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Les Turcs ont connu comme nous l’économie de marché, la culture de
consommation, le rêve américain, l’impératif de défendre le monde libre.
– De l’histoire plus ancienne ? – Peut-être davantage : nous ne voyons pas souvent
les Turcs apparaître dans nos manuels d’histoire en Europe de l’Ouest. Notre
histoire est surtout faite de batailles vicinales. Cependant, dans la mémoire
profonde, celle du temps long, des cultures matérielles, des échanges, l’Empire
ottoman est à chaque page. Dans l’histoire de la Méditerranée, de l’Europe
centrale et des Balkans aussi. Nous avons parfois été ennemis, mais nous n’avons
jamais été séparés. Comment accepter de le devenir davantage dans un monde
qui rétrécit ?
– De l’islam ? – Nous touchons au cœur du problème. En quête d’identité,
beaucoup d’Européens cherchent dans l’islam la figure de l’Autre. Beaucoup
d’Européens aspirent à une société où le religieux soit tenu à l’écart de la
politique, où toutes les croyances soient également respectées, où les femmes
soient égales aux hommes, où chacun soit libre de ses choix sexuels et conjugaux.
Pour eux, l’islam semble être à l’opposé de ce projet. C’est mal connaître l’islam.
C’est ne retenir que ses évolutions les plus négatives. C’est juger à la hâte, de
manière lointaine et doctrinaire. C’est encore plus mal connaître la Turquie, son
projet laïque et la vitalité nouvelle qu’insuffle à ce projet le processus de
rapprochement avec l’Union européenne. C’est aussi dangereux pour les États de
l’UE eux-mêmes car faire de l’islam le repoussoir qui forge l’identité européenne,
c’est refuser à nos concitoyens musulmans, par manque de curiosité et de
tolérance, leur double droit à l’intégration et à la différence.
– De l’ignorance et du déficit d’échanges ? – Les Français ne connaissent pas assez
la Turquie. Le tourisme ne suffit pas à leur en donner une vision exacte. Nos
touristes y passent en moyenne trois nuits ! Nous n’avons pas assez de camarades
turcs dans nos universités, pas assez de collègues turcs dans nos entreprises.
Nous n’avons pas assez d’investissements turcs en France, pas assez d’entreprises
turques dans notre pays. Et inversement.
Nous devons inventer ensemble la géographie économique et humaine qui permettra
de construire le rapprochement nécessaire des peuples.
Géographe, j’aimerais finir par une carte.
Ce n’est pas celle des « frontières de l’Europe » que vous a présentée le géographe
Michel Foucher.
C’est une vieille carte. La « carte du tendre ». Ceux d’entre vous - ils sont nombreux -
qui ont étudié la littérature française s’en souviennent. Les milieux littéraires du
milieu du XVIIe siècle y représentaient par quelles étapes un début d’inclinaison, un
premier sentiment, peut aboutir au grand amour ou terminer dans « le lac
d’indifférence ».
Sommes-nous en train de prendre la route du « lac d’indifférence » ?