Laurent Martin, « Le pessimisme culturel. Civilisation et barbarie chez Freud, Elias, Adorno et Horckheimer »,
Histoire@Politique, n° 26, mai-août 2015, www.histoire-politique.fr
ajoutée au Malaise dans la culture dans l’édition de 1931, comme un codicille
angoissé. Deux ans plus tard, Hitler parvenait au pouvoir en Allemagne et lançait ce
pays sur la voie de nouveaux meurtres de masse, à une échelle encore jamais vue.
« Nous vivons un temps particulièrement curieux » note Freud en 1934 dans Moïse et
le monothéisme : « nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte
avec la barbarie », parlant encore d’une « régression vers une barbarie presque
préhistorique du peuple allemand7. »
Que la barbarie soit régression, retour vers un état originel de l’homme, mais en
même temps révélation d’une constante biologique et anthropologique interdit à
Freud les facilités du passéisme ou les illusions utopiques de la société harmonieuse.
Malgré les frustrations engendrées par la culture, on ne trouvera chez lui aucune
nostalgie pour un âge d’or ni aucun espoir d’un avenir débarrassé des contradictions
qui torturent l’humanité. En fait, Freud partageait largement la vision hobbesienne
de l’histoire : comme chez Hobbes, les humains sont des organismes soumis aux
pulsions de plaisir et à la douleur mais un principe d’utilité gouverne leurs actions ;
constituant les uns pour les autres une menace mortelle, ils échangent une part de
leur liberté pour un surcroît de sécurité et abandonnent à une autorité centrale et
supérieure le soin de la concorde (c’est la théorie classique de la « réunion des
faiblesses »). Selon Freud, l’État hérite de l’omnipotence du père primordial et
instaure une autorité qui pacifie les violences individuelles. La violence du chef puis
de l’État, intériorisée par les individus comme surmoi, s’exerce contre ceux qui
refusent de se soumettre à la volonté du souverain, c’est-à-dire de la majorité, et
contre les communautés étrangères, tout l’enjeu consistant pour les nations, à l’heure
des armes de destruction massive — Freud n’emploie évidemment pas cette formule
mais l’idée est bien celle-là —, de trouver le moyen de se passer de cette violence
dirigée vers l’extérieur des communautés. Là encore, la nécessité d’une autorité
centrale, cette fois supranationale, à laquelle sera conféré le droit de légiférer dans
tous les conflits d’intérêts, s’impose : la Société des Nations (SDN) incarnera et
trahira, tout à la fois, cet espoir et cette nécessité.
Indépendamment de l’évolution de l’actualité internationale et de sa propre vie, il y a
donc une tension dans la pensée de Freud entre, d’une part, un pessimisme foncier,
lié au caractère indépassable car biologiquement fondé de la pulsion de mort,
notamment sous sa forme agressive, ainsi qu’au caractère nécessairement répressif
de la culture, et, d’autre part, un optimisme hérité des Lumières8. Un dépassement du
fatum semble possible par la modification des attitudes psychiques, le bridage
organique des pulsions, la naturalisation de l’interdit — c’est ainsi qu’il interprète
l’intolérance qu’éprouvent les pacifistes de conviction envers la guerre : « Les
conceptions psychiques vers lesquelles l’évolution de la culture nous entraîne se
trouvent heurtées de la manière la plus vive par la guerre, et c’est pour cela que nous
7 Cité par David Benhaim, « Freud et la question de la guerre », dans Topique, revue freudienne, n° 99,
« Psychanalyse, violence et société », 2007, p. 177-183.
8 Philippe Rieff notait justement que l’on pouvait faire deux lectures de Freud historien des guerres et de
la violence : la première voit en lui l’héritier des Lumières qui considère que les guerres ne sont que des
épisodes régressifs qui ne remettent pas en cause le progrès général ; la seconde fait de Freud le clinicien
des échecs répétés de la civilisation, prise dans un mouvement cyclique scandé par les guerres. (Philippe
Rieff, « La signification de l’histoire et de la religion dans la pensée de Freud », dans Alain Besançon
(dir.), L’Histoire psychanalytique : une anthologie, Paris-La Haye, éd. Mouton, 1974, p. 40-67.) Freud
n'adhérait en tout cas pas à la conception de la modernité comme temps nouveau et nouveauté sans
précédent, comme idée de progrès en phase d’accélération croissante, comme disponibilité de l’histoire
ou comme capacité normative des hommes à faire leur histoire.