l'Europe. Ils ne sont en tout cas pas considérés comme l'Orient, qui signifie
pour la population des contrées lointaines. L'Empire ottoman, occupant notamment des
régions arabes et en Perse à une certaine époque, évoque pleinement cette idée de l'Orient,
opposé à l'Occident dont la France fait partie. Cette opposition peut sembler un peu primaire,
mais elle est néanmoins réellement ancrée dans une frange de la population. C'est pourquoi,
tout au long du conflit, les journaux vont s'appliquer à faire évoluer la vision que peut avoir
8
9
« Le Progrès » du 1er septembre.
Pour la plupart des batailles, les Turcs ont du affronter les Grecs avec au moins deux fois moins d'hommes qu'eux.
Hansen Frédéric - 2009
13
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
les lecteurs de la Turquie, en tout cas durant cette guerre face aux Grecs qui au départ les
ont envahis.
A travers le vocabulaire employé dans le journal, une opinion pro-turque du quotidien
se dessine.
c. Un soutien à la cause turque en ce mois de septembre 1922.
Au cours de l'analyse du « Progrès », nous avons pu constater que le journal se ralliait plus
ou moins ouvertement à la cause turque. Même s'il ne le dit pas explicitement, le journal
est favorable à un dénouement en faveur des Turcs et n'approuvent pas l'action des Grecs.
Plusieurs éléments nous permettent d'illustrer cette idée.
Dès le premier septembre en effet, le journal l'écrit directement: les Grecs doivent
rentrer chez eux, c'est selon lui la meilleure solution possible en vue de la paix. Même si
la guerre fait encore rage, il faut savoir que cet affrontement n'est pas légitime pour les
Hellènes. De plus, comme le précise le journal daté du 3 septembre, l'opinion publique
grecque désapprouve totalement cette guerre menée par le gouvernement. La population
n'a en réalité que faire des ambitions des personnes au pouvoir, cette idée de « Grande
10
Grèce » ne les passionne que modérément. Ce qu'ils veulent avant tout, comme dans la
majorité des pays ayant souffert de la première guerre mondiale, c'est la paix.
Le 10 septembre, le quotidien évoque clairement son opinion. Les Grecs sont battus,
c'est déjà certain, et la prise de Smyrne par les armées nationalistes n'est qu'une
question d'heures. Le journal, face à ce désastre pour l'armée hellène, n'est pas vraiment
compatissant:
« Nous ne saurions, pour notre part, nous attrister de ce qui arrive ».
Cette phrase montre bien l'état d'esprit dans lequel se trouve « le Progrès ». Les Grecs
ont voulu envahir la Turquie, s'installer là où des Turcs vivent en majorité depuis des siècles,
et ils s'en mordent désormais les doigts. Leur tentative de récupération de ces terres fut
un échec, et le journal en est ravi. Il est hors de question pour lui de plaindre les Grecs
de cette déroute, qui est amplement méritée vu les circonstances, et ce n'est qu'un juste
retour des choses.
En extrapolant, il est permis de penser que le journal semble prendre au pied de
la lettre les idées nouvelles de Woodrow Wilson, l'ancien président américain. En effet,
celui-ci, pendant la conférence de la paix où était réglée la paix en Europe et dans le
monde, a proposé une nouvelle vision du monde découpée en quatorze points. Parmi ces
points figurait le droit des peuples à disposer d'eux mêmes. A plusieurs reprises, le journal
revendique dans ses lignes que les Grecs n'ont aucun droit sur les territoires de l'Anatolie
Orientale notamment, tout simplement parce qu'ils sont en majorité peuplés par des Turcs.
Il est donc évident, suivant la logique de Wilson, que ce sont les Turcs qui doivent gouverner
ces régions, fussent-elles riches en ressources naturelles très convoitées par les Anglais
et les Grecs. Le journal ajoute par ailleurs qu'il n'y pas de Grecs dans ces régions, ni de
personne voulant être grecque. Les Grecs n'ont donc aucune raison de s'y installer, si ce
n'est la cupidité et le désir de grandeur. Voilà pourquoi le journal refuse catégoriquement
de légitimer une quelconque domination grecque sur ces régions, même appuyée par les
Anglais.
10
Les dirigeants grecs, avec au premier rang le roi Constantin, avaient pour objectif de réaliser la Grande Grèce, en conquérant
Constantinople et l’Asie Mineure, afin de retrouver la gloire de l’Empire byzantin.
14
Hansen Frédéric - 2009
Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur.
Ensuite, le journal ne se contente pas de dénoncer les Grecs, mais ils donnent aussi
leur soutien au gouvernement de Mustapha Kemal en place à Ankara, malgré le fait que
le gouvernement d'Istanbul et le Sultan soient toujours en place et censés être les vrais
dirigeants du pays.
Dans un article paru dans le journal du 7 septembre, le journal reconnaît en effet la
11
validité du gouvernement d'Angora . Il prend soin en effet de le préciser: « le gouvernement
d'Angora, qui est le véritable gouvernement turc... ». Pour le journal, c'est donc le seul qui
dirige vraiment la Turquie, même si le gouvernement officiel est encore à Istanbul. Il ajoute
que ce gouvernement possède en outre « force militaire et prestige ».
Au fur et à mesure que le conflit avance, le journal semble s'afficher plus clairement.
Comme si la victoire turque inéluctable lui apportait l'assise nécessaire qui justifierait son
point de vue plutôt en faveur des Turcs. Une fois le conflit terminé, et que les tractations pour
la paix ont débuté, le journal semble globalement prêt à accéder aux demandes de Kemal,
12
en tout cas en ce qui concerne les territoires.
Le journal prend le temps d'analyser dans
ses colonnes les demandes territoriales turques. En y regardant de plus près, il observe que
les régions demandées sont en grande majorité habitées par des Turcs. Il faut donc accéder
à ces demandes, que ce soit en Thrace Orientale où la grande majorité des habitants est
13
turque , en Anatolie Orientale et dans la région de Smyrne, ou même dans la capitale
ottomane, où de nombreux étrangers résident.
« La justice et le bon sens commandent de toute évidence de restituer aux Turcs
Constantinople, qui est de toute évidence une ville Turque. ». « Le Progrès », 19 septembre.
Le journal réagit ici à une note du gouvernement britannique demandant la défense de
Constantinople contre les troupes turques, ce que visiblement le journal se refuse d'appuyer.
Pour lui, Constantinople est, malgré une forte part de population étrangère, une ville turque.
Elle doit donc rester turque, sous réserves de certaines conditions et notamment le droit des
minorités y vivant. (La question des minorités chrétiennes là-bas est en effet une question
essentielle.)
Plus on avance, en fait, plus le journal est décidé à accéder aux requêtes des
Kémalistes.
Le 24 septembre, alors que les négociations sont toujours en cours entre les puissances
européennes, les Kémalistes, et les Grecs, le journal publie une analyse de la situation.
Il pense notamment qu'il est grand temps pour les alliés d'agir réellement: « or en fait de
garanties, des paroles ne suffisent pas, il faut des actes ». Le journal semble lassé de
toutes ces discussions, toutes ces promesses faites aux divers gouvernements et pense
qu'il faut maintenant agir concrètement, afin de régler définitivement la paix dans cette partie
du monde.
Concernant les Turcs, le journal reconnaît pleinement que les Turcs ont gagné la guerre,
et que donc ils doivent être traités comme des vainqueurs et non comme des vaincus de la
première guerre mondiale. D'autant plus que le gouvernement désormais effectif en Turquie
11
12
Aujourd’hui, Angora est appelée Ankara. Angora désigne en fait le nom de la cité antique située au même endroit.
Dans le pacte national de 1921, des conditions territoriales bien précises sont énoncées. Pour Kemal et les siens, il n'est
pas question d'arrêter la lutte tant que la Turquie n'aura pas récupéré les frontières d'avant 1914. C'est pourquoi il revendique que
la Thrace Orientale doit être turque, Andrinople et ses alentours inclus. Ce pacte correspond à la ligne de conduite que s'est fixée
Mustapha Kemal, et il a juré de ne déposer les armes qu'une fois les conditions du pacte réalisées.
13
Il faut aussi préciser qu’une forte partie de la population est dans cette région bulgare.
Hansen Frédéric - 2009
15
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
n'a plus rien en commun avec celui qui était en place en 1918 et qui a signé l'armistice
de Moudros. Il faut donc comprendre que les Turcs ne souhaitent plus s'arrêter à des
promesses des Alliés, qu'il leur faut une vraie démonstration de bonne volonté sur le terrain,
et dans les décisions prises.
« Mais les Turcs sont victorieux et ils ne veulent point être dupes: nous devons
comprendre qu'ils exigent avant de s'arrêter des garanties solides ».
Pour « le Progrès », il faut donc écouter les Turcs, les prendre au sérieux, et leur offrir
de vraies garanties qui leur permettraient de stopper la guerre en étant certains que les
conclusions seront satisfaisantes. Surtout que, comme se plait à le préciser le journal, les
Turcs ont remporté la victoire sur le terrain. Ce serait certainement une grave erreur de
se moquer des Turcs, de ne pas les considérer à leur juste valeur, et les alliés le savent
pertinemment, Mustapha Kemal est vraiment déterminé et ira à Istanbul avec son armée s'il
le faut, il affrontera même les Anglais s'ils se dressent contre lui. Et là, tout est à craindre de
cet affrontement avec les Anglais, et notamment un soutien des musulmans du monde entier
qui pourrait déclencher une nouvelle guerre d'envergure. Selon le journal, cette menace est
à prendre très au sérieux car les musulmans des Indes ne cachent pas leur admiration et
leur soutien pour Mustapha Kemal et sa lutte; lutte qu'ils soutiennent surtout car elle est
contre les Anglais avant tout, qui sont les envahisseurs, les colonisateurs.
Dans son édition du 24 septembre 1922, donc, le journal affiche ses prises de positions
au sujet du règlement de la paix avec les Turcs. Il faut, sans hésiter, accéder à la majorité
des requêtes turques, car celles-ci sont logiques. Le journal prend en effet le temps de
détailler les requêtes de Kemal, en les divisant en quatre points essentiels: la question de
la région de Smyrne et de l'Asie Mineure, la Thrace, Constantinople, les détroits.
Point par point, le journal va prouver que les Turcs ne font pas de demandes
saugrenues.
Tout d'abord l'Asie Mineure. C'est, selon le quotidien, la région qui pose le moins de
problème. « Smyrne est une ville turque, l'Asie Mineure est une région turque, et personne
ne veut y être grec ». C'est donc en toute logique que cette région doit revenir aux Turcs.
Concernant la Thrace, qui est, selon « le Progrès », « revendiquée avec une égale
justice par la Grèce, la Turquie, et un certain nombre de Bulgares », le problème est plus
complexe. Il songe à l'éventualité de confier la question à la SDN, qui aurait la légitimité
nécessaire pour trancher. Toutefois les Turcs y sont au moins aussi légitimes que les autres
peuples.
Au sujet de Constantinople, la question est encore plus épineuse. En effet, dans la
capitale ottomane, « aucun peuple n'y a la majorité immense ou absolue. Il y a donc deux
solutions: soit par la SDN, soit on laisse un pouvoir éminent à l'une d'elle, la plus forte.
La première solution apparaît comme plus équitable mais motive peu, donc la solution qui
apparaît la plus juste et la plus acceptable est de rendre Constantinople aux Turcs, tout en
demandant une protection par la SDN des minorités ».
Le quotidien a donc choisi son camp. Istanbul, (ou Constantinople), devra rester turque.
Cette approbation cache une petite incohérence dans ce raisonnement du « Progrès ».
En effet, il n'y a pas de raison pour que Istanbul soit turque, mais que ses environs, qui
représentent la Thrace, ne le soient pas. Ou alors, il faudrait imaginer un découpage de la
Thrace Orientale, ou les proches environs de Constantinople deviendraient turcs car, après
tout, ils sont aussi beaucoup peuplés de Turcs, peut être même plus que dans la Ville, ou
les Grecs et les Bulgares récupèreraient aussi une partie de cette Thrace et tout le monde
16
Hansen Frédéric - 2009
Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur.
pourrait être satisfait du partage. Cela dit, il faut aussi prendre en considération les désirs
des peuples, et c'est tout le travail qu'aura à gérer les prochaines conférences de paix.
14
Le dernier problème est celui des détroits. Les Anglais demandent que ceux-ci
restent libres, que le passage soit possible pour tous les bateaux de tous les pays,
gratuitement. Kemal serait d'ailleurs disposé à le faire, preuve de sa bonne volonté. Nous
reparlerons du problème des détroits dans les points ultérieurs.
Ainsi, le journal est prêt à satisfaire les requêtes des Turcs, tout en conservant tout de
même un certain nombre d'interrogations.
A la fin du mois de septembre, il affiche à ce propos un certain optimisme. En effet, il
considère que les Alliés ont fait les concessions nécessaires: ils ont reconnu que la Thrace
avec Andrinople devait revenir aux Turcs (« sa population étant turque »), et cela représente
un bon pas en avant. Fort de cela, le journal pense que la note adressée à Kemal détaillant
les conditions de paix sera sûrement acceptée et porte en elle les germes de la paix.
Au sujet du « Progrès », deux derniers thèmes nous ont semblé ressortir dans les
analyses du journal de la guerre et des négociations de paix de ce mois de septembre
1922: l'ingérence européenne et surtout anglaise dans le conflit, ainsi que la personnalité
de Mustapha Kemal.
d. L'ingérence européenne dans le conflit.
L'attitude des Européens est tout à fait intéressante dans ce conflit. Quand en 1921, les
Grecs ont attaqué les Turcs, ils se sont tous les uns après les autres déclarés neutres dans
cette affaire. Ce fut certes plus difficile pour les Anglais, car ils se servaient en quelque sorte
des Grecs pour se défaire de Turcs nationalistes devenus trop gênants. Toutefois, il faut bien
reconnaître que cette neutralité n'avait de raison d'exister que sur les champ de bataille car,
une fois la guerre terminée, les Européens se sont empressés de s'emparer du problème,
afin de diriger à leurs guises les négociations de paix. Le journal a déjà mis en garde les
Européens et surtout les Anglais contre une certaine condescendance à l'égard des Turcs,
qui serait fortement fâcheuse si l'on garde l'espoir de parvenir à la paix. Même s'ils ont
gardé un œil sur le déroulement du conflit, ils s'en sont donc provisoirement éloignés, pour
mieux revenir au moment des négociations afin de bien faire prévaloir leurs intérêts sur la
région. Cette analyse prend en fait beaucoup plus de sens pour les Anglais et la politique
de leur premier ministre Lloyd George, que le journal ne manquera pas d'égratigner durant
la période. En fait, « le Progrès » va consacrer une grande partie de son temps et de son
analyse à la question anglaise au Moyen Orient.
Tout d'abord, on peut voir que « le Progrès » tend à extrapoler la lutte des Turcs contre
les Anglais
14
15
à une lutte de l'Orient contre l'Occident mais surtout contre les Anglais. En
Il s'agit des détroits des Dardanelles, passage entre la mer Egée et la mer de Marmara, ainsi que le détroit du Bosphore,
qui sépare la ville d'Istanbul en deux parties et qui permet d'accéder à la mer Noire.
15
Il faut en effet resituer le véritable ennemi des Turcs. Si ceux-ci doivent affronter les Grecs sur le terrain, il faut garder à
l'esprit que les Anglais se servent des Grecs pour jouer le rôle de gendarme en Turquie et dans le Proche Orient. Certes, ce sont
les Grecs qui ont proposé de se battre au nom des alliés, et s'ils avaient gagnée ils auraient certainement agrandi considérablement
leur territoire. Toutefois, dans la stratégie anglaise, il était plus utile que des régions comme la Thrace, Constantinople et les détroits,
l'Asie Mineure soient dirigées par les Grecs, que les Anglais peuvent à leur tour diriger beaucoup plus facilement. Divers auteurs ont
souvent parlé des Grecs comme « pantins des Anglais ».
Hansen Frédéric - 2009
17
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
effet, peu après la prise de Smyrne par les Turcs, un incendie qui a fait grand débat se
déclara dans la ville. Pour le journal, cet incendie à la suite de la libération de la ville par les
Turcs était un vrai symbole. Il voit cet incendie comme « une lueur tragique sur l'Orient »
16
.
Les agissements de l'Angleterre dans ce conflit sont très suivis par le quotidien. Le
journal n'a d'ailleurs de cesse de critiquer la politique britannique, différente de celle de la
France qui prône un rapprochement avec le gouvernement de Mustapha Kemal. Les Anglais
sont dans le journal taxés d'impérialistes, utilisant les Grecs comme des marionnettes pour
faire valoir leurs intérêts en Orient. Le journal considère à cet égard que les Anglais ont un
17
« point de vu primitif » . Ils refusent encore de traiter avec les Grecs, rapporte le journal
daté du 13 septembre. Cela semble incompréhensible, alors que les Turcs ont remporté la
victoire par les armes.
Le journal, en outre, insiste énormément sur l'échec de la politique britannique. Quand
il peut le faire, il ne se gêne pas pour adresser « une petite pique » aux Anglais. On peut
percevoir un peu de chauvinisme ou de patriotisme quand le journal critique les Anglais. En
bon français, cela tient à cœur aux journalistes de montrer les échecs des Britanniques, tout
en louant dans le même les Français qui ont décidé de traiter avec Mustapha Kemal depuis
plusieurs mois déjà. Selon le journal, l'échec de la politique britannique en Turquie va signer
le début de l'échec de la politique britannique dans tout le Moyen Orient, dans son édition
du 9 septembre. Cette guerre est, semble-t-il, décisive pour les intérêts britanniques dans
toutes la région. D'aucuns disent que si les Britanniques cèdent sur la Turquie, toutes les
populations vont voir que les Anglais ne sont pas invincibles, qu'il est possible de s'affranchir
de leur tutelle, et cela risque de s'embraser dans tout le monde Arabe, et même chez les
musulmans d'Asie (notamment en Inde). Ce que, évidemment, les Anglais ne peuvent se
permettre, notamment en raison de forts intérêts économiques dans la région.
En plus de critiquer les fondements même de la politique britannique, « le Progrès »
n'est pas très tendre non plus avec leur attitude vis-à-vis du gouvernement d'Angora.
En effet, le gouvernement de Lloyd George refuse de traiter avec Ankara jusqu'au 10
septembre: il écrit en première page « qu'il va bien falloir maintenant ». Avec la prise de
Smyrne par les Turcs, et une victoire totale, les Anglais n'ont selon le journaliste plus le
choix, il va falloir se décider à changer d'orientation politique et accepter de s'asseoir à une
table avec les nationalistes pour négocier une paix définitive.
Au fur et à mesure que le temps passe, et notamment que les tensions ne baissent
18
pas en Anatolie
, le journal craint de plus en plus un affrontement armé, car, que ce
soient les Anglais ou les Turcs, les deux parties campent sur leurs positions et semblent
vraiment intransigeantes, inflexibles. On voit à travers cette analyse que le conflit s'est un
peu déporté, passant d'un affrontement purement greco-turc à un affrontement entre les
Turcs et les Anglais, maintenant que les Grecs sont battus.
L'inquiétude va grandir progressivement, et le 19 septembre le journal est vraiment
inquiet: « c'est devenu un problème grave et embarrassant ». Selon le journal, Lloyd George,
16
17
18
Citation extraite de la une du Progrès du 17 septembre.
Extrait du Progrès du 3 septembre.
Il convient de préciser que les Anglais avaient constamment des garnisons en Turquie. Non seulement ils occupaient Istanbul,
mais ils avaient aussi des milliers de soldats installés sur la rive asiatique du Bosphore, et dans la zone neutre proche du détroit des
Dardanelles. Ce que craint le journal, c'est que Kemal remontant avec ses troupes vers Istanbul et la Thrace, ne se retrouvent face
aux Anglais et qu'on affrontement débute, lançant une nouvelle guerre.
18
Hansen Frédéric - 2009
Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur.
le premier ministre britannique prépare plus la guerre qu'il ne prépare la paix. Il a notamment
fait publier une note le 18 septembre où il annonce qu'il faut non seulement défendre Istanbul
contre les troupes nationalistes, mais il faut aussi garder les positions qui bordent en Asie
le littoral des détroits. Pour le journal, « opposer à Mustapha Kemal une barrière en Asie
même risque de causer des incidents désastreux ».
En fait, on peut dire que le journal craint fortement un nouvel affrontement pour trois
principales raisons: un profond désaccord avec la politique anglaise, et avec les Anglais
en général, un soutien à la cause nationaliste turque qu'il considère basée sur le droit et la
justice, mais aussi et surtout un farouche pacifisme, très en vogue à l'époque en France. Il
faut à tout prix éviter la guerre, par n'importe qu'elle moyen.
Ainsi, le 20 septembre, le journal semble respirer à nouveau. En effet, à cette date,
l'optimisme est de nouveau de retour. Avec l'annonce de la neutralité italienne, l'annonce
faite que ceux-ci ainsi que les Français ne prendront pas les armes contre Kemal, même s'il
décide de marcher sur Istanbul, fait souffler le journal. Pour « le Progrès », « la situation a
évolué brusquement. » Lloyd George, avec pour seul allié la Grèce, se retrouve isolé face
à Mustapha Kemal. Le quotidien est convaincu que seuls, les Anglais ne prendront jamais
le risque d'attaquer. Dans l'édition du 20 septembre, les critiques envers Lloyd George sont
très acerbes. Le premier ministre anglais dit qu'il ne veut pas faire la guerre mais ne fait que
la préparer. Et, selon le journaliste, à force de la préparer, « il va finir par la provoquer ».
Ses déclarations sont autant de défis pour les troupes turques, et ont pour seul effet de
« surexciter le nationalisme et l'ardeur religieuse chez eux ».
En parallèle à de vives critiques à l'égard de Lloyd George, le journal est maintenant
convaincu que le pire est évité, grâce aux Alliés, excepté les Anglais bien sûr.
Enfin, il convient aussi de préciser que si la Grande Bretagne a une politique que l'on
peut qualifier de belliqueuse, cela n'est pas du tout l'avis de l'opinion publique britannique.
En effet, celle-ci est clairement pacifiste et en faveur d'un règlement du conflit par
19
la négociation
. Néanmoins, la presse a, elle, beaucoup soutenu la politique de son
gouvernement tout en critiquant très durement les Turcs et les Français dans le même
temps. En effet, dans son édition du 13 septembre, « le Progrès » publie quelques citations
venues de la presse d'outre-manche. On peut notamment y lire que la France doit choisir
entre une amitié avec les Anglais, donc l'Entente, soit une amitié avec la Turquie, « une
Turquie militariste et agressive ». Ce journal britannique ajoute que « la nature tyrannique
des Turcs » n'a pas changé.
Ainsi, le journal s'oppose totalement à la politique britannique en Orient, et apporte un
soutien indéfectible à la politique français, considérée plus juste et censée, qui s'explique
aussi par un fort pacifisme.
Nous allons maintenant étudier le dernier aspect de l'analyse du « Progrès »: la
personnalité de Mustapha Kemal dans ce conflit. Le chef nationaliste, même s'il n'est pas
constamment sur le terrain avec son armée est très présent dans les lignes du « Progrès ».
e. Mustapha Kemal vu par « le Progrès ».
La première chose qu'il faut dire sur Mustapha Kemal, c'est qu'il est reconnu unanimement
comme étant le chef turc, le chef du vrai gouvernement en Turquie. Le gouvernement du
19
Nous avons pu voir à Londres plusieurs manifestations pacifistes, comme le rappel le Progrès dans divers articles.
Hansen Frédéric - 2009
19
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Sultan n'est plus qu'un gouvernement fantôme. Rien que le fait pour « le Progrès » d'appeler
« les armées nationalistes » les Kémalistes montre que le journal adhère à ce consensus et
a les mêmes positions. Cela semble une observation qui coule de source, mais la manière
dont toute chose est nommée a son importance dans le journal. A travers la presse, il
faut être très prudent avec les termes employés. Ici, « le Progrès » emploie le terme de
« Kémaliste » indifféremment de celui de « nationaliste ». C'est donc une preuve de la
dimension prise par Mustapha Kemal. En cette fin de guerre avec les Grecs au mois de
septembre 1922, le « généralissime » dirige avec merveille ses troupes. Le journal ne parle
pas constamment de lui, mais on le sent bien derrière chaque action de ses troupes. Le
quotidien ne manque pas d'ailleurs de relever quelques unes de ses interventions, déjà
20
historiques, que le Ghazi a pu faire durant la guerre. Par exemple, nous pouvons relever
les interventions suivantes:
- le 6 septembre, il publie une adresse du « généralissime Mustapha Kemal » à ses
troupes: « soldats, votre objectif, c'est la mer Egée. »
- le 12 septembre, le quotidien cite Mustapha Kemal: « notre armée arrivera au but
triomphal qu'elle s'est promis ».
Pour « le Progrès », il ne fait aucun doute que Kemal est un grand chef militaire, qui a
pleinement réussi son pari de libérer le pays des Grecs. Le 6 septembre, le journal reconnaît
21
que Kemal est vraiment en position de force. Il considère qu'il a les Grecs « à sa merci »
et qu'il va pouvoir faire désormais ce qu'il veut. Il ajoute même le 8 septembre que « Kemal
est le maître de la situation, et aucune force ne l'arrêtera ».
Concernant la victoire de Kemal, le journal pense qu'elle a « un effet extraordinaire sur
bien des peuples. » Il voit bien en lui un possible chef de fil d'un hypothétique mouvement
d'émancipation nationale des peuples sous la domination européenne, que ce soit sous
forme de mandat, de colonies ou toute autre manifestation de domination.
Toutefois, dès la deuxième semaine de septembre, le journal émet quelques doutes
sur les capacités de Kemal à contenir les extrémistes de son camp. Il s'interroge en fait sur
la réelle portée de l'influence du général au sein de l'armée nationaliste, et même au sein
de l'assemblée nationale turque d'Ankara. Le journal pose la question ouvertement: est-il
capable de calmer les ardeurs des extrémistes?
Ce questionnement est particulièrement intéressant. En effet, cela prouve que
Mustapha Kemal n'est pas considéré comme un extrémiste. Il est le chef, et il est aussi
modéré. Nous aurions pu croire que Mustapha Kemal serait vu comme quelqu'un de plutôt
extrémiste, tellement il prônait des réformes radicales et un détachement net de l'Empire
ottoman. D'ailleurs, au cours de ses premières années de militaire, Mustapha Kemal pouvait
être vu par certains comme un extrémiste. Il est vrai que parmi ses amis, il était souvent celui
qui avait les idées les plus radicales, épargnant très peu le gouvernement de la Sublime
Porte
20
22
, au contraire de certain de ses proches qui désirait plutôt, après une éventuelle
Ghazi est le plus haut titre honorifique de l’Islam, décerné aux grands vainqueurs. L’Assemblée Nationale l’a décerné à Kemal
le 19 septembre 1921.
21
Le journal évoque cela en expliquant que Constantin, le roi grec a fait une demande d'armistice que le journal qualifie de
« plaisanterie ». En effet, les hellènes demandaient un armistice avec comme condition qu'ils puissent garder Constantinople, ce que
le journal trouve dérisoire vu les circonstances de la bataille.
22
La Sublime Porte est un des surnoms utilisé pour évoquer le gouvernement du Sultan, faisant référence à l’entrée du palais
de Topkapi.
20
Hansen Frédéric - 2009
Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur.
libération du territoire, mettre en place une monarchie constitutionnelle qui maintiendrait le
Sultan.
La vision du quotidien de Mustapha Kemal est donc positive, malgré cette interrogation
sur sa capacité à faire entendre raison aux nationalistes extrémistes. On sait clairement que
la balle est dans le camp de Kemal, que c'est lui qui aura le dernier mot quoi qu'il arrive. En
fait, le journal se demande beaucoup qu'elle sera la stratégie du Ghazi, s'il veut faire la paix
(comme il doit très certainement le vouloir au fond de lui) ou alors s'il « donnera satisfaction »
à son armée en marchant jusqu'à Constantinople. Kemal est donc plutôt bien vu ici, comme
un modérateur. Ses réponses sur les divers sujets sont en tout cas très attendues.
De plus, « le Progrès » loue la capacité qu'a Mustapha Kemal à vouloir tenir ses
engagements. Il loue sa « ténacité », car il veut s'en tenir au serment national de 1921. C'est
donc tout à fait louable: il fait des promesses, prend des engagements et s'y tient. Il faut
aussi préciser que Kemal n'a pas vraiment le choix, s'il veut garder les extrémistes calmes
et de son côté. En effet, le journal rapporte notamment le 8 septembre que pour Kemal, « il
est impossible de renoncer à la Thrace, sous peine de trahison [du pacte national]».
D'une manière générale, Mustapha Kemal est relativement épargné en ce mois de
septembre 1922.
Quand Brousse est reprise le 7 septembre, le journal se félicite qu'il ait annoncé qu'il n'y
aurait pas de massacres de chrétiens, qu'il ne sert à rien de se venger et qu'il faut regarder
vers l'avenir.
Également, une fois que Smyrne est reprise, qui marque par ailleurs un « écrasant
succès du Kémalisme » (« Le Progrès » du 11 septembre), le quotidien apprécie la promesse
de Kemal d'entrer dans la ville sans violence. Dans son édition daté du même jour, le journal
ajoute que, « si l'engagement pris par lui est respecté, son prestige sera encore rehaussé.
La Turquie ne doit pas rentrer dans l'histoire en commettant des excès, indigne d'un Abdul
23
Hamid. ». Le sujet du sort des chrétiens de l'Empire ottoman tient vraiment à cœur, et il est
vraiment soulagé que Kemal ait promis de ne pas les massacrer, comme certains opposants
de cause nationaliste pouvaient le laisser penser. Et en effet, dans la ville de Smyrne aucun
désordre majeur n'est à signaler, excepté quelques problèmes d'ordre sanitaire.
Après l'incendie de Smyrne, qui se déclenche quelques jours seulement après la prise
de la ville par les Turcs, le quotidien accrédite l'idée que ce ne sont pas les Turcs qui ont
provoqué l'incendie, malgré le fait que beaucoup d'éléments pourraient le faire penser. Il
pense en effet, que même si c'est l'effet de quelques Turcs, ceux-ci agissent de manière
isolée, pas pour le compte des nationalistes. Par ailleurs, Mustapha Kemal avoue que des
massacres ont pu être commis, qu'ils étaient « inévitables », mais que ce sont des actes
de vengeances qu'il se refuse de voir faire, car pour lui « le passé, c'est le passé, nous ne
sommes pas là pour régler des comptes ».
Les interventions concernant le chef nationaliste montrent bien tout le respect qui lui est
voué, nous avons l'impression d'un chef au-dessus de tous les Turcs, qui ne parle pas pour
ne rien dire. Le journal salue également le soin avec lequel Kemal prépare et calcule tout
très minutieusement, que se soit les revendications pour les conditions de paix, ou encore
les interviews qu’il donne. Le quotidien semble surpris par cette capacité à ne rien négliger.
Concernant les conditions de paix du général, le journal les détaille dans son édition
du 16 septembre.
23
Sultan et Calife de l'Empire Ottoman de 1876 à 1909, a eu une politique visant à massacrer notamment à plusieurs reprises
les Arméniens de l’Empire, en 1895 ou encore en 1900. Il est renversé en 1909 par la révolution des Jeunes Turcs.
Hansen Frédéric - 2009
21
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Selon le journaliste, elles sont « soigneusement préparées, les frontières réclamées
sont toutes celles des terres habitées par la race turque ». « Le Progrès » ne trouve
apparemment pas beaucoup de choses à redire de ces conditions, on peut penser qu'elles
lui semblent être tout à fait légitimes.
A propos d'une interview donnée à la mi-septembre, le quotidien écrit le 17 septembre
que le chef nationaliste a donné une interview « dont tous les termes devaient être
calculés ». Il écrit aussi que Kemal n'a pas varié, il défend toujours les mêmes thèses
que le serment national. Il a fait un serment avec la nation turque, il semble s'y tenir, il ne
trahit donc pas sa parole. Les journalistes semblent apprécier cette fidélité et ce respect
de l'engagement.
Nous pouvons néanmoins relever quelques bémols à propos du général. Le journal
n'est pas toujours d'accord avec lui, parfois il désapprouve même profondément certaines
de ses actions ou de ses paroles.
Toujours le 17 septembre, le journal réclame un peu plus de flexibilité de la part de
Mustapha Kemal pour pouvoir espérer une sortie de conflit. En effet, il écrit: « ce qui est
grave dans ses propos, c'est ceci: au cas où je n'obtiendrais pas à bref délai, par des
négociations, Constantinople, je marcherai sur cette ville avec mon armée. »
Pour « le Progrès », cela pose « un problème angoissant ». Le déclenchement d'une
nouvelle guerre serait à ce propos « une folie suprême ».
Encore une fois, le journal est clairement dans l'esprit dominant en France en 1922, où
le pacifisme et l'antimilitarisme sont très prégnants (ce qui est fort logique après le conflit
que le pays a connu quelques années auparavant). Le pacifisme est vraiment le mot d'ordre
du journal, ses prises de positions semblent épouser le dessein de sa haine et de sa crainte
d'une nouvelle guerre. Il faut à tout prix l'éviter, et pour cela, le meilleur moyen semble
selon le journal de laisser les Turcs tranquilles chez eux, et voir des populations turques
gouvernées par des Turcs.
En outre, il convient de repréciser ici que le journal soutient non seulement la cause
turque, mais approuve aussi les institutions mises en place par Kemal. En effet, le 7
septembre il reconnaît que le gouvernement d'Ankara est le « véritable gouvernement turc ».
Chez Kemal, sa personnalité séduit certes, mais c'est surtout son travail au niveau politique
et au niveau militaire qui est reconnu.
Enfin, un événement d'importance a lieu à la fin du mois de septembre. L'assemblée
nationale de Turquie, selon le journal du 23 septembre, « confère à Mustapha Kemal des
pouvoirs dictatoriaux pour réaliser les conditions du pacte national ». Elle l'autorise en outre
à continuer la guerre jusqu'à la réalisation de ce pacte. Juste après cette annonce, le journal
publie un petit article qui a pour titre « le général Pellé chez le dictateur. » L'utilisation
de ce titre soulève plusieurs questionnements. En effet, le journal avait jusqu'à présent
plutôt loué les actions du général, et lui avait accordé son soutien dans la guerre contre les
Grecs. Il avait même laissé entendre qu'il était modéré en parlant des extrémistes de son
camp. Pourquoi donc le journal l'appelle simplement « le dictateur »? Il a certes obtenu des
24
pouvoirs dictatoriaux, mais ceux-ci sont temporaires . Ils lui ont par ailleurs été confiés
par un vote de l'Assemblée, pour sortir le pays d'une situation de crise extrême. Ce système
semble calqué sur le fonctionnement de la Rome Antique, où l'on confiait le pouvoir à
un général pendant six mois pour remporter une guerre. L'appeler « le dictateur » peut
24
En 1921, déjà, Kemal avait demandé les pleins pouvoirs à l’Assemblée pour mener à bien la guerre. Ceux-ci lui ont été
accordés le 5 août de la même année.
22
Hansen Frédéric - 2009
Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur.
paraître réducteur et surprenant, et surtout en contradiction avec tous les commentaires
faits auparavant sur la personnalité de Kemal. Peut-être veulent-ils dénoncer cette annonce,
qu'ils ne sont pas d'accord avec cette idée, même en tant de guerre un général ne devrait
pas avoir les pleins pouvoirs. Il est vrai qu'en France, sous cette troisième République, cela
aurait été difficilement concevable.
Toutefois, l'appréciation globale du général Mustapha Kemal par « le Progrès » est
positive en ce mois de septembre 1922.
Ainsi « le Progrès » adresse un soutien sans failles aux nationalistes durant la guerre
contre les Grecs, les Turcs étant en situation de légitime défense. Il dénonce de manière
très virulente la politique anglaise, se montre un fervent pacifiste et admirateur de Mustapha
Kemal.
2° « Le Nouvelliste ».
« Le Nouvelliste », qui est, comme précisé en introduction, un journal représentant la
droite catholique se rapproche sur plusieurs points du « Progrès » en terme d'analyse de
la situation. Toutefois, il présente certaines particularités que nous présenterons dans un
deuxième temps.
En premier lieu, il faut préciser que, comme « le Progrès », « le Nouvelliste » consacre
une grande partie de ses lignes à l'étude de la guerre entre les Grecs et les Turcs.
En effet, sur les trois premières semaines de septembre, le conflit fait la une du journal
tous les jours, à une exception près. Et non seulement il parle de l'événement chaque jour,
mais il en parle en première page à chaque fois. De nombreuses fois, une grande partie
de la première page sera consacrée à la guerre, avec parfois des photos, des cartes de
25
batailles ...Le conflit est donc considéré comme un événement majeur, qui doit intéresser
les Lyonnais au plus haut point, puisque le journal persiste dans son idée de garder la
première page pour cette guerre.
La seconde information globale à donner, c'est que le quotidien catholique, s'il
s'intéresse beaucoup au conflit, donne surtout beaucoup de détails sur le déroulement de la
guerre, sur les faits et gestes des uns et des autres, sans pour autant vraiment prendre parti
la plupart du temps. Il se contente bien souvent de rapporter des faits (avec plus ou moins de
précisions), des manœuvres militaires, le nombre de blessés, l'avancée des troupes...Cela
dit, la façon dont les faits sont racontés sont là encore des indices sur la pensée du journal.
C'est pourquoi nous avons pu regrouper dans cette façon du journal de voir la guerre,
plusieurs thèmes dont le journal traite fréquemment.
a. La défaite grecque.
Dans les dix premiers jours de septembre, les affrontements font encore rage entre Grecs et
Turcs. Petit à petit, on devine les prémisses d'une victoire turque et d'une défaite grecque. Il
faut préciser les deux car cela montre la manière dont le conflit est perçu. Au début du mois
de septembre, nous pouvons en effet voir une répétition de différents termes amplifiant le
25
Voir la couverture du Progrès en annexe, datant du 6 septembre.
Hansen Frédéric - 2009
23
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
fait que ce sont les Grecs qui ont perdu, et de manière lamentable qui plus est. On peut
ainsi relever « la débâcle », « le désastre »...
Dès le premier septembre, « le Nouvelliste » concède que la défaite grecque est « plus
grave que prévu ». La surprise est en effet totale parmi les journalistes qui s'attendaient
tous à une victoire grecque, ou au moins à un affrontement serré et acharné. D'ailleurs, le
même jour, il prévient dans ses lignes que « la défaite peut se changer en désastre ». Il
n'aura pas tort.
Le journal utilise à ce propos une gradation dans l'utilisation de ses termes décrivant
la défaite grecque. C'est particulièrement éloquent du 4 au 6 septembre, au niveau des
titres employés: on passe de « la défaite de l'armée grecque », à « la retraite de l'armée
grecque », et enfin à « la débâcle de l'armée grecque ».Au départ, le quotidien constate
la défaite grecque qui, au fur et à mesure que les informations arrivent à la rédaction, se
transforme en véritable désastre.
Le journal ne semble en fait pas vraiment attristé de cette défaite, à l'instar du
« Progrès ».
« Le Nouvelliste » précise en outre les chiffres de cette guerre. Le 5 septembre, il
annonce que 5000 Grecs sont tombés au combat. Il ajoute par ailleurs que les Grecs ont
réussi à éviter la capitulation, qui aurait été pour eux un coup fatal.
Un peu plus tard, quand Smyrne est déjà reprise, on sait qu'un incendie se déclare
dans la ville. Certains pensent que ce sont les Turcs qui l'ont déclenché afin de se venger
26
, malgré les négations de Mustapha Kemal. Le quotidien catholique prend lui une toute
autre position. En effet, il soupçonne les Grecs dans son édition du 17 septembre d'avoir
déclenché cet incendie. Il écrit que ce sont de « tristes représailles, qui ne rendront pas
aux Grecs leur armée et leur honneur perdus. » Il est vrai que si ce sont les Grecs qui ont
déclenché l'incendie, ce serait une triste nouvelle et ne rehausserait pas la sympathie des
autres nations, déjà bien mise à mal par le déclenchement de la guerre.
Certes, le journal emploie de nombreux termes pour qualifier la défaite de l'armée
grecque, on peut néanmoins observer que « le Nouvelliste » s'attarde plus sur la réussite
turque que n'a pu le faire « le Progrès ».
b. Une victoire turque éclatante: l'exploit de Mustapha Kemal.
Parallèlement à cet échec cinglant pour l'armée grecque, le quotidien reconnaît que les
Turcs ont été particulièrement valeureux durant cette guerre. On a en effet l'impression qu'il
parle plus équitablement de victoire turque que de défaite grecque.
Il concède dès le 3 septembre que les Turcs ont obtenu « une sérieuse victoire ». Le
lendemain, le haut commandement turc publie un communiqué où il relate les détails de sa
victoire sur l'ennemi grec. En réaction à ce communiqué, « le Nouvelliste » avoue qu'il n'y
a pas « d'exagération dans le communiqué des Turcs, et que l'armée grecque a réellement
subi une défaite très grave ». Cette réaction permet de comprendre que « le Nouvelliste »,
à l'instar des autres journaux comme « le Progrès », ne croyait vraiment pas avant la guerre
à un succès turc d'une telle ampleur. Alors même quand les Turcs connaissent un pareil
26
Il faut ici préciser que Smyrne était la ville symbole de l’occupation grecque, depuis le 15 mai 1919. C’est l’occupation de
cette ville qui avait conduit la GANT a se draper de noir en signe de deuil national.
24
Hansen Frédéric - 2009
Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur.
succès, le journal éprouve le besoin de préciser que les Turcs ne mentent pas, qu'ils ont
vraiment écrasé les Grecs.
Le journal est donc forcé de s'incliner devant la réussite militaire des Turcs, et
notamment de la « précision foudroyante de leur attaque », derrière laquelle évidemment
se cache le général Mustapha Kemal, commanditaire de l'armée. Le journal prend à ce
propos beaucoup de temps pour expliquer le détail des opérations militaires, le parcours
des armées...Cela n'implique peut-être pas vraiment de prise de parti, mais cela a au moins
le mérite de montrer que le quotidien s'intéresse grandement au conflit et éprouve le besoin
de ne rien négliger. En plus, si « le Nouvelliste » était vraiment attristé par cette défaite, il ne
s'étendrait pas autant les victoires turques et serait peut-être plus bref dessus. L'ampleur
des commentaires sur la guerre peut aussi trahir une certaine satisfaction de cette victoire,
qu'il faut préciser pour la transmettre aux lecteurs.
Les Turcs ont donc remporté une grande victoire, et le journal va s'atteler à en mesurer
les conséquences.
Tout d'abord, cette victoire a provoqué un immense enthousiasme dans tout le Moyen
Orient, fervent supporter de Mustapha Kemal. Comme relaté dans le journal du 9 septembre,
« à la suite des victoires kémalistes, tout l'Orient musulman serait en fermentation ». Au
niveau de la Turquie, malgré tout l'enthousiasme qu'a le journal pour cette victoire, on craint
tout de même que cela n'embrase le pays. Le 6 septembre en effet, le journal croit pouvoir
craindre « un soulèvement général en Turquie ». On a cependant du mal à savoir si ce
soulèvement est vraiment une mauvaise chose selon le journal.
Le 10 septembre, quand il ne fait plus guère de doute que les Turcs vont s'emparer
de Smyrne et donc marquer la fin de la reconquête de l'Anatolie Occidentale, le journal
constate que « la victoire est beaucoup plus grande que ce qu'on pouvait imaginer ». Cette
victoire a en outre de grandes conséquences pour la préparation de la paix. Dans la même
édition, il déplore que « maintenant, avec leur succès, les Turcs vont se montrer moins
accommodants qu'ils n'auraient pu l'être il y a un an ».
Concernant cette information, on peut se permettre d'émettre quelques réserves.
Certes, cette victoire a donné une énorme confiance aux Turcs et ils vont très certainement
arriver à leurs fins. Toutefois, il est permis de douter que grâce à ce succès leurs demandes
vont changer et qu'ils vont par exemple revendiquer plus de territoires. Depuis le début de
son action, Mustapha Kemal a fait serment de libérer les territoires turcs. Ce serment a été
prêté au niveau national avec les plus hauts responsables du mouvement nationaliste en
1920: ils ne s'arrêteront qu'une fois que les frontières d'avant 1914 seront à nouveau celles
de la Turquie. C'est pourquoi on peut penser qu'il ne changera pas sa ligne de conduite
malgré la victoire, que cette victoire lui apportera simplement le supplément de confiance
dont il avait besoin pour arriver en position de force aux négociations. Mais il n'avait qu'un
objectif en tête, et il s'y maintiendra.
Ces limites frontalières inscrites dans le pacte, le journal commence à en entrevoir les
contours avec cette victoire de l'armée turque. Ces exigences turques sont révélées dans
l'édition du 6 septembre, où le journal annonce que les Turcs souhaitent l'évacuation de
l'Asie Mineure et la restitution de la Thrace. « Il faut donc en conclure que les Turcs exigent
la restitution d'Andrinople ». Le journal commence donc à mesurer la portée des demandes
turques. Relever que les Turcs vont demander Andrinople n'est pas anodin. Cette ville,
capitale de l'Empire ottoman avant Constantinople, est au cœur de la Thrace. Les Grecs ont
de grandes visées dessus. Voir la ville basculer du côté turc pourrait provoquer quelques
problèmes. Le 8 septembre, le quotidien catholique s'interroge sur la portée de la restitution
Hansen Frédéric - 2009
25
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
de la Thrace aux Turcs. En effet, si restitution de la Thrace il y a, la question de la liberté
des détroits sera soulevée. Et là, tout est à craindre de la réaction britannique, pour qui les
détroits sont un sujet de préoccupation majeur.
Le 9 septembre, le journal explique qu'il est d'accord avec l'évacuation de l'Asie
mineure, car elle a été effectivement gagnée par les armes.
D'ailleurs, le journal note le 11 septembre que les Turcs ont fait une « entrée pacifique »
dans la ville de Smyrne, ce qui s'explique par le fait que la population y est « majoritairement
turque ». De plus, « la Turquie l'a reprise et la gardera ». Le problème de l'Asie Mineure n'en
est donc pas un, il n'y a pas de raison qu'elle ne revienne pas aux Turcs.
Toutefois, le retour des Turcs en Thrace est beaucoup plus discuté, car il pourrait
« provoquer des susceptibilités dans les Balkans ». Le journaliste ajoute aussi « qu'il est
douteux qu'elle [La Turquie] obtienne la Thrace, peuplée par des races balkaniques, mais
à qui appartient Constantinople? » Le journal met ici à jour ses doutes sur la capacité de la
Turquie à obtenir la Thrace. Pourtant, « le Progrès » estimait lui que ce rendu soit possible,
du fait qu'une majorité de la population en Thrace Orientale était turque
27
.
Nous avons pu voir que derrière cet important succès turc, se cachait l'action de
Mustapha Kemal, qui dirige absolument tout en Turquie durant cette guerre, appuyée
comme il se doit par la Grande Assemblée Nationale de Turquie, surtout là pour appliquer
ses décisions.
Mustapha Kemal a réalisé là un authentique exploit. « Le Nouvelliste », au même titre
que « le Progrès », est là pour le féliciter et s'en féliciter, dans un premier temps tout du
moins.
Comme « le Progrès », le journal publie les proclamations principales du général
Mustapha Kemal. C'est le cas notamment de la fameuse proclamation où il exhorte ses
soldats à ne pas s'arrêter avant la Mer Egée (« armée, votre objectif, c'est la mer Egée! »),
publiée le 6 septembre. Toutes ces déclarations montrent l'importance et la dimension du
guide, du leader qui dicte ses ordres à son armée pour la mener à la victoire totale.
Il convient également de s'interroger sur la portée de la dénomination des armées
nationalistes. En effet, le journal les appelle la plupart du temps « les armées kémalistes ».
On peut en ressortir deux hypothèses.
Tout d'abord, on peut supposer que « le Nouvelliste » n'est pas très enclin à appeler les
armées nationalistes, car il pourrait refuser de considérer que le mouvement est d'ampleur
national. Ceci n'est pas totalement erroné, car il faut noter que tous les partisans du Sultan,
et de la monarchie, que ce soit dans les paysanneries ou dans les cercles éclairés ne sont
pas vraiment des supporters de Mustapha Kemal. Toutefois, cela a tendance à diminuer
de plus en plus, et avec les victoires contre les Grecs, ils sont de plus en plus nombreux à
se rallier à la cause de Mustapha Kemal. Mais pour donner peut-être moins de poids à ce
mouvement, le journal les appelle les Kémalistes, afin de préciser que ce ne sont pas tous
les Turcs qui sont derrière Kemal, qu'il ne faut pas confondre Kémaliste et Turc.
28
La deuxième hypothèse, qui semble plus facilement acceptable est de se dire que
appeler les armées Kémalistes permet de valoriser le rôle de Mustapha Kemal. Le général
est en effet à la tête de ces armées, il décide de toutes les actions de celle-ci, des tactiques
27
28
26
Nous étudierons ultérieurement les différents aspects de la négociation de la paix.
Le Progrès, lui, utilisait ces deux termes indifféremment.
Hansen Frédéric - 2009
Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur.
à adopter pour vaincre les Grecs. C'est aussi lui qui s'est battu depuis le début pour les
réunir, parcourant le pays sans relâche pour rassembler un maximum d'hommes en âge
de se battre
29
.
En tout cas, Kemal apparaît comme le vrai et unique vainqueur de la guerre. Il ne fait
aucun doute que tout le mérite lui revient. A ce titre, la première page du « Nouvelliste »
30
du 7 septembre
est pleine de sens. En effet, sous un titre « L'armée turque menace
Smyrne », le journal publie une photo du général nationaliste, en tenue de général avec
son chapeau qui deviendra célèbre par la suite. Ce qui est intéressant, c'est, au-delà de la
simple publication d'une photo, la légende inscrite en dessous: « le vainqueur des Grecs ».
Ce portrait consacre le succès de Kemal. Il est présenté comme LE vainqueur. On peut
donc affirmer que le journal est en quelque sorte en admiration devant le Ghazi. Il est séduit
par son action déterminante pour vaincre les Grecs, et le mérite de la victoire revient à lui
et à lui seul.
c. Les Européens et le conflit.
Dans les colonnes du « Nouvelliste », on retrouve une grande place prise par la dimension
européenne du conflit. Comme nous avons pu le voir au cours de l'analyse du « Progrès »,
la guerre ne se limite pas à un affrontement entre deux pays voisins, elle est internationale
et ses enjeux dépassent largement les frontières des deux états.
Ce qui occupe le plus d'attentions aux journalistes du « Nouvelliste », c'est encore les
activités de l'Angleterre dans cette région du monde. La vieille rivalité avec les Britanniques
est toujours très présente, malgré le fait d'avoir combattu les forces de l'Axe côte à côte.
Au delà de la condamnation de l'invasion grecque, le journal ne manque pas d'attaquer
aussi le pays qui est responsable à son sens de tout cela, la Grande Bretagne. Les Critiques
y sont en effet très nombreuses et très virulentes à l'égard de ce pays, et de son premier
ministre Lloyd George. Le journal s'appliquera notamment à dresser une analyse parallèle
des actions françaises et anglaises. Les premières seront évidemment les bonnes, en
pensant en plus qu’il n’y avait rien de mieux à faire, les deuxièmes étant donc ce qu'il ne
fallait pas faire.
Dès le premier septembre, on sent que les Grecs vont avoir beaucoup de mal à
retourner la situation. Le journal considère donc que la politique française de rapprochement
avec le gouvernement de Mustapha Kemal était la bonne. Il était judicieux ainsi de
« maintenir la traditionnelle amitié avec les Turcs ». Selon le quotidien, non seulement il
fallait se ranger du côté turc car c'était défendre le droit et notamment le droit des peuples,
mais il fallait aussi rester de leur côté pour confirmer une vieille amitié entre les deux nations,
qui méritait d'être maintenue, tout en prouvant que la France n'était pas un état opportuniste
qui tissait des relations suivant la conjoncture. Cette vieille amitié dont le journal se fait
er
l'écho est en effet réelle, et remonte même au XVIème siècle, quand François 1 et le
29
30
Kemal a décrété la mobilisation générale avant la dernière grande offensive contre les Grecs de l’été 1922.
A voir en annexe.
Hansen Frédéric - 2009
27
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Sultan d'alors signèrent des accords très favorables aux ressortissants français vivant dans
l'Empire ottoman
31
.
La politique anglaise se trouve quant à elle à l'opposé de celle de la France. Tandis que
« la France avait insisté pour la vérité », l'Angleterre a pris le choix de défendre les Grecs,
ce qui correspondait pour le journaliste à « des ambitieuses innovations britanniques ». La
France a, elle, conscience des réalités du Moyen Orient, alors que la Grande Bretagne vivrait
toujours selon le journal dans un vieil idéal victorien où il serait le garant de la liberté des
peuples, jouerait un rôle de gendarme au Moyen Orient, tout en y préservant ses intérêts.
Au début du mois de septembre, les Alliés ont pris conscience qu'il fallait recommencer
une nouvelle conférence afin de préparer des nouvelles conditions de paix, étant donné
que la donne avait profondément évolué au Moyen Orient depuis la signature du traité de
Sèvres à l'été 1920. Les gouvernements alliés ont donc commencé à discuter afin de se
mettre d'accord sur la paix, et ainsi tenter se présenter unis face aux Turcs. Le premier point
d'accord était déjà le lieu de la conférence, qui se déroulera à Venise sur proposition des
Italiens. Il restait encore à en déterminer la date. Toutefois, parmi les Alliés, il en était un
qui faisait retarder les choses, selon le quotidien. En effet, le 5 septembre, il considère que
« Lloyd George veut attendre car la victoire turque pourrait avoir trop d'influence, si on attend
peut-être que les choses se rééquilibreront entre les Grecs et les Turcs. ». Lloyd George
jouerait donc la montre, espérant peut-être que les Grecs seront capables de relever la tête,
pour ainsi avoir une Turquie qui serait moins en position de force au moment de négocier la
paix. Il est vrai que celle-ci est en train d'infliger une défaite tellement humiliante à l'allié grec
des Britanniques qu'il est judicieux de se demander comment les alliés pourraient dans ces
conditions imposer leur volonté sur les Turcs qui ont gagné la bataille avec les armes.
Le journal va plus loin en affirmant, toujours le 5 septembre, que l'attitude de Lloyd
George vis-à-vis de la Turquie est « une des causes du déclenchement de l'offensive
kémaliste; c'est pourtant nous qui avions raison . La victoire des Kémalistes va encourager
le gouvernement d'Angora et sera peut-être le signal d'un soulèvement général en Turquie. »
Deux choses sont intéressantes à relever dans cette affirmation du « Nouvelliste ».
Premièrement, Lloyd George est ici désigné comme le responsable de la guerre. Le
journal a choisi de vraiment personnifier sa critique, attaquant autant le premier ministre
anglais que la Grande Bretagne et sa politique en général. Cela donne beaucoup de poids
au locataire du 10, Downing Street, qui aurait donc le pouvoir de décider, seul, de la guerre
en lançant les Grecs dans un affrontement avec les Turcs. Cela semble en effet quelque
peu exagéré: Lloyd George n'a pas décidé seul du traité de Sèvres, qui est la cause
principale du déclenchement de la guerre par Mustapha Kemal. De plus, au moment de
décider ce qu'il fallait faire face à la percée de Kemal dans le monde politique ottoman, les
anglais se sont concertés avec leurs alliés français et italiens et ont jugé qu'il ne fallait pas
attaquer. C'est la Grèce, qui, désireuse de réaliser la Grande Grèce et retrouver le lustre
de l'empire Byzantin, a proposé aux alliés d'aller se battre contre Mustapha Kemal. C'était
donc tout bénéfique pour Lloyd George: il n'avait pas besoin de convaincre pour envoyer
des troupes en Turquie puisque la Grèce s'en chargeait. De plus, convaincu que les Grecs
s'imposeraient vu leur domination en termes de nombre de soldats, Les Anglais auraient vu
leur influence maintenue dans la région, voire agrandie, tant il était acquis que les Grecs ne
pourraient s'opposer en rien aux décisions britanniques. Cette affirmation est donc quelque
31
Les capitulations ont été signées en 1537-37 afin de permettre aux Français vivant dans l’Empire ottoman de jouir de droits
spéciaux, pouvant notamment être jugés par le consul de France pour un crime commis chez les Ottomans. Ils avaient en outre la
liberté de commercer, de voyager et de religion.
28
Hansen Frédéric - 2009
Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur.
peu exagérée, néanmoins, il ne faut pas faire l'inverse et enlever toute culpabilité à Lloyd
George, qui s'est objectivement rendu coupable de beaucoup de choses. Il aurait pu en effet
mieux comprendre les enjeux nationaux de la région pendant les négociations de paix qui
ont abouti au traité de Sèvres, ne pas sous estimer Mustapha Kemal et les siens, ne pas
accepter que les Grecs aillent se battre contre les Turcs. Il faut croire que le premier ministre
anglais s'est laissé guider par sa cupidité et son envie de dominer la ville d'Istanbul.
Deuxièmement, le journal oppose complètement la politique française à celle de Lloyd
George. Ce qui est intéressant, c'est que pour parler de la France, il emploie le terme
« nous ». Cela dénote un certain patriotisme, et surtout une profonde solidarité avec l'action
de la France en Turquie, qu'il considère en plus comme la plus juste. Il soutient donc le
gouvernement car c'est son devoir en tant que Français patriote; en plus, cette politique lui
semble la plus logique.
Le 10 septembre, quand la guerre est semble-t-il terminée, car « les Turcs ont pris
Smyrne », il est écrit dans le journal que « la victoire est beaucoup plus grande que ce
qu'on aurait pu imaginer, et la Grande Bretagne a fait une grave erreur pour leur soutien
aux Grecs et à leur politique en Orient ».
Le journal ne s'arrête pas là au sujet de la Grande Bretagne. Il poursuit sa critique en
affirmant que « ses [de la Grande Bretagne] calculs égoïstes qui ne tenaient aucun compte
des nationalités, devaient tôt ou tard être détruits; ils le furent plus rapidement qu'on ne le
pensait, et cela au prix de milliers d'existence qu'on aurait pu épargner. ».
La critique envers la Grande Bretagne est en effet très virulente. Selon le journal, les
britannique serait seulement guidés par leur propre intérêt. Leur machiavélisme se retrouve
clairement dans leur politique orientale: ils sont décidés à tout pour arriver à leur fin. Cette
fin, on la devine aisément: conserver le contrôle des détroits et de la ville de Constantinople,
32
que les soldats occupent depuis le 16 mars 1920 , conserver leur domination sur les
pays arabes voisins de la Turquie. Ils veulent aussi garder le contrôle de la région de
Mossoul, région hautement pétrolifère et profiter aussi de la riches se du sous-sol turc. Pour
accomplir ce dessein, il apparaît évident que les Turcs ne doivent pas gagner la guerre
et ne doivent pas se soulever. Cet égoïsme est donc montré du doigt. Il est en plus en
total contradiction avec la justice: il faut en effet tenir compte des velléités d'indépendance
politique de plusieurs nations. Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes doit donc être
respecté, et la Grande Bretagne n'est pas noble en le bafouant. En plus de cela, cette
négation des droits des peuples a coûté la vie à de nombreux individus. Le journal s'affirme
ici comme un journal pacifiste, encore très marqué par la guerre de 1914. Il semble en effet
logique qu'un journal aux valeurs catholiques se place du côté du droit et de la paix, même
si les Turcs ne sont pas chrétiens.
A partir du 10 septembre, le journal évoque plus sérieusement les négociations de paix
et ce qu'on peut envisager comme une paix juste pour tout le monde. Il regrette déjà que
« les Turcs vont se montrer moins accommodants qu'il n'auraient pu l'être il y a un an ». Il
est vrai que les Turcs se présenteront à la conférence en position de force et ne lâcheront
sûrement rien. Le journal dévoile ensuite sa vision de la situation:
« Quant à empêcher la capitale ottomane de tendre la main à Angora comme
le voudrait l'Angleterre, il est douteux qu'on y réussisse. Ce n'est pas avec
les quatre ou cinq mille soldats alliés qui campent à Stamboul qu'on peut
32
Le 16 mars est la date de l’occupation officielle des Alliés. Celle-ci était néanmoins effective depuis de longs mois et la fin
de la première guerre mondiale.
Hansen Frédéric - 2009
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
y prétendre, et ce n'est pas nous, certainement, qui nous feront encore en
Orient les gendarmes de l'Angleterre, en y envoyant un nombreux contingent.
Le mieux, au lieu de s'entêter dans une politique négative, est de profiter de
l'occasion pour remettre le traité de Sèvres en discussion, et en attendant,
d'arrêter les hostilités. Toute autre combinaison, plus ou moins louche, ne ferait
qu'envenimer le conflit et soulèverait la Turquie toute entière, derrière laquelle,
comme on a vu par les dépêches de félicitations adressées à Mustapha Kemal, se
rangeraient tous les peuples musulmans, à commencer par cette Mésopotamie
dont la conquête a couté si cher à l'Angleterre. »
33
Le journal considère que les conditions de paix fixées n'étaient pas les bonnes à Sèvres
. Il doit se résigner à accepter que la paix ait été forcée par les armes, après l'échec des
négociations et de la diplomatie. Adopter une nouvelle politique, à savoir faire une nouvelle
conférence pour décider de conditions de paix plus acceptable pour tous, est donc considéré
par le quotidien comme une politique positive. A l'opposé, se trouve donc la politique
britannique, qualifiée de négative. En plus, il précise que cette politique, basée pourtant sur
les seuls intérêts personnels des Britanniques, dessert en fait leurs intérêts. En effet, les
Britanniques, en s'obstinant à vouloir conserver Constantinople et en s'opposant à la volonté
turque vont finir par se mettre à dos tout le monde musulman et le Moyen Orient. « Le
Nouvelliste » précise que cette influence dans le monde musulman a été acquise au prix de
nombreux efforts, et la voir menacée dans cette région seulement pour la Turquie serait bien
dommage. En outre, même dans le pays, la population entière pourrait se soulever contre
l'ingérence britannique. Que le journal précise que « la Turquie toute entière se soulèverait »
revient à déduire que l'ennemi britannique pourrait rassembler tous les Turcs, mais on
peut aussi en déduire que le journal ne considère pas que le mouvement de Mustapha
Kemal soit un mouvement qui rassemble toute la population turque. Parle-t-il des paysans
de l'Anatolie qui n'ont pas forcément les moyens de communication nécessaires pour
s'impliquer vraiment dans la lutte? Parle-t-il des supporters du Sultan, du gouvernement
d'Istanbul, voire du Sultan lui-même? Il est difficile d'apporter une réponse précise. Nous
pouvons penser qu'il parle de la population turque dans sa globalité, car il semble évident
que le Sultan et son gouvernement ne se rallieront jamais à Mustapha Kemal qui est leur
ennemi premier
34
.
Dans un autre ordre d'idée, le patriotisme du journal s'affirme encore à travers cette
analyse du 10 septembre. En effet, il ne se prive pas d'employer la première personne du
pluriel pour parler des actions de la France. Et il se refuse totalement d'aider les Anglais en
cas de conflit armé avec les armées kémalistes. Comme toujours, pacifisme et rivalité avec
les Anglais se confondent dans un même objectif, la paix en Turquie, qui marquerait donc
aussi l'échec de la politique britannique dans ce pays. Il semblerait en effet inconcevable
pour le gouvernement français, et anglais d'ailleurs, d'envoyer un nouveau contingent de
soldat pour défendre Constantinople contre les Turcs. Non seulement cette ville devrait
revenir aux Turcs, mais encore l'opinion publique ne tolèrerait pas une nouvelle guerre dans
un état lointain. La blessure de la première guerre mondiale est encore beaucoup trop vive
33
A Sèvres, la Turquie se voyait réduite à une toute petite portion de territoire, et perdait le contrôle des détroits. Consulter l’historique
en annexe pour plus de précisions.
34
Il faut rappeler que le Sultan était prêt à accepter toutes demandes des Anglais, tant qu'il parvenait à conserver son trône. Il
avait même par le passé contacté les Anglais pour qu'ils l'aident à se débarrasser de Mustapha Kemal, devenu trop influent et trop
important dans la Turquie d'après guerre.
30
Hansen Frédéric - 2009
Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur.
pour accepter l'idée de se battre à nouveau. Surtout qu'il semble vain de vouloir empêcher
Istanbul de rejoindre le camp d'Ankara, même si le Sultan est toujours officiellement au
pouvoir. La population y est en effet grandement partisane de Mustapha Kemal, déjà décrété
héros national.
Dans son bilan du 10 septembre, le journal milite donc pour un arrêt immédiat des
hostilités, pour un changement radical de la politique anglaise et pour l'établissement d'une
nouvelle conférence où le traité de paix serait modifié pour une paix viable.
Suite à la prise de Smyrne par les Turcs le 10 septembre, l'échec de la politique
britannique est encore plus visible. Cette ville a servi en effet de symbole pour la reconquête
turque, mais aussi elle marque l'échec de la tentative grecque de s'emparer de terres
turques, avec le soutien total des Anglais. Le 11 septembre, le journal écrit que « une fois
de plus, M. Lloyd George s'est trompé, il avait misé sur le mauvais cheval ». Là encore,
Lloyd George est le premier attaqué, avant même que la politique globale britannique soit
visée. Le journal ajoute aussi que les Britanniques « ont placé » les Grecs en Asie Mineure,
pour leur servir de « gendarmes au Moyen Orient ». Après l'annonce confirmée que Kemal
et ses troupes sont arrivées à Smyrne, le journal peut enfoncer le clou, en se montrant très
virulent à l'égard des Grecs et surtout des Anglais. Le journal en profite également pour
accentuer encore le désaccord existant entre les Anglais et les Français, écrivant que « ni
la France, ni la Grande Bretagne ne sont d'accord, car maintenir Constantinople en l'état
actuel serait provoquer en Turquie et dans tout l'Islam une agitation dangereuse, voire même
un soulèvement général. » Constantinople est en effet occupée par les soldats alliés, ce
qui est intolérable pour Mustapha Kemal. Celui-ci, dans son pacte d'Erzurum a promis qu'il
rendrait la ville à la Turquie et qu'il en chasserait les alliés. C'est pour cela que le journal
craint un vrai soulèvement dans le pays et le début d'une nouvelle guerre si la situation et
la politique anglaise n'évoluent pas. En plus, il faut savoir que Constantinople est capitale
de l'Empire ottoman, la ville du Sultan, mais aussi et surtout la ville du Calife, chef religieux
de tous les musulmans, et il y a fort à croire que ceux-ci ne pourront tolérer bien longtemps
l'ingérence occidentale dans la ville sainte où sont conservées les reliques du prophète
Mahomet. Un affrontement entre l'Europe et le Moyen Orient est donc fortement craint par
« le Nouvelliste »; le journal en tiendrait la Grande Bretagne responsable, mais veut avant
tout l'éviter, et c'est dans cette optique qu'il est aussi virulent avec les Anglais, en espérant
que Lloyd George changera de point de vue.
Pour conclure dans cet article du 11 septembre, le journal termine par une note lourde
de sens:
« Quant à nous, qui n'avons cessé de dénoncer les fautes britanniques, aussi bien en
Orient que du côté de l'Allemagne, nous ne saurions, encore moins aujourd'hui qu'hier, nous
associer aux calculs de la politique britannique, à laquelle les événements viennent de
donner le plus cruel et malheureusement aussi le plus sanglant démenti. » La dénonciation
est pour le moins virulente et sévère. Ici, le « Nous » est en revanche employé pour
parler de la rédaction du « Nouvelliste », et non de la France en général comme dans les
précédents articles. Ensuite, il rappelle aussi que les Anglais sont fautifs, non seulement en
Turquie mais aussi en Allemagne, où les Britanniques n'ont pas vraiment la même approche
que les Français pour le règlement de la paix. Le journal refuse donc totalement de se
ranger du côté britannique, car il est à son sens du bon côté et ne veut pas en changer,
surtout que la politique britannique a conduit à des affrontements qui ont couté la vie à de
nombreux hommes. C'est, comme le rappel le quotidien, la première leçon à tirer des choix
britanniques: quoiqu'on en pense, le résultat est que des milliers d'hommes ont péri.
Hansen Frédéric - 2009
31
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Une fois que la guerre est terminée, la question de la paix commence à occuper les
Unes du « Nouvelliste ». Là encore, le désaccord avec les Anglais est persistant. Le 12
septembre, le journal écrit que la seule solution pour Constantinople est que la ville revienne
aux Turcs. Il précise que c'est une idée « française, mais peu probable car les Anglais y
seront sûrement opposés ».
Le 15 septembre, les événements ne se sont pas vraiment arrangés en faveur de
l'Angleterre, et le journal poursuit sa politique de dénigrement de la politique britannique. Il
écrit notamment dans ses lignes:
« Maintenant qu'il a suffi de quinze jours pour jeter à la mer l'armée de
Constantin, la situation est mauvaise pour la Grande Bretagne, d'autant plus
mauvaise que la France, mieux renseignée et surtout plus honnête, s'est
rapprochée du gouvernement d'Angora. […] C'est un échec cuisant pour la
Grande Bretagne, et la seule paix à laquelle nous puissions travailler en Orient
sera celle qui sauvegardera les droits des populations, des majorités turques
victorieuses comme des minorités chrétiennes. La Grande Bretagne ne peut
rester à Constantinople, même indirectement par les Grecs. […] Elle a perdu, elle
nous appelle à son secours; c'est bien mais qu'elle paye. »
Le journal ne déroge pas à sa règle. L'Angleterre semble de plus en plus vivement attaquée,
et de manière encore plus virulente. Le journal avance même que la Grande Bretagne doit
« payer », payer pour sa politique beaucoup trop égoïste selon le journal, payer pour son
mépris du ressentiment des populations de la région. « Le Nouvelliste » met encore en
parallèle les politiques française et britannique, en insistant sur le fait que les Français, eux,
ont contacté Mustapha Kemal et se sont rapprochés de lui.
Le problème suivant soulevé par le quotidien est celui des minorités chrétiennes de
l'Empire ottoman. En tant que journal catholique, leur sort lui tient évidemment à cœur. C'est
pourquoi il ne faut vraiment pas les négliger, même s'ils ne représentent finalement qu'une
minorité de la population. La question des communautés chrétiennes se pose en fait surtout
pour celles vivant à Smyrne, étant donné que l'armée turque a progressé rapidement vers
35
la ville , et la menace de représailles des Turcs contre les chrétiens était réelle, malgré
l'annonce de Mustapha Kemal qu'il n'y aurait pas d'actes de vengeance. Néanmoins, le
journal place la défense de ces minorités au cœur de ses revendications, et la considère
comme un enjeu essentiel des négociations de paix.
3° « Lyon Républicain ».
Après « le Nouvelliste » et « le Progrès », nous allons étudier le « Lyon Républicain ».
L'analyse va être néanmoins plus courte, pour deux raisons majeures. Tout d'abord, car
les idées, les thèmes abordés sont plus ou moins les mêmes que dans les deux autres
quotidiens. En outre, les archives disponibles de ce journal étaient plus difficiles à lire, voire
pour certaines impossibles. Il a fallu donc se concentrer sur les titres et sur les pages lisibles.
35
En fait, il faut considérer la question dans l'autre sens. Les communautés chrétiennes de Smyrne n'étaient pas officiellement
menacées par l'armée turque. C'est plutôt le fait que les alliés demandent la protection des chrétiens là-bas qui a fait penser que
les chrétiens y étaient menacés. Kemal avait en effet déjà déclaré que rien ne leur serait fait; il faut croire que les Alliés ont préféré
être plus prudents.
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Hansen Frédéric - 2009
Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur.
Toutefois, cela n'empêche pas l'analyse de ce journal, en reprenant les mêmes thèmes:
le parallèle entre l'appréciation de la victoire turque et de la défaite grecque, les réactions
européennes à ce conflit et la critique de l'Angleterre, et enfin le personnage de Mustapha
Kemal.
Il faut aussi ajouter que comme dans les autres journaux, le conflit fait la une du journal
tous les jours ou presque au cours du mois de septembre.
a. La fin de la guerre: la honte grecque et le prestige de Mustapha
Kemal.
Le « Lyon Républicain » fait aussi partie de ces journaux qui ont salué la victoire des
Turcs. Comme ses confrères, il a pu être surpris de la vigueur de l'attaque turque. Il insiste
néanmoins sur le fait que les premiers qui ont dû être surpris par cette attaque sont les
soldats grecs eux-mêmes. Il l'écrit dans son édition du premier septembre: « l'offensive
kémaliste fut une surprise pour les Grecs ». Le fait que les Grecs ne prenaient pas autant
au sérieux la possible attaque est une des clés de la réussite de Mustapha Kemal.
Comme les autres journaux, la majeure partie des événements rapportés dans le
journal sont des descriptions, ou des récits purement factuels. L'analyse et la prise de
position y est en effet beaucoup moins fréquente. Toutefois, il est aussi évident que les Turcs
ont la faveur du « Lyon Républicain », qui ne se prive pas d'à la fois féliciter l'armée turque
et enfoncer l'armée grecque.
Les titres du journal vont crescendo avec l'avancée de l'armée turque. Le 2 septembre,
il titre que « l'offensive kémaliste poursuit vigoureusement son avance. » Le 5 septembre,
il écrit que « la débâcle grecque s'accentue ». Le lendemain, « la défaite grecque est
consommée » est le titre principal du quotidien. Le 7 septembre, il annonce que « l'armée
grecque est en déroute » dans son titre principal de la journée.
Enfin, le 9 septembre, c'est la fin: « l'armée grecque est anéantie ». Le journal conclut
sur cette défaite le lendemain, le 10 septembre, en disant que « la campagne grecque
se termine en Asie Mineure par un lamentable effondrement ». La gradation est la même
que dans « le Nouvelliste », et semble aussi logique. Le journal ne manque pas non plus
d'égratigner sérieusement les Grecs, et ne se privent pas d'employer divers adjectifs pour
faire valoir cette position. Non seulement les Grecs ont perdu, mais ils se sont faits écraser,
ont été pitoyables et doivent se retirer lamentablement. Le journal est donc farouchement
opposé à cette guerre, et ne semble pas mécontent de son issue en faveur des Turcs.
Les Turcs, justement, sont salués à la juste valeur de l'exploit qu'ils ont réalisé. Le
journal prend également le temps de préciser les chiffres de la guerre pour montrer l'étendue
du succès turc. Le 7 septembre, il écrit que l'armée grecque « a abandonné 200km de
territoires, et laisse 10 000 prisonniers, dont 400 officiers. » Il y a également 100 000 Grecs
en fuite. La débâcle est sévère pour les Grecs, et le succès turc n'en est pas moins grand.
Du côté des Turcs, c'est surtout le personnage de Mustapha Kemal qui est en fait glorifié.
Tout d'abord, quand le journal parle de son armée, il emploie les termes de « kémaliste »,
au lieu de nationalistes ou même d'armée turque. Cela montre l'importance prise par le chef
des nationalistes, qui personnalise à lui seul le mouvement.
Ensuite, le journal évoque concernant les Turcs une « sérieuse victoire ». Toutefois, de
ce qui a pu être lu, c'est bien l'éloge de Mustapha Kemal qui ressort, plus que l'éloge de
son armée ou même de la Turquie tout entière.
Hansen Frédéric - 2009
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Il faut notamment relever la première page du journal du 5 septembre.
36
Au dessous du titre « la débâcle grecque s'accentue », le journal publie en effet deux
photos. La disposition des clichés et leurs légendes sont particulièrement éloquentes. La
première photo, à gauche est celle du portrait de Mustapha Kemal. En légende, on peut
lire « le vainqueur ». A droite, la deuxième photo est un portrait du roi grec Constantin. Au
dessous de sa photo, il est inscrit « le vaincu ». La disposition des photos et leurs légendes
fait penser à un quotidien sportif qui présenterait le résultat d'un grand match de boxe, dont
Mustapha Kemal serait sorti vainqueur par KO. Ces photos montrent d'une part l'importance
de Kemal et sa reconnaissance en tant que chef dont une grande partie du mérite de la
victoire revient, elles montrent d'autre part toute l'ampleur de la victoire turque, ainsi que
son caractère définitif.
Comme « le Progrès » et « le Nouvelliste », « le Lyon Républicain » publie certaines
des proclamations de Mustapha Kemal à son armée, le présentant ainsi toujours comme le
réel chef des Turcs. C'est en effet le cas le 6 septembre, où le journal publie « une élogieuse
proclamation de Mustapha Kemal à l'égard de l'armée turque », dont la fin est la suivante:
« armée, votre premier but est d'atteindre la mer Egée. En avant! ». Kemal est ainsi présenté
comme un leader respectueux de ses troupes, conscient de l'exploit qu'elles ont accompli
sur le champ de bataille. Il est en outre décrit comme quelqu'un de sage. En effet, il avait
prévenu les Grecs et même le monde entier que l'armée turque ne se vengerait pas des
Grecs et de leur invasion. Il avait en outre averti les Turcs et ses soldats que tous ceux
qui transgresseront malgré tout l'ordre seraient sévèrement punis. Le journal écrit le 10
septembre que Mustapha Kemal a prononcé de « sages avertissements ».
b. L’interview de Mustapha Kemal.
Le 11 octobre 1922, le « Lyon Républicain » publie une interview de Mustapha Kemal
réalisée par leur reporter en Turquie. Cette interview est très intéressante dans l'analyse
du personnage de Mustapha Kemal et dans la perception qu'en a le journal. Et pour cela,
on peut dire que cet entretien montre bien que le journal est réellement pro-kémaliste au
moment de la publication de l'interview.
37
Le titre, déjà, est évocateur: « Le sauveur de la Turquie ». Il est suivi du sous-titre
suivant: « entretien à son grand quartier général ». Chaque mot, chaque expression, chaque
adjectif a son importance pour souligner l'admiration que porte le journaliste à Kemal.
Il y a d'abord les qualificatifs. Le général est successivement appelé « le
maréchal » (plusieurs fois), « le généralissime » (plusieurs fois également), « Mustapha
Kemal Pacha ». (Rappelons que le titre de pacha souligne la réussite militaire de l'intéressé).
Ensuite, au milieu de l'entretien, le journaliste décrit Mustapha Kemal. Quand il arrive à
lui, Louis Daussat dresse un portrait élogieux du Ghazi. Il parle en effet d'un homme d'une
stature « plutôt élevée, d'allure dégagée ». Il évoque aussi un visage avec « une expression
d'énergie qui s'égale à la dureté. Ils décèlent un caractère, une envergure, un chef. » Il ajoute
enfin que « ses traits aident à comprendre la fabuleuse fortune de cet homme inconnu il y a
36
37
Consulter la page du journal en annexe.
L'interview a donc lieu le 11 octobre 1922. Les alliés et les Turcs sont réunis à Mudanya en Turquie depuis le 3 octobre pour
signer une déclaration de paix, et un armistice constituant une sorte de prélude à une conférence de paix prochaine qui décidera
définitivement des conditions de paix au Moyen Orient.
34
Hansen Frédéric - 2009
Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur.
quatre ans, et aujourd'hui maître de l'heure, relevant sa patrie tombée aux abîmes, traitant
de pair à pair avec ses vainqueurs. » L'homme est manifestement sous le charme. Cette
admiration se traduit dans cette description, où tout le physique décrit de Mustapha Kemal
correspond à l'idée que s'en fait le journaliste. Il ne manque pas de parler de son fabuleux
destin, celui d'un homme qui est passé en quatre ans du statut d'anonyme à un des hommes
à la une des affaires du monde. On en vient à se demander comment interpréter ces propos:
s'agissent-ils de propos unanimement partagés ou alors sont-ils seulement l'expression d'un
journaliste français en totale admiration devant le général? On peut en tout cas dire que cette
admiration est partagée par bon nombres des contemporains de Mustapha Kemal, à l'instar
de ce général français qui est allé rendre visite à Kemal pour négocier au cours de l'année
1921, et qui fut tout aussi impressionné par la stature du libérateur du territoire turc. Cela
permet ainsi de mettre en perspective la description du journaliste du « Lyon Républicain ».
Enfin, Louis Daussat conclut son article par une note dans la lignée du reste de l'article,
élogieuse voire dithyrambique:
« Aujourd'hui sauveur et reconstructeur de sa patrie; conquérant moderne, homme
d'état et diplomate, incarnation d'une foi ardente et agissante, généralissime, maréchal. Et
demain ? »
Cette conclusion d'article est pour le moins éloquente. Le journaliste rappelle ici tous
les atouts de Kemal, qu'ils soient politiques, militaires, diplomatiques, et même personnels.
L'auteur se demande ce qu'il sera demain, ce qu'il pourrait devenir tant il a déjà accompli
de choses, et tellement sa grandeur est déjà énorme et reconnue.
Dans un autre ordre d'idée, cet article nous apprend beaucoup sur la perception qu'a
Mustapha Kemal de la France, de la politique et des ambitions qu'il a pour son pays. S'il
considère la France comme un pays allié, un pays ami de longue date, il n'oublie pas
d'adresser une petite critique aux Anglais et aux autres alliés de la France, comme les
Grecs, qui ont souhaité se battre et asseoir leur domination sur le territoire turc et notamment
sur Constantinople (les Anglais sont malgré tout les premiers accusés, en instrumentalisant
notamment les Grecs pour arriver à leurs fins). De plus, il en profite pour faire valoir ses
revendications, en énumérant très précisément ses conditions de paix. Il se présente enfin
comme un fin diplomate, expliquant que la guerre a dû être déclenchée car c'était la dernière
solution possible pour libérer le pays, étant donné que les Grecs s'y étaient déjà installés
et qu'il ne pouvait pas ne pas leur répondre.
En réalité, lui et les Turcs ont selon lui toujours été partisans de la paix, de la diplomatie,
cherchant toujours la conciliation avant de prendre les armes. Toutefois, face à l'impossibilité
de négocier, il a fallu faire la guerre, ce que le journaliste n'a pas vraiment l'air de blâmer, et
il est loin de s'y opposer, voyant la guerre menée par les Turcs comme une guerre juste, une
guerre de libération, une guerre contre un oppresseur représenté en plus par l'Angleterre à
travers l'armée grecque manipulée. Mustapha Kemal rappelle aussi que la France est « le
premier ami » des Turcs, et que c'est à « elle, avant tout autre, que nous demanderons de
l'aide ». Le journaliste est visiblement flatté par cette déclaration, car il précise que pour
cette affirmation, « il n'est point besoin d'en souligner la portée ». L'homme semble fier de
l'attention que porte Kemal à son pays, et rappelle que le général « exprime sa satisfaction
profonde de pouvoir faire connaître au public français les sentiments du peuple turc envers
la France. » Cette satisfaction est manifestement partagée par le journaliste.
Nous pouvons aussi déceler dans ces déclarations toute l'intelligence de Mustapha
Kemal. Il sait en effet qu'il est très difficile déjà de lutter contre les Anglais, et il ne peut
vraiment pas se permettre que les Français se rallient à la cause des Britanniques. Du
Hansen Frédéric - 2009
35
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
coup, il flatte le peuple français et ses dirigeants afin qu'ils restent dans la politique qu'ils
ont choisie depuis quelques années et qui ravit le chef du mouvement nationaliste turc.
Cela permet donc d'isoler les Anglais, présenté sous un certain angle comme un ennemi
commun pour les Turcs et les Français. Pour les premiers car il représente l'oppresseur qui
les empêche de vivre librement sur leurs terres. Pour les seconds car il menace la paix par
ses actions contestées en Orient.
c. Les alliés et le conflit.
Le « Lyon Républicain » s'inscrit lui aussi dans la mouvance dominante en France dans
les années 1920: un fort pacifisme et un antimilitarisme à maintenir coûte que coûte. Et le
premier qui menace la paix, c'est évidemment le Royaume Uni. Les Turcs font la guerre,
certes, mais ils ne font que se défendre et tenter de récupérer leurs terres. Le constat
concernant la politique britannique est donc le même que chez ses deux confrères: c'est
un échec, qu'il faut blâmer.
Le journal prend le soin de critiquer la politique anglaise en général (on peut supposer
que la critique porte sur le sujet de l'Allemagne), considérant que « la diplomatie anglaise
n'est guère mieux inspirée en Orient », dans son édition du 3 septembre. Il ajoute aussi que
« les événements de ces derniers jours se chargent de lui montrer les désagréments d'une
politique par trop personnelle. [...] La politique britannique n'est pas plus heureuse à l'égard
de la Turquie; elle voulait imposer sa main mise en Asie, avec l'intention bien arrêtée de
demeurer elle-même maîtresse à Constantinople. » Là encore, la politique britannique est
taxée d'égoïsme, étant présentée comme servant seulement ses propres intérêts dans la
région. Garder Constantinople semble en effet être une lubie britannique, que tout le monde
trouve pourtant inconcevable. Comme disait « le Nouvelliste », c'est un « vieux rêve » que
caressait Lloyd George.
Face à la mauvaise qualité des microfilms du journal, il est difficile de tirer plus
d'éléments. Toutefois, l'essentiel est là, et les idées sont les mêmes que dans les autres
journaux, avec toutefois une admiration plus prononcée pour Mustapha Kemal, matérialisée
par l’interview précédemment étudiée.
Ainsi les journaux lyonnais accordent une grande importance à la guerre entre les
Grecs et les Turcs. Chaque jour quasiment dans chaque quotidien la guerre fait l’objet d’une
attention prononcée et occupe la une des quotidiens.
Nous retrouvons dans « le Nouvelliste » les mêmes enjeux que dans « le Progrès »,
avec toutefois quelques petites nuances, comme des critiques plus vives à l'égard de
l'Angleterre ou une plus grande prise en compte du destin des chrétiens dans la région chez
« le Nouvelliste ».
Les journaux sont en tout cas tous d'accord pour dire que la politique britannique est un
échec et qu'il faut absolument en changer si l'on veut éviter une nouvelle guerre. Nous avons
terminé l’analyse à la fin du mois de septembre, avec le début des négociations pour la paix.
Du 3 au 11 octobre, une conférence à lieu à Mudanya afin de préparer une paix provisoire,
première étape avant l’établissement d’une conférence qui réglera les conditions définitives
de paix dans les prochains mois. Le 11 octobre 1922, l’armistice est donc signé avec les
Grecs, et la paix avec l’ensemble des protagonistes et notamment l’Angleterre. Celle-ci a
été signée par Ismet, général représentant Mustapha Kemal qui ne s’est pas rendu sur les
lieux des négociations. Quelques semaines plus tard, la conférence de la paix s’ouvrira à
Lausanne pour régler définitivement le problème du Moyen Orient.
36
Hansen Frédéric - 2009
PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur
PArtie II : Mustapha Kemal, le
negociateur
Mustapha Kemal ne s'est pas seulement illustré sur le terrain militaire. Il a fallu aussi
faire fructifier cette victoire militaire dans le champ de la diplomatie. S'imposer sur les Grecs
pour libérer le pays était nécessaire, s'imposer sur le terrain diplomatique pour que les Alliés
reconnaissent l'intégrité du territoire était obligatoire. En effet, on ne peut considérer qu'un
état existe pleinement que s'il est reconnu par les autres états. La confrontation diplomatique
a lieu à Lausanne durant de longs mois et d'âpres négociations. Là encore, nous étudierons
le comportement de la Turquie, de sa délégation sur place, guidée par un Mustapha Kemal
resté à Ankara. Nous allons voir quel est le retentissement de cette conférence, quelle
importance elle a pour les journaux lyonnais, quelle place elle peut occuper dans l'actualité
dans une période d'après-guerre compliquée.
Nous allons donc étudier le déroulement tumultueux de cette conférence à travers
une lecture d’ouvrages, avant d’en étudier la conclusion et les conséquences à travers les
journaux lyonnais de l’époque.
1° La conférence de Lausanne, une conférence à
l’issue incertaine.
La conférence s’ouvre le 21 novembre 1922 en séance plénière. Elle se réunit à
Lausanne pour régler définitivement la paix en Orient, la Turquie, la France, l’Angleterre,
l’Italie, la Grèce et la Russie. D’autres pays y siègeront sans avoir la même importance que
les premiers cités, comme les pays des Balkans par exemple.
La conférence s’ouvre dans une atmosphère tendue. Trois semaines auparavant,
38
l’Assemblée Nationale turque a décidé de destituer le Sultan et de le bannir du pays
. Mehmet VI n’ayant quitté le pays que le 17 novembre, on pouvait craindre un certain
mécontentement des Alliés. Toutefois, la conférence va, en fait, totalement éclipser aux yeux
39
des Européens cette annonce. Pour reprendre les propos de Paul Dumont , « la Turquie
a gagné la guerre, elle doit à présent s’efforcer de gagner la paix. » La lutte promet en effet
d’être ardue avec les puissances, celles-ci ne voulant en aucun cas renoncer au traité de
Sèvres. Les Turcs sont néanmoins en position de force, ayant remporté la guerre.
Déjà le lieu de la conférence a fait débat. Mustapha Kemal désirait que celle-ci ait lieu à
Izmir pour des raisons évidentes : la guerre à peine terminée, il avait énormément de choses
à s’occuper au niveau de l’administration du pays. Il fallait, en outre, parcourir le pays afin
38
39
Se référer au chapitre sur cette réforme dans la troisième partie.
Op. Cit. p136.
Hansen Frédéric - 2009
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
de s’adresser directement aux populations comme le général aime à le faire régulièrement.
La conférence ayant lieu à Izmir, il aurait pu alors la présider lui-même.
Néanmoins, les Alliés n’étaient point d’accord, expliquant que ce genre de conférence
avait traditionnellement lieu en terrain neutre. Kemal dut s’y résigner, et désirant rester
en Anatolie il dut désigner la délégation qui irait à Lausanne faire valoir les intérêts de la
Turquie. Ces délégués seront nommés par Mustapha Kemal et lui seul. Il choisit pour diriger
la délégation d’envoyer le vainqueur de la bataille Inönü, son fidèle lieutenant Ismet Pacha.
Pour faire valoir son statut de chef de la diplomatie turque, il est en même temps promu
ministre des affaires étrangères. Les raisons du choix de Kemal sont multiples et ne relèvent
en aucun cas du hasard, alors que certains pouvaient être surpris de la nomination d’un
militaire pour aller négocier.
Kemal sait qu’Ismet lui est totalement dévoué, qu’il ne le trahira jamais, qu’il lui fait
totalement confiance et qu’il suivra toujours à la lettre ses instructions.
De plus, il s’est avéré être un excellent diplomate à Mudanya, quand l’armistice a
été signé le 11 octobre 1922. La signature de cet armistice lui apporte en outre le crédit
nécessaire face aux alliés ; Kemal estime que celui qui a signé le premier armistice doit être
là pour signer la paix définitive. La tâche d’Ismet n’est pas des plus aisées : à Lausanne, il
doit non seulement faire valoir les intérêts de la Turquie, mais il doit aussi mettre un terme
à la question d’Orient, en réglant une paix définitive.
Bey.
Pour accompagner Ismet à Lausanne, Kemal choisit d’envoyer Hasan Bey et Risa Nur
Face à la délégation turque, on retrouve l’élite de la diplomatie occidentale : Lord
Curzon est là pour représenter la diplomatie britannique, le marquis Garroni pour l’Italie, la
France envoie Barrère et Bompard. Quant aux Grecs, la conférence de Lausanne marque
40
le retour de Vénizélos
sur le plan international. Les Russes ont eux choisi de présenter
Tchitchérine. La présence de la Russie à la conférence est intéressante. Ayant signé
plusieurs traités avec les Kémalistes, ils les ont beaucoup aidé à vaincre les Grecs en leur
fournissant de l’or et des armes. En retour de divers traités d’amitié, les Turcs avaient promis
qu’ils ne négocieraient pas sans les Russes. Néanmoins, la présence russe est mal vue
par les Alliés. D’une part car ils sont en opposition idéologique totale avec le gouvernement
soviétique, d’autre part, elle leur met la pression en leur rappelant que s’ils ne trouvent pas
de terrain d’entente avec la Turquie, celle-ci saura alors chercher ailleurs d’autres alliés.
Dans ses Mémoires, Mustapha Kemal explique qu’à Lausanne, « des vieux comptes
de plusieurs siècles s’y règlent ». Il rappelle ensuite le cadre de la conférence. Les Turcs
nationalistes, qui ont pris le pouvoir sur les ruines de l’Empire ottoman, doivent accepter sa
lourde succession. Il se présente en héritier de l’empire, sans toutefois se sentir coupable
des actes de ses dirigeants. Il insiste réellement dessus
41
:
« Nous ne sommes pas coupables des négligences et des erreurs du passé
et, en réalité, ce n’est pas à nous qu’il faut demander le règlement de comptes
accumulés depuis des siècles. C’est cependant notre responsabilité de les
endosser à leur place devant le monde entier. De façon à procurer à la nation
40
Vénizélos était le premier ministre grec au moment de la signature du traité de Sèvres. Il a notamment mis au jour la « Megali
Idea », ou l’idée de mettre en place la Grande Grèce.
41
38
Mémoires, Mustapha Kemal Atatürk, p.133.
Hansen Frédéric - 2009
PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur
une vraie indépendance et la souveraineté, nous devons nous soumettre à ces
difficultés et à ces sacrifices.»
Selon Kemal, les questions les plus importantes sont celles des capitulations et de l’emprunt
ottoman. En fait, il considère que ses demandes sont pleinement légitimes. « Ce que nous
demandons à la conférence n’est que la confirmation en bonne et due forme de ce que
nous avons déjà gagné. »
Mustapha Kemal donne lui-même toutes les instructions à Ismet. Il devra les suivre à
la lettre. Celles-ci sont simples : les Alliés doivent reconnaître que la Turquie est un pays
totalement souverain et indépendant, dont les frontières que Mustapha Kemal considère
comme naturelles doivent être respectées. Enfin, toute ingérence étrangère dans quelque
domaine que ce soit en Turquie doit être complètement bannie. Cela implique plusieurs
choses. Tout d’abord, il faut que les capitulations soient supprimées. Pour Mustapha Kemal,
c’est là le point essentiel de la conférence. Il faut absolument y mettre fin afin de pouvoir
installer une égalité parfaite entre les citoyens du pays, sans distinction aucune. Selon lui,
les capitulations étaient l’expression même de l’oppression européenne. Il place ensuite la
question des emprunts ottomans au second plan. Comme il le dit, les Turcs doivent accepter
cet héritage, même s’il est lourd et exige de nombreux sacrifices. Dans le but de réaliser la
paix, il faut accepter ces concessions.
42
Paul Dumont résume très clairement ces conditions dans son ouvrage
, qui sont
sensiblement les mêmes que celles énoncées deux années plus tôt à Londres :
« Abolition des capitulations judiciaires et fiscales, suppression du contrôle européen
sur les revenus de l’état, reconnaissance de la pleine souveraineté de la Turquie sur les
détroits, mise en place de frontières conformes aux exigences du Pacte National ».
En fait, Mustapha Kemal a demandé à Ismet d’être intransigeant sur les points
principaux que sont la reconnaissance de la souveraineté et des frontières, ainsi que la
suppression des capitulations. Pour les questions secondaires, Kemal laisse à son second
le soin d’apprécier la situation et de juger en conséquence. C’est là une des qualités
premières de Mustapha Kemal : savoir, d’une part, se tenir à un engagement, le Pacte
National, et savoir, d’autre part, ne pas se laisser griser par une victoire probante en faisant
des demandes extravagantes. Benoist-Méchin l’explique
Thomas Carlyle
44
43
en reprenant les idées de
:
« Carlyle a écrit que ce qui manquait souvent aux grands hommes, c’était de savoir
limiter leurs objectifs. Ceux qui, comme Ismet, ont connu intimement Mustapha Kemal,
disent que c’était là une de ses qualités maîtresses. » Evidemment, au début de la
conférence, les Alliés ne sont absolument pas d’accord avec les conditions proposées. Il
va donc falloir batailler ferme, d’autant plus que la donne a changé pour les Européens. En
effet, ils n’ont plus en face d’eux l’état en décomposition qui avait signé le traité de Sèvres,
et qui avait pour seul but de conserver le pouvoir en Turquie, et peu importe la taille du
territoire. Un état qui devait en outre déjà lutter contre des troubles à l’intérieur du pays,
Kemal ayant déjà commencé son action de libération du joug impérial.
42
43
44
Mustapha Kemal invente la Turquie moderne ,Paul Dumont, p137.
Mustapha Kemal, ou la mort d’un empire, Benoist-Méchin, p304.
Ecrivain et historien écossais du XIXème siècle.
Hansen Frédéric - 2009
39
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
En lieu et place du Sultan et de son gouvernement, les Alliés doivent en effet affronter
un rival fort, sûr de lui et en pleine confiance après ses succès militaires. Débarrassé du
Sultan, le gouvernement nationaliste a pris les pleins pouvoirs en Turquie. La Turquie est le
pays vainqueur de la guerre, et entend bien être traitée en tant que tel.
Néanmoins, une incertitude plane. Les Turcs, si brillants militairement, vont-ils l’être
aussi diplomatiquement ? C’est en effet la première fois que le jeune état turc va s’exprimer
sur ce terrain. Les interrogations sont donc nombreuses. On se demande si les diplomates
turcs vont réussir à résister face aux expérimentés européens, rompus à l’art de la
diplomatie.
La conférence s’ouvre donc le 21 novembre. Dès la première séance, Ismet affiche sa
détermination aux délégués des autres pays :
« Nous avons beaucoup souffert, nous avons abondamment versé notre sang,
nous voulons désormais vivre libres et indépendants comme toutes les nations
45
civilisées.
»
Durant les premiers mois de la conférence, les négociations vont se dérouler sur deux plans :
d’un côté, les questions spécifiquement turco-grecques, de l’autre, les questions d’ordre
plus général.
Les premières vont être résolues beaucoup plus facilement, du fait du rapprochement
entre Ismet et Vénizélos.
En effet, Ismet avait grand besoin de se trouver des alliés. Il avait face à lui des
adversaires redoutables qui allaient le prendre de haut. C’était surtout le cas du délégué
anglais Lord Curzon qui n’avait que mépris à son égard, le considérant comme un diplomate
de seconde zone. Il adopte ainsi une attitude très condescendante à l’égard du délégué turc.
Pour sortir de son isolement, Ismet choisit donc de se rapprocher des Grecs. Les Grecs
acceptent sans hésiter cette main tendue, pour la simple raison qu’ils se trouvaient eux
aussi isolés. Alors que Vénizélos était salué par les diplomates européens au moment de
la signature du traité de Sèvres, la situation est totalement différente à Lausanne. Les Alliés
ont en effet retourné leurs vestes depuis le traité de Sèvres. Excepté les Anglais, aucun n’a
vraiment cautionné l’attaque grecque en Anatolie. Du coup, Vénizélos est bien seul pour
lutter face aux Turcs, étant abandonné et même méprisé par les Alliés.
Ismet va exploiter à merveille cette faiblesse grecque, en adoptant une stratégie qui
va s’avérer très vite payante. Plutôt que d’accentuer les antagonismes entre les deux pays,
Ismet propose à son homologue grec de se rapprocher en faisant table rase du passé, afin
de s’unir pour faire valoir leurs demandes aux Anglais. Vénizélos, qui n’en demandait pas
autant, s’empresse d’accepter les propositions du délégué turc. Les accords avec les Grecs
seront donc les premiers et les plus faciles à être réglés. Ici, Vénizélos fait état de sa bonne
analyse de la situation et de son réalisme. Il est en effet conscient de l’humiliation militaire
infligée par les Turcs, et sait qu’il doit faire profil bas car il est loin d’être en position de force.
C’est pourquoi il accepte rapidement la majorité des requêtes turques : la Thrace leur est
rapidement restituée, ainsi que la ville d’Edirne (Andrinople) ; ils obtiennent les îles de la mer
Egée qu’ils désiraient. En outre, il sera convenu d’un important échange de populations :
45
40
Déclaration reprise dans Atatürk, une certaine idée de la Turquie, George Daniel, p178.
Hansen Frédéric - 2009
PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur
les Grecs vivant en Turquie vont pour la majorité rentrer en Grèce, et vice versa. En tout,
ce ne sont pas moins d’un million de personnes qui vont changer de pays
46
.
Selon Benoist-Méchin, cette tactique employée par Ismet est un « coup de maître ».
Cette réconciliation a, en outre, le don d’impressionner les Alliés, face à qui Ismet obtiendra
donc le soutien total de la Grèce, après un protocole d’accord signé dans un premier temps
en dehors de la conférence.
Une fois les questions grecques réglées dans leur ensemble, Ismet doit régler les autres
différends avec les Alliés. Et là, les négociations vont être profondément différentes, ceuxci ne voulant absolument pas lâcher sur certains points décisifs. Selon les mots de Paul
Dumont, la délégation turque va devoir livrer une véritable « guerre d’usure ». Suivant les
directives de Mustapha Kemal, Ismet est intransigeant sur les questions essentielles, mais
plus souple sur les points secondaires, afin de pouvoir donner l’impression d’une paix qui
serait acceptable pour les deux parties.
Durant cette « guerre d’usure », Ismet va s’en sortir à merveille. En effet, il a vite
constaté que les alliés ne sont pas d’accord sur de nombreux points, et a su parfaitement
en tirer profit, en usant de la célèbre maxime « diviser pour mieux régner ». Face aux
désaccords persistants entre les Européens, Ismet va, pour chaque question, se rapprocher
d’un des pays qui semble le plus à même de le soutenir pour ce point précis. Il se trouve
donc un des Alliés qui s’oppose aux autres et avance avec lui jusqu’à la résolution de ce
point. Une fois cette question résolue, Ismet reprend ses distances avec cet allié pour en
trouver un autre pour la question suivante. Il parviendra ainsi à semer la zizanie parmi les
Européens, dont les divisions vont s’avérer criantes.
Durant les premiers mois de la conférence, les Européens et les Turcs vont toutefois
arriver à s’entendre sur plusieurs grands thèmes.
La première question réglée est celle des détroits. Tandis qu’au début, les deux parties
avaient des souhaits totalement opposés, elles arrivent en fait à trouver relativement
facilement un compromis. Ismet demandait au début que la Turquie soit totalement
maîtresse des détroits, et qu’aucun bateau ne puisse y passer sans son autorisation. Les
Alliés désiraient conserver l’internationalisation des détroits décidée par le traité de Sèvres.
En fait, c’est plutôt la Turquie qui, au final, a obtenu gain de cause : ils obtiennent une
totale souveraineté sur les détroits, ayant même la possibilité d’y installer des murailles ou
autres armements en cas de guerre ; néanmoins, une commission serait mise en place pour
contrôler la libre circulation des navires dans les détroits.
Après le problème des détroits, le problème de la région de Mossoul est mis sur la table.
La Grande Bretagne veut obtenir définitivement cette région hautement pétrolifère. Les
Turcs ne l’entendent évidemment pas de cette oreille, défendant l’idée que cette région est
turque, malgré le fait qu’elle est habitée par une majorité de Kurdes et d’Arabes. Finalement,
Ismet, après de nombreuses et vaines démonstrations que cette région doit revenir à la
Turquie, s’en sortira honorablement, réussissant à obtenir que la question soit réglée par
la Société des Nations.
46
Il faut noter que ces échanges de populations étaient déjà facilités par le départ de nombreux chrétiens d’Anatolie quand
les Grecs ont commencé à perdre la guerre. Ils étaient déjà un million à avoir quitté le pays avant l’ouverture de la conférence.
Hansen Frédéric - 2009
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
En fait, les différends vont surtout être exacerbés autour de la question des capitulations
et des problèmes économiques et financiers. En effet, il faut savoir que les Alliés ont de très
forts intérêts dans la région. Comme l’écrit Paul Dumont
47
:
« Les banques, les chemins de fer, les mines, les forêts, les ports, les services
publics municipaux, les douanes, au total presque toute l’infrastructure
industrielle et économique turque, se trouvaient entre les mains de la haute
finance européenne. Grâce aux capitulations, les étrangers bénéficiaient en outre
d’importants privilèges fiscaux et judiciaires. »
On comprend bien dans ces conditions que les Alliés acceptaient difficilement de renoncer
à tous ces privilèges et ces atouts. Ils vont donc décider de prendre les devants face aux
demandes Kémalistes, en adoptant une position commune sur de nombreux points. Forts
de cette union, ils adressent à la fin du mois de janvier une note à Ismet pour faire valoir
leurs revendications communes, réparties en cent soixante-et-une clauses. Le 31 janvier,
après avoir consulté Mustapha Kemal, Ismet déclare « je ne peux pas signer », la Turquie
désirant totalement s’affranchir de toute ingérence européenne. Curzon lui lance alors un
ultimatum, déclarant que s’il n’accepte pas, les négociations sont rompues. Celui-ci s’en va
en espérant être rattrapé, mais se rend compte que les autres délégations s’en vont aussi.
Le 4 février 1923, la conférence est donc suspendue sine die. Jusqu’ici, Kemal peut donc
être fier de son choix : Ismet s’avère être un redoutable négociateur et fin diplomate. La
conférence étant suspendue, Ismet rentre en Anatolie et s’entretient longuement avec le
chef du mouvement nationaliste.
En Europe, la suspension de la conférence provoque un tollé. La presse est outrée,
notamment en France où l’on regrette l’ingratitude des Turcs, qui auraient pu se montrer
plus conciliants avec la France, en remerciement des soutiens adressés depuis de longs
mois. Dans la presse, cet arrêt des négociations va donc provoquer beaucoup d’amertume,
et laisser des traces. Nous le verrons notamment à la fin de la conférence quand la signature
sera imminente.
En Turquie, l’opposition est déchaînée. La délégation est qualifiée de laxiste et le
gouvernement de Mustapha Kemal est accusé de « vendre la patrie aux infidèles ». Ils
demandent la reprise de la guerre. Néanmoins, toute cette agitation va diminuer quand un
député trouve la mort, certainement à cause des gardes du corps de Kemal.
Pendant l’arrêt de la conférence, celui-ci va afficher sa fermeté en postant des soldats
aux extrémités du pays, montrant si besoin est que la Turquie est prête à reprendre les
armes s’il le faut. La détermination à réussir de Kemal est inébranlable. Toutefois, c’est bien
sur le plan diplomatique qu’il veut réussir, il tient absolument à trouver un accord avec les
Européens afin de construire son pays sur de bonnes bases. Suivant sa volonté, Ismet
retourne à Lausanne pour reprendre les négociations.
Celles-ci reprennent le 23 avril 1923, pour trois nouveaux mois. Ces trois mois vont
encore être la preuve qu’une Turquie nouvelle est née, une Turquie qui ne lâche rien et qui
compte bien parvenir à ses fins.
Chaque jour, dans ses directives à Ismet, Kemal répète la même idée
48
:
« La nation turque qui a réussi à libérer des envahisseurs son territoire, est
résolue à y vivre désormais dans l’indépendance. Il n’est plus question qu’elle
47
48
42
Op. cit, p139.
Cette note est reprise dans l’ouvrage de Georges Daniel, Op Cit. p190.
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PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur
tolère une quelconque ingérence dans ses affaires intérieures. L’époque où le
pouvoir ottoman se trouvait, en permanence, sous l’influence des étrangers
qui ne se privaient pas, en plus, d’exploiter à leur profit ses diverses richesses
nationales, est à jamais révolue. »
Grâce à cette détermination sans faille, les Turcs vont gagner à l’usure. Avant les dernières
semaines de négociations, ils sont donc en position de force, nullement affaiblis, tandis que
dans le même temps, les divisions minent toujours les Alliés, malgré leur note commune.
2° La Conclusion de la conférence : Kemal et la
Turquie vainqueurs.
Au début du mois de juillet, les négociations apparaissent comme bloquées. Aucune partie
ne veut lâcher prise, et la conférence semble ne jamais pouvoir arriver à une conclusion.
Nous allons maintenant analyser la presse lyonnaise durant le mois de juillet 1923, pour
savoir comment les apories de la conférence, puis sa conclusion sont perçues. Dans les
trois journaux, nous retrouvons certaines divergences, c’est pourquoi nous avons décidé
d’analyser dans un premier temps les journaux tour à tour, puis dans un deuxième temps
de rassembler les données pour se faire une vision d’ensemble de la presse régionale au
mois de juillet 1923.
a. « le Progrès ».
Dans l'analyse du « Progrès » durant le mois de juillet, nous avons pu identifier deux thèmes
majeurs au sujet de la conférence de Lausanne: un changement de sentiment à l'égard des
Turcs et de Mustapha Kemal et encore une fois la question des Européens dans le conflit.
C'est deux thèmes se retrouvent quasi quotidiennement dans le journal et sont les deux
axes majeurs d'analyse durant ce dernier mois de la conférence de Lausanne.
Avant de se pencher sur ces deux thèmes récurrents, il convient de se pencher sur
l'état d'esprit du journal après déjà plusieurs mois de conférences.
État d'esprit du « Progrès ».
Dès la première lecture des archives du « Progrès », la lassitude des journalistes face à
cette conférence qui ne semble jamais pouvoir se dénouer est criante.
er
Le 1 juillet, le quotidien se demande si la conférence de Lausanne va un jour être
réglée.
« La conférence de Lausanne : va-t-elle sortir de l’impasse ? ». La conférence se
trouve en effet dans une impasse : les Européens comme les Turcs campent sur leurs
positions, ni les uns ni les autres ne veulent céder sur les propositions de l’adversaire.
Du coup, la conférence semble au point mort. Si l’on veut espérer une sortie de crise, il
faut que les deux parties acceptent chacune de faire de nouvelles concessions. A cette
date, le journaliste qui rédige apparaît même totalement désabusé, écrivant qu’ « après
tout, un coup de théâtre heureux peut toujours survenir ». Il semble évident que le journal
n’a pas vraiment d’espoir de résolution proche des différends, estimant même qu’il faudrait
Hansen Frédéric - 2009
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
qu’un événement totalement imprévu se produise, qui pourrait alors remettre en cause les
blocages pour pouvoir aller de l’avant. N’avoir plus comme solution que le coup de théâtre,
un deus ex machina qui viendrait bouleverser la donne est révélateur d’un grand dépit.
Quelques jours plus tard, le 4 juillet, « le Progrès » constate qu’une première étape
est réglée : « les questions secondaires sont réglées à Lausanne ». C’est déjà un bon
avancement, qui permet éventuellement d’espérer une sortie de crise, même si évidemment
les blocages ne se situent pas sur les questions secondaires mais plutôt sur les questions
les plus importantes. En effet, il ajoute que malgré le règlement des questions secondaires,
« il en reste trois d’importance ».
L’espoir est pourtant de courte durée. Le journal annonce le 7 juillet que la conférence
est dans une phase de « léthargie ». Il insiste même en ajoutant que « jamais la conférence
de la paix n’avait traversé une pareille crise de léthargie. » La dénonciation est sévère, nous
avons l’impression en lisant que ces lignes que les diplomates ne font rien à Lausanne,
qu’ils sont totalement figés sur leurs conditions et qu’il n’y pas de discussions. Penser
que la conférence est en léthargie plutôt qu’en échec de négociations est fort : quand les
négociations échouent pour le moment, il y a au moins des négociations. Là, dans une
phase de léthargie, il ne se passe donc rien, du moins selon le journal. Pis, la conférence
connaîtrait en ce début de mois de juillet une crise de léthargie supérieure à toutes les
autres périodes de la conférence. Pourtant, elle a connu de nombreux heurts, de nombreux
blocages jusqu’à même une rupture des négociations pendant deux mois et demi. Parler
ainsi d’une léthargie encore jamais atteinte n’incite guère à l’optimisme.
Pourtant, dès le lendemain, le journal pense pouvoir affirmer que la paix pourrait être
prochainement signée, tandis que deux jours plus tard, il annonce que « la paix est faite
à Lausanne ».
Durant cette période, on comprend que le journal n’est vraiment pas sûr de l’issue de
la conférence. Un jour il annonce que la paix sera signée, que cela semble une certitude,
tandis que le lendemain il emploie le conditionnel pour marquer l’incertitude de tous ces
événements. C’est le cas de l’édition du 11 juillet, qui titre que la paix « serait signée le
19 juillet ». L’incertitude règne certes surtout sur la date à laquelle le traité sera signé,
néanmoins il est permis de croire que le journal doute encore qu’un accord soit trouvé
rapidement.
Le « coup de théâtre » tant souhaité par les journalistes au début du mois se réalise
à la mi-juillet. Hélas, ce n’est pas dans le sens qu’espérait le quotidien, puisque le coup de
théâtre conduit à interrompre une fois encore les négociations. Dans l’édition du 14 juillet,
le journal rapporte que « les marchandages turcs interrompent à nouveau la conférence ».
L’enchaînement des événements présentés par le journal est à ce titre un peu curieux, et
traduit de nombreux imprévus dans le déroulement de la conférence.
En effet, le 15 juillet, alors que la veille la conférence semblait interrompue, le journal
annonce « qu’une paix est conclue, alors qu’on désespérait presque de voir la conférence
aboutir ». C’est au moment où on l’attend le moins que la conférence semble avoir avancée
dans le bon sens, le lendemain d’une journée où l’on pensait que les négociations étaient au
point mort. Ce qui est aussi étonnant, c’est que le lendemain encore, le 16 juillet, le journal
écrit que les délégués vont se réunir afin de renouer les contacts. Il faut donc comprendre à
travers l’analyse du journal qu’en séance, les délégués ne se sont pas mis d’accord, donc
la conférence est stoppée. Puis, pendant cette pause, les délégués seraient parvenus à
un accord, pour pouvoir ensuite reprendre les négociations. Voilà pourquoi il est permis de
penser que le fonctionnement de la conférence est peu lisible à travers le journal.
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PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur
Le 17 juillet, avec les reprises de négociations la veille, le journal est à nouveau
optimiste, écrivant que « cela se présente favorablement ». Cette fois, cela semble
définitivement en bonne voie, car le lendemain le journal pense pouvoir dire que « cette
fois, la paix est définitivement faite à Lausanne. » Il se permet même d’estimer une date
probable de signature du conflit, le 24 ou le 25 juillet.
Malgré le soulagement de la signature de la paix, à quelques heures de la fin de la
conférence, « le Progrès » semble toujours très sceptique sur l’issue réelle du débat, se
demande si la conférence a vraiment consisté à faire avancer les choses ou si la paix est
signée diplomatiquement, car il fallait absolument la faire. C’est pourquoi aux environs de
la signature de la paix, le quotidien est très modéré et bref dans ses commentaires, et le dit
noir sur blanc. Il déclare en effet le 22 juillet (à deux jours de la signature définitive) ceci :
« Il paraît que la paix va être signée, mais ne nous pressons pas de la commenter ». Le
scepticisme est ici très prégnant, faisant comme si finalement la décision finale l’intéressait
peu au regard de ce qu’elle contient réellement. L’emploi de la formule « il paraît que »
tend à montrer un certain détachement, tout en ajoutant qu’on préfère voir la suite des
événements avant de vraiment se prononcer. Cette méfiance est aisément compréhensible,
quand on sait que la conférence dure depuis bientôt neuf longs mois et qu’elle semble à
ce titre interminable. La prudence est donc de mise, le journal se gardant bien de toute
effervescence.
Il est enfin intéressant de noter que le journal, après cette date du 22 juillet, se gardera
effectivement de tout commentaire sur l’issue de la conférence. Même lors de la signature
du traité le 24 juillet, il se contente de rapporter les faits pour exposer le déroulement de la
signature du traité insistant sur son cérémonial, mais refusant de prendre position. En plus,
après la signature, le journal délaissera totalement le sujet, montrant que si le fait que la
paix soit signée le ravit, le contenu de la paix le laisse encore totalement circonspect.
Durant le dernier mois de la conférence, le journal exprime donc toute sa lassitude et
oscille en espoir et désillusion. Quand la paix est enfin signée, il refuse d’exprimer sa joie,
préférant volontairement attendre de voir les effets réels de la paix. Pour comprendre cela,
il faut néanmoins comprendre comment le journal perçoit l’action des Turcs et de Kemal à
travers le déroulement de la conférence.
Une opinion mouvante à l’égard de Mustapha Kemal et des Turcs.
Alors que pendant la guerre contre les Grecs, les Turcs étaient sans cesse félicités par « le
Progrès », qui ne se lassait pas de vanter l’héroïsme des soldats turcs, le talent de général
de Mustapha Kemal, ceux-ci sont désormais loin d’être considérés de la même manière
pendant la conférence de Lausanne. Il convient de repréciser que l’obstination des Turcs,
qui a notamment conduit les négociateurs à stopper la conférence pendant deux mois au
début de l’année 1923, a laissé des traces dans les journaux. « Le Progrès » ne déroge
pas à la règle, et cela est bien visible au mois de juillet, alors que la conférence semble
sans issue.
Ce blocage de la conférence trouve encore sa source, selon le journal, dans
l’obstination des Turcs. Ceux-ci sont présentés comme opposés à toute forme de
négociations, désirant juste que leurs demandes soient acceptées sans faire d’effort. En
parallèle à l’étude de la conférence, le journal s’interroge sur la portée des élections turques
qui ont lieu au début du mois de juillet. Il se demande à ce propos « quelles conséquences
auront les élections turques sur la conférence de Lausanne ? ».
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Le journal doit ainsi penser que ces élections vont être un révélateur du soutien de
la population turque à l’action du gouvernement à Lausanne. Si les partisans de Kemal
s’imposent, celui-ci continuera dans la ligne de conduite qui est la sienne depuis le début
de la conférence, à savoir une certaine intransigeance sur les points importants, ce qui
est source de blocage avec les Alliés. En revanche, s’il est désavoué par le peuple, peutêtre sera-t-il conduit à modifier sa stratégie. C’est pourquoi les élections turques du début
er
de l’été 1923 ont une importance internationale. Et là, le journal constate le 1 juillet que
« Mustapha Kemal a obtenu un succès quasi complet, les adversaires se sont évanouis
avec une prodigieuse rapidité ». Kemal est donc très largement vainqueur de ces élections,
et donc il est permis de penser que la conduite de la délégation turque sera toujours la
même, Ismet appliquant à la lettre les consignes de son supérieur resté en Anatolie.
Le 7 juillet, alors que le journal présente la conférence comme étant en pleine
« léthargie », il annonce aussi que « 10 membres de la délégation turque vont quitter
Lausanne. Il est permis de voir dans ce départ partiel une manifestation de nervosité et
de mécontentement, ainsi qu’un avertissement aux alliés. » Le quotidien constate que les
Turcs sont assez fébriles, qu’ils ne sont pas sereins. Sans vraiment juger l’action des Turcs,
il explique que ce départ de la conférence est en fait surtout un moyen de faire pression
sur les Alliés afin qu’ils accèdent plus facilement à leurs demandes. Cette politique est en
faite une politique classique en négociations, quand on sent que l’on arrivera difficilement à
faire valoir ses vues, il faut parfois forcer un peu les adversaires à accepter. Il faut, en effet,
rappeler que les Anglais et leurs alliés européens ont autant intérêt que les Turcs à réaliser
la paix, ne serait-ce que pour apaiser les tensions dans le reste du Moyen Orient.
Le lendemain, alors qu’il annonce que la paix sera bientôt signée, le journal affirme que
la stratégie des Turcs a en fait fonctionné. Il pense en effet que ce sont des « nouvelles
concessions faites aux Turcs » qui ont permis à la conférence d’avancer et d’entrevoir un
espoir d’accord de paix. Ici, ce sontt plutôt les Européens qui passent pour être faibles,
cédant aux caprices des Turcs, qui avaient prévu une « guerre d’usure » pour pouvoir faire
triompher leurs idées sur la scène diplomatique.
Le 10 juillet, le constat est cinglant. « Le Progrès » écrit que « si les Turcs ont perdu
la guerre, ils ont gagné la paix car ils ont obtenu le maximum ». Penser que les Turcs ont
perdu la guerre semble étonnant. Le journal fait en effet allusion ici à la première guerre
mondiale, que l’Empire ottoman a perdue au côté des Allemands. Pourquoi revenir dessus,
alors que les Turcs ont gagné la guerre contre les Grecs, et donc par extension contre les
Alliés ? C’est une façon bien curieuse et surtout bien nouvelle de considérer la situation.
En effet, au début des négociations, et depuis la fin de l’affrontement avec les Grecs, les
Turcs étaient considérés partout comme les vainqueurs et il semblait normal qu’on accède
à leurs requêtes. Ici, le journal fait un retour en arrière en considérant que la conférence de
Lausanne est là pour entériner la fin de la première guerre mondiale. Ce n’est malgré tout
pas totalement un mauvais raisonnement, étant donné que la conférence de Lausanne est
aussi là pour reformuler un traité de Sèvres trop sévère à l’égard des Turcs. Néanmoins, en
annonçant les Turcs comme les perdants de la guerre, le journal semble faire une impasse
sur toute la guerre de libération menée par Mustapha Kemal. Le fait que les Turcs soient
aujourd’hui considérés comme les perdants est révélateur du changement d’opinion du
journal à propos des Turcs. Alors que, moins d’un an auparavant il était sous le charme
de Kemal, qu’il semblait prêt à accéder à ses requêtes, il est maintenant peu enclin à les
féliciter et les soutenir. Il faut dire qu’auparavant, l’adversaire des Turcs était la Grèce et
donc l’Angleterre, tandis que maintenant la France est dans le camp de ses opposants, le
journal prend donc évidemment parti pour son pays.
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En pleine conférence de Lausanne, le journal choisit de s’arrêter quelques instants sur
les élections législatives turques. Il annonce en effet le 13 juillet la convocation prochaine
de la nouvelle chambre. Mustapha Kemal n’est pas épargné au cours de cette chronique. Il
est ici assimilé à un dictateur : « on peut supposer que Mustapha Kemal, fidèle à la politique
des dictateurs (et les dictateurs fleurissent assez bien à notre époque) n’a rien laissé au
hasard ». Le chef des nationalistes apparaît ici bien moins prestigieux que quelques mois
auparavant. Il pratique désormais une politique dictatoriale, et le journal le soupçonne
d’avoir tout fait pour que les élections tournent en saveur, sous-entendant sans totalement
respecter le processus démocratique. Il ajoute en effet que Kemal « n’a point négligé les
moyens de force ou de corruption pour faire triompher ses candidats ». L’époque où le
quotidien ne tarissait pas d’éloges sur la vertu de ce général, organisateur du pays, semble
bien loin et bien révolue. Il est ici un vrai dictateur, dans l’air du temps, qui n’hésite pas à user
de la force ou de la corruption pour parvenir à ses fins, proposant en Turquie un semblant de
démocratie qui est en réalité truquée. Le journal fait évidemment allusion à Mussolini ou à la
récente naissance de l’URSS quand il explique que les dictatures se répandent assez vite.
Pour revenir à la conférence de Lausanne, les Turcs ne sont donc pas vraiment
épargnés jusqu’à la conclusion de la conférence, le journal estimant néanmoins qu’ils ont
réussi à tout gagner, sans mentionner un quelconque mérite.
Le 14 juillet, le journal regrette que ce soit « les marchandages turcs » qui ont conduit
à interrompre la conférence. Les Turcs sont désignés ici seuls responsables des blocages
des négociations.
Il n’y a que le 15 juillet, où le journal concède « qu’à l’avantage des Turcs, Ismet est
un habile diplomate ». Cela lui semble en tout cas très difficile à avouer que les Turcs
puissent avoir été de brillants négociateurs. Il annonce par contre le même jour que Kemal
se serait servi de ce succès pour remporter les élections, alors qu’au moment des élections
on pouvait penser que la conférence était loin d’être terminée, même si évidemment les
Turcs se montraient coriaces, ce qui consistait déjà en quelques sortes une victoire.
Il considère enfin que « Au total, le gouvernement d’Angora n’a pas à se plaindre de
cette conférence ».
Pour conclure sur les Turcs, le journal propose sa vision des choses une dernière fois
le 22 juillet, sachant qu’après, il ne commentera plus la fin de la conférence, dans les jours
immédiats en tout cas. Et c’est l’occasion pour « le Progrès » d’adresser une dernière pique
à Mustapha Kemal et les siens. Il écrit que la conférence va donc arriver à son terme, que
sa signature est imminente. Il émet cependant une petite réserve : « avec les Turcs, saiton jamais ? ». Là encore, les Turcs sont les fautifs dans les échecs ou les lenteurs des
négociations. En écrivant cela, le journal évoque la pause de la conférence de deux mois et
demi au début du printemps 1923, qui ne semble donc vraiment pas digérée et qui, pour le
journal, est uniquement la faute des Turcs qui faisaient des demandes trop extravagantes. Il
rappelle, enfin, que pour les Turcs, « le traité est un succès inespéré ». Pour lui, cette victoire
diplomatique n’est pas normale, les Européens n’auraient jamais du accéder à toutes les
demandes turques et auraient du être plus fermes.
L’Europe et la conférence.
Face aux Turcs, les Alliés essayent aussi de faire valoir au maximum leurs intérêts. La
difficulté principale pour eux réside dans le fait qu’ils n’arrivent pas à se mettre d’accord sur
de trop nombreux points, tandis que, dans le même temps, les Turcs ont parfaitement su
tirer profit de ces divergences. Si la conférence a traîné, c’est aussi parce que les Alliés ne
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
parviennent pas à être d’accord. En outre, quand ils ont réussi à se mettre d’accord, et à
formuler des propositions concrètes et communes, les Turcs les ont rejetées et la conférence
a été suspendue. La situation est donc très délicate pour les Alliés au début du mois de juillet,
car, dans le même temps, ils ont de nombreux autres problèmes à régler et, notamment, la
question de l’Allemagne et des réparations.
Le 2 juillet, le journal note qu’enfin, à nouveau, les Alliés se décident à mettre en place
« une démarche collective auprès des Turcs ». Ils ont semblent-ils réussi à s’accorder
sur divers points, et « vont présenter une solution collective aux Turcs sur les questions
des coupons, des concessions et de l’évacuation de Constantinople ». Néanmoins, la
conférence est toujours bloquée, car, comme l’indique le quotidien, les délégations des
Alliés à Lausanne n’ont jamais le dernier mot dans les décisions à prendre. Ainsi, à chaque
fois qu’un accord semble pouvoir être en vue, les délégations doivent attendre les directives
de leurs gouvernements pour confirmer ou infirmer la décision de la conférence, et cela
retarde grandement le processus de négociations. Le 7 juillet, alors que la conférence est
toujours en « léthargie » selon les mots du « Progrès », il déplore que « la situation est
sans changement, les Alliés attendent toujours des précisions des gouvernements ». Tous
ces échanges entre gouvernements et délégations à Lausanne semblent irriter le journal,
qui regrette toute la lenteur de ces décisions, et qui comme nous l’avons dit, attend avec
impatience la fin de cette conférence qui doit signer la paix en Orient. Le lendemain, malgré
l’espoir d’une paix proche, le journal explique et déplore que cette paix soit due à « de
nouvelles concessions faites aux Turcs ». Pour le quotidien, les délégations européennes
sont trop faibles face aux Turcs, et ne devraient pas accéder à leurs demandes.
Le 15 juillet, le journal apparaît résigné face à la tournure que prend la conférence. Une
paix très largement à l’avantage des Turcs, mais une paix quand même. « Mais enfin, pour
l’instant, nous avons la paix en Orient, et ce n’est pas là un résultat qu’il faille dédaigner ».
Malgré l’issue probable de la conférence, le journal garde sa ligne de conduite hautement
pacifiste : le but premier de la conférence était de faire la paix et, si ce résultat est atteint,
c’est déjà une belle avancée et une manière d’envisager un futur meilleur.
Le 22 juillet, dans sa dernière chronique sur la conférence, les Alliés, au même titre
que les Turcs ne sont pas épargnés. Pour le quotidien, si les Turcs ont su tourner à leur
avantage le traité, ce n’est pas grâce à leurs talents diplomatiques, mais c’est uniquement
« parce que les Alliés étaient un front divisé ». Il confirme quelques lignes après : « la défaite
des Alliés provient de leurs divisions. »
Nous pouvons donc constater que les Anglais ne sont plus la cible principale du journal
mais que celui-ci critique désormais l’attitude des Alliés dans leur ensemble.
Ainsi, « le Progrès » déplore globalement l’action des Alliés durant la conférence de
Lausanne. Perpétuellement en désaccord, les Alliés se sont sabordés eux-mêmes en ne
parvenant pas à proposer, en général, une politique commune. Ils ont donc été battus
dans le champ diplomatique et doivent abandonner de nombreuses prérogatives qui étaient
les leurs au Moyen Orient. De plus, le journal regrette qu’ils n’aient pu s’élever face au
« nationalisme turc », « pour le plus grand péril dans le Proche Orient ». Certes, la paix est
réalisée, mais dans quelles conditions pour les Alliés ? La conclusion de la paix est donc
pour le journal une maigre consolation, même si c’était l’objectif premier de la conférence.
« Le Progrès » craint en fait que cette paix, beaucoup trop à l’avantage des Turcs ne soit que
provisoire, qu’elle réveille d’autres nationalismes dans la région qui risqueraient d’envenimer
d’autres conflits.
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Hansen Frédéric - 2009
PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur
b. « Le Nouvelliste ».
Quand débute le mois de juillet, « Le Nouvelliste » apparaît déjà lassé des errements
de la conférence de Lausanne, qui traîne en longueur. Des Turcs trop exigeants, des
Alliés divisés, les raisons sont diverses à l’échec de cette conférence. Toute cette lassitude
apparaît dans sa une du 22 juillet, quand il est enfin entendu que le traité trouvera une
issue : « est-ce bien fini cette fois ? Jusqu’au dernier moment, on doute qu’on puisse sortir
de cette impasse ». Le dénouement du traité a été très longtemps à se dessiner, et même
quand une solution semble trouvée, le journal reste très prudent et laisse penser qu’il a du
mal à y croire. En ce mois de juillet, le quotidien oscille donc fréquemment entre espoir,
impatience et déception.
A travers l’analyse du « Nouvelliste », on peut distinguer deux grands thèmes d’études
pour ce mois de juillet 2009 : Comment les Turcs sont perçus, et les conséquences de la
conférence.
La Turquie, un vainqueur remis en question.
Quand le mois de juillet commence, les Turcs ont déjà plus ou moins réussi leur pari. Ils
ont tenu tête aux Alliés, et ont déjà fait valoir plusieurs de leurs revendications. Cela n’est
pourtant pas vraiment l’avis du journal, et de la presse en général d’ailleurs. En effet, à l’instar
du « Progrès », « le Nouvelliste » juge sévèrement l’action des Turcs, qu’il désapprouve
totalement désormais. Son seul bonheur est que la paix va être signée.
Sinon, les Turcs sont présentés comme des truqueurs, fiers, exigeant l’impossible.
Le 2 juillet, le journal qualifie les demandes turques de « rodomontades ». Le même
jour, il n’apprécie guère la façon de négocier des Turcs. En effet, il avance que les Turcs ont
intimé aux Alliés d’accepter leurs conditions sur le paiement des coupons car, autrement, ils
seraient obligés de relancer les hostilités : « faute de quoi, l’armée nationale saurait imposer
une paix turque ». Le fait que les Turcs usent de la menace de la guerre pour faire accepter
leurs conditions par les Européens n’est pas du goût du journal qui, en tant que pacifiste,
n’apprécie pas ce genre de procédés, préfèrerait que les négociations soient plus calmes et
qu’il n’y ait nul besoin de proférer des menaces de conflits pour arriver à ses fins. D’ailleurs,
deux jours plus tard, le quotidien catholique annonce avec un certain soulagement que les
esprits se sont calmés, et que les discussions ont repris dans un état d’esprit plus cordial.
Les Turcs sont évidemment visés, et sont vus comme des personnes nerveuses.
Le 7 juillet, le journal se satisfait qu’une première étape soit terminée : les Grecs et
les Turcs ont enfin parvenus à s’entendre et à régler les dernières questions qu’il restait à
étudier. Le conflit entre les deux pays semble donc terminé, et c’est là une étape important
du processus de paix, étant donné que les affrontements se situaient entre ces deux
protagonistes. Ce n’est toutefois pas le dénouement total que « le Nouvelliste » espère ;
c’est néanmoins un bon pas en avant.
Les Turcs usent encore d’autres moyens de pression pour arriver à leurs fins : dans
la même édition, le journal annonce le départ des experts turcs qui ont apparemment fini
leurs travaux et peuvent rentrer à Angora. Pourtant, le journal n’est pas dupe : l’apparente
fin des travaux cache en fait une autre forme de protestation des Turcs pour faire avancer
le conflit. Il semblerait, dans ce cas précis, que ce soit pour protester contre la lenteur des
négociations sur le règlement de la dette ottomane, le but étant de faire avancer les choses
plus rapidement. Alors que « le Progrès » voyait dans le départ des experts turcs une
certaine forme de nervosité, d’instabilité, « le Nouvelliste » pense juste que c’est un moyen
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
de négociation comme un autre, décidé par une froide analyse de la situation. Derrière
toutes ces actions, se cachent à n’en pas douter la figure de Mustapha Kemal.
La semaine suivante, alors que la conférence ne semble pas vraiment avancer, malgré
l’annonce par le quotidien le 12 juillet que « la signature de la paix est imminente »,
le quotidien a une explication très simple de la lenteur des pourparlers. Le 13 juillet, il
annonce dans une dépêche que « les conversations sont interrompues à la conférence de
Lausanne ». Cette interruption soulève différentes questions que l’on retrouve dans « le
Nouvelliste ». Tout d’abord, il se demande si cet « incident » est un « grave événement ».
Il ne doit en effet pas forcément disposer de toutes les informations nécessaires pour se
prononcer, étant donné qu’il doit fournir une actualité au jour le jour, il faut souvent attendre,
surtout à l’époque, plusieurs jours avant d’avoir de plus amples informations. Toutefois, le
journal est en droit de se poser certaines questions, auxquelles il aura éventuellement le
loisir de répondre quelques jours plus tard. Ensuite, il se demande si la conférence va encore
une fois être arrêtée : « tout est-il rompu ? ». La réponse à cette question est cinglante et
lourde de sens : « on ne sait jamais avec les Turcs ». Cette réponse est fortement critique
à l’égard des Turcs. Elle fait encore allusion à la pause intervenue entre février et avril
1923, une pause qui était due selon le quotidien et la presse française à l’arrogance et
l’extravagance des demandes turques. Ici, si la conférence a une nouvelle fois été stoppée,
si les Alliés ont décidé de stopper les discussions, c’est « face à l’intransigeance des Turcs ».
La responsabilité semble à travers les lignes du quotidien catholique incomber entièrement
aux Turcs. Il pourrait, en effet, reprocher aux Alliés de stopper trop vite les discussions,
quand ils voient qu’ils ne sont pas d’accord entre eux ou que les Turcs ne sont pas prêts
de lâcher sur certains points. Il pourrait aussi dénoncer cette méthode de négociation des
Alliés, qui est clairement utilisée pour faire pression sur les parties adverses. Que ce soit
l’arrêt des négociations, ou brandir la menace d’un conflit armé, ce sont des méthodes de
négociations courantes, dans le but d’arriver à ses fins, tout en sachant pertinemment que la
menace de guerre n’est pas ce qui est désiré. On sait, en effet, que les Turcs ne veulent point
déclencher un nouveau conflit, eux qui ont beaucoup souffert pendant l’enchainement de
guerres qui a eu lieu au cours de la dernière décennie : les guerres balkaniques, la première
guerre mondiale, les guerres de libération du territoire, face aux Arméniens, aux Français,
et surtout face aux Grecs. Symétriquement, on sait aussi bien que les Alliés ne peuvent se
permettre de laisser la signature de la paix en suspens, et qu’il faut à tout prix parvenir à un
traité, indispensable pour la sécurité future de la région. C’est pourquoi on peut constater
une certaine partialité du journal : les Turcs sont amplement critiqués pour leurs méthodes
de négociations, et les Alliés semblent toujours être les victimes, même quand ils prennent
eux-mêmes la décision d’interrompre les conversations.
L’attitude du journal par rapport aux Turcs est en tout point saisissante, quand on sait
avec quel enthousiasme il traitait la victoire de ces derniers face aux Grecs et face au
meilleur ennemi de la France, la Grande Bretagne.
En fait, le responsable de l’échec, pour l’instant, des négociations est tout trouvé :
Mustapha Kemal. En effet, le 14 juillet, alors que les négociations sont encore arrêtées,
le journal écrit que « la responsabilité incombe au gouvernement d’Angora ». Et
par gouvernement d’Angora, il faut évidemment entendre Mustapha Kemal. Chef du
gouvernement, il incarne à lui tout seul le mouvement nationaliste, et c’est évidemment
lui qui décide de loin de toutes les décisions et toutes les demandes d’Ismet, chef de la
délégation turque qui mènent les négociations, jouant simplement le rôle d’interlocuteur de
Mustapha Kemal avec les Alliés, celui-ci n’ayant pu se rendre en Suisse. D’ailleurs, le journal
semble comprendre le fonctionnement de la Turquie, et avoue que Kemal a toujours le
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PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur
dernier mot : « la délégation turque paraît très influencée par les récentes instructions venant
d’Angora ». Le responsable est donc désigné : Mustapha Kemal aurait apporté de nouvelles
directives à Ismet qui auraient bouleversé la donne, et obligé Ismet à revoir sa position sur
certains points, ou alors à faire de nouvelles demandes que les Alliés ne pouvaient satisfaire.
Ismet est donc en quelque sorte relaxé, et Kemal est le véritable fautif. Encore une
fois, le contraste avec la présentation de l’homme faite par « le Nouvelliste » quelques
mois plus tôt est étonnant. Pire, le journal semble désormais vraiment craindre le général :
il titre en effet son édition du 16 juillet avec les mots suivants : « le péril islamique ».
Il soulève ici un point beaucoup moins traité par « le Progrès », l’influence que Kemal
pourrait avoir sur les pays islamiques et sur le Moyen Orient en général. En effet, « le
Nouvelliste », quotidien catholique, craint les répercussions de la conférence de Lausanne
dans le monde islamique. Il écrit que « même dans des pays où les Turcs ne sont guère
aimés, Mustapha Kemal est passé à l’état de symbole de la délivrance. » L’influence du
leader nationaliste dépasse donc largement le cadre de la Turquie, et, en plus de cela, les
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pays arabes l’apprécient , et le voient comme un exemple à suivre pour se libérer de
l’ingérence européenne. Kemal est aussi pris à parti dans la chronique du « Nouvelliste » du
22 juillet, où le journal tire ses conclusions de la conférence. Il observe que la Turquie sort
grandie de cette conférence, devenant « une nation homogène ». Toutefois, cette nation
« obéit à des chefs sans scrupules ». Si Kemal n’est pas le seul visé, étant donné que la
formule est au pluriel, il est le premier à être jugé sans scrupules, vu qu’il incarne totalement
la Turquie de 1923. Cette absence de scrupules que dénonce le journal se situe en rapport
avec les demandes faites par Kemal et l’ingratitude manifestée envers les Français pour leur
soutien durant la guerre de libération du territoire face aux Grecs. Le journal regrette que le
Ghazi et les siens s’en sortent ainsi, alors qu’ils étaient « les vaincus de 1918 ». On retrouve
ici la même idée que dans « le Progrès », à savoir que les Turcs ne sont pas seulement vus
dans l’optique de cette conférence comme les vainqueurs des Grecs, ils sont en premier
lieu vus comme les perdants de la première guerre mondiale. L’amalgame est rapidement
trouvé, alors qu’un argument en faveur des Turcs serait de dire que les institutions, le pays
et ceux qui le gouvernent à cette conférence n’ont absolument plus rien en commun avec
les signataires de l’armistice de Moudros en 1918.
Pour conclure sur les Turcs, « le Nouvelliste » rédige encore quelques notes amères.
Il constate en effet le 26 juillet, deux jours après la signature officielle du traité, que celuici est « tout en faveur de la Turquie ». Pour eux, les Turcs n’ont rien mérité, et n’ont en
plus pas eu grand-chose à céder. Pour le journaliste rédigeant l’article, « pas vraiment
de concessions venant des Turcs, les Turcs les ont arrachées par menace de nouveaux
conflits ». Ici, il semble selon lui que les Turcs n’ont pas vraiment agi en grands diplomates,
que la seule tactique qu’ils ont utilisée a été de brandir la menace de nouvelles guerres, dont
ils savaient que « les Alliés ne pouvaient ou ne voulaient leur opposer aucune résistance ».
Les Turcs ont joué sur le pacifisme des Européens, un pacifisme venant surtout de la part
des populations et de la presse. En effet, si cela n’avait tenu qu’à lui, Lloyd George, le
premier ministre britannique aurait déjà déclenché une guerre contre Mustapha Kemal avant
même le début de la conférence ou de la guerre contre les Grecs. Toutefois la dimension
prise par le pacifisme dans cette période d’après-guerre est vraiment considérable : après
quatre années d’horreur totale, il semblait totalement impossible, au gouvernement français
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Quand le Nouvelliste écrit que Kemal est aimé même dans des pays où les Turcs ne le sont pas, il fait allusion aux pays
arabes sur lesquelles l’empire ottoman a exercé sa suzeraineté pendant plusieurs dizaines d’années, voire plusieurs siècles.(la Syrie,
la Jordanie, l’Egypte, la Lybie, l’Iran). Il est fait aussi allusion à d’autres pays musulmans qui ne sont pas arabes, comme l’Iran ou
les Indes.
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
notamment, de lancer un nouvel affrontement. Surtout que ses conséquences auraient pu
être terribles, du fait que Kemal drainait derrière lui un très fort enthousiasme.
Mustapha Kemal est ainsi reconnu comme le vrai négociateur de la Turquie, usant d’un
intermédiaire en la personne d’Ismet Pacha. Pour le journaliste, « Ismet n’était là que pour
exécuter les ordres dictés par Kemal Pacha. » Il était donc en quelque sorte son pantin,
selon les dires du journal. On peut ici se permettre d’opposer que, comme nous l’avons
vu auparavant, Kemal avait donné des indications bien précises concernant les sujets les
plus importants ; pour les sujets de second ordre, il avait laissé à son ami et ministre le
soin de gérer les négociations comme il le sentait. Et il faut bien observer qu’Ismet s’en est
parfaitement sorti dans ce rôle, dévoilant des talents de diplomate en plus de ses talents de
général qui étaient déjà reconnus par tous en Turquie.
Enfin, quelques jours après la signature du traité, le journal constate que le succès
est donc total pour les Turcs au sortir des pourparlers. « Les Turcs ne cachent pas leur
contentement », ce qui semble normal pour le rédacteur, étant donné que toutes leurs
requêtes ont trouvé une issue favorable.
« On conçoit que le gouvernement d’Angora éprouve une satisfaction justifiée, car la
Turquie, vaincus par les Alliés, conquiert sa liberté et s’affranchit de toute obligation qui la
liait à l’Europe. » La Turquie a donc réussi sur tous les plans, et est parvenue à conquérir son
indépendance totale, ce qui était le premier souci de Mustapha Kemal. Le journal rappelle
inlassablement que les Turcs ont de la chance, ont raison d’être contents car ils s’en sortent
en vainqueurs alors même qu’ils avaient été vaincus par les Alliés en 1918. Ils sortent
donc grandis de la conférence, avec un nouveau statut et une nouvelle reconnaissance
internationale. Pourtant, aux yeux du « Nouvelliste », cette victoire laisse un goût amer et
a contribué à grandement faire baisser l’estime qu’il portait à Mustapha Kemal et à son
mouvement.
Conséquences et portée du traité : une paix décevante pour l’Europe.
Après l’analyse de la situation turque suite à la conférence, il faut terminer l’analyse en ayant
une vision plus globale des conséquences du traité en incluant les résultats des négociations
pour l’Europe et même le monde.
Il convient de partir d’un constat simple : si il y a un vainqueur, il y a un vaincu. Les
Européens ont donc perdu sur le champ de la diplomatie, eux qui se présentaient en
nations très expérimentées et rompues aux exigences des négociations. La jeune Turquie,
totalement novice et inexpérimentée à ce niveau, lui a donc montré que sa détermination
et son envie d’arriver au bout de ses idées l’a emporté.
Concernant le dernier mois de la conférence, les Alliés ont évolué de la même manière
que durant toute la conférence : divisés. Certes, ils ont parfois tenté de proposer des
idées communes, comme le 2 juillet où « le Nouvelliste » écrit que les Alliés vont pouvoir
présenter à la Turquie « une démarche collective ». Hélas, face à la détermination turque,
les Alliés n’ont jamais résisté, n’ont jamais semblé en mesure de faire valoir leurs intérêts,
leur unité n’étant qu’une unité de façade. Il faut aussi ajouter que cette conférence ne
passe pas forcément au premier rang des priorités des gouvernements européens, et
notamment du gouvernement français. Celui-ci doit en effet traiter le cas allemand
50
50
, un
La République de Weimar a en effet à cette époque de grandes difficultés à payer les réparations décidées par le traité
de Versailles. Le débat est par conséquent très animé en France, et le gouvernement ira jusqu’à envahir la Ruhr en 1923 pour « se
payer soi-même ».
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PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur
cas hautement plus épineux et plus sensible pour la population française, puisque cela la
concerne directement. A l’inverse, la Turquie et, par extension, le Moyen Orient représentent
à cette époque des contrées lointaines, et les Français ne voient pas très bien les intérêts
qu’ils ont là-bas, étant moins sensibles que le gouvernement aux questions de pétrole
ou autres ressources naturelles dont le sous-sol turc regorge. Comme l’avait annoncé
Mustapha Kemal à Ismet avant et pendant la conférence, il fallait une « guerre d’usure »
pour s’imposer. Et c’est bien par usure que les Européens ont fini par céder face aux Turcs.
Le 16 juillet, le journal écrit que la conférence « s’achève difficilement et sans gloire ».
Le point de vue est ici complètement français, car pour les Turcs la gloire dans le pays
est grande. Les Alliés n’ont pas pu, ou pas su se sortir des griffes turques durant les
négociations, faisant selon « le Nouvelliste » trop de concessions aux Turcs, pour finalement
tout lâcher. Le journal n’est pas tendre avec les responsables alliés. Il estime que ces
concessions successives, « nous les paierons peut-être très cher un jour ou l’autre ».
Il ajoute que « cet accord ressuscite la question d’Orient qu’on avait cru morte après
l’armistice de Moudros. Si l’on songe que depuis un siècle toutes les guerres sont venues de
là, on regrette qu’on n’ait pas éteint une fois pour toute un tel foyer d’agitation ». Le journal
tente d’expliquer pourquoi il ne fallait absolument pas lâcher face aux Turcs. Il prend aussi
parti pour l’armistice de Moudros et donc pour le traité de Sèvres : il explique en effet que
ceux-ci mettaient fin à la question d’Orient. C’est un peu contradictoire avec ce qu’il écrivait
un an plus tôt, quand il pensait qu’il fallait réécrire le traité de Sèvres qui était injuste et trop
gourmand. Il démontre aussi une analyse très patriotique de la situation, et peut-être pas
forcément la plus clairvoyante. En effet, après l’armistice et le traité de Sèvres, de nombreux
experts s’étaient élevés en France ou en Angleterre pour dénoncer l’erreur que constituait
un traité aussi dur envers la Turquie. En effet, pour des personnalités telles que Churchill
ou Balfour, un tel traité consistait à déclarer une « guerre éternelle » au monde musulman
dans son ensemble, et notamment au monde indien qui se révélait déjà être un fervent
supporter de la cause turque. Le journal, qui militait au cours du mois de septembre 1923
pour une prise en compte des droits des populations semble ici les oublier, car dans cette
optique il ne peut pas considérer que les droits des populations étaient respectés avec le
traité de Sèvres. Considérer que cette région est « un foyer d’agitation » n’est pas non plus
très tendre avec les populations qui y vivent. Toutefois, force est de constater que de lors
des années précédentes de nombreux conflits ont éclaté dans cette région, des Balkans
au Moyen Orient : les guerres balkaniques, la première guerre mondiale, la guerre grecoturque, etc. De là à dire que ces pays sont responsables de tous les maux du monde ces
dernières années, il n’y a qu’un pas que le journal n’hésite pas réellement à franchir. C’est
en effet une grande généralisation des conflits, et dire que la première guerre mondiale est
due uniquement à ce foyer d’agitation est un peu réducteur. Certes, le détonateur y a eu
lieu avec l’assassinat du prince héritier à Sarajevo, mais il paraît probable qu’au regard des
tensions existantes entre les différents états européens, un conflit aurait pu éclater pour
une autre raison, et directement entre la France et l’Allemagne par exemple, et non pas
seulement juste par le jeu des alliances.
Avec de tels propos, on constate que le journal a bien du mal à masquer son amertume.
Lui qui voulait que les Turcs s’imposent sur les Grecs semblent aujourd’hui redouter la
tournure des événements, lui qui espérait peut-être qu’une fois la guerre terminée face aux
Grecs, les Turcs n’oseraient pas tenir tête aux puissances. La conférence s’achève donc
dans un sentiment de frustration, d’échec pour les journalistes du « Nouvelliste », avec la
signature d’un « document qui porte, bien à tort, le nom de traité de paix, et qui sera donc
signé le 24 juillet ». Le journal est donc très déçu par le traité qui s’apprête à être signé.
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
S’il a longuement critiqué l’attitude et les demandes des Turcs, ainsi que la faiblesse des
Alliés dans leur globalité, un autre pays figure en première ligne des accusés : l’Angleterre.
Pour le journal, il ne fait pas de doute que les Anglais sont les premiers responsables du
désordre dans le Moyen Orient.
« On n’en serait pas arrivé à traiter d’égal à égal avec les Turcs si la Grande
Bretagne avec sa politique égoïste n’avait pas fourni à ceux-ci l’occasion de
battre les Grecs et de venir à Lausanne en vainqueur, eux qui avaient été les
vaincus de 1918 ».
Les Anglais sont donc hautement responsables, car, d’une part, ils ont conduit les Turcs à se
soulever contre une politique trop personnelle, qui désiraient plus que tout avoir un contrôle
total sur les détroits turcs et sur la ville de Constantinople, capitale des Turcs depuis presque
cinq cents ans ; et, d’autre part, ils ont apporté un soutien total aux Grecs dans leur désir de
s’emparer de plusieurs terres turques. En ne songeant qu’à leurs intérêts personnels, les
Anglais ont donc conduit les Alliés à un désastre au Moyen Orient.
Il faut aussi relever que « le Nouvelliste » concède à petits mots que les Turcs se sont
présentés en vainqueur à Lausanne du fait de la victoire contre les Grecs ; il s’empresse
néanmoins d’ajouter qu’ils étaient aussi ceux qui avaient perdu en 1918. Il semble en effet
avoir du mal à reconnaître que la France ait pu se présenter à la conférence face à un
adversaire en position de force, alors que celui-ci est censé être un tout petit pays.
Contrairement au « Progrès », « le Nouvelliste » a consacré plusieurs articles à
Lausanne alors même que la conférence était terminée.
Le 26 juillet, le journal est quelque peu fataliste et désabusé. Pour lui, « la signature
du traité de paix n’ajoute rien à ce qu’on savait déjà du résultat », résultat qui semble
effectivement difficile à accepter. Ensuite, le journal tend à démarquer la France dans sa
chronique, en rapportant toujours les faits à la première guerre mondiale.
« Nous avons, à plusieurs reprises, démontré tout ce que le traité de paix nous faisait
perdre, à nous les grands vainqueurs de la guerre d’Orient. » Le journaliste qui rédige ici se
place totalement en victime face aux résultats de la conférence, et tente de faire naître un
sentiment d’injustice : alors que la France, car il s’agit de la France quand le « nous » est
employé, aurait du signé un traité qui allait de pair avec sa grande victoire, elle se retrouve
à signer un traité où elle est entièrement perdante. Il tente également de faire éprouver un
sentiment de forte contradiction, et il est vrai qu’en lisant ces lignes, sans prendre de recul,
on se demande comment un tel traité a pu être signé.
Le journaliste conclut avec fatalisme son article du 26 juillet : « pour faire contre
mauvaise fortune bon cœur, il faut constater que la fin du conflit oriental est un sérieux
acheminement vers la paix générale. » Malgré ce traité injuste, le journal veut toutefois se
montrer beau joueur, en admettant que ce traité, aussi mauvais soit-il, devrait apporter une
paix globale
51
. Et cela semble être la conclusion que le journal préfère retenir.
Le 28 juillet, le quotidien s’intéresse davantage aux conséquences du traité : « après
un traité de faveur pour la Turquie : quel traitement réserver maintenant à nos alliés ? »
De ce point de vue, la question se pose légitimement. En partant du principe que les
Alliés ont accordé un traitement de faveur à la Turquie, que faire si des cas similaires
se présentent ? Autrement dit, commencer à faire trop de concessions à un pays peut
51
Cette affirmation du journal n’est pas sans contradiction avec ce qui écrit quelques jours plus tôt, quand le journal déplore
que ce traité ne soit pas un traité de paix, qu’il porte éventuellement en lui les germes d’un nouvel embrasement de la région, incitant
certains pays à se soulever à leur tour contre les Européens.
54
Hansen Frédéric - 2009
PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur
entraîner des jalousies, inciter d’autres états à faire des demandes similaires, et qui pourrait
crier à l’injustice si leurs demandes étaient rejetées. C’est pourquoi le journal estime
que « la faiblesse dont on a fait preuve à Lausanne peut entraîner des répercussions
considérables ».
Enfin, il convient de s’arrêter sur la déclaration suivante : « le traité du 24 juillet a mis
fin à une situation tricentenaire-1537-dont bénéficiaient les Français [de Turquie]. Que vont
devenir ces privilèges ? ». Le rédacteur regrette ici la fin des capitulations, mises en place
depuis le XVIème siècle et qui accordaient de sérieux privilèges aux Français puis aux
Européens vivant dans l’Empire ottoman. Il se pose ainsi la question du sort des Français
résidant encore en Turquie, se demandant si leurs droits vont être respectés. Il convient
néanmoins d’aborder le problème différemment, en se demandant si ces capitulations
52
étaient logiques ou légitimes. Pour Mustapha Kemal
, la réponse est évidente, car
elles nuisaient à l’équilibre de l’empire : les citoyens étrangers avaient en effet des droits
amplement supérieurs à ceux des citoyens ottomans, et cela créait donc une forte inégalité.
Le 29 juillet, le journal consacre encore un dernier long article aux conséquences de la
conférence de Lausanne. Il considère le 24 juillet « comme une date historique ». Il dresse
ensuite un petit résumé de la situation, et de l’ensemble des demandes turques qui ont été
réalisées :
« Après 8 mois de discussions, il ne reste plus rien au programme : la conférence
a proclamé la liberté des détroits mais en a laissé la maîtrise aux Turcs. Les
capitulations judiciaires ont disparu. Les réparations ont été abandonnées. […]
Le problème des concessions reste si embrouillé qu’avec un peu d’habilité les
Turcs pourront éliminer les anciens bénéficiaires. »
Globalement, la conférence a donc tourné à l’avantage des Turcs. Le quotidien préfère
retenir que la paix est enfin faite en Orient.
« Le Nouvelliste » a donc profondément changé d’avis sur les Turcs et sur Mustapha
Kemal. S’il voit la conclusion de cette conférence désastreuse pour son pays et ses alliés,
il ne manque pas de préciser que les Turcs n’ont pas forcé la décision à la loyale. Il se
contentera tout de fois de la signature de la paix, qu’il espère durable même s’il a quelques
doutes sur la situation au Moyen Orient.
Quant à ce que Mustapha Kemal va faire de son pays, maintenant qu’il a acquis
une totale indépendance et la reconnaissance sur le plan international, la question reste
totalement ouverte. Si le journal est un peu dubitatif sur les capacités de Kemal à créer
un vrai état démocratique et respectueux du droit, il ne donne pas de réponse et pose la
question, dont l’avenir se chargera de donner la réponse. « L’avenir seul nous dira si les
Turcs peuvent s’acheminer vers la civilisation occidentale ou si suivant le mot connu, ils n’en
reproduiront qu’une traduction mal faite, sinon une simple caricature.
53
»
c. Le « Lyon Républicain ».
Comme durant la guerre entre les Grecs et les Turcs, le « Lyon Républicain » est le journal
pour lequel nous avons pu extraire le moins d’informations. Ici, c’est moins à cause de
microfilms défectueux qu’à cause d’un intérêt plus limité. En effet, le quotidien est celui qui
52
53
Se référer au tout début de la seconde partie, où les Mémoires de Mustapha Kemal sont citées. (p ?)
Le Nouvelliste, première page de l’édition du 28 juillet 1923, cité dans l’article « nos intérêts en Turquie ».
Hansen Frédéric - 2009
55
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
consacre le plus de pages à l’actualité lyonnaise, et surtout à l’actualité française. Le thème
de « la vie chère » va occuper de nombreuses unes du quotidien à l’été 1923. Du coup,
la place réservée aux actualités lointaines, moins proches du quotidien des Français, est
plus restreinte. Alors que dans les autres journaux les débats faisaient la une tous les jours
ou presque, les interventions sont moins fréquentes dans le « Lyon Républicain », et sons
aussi moins longues.
Néanmoins, il est possible d’obtenir plusieurs informations sur la conférence de
Lausanne, ainsi que les impressions du journal. Une fois n’est pas coutume, ces impressions
seront regroupées en deux grands axes : la Turquie et Lausanne, puis les conséquences
de la conférence.
La Turquie, Mustapha Kemal et la conclusion de la conférence de Lausanne.
Comme chez leurs confrères du « Nouvelliste » et du « Progrès », les Turcs ne sont
plus aussi bien vus qu’avant au cours de la conférence de Lausanne dans le « Lyon
Républicain ». D’abord, en étant accusés de vouloir rompre les négociations le 6 juillet.
Ce sont « les impressions personnelles » du journaliste qui lui font penser que les Turcs
pourraient « préparer la rupture des négociations ». Ensuite, le 14 juillet, ce ne sont pas
eux qui quittent la conférence ou menacent de rompre les négociations, ce sont les Alliés.
Pourtant, la faute en incombe encore aux Turcs, qui sont coupables d’avoir poussés les
Alliés à cette seule solution, face à leur « intransigeance
54
».
Toutefois, le cœur de la critique se situe plus aux alentours de la toute fin des
négociations.
Là encore, le journal rappelle un sentiment bien partagé : les Turcs ne sont en aucun
cas des vainqueurs, ils sont les vaincus de la première guerre mondiale, et c’est presque
tout. Dans l’édition du 15 juillet, le journaliste les appelle « ces vaincus ». L’emploi du « ces »
est très révélateur de toute la méprise manifestée envers les Turcs, qui sont traités avec
dédain. Dans cette chronique, les mêmes critiques reviennent toujours : les Alliés ont déjà
fait de grandes concessions, alors pourquoi les Turcs s’obstinent à toujours demander plus ?
Ils devraient pourtant être pleinement satisfaits des résultats déjà obtenus.
« Ces vaincus perdaient des territoires en Asie où leur autorité n’était que
purement nominale ; en revanche, ils s’agrandissaient en Europe et grâce à la
suppression des capitulations, se libéraient de la tutelle des Occidentaux.
Au dernier moment, ils réclament de nouvelles concessions, tout est remis en jeu. »
Les Turcs sont ainsi considérés comme étant trop gourmands, voulant toujours plus et
n’étant jamais satisfaits. A cause de cette insatisfaction perpétuelle, le journal craint que la
conférence ne puisse jamais trouver d’issue. Surtout qu’ils sortaient déjà bien grandis des
négociations telles qu’elles avançaient.
Le journal explore ici une piste très différente des autres journaux. Il se demande en
effet qu’est ce qui pousse les Turcs à agir ainsi. Pour lui, il est impossible qu’il ne s’agisse
que d’une volonté délibérée du seul gouvernement turc et du seul Mustapha Kemal. Il ne
croit, en aucun cas, que Mustapha Kemal soit capable d’afficher pareille ténacité, de pouvoir
s’opposer seul à la volonté des Puissances, et à en plus arriver le plus souvent à ses fins.
Pour le quotidien, un autre état se cache forcément derrière cette volonté de faire, un état
54
Le texte est ici le même que dans le Nouvelliste, mot pour mot : »face à l’intransigeance manifestée par les Turcs, les Alliés ont
coupé court aux discussions. »
56
Hansen Frédéric - 2009
PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur
qui trahirait les Puissances, ou en tout cas s’opposerait à elle. Mais de quel pays s’agit-il ?
Le « Lyon Républicain » n’a pas vraiment la réponse, mais a sa propre hypothèse.
« A quel mobile ont obéi les Turcs ? Qui aide, qui guide un pays appauvri par dix
ans de guerre ? Ce n’est pas la Grande Bretagne, mais peut-être l’Allemagne, qui
a tout intérêt à créer une diversion en Orient ».
Cette idée semble typiquement française et utilisée à tort. L’Allemagne n’aurait-elle pas
assez de soucis à régler avec la crise dans laquelle elle se trouve pour venir semer la
zizanie à la conférence de Lausanne. Le journal cherche ici à attiser le mécontentement des
lecteurs, et il faut donc trouver un coupable, la France ne pouvant échouer face à des Turcs.
Alors, il remet au goût du jour la thèse du complot, et ressort les ennemis héréditaires de
la France. Cela ne peut pas être la Grande Bretagne qui, même si elle a déjà grandement
saboté le processus de paix en Orient par ses agissements, ne peut trahir son camp et
défendre des idées contraires à son intérêt. Alors le journal propose la thèse de l’ennemi
allemand, contre qui il est plus facile d’attiser la haine et le rejet, les plaies de la première
guerre mondiale n’étant pas encore pansées.
Cette hypothèse, qui semble difficilement recevable avec le recul, a au moins le
mérite d’enlever une part de responsabilité aux Turcs dans l’échec des négociations. Ils ne
peuvent en effet lutter de la sorte, le pays sortant de dix ans de guerre, il est donc trop
affaibli pour pouvoir lutter avec autant d’acharnement. On en déduit ici à une mauvaise
interprétation de la situation en Turquie. Certes, en 1918, une grande frange de la population
souhaitait la fin des hostilités coûte que coûte, et désirait retrouver une vie normale. En
1923, après la victoire sur les Grecs, l’enthousiasme est à la hauteur de la fatigue de 1918 :
l’espoir de retrouver enfin un vrai état national est tel que les dirigeants turcs affichent une
détermination sans faille, dans le sillage de Mustapha Kemal.
Le journal ne peut donc se résoudre à admettre qu’Ismet et Kemal soient de grands
négociateurs, il faut donc trouver d’autres explications au blocage de la conférence.
Une autre explication est donnée le lendemain, dans l’édition du 16 juillet. Les Turcs
adressent un communiqué lourd de sens pour le quotidien. En effet, celui-ci y perçoit la
tactique suivante :
« On voit par le communiqué turc que la délégation d’Angora a pris à son compte
les bruits ainsi répandus, et qu’elle s’efforce de les exploiter à son profit en
attirant les divergences qu’elle croit avoir découvertes. »
Diviser pour mieux régner, telle est la technique employée par les Turcs. Ici, le journal est sur
la même longueur d’onde que ses confrères. Les Alliés n’arrivant pas à se mettre d’accord,
les Turcs s’empressent de s’engouffrer dans ces brèches pour défendre leurs idées. Et cela
semble marcher.
Déjà le 6 juillet le journal écrivait qu’il était « probable que les Turcs tâcheront de tirer
quelque chose dans la querelle franco-anglaise ».
Le 22 juillet, le « Lyon Républicain » donne ses dernières impressions sur les Turcs
et la conférence de Lausanne. Ils continuent dans un premier temps à les appeler « les
vaincus ». Enfin, dans un deuxième temps, il écrit que « les vaincus ont réussi ce beau
tour de force d’imposer leurs paix aux vainqueurs ». Ici, point de recherche d’excuses à la
victoire diplomatique des Turcs, ils ont effectivement réussi un exploit : imposer leur paix
aux autres parties qui semblaient pourtant être en position de force selon le journal, étant
plus puissants et étant surtout les vainqueurs de 1918. Hélas, il lui faut bien constater que
l’ordre de 1918 avait disparu, que les Turcs de 1923 étaient les vainqueurs de la guerre qui
Hansen Frédéric - 2009
57
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
a amené à cette conférence, et que leur état d’esprit n’avait rien à voir avec celui de 1918,
Kemal ayant depuis pris le pouvoir et donné une formidable force à ses négociateurs, au
premier rang desquels on retrouve Ismet, félicité comme il se doit par son chef à la fin de
la conférence.
Les conséquences de Lausanne vues par le « Lyon Républicain ».
Au cours du mois de juillet, le « Lyon Républicain » ne manque pas d’exprimer sa lassitude,
mais aussi la lassitude des parties prenantes aux débats. Le 9 juillet, il écrit que l’on peut
percevoir « le désir unanime d’en finir » des participants, et se demande prudemment si
« la conférence de Lausanne aurait atteint son but ». Après huit mois de négociations
mouvementées, on comprend aisément la prudence des journalistes, ne désirant point crier
victoire trop tôt et voir, encore, leurs espoirs déçus. Le 11 juillet, il peut annoncer avec un
peu plus de certitudes que la paix sera bientôt signée. Hélas, l’espoir et l’optimisme seront
de courte durée car dans les jours suivants, « un incident » va provoquer le retard des
travaux. Le 15 juillet, il regrette que « A Lausanne, tout allait bien, on était d’accord, les
Turcs bénéficiaient d’un traité inespéré ».
L’emploi du « on » par le journal est très récurrent, et dénote une manière très
impersonnelle de parler des protagonistes du conflit, une manière aussi d’en parler de
manière très générale sans faire de distinction.
Le 17 juillet, l’espoir reprend, et le journal écrit en première page que « les Alliés et les
Turcs ont repris contact ; les conversations sont en bonnes voies, on espère un accord ».
Comme au sujet des Turcs, le quotidien lyonnais donnent ses dernières impressions le
22 juillet, après cette date il ne parlera de la conférence de Lausanne que pour annoncer
sa signature, pour détailler les protocoles de signature, mais n’en donnera plus son avis.
Il marque lors de ces dernières impressions un certain détachement, utilisant une
formule vague, semblable à celle employée par le Nouvelliste : « A Lausanne, on va, paraitil, signer la paix. L’Europe recule en Orient. Plus de situations privilégiées… »
La prudence est donc encore de rigueur, ainsi que le scepticisme à l’égard des
conclusions du traité : celles-ci sont totalement défavorables pour les Européens, et
marquent l’abandon de tous les privilèges dans ce pays, que le journal semble déjà regretter
avec un brin de nostalgie.
Enfin, il ne manque pas d’adresser une petite pointe d’amertume à l’égard de la politique
menée par le premier ministre britannique, Lloyd George, qu’il oppose à la politique juste
de la France.
« Et dire que si la France avait été écoutée il y a deux ans, les conséquences
eussent été tout autres. La politique insensée de Lloyd George coûte cher aux
puissances. »
Le coupable est donc tout trouvé : dans la lignée du désastre que représentait un nouvel
affrontement entre les Grecs et les Turcs, Lloyd George est aussi responsable selon le
journal du résultat de la conférence de Lausanne, et du net déclin de l’influence européenne
en Turquie. Ces résultats ont en fait été grandement été influencés par la tournure
des événements de 1922, d’où le fait que Lloyd George soit grandement responsable.
L’Angleterre défendait toutefois les mêmes idées à la conférence de Lausanne, puisque le
chef de la délégation britannique était un proche de Lloyd George, qui avait aussi avalisé
le traité de Sèvres, Lord Curzon.
58
Hansen Frédéric - 2009
PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur
Pour conclure, il est intéressant de noter que des trois journaux, le « Lyon Républicain »
est le seul à ne pas se satisfaire de la conclusion de la paix, aussi décevante soit-elle. On
ne perçoit pas dans ses lignes la satisfaction d’un but premier qui était d’arriver à tout prix
à la conclusion d’une paix qui était absolument nécessaire.
Enfin, il se distingue aussi par son attitude à l’égard des Turcs : moins critiques envers
leurs demandes, qu’il juge malgré tout extravagantes, il pense que si les Turcs agissent de
la sorte c’est qu’ils sont aidés par un puissant allié, enlevant donc une part de responsabilité
aux dirigeants turcs. Dans cette partie, Mustapha Kemal n’occupe pas une grande place
dans les articles du journal, qui sont de toute façon bien plus courtes que les autres journaux.
On distingue moins son empreinte sur la discussion, sur les résultats du conflit, qui est
pourtant bien réelle.
La conférence de Lausanne a donc induit un grand changement d’attitude à l’égard
des Turcs, qui sont désormais beaucoup moins aimés dans les trois journaux. Auparavant
loués pour leurs actions et leur bravoure sur le terrain militaire, ils sont voués aux gémonies
pour leur action diplomatique. Mustapha Kemal n’est encore une fois pas visé ou traité
explicitement, c’est plutôt la Turquie dans son ensemble ou son gouvernement qui sont
jugés. Toutefois, Kemal les représente pleinement, il faut donc voir toute critique adressée
au gouvernement comme une critique adressable à Mustapha Kemal. Pour la Turquie, la
conférence de Lausanne équivaut à la reconnaissance de l’état sur le plan international.
Désormais, la Turquie existe et a pris la succession de l’Empire ottoman. Après avoir obtenu
cette reconnaissance internationale nécessaire, Kemal va s’atteler à l’organisation de l’état
turc, pour créer un nouvel état fort et regarder à nouveau sereinement vers le futur.
Hansen Frédéric - 2009
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Partie III : Mustapha Kemal,
l’organisateur.
Après la victoire contre les Grecs dans un premier temps, puis la victoire diplomatique à
la conférence de Lausanne, Mustapha Kemal va s’atteler à organiser le nouvel état turc
qui voit le jour. Nous allons ici nous intéresser à trois étapes fondamentales des débuts
er
de la Turquie moderne. La première étape est la destitution du Sultan, proclamée le 1
novembre 1922, soit trois semaines avant l’ouverture de la conférence de Lausanne. La
deuxième étape est la proclamation de la République turque et l’élection dans la foulée de
Mustapha Kemal à la présidence de la République, le 29 octobre 1923. La dernière étape
est enfin l’abolition du Califat le 3 mars 1924.
Nous rassemblerons les deux premières étapes dans une même sous-partie, étant
deux réformes qui encadrent de près la conférence de Lausanne qui consacre l’état turc sur
le plan international. La première servira à se détacher du passé, la seconde annoncera le
régime pour les prochaines années.
L’abolition du Califat constituera une sous-partie à elle seule, étant un événement
quelque peu à part, par son aspect spirituel, l’importance du Calife pour les musulmans
du monde entier, et son aspect nouveau, d’un premier état musulman qui se laïcise avec
vigueur.
Dans cette partie, nous étudierons donc chaque étape en se basant sur les journaux de
l’époque, avec des apports extérieurs plus ou moins denses suivant la longueur de l’analyse
des journaux pour comprendre comment l’œuvre de Mustapha Kemal y était comprise.
1° Mustapha Kemal met fin au Sultanat ottoman et
proclame la république turque.
Globalement, on comprend à travers l’analyse des journaux que la destitution du Sultan est
vraiment l’étape importante du processus d’organisation de l’état, au niveau institutionnel en
tout cas. Il est vrai que celle-ci annonce déjà plus ou moins la proclamation de la République,
qui attendra pourtant encore un an. Il fallait en effet que soit terminée la conférence de
Lausanne pour proclamer un nouvel état turc ; de plus, Mustapha Kemal se devait d’être
prudent, et de ne pas agir trop vite pour ne pas éveiller les hostilités, venant surtout de la
part du monde musulman, très attaché aux institutions traditionnelles de l’Empire ottoman.
Une fois n’est pas coutume, nous nous attacherons à analyser ces événements journal
par journal, afin de pouvoir mieux comprendre la pensée de chaque quotidien, tout en
sachant d’ores et déjà que le « Lyon Républicain » n’offrira pas une grande analyse de
la situation, ne gardant pas une grande place pour les actualités internationales dans ses
colonnes.
60
Hansen Frédéric - 2009
Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur.
a. « Le Progrès ».
Autant « le Progrès » se distingue par une analyse fournie de la destitution du Sultan, même
si cet événement est très vite masqué par l’ouverture de la conférence de Lausanne, autant
son analyse de la proclamation de la République se distingue par son néant.
La destitution du Sultan est décidée par Mustapha Kemal et proposée à l’Assemblée
er
Nationale le 1 novembre 1922. L’annonce mettra un petit peu plus de temps que les autres
informations pour arriver dans les colonnes du « Progrès ». Le 3 novembre, la possible
destitution du Sultan est évoquée. Le journal prend soin d’écrire son information à la forme
interrogative, pour montrer qu’il faut attendre la confirmation de l’événement pour en être
totalement sûre. Cette information non confirmée serait de source américaine, qui permet
de donner néanmoins un peu de crédit à la valeur de cette information. Le lendemain, il n’y
pas plus de doutes et l’information est confirmée par le journal, qui titre en première page
« IL N’Y A PLUS D’EMPIRE OTTOMAN ». La formulation ici proposée est intéressante. Elle
montre en effet qu’il ne s’agit pas seulement d’un Sultan destitué qui pourrait éventuellement
être remplacé par un autre, il s’agit ni plus ni moins de la disparition totale de l’Empire
ottoman. Il y a de grandes chances pour que le lecteur découvrant son journal, ou le passant
devant un kiosque ne retienne que cette information, et peu importe en fait la manière. Il est
vrai que c’est là l’important dans la décision de l’assemblée nationale turque orchestrée par
Mustapha Kemal, car son but premier est vraiment de mettre fin à l’institution du Sultan, et
non pas juste à se débarrasser d’un Sultan trop proche des Anglais.
La décision prise par Angora est donc claire : ce n’est pas un changement de régime
de l’Empire ottoman, c’est purement et simplement la fin de l’Empire ottoman. Le dernier
des descendants d’Osman chassé du trône, l’empire cesse d’exister et ne deviendra pas,
par exemple, une république ottomane. Il est normal que le journal voie l’évolution de la
situation de cette manière, car Mustapha Kemal a toujours voulu recentrer le débat sur la
nation turque. Cette idée d’état-nation turc tranche en fait littéralement avec la forme de
l’Empire ottoman, qui n’avait pas réussi à créer une nation ottomane, n’étant en fait qu’une
mosaïque de nationalités sous la même tutelle. Cette mosaïque a d’ailleurs éclaté suite à
toutes les divergences entre ces nationalités. La nouvelle est future nation sera donc turque,
et uniquement turque. L’Empire ottoman disparaît donc bien avec cette annonce, qui doit
symboliquement marquer pour Mustapha Kemal un ordre nouveau.
L’article qui suit nous apporte plus de précision, en expliquant que : « L’Assemblée
d’Angora destitue le Sultan, supprime le gouvernement de Constantinople et se proclame
seule souveraine. Le traité de Sèvres n’existe pas pour elle. »
Comme le quotidien l’explique, cette décision constitue un réel passage de témoin de la
souveraineté en Turquie. Non seulement le Sultan est déchu, mais le gouvernement aussi
est démis de ses fonctions. La Turquie se défait donc du dualisme de l’exécutif, partagé
entre Constantinople et Angora, dans l’idée en tout cas.
Il cite aussi avec précision les deux premiers articles de la loi sur le Sultanat, adoptée
à l’unanimité. Le journal éprouve encore une fois un réel souci de précision, de ne rien
laisser au hasard et d’apporter toute l’information nécessaire à ses lecteurs. Il publie aussi
le « statut organique de la Turquie Nouvelle », détail qui ne doit cependant intéresser que
très peu de lecteurs.
En fait, ce qui est le plus traité dans les pages du « Progrès », ce n’est pas vraiment
la décision en elle-même qui, si elle est détaillée, n’est pas vraiment critiquée ou discutée.
En revanche, la question du devenir de l’état turc est beaucoup plus importante, ce que
Hansen Frédéric - 2009
61
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
justifie l’approche de la conférence de Lausanne. Le journal prend donc les conclusions
suivantes : ayant destitué le Sultan de ses fonctions, le nouveau régime est donc « une
république turque ». Il ajoute que les protagonistes ont décidé d’appeler ce nouveau régime
« l’état turc nouveau ». Plusieurs éléments sont à déduire de cette phrase. Tout d’abord,
même si la république n’est pas encore proclamée, le simple de fait de destituer le Sultan
fait de la Turquie une république selon les dires du journal. Cela semble logique, étant
donné qu’avant la destitution, deux gouvernements cohabitaient en Turquie : l’un, à Istanbul,
était dirigé par le Sultan et n’avait plus aucune autorité effective depuis l’émancipation du
second, à Angora, qui dirigeait désormais les affaires courantes depuis le parlement. En
fait, le gouvernement d’Istanbul était en quelque sorte le gouvernement légal, celui qui était
reconnu par les autorités des autres états. Le gouvernement d’Angora avait depuis quelques
mois pris le pouvoir et était celui qui avait dirigé la guerre contre les Grecs. Il avait d’ailleurs
commencé à être reconnu sur le plan international, par les Français notamment qui avaient
déjà commencé à traiter avec lui pendant le conflit avec les Grecs. Le gouvernement de
Kemal étant basé sur un parlement, le journal en déduit que la République est désormais
en vigueur.
Néanmoins, l’appellation d’ « état turc nouveau » laisse volontairement le flou autour
des contours du futur régime. Cette nouvelle appellation choisie par Kemal montre que
la république n’est pas proclamée, que l’organisation juridique du prochain état turc n’est
pas encore totalement décidée. C’est en fait le journal qui fait ses propres déductions en
avançant que le nouveau régime est maintenant une république. Par ses mots, il semble
en accord avec l’installation de la république dans ce pays, ce qui semble logique étant
donné que « le Progrès » est un journal qui se veut fondamentalement républicain. Il est
en revanche tôt pour se prononcer définitivement, car la nouvelle vient juste d’arriver et
peut-être que dans un futur proche d’autres informations viendront apporter de nouveaux
éclaircissements.
En outre, il n’oublie pas de préciser que le traité de Sèvres n’est plus considéré comme
valable par les dirigeants turcs d’Angora, étant donné qu’il a été signé par le gouvernement
d’Istanbul qui n’existe plus. Le journal donne la précision suivante : « le traité de Sèvres est
annulé : tous les traités sont désormais considérés comme nuls et non avenus si ils ont été
signés depuis le 16 mars 1920 par Constantinople. »
En petit caractère en dessous de cette phrase, le quotidien précise pourquoi depuis
cette date : « c’est la date où Constantinople est occupée par les Anglais », et donc Angora
juge « avec quelques raisons » que le gouvernement était « prisonnier donc irresponsable ».
La date du 16 mars 1920 marque en effet le début de l’occupation officielle de la capitale
ottomane par les Anglais. L’occupation était néanmoins effective depuis le lendemain de la
première guerre mondiale, où les forces alliées avaient déjà commencé à s’installer dans
la ville, et notamment de gros contingentements armés. Le journal est ici encore en accord
avec les points de vue de Mustapha Kemal, acceptant l’idée que depuis l’occupation par les
Anglais, le Sultan et le gouvernement stambouliote n’avaient plus vraiment les mains libres,
et ne décidaient rien sans l’avis des Anglais occupants. C’était en fait un gouvernement
fantôme, tout à fait à la merci des Anglais, ne protestant pas, n’ayant aucune volonté, n’étant
juste là que pour appliquer les décisions des Britanniques. C’est pourquoi il pense que
c’est avec juste raison que le gouvernement d’Angora peut refuser d’admettre que tous les
traités signés depuis cette date sont valables. Le problème est en fait surtout pour le traité
de Sèvres (uniquement signé par les Ottomans et qui a déclenché l’ire de Kemal et des
nationalistes) qui est censé régler le problème de la paix au Proche Orient, et qui se voit
62
Hansen Frédéric - 2009
Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur.
tout d’un coup totalement remis en question, à trois semaines d’une nouvelle conférence
qui doit à nouveau statuer sur la paix dans cette région et doit se prononcer définitivement.
Les journalistes sont donc pour le moment toujours d’accord avec Mustapha Kemal
et ses décisions, et cela tranche avec ce que nous avons pu voir précédemment durant
la conférence de Lausanne où, plus la conférence avance, plus leur point de vue évolue
en défaveur des Turcs. Néanmoins, nous pouvons nous demander selon quelle logique les
journalistes du « Progrès » semblent en accord avec les décisions de Mustapha Kemal :
est-ce vraiment un soutien à la cause turque, ou est-ce une opposition pure et simple à la
politique orientale de la Grande Bretagne ? Il est difficile pour nous de trancher, même si le
journal doit très certainement se retrouver dans les deux.
« Le Progrès » avait souvent coutume de publier des extraits de certains autres journaux
afin d’élargir le champ d’analyse. Souvent il n’est pas vraiment essentiel de les rapporter car
ce n’est pas l’avis du journal qui est exprimé, même si nous pouvons penser que rapporter
des propos dans ses colonnes peut dévoiler un certain accord avec ce qui est dit dans ces
propos. Ici, il est intéressant de relever l’avis d’un envoyé spécial du Temps repris dans « le
Progrès », car « le Progrès » a qualifié ces propos de « précisions qui méritent de retenir
l’attention ». Ainsi ce journaliste du Temps tient les propos suivant sur Mustapha Kemal :
« ce chef militaire, a voulu compléter son action militaire par une œuvre de législation. »
Ainsi pour l’auteur, Kemal débute vraiment son action dans le domaine de l’organisation
de l’état avec la proclamation de la destitution du Sultan. Il le reconnait en fait surtout pour
son action en tant que militaire. C’est un peu oublier la création de la Grande Assemblée
55
Nationale Turque , ainsi que le gouvernement provisoire mis en place en parallèle de
l’Assemblée. Ces actions étaient l’œuvre de Mustapha Kemal, qui n’a donc pas attendu
la fin de la guerre et la destitution du Sultan pour devenir aussi un législateur. Il a depuis
quelques temps déjà mené cette action en parallèle à son activité de général à la tête des
troupes nationalistes. Kemal savait juste, en fin politicien, que les musulmans du pays et des
états voisins étaient très attachés à la personne du Sultan, il fallait donc attendre le moment
opportun pour pouvoir le destituer sans risquer de provoquer de trop grands remous.
Enfin, un autre problème est soulevé mais passe relativement au second plan : la
suppression des pouvoirs temporels du Calife. Le journal le mentionne juste en détaillant
les premières conclusions de la destitution du Sultan et de ce qu’elle entraîne.
A la fin de son article du 4 novembre, « le Progrès » se demande alors ce que va devenir
la conférence de Lausanne avec cette annonce. C’est en fait là le point qui intéresse le plus
les Occidentaux, savoir comment va se dérouler la conférence tant attendue maintenant
que le seul interlocuteur sera le gouvernement nationaliste de Mustapha Kemal.
C’est en fait le lendemain, le 5 novembre, que le journal propose une analyse plus
poussée de la situation, expliquée par le fait qu’il a eu une journée de plus pour y réfléchir
et en mesurer les conséquences.
er
Il considère en effet que le 1 novembre, une « triple nouvelle » est parvenue depuis
Constantinople : « il n’y a plus de gouvernement à Constantinople. Il n’y aura plus de
monarque en Turquie. Il n’y aura plus de Calife pour commander aux croyants. »
Ces trois nouvelles, le journal va les expliquer une par une.
Il est écrit notamment la phrase suivante : « brusquant toute formalité sans attendre la
consécration de l’Europe, il vient de se proclamer la seule autorité officielle et de proclamer la
55
La GANT a en effet été créée le 23 avril 1920, date de sa première plénière.
Hansen Frédéric - 2009
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
déchéance du Sultan de l’étranger. » la surprise semble donc de mise pour le journal. Celuici devait en effet penser que les décisions relatives au corps même de l’état turc seraient
prises après la conférence de Lausanne, conférence qui devait permettre au gouvernement
de Mustapha Kemal d’être reconnu comme le seul gouvernement de la Turquie. Toutefois,
il est permis de s’interroger sur la décision de Mustapha Kemal de destituer le Sultan
de Constantinople. En effet, peut-être désirait-il attendre effectivement la conférence de
Lausanne et la reconnaissance internationale de son nouveau gouvernement. Toutefois,
il faut savoir que les Alliés, pour la préparation de la conférence de Lausanne ont convié
le gouvernement d’Angora et le gouvernement de Constantinople à y participer. Cela,
Mustapha Kemal ne l’a pas toléré, surtout additionné au fait qu’effectivement, le Sultan
comptait envoyer des représentants. Pour lui, cette idée était intolérable : pourquoi le Sultan
pourrait se présenter à Lausanne alors qu’il a collaboré avec les Anglais, qu’il n’a rien fait
pour libérer le territoire des Grecs et qu’il a signé le traité de Sèvres ? C’est dans cette
optique qu’il a décidé de destituer le Sultan à l’Assemblée Nationale, pour devenir le seul
gouvernement à même de se présenter en Suisse.
Le journal pense que les Européens n’ont pas à s’opposer à cette décision, et espère
que « les puissances européennes auront la sagesse de s’y résigner. » Il accepte donc cette
décision, qui fait partie des affaires intérieures de l’état, et c’est pour cela qu’il faut que les
Européens acceptent la situation, par respect pour la souveraineté turque, et surtout pour
le gouvernement qui vient de se battre pour libérer son territoire.
Il écrit en outre ici clairement que la monarchie est totalement révolue en Turquie, une
république va réellement prendre le relai. Il ajoute en effet : « jusqu’ici, le gouvernement
en Turquie était la monarchie dont l’absolutisme était à peine tempéré par l’existence d’un
parlement fantôme. Aujourd’hui, c’est le parlement qui sera le souverain unique. »
« Le Progrès » semble ici malgré tout très heureux qu’une république voit le jour, plutôt
qu’une monarchie absolue, qui est en tout point contraire à l’idée de la démocratie, qui
d’ailleurs n’est même pas sauvée par l’existence d’un parlement en Turquie, qui n’a vraiment
aucune prérogative et qui est simplement là pour avaliser les décisions du Sultan. Il se réjouit
donc de la prise de pouvoir du parlement, qui semble nettement plus démocratique que la
configuration précédente du pouvoir. Il explique en outre qu’il n’y a donc plus de Sultan,
mais surtout qu’il n’y a même pas de gouvernement séparé, c’est réellement le parlement
qui a tout le pouvoir et qui doit décider de tout. En se penchant sur le système transitoire
turc proposé par Kemal, on comprend que cette analyse est un peu légère, car l’Assemblée
Nationale élit un président et un gouvernement, qui, s’ils sont choisis parmi les députés, ont
quand même de réelles compétences exécutives que n’a pas le parlement dans sa globalité.
Enfin, la dernière nouvelle, celle qui va sans doute poser le plus de problème à
Mustapha Kemal, c’est la question du Califat.
« Le peuple turc ne sera point seulement le peuple élu de Dieu, il sera le peuple électeur
du lieutenant de Dieu. Est-ce que cela va être accepté par les autres musulmans ? La
question a le mérite de se poser ». Il faut ici revenir sur l’analyse précise de la décision de
la GANT. Auparavant, le Sultan, chef temporel, était aussi le Calife, chef spirituel de tous
les croyants sunnites. En supprimant la fonction de Sultan, il fallait également statuer sur
le Califat, un sujet d’ailleurs nettement plus épineux pour Mustapha Kemal car ayant trait à
la religion, domaine très sensible dans le monde musulman de l’époque. Il a donc décidé
de la formule suivante : le Sultan est destitué, et la fonction n’existe plus. Néanmoins, le
Calife continuera bien d’exercer ses fonctions, mais dans une position distincte et n’ayant
aucun pouvoir temporel, ne pouvant agir que sur le spirituel. Il a donc décidé que le Sultan
fraîchement destitué, Mehmet VI, ne pouvait en aucun cas rester Calife, étant donné que par
64
Hansen Frédéric - 2009
Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur.
son soutien aux Anglais il avait déjà trahi la patrie. Il est donc aussi démis de ses fonctions
de Calife, et la question est de savoir comment choisir le nouveau Calife. Kemal tranche la
question rapidement : le nouveau Calife sera élu par l’Assemblée Nationale, et sera choisi
parmi la famille des descendants d’Osman. C’est l’élection par l’Assemblée qui va en fait
poser problème pour le journal. En effet, que vont en penser les autres états musulmans ?
Avant, la légitimité de Calife était respectée car il était choisi par l’ancien Calife, et il venait de
la même famille qui tirait son pouvoir de droit divin. Maintenant, cela serait une assemblée,
donc des députés élus par le peuple qui élirait le représentant de Dieu sur terre. Il serait en
outre seulement élu par le peuple turc, alors qu’il serait par la suite commandeur de tous
les croyants sunnites, de l’Irak au nord de l’Afrique en passant par la péninsule arabique.
Ces peuples seront donc en droit de protester contre l’élévation du peuple turc en peuple
électeur du représentant de Dieu sur la terre.
C’est pourquoi « le Progrès » pense que « la jeune république turque va connaître à
son tour des difficultés ».
Une autre dépêche du « Progrès » attire aussi l’attention. C’est celle du 6 novembre,
très courte, mais qui comporte un titre évocateur : « Après le coup d’état d’Angora ».
Les informations de cette dépêche ne sont pas vraiment d’un intérêt majeur, hormis le fait
que le cabinet du Sultan soit démissionnaire et que Refet Pacha est nommé gouverneur
de Constantinople. C’est surtout le titre qui amène à réfléchir, car un coup d’état est
en général connoté très négativement. Pourtant, en Turquie, la décision qui a été prise
semblait rassembler les suffrages de la population, « le Progrès » du 4 novembre rapportait
notamment que la population semblait se satisfaite de cette décision, et qu’aucun trouble
n’avait suivi l’annonce. Du coup, l’emploi du terme de coup d’état fait réfléchir, d’autant plus
que le journal semblait plutôt en accord avec la décision prise par Mustapha Kemal et les
siens. Il faut peut-être alors revoir le terme coup d’état dans un sens purement qualitatif,
désignant une personne ou un groupe de personne reprenant le pouvoir, souvent par la force
et par des moyens non constitutionnels. La question, qui a en tout cas le mérite d’exister,
reste ouverte.
Très vite, la destitution du Sultan est en fait masquée par l’approche de la conférence
de Lausanne. Pour les Européens, et pour les journaux, « le gouvernement d’Angora
manifeste de nombreuses exigences ». Le problème des demandes turques en vue de la
conférence de Lausanne est vraiment le souci principal du quotidien. La querelle sur les
récentes demandes turques occupera donc les lignes du « Progrès » jusqu’à l’ouverture de
la conférence de Lausanne, et fera figurer la destitution du Sultan au second plan, alors que
cela semblait être un événement majeur. Quelle est la tactique employée ici par Mustapha
Kemal ? On peut en effet se demander s’il a volontairement formulé de nouvelles demandes
aux Européens au moment où il supprimait le Sultanat afin de cacher cette dernière mesure
derrière des annonces qui à coup sûr exciteraient les Alliés. Il s’agit sûrement là d’un calcul
politique, mais à voir plutôt dans l’autre sens : la destitution du Sultan a été décidée du
fait de l’approche de la conférence de Lausanne et de l’envie manifestée par le Sultan d’y
envoyer des représentants. Pour lui, la difficulté était plus de faire accepter la fin du Sultanat
en Turquie et dans les autres pays musulmans, plutôt que de la faire accepter aux états
européens, qui, se voulant les promoteurs de la démocratie depuis la fin de la première
guerre mondiale, ne seraient pas forcément contre l’établissement d’une république en
Turquie, même si pour les Anglais la destitution du Sultan équivalait à la perte d’un allié
important, remplacé par un Mustapha Kemal peut enclin à collaborer comme a pu le faire
Mehmet VI.
Hansen Frédéric - 2009
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Enfin, après la très longue parenthèse de la conférence de Lausanne, Mustapha
Kemal va pouvoir réfléchir à la proclamation de la République. Il décide d’abord d’attendre
que le traité soit signé, le 24 juillet 1923 ; ensuite, il attend que les Européens quittent
définitivement Istanbul le 6 octobre de la même année. Enfin, il va pouvoir décider de
proposer la proclamation de la République au parlement. Il en informe tout d’abord ses amis,
puis le propose à l’Assemblée. La république est proclamée dans la soirée du 29 octobre
1923, et il en est élu président dans la foulée.
Dans « le Progrès », l’annonce passe quasiment inaperçue. Une seule dépêche, deux
jours après la proclamation à Angora, traite de cette annonce. C’est en effet le premier
novembre que le journal publie un article qui a pour titre « la Nouvelle République Turque
va démobiliser ». Le seul emploi de Nouvelle République nous indique qu’une république
a été créée en Turquie, nous avons cependant pas plus d’informations. En plus, le titre
porte sur la démobilisation de troupes décidées par le gouvernement. La proclamation de
la république n’est même pas ici l’information essentielle, elle passe derrière l’annonce de
la démobilisation.
Dans l’article en revanche, quelques informations supplémentaires sont données : le
cabinet d’Ismet Pacha, promu premier ministre par Mustapha Kemal a la confiance de
l’Assemblée, tandis qu’une déclaration d’Ismet est publiée : il va en effet tenter de « maintenir
solidement l’existence et l’intégralité de la République Turque. »
« Le Progrès » se distingue donc par son absence d’analyse sur cette proclamation
de la République. On peut en effet trouver plusieurs explications à cela : tout d’abord, le
56
contexte politique de l’époque, où les questions italiennes
et allemandes sont de plus
en plus préoccupantes, surtout en Allemagne, où le gouvernement refuse de payer les
réparations de la première guerre mondiale. Donc très logiquement, la question turque
passe au second plan, surtout que les affaires y semblent réglées depuis la fin de la
conférence de Lausanne et l’évacuation de Constantinople. Ce qui s’y passe est désormais
considéré comme les affaires intérieures du pays, qui intéressent à un moindre degré les
journalistes du « Progrès » et très sûrement la population, plus demandeuse d’informations
sur ce qui se passe près d’elle. Enfin, d’après l’analyse que nous avons pu faire de la
destitution du Sultan, on comprend que le journal ne s’attarde pas trop dessus une fois la
république proclamée. En effet, pour lui, la destitution du Sultan équivaut à l’établissement
de la république dans le pays, car sans le gouvernement de Constantinople il ne reste que le
er
parlement d’Angora pour diriger. Tout est donc fait après le 1 novembre 1922, il n’y a plus
de suspens et cela explique pourquoi la proclamation de la république n’est pas considérée
comme un événement majeur, mais permet en fait juste de donner effectivement un nom
au nouveau régime turc.
b. « Le Nouvelliste ».
« Le Nouvelliste » se situe dans la même lignée que « le Progrès » au sujet de la destitution
du Sultan et de la proclamation de la république. Très expansif sur le premier thème, muet
sur le second. Toutefois, nous avons pu constater certaines disparités entre l’analyse du
« Progrès » et celle du « Nouvelliste » que nous allons tenter d’expliquer.
56
A la fin du mois d’octobre 1922, les fascistes italiens ont marché sur Rome, provoquant ainsi un bouleversement politique.
Celui-ci a conduit à la nomination de Benito Mussolini à la présidence du conseil italien, installant le fascisme au sommet de l’état.
66
Hansen Frédéric - 2009
Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur.
Tout d’abord, « le Nouvelliste » semble avoir l’information plus rapidement. En effet,
dès le 3 novembre, l’information est réelle, affirmative, alors que dans « le Progrès »
l’information était à mettre au conditionnel le même jour. « Le Nouvelliste » titre en effet
en première page : « la déchéance du Sultan de Constantinople ». Déjà le quotidien tire
les premières conclusions de cette décision : « elle [l’Assemblée Nationale] déclare enfin
le peuple souverain et décida de remplacer l’appellation d’Empire ottoman par celle d’état
turc, ce qui équivaut à la proclamation d’une République ». Plusieurs idées sont à retirer
de cette première conclusion du 3 novembre. La première, et la plus évidente, est le fait
que la destitution du Sultan signifie pour le journal la proclamation d’une République. Pour
lui, la conclusion est la même : vu que le Sultan est déchu, que le monarque est déchu,
qu’il est en outre déchu par une Assemblée Nationale, le régime suivant ne peut que être la
république. En fait, à travers les lignes du quotidien, on devine que c’est surtout la nouvelle
appellation d’état turc qui lui confère ce statut de république, aux yeux des journalistes. En
effet, le terme « état » est assimilé à un régime républicain, l’état représentant la totalité de la
population. Cette appellation amène à réfléchir quand à la portée du mot « état » et au sens
qui lui est donné. Aujourd’hui, un état n’est pourtant pas forcément synonyme de démocratie
ou de république. De nombreux pays sont appelés des états et sont encore des dictatures,
ou du moins des régimes autoritaires. En outre, quand on revient dans le passé, Louis XIV
avait déclaré que « l’état, c’est moi » ; expliquant par là que la monarchie était désormais
absolue, et qu’il incarnait totalement la France à son époque, tout seul. Le quotidien lui, a
tendance à considérer que l’état est un régime forcément plus démocratique qui, pour le
cas turc, se construit en opposé à l’Empire ottoman, qui était en fait une monarchie absolue.
Il est ensuite intéressant de réfléchir sur la portée du titre. En titrant « la déchéance du
Sultan de Constantinople », il est permis de penser pour un lecteur lambda qui aurait suivi les
événements en Turquie que le Sultan est simplement démis de ses fonctions du fait de ses
relations avec les Anglais. Cependant, il pourrait croire que l’institution du Sultanat pourrait
perdurer, et que le Sultan déchu pourrait être remplacé par un autre Sultan. Pourtant, dans
le détail du texte, le journal conclut à l’établissement d’une république, ce qui explique donc
que cette destitution marque la fin d’une institution pour toujours, et que l’Empire ottoman
n’est plus.
Ce qu’il faut aussi relever dans cet article du 3 novembre, c’est que le journal déclare
que la proclamation de la destitution du Sultan a été proposée à l’Assemblée non pas
par Mustapha Kemal, mais par Riza Nuri Bey, faisant croire que le Ghazi n’est pas à la
base de cette proposition, alors que dans les faits, c’est évidemment lui qui a planifié cette
destitution, et depuis longtemps. Riza Nuri Bey a juste en fait effectué le rôle de porte parole
de Mustapha Kemal dans cette déclaration.
Il faut néanmoins attendre le 4 novembre pour avoir de plus amples informations. Nous
pouvons penser que le 3 novembre, la nouvelle était très récente, et que le journal n’a
pu avoir toutes les informations nécessaires. Le 4 novembre, le titre prend une dimension
supérieur et ne laisse pas de place pour le doute : « le renversement de l’empire turc ».
La destitution prend ici une plus grande ampleur que la veille, où le titre annonçant la
déchéance du Sultan pouvait laisser croire à un possible remplacement par un autre
souverain. Ici, la décision atteint tout l’empire turc, n’a pas juste trait à la fonction. Elle met
purement et simplement fin à un empire vieux de plus de six cents ans. L’empire est donc
renversé, et ne se relèvera pas. Outre toutes les informations techniques et légales que
fournit le journal dans cette édition (publication du texte de loi voté ou de la lettre de Ferid Bey
annonçant le rejet de tous les traités signés depuis le 16 mars 1920), le journal nous donne
Hansen Frédéric - 2009
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
également des analyses intéressantes ainsi que sa vision des choses, qui sera approfondie
dans son édition du lendemain surtout.
Ici, le journal dévoile une version assez simpliste de l’adoption du décret. En effet, il
écrit que « c’est au milieu des acclamations que la GANT a voté le renversement de l’Empire
ottoman et voté son remplacement par le gouvernement d’Angora ». Selon ses écrits,
l’ensemble des députés turcs à l’assemblée ont été enthousiasmés par cette annonce.
Il est intéressant de mettre cette analyse en parallèle avec celle de Benoist-Méchin. Cet
57
auteur écrit dans son ouvrage que quand Mustapha Kemal a soumis ce renversement du
Sultan, cela ne s’est pas fait aussi simplement. En effet, il explique que Kemal a du mettre
la pression sur les députés avec l’entrée de sa garde personnelle, armée, dans l’enceinte
du parlement. Le vote a donc été réalisé dans une atmosphère tendue, et le résultat du
vote accompagné d’applaudissements timides. Le contraste est donc saisissant avec les
écrits du quotidien catholique. Pourtant la majorité des écrits sur cette période nous montre
que la réforme ne fut pas si difficile que cela à faire voter par les députés. Kemal explique
lui-même dans ses Mémoires que certes il a fallut convaincre les récalcitrants, qui étaient
surtout des imams opposés à la séparation du Sultanat et du Califat, mais qu’après avoir
reçu les explications ceux-ci se sont totalement ralliés à son projet. On peut donc penser
que « le Nouvelliste » est proche de la réalité, quand il parle d’acclamations. Mais il rajoute
er
une nouvelle dimension à cette séance de l’assemblée le 1 novembre 1922. Dans un
premier temps, il écrit que « l’Empire ottoman a été renversé à l’unanimité. » Ce n’est pas
seulement un souverain déchu par son peuple, c’est en fait tout un empire défait par une
assemblée, où tout le monde était d’accord. L’unanimité n’est pas vraiment réelle, elle a
pu être le résultat officiel du vote, mais il se trouvait tout de même certains opposants à
l’assemblée, ou au moins certains opposants qui ont voté malgré eux pour cette décision.
Dans un second temps, le journaliste ajoute que cette décision a été prise « au milieu
d’acclamations frénétiques ». L’ambiance ainsi décrite dépasse les limites du rationnel. Le
terme de frénétique fait en effet appel à une référence médicale, où la frénésie dénonce
un état de forte fièvre, de délire, d’hystérie. L’enthousiasme des députés dépasse donc
l’entendement, ils seraient donc tous entrés à l’annonce de cette décision dans une sorte
d’état second, une sorte de fièvre, transportés par l’annonce de la fin de l’Empire ottoman.
C’est bien sûr volontairement exagéré, mais « le Nouvelliste » semble vouloir montrer que
la joie et l’excitation étaient vraiment d’une grande ampleur.
Pour l’instant, nous pouvons voir dans l’analyse du « Nouvelliste » qu’il n’est pas
farouchement opposé à cette décision. L’analyse sera plus ambigüe le lendemain, où le
journal mélange analyse de la situation et crainte pour le futur, en se posant notamment
les premières questions sur le devenir de la conférence de Lausanne suite à la destitution
du Sultan.
La première conclusion est que cette annonce met réellement un terme à l’existence
de l’Empire ottoman, et par delà à la question de l’homme malade.
« L’épithète séculaire d’homme malade, qu’on appliquait au Sultan de Constantinople,
qui personnifiait jusqu’à présent la Turquie, doit être rayée du répertoire diplomatique. »
Ainsi, la fin du Sultanat marque aussi la fin de la question de l’homme malade, et donc de la
question d’Orient. Le journal annonce que les Européens, pour ne citer qu’eux, devront avoir
une toute autre approche diplomatique avec la Turquie, n’ayant plus en face d’eux un état
en déliquescence, miné par les divisions internes et incapable de faire valoir ses intérêts au
57
Op cit. p.290-292. L’auteur raconte en effet que la situation était très tendue à l’Assemblée, que Kemal a eu de grandes
difficultés à faire passer la réforme, qui ne trouvait que très peu d’échos.
68
Hansen Frédéric - 2009
Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur.
niveau international. La question d’Orient, qui consistait pour les puissances européennes
et l’empire russe à conquérir un maximum de territoires que l’Empire ottoman ne pouvait
plus gérer, n’a donc plus de raison d’être. La Turquie est désormais un état souverain, fort
et qui sait ce qu’il veut. En outre, les contrées où les Ottomans n’arrivaient plus à faire valoir
pleinement leur autorité sont depuis la fin de la seconde guerre mondiale, où même souvent
58
depuis le XIXème siècle
sont devenues autonomes puis indépendantes. La diplomatie
sera donc à terme totalement différente avec la Turquie, et c’est un des enseignements
principaux à retenir de l’annonce de l’Assemblée d’Angora.
Plus loin dans l’article, « le Nouvelliste » explique un peu plus la réforme, précisant que
le Sultan nouvellement déchu « ne sera pas remplacé », confirmant donc une décision de
plus grande ampleur à caractère définitif. Ensuite, il explique pourquoi Kemal et l’Assemblée
ont décidé de cela : « cette décision a été prise suite au désir du gouvernement de
Constantinople d’envoyer des représentants à Lausanne ». Cette justification sera la même
que dans divers ouvrages lus sur la question et, notamment, les Mémoires de Mustapha
Kemal, où il explique qu’il n’est pas possible que Constantinople puisse envoyer des
représentants à Lausanne, eux qui n’ont en aucun cas contribué à la libération du territoire.
C’est pourquoi la décision la plus simple à prendre pour les empêcher de prendre une telle
décision était tout simplement de les démettre de leurs fonctions
59
.
Sans vraiment l’expliquer, « le Nouvelliste » pense que cette décision « peut avoir des
effets très graves ». Nous pouvons penser que ces effets pourraient jouer dans plusieurs
domaines. Tout d’abord, et c’est là le sujet qui intéresse « le Nouvelliste » au premier chef,
la question du maintien de la conférence de Lausanne est posée. Même si les réactions
des autres nations ne sont pas parvenues, il convient de s’interroger sur la portée de
cette annonce, particulièrement chez les Britanniques, où Lloyd George était assez proche
du Sultan. Ensuite, ces effets peuvent se situer au niveau de la Turquie : est-ce que la
population va accepter la destitution d’un personnage aussi emblématique que leur Sultan,
institution respectée depuis des siècles ? La question de l’acceptation de cette décision
se pose aussi dans les pays musulmans au sens large, qui reconnaissent la personnalité
du Sultan surtout car elle est confondue avec celle du Calife, chef de tous les croyants.
Il est légitime dans cette optique de se demander si les musulmans vont accepter cette
déchéance, et s’ils ne vont pas protester.
Pour ce qui est de la façon dont la Turquie va se gérer, institutionnellement et
légalement, « le Nouvelliste » a une idée bien précise dessus, partagée par « le Progrès »
et déjà vaguement exprimée dans les éditions précédentes du quotidien.
« La loi de l’Assemblée Kémaliste n’indique pas la forme du nouveau régime, mais elle
se devine, et il est probable que Mustapha Kemal soit nommé président de la république
ottomane. »
Quand le journal affirme qu’on peut deviner les contours du nouveau régime, on devine
en effet aisément quel va être le régime que Kemal va mettre en place, le journal ayant déjà
affirmé que l’élimination du Sultanat correspondait à la mise en place d’une république, ne
restant que la GANT pour gouverner. Ici, le journal apporte une précision supplémentaire, à
savoir que Kemal sera selon eux le futur président de la république. Cette idée implique deux
choses : la certitude que la république va être programmée dans les prochains jours, et que
58
59
Consulter l’historique de l’Empire Ottoman en annexe.
L’annonce principale est certes la destitution du Sultan, mais dans la même loi, le gouvernement d’Istanbul, avec à sa tête
le Grand Vizir, est aussi démis de ses fonctions.
Hansen Frédéric - 2009
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
donc la destitution était planifiée de longue date, Kemal attendant simplement le moment
opportun pour en déclencher le processus. Ensuite, la certitude que si élection présidentielle
il y a, Kemal en sera forcément le président. Cela paraît en effet une solution logique, Kemal
étant le seul apte à remplir cette fonction, en témoigne tout ce qu’il a déjà accompli par le
passé. Il faudra néanmoins compter sur les oppositions à l’assemblée, qui déjà depuis la fin
de la guerre réclament le départ de Mustapha Kemal, lui expliquant que la guerre terminée
sa mission l’est aussi par conséquent. Ils refusent que Kemal ait trop de pouvoir, car ils
craignent une potentielle dictature et sont aussi opposés à Kemal sur différents aspects.
« Le Nouvelliste » s’attarde ensuite sur un autre aspect très important de la décision
de l’Assemblée nationale : « cette décision enlève à la Turquie une force morale dont elle
a bénéficié pendant des siècles. » Depuis que le Sultan Selim II avait ramené les reliques
60
du prophète à Constantinople en 1517
, le Sultan ottoman était aussi le Calife, chef
de tous les musulmans sunnites. Cela conférait en effet une grande autorité à l’Empire
ottoman, qui pouvait faire passer ses décisions dans le monde musulman pour des décisions
er
d’ordre spirituel plutôt que purement politique. Dans son décret du 1 novembre 1922,
l’Assemblée Nationale prévoit en parallèle à la destitution du Sultan, la séparation du
Sultanat et du Califat. Le Calife aura donc désormais une autorité uniquement spirituelle,
tandis qu’auparavant l’homme qui cumulait les deux fonctions disposait d’un immense
pouvoir, temporel et spirituel. Choisir d’abandonner ce pouvoir est une grande perte pour
la Turquie, estime les journalistes du « Nouvelliste ». La Turquie semble devoir redevenir
avec cette décision un état musulman parmi d’autres, même si le Calife se situe toujours
en Turquie d’après les textes, la décision de Kemal semble toutefois mettre grandement à
mal l’institution du Califat.
D’ailleurs, cette décision serait susceptible d’éveiller des rancœurs parmi les
musulmans du monde entier ; c’est en tout cas ce que craint le quotidien dans son édition du
6 novembre. « On redoute les conséquences de ce conflit avec la population musulmane. »
En effet, on peut croire que la population musulmane ne tolèrera pas que l’on touche à la
personne du Sultan et du Calife, de même qu’à l’institution, étant depuis très longtemps
attachée à elle. Le journal attend ainsi de voir comment vont réagir les musulmans de
Turquie, mais aussi des autres pays. Il redoute un affrontement, un soulèvement des
musulmans turcs contre les nationalistes de Mustapha Kemal.
En fait, s’il semble considérer ces craintes avec sérieux, « le Nouvelliste » ne donnera
pas vraiment suite à cette affaire, qui, comme la destitution du Sultan en elle-même, va être
très vite occultée par l’ouverture prochaine de la conférence de Lausanne, et les premiers
débats sur les demandes turques.
A partir du 6 novembre, soit moins d’une semaine après l’annonce faite par la Gant,
la question de Lausanne revient au premier plan, le journal précisant juste que le Sultan
refusait d’abdiquer, mais que le gouvernement avait, lui, démissionné et semblait accepter
la décision. Le 9 novembre, le journal est extrêmement dur avec les Kémalistes. Cela
n’a cependant, semble-t-il, rien à voir avec la destitution du Sultan. Pour le journal, les
61
demandes faites par la Turquie pour la conférence de Lausanne sont « extravagantes ».
Il explique que Kemal est en train « de se mettre à dos toutes les puissances », et qu’il
« dépasse la mesure des concessions qu’on a cru nécessaire de consentir ». On voit en
fait ici le début de l’animosité manifestée durant la conférence de Lausanne : subitement
60
61
70
Consulter l’historique en annexe.
Voir le chapitre précédent.
Hansen Frédéric - 2009
Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur.
le journal change en effet de ton à propos des Turcs, sans que l’on sache vraiment si
la destitution du Sultan a quelque chose à voir avec ce retournement de situation. A
l’opposé des commentaires que l’on pouvait lire quelques semaines auparavant, le journal
explique qu’ « il y a des limites à la condescendance », que les Turcs emploient « un
ton inacceptable », et parlant de Constantinople le journal pense que « les mesures
draconiennes prises par les Kémalistes ont créé un mouvement de xénophobie des plus
dangereux ». En résumé, Kemal est sérieusement égratigné à l’approche de la conférence
de Lausanne, et la décision de la destitution du Sultan que l’on croyait dangereuse est
très rapidement totalement éclipsée par la conférence. Celle-ci se chargera de régler les
derniers différents, comme nous avons pu le constater, et va permettre à la Turquie d’ouvrir
une ère nouvelle sous l’égide de Mustapha Kemal. En effet, trois mois environ après la fin
de la conférence, la République turque est proclamée.
A l’instar du « Progrès », « le Nouvelliste » ne va pas vraiment prêter attention à la
nouvelle du 29 octobre 1923. Simplement, il explique que, le 6 octobre, Constantinople
est évacuée par les Alliés, conformément aux dispositions de la conférence de Lausanne.
Une fois libérée, le journal se demande comment la Turquie va établir un nouvel état
sur des bases solides. Il explique à travers ses différents articles que les Turcs ne se
posent pas les questions importantes, sur l’établissement du régime ou sur le commerce
extérieur, ils se posent des questions « byzantines », comme par exemple sur la forme
du parlementarisme. Le journal pense que les discussions à l’assemblée sont abstraites,
« empruntes d’universalisme allemand ». En outre, les dirigeants sont selon le quotidien
« peu enclins à établir un régime de libertés, dans un pays où elles avoisineraient vite avec
l’anarchie ». Le journal est donc très sévère, à l’égard des dirigeants turcs, d’une part, mais
aussi et surtout à l’égard de la population d’autre part. Considérer en effet qu’un peuple ne
peut vivre dans un régime de libertés sans que cela ne se transforme en anarchie n’est pas
montrer un bon aspect de ce peuple.
A la fin du mois d’octobre, le journal relate les informations aux moyens de dépêches
courtes. Comme tout semblait déjà avoir été dit avec la destitution du Sultan, le journal
ne semble pas réellement s’émouvoir de l’annonce de la proclamation de la république,
la considérant seulement comme une confirmation des événements précédents, comme
une mise au point légal de ce qui était déjà vrai dans les faits. Le 31 octobre, le quotidien
catholique se contente donc d’annoncer la proclamation de la république dans une dépêche,
en publiant un petit extrait du changement de constitution, sans vraiment prendre le temps
de détailler réellement ce qui s’est passé. Enfin, nous pouvons lire dans ses colonnes deux
petites annonces les premier et 3 novembre, où est relaté la nomination d’Ismet Pacha
comme chef du gouvernement, avec pour programme de « maintenir l’existence et l’intégrité
de la République turque ». L’élection de Mustapha Kemal à la présidence de la république
est ensuite annoncée sans trop non plus rentrer dans les détails. Il semble vraiment y
avoir eu une fracture juste avant la conférence de Lausanne. Ajoutée au sentiment qu’il
n’y avait guère de suspens, que la république serait proclamée avec Mustapha Kemal
comme président, on comprend pourquoi « le Nouvelliste » ne s’étend pas sur la question
à l’automne 1923.
c. Le « Lyon Républicain ».
Au contraire de ses deux confrères étudiés, le « Lyon Républicain » élude quasiment
totalement la question de la destitution de l’Empire ottoman, en plus de ne s’intéresser que
très peu à la proclamation de la République.
Hansen Frédéric - 2009
71
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Comme pour les autres thèmes étudiés, « Lyon Républicain » laisse une place moindre
à l’actualité internationale, se concentrant plus sur l’actualité lyonnaise ou même nationale,
trouvant ces considérations plus proches des inquiétudes des Français.
Concernant la destitution du Sultan, le « Lyon Républicain » consacre seulement un
article à cette nouvelle, le 4 novembre. En outre, ce seul article ne détaille pas beaucoup la
destitution de Mehmet VI. En effet, même s’il titre dans un premier temps « Angora proclame
la déchéance du Sultan Mehmet VI », le journal tire plutôt de grandes conclusions avant de
surtout faire un rappel des dernières années en Turquie et de l’action de Mustapha Kemal.
Tout d’abord, pour le journal, la destitution du Sultan équivaut à « la fin d’un empire
et d’un traité ». Il fait ici allusion à la remise en cause du traité de Sèvres, signé par le
Sultan deux ans plus tôt. Ensuite, la conclusion est la même que pour les autres quotidiens,
avec néanmoins un peu plus de prudence : « c’est la fin de l’Empire ottoman, remplacé
par un état national turc, à forme quasiment républicaine ». Il affiche donc un peu plus de
retenue que les autres quotidiens, expliquant que ce n’est pas encore la proclamation de
la République, mais que la forme de gouvernement maintenant se rapproche un peu plus
d’une république. C’est en quelque sorte une nouvelle étape, de l’absolutisme ottoman à la
république kémaliste. Il est intéressant aussi de s’arrêter sur la définition du nouvel état. Le
journal explique que c’est désormais un « état national turc ». Cela confirme les idées de
Mustapha Kemal ou d’autres jeunes Turcs auparavant : recentrer l’empire sur une nation
seulement turque, les conflits entre les différentes nations de l’empire étant une des sources
de sa perte. L’état est donc désormais national, avec pour seul nation la nation turc. Kemal a
réalisé ce qu’il souhaitait depuis longtemps : créer un état-nation, sur le modèle des nations
européennes.
Cet article fait dans le « Lyon Républicain » office de bilan. Au moment où Kemal a
achevé une réforme très importante, une nouvelle étape, le journal prend le soin de revenir
sur l’ensemble du chemin parcouru jusque là, faisant par là même l’apologie du Ghazi.
« Au moment où le gouvernement d’Angora fait place nette, rappelons-nous d’où il est
sorti. » En fait, plus que se rappeler l’histoire turque dans sa globalité, il se rappelle plutôt
des événements traversés par Mustapha Kemal, en lui construisant un destin héroïque.
En effet, tout d’abord, comme beaucoup de grands hommes, il a démarré modestement,
sans être beaucoup aidé par le destin. « En 1918, il y avait chez les Turcs un général qui
n’avait pas beaucoup de chances, il s’appelait Mustapha Kemal Pacha, en disgrâce ». Il
débute donc difficilement selon le journal, pourtant, en 1918 Kemal était un général déjà
reconnu et disposant déjà du titre de « Pacha », titre donné aux commandants en chef
s’étant distingués. Kemal était en plus « poursuivi par un destin méchant ». Tout semblait
vraiment être contre lui, et pourtant il a su relever la tête. On dénote donc un article à la
gloire de Kemal, comme il avait déjà pu le faire en octobre 1922 après la guerre contre
62
les Grecs.
Le « Lyon Républicain » se distingue donc comme le journal faisant le plus
ouvertement l’apologie du général. Il explique aussi que, « dans ce moment de détresse
nationale, Mustapha Kemal eut l’énergie de réagir ». Kemal est donc présenté comme le
sauveur de la nation, celui qui a fait changer le destin de son pays. Ensuite la fin de l’article
63
rappelle les grandes dates du Kémalisme, depuis le premier congrès d’Erzurum en 1919
. Cet article n’a donc pas grand-chose à voir avec la destitution du Sultan en elle-même, le
62
63
Se reporter à la première partie : l’interview de Mustapha Kemal dans le Lyon Républicain.
Consulter les annexes. Le Congrès d’Erzurum marque le tout début du mouvement de Kemal, c’était le tout premier congrès,
d’une importance encore limitée, n’ayant qu’une dimension régionale.
72
Hansen Frédéric - 2009
Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur.
journal prenant très vite acte de la décision sans la détailler, et la replace dans le contexte
général du pays et dans l’histoire de l’homme qui a changé la Turquie, Mustapha Kemal.
Un an plus tard, la république turque est proclamée. Comme les autres journaux,
le « Lyon Républicain » n’épilogue pas sur la question. Il fournit néanmoins certaines
informations précises. Dans les nouvelles de « dernière minute » du 30 octobre, il annonce
que la république a été proclamée en Turquie, et qu’Angora a fait parvenir une nouvelle
expliquant que Mustapha Kemal était devenu le président de la nouvelle république. Il n’y
a cependant pas d’analyse, pas de réflexions poussées dans le journal, le lendemain seuls
quelques détails sont expliqués : Ismet est le premier président du conseil, la modification
de la constitution, la souveraineté appartient désormais à la nation tout entière… Il donne
ensuite quelques détails constitutionnels, expliquant que le président de la république turque
est choisi parmi les membres de l’assemblée, qu’il est rééligible, et qu’il désigne le président
er
du conseil également parmi les membres de l’assemblée. Le 1 novembre, le journal
expose la ligne de conduite du gouvernement d’Ismet, qui « veut la paix à l’extérieur, la
sécurité et le travail à l’intérieur. » En outre, il publie un message d’Ismet qui espère gagner
la confiance de la nation « par des actes, et non pas par des paroles ».
Il n’y a donc pas beaucoup d’informations sur la proclamation de la République, pas
beaucoup de conclusions à tirer non plus. Durant cette période, le centre des préoccupations
du « Lyon Républicain » n’est pas ce qui se passe en Turquie, mais les difficultés en France,
ce qui semble tout à fait légitime. Le thème de « la vie chère » prend en effet encore une
grande place dans le journal.
Les journaux accordent donc globalement une importance limitée à la destitution du
Sultan. Si dans un premier temps l’événement fait la une des journaux, il est très vite
éclipsé par l’ouverture de la conférence de Lausanne. « Le Progrès » et « le Nouvelliste »
s’attardent pourtant quelques peu sur la décision de Mustapha Kemal, au contraire du « Lyon
Républicain ». L’annonce est en tout cas un moment historique, et très symbolique, mettant
fin à un empire et un système vieux de plus de six siècles. La destitution du Sultan est
assimilée à l’établissement de la République, étant donné que le mouvement nationaliste
est dirigé par un parlement. Cela explique le désintérêt quasi-total des journaux à l’égard
de la proclamation de la République. En la proclamant, Kemal a réussi la première étape
de son projet : débarrasser les institutions turques du système archaïque ottoman. Après
avoir supprimé le Sultanat, Mustapha Kemal doit s’attaquer à une institution encore plus
respectée et difficile à changer : le Califat.
2° L’abolition du Califat : la fin d’un ordre
pluriséculaire.
Le 3 mars 1924, la Grande Assemblée Nationale de Turquie prononce l’abolition du Califat,
l’expulsion du Calife Abdul Medjid et de l’ensemble de la famille impériale hors de Turquie.
Par cette décision, l’état est en Turquie désormais totalement séparé de la religion, et
les affaires spirituelles deviennent exclusivement du domaine du privé. Pour un pays
musulman, c’est ainsi une première.
Comment cette annonce a été perçue en France ? Au moyen des mêmes journaux
lyonnais, nous tenterons d’apporter certains éclaircissements. Souvent, les avis divergent
Hansen Frédéric - 2009
73
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
peu entre les journaux, tous plus ou moins du même avis sur les affaires turques, avec des
degrés plus ou moins forts. Concernant le Calife, les journaux vont avoir des approches
beaucoup plus variables. Les journaux que l’on pourrait qualifier de « laïcs », semblent se
satisfaire de cette nouvelle, tandis que « le Nouvelliste », journal catholique, accorde bien
plus d’importance à la question religieuse, et ne voit pas du tout l’abolition du Califat du
même œil.
a. « Le Progrès ».
Une fois n’est pas coutume, nous commencerons l’analyse par « le Progrès ». Celuici accorde une importance relative à la question du Califat. Comparé à la destitution du
Sultan, ou à la République, nous pouvons penser qu’il accorde une grande importance à
cette nouvelle. Néanmoins, par rapport à la guerre contre les Grecs ou à la conférence
de Lausanne, son traitement est nettement moins développé, vite occulté par d’autres
questions internationales. Pour « le Progrès », cette annonce a toutefois un caractère
historique : un pays musulman devient laïc pour la première fois. Pour l’établissement de
la république en Turquie, cela semblait être une étape importante à la fois pour Mustapha
Kemal et pour les journalistes du « Progrès ». « Le Progrès » se distingue des autres
journaux en soumettant l’hypothèse d’une dissolution du Califat dès le 29 février. Les
informations ont donc filtré assez tôt, alors que dans les Mémoires de Mustapha Kemal, il
est écrit que la décision a été prise rapidement, malgré le fait que Mustapha Kemal comptait
abolir le Califat depuis longtemps, il attendait, comme pour le Sultanat, le moment opportun.
En fait, dès l’annonce de la destitution du Sultanat, et la séparation de cette fonction avec
le Califat, certaines voix s’étaient élevées pour affirmer que le Califat ne tiendrait pas
longtemps. Kemal lui-même accréditait cette théorie dans ses Mémoires. Il explique que
depuis la destitution de Mehmet VI, et le choix d’élire le Calife par l’Assemblée turque, les
autres pays musulmans ne pourraient tolérer cette situation longtemps. En effet, comment
un peuple, qu’il soit afghan, égyptien ou arabe peut-il tolérer que ce soit les représentants
du peuple turc qui choisissent le représentant de Dieu sur terre ? Pour Kemal, cela relève de
l’absurde, c’est pourquoi il faudra mettre un terme à cette aberration, en attendant pourtant le
meilleur moment possible. Le début du mois de mars semblait donc être le moment adéquat.
A travers l’analyse du « Progrès », on peut distinguer deux temps forts : le premier se
concentre uniquement sur la décision de l’abolition en elle-même, ce qu’elle implique et ses
conséquences en Turquie. Dans un deuxième temps, les journalistes s’interrogent sur le
devenir du Califat, et se demandent qui en sera le successeur, ce qui va prendre le relai
de l’actualité en Turquie.
La situation en Turquie après l’abolition du Califat.
« Le Progrès » détaille cette annonce dans trois éditions principales : le 29 février et les 4 et 5
mars 1924. Les jours suivants, il s’intéresse à la question du Califat au niveau international.
Il y a donc relativement beaucoup d’informations dans « le Progrès », mais peu d’articles
concernant l’annonce. Pourtant, nous pourrons retirer plusieurs conclusions intéressantes
de ces trois articles afin de mieux comprendre comment les journalistes du « Progrès »
perçoivent la situation.
Dès le 29 février, le journal s’interroge : « la chambre turque va-t-elle asservir le
Califat ? » L’interrogation est prononcée trois jours avant l’annonce par Mustapha Kemal.
La formule employée dans le titre est à ce propos curieuse : il se demande si la chambre
va asservir le Califat. Asservir signifie littéralement mettre en esclavage, ou dans un sens
74
Hansen Frédéric - 2009
Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur.
plus large, placer sous une tutelle, sous une autre autorité. Pourtant, ici, il est simplement
question de supprimer le Califat définitivement. En observant les quatre motions qui
pourraient être votées à l’Assemblée, nous pouvons un peu mieux comprendre pourquoi le
journal emploie une telle formule. Dans son article, « le Progrès » dévoile donc ces quatre
motions :
- les tribunaux religieux doivent être écartés des affaires gouvernementales,
- « toute allocution au Califat est supprimée »
- la dynastie ottomane doit être expulsée de Turquie
- « le Califat pourrait être assuré par une personne morale, comme l’Assemblée
Nationale… »
La dernière proposition peut alors s’intégrer dans l’idée d’asservissement du Califat, s’il
est détenu par une personne morale. Celle-ci retiendrait donc le Califat en otage, puisqu’il
serait aux mains des représentants d’une nation alors qu’il doit guider les croyants du monde
entier, quelle que soit leur nationalité. Ce que nous retenons surtout en fait, c’est que peu
avant l’annonce de l’abolition du Califat, il n’est pas totalement exclu, selon le journal, de
conserver le Califat sous une autre forme. Néanmoins, il semble assuré qu’il ne sera plus
aux mains d’une seule personne, et encore moins détenu par le Calife actuel, Abdul Medjid,
qui est trop en désaccord avec Mustapha Kemal sur de nombreuses questions.
Concernant l’idée d’asservissement, nous pouvons aussi réfléchir de la manière
suivante : si le Califat est supprimé, que les affaires religieuses quittent la sphère publique,
alors son établissement dans la sphère uniquement privée peut-être considéré comme un
asservissement. Pourtant, de la part d’un journal républicain en 1924, il est douteux qu’il
ait une telle pensée. Le titre employé dans l’édition du 29 février, soulève donc plus de
questions qu’il n’apporte de réponses.
En détaillant les quatre motions rapportées plus haut, le journal écrit que ces motions
auront des « conséquences qui seraient considérables dans le monde islamique ». Il est en
effet établi avec certitude que si l’institution du Califat venait à disparaître, les musulmans du
monde entiers réagiraient avec véhémence. Alors, il est difficile d’imaginer ce qui pourrait
se passer, comment pourraient évoluer les relations entre la Turquie et les autres pays
musulmans. « Le Progrès » ne rentre pas vraiment dans ce débat lors de cet article, étant
donné qu’il n’y a pour l’instant que des suppositions.
Le 4 mars, le lendemain de la promulgation des lois par l’assemblée turque, l’annonce
est dans le journal : « le Califat est supprimé en Turquie ». Cet article occupe une toute petite
place en haut à droite de la première page, et nous pouvons penser que cela est du au fait
que l’information est arrivée très tardivement dans les locaux du journal, et qu’il n’a pas eu
le temps nécessaire de la développer. Toutefois, il apporte quelques petites précisions : « la
famille impériale sera exilée, et la chambre a adopté en motion dix articles dont le suivant :
le Calife est déporté et le Califat aboli. »
L’information est donc très brève, sans grande précision. On apprend seulement le plus
important, à savoir que le Califat est bel est bien aboli, et que les membres de la famille
impériale devront quitter le territoire turc.
L’analyse plus détaillée du quotidien est publiée dans l’édition du 5 mars. En première
page, nous découvrons un grand article avec une photo du désormais ex-Calife Abdul
Medjid. Le titre est le suivant : « L’Assemblée Nationale turque a déposé le Calife et supprimé
le Califat ». Le journaliste fait le constat que « la Turquie se transforme à vue d’œil, du
moins ses institutions évoluent avec rapidité ». Il semble vraiment surpris de la rapidité avec
Hansen Frédéric - 2009
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
laquelle Kemal a changé la Turquie. Il est vrai qu’en moins de deux ans, le pays est passé
d’un empire dirigé par un Sultan où le chef temporel était aussi le chef spirituel (Calife) à une
République laïque. Le changement est donc considérable, et on semble s’en émerveiller,
avec un petit bémol toutefois : le journaliste constate en effet que certes les institutions ont
changé, mais qu’en est-il de la population ? A-t-elle réellement évolué ?
Ensuite, le journaliste explique un peu plus le déroulement de la réforme.
« Le président Mustapha Kemal avait fait un discours d’où se dégageaient un
certain nombre de propositions. On comprit sur le champ ce que ces principes
signifiaient : ils comportaient dans la pratique l’expulsion de tous les membres
de la famille impériale, l’abolition des écoles religieuses, l’éviction du Sheik Ul
64
Islam
.»
Ici, « le Progrès » rend compte de la proposition de la réforme, et la forme du discours ainsi
que les mots employés montrent bien que Kemal est là encore le seul et unique responsable
de cette idée. Lui seul avait de toute façon l’influence et le charisme nécessaires pour
pouvoir convaincre l’Assemblée Nationale, qui lui était de toute évidence acquise. Le
problème résidait en fait plus dans l’acceptation de la population, ce qui sera traité plus
tard. En tout cas, Kemal fait les propositions majeures, comme celle-ci, et l’Assemblée se
contente de les avaliser.
« Le parti populaire, tout puissant à la chambre, adopta ces conclusions, il était,
d’ailleurs, certain que Mustapha Kemal s’était mis d’accord avec lui au préalable,
comme il était assuré que l’Assemblée souscrirait à la presque unanimité à ces
propositions. »
Le journal met ici en évidence la domination totale de Mustapha Kemal sur l’Assemblée
Nationale, amplement dominée par le parti du Peuple, parti qu’il avait créé quelques mois
65
plus tôt . Le journaliste ne manque pas de critiquer, gentiment, une procédure qui n’est
pas vraiment démocratique. En effet, l’exécutif et le législatif sont quelques peu mélangés
ici, et se mettent d’accord a priori, alors que dans les textes ils sont censés être séparés.
Nous observons donc une certaine collusion entre les deux pouvoirs, qui dénote encore une
fois l’influence exceptionnelle de Mustapha Kemal dans les institutions du pays, qui a un
parti totalement dévoué à sa cause. Cela lui permettait en outre de prendre un minimum de
risque dans l’annonce de la suppression du Califat. En effet, d’aucuns pensaient que cette
annonce aurait de terribles conséquences, et notamment un soulèvement des musulmans
de Turquie. C’est pourquoi Kemal a souhaité prendre le plus de précautions possibles, et
s’assurer avant du soutien de l’Assemblée. Cela aurait en effet constitué un tollé si Kemal
avait proposé l’abolition du Califat et que l’Assemblée l’avait rejetée. Cela aurait été un coup
très dur porté au prestige de Mustapha Kemal, qui ne pouvait pas se le permettre alors qu’il
avait encore de vastes projets pour moderniser son pays. Néanmoins, ce procédé n’est pas
vraiment en accord avec les préceptes de la démocratie et de la séparation des pouvoirs.
Le journal le mentionne, mais ne semble pas s’en émouvoir outre mesure, étant conscient
que même en France des accords préalables existent entre l’exécutif et le législatif. En plus,
ces mesures vont dans le sens d’un certain idéal républicain, qui passe par l’institution de
la laïcité, comme réalisé une petite vingtaine d’années plus tôt en France. C’est pourquoi le
64
Chef des dignitaires juridico-religieux musulmans. Il faisait partie du gouvernement dans l’empire Ottoman, et était
maintenu au début de l’existence de la république de Kemal.
65
Le parti du Peuple a été crée par Mustapha Kemal en septembre 1923, afin de pouvoir se présenter aux nouvelles élections. Le
parti du Peuple était en fait auparavant le nom d’un groupe parlementaire à l’Assemblée.
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Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur.
journal n’épilogue pas dessus, semble se satisfaire de cette réforme, et dresse ensuite un
bilan de la situation en Turquie depuis l’arrivée de Kemal.
Pour les journalistes, ces réformes équivalent à « une révolution pour qui connaît
l’ancienne Turquie. » Il est vrai que les changements sont radicaux, et le mot de révolution
ne semble pas trop fort pour évoquer l’évolution de la Turquie. En moins de deux ans,
Mustapha Kemal a donc profondément reformé le paysage politique et institutionnel turc,
ce qui pourrait s’assimiler à une révolution, plus ou moins pacifique. La vigueur et la rapidité
avec lesquelles la Turquie s’est transformée impressionnent donc le journaliste du quotidien.
Pourtant, il écrit que pour Mustapha Kemal, « le pays ne saurait se moderniser trop vite ».
Les craintes concernant une trop rapide mutation étaient en effet nombreuses, et Kemal en
était pleinement conscient. Il s’avait que s’il modifiait trop brusquement les conditions de vie
de la population, celle-ci ne lui pardonnerait pas et pourrait lui causer de nombreux ennuis.
Il connaissait l’importance de la religion dans son pays, l’importance attachée à la personne
du Calife et à l’institution du Califat. Il avait déjà préparé le terrain les mois précédents, ne
manquant pas de critiquer la religion quand il le pouvait ou quand les circonstances le lui
permettaient. Mais il fallait être très prévoyant, ne jamais aller trop loin pour ne pas voir
les soutiens se retourner contre soi. Il écrit dans ses Mémoires qu’au cours de manœuvres
militaires dans la région d’Izmir au mois de janvier 1924, il a décidé de supprimer le Califat.
Comme il se plaisait beaucoup à le faire, Kemal a passé beaucoup de temps à parcourir le
pays pour aller directement au contact de la population et lui expliquer les réformes en cours.
Il dut donc passer beaucoup de temps à expliquer pourquoi il fallait démettre le Calife, et
pourquoi cela ne remettait pas en cause l’idée même de l’Islam, mais simplement le réserver
à la sphère privée. Alors si le journal pense que Kemal estime que le pays « ne saurait se
moderniser trop vite », cela n’est pas forcément totalement exact. Pourtant, il est permis de
penser que cela aurait été difficile de faire plus vite que ce qui a été fait, et pour Kemal ce
n’était pas encore trop vite, même s’il a eu beaucoup d’hésitations et d’appréhensions face
aux réactions de la population.
Pour conclure son article, le journal annonce que « cette Turquie républicaine et laïque
est très loin de celle d’Abdul Medjid. » Dans un premier temps, le journal se félicite de la
transformation du pays, de l’instauration de la laïcité et de la république. Il semble que cela
constitue pour lui un progrès indéniable, qu’il faut séparer de la façon de penser d’Abdul
Medjid. Celui-ci, promu Calife suite à l’abolition du Sultanat et à sa séparation d’avec le
Califat, a été choisi car il était connu pour ses opinions libérales, et sa sympathie à l’égard
du mouvement national de Kemal. Il était considéré par certains comme le seul ayant la
capacité à s’opposer au pouvoir grandissant de Kemal. Mais il fut, au début de l’année 1924,
accusé de comploter avec des puissances étrangères afin de restaurer la monarchie en
Turquie. Cette information, déformée et amplifiée par les compagnons de Mustapha Kemal,
a servi de motif pour justifier l’abolition du Califat, qui devenait une menace pour la nation.
Quand le journal explique que la Turquie actuelle est très loin de celle d’Abdul Medjid, il ne
fait pas forcément référence aux convictions personnelles et à la vision de la politique de cet
homme. Il fait plutôt allusion à tout ce qu’il représente : une institution qui semble dépassée,
qui ne peut pas avoir un pouvoir politique dans une nation moderne. Il peut rester en place,
mais ne doit avoir qu’une influence spirituelle, et ne peut influer en rien sur la menée des
affaires politiques d’un pays. C’est pourquoi la référence est plutôt valable pour l’institution
du Califat, qui avait un pouvoir encore trop grand, même si Abdul Medjid, malgré ses idées
éclairées, était un homme qui pensait que le Califat devait se maintenir, que son abolition
serait un sacrilège. Son point de vue, et les dimensions internationales de la décision de
Mustapha Kemal sont repris dans le point suivant.
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
La dimension internationale de l’abolition du Califat.
Du 5 au 9 mars, il n’y a pas d’article dans « le Progrès » à propos de l’abolition du Califat.
Quand le journal s’intéresse à nouveau à la question, ce n’est plus du tout pour les mêmes
raisons. Désormais, c’est la question de la succession d’Abdul Medjid, les agissements
de l’ex-Calife et d’autres dimensions internationales du conflit qui font la une du journal.
Nous pouvons déjà voir qu’avec tous ces articles, l’abolition du Califat a beaucoup plus
d’importance que celle du Sultanat. Le Califat, impliquant la question religieuse dans de
nombreux états, a fait logiquement beaucoup plus couler d’encre.
Durant tout le mois de mars, « le Progrès » va donc régulièrement traiter du futur du
Califat, en observant les envies des uns et des autres.
Quand, le 9 mars, le journal s’intéresse à nouveau à la question, il évoque tout d’abord
le Calife destitué. Celui-ci est immédiatement parti en Suisse. Le lendemain, le journal
annonce qu’il est arrivé, puis publie une déclaration de son secrétaire particulier, qui explique
notamment que « la décision de l’Assemblée Nationale d’Angora est en contradiction
flagrante avec la volonté du peuple turc. Cette décision constitue une trahison, et nous
attendons avec la plus grande confiance la suite des événements. » La déclaration du
Calife semble être un dernier recours. Comment peut-il être certain que ce n’est pas la
volonté du peuple ? Celui-ci n’a en effet pas réagi face à l’annonce de la GANT. Il joue ici la
carte du populisme, pensant que sa position d’ex-Calife lui permet d’avoir une pensée qui
aurait de la valeur, qui serait influente. Pourtant, malgré tout ses appels, la population ne se
soulèvera pas, et va rester totalement calme. Abdul Medjid considère sa destitution comme
un « sacrilège », affichant sa détermination à contester la décision de la GANT. Pourtant,
depuis la Suisse, ses moyens d’action sont très limités, et il est peu probable que la majorité
des Turcs ait accès à ses déclarations, tout le monde ne sachant pas lire et n’ayant pas
forcément accès à la presse turque, qui, si elle se situe du côté des nationalistes, ne prendra
pas le temps de relayer ses déclarations. Toujours à la fin du mois de mars, Abdul Medjid
continue à se considérer comme Calife, alors que la question de sa succession est déjà bien
entamée. Il avait annoncé quelques jours auparavant la convocation d’un congrès interislamique, qui restera toutefois sans suite, et l’ex-Calife sera vite relégué au second plan,
face au combat des pays arabes pour récupérer le Califat.
La réaction des autres pays musulmans est en effet variable. En effet, du côté des
musulmans des Indes, la réaction est très virulente, allant jusqu’à ce que Mustapha Kemal
soit excommunié. « L’indignation dans le monde musulman des Indes. Les musulmans
des Indes excommunient Mustapha Kemal » écrit « le Progrès » du 9 mars. Ils avaient
pleinement soutenu Mustapha Kemal dans sa lutte contre les Anglais, mais depuis
la destitution du Sultan, le vent a un peu tourné. Après lui avoir adressé quelques
remontrances après l’abolition du Sultanat, l’abolition du Califat lui vaut d’être excommunié.
Le journal ajoute enfin au sujet des Indiens que la décision de la GANT a provoqué « une
irritation indicible ».
Dans le monde arabe, « le Progrès » ne relaie pas d’informations sur une agitation
éventuelle de la population. La seule chose à laquelle le journal s’intéresse, c’est « la
compétition des monarques musulmans ». Ceux-ci vont en effet se battre pour récupérer
le Califat et devenir le nouveau fief du chef spirituel de tout l’Islam. Pour le quotidien, la
question va devenir un des nouveaux enjeux mondiaux.
« La question du Califat prend des développements imprévus et il se pourrait que d’ici
peu elle devint un des gros problèmes internationaux. » Il est vrai que nous pouvions nous
attendre à une tout autre suite à l’abolition du Califat. En effet, la question turque passe très
78
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Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur.
vite au second plan et, tels des rapaces, les pays arabes veulent tous s’emparer du Califat
pour augmenter leur prestige et leur influence dans le monde musulman, et même dans
le monde entier. C’est à ce sujet là que le journaliste estime que les développements sont
imprévus, car il n’aurait pas pensé que si vite la question de la succession se poserait. La
réaction est donc plus vive au niveau international, qu’au niveau turc, où apparemment la
décision ne crée pas beaucoup d’émule.
« Ainsi, le problème du Califat met aux prises les monarques musulmans qui se
disputent les dépouilles du pouvoir renversé par l’Assemblée Nationale turque. »
Un autre acteur va aussi entrer en jeu, un acteur finalement pas si inattendu que cela :
l’Angleterre.
« En Grande Bretagne, on ne verrait pas d’un mauvais œil que le Califat passe à
un protégé du Royaume Uni, car il ne faut pas oublier que le Royaume Uni est la
plus grande puissance musulmane du monde. »
Le journal fait évidemment référence ici à l’empire colonial britannique, qui rassemble de
nombreux pays musulmans, dont notamment les Indes, en partie islamiques. A ces pays
sous domination directe de la Grande Bretagne, il faut ajouter l’influence énorme du pays
au Moyen Orient, ainsi qu’avec les différents souverains de la région. C’est pourquoi elle est
très attentive à ce qui se passe autour de la question du Califat, et serait heureuse que cette
institution capitale pour le monde musulman revienne dans un pays allié. En tout cas, sa
satisfaction devait être grande de voir le Califat quitter la Turquie, un pays qui s’était élevé
contre elle les années précédentes.
Ainsi, durant la suite du mois de mars, les débats sur le Califat se situeront en dehors
de la Turquie, les autres pays se battant pour abriter désormais le Calife. Pourtant, malgré
toutes ces discussions, le Califat ne trouve pas de solution dans l’immédiat, alors que le
roi Hussein de Transjordanie semblait selon le journal en très bonne position pour devenir
le nouveau Calife.
« Le Progrès » traite donc dans une large mesure l’abolition du Califat. Si Mustapha
Kemal n’est pas tellement jugé dans ces articles, le journal se prononce à mots couverts en
faveur de cette réforme, qu’il considère comme une étape nécessaire pour l’établissement
d’un pays libre et démocratique en Turquie. Et pour cela, ce souhait étant le même que
celui de Mustapha Kemal, nous pouvons penser que celui-ci gagne encore du crédit auprès
des journalistes du « Progrès », tandis que dans le même temps celui-ci constate avec
une certaine surprise que les Turcs restent calmes. Le 17 mars, il avance néanmoins une
explication à ce calme, à cette absence d’agitation : « Mustapha Kemal a cédé à la pression
du sentiment national turc, qui ne veut plus que la Turquie subordonne ses intérêts à ceux
du monde musulman. La république turque cesse d’être un état théocratique, elle devient un
état moderne et laïc. » Le sentiment national des Turcs serait donc selon le journal plus fort
que le sentiment religieux. Peut-être qu’après des années de guerre, après les difficultés
de la fin des Ottomans, le peuple avait enfin envie de vivre une existence tranquille, et pour
cela, peut-être fallait-il se délester d’un poids qui lui conférait une trop grande responsabilité
à l’égard des autres états musulmans.
Enfin, la conclusion du « Progrès » est simple : l’état devient moderne, laïc, et détaché
de l’influence de la religion dans la sphère publique.
b. Le « Lyon Républicain ».
Hansen Frédéric - 2009
79
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
L’analyse du « Lyon Républicain » est comme d’habitude plus brève que celle des autres
journaux, étant un journal qui traite en premier lieu l’actualité lyonnaise, comme nous l’avons
déjà précisé.
Concernant le Califat, le journal écrit quelques courts articles sur la question au début
du mois de mars, dont on peut retirer certaines idées.
Le journal met un peu plus de temps que les autres à annoncer la nouvelle. Elle paraît
dans ses colonnes le 5 mars, soit deux jours plus tard. Le titre utilisé, tranche un peu avec
ceux du « Progrès » : « la Calife banni est parti pour la Suisse ». Avant même de savoir que
le Califat est aboli, on sait déjà que le Calife a été banni, et qu’il est parti en Suisse. On ne
sait pas encore si le Califat est totalement renversé ou si c’est simplement le Calife en place
qu’on a choisi de bannir. C’est en tout cas un titre très neutre, sans jugement de valeur.
Le corps du texte nous apporte quelques éclaircissements. « En même temps que la
suppression du Califat, l’Assemblée Nationale a prononcé le bannissement des membres
de la famille impériale. » La tournure de la phrase est relativement déroutante. En effet,
sa syntaxe nous donne l’impression que le bannissement des membres de la famille est
au moins aussi important que la suppression du Califat, voire même plus important. Cette
disposition est étonnante : il semble pourtant évident que la fin d’une institution qui tient
à cœur à des millions de croyants dans le monde et qui est vieille de plus de mille ans
66
, est mise plus ou moins sur le même plan que le bannissement de la famille royale et
d’un Calife qui n’était en poste que depuis un an, avec des capacités limitées, qui ne lui
avaient donc pas permis de se construire une vraie légitimité et un vrai respect de la part
des musulmans. Néanmoins, le bannissement de la famille impériale reste une information
importante, qu’il va falloir expliquer. Ses membres sont nombreux en 1924, et les chasser
de la Turquie pour tirer un trait sur son passé a une haute valeur symbolique. Avec leur
départ, la Turquie aura totalement coupé avec l’Empire ottoman, et pourra regarder vers
le futur plus sereinement. C’est sûrement à cause de ce caractère très symbolique que le
journal donne une grande importance à ce bannissement, même si la décision d’abolir le
Califat a encore plus de symbole et plus de poids.
Comme l’explique le « Lyon Républicain », toujours dans l’édition du 5 mars, « ainsi
sont rompus les liens entre la Turquie et l’illustre famille d’Osman, qui régnait sur les Turcs
et dominait l’Islam depuis le XIIIème siècle. » Le journal constate donc la rupture avec
le passé, en faisant toutefois quelques amalgames. Il faut d’abord préciser qu’Osman n’a
jamais été Calife, puisque le Califat a été récupéré par les Turcs en 1517, et Selim II a donc
été le premier Calife ottoman. La famille d’Osman ne dominait donc pas l’Islam depuis le
XIIIème siècle, mais plutôt depuis le XVIème. Le journal a en revanche raison d’insister sur
la dimension du passé, pour montrer vraiment ce que représente la décision de l’Assemblée
Nationale turque. Le Calife n’était pas n’importe quelle institution, il fallait du courage pour
oser s’y attaquer.
Cependant, le journal précise encore que la population reste calme, il n’y a pas de
réactions notables, hormis le départ de quelques religieux du parti de Mustapha Kemal.
Celui-ci est par ailleurs vu comme un modérateur dans cet article.
« Mustapha Kemal, le nouveau président de la République, présente une motion à
l’Assemblée Nationale pour que les membres de la famille impériale ne soient pas
bannis, mais c’est un échec, l’Assemblée a refusé cette motion. »
66
Le premier Calife est Abou Bakr, désigné en 632 à la mort de Mahomet. (Calife signifie littéralement « successeur »). A noter
que les Ottomans ont récupéré le Califat en 1516 après la campagne contre les Mamelouks.
80
Hansen Frédéric - 2009
Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur.
Kemal, souvent vu comme un extrémiste dans le monde occidental, est présenté dans le
« Lyon Républicain » comme un modérateur. Les extrémistes se situent ici plutôt dans
l’assemblée, et Kemal semble vouloir un peu tempérer leurs ardeurs. Contrairement à ce
qui a été annoncé dans « le Progrès », « le Lyon Républicain » estime que c’est l’Assemblée
qui a maintenu le bannissement de la famille impériale malgré la motion du président pour
qu’elle puisse rester en Turquie. Dans un journal, « le Progrès », Kemal est celui qui chasse
les membres de la Turquie, dans le « Lyon Républicain », il est celui qui tente d’empêcher
cette expulsion. Il apparaît donc plus sympathique, moins tranché et plus conciliant. Il
faut préciser en outre que dans ses phrases, le journal mentionne bien que Kemal est le
nouveau président de la république, pour lui donner un statut, et donner plus de poids
à ses déclarations. Outre cette phrase, le « Lyon Républicain » n’évoque pas réellement
l’instigateur de l’abolition du Califat, il préfère rendre compte de la dimension de la décision,
tout en l’attribuant à l’Assemblée qui l’a certes votée, mais qui n’en a pas eu l’inspiration
qui, elle, revient au Ghazi.
Enfin, le journal conclut son article du 5 mars en ajoutant qu’en Turquie, il est défendu
de « discuter de la question du Califat [publiquement] ». Cette loi entre en contradiction
totale avec l’idée qu’on doit se faire d’un espace public en démocratie, où l’on est censé
pouvoir avoir une certaine liberté d’expression, nous permettant d’aborder tous les sujets.
En Turquie, évoquer la suppression du Califat comme une offense à la religion est passible
de peine de mort. Par cette loi, Mustapha Kemal entendait en effet empêcher le plus vite
possible les opposants à la réforme de pouvoir s’exprimer, de pouvoir faire réagir la foule.
Il a donc choisi la solution autoritaire pour éviter tout trouble éventuel.
La suite des articles du « Lyon Républicain » à propos de la suppression du Califat
n’est pas très intéressante, ne comportant pas de grande analyse sur la situation en Turquie
ou d’avis sur Mustapha Kemal. Il se contente seulement, dans deux ou trois articles durant
la première moitié du mois de mars, de raconter quelques faits, comme la manière dont
le Calife a appris sa destitution par Adnan Bey, le nouveau gouverneur de Constantinople,
comme la réaction du Calife déchu à cette annonce ( qu’il considère comme un « sacrilège »)
ou encore les appels de l’ex-Calife à l’ensemble du monde musulman, sa proposition
d’organiser un congrès inter islamique. Le journal, contrairement au « Progrès », ne traitera
pas non plus des suites de la destitution du Calife, comme la bataille entre les pays
musulmans, et surtout les pays arabes, pour récupérer le Califat dans leur pays.
Analyser l’abolition du Califat, à la lueur des informations du « Lyon Républicain »,
n’apporte donc pas beaucoup d’éclaircissements. Il faut se pencher sur « le Nouvelliste »
pour retrouver une plus longue analyse, plus fournie et surtout plus critique.
c. « Le Nouvelliste ».
« Le Nouvelliste » est de loin le journal qui fournit l’information la plus intéressante sur la
question de l’abolition du Califat. Cela ne semble pas vraiment étonnant, étant un journal
d’influence religieuse. Malgré le fait que la religion ici concernée n’est pas la religion
catholique, nous pouvons penser que les affaires religieuses des autres pays intéressent
au premier chef le quotidien catholique, accordant un respect à toutes les autres religions,
même si ce n’est pas la même. En revanche, le laïcisme est plutôt décrié.
Il est en effet le journal qui commente le plus cette décision, et qui a aussi les prises de
positions les plus claires et les plus affirmées. Nous avons pu rassembler ces informations
en trois grands thèmes.
Hansen Frédéric - 2009
81
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
La remise en cause d’un ordre pluriséculaire : « une erreur considérable ».
Pour les journalistes du quotidien, c’est en effet une grave erreur que la Turquie vient de
commettre, une erreur qui remet en cause un ordre vieux de plusieurs siècles.
Dans son édition du 6 mars, le journal donne le ton : « On ne saurait attacher trop
d’importance à la déchéance du Calife que vient de proclamer l’Assemblée d’Angora ».
Le 5 mars, il était déjà écrit que « c’est une nouvelle d’une importance considérable »,
tandis que l’édition du 3 mars annonçait « une orientation nouvelle en Turquie ». Le journal
donne ainsi à la décision de l’Assemblée une portée immense, d’une dimension telle que
cela remet en cause la tradition et la culture d’un pays, en place depuis de nombreux siècles.
En fait, c’est surtout là que réside l’importance de l’événement : la fin du Califat en place
à Constantinople depuis 1517.
Selon le quotidien, le gouvernement d’Angora souhaitait « doter le pays d’une
administration moderne, libérer l’organisation judiciaire de tous les liens anciens et de la
dégager de toutes les influences surannées ». Le message est donc très clair, l’état turc
veut entièrement se laïciser. Le terme moderne est ici à percevoir comme correspondant à
la vision de la politique en Occident, où certains états, comme la France, se sont séparés
de la religion au niveau politique. Il fallait aussi défaire la justice de l’influence de la religion,
pour en faire une justice qui soit basée uniquement sur le droit de l’état.
Le message communiqué par la Turquie est aussi évocateur : « nous devons dégager
la foi musulmane de toute ingérence politique. » La tournure de phrase employée est à ce
propos très intéressante. En effet, le gouvernement d’Angora annonce que c’est la religion
qu’il faut dégager de l’influence politique, et non l’inverse. Le problème est en fait présenté
dans l’autre sens, dans un but assez clair de vouloir épargner les croyants, qui pourraient
se soulever contre cette atteinte à la foi musulmane. Ici, la décision d’abolir le Califat est
présentée par Mustapha Kemal et les siens comme une aubaine pour la religion : celle-ci
va être enfin dégagée de toute influence néfaste du politique, qui nuit à la bonne conduite
de l’épanouissement spirituel. Nous pouvons donc ici relever l’intelligence des individus
ayant rédigé le communiqué, ainsi qu’un certain aspect démagogique : il faut présenter le
problème dans l’autre sens pour le faire accepter par la population, ce qui est à cet égard tout
à fait recevable, car il n’est pas faux d’affirmer que la religion va être dégagée de l’influence
politique. Ensuite, penser que c’est une nouvelle dont l’Islam sortira grandi est un autre
débat.
L’idée principale est donc la remise en cause d’un ordre pluriséculaire. Le journal insiste
beaucoup d’ailleurs sur cette fin du Califat comme la fin d’un ordre ancien, où la Turquie
avait le pouvoir d’exercer une grande influence morale sur les autres pays musulmans,
ayant en la personne du Sultan-Calife le guide de tous les croyants musulmans. Le regret
est principalement exprimé dans l’édition du 5 mars 1924 :
« [Le gouvernement de Mustapha Kemal] renverse la puissance islamique et
renonce à l’influence séculaire qu’exerçait le Califat sur le monde musulman.
L’Islam perd son plus puissant dignitaire, son protecteur. Les chefs de la jeune
Turquie ont sapé eux-mêmes l’assise inébranlable sur laquelle reposait la fidélité
de 230 millions de croyants. La jeune république turque a rompu le lien de
solidarité religieuse qui rattachait depuis sept siècles le peuple turc aux autres
peuples de l’Islam. »
L’analyse du « Nouvelliste » mérite plus d’attention. Il explique dans un premier temps que
la Turquie abandonne ses prérogatives en matière religieuse, acte qu’il présente comme
82
Hansen Frédéric - 2009
Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur.
un acte insensé, où la Turquie a tout à perdre et rien à gagner. En effet, elle perd une
grande assise morale, et coupe d’elle-même les liens qui la reliait avec les autres peuples
musulmans. Il se demande ainsi comment le gouvernement d’un pays qui est tout récent
a pu se passer volontairement d’un tel pouvoir, qui lui offrait dès la création du pays, une
stature internationale. Il est donc curieux selon lui de se séparer d’une institution aussi
prestigieuse et importante. En fait, ce que regrette le plus le quotidien catholique, c’est la
perte pour l’Islam de son leader, de son guide spirituel. Il regrette qu’avec une seule loi
promulguée, le socle de la religion musulmane ait ainsi été ébranlé, par les chefs d’un pays
qui est encore une fois tout nouveau, qui ne devrait pas disposer du pouvoir nécessaire
pour faire chuter une religion qui dépasse très largement les frontières de son état. « Le
Nouvelliste » en profite pour insister sur la dimension de l’Islam, une religion qui compte plus
67
de 200 millions de fidèles, ce qui est considérable. L’acte a encore plus de retentissement
auprès du journal puisse qu’il explique que le socle religieux que représentait le Califat
conférait à la religion islamique une assise « inébranlable », que quelques chefs turcs au
pouvoir depuis une année à peine, officiellement du moins, ont pu faire disparaître en rien
de temps.
Ainsi, non seulement le peuple turc a perdu un lien très fort avec les autres pays
musulmans, un lien de « solidarité » qui les unissait tous et leur permettait d’être plus forts,
mais encore la religion elle-même a été bafouée, a perdu son plus grand dignitaire, le
symbole de sa puissance. Il faut enfin ajouter que dans cet article le journal fait une petite
erreur chronologique. En effet, il explique que le lien qui existait entre les Turcs et les autres
états musulmans, existait effectivement depuis sept siècles. Il faut ici préciser que certes,
les Turcs sont musulmans depuis sept siècles, cette date correspondant au début de la
dynastie des Ottomans, voire même un peu avant. Néanmoins, comme nous l’avons déjà
rappelé, le Califat n’est aux mains de ces mêmes Ottomans « que » depuis quatre siècles,
et la récupération des reliques du Prophète par le Sultan Mehmet II. Auparavant, le Calife
se trouvait au Caire. Le journal tend donc à amplifier l’ampleur de la nouvelle, car il semble
vouloir parler de la destitution du Califat en évoquant la rupture du lien de solidarité, car
même si l’état cesse d’être en collusion avec la religion, les Turcs ne vont pas du jour au
lendemain cesser d’être musulmans et de pratiquer la religion. Simplement, celle-ci relèvera
désormais uniquement du domaine du privé.
Cette décision est pourtant très dure à avaler pour le quotidien, qui ne semble pas
tolérer qu’on puisse toucher de la sorte à une religion. Nous allons voir que les Turcs sont
traités de manière très dure par le quotidien, une fois le constat de ce que représente la
perte du Califat effectué.
Une Turquie moderne, « sectaire et inconsciente ».
Suite à l’abolition du Califat, « le Nouvelliste » n’est pas tendre avec le gouvernement de
Mustapha Kemal. S’il insiste dans un premier temps sur l’importance de cette décision, il
critique sérieusement l’attitude des dirigeants turcs dans un deuxième temps.
Il faut tout d’abord préciser que dans cette très large critique, il n’est pas beaucoup
fait allusion à la personne de Mustapha Kemal, la plupart des critiques ne le visent pas
directement, mais sont plutôt adressées à la Turquie dans son ensemble, au gouvernement
et à l’Assemblée Nationale. Là encore, on sait que Mustapha Kemal occupe quasiment
à lui tout seul tout l’espace politique turc, l’Assemblée n’étant là que pour approuver ses
67
Il est intéressant de rendre compte de l’évolution de l’Islam en quatre-vingts années. Celle-ci a en effet dépassé il y a peu le milliard
de croyants, ce qui équivaut à une multiplication par quatre du nombre de fidèles, entre sunnites et chiites.
Hansen Frédéric - 2009
83
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
décisions. Nous pouvons penser que « le Nouvelliste » n’ignore pas la manière dont
la politique se déroule à Angora, ayant déjà auparavant assimilé Mustapha Kemal à un
dictateur. Simplement, le 3 mars, le journal publie un message du président de la république,
qui n’est ainsi pas nommé. Nous pouvons alors penser qu’il occupe une place telle qu’il
n’est nul besoin de le nommer, les lecteurs pouvant déjà savoir de qui il s’agit sans même
avoir besoin de lire son nom, ce qui implique que dans des articles précédents, le quotidien
a évoqué à plusieurs reprises le nouveau président de la République turque. Il est aussi
permis de penser que le fait de ne pas le nommer est une forme de désaccord, pourtant
si Kemal était vraiment la cible première du journal, il aurait alors plutôt choisi de l’appeler
simplement par son nom, pour ne pas lui donner trop de valeur, ou alors il lui aurait donné
un surnom critique.
De plus, le 5 mars le journal publie la réponse de Mustapha Kemal à ceux qui critiquent
sa décision : « Mustapha Kemal répond maintenant en déclarant qu’il se moque du pouvoir
spirituel et des gens qui n’aiment pas la Turquie pour elle-même ». Il n’y a pas ici de citation
précise du président turc, et la déclaration de Mustapha Kemal semble être un raccourci.
En effet, à la lumière de la lecture de ses Mémoires, nous pouvons penser que Mustapha
Kemal ne se moquait pas de la religion, mais qu’il était simplement un fervent laïc, pensant
que l’influence de la religion a déjà trop nuit au peuple turc par le passé et qu’il fallait s’en
défaire le plus vite possible afin de pouvoir se moderniser et se développer. La religion est
importante pour le peuple turc, et il en a conscience, simplement il la désire dans le cercle
privé, il ne faut plus qu’elle empiète sur la politique. Alors, peut-être, quand « le Nouvelliste »
explique que Kemal se moque du pouvoir spirituel, veut-il dire qu’il se moque de donner un
pouvoir politique à la religion, que cela ne l’intéresse pas et au contraire il y est totalement
opposé. Il est de toute façon toujours difficile de pouvoir interpréter avec certitude les propos
d’un journal il y a plus de 80 ans, car nous n’avons aujourd’hui pas les mêmes informations
dont il disposait à l’heure où il imprimait ses lignes. Ensuite, Kemal défendait beaucoup
l’idée que les autres pays devaient accepter la nation turque comme elle était, comme elle
avait choisi de se constituer, sans émettre de jugement. Pour lui, jamais il ne changera de
mode de fonctionnement pour satisfaire les autres pays, fussent-ils plus puissants. Il a une
vision de la politique et de son pays, et les autres nations doivent pouvoir la respecter.
Malgré tout, nous pouvons clairement deviner le sentiment général exprimé. Le 9
mars, « le Nouvelliste » titre « en Turquie, l’hostilité d’Angora contre Constantinople vient
d’aboutir à la disparation du Calife et à l’abolition du Califat. » L’hostilité présumée du
gouvernement turc envers la religion sera répétée à maintes reprises. Il ajoute même qu’il
a osé décider de permettre à l’assemblée de siéger pendant la période du Ramadan, ce qui
paraissait impensable à réaliser dans un pays musulman. « Pour la première fois en pays
musulman, la chambre a siégé durant le Ramadan. Malgré ces mesures, la population est
calme. » Le journaliste semble être surpris par l’attitude de la population, qui ne réagit pas
à cette mesure, et qui ne s’y oppose pas. Comme le suggérait le « Lyon Républicain », le
nationalisme en Turquie semble être plus fort que le sentiment religieux, et les Turcs sont
peut-être satisfaits, bien préparés par toutes les déclarations de Kemal depuis quelques
temps sur l’influence néfaste de la religion pour la nation turque. En tout cas, il n’y a pas
de mécontentements palpables, même si le journal estime que « la Turquie républicaine
s’oppose à des mouvements religieux. » Il n’en sera rien, même si quelques oulémas
montré leur désaccord.
68
ont
« Le Nouvelliste », lui, ne se gêne pas pour afficher son désaccord, particulièrement
dans son numéro du 5 mars 1924. Il estime tout d’abord que « la Turquie paiera cher
68
84
Les oulémas sont les théologiens de l’Islam.
Hansen Frédéric - 2009
Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur.
cette faute ». Pour le journaliste, il n’y a pas de doute : l’abolition du Califat est une grave
erreur. Ensuite, le journaliste ayant rédigé l’article pense que la Turquie pêche par excès
de nationalisme.
« Dans l’ivresse de sa victoire sur les Grecs et sur les Alliés, elle se croit assez forte
pour se passer de concours étrangers. […] Elle méprise les autres peuples musulmans qui
supportent des tutelles étrangères. » Le texte est ici très dur. Le journal pense que la victoire
de 1922, qui semblait inespérée, lui a fait perdre la tête. Il assimile ici la suppression du
Califat comme une envie de montrer aux autres nations qu’elle veut se détacher d’elles,
qu’elle n’a pas besoin d’elles. En plus de vouloir être tranquille, elle se moquerait des autres
nations qui sont encore sous tutelles des Britanniques ou des Français. Cette interprétation
de l’abolition du Califat peut faire débat, et est à mettre en parallèle avec les écrits de
Mustapha Kemal, qui estimait cette réforme nécessaire pour ne pas donner l’impression
aux autres nations musulmanes que la Turquie se croyait supérieure et que c’était elle qui
devait choisir le chef de tous les croyants, et qu’il serait à chaque fois turc. La question a en
effet le mérite de se poser, en se demandant pourquoi le Calife devrait toujours être turc.
Sur ce plan là, ce qu’explique Mustapha Kemal est en contradiction avec ce que dit « le
Nouvelliste ».
En revanche, concernant la question du nationalisme, jugé exacerbé par « le
Nouvelliste », les différentes explications se rejoignent. Si Mustapha Kemal ne dit pas
explicitement qu’il est très nationaliste, qu’il se moque des autres nations, il explique qu’il
souhaite se préoccuper uniquement de la Turquie pour la conduire au développement.
S’il pense cela, c’est en fait qu’il considère que s’il veut réussir, il doit lui-même se fixer
des limites. Pour lui, croire qu’il pourrait changer aussi les autres nations est utopique.
Si les autres nations veulent suivre son exemple, lui demander des conseils, il sera ravi,
mais n’interviendra en aucun cas directement dans leur pays. C’est dans ce sens qu’il ne
s’intéresse pas aux autres nations, car il souhaite la paix dans son pays, comme la paix à
l’extérieur, étant une condition de sécurité et de développement pour son pays. Il est pourtant
vrai qu’il est aussi dur avec les peuples qui sont colonisés ou sous tutelle étrangère, car
pour lui il y a deux types de peuples : ceux qui tolèrent l’ingérence étrangère, et ceux qui ne
la tolèrent pas, la Turquie faisait évidemment partie de cette deuxième catégorie. Il pense
donc que si certains peuples sont encore dominés, c’est qu’ils le souhaitent indirectement
et qu’ils ne font surtout rien pour se défaire de cette influence.
La critique du « Nouvelliste » est en fait la plus acerbe dans un paragraphe de l’article
du 5 mars 1924, dont voici quelques extraits :
« Antidynastique autant qu’antireligieuse, l’Assemblée d’Angora a encore voté
le bannissement perpétuel […] de la dynastie impériale de l’illustre Osman.
Enfin, l’Assemblée Nationale d’Angora défend aux Turcs de parler de Califat,
toute immiscions de religion dans la vie politique sera passible de peine de
mort, comme acte de haute trahison. Telle est la figure de la nouvelle Turquie,
laïque et sectaire. […] Déjà en novembre, Ismet disait que "tout Calife qui
interviendrait dans les destinées du pays serait brisé". Le Califat étant supprimé
par le radicalisme des Jeunes Turcs d’Angora. »
La Turquie est ici durement présentée, coupable de tous les maux. Le journal donne la
gloire nécessaire à la dynastie d’Osman, fondateur de l’Empire ottoman. Etre antidynastique
semble être une erreur pour le quotidien, au même niveau qu’être antireligieux. On retrouve
ici certaines valeurs de la droite catholique en France dans les années 1920, qui considère
la religion comme indispensable et qui voit dans le pouvoir dynastique quelque chose de
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
recevable, même si la République est en France rentrée dans les mœurs depuis la Grande
Guerre.
69
Ensuite, les lois liberticides passées par le gouvernement turc sont dénoncées. En effet,
la loi interdisant à quiconque de s’exprimer sur le Califat en public est une atteinte sévère
à la liberté d’expression. En plus, la peine encourue semble vraiment disproportionnée,
puisque la peine de mort est requise contre ceux qui ne respectent pas cette loi. Nous
pouvons néanmoins supposer que si une telle loi a été votée, c’est avant tout pour empêcher
toute opposition de masse à la réforme, et que cela trouble profondément l’ordre du pays,
tout en se disant que si quelqu’un venait à parler de Califat dans la rue il ne serait pas
immédiatement condamné, ce qui est de toute façon physiquement impossible.
Enfin, l’attitude de la Turquie est résumée ainsi : « laïque et sectaire ». A côté du mot
sectaire, le mot « laïque » semble être exprimé dans un point de vue très négatif de la part
du journaliste. Pour un journal de mouvance catholique, cela peut effectivement se justifier ;
si la critique de la laïcité n’est pas explicite, nous devinons dans le choix des mots un certain
dédain à son égard.
Si le Calife a donc été lâché par les Turcs, et même expulsé du territoire, personne n’est
vraiment venu aider Abdul Medjid, comme l’atteste l’édition du 6 mars du « Nouvelliste » :
« le dernier Calife a donc été abandonné par tout le monde. »
Les réactions étrangères.
Si le journal explique que le Calife a été abandonné par tout le monde, c’est parce que
les autres pays musulmans n’ont que faire du destin de l’ancien Calife, et ne semblent
d’ailleurs même pas s’indigner de l’abolition du Califat en Turquie, pensant sûrement qu’il
sera possible de le reconstituer dans un autre pays. Les seuls musulmans à être en fait
vraiment choqués par la décision d’Angora sont les musulmans indiens. Le 5 mars, « le
Nouvelliste » écrit que « déjà l’indignation parmi les musulmans des Indes » se fait sentir.
Le 9 mars, l’émotion est palpable aux Indes, et les musulmans y « excommunient Mustapha
Kemal pour avoir détrôné le Calife. Indignation dans tout le monde musulman des Indes,
où l’on s’était habitué à voir dans le Califat de Stamboul une forteresse morale à opposer
à l’influence britannique. » Le monde musulman des Indes est donc profondément marqué
par cette décision, et Mustapha Kemal n’y semble plus en odeur de sainteté, alors qu’avant
il était loué, admiré et vu comme un possible libérateur de tous les musulmans face à
l’oppresseur britannique. Le Califat représentait en effet pour eux l’ultime rempart du monde
musulman face aux Britanniques, le seul pouvoir pouvant contrebalancer les Anglais, et
donner aux musulmans au moins un pouvoir pleinement indépendant. Face à la destitution
du Calife, ce rempart disparaît et l’indépendance de ces pays est encore plus menacée
selon eux.
Si les Indes sont le seul pays explicitement cité par le journal comme étant hostile à
la décision de la Turquie, le journal pense que partout, dans tous les pays, le sentiment à
l’égard des Turcs est le même. « Cet événement a un grand retentissement, il dresse le
mécontentement des musulmans de tous les pays. » Le quotidien tend donc à amplifier
le mouvement de protestation contre Angora, comme pour justifier son point de vue. En
réalité, il ne sera fait état de vrais mécontentements qu’aux Indes. Dans les autres pays
69
On considère « l’Union Sacrée » autour de la défense de la République contre les Allemands comme le facteur majeur de
l’acceptation de la République par tous les corps de la population. Auparavant, l’opposition majeure en France était entre les
républicains et les partisans d’un retour à la monarchie.
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Hansen Frédéric - 2009
Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur.
musulmans, nous n’avons pas de précision de la part du journal, on sait seulement que les
souverains de ces états se battent pour récupérer le Califat. Nous pouvons penser que les
populations de ces pays seraient très honorées par la présence du Califat dans leur pays,
et pourraient donc voir d’un bon œil la suppression du Califat en Turquie pour qu’il puisse
revenir à un autre pays. Voilà peut-être une raison de cette absence de réaction, même si
le rêve de voir le Califat attribué à un autre pays restera vain, encore aujourd’hui.
Le rôle de la Grande Bretagne est aussi à souligner. Ceux-ci sont en effet ravis de
70
la décision de Mustapha Kemal
, car enfin le Califat pourra revenir dans leur sphère
d’influence au Moyen Orient, c'est-à-dire dans un pays arabe. Très vite, elle va d’ailleurs
militer pour que Hussein, le roi de Transjordanie, allié des Britanniques, devienne le nouveau
Calife en lieu et place d’Abdul Medjid.
Si les Britanniques se réjouissent de l’annonce d’Angora, et attendent avec impatience
la suite des événements, les autres pays européens ne semblent pas, selon « le
Nouvelliste », s’intéresser à cette annonce outre-mesure, comme l’atteste l’édition du 9
mars.
« En d’autres temps, l’Europe se fût tournée vers les rives du Bosphore et aurait
dit son mot dans l’affaire ; mais aujourd’hui chacun s’occupe des siennes, qui
sont trop embrouillées pour qu’on s’inquiète du sort légendaire de Stamboul. »
La conférence de Lausanne semble avoir laissé beaucoup de traces, les Turcs ayant
clairement manifesté leur ambition de se gérer seuls, et de voir toute influence étrangère
quitter la Turquie. Les autres temps qu’évoque le journal, avec peut-être une pointe de
regret, correspondent à la fin de l’Empire ottoman et la question d’Orient. L’Empire était
alors considéré comme l’Homme malade de l’Europe, et chaque puissance se pressait
pour pouvoir participer au dépeçage de l’empire. Les états se tenaient donc informés des
moindres faits et gestes du Sultan et de ce qui pouvait se passer dans l’empire, pour pouvoir
être les premiers à en profiter. En 1924, après la victoire des nationalistes sur les Grecs et
la conférence de Lausanne, les Turcs ont su se dégager de toute ingérence européenne,
et cela explique que les Européens n’y prêtent qu’une oreille peu attentive, ayant en outre
d’autres affaires plus importantes à régler, notamment en France avec la question allemande
qui bat son plein.
Le 6 mars, le journal publie enfin les déclarations d’un ami d’Abdul Medjid, M. Claude
Farrère, dans le journal La Liberté. Celui-ci parle de « geste brutal de l’assemblée », pouvant
« nuire terriblement aux intérêts de la Turquie ». Il ajoute que « toute politique antireligieuse
née d’une période de troubles et d’insécurité connaît une réaction fatale quand la sécurité
est revenue ».
M. Farrère est donc dans la lignée des commentaires du « Nouvelliste », expliquant
que l’abolition du Califat est une grave erreur, que vont profondément regretter les Turcs
une fois que la population aura réagit vivement, ce qui se passera une fois que la sécurité
sera totalement revenue. Si le journal publie de tels propos, cela peut nous amener à penser
qu’il ne les désapprouve pas totalement.
Ainsi, la question du Califat à l’échelle internationale s’exprime surtout par la bataille
des pays arabes pour un accueillir le Califat, sous le regard attentif de l’Angleterre. Cette
question va d’ailleurs occuper les lignes du « Nouvelliste » après le 9 mars, qui se
désintéressera donc totalement de la suite des événements en Turquie.
70
Dans le Nouvelliste du 6 mars : « les Britanniques triomphent ».
Hansen Frédéric - 2009
87
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
« Le Nouvelliste » est donc le journal qui montre le plus son désaccord avec la décision
de Mustapha Kemal, et qui la critique avec le plus de véhémence. Pour le quotidien,
c’est une grave erreur, dont les conséquences s’annoncent terribles pour la Turquie. C’est
pourquoi il estime dans son édition du 9 mars, que, face à tous ces agissements, Kemal
commence à regretter sa décision.
« Peut-être même commence-t-on à s’apercevoir que la déposition et l’exil d’Abdul
Medjid ont été une faute grave. » Pourtant, Kemal ne regrettera jamais son geste, et n’a
jamais pensé qu’abolir le Califat eut été une faute. Et en effet, la suite des événements lui
donnera entièrement raison, puisqu’aucun trouble ne sera constaté dans le pays, aucun
mouvement d’ampleur réclamant le retour du Califat. Il en sera de même dans les autres
pays musulmans, où pendant quelques temps on bataillera pour la récupération du Calife,
avant d’abandonner tout simplement la question, ce qui aboutit au fait qu’encore aujourd’hui,
le Calife n’a toujours pas été rétabli, et son rétablissement ne semble en plus pas à l’ordre
du jour.
Le Califat a donc connu des commentaires variables suivant les journaux. Si « le
Progrès » ou le « Lyon Républicain » défendent les valeurs de la République et de la
laïcité, « le Nouvelliste » est très déçu de cette annonce, qu’il considère comme une faute
grave. Mustapha Kemal n’est pas vraiment mis en scène dans les discours des différents
journaux, qui préfèrent évoquer les décisions de l’Assemblée Nationale turque ou de son
gouvernement. Pourtant, il est évident que chacun est conscient que Kemal est derrière
chaque acte décidé en Turquie, même si cela n’est pas évoqué explicitement.
Entre 1922 et 1924, Kemal a ainsi commencé à organiser son nouvel état turc. Il a
d’abord détruit tout ce qui était en place dans l’Empire ottoman, notamment le Sultanat
et le Califat, institutions les plus importantes et les plus emblématiques. A la suite de la
conférence de Lausanne, il a pu proclamer la République après le départ des soldats alliés
de la capitale, trois semaines plus tôt. Entre temps, il avait décidé de faire d’Angora, l’actuelle
Ankara, la capitale du nouvel état turc. Cette nouvelle est d’ailleurs passée complètement
inaperçue dans la presse, pourtant elle avait une importance, symbolique tout du moins. En
effet, Mustapha Kemal considérait qu’il fallait se défaire totalement de l’Empire ottoman, et
pour cela il fallait se détacher de tous ses symboles. Constantinople, aujourd’hui Istanbul
est une ville où l’influence des Ottomans est omniprésente, ne serait-ce que par la présence
de toutes les mosquées
71
dans la ville, ou encore du palais de Topkapi, siège des Sultans
72
ottomans pendant quatre siècles. En outre, Kemal désirait recentrer le pays sur l’Anatolie,
berceau de la civilisation turque et plus grand partie du pays. Il a donc choisi Ankara, qui
présentait le double avantage d’être en plein cœur de l’Anatolie et d’être doté de très bonnes
infrastructures
commencé.
71
73
, tout en étant le lieu où le mouvement de libération national a vraiment
On dénombre aujourd’hui plus de deux mille mosquées dans la ville d’Istanbul, dont deux cents pour le seul quartier
d’Eminönü, centre historique de la ville. En 1923, la ville étant beaucoup moins grande il n’y avait pas tant de mosquées, mais la
concentration de ces bâtiments religieux était déjà très grande.
72
En effet, au milieu du XIXème siècle, les Sultans ont préféré s’établir dans le nouveau palais du Dolmabahçe, construit
comme une reproduction de grands palais européens. Le but était de se rapprocher de la culture occidentale, pour se rapprocher
de ses peuples et de la modernisation.
73
Depuis la première guerre mondiale, la ville était notamment reliée avec Istanbul par un chemin de fer très moderne, construit
par les Allemands.
88
Hansen Frédéric - 2009
Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur.
L’abolition du Califat marque la fin des réformes de Mustapha Kemal que nous
avons étudiées. Néanmoins, elle n’est que le début d’une longue succession de réformes
que Mustapha Kemal réalisera pour moderniser le pays et le rapprocher du mode de
fonctionnement occidental.
Hansen Frédéric - 2009
89
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Conclusion.
De 1922 à 1924, Mustapha Kemal a donc effectué trois étapes majeures : il a vaincu les
Grecs pour libérer son pays, il a su imposer son nouvel état sur la scène internationale durant
la conférence de Lausanne, avant de commencer à l’organiser sur le plan institutionnel
notamment, en destituant le Sultan ottoman, proclamant la République et abolissant le
Califat. En 1924, Mustapha Kemal n’est plus le même homme que seulement deux ans
auparavant, sa stature a considérablement changé. Son pays aussi, et la vision qu’en ont
eu les journaux aussi.
En effet, les journaux étudiés étaient tous acquis à la cause des Turcs en 1922, ils les
soutenaient tous contre les Grecs. Mustapha Kemal était loué partout pour ses talents de
généraux, ainsi que pour la qualité de son action, son courage et sa détermination. Pourtant,
durant la conférence de Lausanne, un changement important se dessine. L’attitude des
Turcs et de leur chef ne plaît pas du tout en France et dans les journaux, qui tendent à
tout remettre en cause, à parler des Turcs comme des vaincus alors qu’un an auparavant
ils étaient les vainqueurs de la guerre contre les Grecs. Cette conférence laissera des
traces, particulièrement chez les journalistes du « Nouvelliste », qui n’auront plus la
même sympathie à l’égard de Kemal, encore plus après son choix d’abolir le Califat, qui
représentait pour eux une atteinte grave à la religion et à la spiritualité. En outre, « le
Nouvelliste » a souvent adressé des commentaires acerbes à l’égard de la population
turque, ne pouvant pas admettre qu’ils puissent vivre dans un régime de libertés où qu’ils
puissent vouloir se recentrer sur leur état en délaissant le Califat.
« Le Progrès » et le « Lyon Républicain », s’ils semblent affectés par la conférence de
Lausanne, semblent ensuite en tenir moins rigueur que « le Nouvelliste », ayant ensuite des
propos plutôt complaisants à l’égard de Kemal, et de la laïcisation du pays notamment.
Le « Lyon Républicain » est par ailleurs le journal qui vante le plus ouvertement les
mérites de Mustapha Kemal sur la période étudiée. Ses commentaires sont très largement
laudatifs, et même dithyrambiques par moment, révélant une grande admiration pour le
général, le personnage politique, mais aussi pour l’homme.
Les journalistes du « Progrès », eux, sont les plus neutres dans l’ensemble. Même
durant la conférence de Lausanne, hormis quelques critiques à l’égard des Turcs, ils restent
globalement assez neutres et se contentent un maximum de rapporter les faits le plus
clairement possible pour que les lecteurs puissent dans un deuxième temps se faire leurs
propres opinions.
Dans les trois quotidiens, on a enfin pu retrouver continuellement cette même rancœur à
l’encontre des Anglais, qui sont jugés très sévèrement parfois dans les lignes des journaux.
Cela a pu sembler au début surprenant, étant donné que la France et l’Angleterre ont
combattu les Allemands côté à côte. La vieille opposition entre les deux pays est donc
largement ressortie après le conflit, bien aidée par la politique des Anglais au Moyen Orient
qui était profondément contestable.
Quant à Mustapha Kemal, 1924 et l’abolition du Califat n’ont représenté qu’un début
pour lui. Pendant toutes les années où il a occupé la présidence de la République turque,
à savoir jusqu’en 1938 à sa mort, il n’a cessé de réformer son pays pour le rapprocher au
90
Hansen Frédéric - 2009
Conclusion.
maximum des puissances européennes et d’un mode de vie occidental. Son programme le
plus grand fut appelé le programme des « Six flèches », bouleversant encore plus la société
turque, remettant en cause des traditions vieilles de plusieurs siècles. En 1925, le port du
Fez est interdit, laissant obligatoirement la place au couvre chef européen. En 1926, le code
civil suisse est adopté pour régir les lois du pays. En 1928, c’est la réforme probablement la
plus ressentie par la population qui est mise en place : l’alphabet arabe est remplacé par un
alphabet latin, en parallèle à la création d’une nouvelle langue mise en place par Mustapha
Kemal, avec beaucoup d’influence européenne. Dès l’année suivante, le gouvernement
lance une grande campagne d’alphabétisation. Si Kemal a choisi de changer la langue
du pays, c’était car la langue ottomane, avec les caractères arabes était très compliqué à
apprendre et n’aider pas le pays à savoir lire et écrire pour pouvoir ensuite s’instruire. Il a
donc mis en place une langue beaucoup plus simple, où toutes les lettres se prononcent,
calquée sur certaines langues européennes, même si son mode de fonctionnement est
totalement différent, étant une langue agglutinante d’influence ouralo-altaïque.
En 1930, soit quatorze ans avant la France, Mustapha Kemal accorde aux femmes le
droit de vote et d’éligibilité dans les élections municipales, devançant ainsi de nombreux
pays d’Europe qui se disaient plus démocratiques que la Turquie.
En 1932, enfin, le Coran est pour la première fois récité en langue turque, réalisant
un des souhaits du jeune Mustapha, qui à six ans se plaignait de ne rien comprendre des
versets du Coran en arabe. L’année suivante, l’appel à la prière est aussi récité en turc,
provoquant quelques émeutes dans le pays, et notamment dans la ville de Bursa.
Mustapha Kemal a ainsi profondément réformé son pays, et les réformes citées ne sont
qu’une petite partie de tout ce qui a été entrepris. Pourtant, si son histoire est très largement
glorifiée, l’action de Kemal est aujourd’hui très contestée. Au regard de l’histoire, il y a en
effet débat. Certes, il a passé beaucoup de réformes, mais au prix de nombreuses atteintes
aux libertés individuelles, et les populations n’avaient pas vraiment de droit de regard sur
ce qui était décidé. La liberté de presse a vite été mise à mal, avec l’interdiction de six
quotidiens stambouliotes dès 1925. Les diverses rebellions kurdes à l’est du pays ont aussi
été sévèrement réprimées.
La personnalité de Kemal est aussi parfois remise en cause dans le monde, même
si cela est totalement interdit en Turquie, avec une histoire très lissée dans ce pays. La
mégalomanie de l’homme est également parfois évoquée. En effet, la première statue à
son effigie a été élevée en Turquie dès 1926, de son vivant. En outre, Kemal avait décidé
que chaque Turc devait avoir un nom de famille à l’instar des Européens, car sous les
Ottomans les individus n’avaient qu’un prénom, ce qui était fort peu pratique. Chaque Turc
s’est donc choisi un nom de famille, et Mustapha Kemal a choisi le nom d’Atatürk, ce qui
signifie littéralement « père des Turcs ». Ce n’est pas un surnom qui lui a été donné faisant
référence à son action, mais un nom qu’il s’est lui-même donné.
La postérité de l’homme est enfin étonnante. Aujourd’hui, Atatürk est un véritable mythe
dans son pays, et toute discussion sur son action et sa personne est passible de peine. Il
est intéressant avec cette idée d’analyser les points de vue du parti nationaliste turc, les
Républicains. En Turc, républicain se dit « Atatûrkçü ». Ceux-ci se veulent profondément
laïcs, en opposition avec le parti au pouvoir, les musulmans modérés de l’AKP. Pourtant, vu
le culte livré à la personne de Mustapha Kemal, il est possible de se demander si finalement
ils n’ont pas une part de spiritualité en eux, tant Mustapha Kemal est assimilé à un dieu,
tant le culte qui lui est voué pourrait se rapprocher d’un culte religieux.
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91
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Ainsi, ce travail, s’il permet d’éclaircir un peu l’histoire de Mustapha Kemal, ne traite que
de la première partie de la vie de Mustapha Kemal, où son action pour libérer le territoire
fait beaucoup moins débat que la suite de sa vie politique. C’est pourquoi il convient de le
mettre en perspective avec d’autres travaux ou ouvrages.
92
Hansen Frédéric - 2009
Bibliographie.
Bibliographie.
Ouvrages.
Jacques Benoist-Méchin, Mustapha Kemal ou la mort d'un empire, éditions Albin
Michel, 1954.
Paul Dumont, Mustapha Kemal invente la Turquie moderne, éditions Complexe, 1983.
Thierry Zarcone, La Turquie, de l'Empire Ottoman à la République d'Atatürk, éditions
Gallimard, 2005.
Mustapha Kemal Atatürk, Mémoires, éditions Coda, 2005.
O. Cengiz Aktar, L'occidentalisation de la Turquie, L'Harmattan, 1985.
Margaret MacMillan, Les artisans de la paix , le Livre de Poche, 2001.
Georges Daniel, Atatürk, une certaine idée de la Turquie , éditions l'Harmattan, 2000.
Robert Sadran et alii, L'histoire de l'Empire Ottoman, éditions Fayard, 1989
Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, La Découverte, 2004.
Article.
Philippe Conrad, Mustapha Kemal, père fondateur d'une Turquie
nouvelle : http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/mustapha_kemal_perefondateur_d_une_turquie_nouvelle.asp
Conférence.
Paul Dumont, La Turquie d'Atatûrk: un modèle de développement pour le monde
musulman, allocution au cours des journées bruxelloises de la Méditerranée, le 23
octobre 2003.
Hansen Frédéric - 2009
93
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Sources.
Archives départementales.
« Le Progrès » :septembre, octobre et novembre 1922, juillet, octobre et novembre
1923, février et mars 1924.
« Le Nouvelliste » : septembre, octobre et novembre 1922, juillet, septembre, octobre et
novembre 1923, février et mars 1924.
« Lyon Républicain » : septembre, octobre et novembre 1922, juillet, septembre,
octobre et novembre 1923, février et mars 1924.
94
Hansen Frédéric - 2009
Annexes.
Annexes.
Annexe I : Carte de l’Empire ottoman à son apogée.
http://farm1.static.flickr.com/162/338789357_d42806fc04_o.jpg
Annexe II : Carte du traité de Sèvres.
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Annexe III : Couverture du « Progrès ».
96
Hansen Frédéric - 2009
Annexes.
Annexe IV : Couverture du « Lyon Républicain ».
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
Image de gauche : Kemal Pacha, « le vainqueur »
Image de droite : le Roi Constantin, « le vaincu ».
Annexe V : Couverture du « Nouvelliste ».
98
Hansen Frédéric - 2009
Annexes.
Le Nouvelliste, 7 septembre 1922.
Légende : « MUSTAPHA KEMAL, généralissime des armées turques. Le vainqueur
des Grecs. »
Annexe VI : Chronologie de l’Empire ottoman.
CHRONOLOGIE EMPIRE OTTOMAN : 1300-1922.
XIIème : Les Turcs sont les descendants des tribus Oghouzes, des nomades venus des
steppes de Mongolie s'installer en Anatolie aux alentours du XIème ou du XIIème siècle,
selon les estimations des chercheurs. De la même manière que la date d'arrivée de ces
tribus en Anatolie reste vague, la date de la création de l'Empire ottoman fait également
débat parmi les chercheurs.
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99
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
1300 : Osman est le chef d’une principauté installée en Anatolie. Il prend le titre de
er
Sultan, se fait appeler Osman 1 et sera le descendant d’une nombreuse série de Sultan.
1302 : Bataille de Bapheus. Victoire des Ottomans, fondatrice de l’empire du même
nom.
XIVème : période de forte expansion des Ottomans, qui agrandissent leur territoire sur
les ruines de l’empire Seldjoukide et l’Empire Byzantin.
1347 : les Ottomans franchissent le détroit des Dardanelles, et s’implantent en Europe
pour la première fois, en prenant Gallipoli.
1402 : défaite du Sultan Beyazit II face au chef mongol Tamerlan, qui vient de conquérir
l’Iran, l’Irak, et l’Anatolie Orientale. Cette défaite est un sérieux coup d’arrêt pour les
Ottomans, qui perdent une grande partie de leurs territoires.
1421 : les territoires perdus face à Tamerlan sont presque tous récupérés. En Europe,
l’empire est consolidé.
1453 : les Ottomans s’emparent de Constantinople et mettent fin à l’Empire byzantin.
Le Sultan vainqueur, Mehmet II, prend le titre de Mehmet le Conquérant. Constantinople
est la nouvelle capitale de l’Empire ottoman, la basilique Sainte-Sophie est transformée en
mosquée.
1453-milieu du XVème siècle : apogée de l’Empire ottoman. Après Constantinople,
les conquêtes en Europe s'accroissent, notamment dans les Balkans: Le Péloponnèse,
l'Albanie, la Bosnie ou encore la Moldavie passent sous domination Ottomane sous le règne
de Mehmet II.
1517 : Selim II défait les Mamelouks d’Egypte, et s'empare des reliques saintes du
prophète Mahomet qu'il ramène à Istanbul, devient protecteur des villes saintes de l'Islam
et devient par conséquent Calife. Depuis cette date, le chef de l’Empire ottoman cumule les
fonctions de Sultan, chef temporel, et de Calife, chef spirituel.
1526-1560 : apogée de l’empire sous le règne de Souleymane le Magnifique. Celui74
ci va consolider l'empire, en lui donnant une solide base administrative . L'empire brille
aussi culturellement, en témoigne l'architecte Sinan, bâtisseur de superbes mosquées à
Istanbul et Edirne.
1526 : Souleymane s’empare de la Hongrie et de Belgrade, pour conduire l’Empire à
sa plus grande superficie.
1529 : premier siège de Vienne en Autriche. Les Viennois réussissent à repousser les
Ottomans mais l’Europe a tremblé. Vienne symbolise la limite extrême en Occident où les
Ottomans ont pu se rendre.
1571 : défaite de Lepante. Les Européens commencent à penser que les Turcs ne sont
pas invincibles.
1683 : Deuxième siège de Vienne et deuxième échec, qui marque le début du déclin
de l’Empire, avec des difficultés économiques, administratives et sociales.
1699 : grande défaite des Ottomans en Crimée, qui signent pour la première fois de
leur histoire un traité défavorable.
74
100
Souleymane est d'ailleurs surnommé en turc « le législateur » (Suleman kanun-i)
Hansen Frédéric - 2009
Annexes.
1774 : nouvelle grande défaite face aux Russes. Signature du traité de Küçük Kernarca.
Début de la Question d’Orient, où les Européens vont se battre pour récupérer les territoires
des Ottomans, cet « homme malade ».
1789 : Arrivée au pouvoir de Selim III. Tentative de réforme de l’Empire pour remédier
à tous ses problèmes. Il promulgue en 1793 le « Nizam i Djedid » (le nouveau règlement).
Toutefois, ces réformes sont très largement insuffisantes et ne permettent pas à l’empire de
relever la tête. Les défaites militaires commencent à se succéder.
1798-99 : défaite face à Bonaparte et la France. Les Ottomans abandonnent l’Egypte.
1812 : Signature de la paix avec les Russes. La Bessarabie (région de Roumanie) est
perdue.
1830 : La Grèce obtient son indépendance après une longue guerre. L’Empire ottoman
est alors frappé dans sa partie européenne par la vague de nationalismes en Europe au
XIXème siècle.
1839 : L’Empire tente à nouveau de réagir : c’est le début de la période des Tanzimat
(réformes). L’édit de Gülhane est proclamé, faisant de tous les sujets de l’Empire des
hommes égaux, sans distinction de races ou de religion.
1876 : Première constitution de l’histoire ottomane, qui disparaît dès 1878.
1878 : Conférence de Berlin. La Roumanie et la Serbie deviennent indépendantes,
tandis que le territoire grec s’accroît. L’Autriche s’installe en Bosnie, la Russie dans le
Caucase.
Fin du XIXème siècle : Vague de nouvelles idées dans l’Empire ottoman. Nées d’un
mélange de romantisme, des Lumières, de nationalisme, ces idées vont fourmiller chez les
intellectuels. Deux courants intellectuels vont se succéder : d’abord le courant des Jeunes
Ottomans, qui a pu faire pression pour l’établissement de la constitution, puis le courant
des Jeunes Turcs, créant le comité Union et Progrès en 1895. Ceux-ci pensent qu’il faut
recentrer le débat sur la nation turque, en se concentrant sur l’Anatolie.
1908-09 : Les Jeunes Turcs s’emparent du pouvoir et rétablissent immédiatement la
constitution.
1912 : Première guerre balkanique. Le Monténégro, puis la Serbie, la Bulgarie et la
Grèce déclarent la guerre à l’Empire ottoman. Les adversaires des Ottomans vont jusqu’aux
portes d’Istanbul, mais les Ottomans s’en sortent grâce à une bonne défense des détroits.
A l’issue de cette guerre, les Européens exigent que les Ottomans rendent toutes leurs
possessions d’Europe, excepté Istanbul. Les Ottomans refusent.
1913 : Deuxième guerre balkanique et défaite sévère de l’armée turque face aux
Bulgares. Les Ottomans doivent cette fois accepter les conditions de paix des Européens :
c’est une véritable humiliation.
1914 : Les Ottomans rentrent dans la première guerre mondiale aux côtés des
Allemands et des Autrichiens. Une forte propagande est réalisée dans l’Empire pour
convaincre la population de la victoire certaine de l’Allemagne. Au gouvernement turc, on
rêve de bâtir un immense empire turco-musulman qui rassemblerait tous les Turcs d’Asie,
jusqu’aux confins de la Chine.
Avril 1915 : Le triumvirat à la tête de l’Empire ottoman décide de la déportation
massive des Arméniens, jugés responsables des défaites militaires turcs, étant du côté des
adversaires russes.
Hansen Frédéric - 2009
101
Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
1915 : Bataille des Dardanelles, où Mustapha Kemal réussit l’exploit de tenir tête aux
Alliés.
1918 : Signature de l’armistice de Moudros le 30 octobre. Les Ottomans signent leur
arrêt de mort, l’armistice ayant des conditions très défavorables pour eux. Les Européens
pensent pouvoir régler le problème de la question d’Orient et du partage de l’empire. Ils
commencent déjà à occuper le pays et pénètrent à Istanbul. Les Arméniens et les Grecs
rêvent de bâtir de grands pays sur les ruines de l’empire des Turcs.
16 mars 1920 : Début de l’occupation officielle d’Istanbul par les forces alliées.
20 août 1920 : Signature du traité de Sèvres, qui règle la paix avec les Ottomans. Les
conditions sont extrêmement dures pour les Turcs, qui conservent un tout petit territoire. Une
Arménie indépendante voit le jour, un Kurdistan autonome est prévu, les Grecs occupent la
région de Smyrne et la Thrace Orientale. Quant aux Anglais, ils occupent l’Irak tandis que
les Français occupent la Cilicie et la Malatie au Sud de l’Anatolie, et les Italiens la région
75
d’Antalya. La zone des détroits et Istanbul est décrétée internationale et démilitarisée. En
outre, les Alliés s’approprient tout le contrôle de la vie politique, économique et financière du
pays. L’Empire doit aussi payer de lourdes indemnités aux Alliés, et leur laisser la direction
du chemin de fer et démobiliser les armées. Ce traité marque la fin réelle de l’Empire
ottoman.
Annexe VII : Biographie de Mustapha Kemal avant
1922.
1881 : Naissance à Salonique.
1891 : Durant sa jeunesse, le jeune Mustapha se voit donner le surnom de « Kemal »,
qui signifie « le parfait ». Le professeur lui a donné ce nom à l’école pour le différencier
d’un autre Mustapha.
1905 : Kemal sort de l’école de guerre d’Istanbul.
1906 : Il commence à s’impliquer dans la vie politique du pays. Il crée un groupe secret,
Vatan ve Hürriyet, patrie et liberté.
1907 : Nommé à l’état-major de l’armée de Salonique.
1912 : Durant les guerres balkaniques, Kemal se distingue et accède au grade de
lieutenant-colonel.
1915 : Premier exploit de Mustapha Kemal pendant la première guerre mondiale. Il
contient avec son armée les Anglais dans les Dardanelles et les repousse. Il expose durant
cette bataille tout son talent, sa bravoure pour réaliser un exploit historique, et devient un
leader craint et respecté.
1919 : Kemal est envoyé pour le compte de l’armée en Anatolie. Il en profite
pour commencer à se renseigner sur les possibilités de soulever la population contre
le gouvernement en place et les envahisseurs européens. Il reçoit vite de nombreuses
75
102
Voir la carte du traité de Sèvres en annexe.
Hansen Frédéric - 2009
Annexes.
sympathies pour la défense de la patrie. Partout où il passe, il fait des discours à la
population et les incite à se rebeller.
Juin 1919 : Les agissements de Kemal sont connus à Istanbul, et ne plaisent pas du
tout au Sultan comme aux Anglais. Le gouvernement somme à Kemal de rentrer dans la
capitale ottomane. Kemal tente de gagner du temps. Dans le même temps, il envoie des
missives à travers le pays où il proclame « la nation en danger » et annonce qu’un congrès
se tiendra bientôt àŞivas afin de sauver le pays. Des membres de l’armée, et notamment
des généraux se joignent à lui pour sauver la nation.
8 juillet 1919 : Mustapha Kemal démissionne de ses fonctions à l’armée. C’est un pari
risqué car redevenu un citoyen lambda, il peut perdre le soutien de l’armée. Il n’en sera rien,
ceux qui l’ont soutenu resteront à ses côtés.
23 juillet 1919 : Premier congrès d’importance à Erzurum. Le désormais ex-général se
fait élire à la présidence du congrès régional, qu’il peut donc diriger à sa guise. Un manifeste
est signé est fait publier, où il est affirmé que la nation doit retrouver ses frontières d’avant
1914, et où un Comité de Salut Public pour gouverner est prévu.
4 septembre 1919 : Congrès de Şivas, d’ampleur national, pour donner l’assise
nécessaire au mouvement naissant de Mustapha Kemal. Peu de gens s’y rendent, par peur
de représailles du gouvernement. Kemal va en réaction lancer une propagande pour faire
croire à un grand succès. Kemal est encore élu président du congrès. Il a plus de mal à
imposer ses vues, certains au sein du congrès militant pour un mandat américain sur le pays.
Kemal pense en revanche que le pays doit pouvoir se gouverner tout seul, être totalement
indépendant.
Octobre 1919 : renouvellement du Parlement stambouliote. Kemal et ses partisans se
présentent aux élections. Les Nationalistes vont y remporter un grand succès, en remportant
de nombreux sièges. Le problème est de taille : les élus doivent se rendre à Istanbul pour
siéger à la chambre, alors qu’ils risquent d’y être arrêtés par le gouvernement du Sultan.
Kemal choisit de rester en Anatolie, à Ankara, au centre du pays. De nombreux élus se
rendent pourtant à Istanbul.
28 janvier 1920 : Adoption d’un pacte national. La lutte ne sera terminée que si
76
les conditions du pacte sont réalisées. Les conditions du pacte sont les suivantes
:
indivisibilité des territoires turcs non occupés au moment de l’armistice de Moudros, abolition
des capitulations, les provinces de Kars, Batoum et Ardahan doivent revenir à la Turquie
et les Puissances doivent reconnaître l’indépendance et la pleine souveraineté de la nation
turque. Parallèlement au pacte, des actes de guérillas sont menés un peu partout dans le
pays contre les occupations étrangères.
18 mars 1920 : La dissolution de la dernière chambre ottomane est décidée, et de
nombreux députés nationalistes sont arrêtés sous la pression des anglais.
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23 avril 1920 : Mustapha Kemal décide de l’ouverture de la Grande Assemblée
Nationale de Turquie. Kemal en profite pour annoncer que la lutte n’est pas dirigée contre
le Sultan, mais contre le gouvernement et les Alliés. Cette annonce est faite afin de calmer
les ardeurs des musulmans, qui tiennent beaucoup à la personnalité du Calife.
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Les conditions du pacte sont relevées dans l’ouvrage de Paul Dumont.
Cette décision des Anglais ne fait pas l’unanimité en Grande Bretagne, où certaines voix s’élèvent contre les actions du
gouvernement britannique en Turquie, jugées trop dures. Sir Wilson estime que c’est « une grave erreur », que le « gouvernement
n’a rien compris à la situation en Turquie » et que cela va causer de graves troubles en Turquie.
Hansen Frédéric - 2009
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Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 .
6 mai 1920 : L’Assemblée la cessation de toute relation avec le gouvernement
d’Istanbul.
Mai 1920 : Kemal et les nationalistes parviennent enfin à pacifier le pays, gangréné par
la guerre civile entre nationalistes et impérialistes.
Juillet 1920 : Les Grecs franchissent la ligne Milne, qui séparait les zones occupées
par les Alliés des zones turques occupées par les nationalistes. Le 8 juillet, il s’empare de
Brousse, aujourd’hui Bursa, qui plonge les nationalistes dans un deuil national, à l’instar de
la prise de Smyrne.
20 août 1920 : La signature du traité de Sèvres pousse Kemal et les siens à débuter la
campagne de reconquête du territoire. Kemal parle de « diktat de Sèvres ». Les Turcs vont
s’attaquer à chacun de leurs ennemis un par un afin de libérer le territoire.
23 septembre 1920 : Début de la guerre face aux Arméniens.
2 décembre 1920 : Signature d’un traité de paix à Alexandropol avec les Arméniens.
La victoire est grande pour les Turcs.
Janvier 1921 : Les Turcs s’emparent de la Cilicie, où les Français étaient installés. Au
sud du pays, les Italiens quittent la région avant même de se battre. Il ne reste désormais
plus que les Grecs comme ennemi présent dans les limites du territoire défini par Mustapha
Kemal, en plus des Anglais présents à Istanbul. Au même moment, le 6 janvier, les Grecs
décident d’attaquer les nationalistes afin d’étendre leur influence en Anatolie. Le 10 janvier,
à Inönü, Ismet signe sa première grande victoire contre les Grecs, et reçoit les félicitations
de Kemal.
20 janvier 1921 : Kemal fait adopter une loi à la GANT qui stipule que le peuple détient
désormais la souveraineté au sein de l’état turc.
Mars 1921 : Les Grecs décident de lancer une nouvelle offensive contre les
nationalistes, à nouveau stoppée par les armées d’Ismet. Le succès est très grand pour les
nationalistes de Kemal à qui tout réussit.
7 juillet 1921 : Nouvelle attaque des Grecs de grande ampleur qui, cette fois, déborde
les armées Kémalistes. Kemal décide de reculer afin de pouvoir mieux résister, même s’il
faut abandonner certains territoires aux Grecs.
5 août 1921 : Kemal obtient les pleins pouvoirs à la GANT jusqu’à la fin des hostilités.
13 septembre 1921 : Après de longs affrontements durant tout l’été, Kemal et son
armée vient enfin à bout des Grecs. Il ne peut cependant pas les chasser du territoire,
n’ayant pas les moyens suffisants. Au retour à Ankara, Kemal se voit décerner le titre
honorifique de « Ghazi », titre le plus glorieux pour un soldat musulman.
10 octobre 1921 : Signature d’un accord secret avec la France : la France devient le
premier pays à soutenir officiellement Mustapha Kemal.
Hiver 1922-printemps 1922 : Restructuration de l’armée turque afin de chasser
définitivement les Grecs du territoire.
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Hansen Frédéric - 2009
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