Franck DEBIÉ Directeur général de la Fondation pour l’innovation politique, Paris Discours de clôture de la conférence internationale « Entretiens France-Turquie II : Silences, ignorances et réalités » organisée en partenariat avec la Fondation pour l’innovation politique (Istanbul, 13-14 avril 2007) Dans son premier document, votre Fondation, la Plateforme Abant se donnait, dans la langue imagée et directe qui est souvent la sienne, l’ambition de « redonner des couleurs à l’intellectuel turc fatigué ». Les deux jours que nous venons de passer ensemble ont également redonné des couleurs aux intellectuels français que vous aviez invités. Nous avons découvert d’autres visages, d’autres voix que ceux que nous connaissons : – plusieurs visages – parfois contrastés – de l’Islam turc et de ses revendications dans le champ social et politique ; nous avons entendu la critique de l’humanisme développé par Ali Bulac et son appel à remettre Dieu au centre de la vie sociale ; nous avons entendu ceux qui imaginent plutôt une « démocratie musulmane » comparable à ce que fut en Europe « démocratie chrétienne ». – plusieurs intonations pour dire une même déception à l’égard de la France et des Européens ; – plusieurs manières de s’interroger sur le passé ottoman et républicain de la Turquie, ainsi que sur son avenir européen. Les Français présents ici n’ont pas hésité à discuter devant vous, « comme à la maison », des questions qu’ils se posent sur les évolutions de notre propre pays, de son organisation politique et sociale : – allons-nous céder à la tentation d’une politique de la mémoire, avec des lois sur l’histoire, des interdictions, des amendes ? C’est la question par laquelle l’historien Jean-Pierre Azéma a introduit notre colloque. Elle vaut pour la Turquie comme elle vaut pour la France. – allons-nous réussir à passer d’un « Etat-providence de redistribution » à un « Etat-providence de compétition », selon l’expression du sociologue Jacques Donzelot, c’est-à-dire à un Etat plus attentif à renforcer l’égalité des chances et la capacité de chacun à devenir compétitif dans une économie globalisée ? 1 – allons-nous tomber dans une définition de l’identité nationale en termes de contenu, alors que rien ne prouve qu’il y réellement ait des valeurs communes faisant absolument consensus entre les Français ; allons-nous abandonner une laïcité de neutralité vis-à-vis de toutes les croyances au profit d’une nouvelle laïcité de combat, affirmant contre les croyances et les pratiques sociales spontanées certaines valeurs qui devraient les transcender ? C’est la question que posait hier le politologue Olivier Roy. Que conclure ? 1) Nous sommes sortis d’un Age d’or entre la France et la Turquie. Cet Age d’or n’a peut-être jamais existé comme nous l’imaginons aujourd’hui. Nous en gardons pourtant – Français et Turcs – la nostalgie. Age d’or marqué par le partage et l’amour d’une même langue, le français, lingua franca de l’Empire ottoman, porte d’entrée obligée de la vie intellectuelle et des carrières de la haute administration. Age d’or marqué par le même amour du progrès, de la science, de la modernité, de la réforme, tous définis en termes positivistes. Age d’or marqué enfin par la proximité des élites de nos deux pays. Cet Age d’or avait sa part d’ombre : il correspond à la fin du XIXe siècle à un moment de grandes difficultés pour l’Empire ottoman, à un moment d’effacement diplomatique pour la France après la guerre de 1870. Il coïncide avec un moment d’inégalités massives dans nos sociétés. 2) Nous sommes sortis d’un âge prométhéen, un Age où nous pouvions croire que l’Etat républicain pouvait tout : – instituer de lui-même la société sur des bases plus rationnelles et plus justes que ses fonctionnements spontanés ; – instituer l’identité nationale par une politique scolaire, des symboles, des rites ; – organiser l’ensemble de l’économie. Dans cet Age prométhéen qui marque le début de l’aventure de l’Etat-providence, comptaient surtout les élites de l’Etat, les élites associées à l’Etat, leurs représentations, leur système de « véridiction », pour reprendre l’expression de Michel Foucault. Aujourd’hui, dans le monde entier, nous voyons la société civile s’enrichir et se renforcer. Partout elle aspire à proposer ses solutions, ses méthodes, sa vision de la conduite des affaires. Longtemps en arrière-plan, en fond de tableau, la société civile est en train de passer sur le devant de la scène de l’innovation politique. 2 Avec ce mouvement, les valeurs qui animent la société en profondeur, des valeurs souvent différentes de celle de l’Etat et de ses élites – les croyances religieuses, l’entreprenariat, la solidarité immédiate entre les individus, l’entraide, ces valeurs tendent elles aussi à retrouver une visibilité et une pertinence nouvelles dans l’espace publique. 3) Dans de nombreux pays s’esquisse aujourd’hui la possibilité d’une révolution conservatrice : – libérale au plan économique, favorable à la modernisation, aux échanges, aux standards internationaux ; – conservatrice au plan culturel, social et politique : - retour identitaire aux traditions, - organisation de la société centrée sur la famille plus que sur l’individu, - regain d’autoritarisme politique. Cette révolution affecte l’Amérique. Elle touche la Chine. Va-t-elle se poursuivre en Turquie ? Va-t-elle toucher la France ? Notons que beaucoup des Etats membres de l’Union européenne n’ont pas fait ce choix. Ils ont, au contraire, décidé en faveur de l’ouverture économique la plus grande possible, en faveur de la société la plus libre possible. Ils autorisent le mariage homosexuel ; ils essaient d’imaginer une démocratie plus ouverte ; ils libèrent leur marché du travail ; ils essaient d’accommoder les différences culturelles de manière plus raisonnable… 4) La distance qui sépare nos peuples vient surtout de l’ignorance A l’âge de la société civile, ce sont les peuples plus que les élites qui ont le dernier mot. En Europe, il n’y a pas de partage de souveraineté possible, pas de démocratie commune possible sans une proximité, sans un sentiment de fraternité entre les peuples. Il faut le redire. Beaucoup de difficultés de l’Europe actuelle viennent du fait que cette réalité ait été négligée. Beaucoup d’interrogations sur l’élargissement aussi. Les Européens ne se sentent sans doute pas encore assez proches pour accepter une vie démocratique fondée sur le seul principe majoritaire. D’où vient aujourd’hui la distance entre les Français et les Turcs, entre les Européens et les Turcs ? – De l’histoire récente ? – Non : la Turquie est infiniment plus proche des États de l’Europe occidentale que tous les pays qui ont été durablement dans l’orbite de l’empire soviétique : l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, les États du Caucase. 3 Les Turcs ont connu comme nous l’économie de marché, la culture de consommation, le rêve américain, l’impératif de défendre le monde libre. – De l’histoire plus ancienne ? – Peut-être davantage : nous ne voyons pas souvent les Turcs apparaître dans nos manuels d’histoire en Europe de l’Ouest. Notre histoire est surtout faite de batailles vicinales. Cependant, dans la mémoire profonde, celle du temps long, des cultures matérielles, des échanges, l’Empire ottoman est à chaque page. Dans l’histoire de la Méditerranée, de l’Europe centrale et des Balkans aussi. Nous avons parfois été ennemis, mais nous n’avons jamais été séparés. Comment accepter de le devenir davantage dans un monde qui rétrécit ? – De l’islam ? – Nous touchons au cœur du problème. En quête d’identité, beaucoup d’Européens cherchent dans l’islam la figure de l’Autre. Beaucoup d’Européens aspirent à une société où le religieux soit tenu à l’écart de la politique, où toutes les croyances soient également respectées, où les femmes soient égales aux hommes, où chacun soit libre de ses choix sexuels et conjugaux. Pour eux, l’islam semble être à l’opposé de ce projet. C’est mal connaître l’islam. C’est ne retenir que ses évolutions les plus négatives. C’est juger à la hâte, de manière lointaine et doctrinaire. C’est encore plus mal connaître la Turquie, son projet laïque et la vitalité nouvelle qu’insuffle à ce projet le processus de rapprochement avec l’Union européenne. C’est aussi dangereux pour les États de l’UE eux-mêmes car faire de l’islam le repoussoir qui forge l’identité européenne, c’est refuser à nos concitoyens musulmans, par manque de curiosité et de tolérance, leur double droit à l’intégration et à la différence. – De l’ignorance et du déficit d’échanges ? – Les Français ne connaissent pas assez la Turquie. Le tourisme ne suffit pas à leur en donner une vision exacte. Nos touristes y passent en moyenne trois nuits ! Nous n’avons pas assez de camarades turcs dans nos universités, pas assez de collègues turcs dans nos entreprises. Nous n’avons pas assez d’investissements turcs en France, pas assez d’entreprises turques dans notre pays. Et inversement. Nous devons inventer ensemble la géographie économique et humaine qui permettra de construire le rapprochement nécessaire des peuples. Géographe, j’aimerais finir par une carte. Ce n’est pas celle des « frontières de l’Europe » que vous a présentée le géographe Michel Foucher. C’est une vieille carte. La « carte du tendre ». Ceux d’entre vous - ils sont nombreux qui ont étudié la littérature française s’en souviennent. Les milieux littéraires du milieu du XVIIe siècle y représentaient par quelles étapes un début d’inclinaison, un premier sentiment, peut aboutir au grand amour ou terminer dans « le lac d’indifférence ». Sommes-nous en train de prendre la route du « lac d’indifférence » ? 4 – A force de multiplier dans différents Etats de l’Union européenne les déclarations maladroites. – A force en Turquie de traquer tous les indices de désamour des Européens et de les monter en épingle. Intellectuels, professeurs, journalistes, nous avons une responsabilité. La forme d’esprit que nous avons appris à cultiver, en Turquie comme en France, nous porte à nous montrer critiques et caustiques. Ne la poussons pas jusqu’au point où elle ne produirait que découragement et ressentiment. Revenons aux réalités. Une négociation d’adhésion a commencé, malgré toutes ses difficultés. Elle continue. Elle a son rythme propre. L’Union européenne est une affaire sérieuse, un sujet de droit. Pacta sunt servanda. C’est pourquoi aucun changement politique dans l’un ou l’autre des Etat membres ne suffira à arrêter ce processus dont le lancement a été approuvé par tous. Aucun ne peut en garantir la bonne fin. Les Européens ne voient pas la Turquie comme un fardeau. Ils mesurent de mieux en mieux ce qu’elle peut apporter à l’Union au plan économique, énergétique et stratégique. Mais ils ne veulent pas pour autant qu’elle rende, un jour, à cause de son poids, l’Union ingouvernable. Alors je le redis à nos amis turcs : ne prenez pas la route du « lac d’indifférence », faites-vous confiance, croyez qu’en France beaucoup d’entre nous aiment la Turquie et la souhaitent à leur côté ; les autres, avec votre aide, apprendront à l’aimer. 5