UNIVERSITÉ PARIS VIII – SAINT-DENIS ÉCOLE DOCTORALE PRATIQUES ET THÉORIES DU SENS Doctorat de Littérature française Guillaume ARTOUS-BOUVET STATUT DE LA LITTÉRATURE DANS LE DISCOURS PHILOSOPHIQUE FRANÇAIS APRÈS 1950 Thèse dirigée par M. Bruno CLÉMENT Soutenue le 1er décembre 2007 Jury : M. Gérard FARASSE M. Jean-Michel REY M. Jacob ROGOZINSKI Ce doctorat a été préparé dans le cadre de l’équipe d’accueil Littérature et histoires École doctorale Pratiques et théories du sens Habilitation EA - 1579 Direction de l’équipe : M. Jean-Nicolas ILLOUZ Bureau D321 Université Paris VIII – Saint-Denis 93526 Saint-Denis 1 Statut de la littérature dans le discours philosophique français, après 1950 Résumé Notre thèse porte sur les discours philosophiques français de la seconde moitié du vingtième siècle. Une des particularités de ces discours est qu’ils manifestent un intérêt constant pour la littérature. Cet intérêt a eu deux conséquences principales : la première est la redéfinition du concept philosophique de littérature ; la seconde concerne la forme même des discours philosophiques en question. La redéfinition du concept de littérature est profonde : la littérature n’est en effet plus pensée comme expression ou représentation. Elle est avant tout langage : la puissance autonome d’un jeu avec les significations, dans un rapport d’exception avec les autres discours. Cette redéfinition situe la littérature à une certaine limite du savoir : la littérature apparaît désormais comme un objet extérieur aux formes traditionnelles du savoir philosophique. Au contact de cet objet singulier, les discours philosophiques en viennent à s’interroger sur leur propre écriture. C’est la naissance d’un style philosophique français, marqué par des auteurs dont la capacité d’invention formelle est souvent remarquable, comme Jacques Derrida ou Jean-François Lyotard. La philosophie n’est plus simplement le commentaire de la littérature ; elle se fait inscription, imitation, création. La philosophie, ainsi, devient une philosophie littéraire. Si la littérature déborde le savoir, elle n’en continue pas moins d’être porteuse d’une vérité : mais cette vérité n’est pas une vérité philosophique. Elle est la vérité que la philosophie ne peut pas délivrer : une vérité sur la vie. 2 Status of literature in French philosophical discourse, after 1950 Abstract This academic thesis concerns French philosophical discourses of the second half of the twentieth century. Among the essential features of these discourses is the constant concern with literature. Such a concern had two main consequences: in the first place, redefining the philosophical concept of literature; in the second place, affecting in return the style of these philosophical discourses. Such a redefinition of the mere concept of literature is drastic: literature is no more to be thought as expression or representation. It is, above all, language: the autonomous power of a play upon meanings, strictly remote from all others discourses. This redefinition put literature at a certain limit of knowledge: literature appears from now on as an outside object, according to the traditional criteria of philosophical knowledge. Dealing with this specific object, the philosophical discourses begin to wonder about their intercourse with the very act of writing. It is the birth of a French philosophical style, coined by authors of notable formal invention abilities – namely Jacques Derrida or JeanFrançois Lyotard. Philosophy is no more the simple commentary of literature; it has turned into inscription, imitation, and creation. Thereby, philosophy becomes a literary philosophy. With literature, knowledge is transcended – but literature still carries a truth, although it is not the philosophical truth. It is the truth which philosophy can not deliver: the truth about life. 3 Mots clés Littérature française Philosophie française Théorie de la littérature Critique littéraire Commentaire Herméneutique Existentialisme Déconstruction Keywords French literature French philosophy Literary theory Literary criticism Commentary Hermeneutic Existentialism Deconstruction 4 TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION p. 7 I. LA LITTÉRATURE ET LE MONDE A. Technologie B. Métaphorologie C. « – dans le Temps » p. 27 p. 48 p. 62 p. 83 II. LA LITTÉRATURE ET LA LIBERTÉ A. Littérature et anthropologie B. L’Action littéraire C. « Qu’est-ce que la littérature ? » p. 101 p. 112 p. 135 p. 150 III. LA LITTÉRATURE ET LA VIOLENCE A. L’ordre du discours B. Figures de la violence C. La violence et le discours p. 162 p. 174 p. 182 p. 196 IV. LA LITTÉRATURE ET LA MORT A. Mort, récit, fiction B. Le silence et la mort C. Littérature et déconstruction p. 222 p. 232 p. 246 p. 266 V. LA LITTÉRATURE ET LA VIE A. Philosophie de la vie B. Vie et vérité C. Extériorités – la Vie p. 285 p. 290 p. 306 p. 319 CONCLUSION p. 337 BIBLIOGRAPHIE p. 343 5 La pensée n’est rien sans quelque chose qui force à penser, qui fait violence à la pensée. Plus important que la pensée, il y a ce qui « donne à penser » ; plus important que le philosophe, le poète. Gilles Deleuze 6 INTRODUCTION 7 Sacres « La description de l’archive déploie ses possibilités […] à partir des discours qui viennent justement de cesser d’être les nôtres, écrivait Michel Foucault ; son seuil d’existence est instauré par la coupure qui nous sépare de ce que nous ne pouvons plus dire ».1 Et de fait, les discours qui nous requièrent ici constituent bien, à nos yeux, une archive : le corps térébrant d’une mémoire, dont nous éprouvons encore la puissance, sans pour autant en partager tout à fait l’inquiétude ni l’urgence. Ce dont ils avaient cru nous libérer nous semble irrésiliable ; leurs promesses nous paraissent lointaines ; leur radicalité, sans mesure. Peut-être en effet n’est-ce plus le temps de l’« aventure philosophique » évoquée par Alain Badiou pour caractériser ce « moment philosophique français qui se tient dans la deuxième moitié du 20ème siècle ».2 Restent ces « lueurs d’orage », selon le mot de Mallarmé en sa Crise : cela même qui, de ces discours, est passé dans le nôtre, cela que nous répétons sans savoir, en sa vérité subreptice et spectrale. « Cela » même qui excède l’archive, en son irréductible clôture ; et « cela » qui, instamment, en requiert la lecture et le déchiffrement. Ces lueurs sont lueurs de diagnose, au sens du diagnostic foucaldien : nous séparant, en leur brève éclaircie, du corps noir l’archive, elles la désignent, aveuglément peut-être, comme le lieu de « l’écart de nos propres pratiques discursives »3. C’est en ce sens, écrit Foucault, que l’archive « vaut pour notre diagnostic »4. Le factum de l’archive, c’est la formation d’un domaine d’objets. La description d’une archive spécifique suppose donc de déterminer « les conditions pour qu’apparaisse un objet de discours »5 ; réciproquement, il n’est pas d’objet discursif extérieur à l’élément stratifié du discours, dit archive. Notre thèse, dans ces pages, sera la suivante : le moment philosophique français, en sa cohérence archivique, confère aux textes « littéraires » une objectivité d’un genre inouï. Ce sont ainsi les contradictions de ce qu’il faut appeler l’objectivation littéraire que nous voudrions analyser et décrire. Notre question est celle du 1 L’Archéologie du savoir, Éditions Gallimard, Paris, 1969, p. 172. Alain Badiou, « Panorama de la philosophie française contemporaine », conférence à la Bibliothèque Nationale de Buenos Aires, publié dans New Left Review, septembre-octobre 2005, p. 1. 3 Op. cit., ibid. Nous soulignons. C’est la différence qui constitue l’archive, et une archive n’est jamais la nôtre, en ce sens (Archéologie du savoir, op. cit., p. 77) : « Il ne nous est pas possible de décrire notre propre archive, puisque c’est à l’intérieur de ses règles que nous parlons, puisque c’est elle qui donne à ce que nous pouvons dire – et à elle-même, objet de notre propre discours – ses modes d’apparition, ses formes d’existence et de coexistence, son système de cumul, d’historicité et de disparition ». 4 Ibid. 5 Ibid., p. 61. 2 8 « statut de la littérature dans le discours philosophique français, après 1950 ». Le terme statut est un emprunt au bas latin statutum, qui désigne un « règlement », un « décret », voire un « système de règles ». Nous prenons donc le terme statut dans le sens de système de règles déterminant dans le discours philosophique contemporain, en France, les conditions d’existence d’un objet « littéraire ». Il existait – c’est du moins la proposition de Jacques Rancière dans La Parole muette – un « système » de la représentation (cela même que nous déterminons ici comme système de règles ou statut), par quoi se définissaient les Belles-Lettres. Ce système, rappelons-le, s’articulait selon quatre principes : le principe de fiction, le principe de généricité (de l’œuvre), le principe de convenance thématique (le decorum au sens de l’ajointement sujetstyle), le principe de la parole en acte (prédication et judication). Il n’était pas le fait d’un discours « philosophique » à proprement parler : il avait été fixé, écrit Rancière, par « les traités de Batteux, de Marmontel ou de La Harpe » ; il inspirait (entre autres) « les commentaires de Voltaire sur Corneille »6. Comme on le voit, ce statut donnait lieu tout à la fois aux œuvres (sous la guise du régime poétique) et à leurs commentaires (sous la guise du régime théorique et critique). Il déterminait en tout cas la cohérence relative des discours qu’on portait sur elles. En somme, cette cohérence statutaire constituait les œuvres, dans leur généralité, comme les objets d’un savoir non-problématique : puisque précisément, elles procédaient dudit savoir (i.e. régime poétique). Ce statut, dit Rancière, a changé avec l’« apparition » de la littérature : aux quatre principes de la représentation, se sont opposés terme à terme des principes antireprésentatifs. Le langage (contre la fiction), l’antigénéricité (contre le genre), l’indifférence du style au sujet, c’est-à-dire l’inconvenance ou le désajointement (contre le decorum), l’écriture (contre la parole). Or, selon Rancière, « l’affirmation de la poésie comme mode du langage » et « le principe d’indifférence » ne sont pas compatibles l’un avec l’autre : la notion de littérature est donc au total, « le nom d’une poétique contradictoire »7. Cette contradiction dans le régime de pertinence poétique du système de règles est identiquement contradiction dans son régime de pertinence théorique : le « littérature » est en effet le nom d’une contradiction conceptuelle, affectant la dimension du « savoir » littéraire dans sa généralité, selon la flagrance d’un partage entre discours de « sacralisation » (liés pour leur compte à l’affirmation de la poésie comme mode du langage) d’une part, et discours de désacralisation (liés pour leur compte au principe 6 7 La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Hachette, Paris, 1998, p. 20. Ibid., p. 28. 9 d’indifférence) de l’autre. D’où la proposition de Rancière : entendre désormais sous le terme littérature « le mode historique de visibilité des œuvres de l’art d’écrire qui produit cet écart et produit en conséquence les discours qui théorisent cet écart »8. Les œuvres, désormais, font l’objet d’un savoir problématique9. Nous décrirons comme « sacre » de la littérature, en un sens paradoxal, cette détermination historique spécifique. Le sacré, au sens où nous le comprenons ici, n’indique pas l’éminence d’un rapport au divin. La question de la sacralité littéraire n’est pas celle du recueil de la voix des dieux. Sacré est à chaque fois, ici, selon l’entente agambenienne du terme10, le nom d’une contradiction ou d’un paradoxe. S’entendent ici comme sacrés : (1) la violence d’une vérité sans savoir : la littérature est l’autre du logos philosophique (vérité d’un langage dont la condition même n’est plus la vérité logico-philosophique) ; (2) la condition de l’institué : sacré en est effet cela qui fait l’objet d’un sacre (la littérature est conditionnelle – il n’y a pas d’essence de la littérature –, mais sa condition est précisément celle d’un sacre) ; (3) la dé-mesure du rapport à la Vie : sacré est, au sens agambenien, l’espace contradictoire de la vie nue, soustraite au sacrifice, mais exposée au meurtre, c’est-à-dire, tout à la fois in-exceptée (ordinaire) et exceptée (supérieure). 1. Premièrement, donc : la littérature est réputée sacrée, en tant qu’elle s’accomplit comme révélation du langage : « On peut dire en un sens que la « littérature », telle qu’elle s’est constituée et s’est désignée comme telle au seuil de l’âge moderne, manifeste la réapparition, là où on ne l’attendait pas, de l’être vif du langage »11. La littérature présente ainsi le langage dans son être. Elle se produit comme ce langage qui dit le sens même du langage, comme cette parole qui (s’)énonce en énonçant la loi de son propre déchiffrement : « La littérature (et cela depuis Mallarmé, sans doute), écrit Michel Foucault dans La folie, l’absence d’œuvre, est en train peu à peu de devenir à son tour un langage dont la parole énonce, en même que ce qu’elle dit et dans le même mouvement, la langue qui la rend déchiffrable comme parole »12. La littérature, dès lors, se produit comme la dictée pure du langage. 8 Ibid., p. 8. Il demeure évident que Rancière, par la cohérence même de ses analyses (et notamment par la détermination si précise du lieu théorique de la contradiction), tend paradoxalement à dé-problématiser le statut de la littérature. Il me semble à cet égard que la contradiction (limitée) qu’il met au jour n’épuise pas la vertu problématique de la chose littéraire. 10 Cf. Giorgio Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, tr. fr. Marilène Raiola, Éditions du Seuil, Paris, 1997, p. 91 : « La structure de la sacratio […] résulte de la conjonction de deux traits : l’impunité de l’homicide et l’exclusion du sacrifice ». 11 Michel Foucault, Les Mots et les choses, Éditions Gallimard, Paris, 1966, p. 58-59. 12 Michel Foucault, Dits et écrits I, « Quarto », Éditions Gallimard, Paris, 2001, p. 446-447. 9 10 Mais il est alors – paradoxe du sacre – deux ententes du langage (a et b). a. Selon la première, le langage est réputé logos, c’est-à-dire « parole » (Sprache, chez Heidegger) de l’être : « l’être parle toujours et partout à travers toute langue »13. La littérature, dans cette perspective, constitue pour ainsi dire l’hyperbole véridictoire du logos (langage) – le lieu ou le logos s’accomplit en vérité : Si par conséquent il nous faut chercher le parler de la parole où il a été parlé, nous ferons bien, au lieu de prendre au hasard n’importe quel parlé, au contraire de trouver quelque chose où il soit purement parlé. Le parlé à l’état pur est tel qu’en lui la perfection de parler – celle qui sied au parler – de par elle-même devient achèvement en initial. Le parlé à l’état pur est le Poème.14 La littérature (Dichtung) apparaît comme l’éminence altière, et véridictoire, du discours philosophique. Langage en vérité, la littérature est identiquement la vérité de l’être, et la condition même du savoir philosophique (logos). Le régime de commentaire que nous dirons herméneutique se déploie depuis cette entente primitive. b. Selon la deuxième entente, le langage, dans sa généralité, n’est plus déterminé comme logos. Si la littérature s’accomplit comme essence du langage, c’est alors pour échapper « au mode d’être du discours – c’est-à-dire à la dynastie de la représentation », et pour se développer « à partir d’elle-même, formant un réseau dont chaque point, distinct des autres, à distance même des plus voisins, est situé par rapport à tous dans un espace qui à la fois les loge et les sépare »15. La littérature, don du langage à soi, n’est plus Discours (logos), mais texte, « réseau » d’écriture « dont chaque point […] est situé par rapport à tous dans un espace qui à la fois les loge et les sépare », comme l’écrit Foucault. C’est d’ailleurs bien, d’après La Parole muette, en tant qu’il est écriture, texte, que le langage littéraire « brouille la façon même dont le discours et le savoir ordonnent une visibilité et dont ils font autorité »16, écrit Rancière. Il ajoute, à la page suivante, que l’écriture (et la littérature, on l’a vu, commence avec l’écriture), « est le régime d’énonciation de la parole qui dérègle » la « hiérarchie des êtres selon leur puissance « logique » », qui « défait tout principe ordonné de l’incarnation de la communauté du logos »17. Langage en vérité, la littérature dit, par hyperbole et par violence, la vérité non-philosophique (hors logos) du langage lui-même. Le régime de commentaire hermétique (ou cryptologique) correspond à cette seconde entente. 13 Nous y reviendrons. « La Parole », dans Acheminement vers la parole, Éditions Gallimard, Paris, 1976, p. 18. 15 Op. cit., p. 547-548. 16 Op. cit., p. 82. 17 Ibid., p. 83. 14 11 2. En second lieu : la littérature est sacrée en tant qu’elle fait l’objet d’un sacre. D’une part, la sacralité de la littérature ressortit de ce que Jacques Derrida nomme sa passion : « Aucun énoncé, aucune forme discursive n’est intrinsèquement ou essentiellement littéraire avant et hors de la fonction que lui assigne ou reconnaît un droit »18. La littérature n’a lieu que sous la condition d’un droit, et ce, qu’elle soit déterminée, d’après la terminologie de Genette, comme constitutive (garantie « par un complexe d’intentions, de conventions génériques, de traditions culturelles de toutes sortes »), ou conditionnelle (relevant alors « d’une appréciation esthétique subjective et toujours révocable »19). Constitutive, elle relève de l’institution d’un genre (légalité) ; conditionnelle, de l’appréciation d’un sujet (jugement). Comme l’écrit encore Derrida, « sa passion consiste en ceci qu’elle reçoit sa détermination d’autre chose que d’elle-même. »20 Mais d’autre part : le sacre est certes cela qui institue du dehors la littérarité mais qui, dans le geste même où il l’institue, dénie la nécessité de cette institution, en déterminant (sacrant) la littérature comme littérature essentiellement sacrée. Dire le sacre (sacrer) revient ainsi à déterminer le sacre lui-même comme un supplément, au sens derridien : suppléant (valant pour), et supplémentaire (en excès). Le sacre est, en ce sens, institution du sacré, c’est-àdire, destitution de la nécessité du sacre – puisque aussi bien, le sacre est garanti par l’instance absolument transcendante du dieu. La littérature est ainsi dite sacrée en tant qu’elle fait l’objet d’un sacre, et que ce sacre en reconstitue instamment l’essentialité – la divinité – même. 3. En troisième lieu, la littérature peut être dite « sacrée » d’après la forme même de son rapport à la Vie, dans sa généralité21. D’une part, la littérature se rapporte à la Vie comme au « plus grand » que soi ; l’écrivain, en ce sens, jouit selon Deleuze d’une petite santé, « qui vient de ce qu’il a vu et entendu des choses trop grandes pour lui, trop fortes pour lui, irrespirables, dont le passage l’épuise ».22 La littérature se trouve donc sacrée en ceci qu’elle prend la vie pour « objet » ; c’est alors la Vie elle-même qui, dans sa surpuissance, constitue le sacre de la littérature. Mais réciproquement, la littérature donne lieu au sacre de la vie, dans son extensivité et sa banalité mêmes ; c’est la phrase de Proust : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est 18 Demeure. Maurice Blanchot, Éditions Galilée, Paris, 1998, p. 29. Gérard Genette, Fiction et diction, Éditions du Seuil, Paris, 1991, p. 7. 20 Ibid. 21 Le rapport entre « La littérature et la vie » fait l’objet de notre cinquième chapitre. 22 Critique et clinique, Éditions de Minuit, Paris, 1993, p. 14. 19 12 la littérature »23. Ainsi, la littérature re-constitue la vie qu’elle « représente » ou qu’elle « répète » dans sa vérité. Comme l’écrit Foucault dans La vie des hommes infâmes : La littérature fait […] partie de ce grand système de contraintes par lequel l’Occident a obligé le quotidien à se mettre en discours ; mais elle y occupe une place particulière : acharnée à chercher le quotidien au-dessous de lui-même, à franchir les limites, à lever brutalement ou insidieusement les secrets, à déplacer les règles et les codes, à faire dire l’inavouable…24 La littérature porte ainsi sur la vie, dans sa quotidienneté, voire dans son infamie – c’est-àdire son in-exception. Mais dès lors, précisément, « plus que tout autre langage, elle demeure le discours de l’« infamie » », et c’est « à elle de dire le plus indicible — le pire, le plus secret, le plus intolérable, l’éhonté »25. L’infamie, ainsi, n’est seulement cela, qui n’est pas dit (in-fama), mais bien aussi cela qui ne peut pas être dit, se reconstituant comme exception. La littérature porte donc sur la vie de telle sorte à répondre au partage de son exception (sacrée) et de son in-exception (profane). La littérature apparaît ainsi comme sacrée en tant qu’elle constitue l’in-exception (la vie, dans sa banalité) comme exception (la vraie vie). Peut-être cette « vie », en sa révélation littéraire – c’est-à-dire dans sa vérité et dans son infamie –, n’est-elle pas sans rapport avec le concept de Vie « tuable » et « insacrifiable » exposé par Agamben dans Homo Sacer. Cette vie, dans sa sacralité problématique, marque le lieu d’articulation entre l’animalité de la vie nue (zoè) et la faculté politique de la vie vêtue (bios) : « On dira souveraine la sphère dans laquelle on peut tuer sans commettre d’homicide et sans célébrer un sacrifice ; et sacrée, c’est-à-dire exposée au meurtre et insacrifiable, la vie qui a été capturée dans cette sphère »26. Là, la vie ne parle pas encore ; là pourtant, dans sa mutité même, la vie doit être parlée. Là se dessine, selon Agamben l’espace du camp, comme paradigme (bio)politique de la modernité et, selon une formule dont on abuse parfois, devoir de mémoire. Là règne un pouvoir, déterminé comme pouvoir sur la vie – c’est-à-dire biopouvoir. Là se trouve capturée la Vie, en son silence – et cette Vie silencieuse est en patience de parole, d’écriture : c’est ainsi qu’il nous faut entendre la phrase de Moritz, si fréquemment citée par Deleuze, affirmant qu’on « écrit pour les veaux qui meurent ». Deleuze ajoute, en ce sens, que le « but ultime de la littérature » est l’« invention d’un peuple » – « Écrire pour ce peuple qui manque… (pour signifie moins 23 Proust, Le Temps retrouvé, Folio, Éditions Gallimard, Paris, 1990, p. 202. Dits et écrits II, « Quarto », Éditions Gallimard, Paris, 2001, p. 253. 25 Ibid., p. 253. 26 Op. cit., p. 91. 24 13 « à la place de » que « à l’intention de »)27. La littérature est sacrée, en tant qu’elle est la voix même du silence – parole de l’imparlé, là où cela qui ne parle pas doit être parlé. La littérature se produit comme sacre de la Vie, en tant que la vie est nudité sans discours, mais nudité soumise au discours (logos) d’un pouvoir ; vie qui ne parle pas encore, vie sur quoi, toujours et partout, un pouvoir s’étend, vie pour quoi, décisivement, il faut écrire. 1. Histoire Cette histoire est une histoire triple. 1. C’est, premièrement, une « histoire du présent ». Il s’agit d’y prendre en vue, synchroniquement, l’époque qu’Alain Badiou désigne comme étant celle du « moment philosophique français ». Ce moment se caractérise de manière obvie par une attention renouvelée à la littérature et au langage – et plus exactement : à la littérature en tant qu’elle se donne comme révélation de l’essence du langage. « Il y a eu, dit ainsi Badiou, un moment philosophique français qui se tient dans la deuxième moitié du 20ème siècle »28. Reste à déterminer l’« unité historique et intellectuelle »29 de ce moment. Elle consiste, selon Badiou, dans l’articulation de quatre opérations. La philosophie française d’après Sartre hérite massivement, on le sait, de la philosophie allemande, et en particulier de la phénoménologie husserlienne, puis de l’ontologie heideggerienne. Sa première opération revient donc à « trouver dans la philosophie allemande de nouveaux moyens de traiter le rapport entre concept et existence »30. L’héritage allemand comprend donc la possibilité de penser cela, que nous finirons par désigner explicitement, dans notre dernier chapitre, du nom de Vie. Seconde opération définissant l’unité du moment philosophique français : « déplacer la science du champ de la connaissance au champ de la création et finalement […] la rapprocher progressivement de l’activité artistique »31. D’où l’affirmation deleuzienne identifiant la philosophie à une « création de concepts », affirmation dans laquelle c’est bien la dimension créative de la philosophie qui cherche à se faire reconnaître. Ces deux premières opérations disposent déjà à elles seules, sans doute, les conditions d’un rapprochement entre philosophie et 27 Op. cit., p. 15. Conférence citée, p. 1. 29 Ibid. 30 Ibid., p. 5. Et ibid. : « …toute la philosophie française de la deuxième moitié du 20ème siècle est en réalité aussi une discussion de l’héritage allemand ». L’importance de cet héritage allemand implique, nous aurons à l’éprouver, une intégration du corpus heideggérien dans le « moment philosophique français ». 31 Ibid., p. 6. 28 14 littérature : qu’il suffise de songer à la détermination traditionnelle de l’œuvre littéraire comme un geste de création par quoi s’assumerait la pleine participation d’un « sujet » à son existence. Troisième opération : « chercher un nouveau rapport entre le concept et l’action »32, par la politique. Nous verrons dans notre second chapitre, dédié au rapport entre littérature et liberté, que Sartre détermine précisément la littérature comme puissance de l’action – et action en puissance. La quatrième opération définie par Badiou, au titre d’une « modernisation » de la philosophie, consiste à chercher « un nouveau rapport entre le concept et le mouvement des formes »33. Nous nous permettons de citer un peu longuement Badiou à ce sujet : La question des formes, la recherche d’une intimité de la philosophie avec la création de formes, est très importante. Évidemment, cela a posé la question de la forme de la philosophie elle-même : on ne pouvait pas déplacer le concept sans inventer de nouvelles formes philosophiques. Cela a engagé un rapport singulier de la philosophie à la littérature, qui est une caractéristique très frappante de la philosophie française au 20ème siècle34. Ce « rapport singulier de la philosophie à la littérature » fait toute notre question. Sa compréhension requiert, certes, l’analyse de l’archive des discours portés sur la littérature, en tant qu’ils déterminent son corpus comme un domaine d’objets spécifiques ; mais cette analyse n’aura de pertinence que si elle prend en compte, au-delà même de la dimension archéologique propre à la strate des discours, l’hybridation entre philosophie et littérature au plan graphématique (non seulement commentaire, mais aussi citation et imitation). Dans son rapport à la littérature, la philosophie ne se trouve pas seulement affectée comme discours de savoir (logos), mais vient à s’assumer comme texte et comme style. D’où la conclusion de Badiou, quant à cette quatrième opération philosophique : Au fond, on pourrait presque dire qu’un des buts de la philosophie française a été de créer un lieu d’écriture nouveau, un lieu d’écriture où la littérature et la philosophie seraient indiscernables ; un lieu qui ne serait ni la philosophie comme spécialité, ni exactement la littérature, mais qui serait une écriture où on ne peut plus distinguer la philosophie et la littérature, c’est-à-dire où on ne peut plus distinguer entre le concept et la vie…35 2. Deuxièmement, cette histoire est l’« histoire de la littérature », dans la diachronie d’un temps long. Cette « histoire de la littérature » ne se confond pas avec ce qu’on appelle 32 Ibid. Ibid., p. 7. 34 Ibid. Et aussi ibid., p. 8 : « …à partir des années cinquante-soixante, c’est la philosophie elle-même qui doit inventer sa forme littéraire : elle doit trouver un lien expressif direct entre la présentation philosophique, le style philosophique et le déplacement conceptuel qu’elle propose ». 35 Ibid., p. 9. 33 15 traditionnellement l’histoire littéraire. L’histoire littéraire se définit, on le sait, comme une histoire des particularités – d’auteurs et d’œuvres. Ses questions, comme sa méthode, appartiennent à la discipline historique. L’histoire de la littérature, au contraire, telle que Michel Foucault ou Jacques Rancière en ont déployé la possibilité, est avant tout une histoire des discours ; elle cherche à faire émerger, par l’analyse de configurations discursives données, un « mode historique de possibilité des œuvres de l’art d’écrire »36. Ces configurations ressortissent indifféremment, ou presque, de la critique littéraire, des arts poétiques, de la philosophie, et même des textes littéraires eux-mêmes. L’histoire de la littérature est ainsi, comme l’écrit Rancière, l’histoire de cette « révolution silencieuse » qui change le « sens » du signifiant littérature : elle ne porte donc pas d’abord sur la linéarité chronique des auteurs et des œuvres, sur l’évolution continue des pratiques, sur les métamorphoses des genres, mais bien sur les conditions générales du discours littéraire, où se recueille précisément un statut – système de règles – de la littérature. L’histoire de la littérature est donc une histoire du discours. Nous voudrions réciter deux versions de cette histoire, parmi les plus convaincantes à nos yeux. Elles sont remarquables en ceci qu’elles affirment toutes deux, sous des guises distinctes, l’identité de la littérature et du langage, identité dont nous avons dit quelques mots précédemment. Première version : celle de Michel Foucault37. Elle reconnaît à la littérature trois statuts historiques différenciés, désignés eux-mêmes par trois concepts généraux. Chacun de ces statuts, nous le verrons, engage un rapport au sens spécifique. Ce sont : la Rhétorique (le sens comme rapport entre la rhétorique et l’herméneutique), la Bibliothèque (le sens comme histoire – et partage – du sens), le Réseau (le sens – du langage – comme identité du non-sens et du sens). Ainsi, dans Distance, aspect, origine, Foucault évoque successivement une littérature d’avant Sade, qui « se réfléchissait et se critiquait elle-même sur le mode de la Rhétorique », qui « s’appuyait à distance sur une Parole, retirée mais pressante […] qu’il lui fallait restituer par figures »38 ; puis, depuis le 19ème siècle une littérature essentiellement bibliothécaire, archivique, « qui avait son lieu hautement temporel dans l’espace à la fois réel et fantastique de la Bibliothèque », là où « chaque livre » est « fait pour reprendre tous les autres, les consumer, les réduire au silence et finalement venir s’installer à côté d’eux »39. Enfin, « aujourd’hui », écrit 36 La Parole muette, op. cit., p. 13. Il existe évidemment chez Foucault lui-même d’autres versions de cette histoire. Celle-ci à le mérite de la clarté, et nous paraît pouvoir revêtir un statut paradigmatique. 38 Dans Dits et écrits I, op. cit., p. 307. 39 Ibid., p. 306. 37 16 Foucault : une littérature qui « se constitue en réseau, – et en réseau où ne peuvent plus jouer la vérité de la parole ni la série de l’histoire, où le seul a priori, c’est le langage »40. Chez Rancière de même, nous l’avons vu, l’opposition de la littérature aux Belles-lettres s’exprime strictement par « le renversement terme à terme des quatre principes qui structuraient le système représentatif », et en particulier, par l’opposition du « primat du langage » au « primat de la fiction »41. Ce primat du langage détermine, semble-t-il, le renversement des trois autres principes : dans la littérature comme règne du langage, tous les sujets sont « égaux », le style est « indifférent », et l’écriture se substitue à la vertu pratique de la parole. L’espace graphématique – textuel – de la littérature est donc marqué par la loi d’équivalence nonsensique du langage, qui est, identiquement, loi d’identité entre littérature et langage. L’histoire de la littérature est donc, chez Foucault comme chez Rancière, l’histoire de la résorption de la littérature dans l’élément indifférencié du langage. Ce qui se récite au titre d’une histoire de la littérature est donc aussi bien l’histoire de sa disparition, ou de son effacement : histoire paradoxale d’une « poétique contradictoire ». 3. Troisièmement, cette histoire constitue l’histoire même de la philosophie, selon trois guises, au moins : 1. Une histoire de la philosophie : il s’y agit de raconter l’histoire de la philosophie d’un point de vue exogène – s’il en est – aux discours philosophiques, c’est-àdire : d’un point de vue non-philosophique ; dans cette perspective, la philosophie est, « dans » l’histoire, un discours parmi d’autres. 2. Une histoire philosophique de la philosophie : histoire récitée par et dans le discours philosophique, récitation par quoi la philosophie se délivre et s’apprend à elle-même comme sens et comme tradition. Le « moment philosophique français », en ce sens, se produit bien comme histoire de la philosophie : relecture critique des grands textes d’après laquelle se trouve déterminée, en dernière instance, une auto-situation du discours philosophique en son « moment français » (« fin des métarécits », selon la formule de Lyotard, ou dans une perspective heideggerienne, clôture de la métaphysique, ou même, chez Derrida, absence de « fin », si la philosophie a en effet « toujours vécu d’agonie et d’ouvrir violemment l’histoire en enlevant sa possibilité contre la non-philosophie, son fond advers, son passé ou son fait, sa mort et sa ressource »42). 3. Une non-histoire philosophique : ré-citation moderne, par la philosophie, de sa propre histoire, hors de toute détermination situationnelle ou destinale : 40 Ibid., p. 307. Op. cit., p. 28. 42 Jacques Derrida, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas », dans L’Écriture et la différence, Éditions du Seuil, Paris, 1967, p. 117. 41 17 l’histoire de la philosophie n’est plus pensée comme remembrement ou comme tradition d’un tout du discours philosophique, mais comme répétition, réinscription hyperanalytique, déconstruisant la philosophie en se déconstruisant comme histoire. Le présent philosophique du « moment français » n’est donc plus point de vue sur l’histoire, mais point d’intensité rythmique, répétitive, historicité anhistorique radicale, c’est-à-dire temporisation pure. L’histoire de la philosophie ne constitue plus la continuité chronique d’un discours (dialectique et destin), mais la discontinuité proprement uchronique d’un texte. 2. Crise On le sait, dans le classement des sections du Conseil National des Universités, le discours sur la littérature ne trouve pas de place spécifique, liée à l’unité de son objet : il se trouve, d’une part, déterminé nationalement (« Langue et littérature françaises », par exemple) ; ou il est d’autre part, et a contrario, défini par sa capacité comparatiste (« Littérature comparée »). Tout se passe donc comme si le discours sur la littérature ne pouvait pas prétendre, à lui seul, au titre d’un savoir : le « savoir » sur la littérature dépend, à chaque fois, d’un savoir premier, exogène : celui d’une langue, d’une histoire, ou d’une culture. Le comparatisme lui-même, s’il suppose l’existence d’une communauté de pratiques (la littérature), se donne le plus souvent comme « construction de comparables », et non sous la guise d’une question théorique. Dans le partage des disciplines, ainsi, le littéraire demeure un objet manquant. Mais ce manque à son tour, de quoi procède-t-il ? Nous ne pouvons que constater sa conséquence la plus visible, et la plus constamment vérifiable : dans l’espace institué du savoir (l’université), la littérature n’existe pas comme telle. Elle est déterminée, nous l’avons dit, comme langage, comme histoire, comme culture (c’est-à-dire alors, au fond, comme un domaine de l’histoire elle-même), et son étude relève donc de savoirs disciplinaires qui lui demeurent principiellement exotériques. Porter un discours universitaire sur la littérature requiert dès lors une compétence (un savoir) qui ne peut pas être un « savoir littéraire » : il est, le plus souvent, historique et linguistique. C’est ainsi que le rapport même entre littérature et savoir demeure impensé, puisque du point de vue du savoir en son institution – c’est-à-dire, en son université – la « littérature » n’a pas d’existence objective. Nous avons donné ci-dessus, en suivant Jacques Rancière, une explication, à nos yeux convaincantes, de la contradiction définissant l’objectivité 18 littéraire. Nous l’avons dit à cette occasion : la littérature, dans son avènement historique, se produit comme l’instance d’une crise du savoir. C’est cette crise que les discours du « moment philosophique français » donnent à penser. Dans l’endurance de la question du « savoir littéraire », ils reconnaissent tantôt sa possibilité (c’est la double question : « La littérature donne-t-elle à savoir ? » et « Que peut-on savoir de la littérature ? »), tantôt son impossibilité (mais c’est alors pour reconnaître à la littérature une puissance de véridiction qui excède tout savoir). C’est à ce titre que nous voulons tenter de les déchiffrer. Parmi ces discours, c’est l’élaboration ricœurienne nous paraît déployer le plus lisiblement qui soit les enjeux du rapport entre littérature et savoir. De La Métaphore vive (1975) jusqu’à Soi-même comme un autre (1990), en passant par la trilogie Temps et récit (1983-1985), Ricœur, on le sait, ne cesse de questionner ces deux opérateurs de configuration que sont la métaphore (configuration d’un monde) et le récit (configuration d’un temps habitable, et conséquemment, construction de ce que Ricœur nomme une « identité narrative »). Dans le triptyque Temps et récit, en particulier, se dessine ainsi une véritable dialectique du rapport entre littérature et savoir43 : 1. Premier moment, celui de l’aporie philosophique : « la spéculation sur le temps » constitue, dit Ricœur, une « rumination inconclusive »44 : la philosophie du temps, qu’elle soit augustinienne ou heideggerienne, se produit en dernière instance comme une aporétique. 2. Second moment, celui de la réplique littéraire : seule l’« activité narrative » semble en mesure de « répliquer », c’est le mot de Ricœur, à l’aporie philosophique. C’est en tant qu’il est, essentiellement, configurant, que le récit s’accomplit comme la double possibilité suivante : celle, d’une part, de l’habitation (« le temps devient humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative »45) ; celle, d’autre part, d’un savoir sur le temps (puisque « le récit est significatif [pour la philosophie] dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle »46). Telle réplique – le mot l’indique à lui seul – est l’instant d’un dialogue entre philosophie et littérature, c’est-à-dire, au fond, d’une circulation logicophilosophique du savoir. La littérature donne ainsi à savoir dans la stricte mesure où elle se trouve donnée au savoir (philosophique), et réciproquement. 3. Troisième moment, celui de l’« intensification », ou « élévation » (Steigerung) aporétique : le récit de fiction, indique en effet Ricœur dans Temps et récit 2, ne constitue pas seulement une « réplique » 43 Nous omettons ici d’interroger la distinction, formalisée par Ricœur, entre les récits « historiques » et les récits « de fiction » : notre premier chapitre lui consacrera des développements spécifiques. 44 Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, coll. « Points », Éditions du Seuil, Paris, 1983, p. 24. 45 Ibid., p. 17. 46 Ibid. 19 dialogique à l’aporétique philosophique, mais bien une « élévation » de l’aporétique ellemême. C’est ainsi qu’il arrive au récit littéraire de « faire signe » (ou plus exactement, de signifier sans faire apparaître, selon la formule que Ricœur, dans Temps et récit 3, emprunte à Levinas) en direction de la double extrémité aporétique de l’éternité et de la mort. Le récit n’est donc pas seulement la mesure du temps, mais aussi sa démesure ; non pas seulement le recueil d’un « passé remémoré », mais aussi l’accueil d’un « passé immémorial »47. « C’est peut-être, conclut Ricœur, cette possibilité que la littérature tient ouverte quand telle « fable sur le temps » pointe vers quelque éternité »48. Au total, le récit n’est pas Mémorial du savoir, mais Immémorial, sur quoi précisément s’enlève et resplendit tout savoir : sa puissance est, identiquement et inséparablement, puissance d’une science (science du temps, science du discours, science de la vie), et puissance de cela qui se trouve, excès pur à l’égard de toute science, remémoré inscient (inscience du temps, inscience du discours, inscience de la vie). 3. Archéologie Nous avons défini ci-dessus l’histoire de la littérature (histoire d’un statut), dans sa différence avec l’histoire littéraire (chronique des auteurs et des œuvres). Il nous arrivera de réciter l’« histoire » de la littérature : non pour en révéler l’irréductible équivocité, ou réversiblement, pour en produire l’unité subreptice, dérivée, mais pour en faire apparaître la possibilité même, au niveau de ce qu’il faut appeler une archéologie seconde – seconde en ce sens que les discours du « moment philosophiques français » se donnent déjà, pour leur compte, comme les porteurs d’un projet archéologique : ils se proposent en effet de prendre en vue la constitution d’un domaine d’objets spécifiques (« système de compossibilité », selon la formule Rancière), dit littérature. L’histoire de la littérature, dans le sens où nous l’entendons, est une histoire du « concept » de littérature : elle est déjà archéologique en soi. Notre archéologie se donne donc comme une répétition de l’archéologie : c’est là, peut-être, sa plus grande fidélité à l’engagement archéologique, tel qu’il se formule chez Foucault. En effet, comme le rappelle Mathieu Potte-Bonneville, l’archéologie répond à une figure déterminée de la « lecture », distincte du commentaire. Lire, écrit Potte-Bonneville, « n’est 47 48 Temps et récit 3. Le temps raconté, coll. « Points », Éditions du Seuil, Paris, 1985, p. 227. Ibid. 20 pas exactement commenter »49. Le commentaire « consiste toujours à redire, en d’autres mots, ce que l’on prétend être le même sens »50 : discours porté sur un discours dans l’élément du Même. Sous le régime du commentaire, ainsi, la différence des discours s’accomplit ultimement comme identité du sens. Une lecture, quant à elle, se donne à la fois comme « la pure répétition, passive, ânonnante parfois, d’un texte donné », et comme « l’extrême d’une interprétation qui se sait subjective » : elle produit donc, comme l’écrit Potte-Bonneville, « la différence du sens dans le redoublement du mot »51 : sous le régime de la lecture, la similarité des discours (« redoublement du mot ») s’accomplit cette fois ultimement comme différence du sens. Une lecture, dans sa puissance de répétition, vaut donc immédiatement comme diagnostic, au sens très spécifique proposé par Foucault : « Ce que Foucault nomme diagnostic, c’est une pesée différentielle qui n’exigerait plus de recourir à un corps de principes surplombant la singularité du cas : une critique, donc, mais découplée de la figure du jugement »52. Le diagnostic est un opérateur clinique : il se voue à produire, par la répétition (citation ou lecture, nous y reviendrons), la stricte pesée (pensée) d’une occurrence en sa singularité. Diagnostic est ainsi le nom d’une gestique différentielle : s’y inscrit non seulement, comme nous l’avons marqué, la différence constituée qui distingue notre temps de celui de l’archive mais aussi, inséparablement, la différence (ou différance) active qui continue, incessamment, de reconstituer et de déconstituer l’unité de l’archive – et corrélativement, « notre » propre unité : en ce sens, écrit Foucault, le diagnostic « n’établit pas le constat de notre identité par le jeu des distinctions », mais « établit que nous sommes différence, que notre raison c’est la différence des discours, notre histoire la différence des temps, notre moi la différence des masques »53. Cette différentialité principielle de l’archive en interdit la description exhaustive ; l’archive est, par définition, non-close. Sa détermination demeure rigoureusement incertaine. Il faut donc ajouter à la première proposition, selon laquelle « la description de l’archive déploie ses possibilités […] à partir des discours qui viennent justement de cesser d’être les nôtres », une seconde proposition, contradictoire : un discours ne cesse jamais absolument d’être le nôtre : la description de l’archive suppose la différenciation non-finie des discours, des époques, des figures, de telle sorte que la description d’une archive se donne, non comme la construction d’un savoir séparé, mais 49 Mathieu Potte-Bonneville. Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, Quadrige, PUF, Paris, 2004, p. 14. Ibid. 51 Ibid. 52 Ibid., p. 11. 53 L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 172. 50 21 bien comme la répétition diagnostique d’une topologie discursive époquale. C’est ainsi que comme « discours sur des discours », le diagnostic archéologique ne peut pas prétendre « trouver en eux une loi cachée, une origine recouverte qu’il n’aurait plus qu’à libérer », ni même « établir par lui-même et à partir de lui-même la théorie générale dont ils seraient les modèles concrets »54. En ce sens, enfin, l’archive que nous allons tenter de re-constituer est aussi, malgré tout, notre archive : il se pourrait en effet que notre discours soit « son » discours, que nos questions soient les siennes, et que nous n’en soyons pas, comme on dit, « sortis ». Irrésiliablement, nous parlons depuis « notre » différence, c’est-à-dire depuis le non-lieu des discours où nous nous aliénons. L’archéologie, ainsi, n’entend pas se produire comme Théorie des discours, c’est-à-dire comme métadiscours, déployant l’unité non problématique d’un signifié général implicite, « recouvert » ou « caché ». Métadiscours, le discours de l’archéologie constituerait la répétition dé-voilante de l’identité à soi du discours, parcourant « le champ des discours pour refaire à son compte les totalisations suspendues », recherchant « dans ce qui a été dit cet autre discours caché, mais qui demeure le même »55 – puissance d’allégorie et de tautologie, selon Foucault. Or le discours de l’archéologie, au contraire, « opère sans cesse les différenciations, il est diagnostic »56 : il dit la différence des différents (et des différends), trouvant dans les figures du commentaire – qui sont figures de la répétition – la ressource d’une différenciation active. Mais l’archéologie – son nom l’indique à lui seul – demeure un discours. La différenciation diagnostique produit ainsi des effets – au moins locaux – d’égalisation (allégorie et tautologie), configurant l’archive elle-même comme un système de règles compréhensif. D’où telle définition de l’archive comme une légalité systémique d’énonciation : « L’archive, c’est d’abord la loi de ce qui peut être dit, le système qui régit l’apparition des énoncés comme événements singuliers »57. Ainsi, le diagnostic est, inséparablement, re-production discursive « logique » d’un « système général de la formation et de la transformation des énoncés »58. Diagnostic peut ainsi se définir comme discours différentiel, ou différence discursive : description discursive configurante (logique) se produisant comme répétition différentielle ; ou répétition différentielle re- 54 Ibid., p. 267-268. Ibid., p. 268. 56 Ibid. 57 Ibid., p. 170. 58 Ibid., p. 171. 55 22 produisant incessamment des effets systémiques et logiques. Nous nommerons diagnose le savoir (gnose, gnoséologie) constitué par une telle pratique. Le « statut » de la littérature – au sens d’un « système de règles » – que nous voudrions articuler relève irréductiblement d’une telle diagnose. Il s’agit donc bien, d’une part, de mettre au jour l’unité d’une fonction littéraire, dans l’archive de la philosophie française récente : dans cette perspective, il aura fallu tenter d’articuler quelque chose comme une « logique » ou une « systématique » des discours. D’où la systématicité philosophique de notre plan, qui n’est ni ornementale, ni fictive. Il s’agirait alors d’un projet weilien, au sens de la Logique de la philosophie, mais restreint à son « application » littéraire, et à une « époque » déterminée. Éric Weil remarque ainsi qu’ on parle [de la littérature] en des termes curieux et qui changent d’époque en époque : le cœur s’y exprime, un monde y naît, les sources s’y ouvrent, la personnalité y apparaît dans la vérité de son essence, la liberté y affleure, l’absolu s’y montre sous forme d’images, le Bien sous les aspects du Beau – les reprendre tous serait écrire une des histoires de l’humanité, et non des moindres ; les analyser, ce serait refaire, mais dans une application, la logique de la philosophie…59 Mais d’autre part, notre projet est répétition, récriture (nous verrons, un peu plus tard, selon quelles modalités). Cette répétition s’accomplit, de deux façons au moins, comme l’œuvre de la différence : la différence s’y acte en effet « dans » l’élément des discours (aucun de ces discours ne se produit comme discours absolument cohérent, c’est-à-dire comme logos), d’une part ; la différence, d’autre part, s’y acte « entre » les discours, les faisant resplendir dans la violence de leurs différends. L’ordre, et la méthode de notre propre discours sont ainsi, de part en part, diagnose : réinscription configurée d’une logique philosophique. Reste à rappeler brièvement les quatre différences repérées par Foucault entre l’archéologie et l’histoire des idées : elles achèveront de définir notre méthode. Premièrement : l’archéologie – nous l’avons dit – n’est pas le Discours des discours (métadiscours) ; elle ne vise pas la mise au jour du signifié des discours, mais bien celle de leurs configurations surfacielles réglées : « l’archéologie, écrit Foucault, cherche à définir non point les pensées, les représentations, les images, les thèmes, les hantises qui se cachent ou se manifestent dans les discours ; mais ces discours eux-mêmes, ces discours en tant que pratiques obéissant à des règles »60. Deuxièmement, l’archéologie – là aussi, nous en avons déjà dit un mot – est une science du singulier ; comme casuistique, son problème est « de définir les discours dans leur spécificité », et « de montrer en quoi le jeu des règles 59 60 Logique de la philosophie, Éditions Vrin, Paris, 1985, p. 422. Ibid., p. 182. 23 qu’ils mettent en œuvre est irréductible à tout autre »61. C’est là son versant proprement clinique – au sens de détection et description des singularités. Ces singularités, cependant, ne se confondent pas avec les œuvres ; nulle superposition entre un « cas » et une œuvre : le cas excède l’œuvre ; c’est ainsi que, troisièmement, l’archéologie « définit des types et des règles de pratiques discursives qui traversent des œuvres individuelles »62. En ce sens, nous ne pouvons avoir pour projet d’aborder, dans leur exhaustivité, les auteurs et les œuvres d’une époque et d’un lieu : nous voulons rendre compte, restrictivement, des conditions du discours dans le « moment philosophique français ». Quatrième caractère de l’archéologie, le plus important peut-être, à nos yeux : l’archéologie se donne comme une répétition du discours : elle « ne cherche pas à restituer ce qui a pu être pensé, voulu, visé, éprouvé par les hommes dans l’instant même où ils proféraient le discours », mais « elle n’est rien de plus et rien d’autre qu’une réécriture »63. Cette formule de Foucault ajoute à celles que nous avons déjà citées, au sujet de la répétition, une détermination cruciale : la répétition est répétition inscrite, c’est-à-dire, au sens strict, réinscription. Comme écriture, telle répétition se maintient dans ce que Foucault appelle « la forme de l’extériorité », et déjoue l’articulation signifiante de la tautologie et de l’allégorie – c’est-à-dire du même et de l’autre – ; comme écriture et « transformation réglée de ce qui a été déjà écrit »64, l’archéologie n’est que la feinte vive d’un logos, ouverte à toutes les puissances de la différence. Nous aurons donc à répéter les discours que nous abordons, et cela, sous quatre guises distinctes, qui forment les rudiments d’une technologie d’analyse : 1. Premier ordre de répétition : le commentaire philosophique, ou doxographie. Il s’agit alors de reproduire le sens, dans la stricte immanence à soi du logos philosophique. 2. Deuxième ordre de répétition : la lecture, ou diagnostic ; il s’agit de déployer la singularité des cas, dès lors qu’ils marquent une crise localisée du logos (topologie). 3. Troisième ordre de répétition : la citation, ou inscription ; inséparable des deux premiers ordres, la citation revêt pourtant une valeur spécifique, en tant qu’elle constitue la répétition nue des discours, dans leur littéralité. Répétant le même, elle fait advenir la différence du sens : en elle, tout discours se révèle comme discontinu textuel. La citation se donne donc strictement comme l’inscription du discours, c’est-à-dire comme leur textualisation : la textualisation, comme le rappelle François Laruelle, ne relève ni d’une « profondeur de réserve » (celle du 61 Ibid. Ibid. 63 Ibid., p. 183. 64 Ibid., p. 183. 62 24 signifié), ni même d’une « profondeur d’inconscience » (celle du signifiant), mais constitue « un réseau d’effets de surface, mais surface inconsciente, inconscient non représentatif »65. 4. Quatrième ordre de répétition : l’hybridation. L’hybridation fait fonds des trois ordres précédents : elle les complique d’un quatrième ordre, défini comme articulation systématique du philosophique et du littéraire. Faisant fonds des puissances du malentendu et du contresens (réciproques), cette articulation est un fait de violence. Ainsi, dans la gestique de l’hybridation, la différence du sens s’avive comme différend des discours. Ainsi, notre mémoire de doctorat se présente, selon la prescription « systématique » de la méthode archéologique, comme une logique des discours, articulée en cinq moments. Chaque moment détermine un « statut » de la littérature, dans le discours philosophique : il s’agit donc, à chaque fois, de déployer le système de règles qui détermine la possibilité d’un discours philosophique sur la littérature. Chaque système de règles reçoit le nom d’un concept philosophique : le monde, la liberté, la violence, la mort, la vie. Ces concepts intitulent cinq archives spécifiques dans l’archive du « moment philosophique français ». Dans le premier chapitre, par exemple, c’est le concept de monde qui fonctionne comme la condition du discours sur la littérature ; ou pour le dire autrement, la littérature se trouve alors pensée à partir du concept de monde, de telle sorte que toute littérature soit d’un monde, et que tout monde soit en puissance de configuration littéraire. Ces noms fondamentaux (archéonymes) fonctionneront donc comme les index d’une cohérence archivique donnée, convoquant, ici ou là, la propriété d’un corpus. Nous avons voulu, en effet, lire le discours philosophique comme un texte : citer, réciter, articuler, de telle sorte à manifester l’altération du style philosophique dans son rapport à la littérature. De sorte que nous avons retenus trois critères dans le choix des textes que nous convoquons à fin de reconstitution de l’archive : 1. leur « représentativité » à l’égard d’une possibilité discursive donnée ; 2. leur pertinence archéologique : c’est-à-dire de leur capacité à entrer dans un procès de reconstitution archivique ; 3. la visibilité des technologies discursives qu’ils mettent en œuvre, c’est-à-dire de leur lisibilité comme discours. L’enjeu n’est donc pas monographique, ou doxographique : il s’agit de rejoindre, au-delà des textes et des noms, la règle discursive dans son anonymat principiel. Ces cinq moments, à leur tour, doivent pouvoir former une totalité archivique cohérente, se produisant comme configuration du discours d’une « époque » : un système, sans doute, 65 Machines textuelles. Déconstruction et libido d’écriture, Édition du Seuil, Paris, 1976, p. 56. 25 mais tout entier conçu comme répétition archivique des systèmes, c’est-à-dire à la fois citation (lecture) et fiction (duplication). 1. La littérature et le monde – l’œuvre littéraire se trouve déterminée comme supplément mimétique et technique donnant lieu à l’unité du monde. Elle est puissance de configuration. Elle fait des démesures naturelles un monde, des extases du Moi un sujet, du temps cosmique un temps humain. Elle est discours, au même titre que le logos philosophique. Le régime du commentaire est herméneutique. 2. La littérature et la liberté – la littérature comme liberté constitue une puissance d’ouverture, par quoi le monde et la culture sont remis en question (parfois jusqu’à la Nausée). Elle néantise le monde tel qu’il est, et imagine l’autre du monde. Écrire, lire, sont actions, et non compréhensions : la littérature organise la Rencontre (comprise comme événement). Le régime du commentaire est analytique. 3. La littérature et la violence – le discours est réputé signer la possibilité de la paix (on ne peut « faire » la paix que dans l’élément arbitral, mesuré, du discours). La littérature au contraire, comme puissance de l’affect, et régime de singularités, instruit le différend, donc la possibilité de la violence. La littérature constitue l’espace du différend, et il y a différend entre littérature et discours. Le régime du commentaire est agonistique. 4. La littérature et la mort – la littérature est le négatif radical. Ce radical peut être vérité : vérité du langage, vérité de la mort, vérité de l’habitation (Heidegger). La possibilité du discours philosophique est alors préservée. Chez Jacques Derrida au contraire, le discours philosophique assume la radicalité du négatif littéraire : c’est la déconstruction comme mort de la philosophie. Le régime du commentaire est inscriptif. 5. La littérature et la vie – il s’agit d’opposer la philosophie comme intellection et compréhension (commentaire) à la littérature comme intensification (création). La Vie au sens deleuzien n’est ni biologie, ni expérience, ni existence. La Vie, dans sa démesure essentielle, appartient à l’expérience littéraire. La littérature est une vérité sans savoir. Le régime du commentaire est créatif. 26 I. LA LITTÉRATURE ET LE MONDE 27 Protocole (1) : déconstruction Les investigations de ce premier chapitre paraîtront répondre au programme méthodologique et théorique de la première époque de la déconstruction (1967-1972). Elles se proposent en effet de mettre au jour dans, ce qu’on pourrait appeler la « philosophie » de la littérature, la prestation contradictoire d’un double geste : geste par lequel, d’une part, la littérature (sous le nom, dont la constance historique reste à attester, de mimèsis) se trouve déterminée comme technique de production d’objets (poièse) ; et par lequel, d’autre part, ladite technicité se trouve en quelque sorte « relevée » (au sens du aufheben hégélien) par une qualification anthropologique et ontologique qui préserve la naturalité de la littérature. Ce double mouvement, la déconstruction derridienne est la première à l’avoir repéré, concernant l’écriture ; écriture qui, pour la métaphysique, constitue à la fois : 1. Un dehors technique, représentatif et dérivé à l’égard de l’unité vivante du présent – unité qui aurait lieu, au sens strict, dans la parole, d’où le phonocentrisme de la philosophie du logos. Souvenons-nous de ces lignes de De la grammatologie : « Nous croyons […] qu’un certain type de question sur le sens et l’origine de l’écriture précède ou au moins se confond avec un certain type de question sur le sens et l’origine de la technique »66. 2. Mais un dehors qui doit pouvoir être relevé, repris et absorbé dans l’unité de cette présence vive. L’écriture n’est pas, ne peut pas être un dehors pur, ab-solu : la philosophie, tout en procédant au premier geste d’exclusion de l’écriture, cherche à maintenir, pour ainsi dire, l’extériorité écrite dans le domaine de sa maîtrise. L’écriture se trouve alors pensée comme le « moment » d’extériorité d’une dialectique dont l’autre moment est la parole ; dialectique qui organise les rapports entre la présence et l’absence, entre la parole et l’écriture, entre le naturel et le technique, tout en les maintenant, comme rapports, dans l’élément de la philosophie, c’est-à-dire d’un logos dont la vertu première est d’organiser et de contenir toutes les aventures de la différence. La littérature apparaîtra dans ce premier chapitre comme un analogon fonctionnel de l’écriture, telle qu’elle se trouve déterminée dans la déconstruction67. 66 De la grammatologie, Éditions de Minuit, Paris, 1967, p. 18. Rappelons que la « littérature » relève chez Derrida, et dans l’économie des forces qui constitue la cohérence – peut-être toujours précaire – des opérations de la déconstruction, d’un maximum déconstructeur. Nous y reviendrons dans la quatrième chapitre de ce travail. 67 28 Nous aurons ainsi à déployer trois conceptions philosophiques de la technique : a. La première conception cherche à penser la technique comme le pur prolongement de la naturalité physique : la Nature se trouve alors affectée d’un véritable devenir-technique. Le technique prolonge et parachève (i.e. supplémente, au sens derridien) le naturel ; le naturel, réversiblement, s’accomplit comme technique. L’art constitue, en ce sens, le destin naturel de la Nature elle-même, comme lieu d’habitation de l’homme. b. La seconde conception se fonde, elle, sur le principe que la Nature fait défaut à ellemême. Elle continue cependant de déterminer l’objet technique comme le prolongement d’une Nature dont la totalité extensive n’est pas mise en question ; la technique est alors une méta-nature distincte mais articulée sur la naturalité elle-même. Si l’art procède bien d’une dérivation technique, cette dérivation est en quelque sorte dialectiquement rapportable à l’unité naturelle qui l’a précédée : l’œuvre d’art, nous le verrons, peut alors se donner comme une parole rassurante proférant, à la mesure de l’homme, l’archi-vérité du monde. Nous citons Derrida68 : Le supplément s’ajoute, il est un surplus, une plénitude enrichissant une autre plénitude, le comble de la présence. C’est ainsi que l’art, la technè, l’image, la représentation, la convention, etc., viennent en supplément de la nature et sont riches de toute cette fonction de cumul. Une première figure de la dé-mesure s’indique cependant ici : celle de la Nature ellemême, comme pur abîme anthropiquement inhabitable. c. Selon la troisième conception du technique que nous essaierons de faire apparaître, l’artefact apparaît comme le lieu d’une rupture qui menace l’unité naturelle elle-même. C’est ici que s’indique une seconde figure de la démesure : celle de la technique devenue techno-logie séparée excédant toute possibilité de médiation entre le naturel et le technique. L’invention technique peut, à chaque fois, signer la « fin » de la Nature. Entre le naturel et le technique s’ouvre l’abîme d’une différence qui risque de n’être pas résorbable. Citons encore De la grammatologie69, qui évoque en ces termes le prestige menaçant du supplément : Mais le supplément supplée. Il ne s’ajoute que pour remplacer. Il intervient ou s’insinue à-laplace-de ; s’il comble, c’est comme on comble un vide. S’il représente et fait image, c’est par le défaut antérieur d’une présence. […] sa place est assignée dans la structure par la marque d’un vide. Quelque part, quelque chose ne peut se remplir de soi-même, ne peut s’accomplir qu’en se laissant combler par signe et procuration. 68 69 Ibid., p. 208. Nous soulignons. Ibid. Nous soulignons. 29 Une remarque : les textes que nous interrogerons dans l’ensemble de ce travail ont une double unité ; d’une part l’unité historique de la philosophie comme tradition, autotradition pourrait-on dire ; d’autre part, l’unité d’un « contenu » : ils ressortissent en effet de cette dimension du philosophique – nous disons dimension, car il demeure incertain que cet intérêt constant de la philosophie pour les lettres ait jamais pu se conformer à l’exigence théorétique qui fonde toute discipline philosophique comme telle – qui prend les productions littéraires et leur tradition historique pour objet. Nous verrons que le concept de mimèsis, qui règle la définition « philosophique » de la littérature, se partage lui-même entre une naturalité et une technicité. La mimèsis, nous essaierons de le montrer est même le lieu du rapport analogique entre la nature et son autre. Le « monde », au sens le plus large de cosmos70, accueille des œuvres d’art qui, tout en étant « autres » que lui – l’œuvre à cet égard n’est pas du monde –, réfléchissent le monde en son apparence et, parfois, en sa vérité. Mais cette « réflexion » du monde dans l’œuvre, qui est le fait même de la mimèsis – constituant du même coup la puissance menaçante de sa séduction – ne doit pas occulter la négativité technique qui d’abord définit le procès de l’imitation. Le chant et la ruse À l’initiale de la question sur l’art, c’est l’œuvre qu’on rencontre. L’œuvre est d’abord là « dans » le monde comme, selon le lexème philosophique auquel on se tient, une « chose » ou un « objet ». C’est à cette part objet de l’œuvre que Heidegger se trouve d’abord confronté, dans sa tentative de détermination d’une « origine » (Ursprung) de l’œuvre d’art : « Si nous considérons dans ces œuvres (Werke) leur pure réalité […], nous nous apercevons que les œuvres ne sont pas autrement présentes que les autres choses »71. L’œuvre est d’abord rencontrée dans le monde et aperçue par les voies ordinaires de la découverte et de la connaissance ; elle oppose ainsi sa présence obtuse, limitée, au regard ou à l’ouïe du voyageur : « Un bâtiment, un temple grec, n’est à l’image de rien. Il est là, simplement, debout dans l’entaille de la vallée. Il renferme en l’entourant la statue du Dieu et c’est dans cette retraite qu’à travers le péristyle il laisse sa présence s’étendre à tout l’enclos sacré. Par le temple, le Dieu peut être présent dans le temple. Cette présence du 70 L’usage du concept de « monde », dans le titre de ce premier chapitre, est volontairement imprécis : le rapport entre la littérature et le monde, nous le verrons, devra être pensé selon une conceptualité rigoureuse : chez Ricœur en particulier, « monde », « cosmos », « physis », ne sont pas synonymes. 71 « L’Origine de l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Éditions Gallimard, Paris, 1962, p. 15. Pour le texte allemand, on peut se reporter à l’édition Reclam de Der Ursprung des Kunstwerkes, Stuttgart, 1960 (désormais abrégé en UK). 30 Dieu est, en elle-même, le déploiement et la délimitation de l’enceinte en tant que sacrée »72. Dans l’espace et dans l’instant où obstinément elle se tient, l’œuvre n’est d’abord rien d’autre que l’exigence d’une attention, d’une patience. Dans cette attention et dans cette patience, c’est le « monde » alentour qui s’efface ; les autres choses, qui ne sont pas l’œuvre, et l’horizon du monde derrière elles, et les gestes des hommes qui entourent le voyageur – tout cela sombre et se trouve requis de sombrer dans l’attention à l’œuvre. Ainsi, l’œuvre est ce qui, « dans » le monde, dispose la menace d’une disparition du monde. Ceci a sa fable – rappelée par Blanchot au début du Livre à venir – dans le chant XII de L’Odyssée d’Homère73 : la navigation d’Ulysse s’y trouve interrompue par l’événement d’un chant, d’une « ode » dont la portée atteint le navire, suspendant sa course – à moins que la course du navire ne s’interrompe d’elle-même par la prescience divine du chant (vv. 168-169) : « le calme plat se fit / sans plus un souffle ; un dieu devait coucher les flots ». On sait quel agencement technique est nécessaire à Ulysse pour que l’interruption ouverte dans l’épopée par l’épisode du chant des Sirènes ne soit pas définitive et que la navigation tout entière ne sombre pas dans l’instance de la fascination du chant ; dans cet agencement, un renoncement est prescrit à celui qui veut survivre à sa rencontre avec les Sirènes (vv. 49-51) « écoute, toi, si tu le veux, / mais que dans le navire ils te lient les pieds et les mains / debout sur l’emplanture, en t’y attachant avec cordes », conseille Circé. Approcher les puissances du chant, c’est renoncer au « monde ». Le voyageur doit renoncer au monde (c’est ce que fait Ulysse, qui perd par les liens sa liberté d’action et de mouvement – mais ce renoncement est provisoire, et c’est toute la ruse du héros) ou renoncer au chant (c’est ce que font ses marins qui, rendus sourds par la cire, abdiquent la possibilité de rencontrer le chant), s’il ne veut pas sombrer purement et simplement dans l’espace fascinant – c’est le mot de Blanchot – de la diction forcenée des Sirènes. Ainsi le chant des Sirènes n’est pas encore une œuvre ; un tel chant ne devient œuvre, à proprement parler, que par et dans l’agencement technique qu’Ulysse élabore à son égard. Le chant des Sirènes, pris nûment, n’est pas une œuvre, mais le dict de la fascination pure. L’épisode de L’Odyssée suggère donc une allégorie des pouvoirs de l’œuvre. Le chant 7272 Ibid., p. 44. UK, 37 : « Ein Bauwerk, ein griechischer Tempel, bildet nichts ab. Er steht einfach da inmitten der zerklüfteten Felsentales. Das Bauwerk umschließt die Gestalt des Gottes und läßt sie in dieser Verbergung durch die offene Säulenhalle hinausstehen in den heiligen Bezirk. Durch den Tempel west der Gott im Tempel an. Dieses Anwesen des Gottes ist in sich die Ausbreitung des Bezirkes als eines heiligen ». 73 Nous citons la traduction de Philippe Jacottet, Éditions La Découverte, Paris, 2000, en nous contenterons de renvoyer aux vers mentionnés. 31 n’est que le fond mouvant et continu, la force élémentaire dont la forme est l’œuvre ; il faut au chant pur une configuration technique (la ruse d’Ulysse) pour devenir œuvre, c’est-àdire négation du monde qui n’a pas d’effet dans le monde. Sans la technique, la pureté du chant détruirait réellement le monde pour Ulysse, et le « noir vaisseau » s’abîmerait ; par la technique, Ulysse organise un renoncement provisoire et symbolique au monde, qui laisse ledit monde et le cours de la navigation intouchés. L’œuvre, comme agencement technique configurant le monde comme monde, apparaît donc comme la négation d’une négation du monde ayant son lieu dans le chant. Qu’y a-t-il cependant de si violemment fascinant dans l’instance pure du chant ? Quelle est cette puissance proprement insensée à laquelle Ulysse doit se soustraire par la grâce d’un agencement technique ? Le paradoxe consiste en ceci, que la puissance négatrice du chant n’est rien d’autre qu’une puissance de véridiction. Le chant est cette apocalypse qui, d’un même geste, promet l’abolition du monde et en révèle la vérité archi-originaire. Blanchot décrit le chant des sirènes comme une pure promesse de chant : « s’il semblait bien que les Sirènes chantaient, elles chantaient d’une manière « qui laissait seulement entendre dans quelle direction s’ouvraient les vraies sources et le vrai bonheur du chant ». Il ajoute : « Toutefois, par leurs chants imparfaits qui n’étaient qu’un chant encore à venir, elles conduisaient le navigateur vers cet espace où chanter commencerait vraiment »74. Mais le chant ne consiste pas seulement en cette pureté de la promesse, annonçant le mouvement d’une soustraction indéfinie de l’origine – mouvement dont L’Odyssée tout entière, en tant que narration d’une errance, n’est peut-être que la répétition allégorique. Le chant promet tout le discours d’une gnose, d’un savoir, d’« un plus lourd trésor de science » (vv.188-191) : « Puis on repart, affirment les Sirènes à Ulysse, charmé, lourd d’un plus lourds trésor de science. / Nous savons en effet tout ce qu’en la plaine de Troie / les Grecs et les Troyens ont souffert par ordre des dieux, / nous savons tout ce qui advient sur la terre féconde… ». En pleine mer – cette « plaine infertile » selon la formule homérique – c’est un savoir concernant la « terre féconde » qui se promet par le chant des Sirènes ; et ce savoir, ressortissant d’un « autre monde » que celui de la navigation, c’est, remarquablement, le récit de L’Iliade qui en articulera la matière. Dans la distance immesurée du chant « rencontré » par Ulysse, c’est « l’autre » monde homérique, « l’autre » du monde de L’Odyssée qui se trouve promis, c’est-à-dire L’Iliade. 74 Le Livre à venir, Gallimard, Paris, 1959, p. 9. 32 Ainsi confronté à l’œuvre, le voyageur rencontre le secret d’une origine, où ne s’indique peut-être rien d’autre que la puissance à tous égards monstrueuse d’une Nature (encore mythologique) inhabitable pour l’homme ; la défection du monde qui l’entoure n’est rien d’autre que la condition même de la rencontre, en tant qu’elle est rencontre de l’origine du monde. Cependant, Ulysse doit ruser pour que cette défection ne soit pas, définitive et absolue, la défection même de la mort. L’origine du monde n’est pas « dans » le monde, mais se tient en ce (non-)lieu du monde – le chant – qui se donne comme l’autre du monde. La question revient alors : comment peut-il se faire que le monde, en se renonçant luimême, s’ouvre sur son autre sans que le voyageur ne s’effondre dans la folie ou dans la mort ? L’épisode du chant des Sirènes, dans L’Odyssée, donne à ce problème la solution que l’on a dite : elle est celle d’un agencement technique. C’est par la technique que le monde peut (s’)apparaître comme autre du monde sans pour autant que l’altérité ainsi disposée le consume. Le nom philosophique de cette structure d’agencement technique, qui permet à l’homme d’ouvrir dans la texture même du monde, dans le cours rageur de sa navigation, l’espacement vertigineux de l’archi-origine – c’est-à-dire de la vérité comme archi-origine – sans risquer pour autant de sombrer hors le monde, est en grec mim¾si$. Déterminer le rapport au chant comme imitation – c’est-à-dire production d’un autre qui ressemble – a toujours permis à la philosophie de repousser la pure question du chant. La mimèsis est la technique configurante par laquelle le monde s’ouvre à une vérité qui lui apparaît toujours comme son autre ; la vérité du monde peut se tenir en effet, comme on l’a vu avec L’Odyssée, dans la profondeur douloureuse d’un passé ; la vérité du monde peut aussi dépendre dans sa manifestation d’une différence spatiale ou formelle qui apparaît en premier lieu comme l’étrangeté même, l’œuvre paraissant alors hermétique, radicalement allogène. La mimèsis est le nom de la technique qui, en un seul et même geste, déploie l’altérité du monde et en re-constitue l’unité signifiante. La mimèsis est la ruse employée par l’homme pour conjurer les puissances du chant, d’où qu’elles viennent. La mimèsis, comme technique, ne se confond pas avec la puissance du chant, mais la manière dont le philosophe, « polytrope » à l’égal d’Ulysse, négocie avec le chant. Pensée comme mim¾sij, la poésie apparaît comme la technologie inquiète par laquelle l’homme cherche à maîtriser la violence de celles-là, nombreuses et tentatrices – les Sirènes – qui se tiennent enchantées. Nous allons le voir, le débat entre le chant comme puissance absolue et la technique comme puissance relative et praxéologique a lieu chez Platon, dans l’espace incertain qui sépare le Ion de La République. 33 Nous voudrions convoquer ici, avant de poursuivre, une seconde fable disant l’abolition du monde dans l’instance du chant. Il s’agit de l’ouverture abandonnée de Hérodiade, texte de Mallarmé dont l’écriture remonte aux années 1866-189875. Quelle est la scène poétique mise en place dans Hérodiade ? Nous dirons qu’elle confond, ou plutôt conjoint, l’effacement du monde avec l’épiphanie d’un chant. Le lieu de cette conjonction cependant, requiert pour avoir lieu la totalité « languissante » d’une complainte strictement configurée autour d’un paysage en voie d’amuïssement, d’une part, et de l’élévation d’une voix sans origine, proprement an-archique, d’autre part. La temporalité de ce qui, à bien des égards, peut apparaître comme une complainte, appartient à l’invincible épochè du crépuscule, c’est-à-dire à la dimension d’un pur suspens. De quelle nature est la voix qui s’élève ? D’une part, elle se tient à la limite du chant, de ce que Mallarmé appelle l’incantation. Incantatoire, cette voix se contente d’articuler la promesse d’un chant s’accomplissant, se révélant enfin dans sa plénitude essentielle. D’autre part, cette voix, comme nous l’avons dit, ne voit pas sa pro-venance attestée ; elle s’élance anarchique, hors de toute assignation stable, sans que l’on puisse la rapporter à un lieu d’énonciation déterminé (v. 40 : « Est-ce la mienne [« sienne » dans la toute première version du poème] prête à l’incantation ? »). Tout juste apprêtée à l’incantation, la voix ne sait pas encore d’où elle vient, ni même où elle va. Elle n’est que le pur surgissement d’un dire qui s’éploie dans la rubescence de l’espace et le silence absorbé du crépuscule. Enfin, si la voix s’apprête au chant, quel peut bien être le contenu, le signifié se promettant dans le chant ? Le dit du chant, c’est tout à la fois le passé le plus reculé (« cette voix, du passé longue évocation ») et la distance la plus profonde (v. 48 : « ô quel lointain en ces appels celé ! ») ; mais si le dit du chant fait signe vers un passé, il donne pourtant essor à l’appel d’une prophétie, « car tout est présage et mauvais rêve / A l’ongle qui parmi le vitrage s’élève » (vv. 82-83). La voix du poème hérodiadéen se donne, de même que le chant des Sirènes, comme un dire sans origine, comme un chant qui n’est qu’une promesse de chant, comme un dire dont le dit est tout à la fois d’archive et de futurition. Et force est de constater que le monde qui accueille ce dire, comme le « monde » de la navigation odysséenne, est en menace de disparition (vv. 1-7) : Abolie, et son aile affreuse dans les larmes Du bassin, aboli, qui mire les alarmes De l’or nu fustigeant l’espace cramoisi, Une Aurore a, plumage héraldique, choisi, 75 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, texte établi et annoté par Henri Mondor et G. Jean-Aubry, Éditions Gallimard, Pléiade, Paris, 1945, p. 41-43. 34 Notre tour cinéraire et sacrificatrice, Lourde tombe qu’a fui un bel oiseau, caprice Solitaire d’aurore au vain plumage noir… C’est en effet l’« aurore » elle-même, cette possibilité pour le monde d’être comme objet d’une vision, et de disposer la figure mouvante d’un horizon, qui apparaît dès l’abord « abolie » pour la venue du chant – venue qui intervient plus tard dans l’Ouverture. Ce que le chant refuse de nourrir (abolere est, étymologiquement, la négation d’alere, « nourrir »), c’est la prestation oblative par laquelle, sous la lumière de l’aurore, le monde peut se donner comme monde. Ouvrant la distance du Temps comme, tout à la fois archè pure et à venir insondable, la puissance du chant « abolit » le vol même de l’aurore. Le jour qui, à l’initiale du poème, se lève sur le monde, doit tout entier rentrer dans la crypte de la « tour cinéraire et sacrificatrice » où habite Hérodiade, dans le secret de la « tombe » lourde où s’impliquent toutes les solitudes du monde. Avec le chant, c’est la possibilité d’une lumière sur le monde qui disparaît : le monde n’est plus que le « miroir » indéfini des « alarmes » donnant lieu au visible ; le monde n’est plus que la trouée irréductible de ce qui est à voir (la première version donnait pour le vers 1 : « Abolie, et les trous de l’aile sur les larmes » ; la voix elle-même, au vers 44, est dite s’aventurer « Par les trous anciens et par les plis roidis »). Questions de méthode Ce premier chapitre restera donc dans l’orbe d’une pensée du monde. Son socle sera essentiellement ricœurien ; c’est chez Paul Ricœur en effet que se trouve répétée l’immense question de la potentialité mimétique de l’art : l’œuvre d’art dans son événement irruptif préserve-t-elle l’unité du « monde » ? Pour Ricœur, c’est d’ailleurs l’œuvre narrative elle-même qui confère, par la puissance synthétique qu’elle dispose, son unité configurée au monde toujours dés-uni par l’irréductible motion du Temps ; « il faut écouter, dit Ricœur dans Temps et récit 3, venant de plus loin que Platon, l’invincible parole qui, avant toute notre philosophie et malgré toute notre phénoménologie de la conscience du temps, enseigne que nous ne produisons pas le temps, qu’il nous entoure, nous encercle et nous domine de sa redoutable puissance »76. Quant à l’invention métaphorique, c’est en elle que trouve à se manifester l’unité ontologique des mondes. C’est donc au fond la même problématique qui est en jeu dans La Métaphore vive et dans Temps et récit : « La fonction mimétique du récit pose un problème exactement parallèle à 76 Temps et récit 3, op. cit., p. 30-32. 35 celui de la référence métaphorique. Elle n’est même qu’une application particulière de cette dernière à la sphère de l’agir humain. L’intrigue, dit Aristote, est la mimèsis d’une action »77. Ricœur l’indique, dans le cas de la métaphore, comme dans le cas du récit, « du nouveau – du non encore dit, de l’inédit – surgit dans le langage : ici la métaphore vive – c’est-à-dire une nouvelle pertinence dans la prédication, là une intrigue feinte, c’est-à-dire une nouvelle congruence dans l’agencement des incidents »78. L’œuvre est du nouveau, du nouveau produit par art, par technique, dans le monde ; mais ce « nouveau » est destiné à rejoindre la somme des significations constituées et à promouvoir l’habitabilité spatiotemporelle du monde. Dans La Métaphore vive comme dans la trilogie Temps et récit, la littérature se trouve donc dotée d’une fonction configurante qui, pour ainsi dire, re-produit le monde de telle manière qu’il nous paraisse habitable : C’est par ce dernier sens que la fonction mimétique de l’intrigue rejoint la référence métaphorique. Tandis que la redescription métaphorique règne plutôt dans le champ des valeurs sensorielles, pathiques, esthétiques et axiologiques, qui fond du monde habitable, la fonction mimétique des récits s’exerce de préférence dans le champ de l’action et de ses valeurs temporelles.79 Nous partirons donc de ces deux ouvrages « jumeaux », La Métaphore vive (1965) d’une part, et la trilogie Temps et récit (1983, 1984, 1985) d’autre part. Tout se passe comme si Temps et récit reprenait la problématique de La Métaphore vive au moment où celle-ci interrompt son investigation – précisément, lorsqu’il s’agit d’aborder la question du Temps. Si le concept central de La Métaphore vive est celui de « monde », c’est le « Temps » qui donne son unité problématique aux trois tomes de Temps et récit. Mais quoi qu’il en soit de cette différence, les deux ouvrages – Ricœur l’indique au début de Temps et récit I – sont « jumeaux : parus l’un après l’autre, ils ont été conçus ensemble »80. L’unité d’une question les apparie en effet, si c’est bien la dimension d’une « synthèse de l’hétérogène », dit Ricœur, qui « rapproche le récit de la métaphore »81. Et il ajoute : « dans un et l’autre cas, l’innovation sémantique peut être rapportée à l’imagination productrice et, plus précisément, au schématisme qui en est la matrice signifiante »82. L’imagination, dont le concept doit beaucoup, ici, à l’élaboration kantienne du schématisme, est l’instance productrice d’une forme (métaphore ou récit) en laquelle le 77 La Métaphore vive, Éditions du Seuil, Paris, 1975, p. 12. Temps et récit 1, op. cit., p. 9. 79 Ibid. 80 Éditions du Seuil, Paris, 1983, p. 9. 81 Ibid., p. 10. Nous verrons surgir avec Soi-même comme un autre un troisième terme (après le monde et le temps) dont la littérature autorise la configuration : l’ego. 82 Ibid., 10. 78 36 divers de l’espace mondain83 – les différents objets du monde dans le cas de la métaphore, qui en « aperçoit le semblable » – et le divers du temps – les différents moments de l’histoire, dans le cas du récit, qui en reconfigure la dispersion et la distension active – trouvent à se tenir. Métaphore et récit constituent donc les deux modalités par lesquelles l’imagination schématisante se donne la possibilité d’une synthèse de la diversité spatiale (le monde) et d’une synthèse de la diversité temporelle (le temps) ; nous verrons que la littérature assure également l’unification – toujours précaire – d’un troisième pôle : l’ego. Nous dirons alors que, fonctionnellement, la littérature fonde chez Ricœur la triangulation par laquelle se rapportent l’un à l’autre le monde, le temps, et l’ego. Dans ce rapport, la littérature – et en particulier le récit – permet à l’anthropos d’assumer les trois dispars (pour user d’un mot deleuzien) qui le constituent, celui, mondain, de la polysémie de l’être (on peut appeler « nature » cette dé-mesure polysémique), celui, temporel, de la dispersion des époques, enfin, celui, égologique, de la différence à soi du je. Narrer, métaphoriser, c’est, à partir de la possibilité de configuration schématique que nous confère l’imagination, inventer une articulation synthétique inédite de l’espace du monde – c’est la métaphore – ou du temps – c’est le récit. Relisons les lignes par lesquelles nous nous sommes introduits à Ricœur : « Dans les deux cas, du nouveau – du non encore dit, de l’inédit – surgit dans le langage : ici la métaphore vive – c’est-à-dire une nouvelle pertinence dans la prédication, là une intrigue feinte, c’est-à-dire une nouvelle congruence dans l’agencement des incidents »84. Ce court passage nous indique que, dans le système problématique des deux livres dont nous parlons, l’hétérogène surgit à deux niveaux. L’hétérogénéité ne consiste pas seulement, en effet, dans le divers de la sensation ; hétérogène est aussi le rapport entre le nouvellement dit (dans la métaphore, dans le récit) et le déjà dit (c’est-à-dire la totalité des significations usuelles). La configuration synthétique produite par la métaphore comme, sur un autre plan, par le récit, réintroduit immédiatement, par la feinte formelle ou narrative qu’elle propose, une hétérogénéité dans l’unité ordinaire des significations. La synthèse qu’« est » l’œuvre littéraire nous apparaît d’abord comme la différence d’un inédit, d’un inouï. Car en effet, « l’artisan de mot ne produit pas des choses, mais seulement des quasi-choses, il invente du comme-si. En ce 83 Ricœur n’identifie pas explicitement la métaphore à un travail sur l’espace du monde, ce qui lui permettrait de placer en un vis-à-vis rigoureusement kantien récit et métaphore ; il considère plutôt – dans une veine aristotélicienne – qu’il s’agit « dans le procès métaphorique » de la production de « nouvelles espèces logiques par assimilation prédicative, en dépit de la résistance des catégorisations usuelles du langage » (La Métaphore vive, op. cit., p. 10). Il n’en reste pas moins que, du point de vue d’une esthétique transcendantale, ces catégorisations « logiques » du monde requièrent la mise entre parenthèses du temps, et se réalisent donc – pour ainsi dire – purement « spatialement ». 84 Ibid. 37 sens, ajoute Ricœur, le terme aristotélicien de mimèsis est l’emblème de ce décrochage qui instaure la littérarité de l’œuvre littéraire »85. Pour préserver la cohérence de ses analyses, Ricœur devra donc postuler deux puissances synthétiques : a. celle qui, à l’intérieur même de l’œuvre, la constitue comme le schème configurant de la diversité « logique », spatiale et temporelle du monde ; b. celle qui, d’autre part, nous rend l’œuvre intelligible et agrège sa force de novation au trésor des significations existantes86. La question est donc double : elle concerne d’une part le rapport de l’œuvre au monde (comment l’œuvre propose une vision du monde), et d’autre part le rapport instauré entre l’œuvre et le monde (comment cette vision du monde peut advenir dans le monde). Cette duplicité, ainsi formulée, est trompeuse : il n’y a pas de différence concrète entre le rapport de l’œuvre au monde et le rapport de l’œuvre et du monde ; selon la perspective de ce premier chapitre, c’est en effet seulement parce qu’il y a des œuvres qu’il peut y avoir un monde à la mesure de l’homme. L’œuvre donne à voir le monde au moment même où, y apparaissant, elle le produit. C’est, on le devine, le concept de mimèsis qui donne son nom à ces deux puissances assurant le rapport entre œuvre et monde. Ricœur distingue même trois mimèsis différentes : c’est qu’en effet, pour qu’une œuvre donnée nous soit intelligible, il faut qu’une toute première « synthèse » nous ait déjà préparés à l’inédit de son sens : cette mimèsis I renvoie donc « à la pré-compréhension familière que nous avons de l’ordre de l’action ». Nous retrouvons ensuite dans le texte de Ricœur les deux dimensions de la synthèse que nous avons distinguées : la mimèsis II, « entrée dans le royaume de la fiction », renvoie à la puissance synthétique interne à l’œuvre elle-même ; la mimèsis III, « configuration nouvelle par le moyen de la fiction de l’ordre pré-compris de l’action »87, renvoie à l’ultime synthèse qui est la compréhension – au niveau de la réception – du sens novateur de l’œuvre. On le voit, c’est à tous les niveaux de conceptualité de Temps et récit et de La Métaphore vive que la prestation d’une synthèse est requise. Nous pourrions dès lors nous interroger sur le « destin » d’une telle prestation synthétique – c’est-à-dire nous demander à quelle unité de dernière instance les forces de la synthèse peuvent bien renvoyer. Une telle unité est nécessaire à Ricœur pour penser ce qu’il appelle « l’événement complet » de langage. 85 Ibid., p. 93. Souvenons-nous que le rapport entre l’inouï de l’œuvre et la somme des significations constituées est pensé par Maurice Merleau-Ponty dans La Prose du monde à travers l’élaboration des concepts de « parole parlante » et de « parole parlée ». 87 Ibid., p. 12, en ce qui concerne les trois mimèsis. 86 38 Ce passage de Temps et récit I y renvoie explicitement88 : l’événement complet, lit-on, « c’est non seulement que quelqu’un prenne la parole et s’adresse à un interlocuteur, c’est aussi qu’il ambitionne de porter au langage et de partager avec autrui une expérience nouvelle ». Le fait de parole se confond avec une interlocution de l’expérience ; dire, c’est rendre possible le partage de la nouveauté pure d’un vécu. Ricœur ajoute : « C’est cette expérience qui, à son tour, a le monde pour horizon ». Le langage est langage de l’expérience du monde, adressé à autrui afin de, précisément, remembrer la totalité expérientielle qui « est » au fond le monde. Toute expérience nous advient dessus l’horizon de l’unité d’un monde ; de même que l’objet de la phénoménologie husserlienne, l’œuvre se doit d’être saisie « sous l’horizon d’un monde total, lequel ne figure jamais comme objet de discours »89. Le monde qui n’est jamais en tant que tel l’objet du discours, en constitue le sens et la référence irréductibles ; le monde, pensé comme concept de la totalité, n’est rien d’autre que l’unité de tous les discours possibles, et comme l’induration du sol de la discursivité elle-même. C’est le « monde » qui est la forme d’horizon de toutes les synthèses que nous avons évoquées ; en ce sens, le concept ricœurien de mimèsis requiert celui de monde. Sous le titre « La littérature et le monde », nous indiquons donc l’unité de la problématique de La Métaphore vive, de Temps et récit comme de Soi-même comme un autre, en tant qu’elle fonde la pensée de l’œuvre littéraire (re-configuration schématique proposant une nouvelle pertinence ontologique) sur le concept de totalité mondaine. Le concept de monde n’est pourtant qu’un index heuristique et provisoire, destiné à donner à penser le synthétique. Le « monde » se trouve ainsi en dernière instance, dans La Métaphore vive comme dans Temps et récit, divisé par la diathèse dialectique de la physis comme par la diathèse discordante du temps cosmique. La littérature est précisément cette instance qui, métaphore ou récit, configure la diversité de la physis et l’extension temporalisante du cosmos ; cette double configuration assure d’ailleurs en dernière instance celle de l’ego telle qu’elle est décrite dans Soi-même comme un autre, cet ego qui se trouve pour Ricœur toujours rapporté à un monde : « Pas de monde sans un soi qui s’y trouve et y agit, pas de soi sans un monde praticable en quelque façon »90. Ainsi, l’expérience totale du temps, telle que Temps et récit la dessine, n’est ni celle de l’unité pure, ni celle de la division pure : l’expérience du temps n’est rien d’autre que la 88 Ibid., p. 147. Ibid. 90 Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil, Paris, 1990. 89 39 « dialectique »91 inlassable par laquelle l’unité se divise et la division se réunit. La confrontation entre la pensée « poétique » aristotélicienne, d’une part, et la phénoménologie augustinienne du temps d’autre part, est précisément utilisée dans le sens d’une telle construction du concept de Temps : le concept aristotélicien de « mise en intrigue (muthos) » renvoie à la dimension de concordance, et se donne ainsi comme la « réplique inversée », dit Ricœur, de la « distensio animi d’Augustin ». Là où Augustin « gémit sous la contrainte existentielle de la discordance » (ce que nous avons appelé temps-du-monde), Aristote discerne dans la composition du poème « le triomphe de la concordance sur la discordance »92. Le Temps est, plus « grand » que le monde en ce sens, le concept hyper-extensif d’une totalité toujours à venir, et toujours déchirée par la différence des lieux et des temps. En ce sens, il y a bien une différence entre les problématiques de La Métaphore vive et de Temps et récit : dans La Métaphore vive est postulée une dialectique immanente à la nature (physis), qui autorise la construction d’analogies ; à cette dialectique quelque peu obscure se trouve substitué, dans la trilogie Temps et récit, la toute-puissante « dialectique » du temps dans laquelle tout discours et tout monde se trouvent irréductiblement compris. L’être-dans-le-temps de l’homme fait la limite du penser philosophique, et la nécessité de la prestation littéraire comme ce qui, à la limite de la philosophie, est en faculté de dire la dé-mesure de l’aporie du Temps. Il n’en reste pas moins qu’aux prises avec les constructions technologiques de la discipline du récit – narratologie – c’est au concept de « monde » que Ricœur fait encore appel pour éviter la dissolution de la pensée de l’œuvre dans la seule reconnaissance de la technique narrative : « Cette expérience fictive [celle des récits] relève d’une autre dimension de l’œuvre littéraire que celle que nous considérons ici, à savoir son pouvoir de projeter un monde », écrit-il dans Temps et récit 2. Et il ajoute : « C’est dans ce monde projeté qu’habitent des personnages qui y font une expérience du temps, aussi fictive qu’eux, mais qui n’en a pas moins pour horizon un monde »93. Nous entendons donc sous le concept de « monde » la remembrance – assumée par la littérature – des distensions impliquées par les concepts articulés de physis, de temps cosmique, et d’ego. Rappelons à cette occasion que le discours philosophique, dans le sens que lui donne l’herméneutique ricœurienne, se confond lui-même avec l’effort de l’intelligibilité « dans » les discordances de la Nature, du Temps, et de l’Ego ; il s’applique par excellence à ce qui 91 Nous utilisons ce mot pour la lisibilité de la structure d’opposition qu’il suggère, et jamais au sens rigoureusement technique qu’il peut revêtir chez Hegel, notamment. 92 Ibid., p. 66. 93 Temps et récit 2, Éditions du Seuil, Paris, 1984, p. 113, nous soulignons. 40 risque d’excéder ou de détruire le sens et la compréhension. L’herméneutique n’est rien d’autre que le travail inlassable du sens « dans » la diversité du monde, « dans » les extases du temps, « dans » les transcendances de l’ego. Ce travail se trouve décrit ainsi, en ce qui concerne la littérature, dans De l’interprétation : « je dirais, en termes généraux : tout muthos comporte un logos latent qui demande à être exhibé. C’est pourquoi il n’y a pas de symbole sans un début d’interprétation ; là où un homme rêve, prophétise ou poétise, un autre se lève pour interpréter ; l’interprétation appartient organiquement à la pensée symbolique et à son double sens »94. Deux gestes sont à repérer ici : a. la détermination de la littérature comme symbolicité lisible ; b. l’affirmation, dès lors, du rapport nécessaire entretenu entre la littérature comme muthos et le discours philosophique comme logos. Protocole (2) : construction Nous avons commencé de l’apercevoir, sous le titre unique de « La littérature et le monde » s’annonceront des problématiques distinctes : la littérature, pensée dans son rapport au « monde », s’envisagera en effet de trois manières : Nous commencerons par essayer d’établir l’unité du concept – grec – de mimèsis requis par Ricœur, comme ailleurs par Derrida (dans La Dissémination95), pour penser la littérature ; c’est à partir du modèle formel du mimer que le rapport entre la littérature et le monde est pensé. La littérature intervient « dans » le monde sous la guise d’un supplément technique dont la pertinence ontologique n’est jamais donnée d’avance. En ce sens, nous verrons que c’est la physique, au sens grec de « pensée de la Nature », qui règle la conception de la mimèsis. Cette « physique » cependant, est déjà en débat avec une « technique » : l’ontologie grecque de l’art est inséparable d’une technologie. Derrida accomplit ce destin technologique de la conception de la mimèsis dans « La double séance », texte portant sur la Mimique mallarméenne ; il répète décisivement l’onto-logos comme une technologie. Mimer est toujours courir le risque d’une invention technologique qui se confonde avec une sortie hors de la naturalité. Le rêve métaphysique, ou logologique, étant glosé en ces termes par Derrida : « La mimesis » serait « alors le mouvement » même « de la physis, mouvement en quelque sorte naturel (au sens non dérivé de ce mot) par lequel la physis, n’ayant ni autre ni dehors, doit se dédoubler pour apparaître, (s’) apparaître, (se) produire, (se) dévoiler, pour sortir de la crypte où elle se 94 95 Ibid., p. 29. La Dissémination, Éditions du Seuil, Paris, 1972. 41 préfère, pour briller dans son aletheia »96. L’art est alors, pour l’écrire d’une formule volontairement tautologique – et néanmoins paradoxale –, le supplément naturel de la nature. Tout dépendra dès lors, nous en avons dit quelques mots, du statut conféré à la dimension « technologique » de la littérature. Le propos de La Métaphore vive, s’il se fonde sur une réinterprétation de la mimèsis aristotélicienne, y déchiffre avant tout la possibilité d’une pertinence ontologique du mimer. Ainsi, chez Ricœur comme chez Heidegger – nous préciserons la manière dont l’un se rapporte à l’autre97 – la littérature se trouve en quelque sorte re-naturalisée. Cette naturalisation lui confère une dignité ontologique apparemment neuve. La littérature accomplit le destin de la langue (logos, Sprache), puissance par quoi le monde nous est donné. L’être-technique de la littérature est tout entier rédimé par la postulation d’une dialectique immanente à la physis elle-même : la technique n’est rien d’autre que le destin de la Nature. Le risque d’excessivité de la technologie littéraire se trouve ainsi conjuré98. Cette « dialectique » immanente à la physis, incessamment articulée par La Métaphore vive, se trouve, nous l’avons dit, toute entière relevée par la vaste dialectique du Temps de Temps et récit ; notons cependant que c’est seulement dans Soi-même comme un autre que la triade des apories du Temps trouve un début de solution avec l’approfondissement par Ricœur du concept d’identité narrative. Nous verrons dans ce troisième temps que la littérature se trouve déterminée comme le discours du temps. Ainsi pensée, la littérature est conçue comme : a. la limite vivante d’un logos général, comme la « région » de ce logos où s’indique la pureté de son dehors ; b. et pour autant, elle est comprise comme issue de lui, de la même manière qu’elle est ce qui lui revient ; la littérature trouve dans le logos tout à la fois son origine et son destin. La littérature est le symptôme d’un logos indéfiniment compris dans le Temps ; en elle s’indique la finitude du logos. Nous verrons comment cette finitude prend forme littérairement : en tant que patho-logie dans Der Zauberberg, en tant que sémio-logie dans À la recherche du temps perdu. 96 Ibid., p. 238. Où l’on retrouve la première conception de la technique comme auto-mouvement de la vie de la nature elle-même. 97 Nous verrons en particulier que la différence entre les deux auteurs, sur ce point précis, concerne le statut conféré à l’existence séparée du discours philosophique. 98 La technique, nous l’avons dit, peut se trouver receler le même risque d’excès sur le monde que la puissance du chant pur qu’elle prétendait pourtant conjurer. Penser l’art comme technologie, ce n’est alors pas forcément et seulement vouloir abjurer le vertige du chant ; ce peut être aussi chercher, par d’autres voies, à regagner la puissance d’excessivité du chant pur. Nous le verrons en particulier avec l’élucidation derridienne du concept de mimèsis, telle qu’elle se joue dans La Dissémination. 42 Protocole (3) : discours La nature même de notre problématique nous conduit à reconnaître une chose : le concept de « littérature » se trouve toujours déterminé philosophiquement en regard du concept de logos philosophique. Cette co-implication est assez aisée à démontrer si l’on s’attache à recomposer la problématique globale de La Métaphore vive (1975). Ce grand livre, rappelons-le, poursuit un double projet : 1. Il cherche à déterminer, selon le mot de l’auteur, « le lieu de la métaphore ». Il est en effet apparu nécessaire à Ricœur de reprendre à nouveaux frais la description de cette figure singulière, afin d’en proposer une compréhension inédite, formulable ainsi : « la métaphore est le processus rhétorique par lequel le discours libère le pouvoir que certaines fictions comportent de redécrire la réalité »99. Cette compréhension nouvelle n’est pourtant pas une pure invention ; elle se donne – et c’est là sa nécessité herméneutique – comme la restitution de la « plénitude de sens » de la découverte d’Aristote dans la Poétique, « à savoir que la poièsis du langage procède de la connexion entre muthos et mimèsis »100. Nous verrons ce que cette formule peut signifier ; retenons pour le moment que La Métaphore vive apparaît – pour une part – comme la relecture d’un ancien texte, à savoir La Poétique. 2. L’ouvrage, d’évidence, répond par ailleurs aux réquisits principiels du projet philosophique ricœurien, saisi dans sa cohérence générale. Ricœur le précise d’ailleurs avec la probité qui lui est familière, dès la préface : « cette étude, dit-il, est pour l’essentiel un plaidoyer pour la pluralité des modes de discours et pour l’indépendance du discours philosophique par rapport aux proposition de sens et de référence du discours poétique »101. Plusieurs éléments essentiels à l’intelligibilité des enjeux philosophiques de La Métaphore vive s’indiquent ici ; il s’agit en effet pour Ricœur (a) de plaider pour la reconnaissance de la pluralité des modes de discours (affirmer et assumer, sur le plan du droit comme du fait, la possibilité d’une pluralité et d’une pluralisation des modes du discours) ; (b) à l’intérieur même de cette pluralité, d’affirmer et d’assumer l’indépendance du discours philosophique ; et nous le verrons (c), cette indépendance du discours philosophique se joue spécifiquement dans le rapport entre le discours philosophique d’une part, et le discours poétique d’autre part. C’est à l’égard du discours poétique que le 99 Ricœur, La Métaphore vive, op. cit., p. 11. Ibid. 101 Ibid. 100 43 discours philosophique doit pouvoir affirmer et assumer sa pleine indépendance ; indépendance concernant, précise Ricœur, le sens et la référence dudit discours. Ce qui importe – davantage que l’emploi d’un lexique frégéen – c’est la concentration de l’enjeu autour de la relation de « représentation », lato sensu, de la réalité. C’est au regard du « monde » que le discours philosophique doit pouvoir affirmer son indépendance, ce qui revient à affirmer qu’il n’est pas un discours poétique : « aucune philosophie ne procède directement de la poétique »102, que ce soit par la voie directe de l’usage analogique de la pensée, ou par la voie indirecte de l’usage métaphorique du langage. Nous verrons ce que cette indépendance du discours philosophique à l’égard du discours poétique peut en dernière instance signifier ; nous nous demanderons également si l’idée d’une pluralité des « modes de discours » ne postule pas tout autre chose qu’une pure in-dépendance des discours les uns vis-à-vis des autres – et ceci d’autant plus si l’on se risque à entendre sous la formule « mode de discours » un autre syntagme, « modes du discours », renvoyant manifestement à l’unité d’un seul discours, d’une seule substance (logologique) s’apparaissant sous une diversité de modes. Nos questions concerneront donc à la fois l’unité du discours philosophique – unité dont dépend peut-être la détermination même de ce discours comme philosophie – et, partant, le statut du « discours » littéraire, de la littérature, cet usage de la langue dont la discursivité a toujours été problématique. La question du rapport entre philosophie et littérature est partout présente – sous la forme d’une sorte de dialectique subreptice – dans La Métaphore vive. Selon Ricœur, en effet, la philosophie se donne comme « le discours qui s’efforce d’opérer la reprise de l’ontologie implicite à l’énoncé métaphorique » ; il ajoute qu’« en ce sens, fonder ce qui a été appelé vérité métaphorique, c’est aussi limiter le discours poétique ». La métaphore vive est bien le projet d’une situation clôturante du discours littéraire : « C’est de cette manière, conclut Ricœur, que ce dernier reçoit justification à l’intérieur de sa circonscription »103. La manière dont la littérature est conçue par une philosophie est ainsi inséparable de la manière dont cette philosophie se conçoit elle-même comme logos philosophique. Chez Ricœur, le rapport entre le statut de la littérature et l’« image » – pour parler en termes deleuziens – de la philosophie est très clairement explicité : la philosophie ricœurienne se donne en effet comme la quête d’un logos général, puisque, dit-il au début de De l’interprétation, « nous sommes précisément ces hommes qui disposent d’une logique symbolique, d’une science exégétique, d’une anthropologie et d’une psychanalyse et qui, 102 103 Ibid. Ibid., p. 12. 44 pour la première fois peut-être, sont capables d’embrasser comme une unique question celle du remembrement du discours humain »104. Le remembrement évoqué par Ricœur, s’il n’est déjà fait, possède au moins son nom : celui du « discours humain ». C’est une foi dans le Discours (logos) qui s’indique par cette brève formule : le Discours constitue l’Idée même de tous les discours possibles, comme le monde constitue celle de tous les mondes possibles. La philosophie, sous son nom moderne d’herméneutique, est celle qui rend compte, en la rédimant, pour ainsi dire, de la différence des discours humains ; et si « l’unité du parler humain fait aujourd’hui problème »105, comme l’affirme Ricœur, c’est au fond de la même manière que les unités de la nature, du temps et de l’ego font problème et ne sont jamais données comme telles. On le verra, c’est par la métaphore que la nature se mesure en mondes, par le récit que le temps se mesure en histoires, enfin, par l’identité narrative produite par ledit récit que l’ego re-constitue temporellement la ferveur de son unité. Mimèsis Mais avant d’entamer une lecture orientée de La Métaphore vive orientée en ce sens, il nous semble important de proposer une reconstruction rapide – et sans aucun doute partielle – du concept de mimèsis, sur lequel l’interprétation ricœurienne s’appuie sinon exclusivement, du moins prioritairement. Prioritairement en quel sens ? Nous avons indiqué ci-dessus en quoi consistait, pour Ricœur, le sens profond de la découverte d’Aristote dans la Poétique : en ceci « que la poièsis du langage procède de la connexion entre muthos et mimèsis ». La mimèsis n’est donc pas le seul concept réinterrogé et pour ainsi dire reconfiguré par l’étude ricœurienne ; il n’en reste pas moins que stratégiquement, ce concept prime pour deux raisons : a. Une raison historique d’une part : comme le rappelle Antoine Compagnon dans Le démon de la théorie106, la période d’expansion et de domination intellectuelle de la « théorie littéraire » a été marquée par un rejet global de la notion de mimèsis (imitation, représentation). Ainsi, comme l’écrit Compagnon, « la mimèsis a été remise en cause par la théorie littéraire, qui a insisté sur l’autonomie de la littérature par rapport à la réalité, au référent, au monde, et soutenu la thèse du primat de la forme sur le fond, de l’expression 104 De l’interprétation, Éditions du Seuil, Paris, 1965, p. 13-14. Ibid. 106 Éditions du Seuil, Paris, 1998. 105 45 sur le contenu, du signifiant sur le signifié, de la signification sur la représentation, ou encore de la sèmiosis sur la mimèsis »107. C’est à cette situation historique de dévaluation de la mimèsis que le livre de Ricœur cherche à répondre. b. Une raison philosophique : c’est la reconstruction herméneutique du sens historial (i.e. grec) du concept de mimèsis, qui décidera de la question centrale soulevée par Ricœur – question de la pertinence ontologique des moments les plus métaphoriques des discours littéraires. Cette pertinence n’indique pas que la mimèsis doive être pensée comme imitation, reproduction servile, gestique de la copie ; elle indique que toute métaphore propose une « vérité » que Ricœur appelle tensionnelle, c’est-à-dire articulant « à la fois « n’est pas » et « est comme » »108. Ainsi, contre la « théorie littéraire », Ricœur postule que le texte littéraire – métaphorique lato sensu – propose bien quelque chose comme une vérité du monde : toute métaphore implique – au moins – un effet de référentialité ; et contre une certaine vulgate aristotélicienne, Ricœur postule que cette référentialité n’est pas de l’ordre de l’imitation reproductive, mais de la production inventive. C’est ce qui explique l’importance philosophique du concept de mimèsis dans La Métaphore vive. L’unité de la « découverte » aristotélicienne selon Ricœur, de quelle tradition procède-telle ? Peut-on, comme le fait Ricœur, abstraire la conceptualité de la Poétique de son héritage platonicien ? Nous verrons que si la mimèsis peut se voir assigner l’unité formelle d’un concept, ce n’est peut-être pas d’abord en vertu de ce qui la rattache ou l’exclut de la sphère des vérités ontologiques, fussent-elles tensives ; dans la tripartition entre poièsis (production), mimèsis (imitation) et muthos (configuration), la cohérence est peut-être technique, ou technologique, autant qu’ontologique. Une métaphore vive n’est donc pas seulement la puissance d’une diction sur le réel qui le révèlerait, sur la base de son inhérence ontologique et physique (mimêsis phusêos), comme « Acte » 109, selon la belle formule de Ricœur – il ajoute : « Présenter les hommes « comme agissant » et toutes les choses « comme en acte », telle pourrait bien être la fonction ontologique du discours métaphorique »110. Cette naturalité active de la métaphore, qui se confond avec sa pertinence ontologique, nous verrons qu’elle est inséparable d’une technicité du geste métaphorique : l’agir profond qui apparaît à l’origine comme à la fin du procès mimétique se situe, nous le verrons, à l’articulation même du naturel et du technique. La métaphore est un supplément quasi-naturel dont la composante technologique est irréductible, quelle 107 Ibid., p. 103. Op. cit., p. 11. 109 Ibid., p. 61. 110 Ibid. 108 46 que soit la puissance de « naturalité » ontologique qu’elle renferme. La pertinence ontologique du mimer, en ce sens, est un effet technologique. 47 A. Technologie Platon – la technique et la fureur Cette reconstruction du concept grec de mimèsis sera, nous l’avons dit, rapide et orientée ; nous chercherons avant tout à mettre au jour la dimension technique du concept grec du mimer. Nous retrouverons dans le Ion la structure d’un débat entre le chant (pureté inspirée du dire poétique) et la ruse (savoir technique qui concerne à la fois la production et le contenu du dialogue). Nous suivrons ensuite le mouvement de la réduction technique de la poésie, telle qu’il a lieu dans La République : l’inspiration, dans ce grand texte, ne fait plus partie de la définition de l’art poétique ; l’imitation quant à elle se donne comme un rapport aux choses parmi d’autres rapports, eux aussi conçus comme technè : le produire, l’user, et l’imiter. Il nous faudra donc comprendre pourquoi la pensée d’une poésie technique répugne au Ion, alors qu’elle agrée à La République – disons dès à présent que si le Ion dénie toute compétence technique à la poésie, c’est en tant que cette compétence est, en dernière instance, une puissance holistique, propre à simuler la totalité des techniques et des savoirs, jusqu’au savoir philosophique lui-même : à cet égard, accorder le privilège de l’inspiration au poète n’a rien de menaçant pour l’unité de la philosophie ; et si la République, quant à elle, abandonne cette thématique de l’enthousiasme, c’est parce qu’elle a établi une hiérarchie des techniques. Elle peut donc accorder à la poésie la moins féconde de ces compétences techniques, celle de l’imiter ; la poésie représente le paradoxe d’un art qui, imitant, ne produit rien, n’a pas d’effet – sinon subversif –, et donc n’est, au fond, (presque) pas un art. Nous commencerons donc par une lecture rapide de Ion. Comme le rappelle Ricœur, chez Platon, le concept de mimèsis « reçoit une extension sans borne ; il s’applique à tous les arts, aux discours, aux institutions, aux choses naturelles qui sont des imitations des modèles idéaux, et ainsi aux principes mêmes des choses ». Ainsi, « le seul fil sûr est la relation très générale entre quelque chose qui est et quelque chose qui ressemble ».111 La mimèsis platonicienne n’est pas en effet un concept spécialisé à la sphère des beaux-arts ; nous verrons que son extensivité est à la fois ontologique, anthropologique et technologique. Mais si Ricœur remarque l’indétermination puissante de ce concept chez Platon, c’est pour mieux affirmer l’originalité du traitement aristotélicien du mimer : 111 La Métaphore vive, op. cit., p. 54. 48 « Rien de tel chez Aristote », écrit-il. « Une seule signification littérale de la mimèsis est admise, celle que délimite son emploi dans le cadre des sciences poétiques, distinguées des sciences théoriques et pratiques »112. Et il conclut : « Il n’y a de mimèsis que là où il y a un faire »113. Cette « définition »114 de la mimèsis l’inscrit décisivement du côté de la technique ; « il ne saurait y avoir […] d’imitation dans la nature puisque, à la différence du faire, le principe de son mouvement est interne »115. La mimèsis, en somme, se trouve pensée comme poétique (ni théorie, ni pratique) et technique (non naturelle) ; elle est une technique de production d’artefacts, un art – au sens grec – qui ne se fonde pas exclusivement sur la ressemblance116. Revenons cependant à l’interprétation platonicienne de la mimèsis ; s’il n’y a pas chez Platon, comme ce sera le cas chez Aristote, de distinction rigoureuse entre théorétique, pratique et poiétique, il n’en reste pas moins que les arts mimétiques, dans leur globalité, se trouvent déterminés comme des savoir-faire, c’est-à-dire comme autre chose qu’un pur savoir (théorique). Que savent faire, pour autant, ces savoir-faire ? C’est la question centrale du livre X de la République, ou l’inanité ontologique, anthropologique et technologique de l’art mimétique est affirmée. Dans ce grand texte, la poésie est classée parmi ces arts mimétiques, c’est-à-dire parmi les arts d’imiter ; la discussion d’un court dialogue antérieur, apparemment comique et bouffonnant (il s’agit du Ion), prend un tout autre tour. Comme le rappelle Monique Canto, il faut d’emblée insister sur le fait que, si l’Ion a pour objet de définir la rhapsodie, c’est afin de récuser les prétentions de celle-ci à être une activité technique. A cet égard, la conclusion du dialogue est sans ambiguïté : la rhapsodie n’est pas un art (tékhnè). Elle ne représente ni un domaine de savoir ni une activité rationnelle, elle est, comme la poésie et la divination, le résultat d’une possession divine.117 La poésie y est en effet, à l’égard de l’art en général comme à l’égard de l’art mimétique en particulier, mise à l’écart pour recevoir un véritable statut d’exception. Tout commence sur le fond d’une jalousie – inséparable d’une ironie – philosophique (530a) : « Bien souvent, 112 Ibid. Ibid. 114 Selon Ricœur, il y a bien dans La Poétique une définition de la mimèsis, par énumération des espèces et par la mise en rapport de cette division en espèces à la division selon les moyens, les objets et les modalités de l’imiter. 115 Ibid. 116 Cela ne fait pas qu’on ne puisse la considérer sous l’aspect d’une puissance de « détection » ontologique, comme le veut Ricœur ; à l’horizon de la technique « poétique » du mimer se trouve bien la révélation d’une vérité qui est celle de l’être compris comme phusis, nous y reviendrons. 117 Platon. Ion. Introduction de Monique Canto, GF Flammarion, Paris 1989, p. 11. 113 49 ma foi ! je vous ai, Ion, envié votre art, à vous autre les rhapsodes »118. C’est que la philosophie n’est pas un « art », comme le rappellera un peu plus loin Socrate, mais constitue pour tout homme la possibilité de s’essayer à savoir. Qu’on se reporte au paragraphe 532e : « je ne fais rien d’autre, moi, que de dire les vérités qu’on peut raisonnablement attendre d’un homme qui n’a point de connaissance spéciale ! Ainsi, pour la question même que je te posais tout à l’heure, observe à quel point c’est une pauvre chose, n’exigeant point de connaissance spéciale et à la portée de n’importe qui… »119. En quoi consiste donc l’art du rhapsode – dont nous verrons qu’il n’est que la dérivation de l’art poétique lui-même ? « On ne réussirait pas à être un rhapsode, affirme Socrate, si l’on n’avait pas l’intelligence de ce que dit le poète : le rhapsode doit en effet se faire, pour son auditoire, un interprète de la pensée du poète, et c’est ce à quoi il lui est impossible de réussir s’il ne sait pas ce que veut dire le poète »120 (530c). L’art du rhapsode est un art d’interpréter, affirme Socrate. M. Canto l’indique dans son introduction : « Socrate définit d’emblée la compétence du bon rhapsode : il s’agit de « connaître à fond la pensée du poète et pas seulement ses vers ». Cette fonction fait du rhapsode l’interprète (hermèneus) du poète, auprès de ses auditeurs »121. Cet art devrait donc consister en tant que tel dans la possession et la production d’un savoir qui se confonde avec un savoir-faire. Mais nous verrons que cette affirmation est trompeuse, et son sens dépend tout entier de la stratégie dialectique de Socrate ; mis en position de « technique », l’art de réciter des vers se verra progressivement, au cours du dialogue, refuser toute pertinence technique (532c) : Tu es, et tout le monde au contraire le voit bien, impuissant à parler d’Homère en vertu d’un art ou d’un savoir ! Si en effet tu le pouvais en vertu d’un art, tu pourrais aussi bien parler de tous les autres poètes, sans exception ; car c’est le tout ensemble, je pense, qui constitue un art de la poésie, n’est-il pas vrai ?122 La définition de l’art s’est régionalisée : il n’y a d’art au sens strict que si une pratique donnée se trouve assignée un domaine d’application totalisable. M. Canto nous rappelle très précisément ce qu’il en est de la structure formelle de l’argumentation platonicienne au sujet de la qualification proprement technique de la rhapsodie123 : Cet examen montre que : 1. les arts sont spécifiquement distincts les uns des autres et portent sur des objets eux aussi spécifiquement distincts (537 d-e) ; 2. l’homme qui possède la 118 Platon, Œuvres complètes, Ion, trad. Léon Robin, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1950, p. 57. 119 Op. cit., p. 59. 120 Op. cit., p. 58. 121 Op. cit., p. 33. 122 Ion, Oeuvres complètes, Op. cit., p. 60. 123 Op. cit., p. 17. 50 compétence en cause dans chacun de ces passages homériques, est mieux à même que le rhapsode d’apprécier la valeur de ce que dit Homère. [les conséquences sont les suivantes] a) la compétence du rhapsode, si elle existait, ne pourrait pas s’étendre à plus d’un art […] b) l’art du rhapsode, n’ayant aucun domaine d’objet spécifique – puisqu’il est incapable de traiter des objets qui tombent sous la compétence d’un autre art –, n’est pas un art véritable. La compétence du rhapsode est inassignable à quelque domaine que ce soit : elle n’est donc pas un art. Paradoxalement, par le tour d’une bêtise proprement non-philosophique, Ion revendique cette puissance holistique pour son art propre ; lorsque Socrate lui demande, dans la logique de son argumentation constituant l’art comme spécialité, de citer (539e) « un choix de passages […] qui soient du ressort du rhapsode et de l’art du rhapsode, de passages que ce soit l’affaire du rhapsode, à part des autres hommes, d’examiner et de juger », Ion répond imperturbablement : « Ce sont, je le proclame Socrate, tous les passages, sans exception ! »124. Nous verrons plus loin comment cet argument, apparemment si vain, se précise. Mais si la récitation des vers – comme la composition elle-même – n’est pas un art, ce n’est pas parce qu’elle appartient à la région de la mimèsis, dont, selon la remarque de Ricœur, l’extension est considérable chez Platon. En effet, la peinture, par exemple, est considérée par le Ion comme un art (532e) : « Prenons-en un [art] en effet pour sujet de conversation : n’est-ce pas le tout ensemble qui constitue la un art de la peinture ? »125. On retrouve la détermination domaniale qui préside à la définition d’un art (532e-533a) : « Or, as-tu vu déjà quelqu’un qui eût, à propos de Polygnote, le fils d’Aglaophon, le talent de faire voir ce que, dans les peintures de celui-ci, il y a de bien ou de mal, mais qui en fût incapable en ce qui concerne le reste des peintres ? »126 M. Canto le remarque : « L’autre raison qui montre l’impossibilité de l’art rhapsodique tient à la définition philosophique de la tékhnè. Platon énonce un principe selon lequel les arts (ou tékhnai) sont spécifiquement distincts les uns des autres et portent sur des domaines d’objets eux aussi spécifiquement distincts »127. Un peu plus loin, Socrate affirme la même chose au sujet de la sculpture : ce n’est donc pas la dimension mimétique elle-même qui donne lieu à l’impertinence technique de la poésie ; ce n’est pas en tant qu’imitation que la poésie se trouve exclue du domaine de l’art comme savoir-faire régional déterminé. Et c’est sur le mode de la révélation que l’identité de la poésie est enfin formulée (533d) : « En fait, il y a que cette faculté […] de bien parler d’Homère n’est point un art, c’est ce que je disais tout à l’heure, 124 Ion, Œuvres complètes, op. cit., p. 69. Ibid., p. 61. 126 Ibid. 127 Op. cit., p. 44. 125 51 mais une puissance divine qui te met en branle, comme dans le cas de la pierre qui a été appelée « magnétique » par Euripide et qu’on appelle le plus souvent pierre d’Héraclée »128. C’est la formulation claire de la doctrine de l’inspiration ou de l’enthousiasme poétique ; elle implique la construction d’une figure hiérarchique bien déterminée : puisqu’en effet les rhapsodes sont interprètes de ce que disent les poètes (535a), et qu’à leur tour, les spectateurs se trouvent affectés par la parole rhapsodique (535e-536a) : « Mais sais-tu bien que ce spectateur-là est le dernier des anneaux dont je disais tout à l’heure qu’ils reçoivent les uns des autres le pouvoir, à eux communiqué parla pierre d’Héraclée ? L’anneau du milieu, c’est toi, le rhapsode, l’acteur. Quant au premier anneau, c’est le poète en personne »129. Et l’ensemble de cette chaîne remonte à la Divinité elle-même, origine pure du verbe poétique, donnant lieu à l’articulation de sa réception, de sa reprise et de ses effets. Nous l’avons dit, cette révélation ne convainc pas Ion immédiatement ; il continue à affirmer l’omnipotence de son art sur la totalité de l’œuvre homérique, et dès lors, sur la totalité de son contenu technique : c’est bien ici la puissance mimétique du texte épique qui est en cause, puissance qui produit l’illusion d’une pertinence technique. Mais quel est le ressort de cette illusion ? La fin du Ion l’indique brièvement ; Ion, cherchant le domaine de compétence propre du rhapsode, s’avise qu’il est peut-être celui du langage lui-même (540b) : « Ce dont il [le rhapsode] sera connaisseur, ce sera, si je m’en crois, ce qu’il sied pour un homme de dire et ce qu’il sied pour une femme, ce qu’il sied pour un esclave et ce qu’il sied pour un homme libre, ce qu’il sied pour qui est commandé et ce qu’il sied pour qui commande »130. Cette formulation ultime de l’arrogance poétique, peu de temps avant la conversion « philosophique » de Ion aux raisons de Socrate, nous indique peut-être quelle est la véritable puissance – c’est-à-dire la plus menaçante philosophiquement – de la poésie : l’imitation du logos lui-même, la répétition « parodique » de toutes les formes du discours. Exclue du groupe des arts mimétiques – la peinture, la sculptures, entre autres – en tant qu’elle n’est pas un « art » à proprement parler, la poésie se trouve à la fin réinscrite dans la sphère du mimer : non pas comme technique d’imitation – art ou savoir-faire – mais comme puissance de répétition de la totalité des discours. La poésie est alors comprise comme une mimèsis pure : non qu’elle soit l’imitation la plus fidèle, la plus réaliste, mais parce qu’elle imite le logos lui-même. D’où cette remarque de M. Canto 128 Ion, Œuvres complètes, op. cit.., p. 62. Ibid., p. 65. 130 Ibid., p. 70. 129 52 affirmant que « Ion est sans doute un des personnages les plus antidialectiques des dialogues platoniciens »131. Socrate le pressent, lui qui accuse Ion d’être « semblable à Protée », et de se métamorphoser (541e-542a) « en [se] tournant sens dessus dessous, jusqu’au moment où, à la fin, ayant réussi à échapper [à Socrate], [il lui est] apparu sous les traits d’un général »132. La poésie est un non-art métamorphique : non pas mimèsis au sens classique, mais pure puissance du mimer hors de toute détermination ou restriction régionale, formelle ou matérielle ; Ion est « semblable à Protée », c’est-à-dire semblable à la semblance elle-même. Cette puissance holistique et métamorphique, c’est celle du discours (logos) lui-même dans son organisation vivante ; c’est elle que la mimèsis du poète la répète et la subvertit radicalement. Venons-en à présent aux ressorts de la condamnation de la mimèsis, telle qu’elle se joue cette fois dans la République de Platon ; cette condamnation ne doit pas être interprétée en dehors de la stratégie philosophique qui prévaut dans ce texte, ni des remarques que nous avons pu faire à l’occasion de la lecture du Ion. M. Canto la résume ainsi dans l’introduction qu’elle propose au Ion133 : Mais la sévère critique de la poésie menée dans la République est fondée sur la critique de la mimèsis, dont l’insuffisance, à la fois ontologique et gnoséologique, est montrée. D’abord, la mimèsis est productrice d’images et d’apparences, et c’est parce que la poésie est définie comme mimèsis que les produits poétiques sont eux aussi jugés comme dépourvus de réalité. Mais la poésie/mimèsis est également productrice de faux. Les pseudo-enseignements qu’elle propose ne sont fondés sur aucun savoir réel, et se limitent à faire illusion. Enfin, la mimèsis donne à la poésie les moyens de prétendre à une connaissance universelle, prétention que les poètes partages avec les rhéteurs et avec les sophistes. Avant de répéter, selon le point de vue qui nous intéresse ici, le signifié philosophique de La République, rappelons qu’il y s’agit avant tout pour Platon de configurer, dans le style dialogique qui est le sien, une véritable utopie politique. Tout le discours de fondation et d’organisation se trouve donc affecté d’un fort coefficient d’irréalité. Comme utopie, le sens de La République demeure celui d’une fiction théorique, destinée à déterminer les caractéristiques idéales d’une cité juste. La condamnation de la mimèsis est donc, assez singulièrement, une condamnation « utopique ». C’est à la lumière de cette restriction puissante qu’elle doit être interrogée et pensée ; dès lors que cette formalité utopique de La République est reconnue, la dimension apparemment bouffonnante et parodique du Ion ne doit pas nous faire croire à sa pure et simple minorité vis-à-vis du grand texte platonicien 131 Ion, Op. cit., p. 21. Ibid., p. 72. 133 Op. cit., p. 46-47. 132 53 de fondation politique. C’est tous le discours platonicien sur l’art qui est, à chaque fois différemment, puissamment modalisé. Une fois cette dimension « fictive » reconnue, tâchons de nous intéresser à la systématique philosophique qui, sous la fluidité apparente du dialogue, donne son statut conceptuel à la mimèsis. Cette systématique s’organise sur trois plans distincts mais entrelacés : une ontologie (sur quel mode une production mimétique se rapporte-t-elle à l’être ?), une anthropologie (de quelle faculté de l’âme humaine la mimèsis ressortit-elle ? à quelle faculté ses produits s’adressent-ils ? est-il « naturel » pour l’homme, et si oui en quel sens, d’imiter ?), une technologie (si la mimèsis est un art, au sens grec de technè, quel genre d’art est-elle ? peut-on la comparer aux autres formes de la technique ?). Comme on le voit, c’est seulement sur le plan technologique que l’argumentation de la République peut être comparée à celle du Ion, d’où étaient absentes les dimensions ontologique et anthropologique. Il n’en reste pas moins que, d’un certain point de vue, toute l’ontologie et l’anthropologie platonicienne, telles qu’elles se disposent dans la République, se trouvent subordonnées à une technologie praxéologique inséparable du projet « politique » global. La condamnation de la mimèsis qui s’exerce sur le plan de l’ontologie est bien connue. Nous sommes familiers du paradigme des trois lits, déployé dans le Livre X de la République ; le poète, on le sait, y est en position de pure simulation. Selon une figure hiérarchique décroissante a-b-c-d : il produit en effet la (d) copie de (c) l’apparence du (b) lit fabriqué par l’artisan, lit réel qui n’est lui-même que la reproduction du (a) lit essentiel, naturel, produit par le Dieu. Le lit ontologiquement premier, est appelé lit naturel, lit « qui est dans la nature, celui dont nous pourrions affirmer […] que c’est un dieu qui l’a fabriqué ». Cherchant un nom pour ce dieu, Platon l’appelle « auteur naturel », en grec futourgÒ$ (Rép., 597d). Le « phyturge » est ainsi celui qui crée en Nature, dans l’élément même de la naturalité. C’est, en ce qui le concerne, inlassablement à l’apparence que l’artiste mimétique s’adresse (Rép., 598b-c) : « Quel but se propose la peinture relativement à chaque objet ? Est-ce de représenter ce qui est tel qu’il est, ou ce qui paraît tel qu’il paraît : est-ce l’imitation de l’apparence ou de la réalité ? ». La réponse suit : « De l’apparence (fant£smato$), dit-il ». Cette apparence peut avoir une profondeur d’illusion, profondeur « magique », mais elle ne touchera que les enfants (pa‹d¡$) et les ignorants (¥frona)134. 134 La République, Les Belles Lettres, Paris, 2003, trad. É. Chambry, p. 88, pour toutes les citations de ce paragraphe. 54 L’art d’imiter est donc bien éloigné du vrai, et, s’il peut tout exécuter, c’est semble-t-il, qu’il n’en est rapport qu’avec une petite partie de chaque chose, cette partie qui n’est qu’un fantôme, un simulacre, une idole (eŠdwlon). Tout homme est capable d’atteindre le degré de pertinence ontologique qui est celui du peintre (Rép., 596d-e) : « Ne vois-tu pas que toimême tu pourrais créer tout cela d’une certaine façon ? […] si tu veux prendre un miroir et le présenter de tous côtés ; en moins de rien tu feras le soleil et les astres du ciel, en moins de rien, la terre, en moins de rien toi-même et les autres animaux et les meubles et les plantes et tous les objets dont on parlait tout à l’heure ». Le monde mimé est tout entier dans le reflet produit par l’artefact technique, le miroir. Et l’interlocuteur de Socrate répond : « Oui, dit-il, des objets apparents, mais sans aucune réalité » (Na…, Ÿfh, fainÒmena, oÙ mšntoi ×nta gš pou tÍ ¡lhqe…v)135. La mimèsis, c’est la production du phénomène dans sa pure phénoménalité – i.e. extérieure au dévoilement de la vérité (¡lhqe…a). Mais cette affirmation d’une minorité ontologique de la mimèsis n’est possible que si l’activité mimétique se trouve saisie comme prétention à l’être. La minorité ontologique de la mimèsis requiert qu’on continue à la déterminer ontologiquement. La faiblesse ontologique de l’œuvre mimante s’articule avec une inhérence ontologique irréductible ; cette inhérence se trouve explicitée, dans le texte de La République, en ce qui concerne les récits : « Tout ce qui est énoncé par les compositeurs de récits ou par les poètes ne se trouve-t-il pas être la narration ou bien de ce qui a été, ou de ce qui est, ou de ce qui doit être »136. Même si la narration n’est, chez Platon, qu’une des formes possibles de l’imitation, elle en retient l’inhérence ontologique. Narrer – imiter par narration –, c’est se rapporter à l’être, cet être fût-il soumis à la distension du temps (« ou bien de ce qui a été, ou de ce qui est, ou de ce qui doit être »). Ce rapport à l’être est l’inquestionnable de l’imitation : « Que pourrait-ce être d’autre ? », répond l’interlocuteur de Socrate. Cette affirmation d’une inhérence ontologique de la mimèsis est une décision philosophique qui est inséparable de sa condamnation ; la mimèsis doit prétendre à l’être, à la forme philosophique – onto-logique – de l’être pour qu’elle puisse faire l’objet d’un discours philosophique. C’est en tant qu’elle est déterminée, par la philosophie, comme un « réalisme » ontologique dont le mécanisme de pertinence n’est autre qu’une magie, que la mimèsis se trouve condamnée dans le texte de la République. 135 136 Ibid., p. 84. Platon, La République, trad. Pierre Pachet, Folio Gallimard, Paris 1993, p. 157. 55 S’il y a donc chez Platon une véritable ontologie de la mimèsis – c’est à ce prix que l’art d’imiter peut devenir un objet philosophique, et que la condamnation de l’imitation peut se jouer avec la radicalité qui est la sienne –, cette ontologie s’articule sur une anthropologie. Si la mimèsis « accomplit son œuvre loin de la vérité », comme l’écrit Platon, c’est aussi parce qu’elle a « commerce, liaison et amitié avec la partie de nous-même qui répugne à la sagesse, et ne vise à rien de sain ni de vrai » (Rép., 603a-b)137. L’anthropologie platonicienne se confond ici avec une description des facultés de l’âme humaine. Au Livre IV, Socrate a en effet établi qu’il y avait dans l’âme trois parties, le logistikon, le thumoiedés, l’èpithumètikon. Cependant, il ne considère dans le Livre X que le raisonnable (logistikon) et le déraisonnable (alogistikon), où il englobe le thumoiedés et l’èpithumètikon. La mimèsis est un des genre de l’alogistique ; elle relève d’une de nos facultés les moins nobles, et elle s’adresse, dit Platon, à une « infirmité de notre nature » (602d)138. Cette détermination anthropologique a peut-être encore plus de poids, dans la condamnation de la mimèsis, que la composante ontologique ; s’il s’agit, dans la cité (595a), « de n’admettre en aucun cas cette partie de la poésie qui consiste dans l’imitation » (TÕ mhdamÍ paradšcesqai aÙtÁ$ Ösh mimhtik»), « la nécessité de la rejeter absolument se montre […] avec plus d’évidence encore depuis que nous avons distingué et séparé les différentes facultés de l’âme »139. La discussion anthropologique est ici de plus d’importance que les arguties ontologiques ; ceci d’ailleurs va dans le sens de nos premières remarques : la République consiste avant tout dans le projet d’une construction politique, et non dans celui d’un manuel de physique ou d’épistémologie. De même que l’ontologie de la mimèsis s’entait immédiatement sur une anthropologie peut-être plus importante qu’elle dans la hiérarchie des logoï platoniciens – de même ladite anthologie s’ente sur ce qu’on pourrait appeler une technologie du mimer. La mimèsis est en effet – comme ce sera le cas chez Aristote – pensée comme un agir, un art, une technique140. Rapporter la mimèsis à une faculté de l’âme – l’alogistique – n’a de sens que si cette faculté se réalise, en quelque sorte, en activité. Quelle activité ? Voici ce qu’écrit Platon (601d) : « Il y a trois arts qui répondent à chaque objet, l’art qui s’en sert, celui qui le fabrique, celui qui l’imite »141 (Perˆ ›kaqton taÚta$ tin¦$ tre‹$ tšcna$ eŒnai, 137 La République, trad. E. Chambry, op. cit., p. 96. Ibid., p. 95. 139 Ibid., p. 83. 140 Nous confondons volontairement les trois notions : elles indiquent toutes trois un procès de modification anthropologique du monde naturel. 141 Ibid., p. 93. 138 56 crhsomšnhn, poi»sousan, mimhsomšnhn). La mimèsis se trouve désormais classée parmi les arts (tšcna$) ; Platon en distingue trois : l’utilisation, la fabrication, et l’imitation. Et ce qui est remarquable n’est pas tant cette distinction prise en elle-même, que la hiérarchie qu’elle recouvre : « à quoi tendent les propriétés, la beauté, la perfection d’un meuble, d’un animal, d’une action », demande Socrate, « sinon à l’usage en vue duquel chaque chose est faite, soit par l’homme (pepoihmšnon), soit par la nature (pefukÒ$) »142 ? L’usage prime et sur la fabrication, et sur l’imitation. Et Socrate ajoute : « C’est donc une nécessité absolue que celui qui se sert d’une chose soit le plus expérimenté et qu’il vienne dire au fabricant quels effets, bons ou mauvais, produit, à l’usage, l’instrument dont il se sert »143. Si l’on compare ce passage à celui du paradigme des trois lits, on s’aperçoit immédiatement que la perspective a changé drastiquement – elle est devenue technologique. Le texte sur les trois lits proposait en effet la hiérarchie suivante : 1. le lit naturel, « physique » ; 2. le lit fabriqué, artisanal ; 3. le lit imité. Cette hiérarchie se fondait sur l’origine de la chose, et non sur sa fin, c’est-à-dire sur son usage. Or dans le passage que nous venons de citer, c’est l’usage qui prime : le niveau proprement ontologique ne fait plus l’objet du questionnement, soit qu’il se trouve omis parce que la naturalité phyturgique transcende la hiérarchie des « techniques », soit même que la phyturgie puisse être classée dans la catégorie de la fabrication, c’est-à-dire que toute l’ontologie puisse être pensée dans le cadre d’une technologie. Tout se passe comme si, en dernière instance, c’était l’usage qui décidait de l’utilité politique d’une activité comme la mimèsis. C’est au niveau de sa pertinence technologique (parmi la totalité des techniques que sont la fabrication, l’utilisation et l’imitation) que la mimèsis se trouve finalement discréditée ; elle est une technique qui ne sait ni produire, ni utiliser. Elle est donc à la limite de la technique elle-même ; elle est pure re-production, acte sans acte, faculté de l’homme à se rapporter aux choses de manière non théorique (alogistique de la mimèsis) et non pratique. La philosophie platonicienne soumet ainsi la notion d’imitation à un triple cadrage théorétique ; c’est du point de vue de l’ontologie, du point de vue de l’anthropologie, du point de vue de la technologie, enfin, que la mimèsis se trouve désavouée. Elle apparaît illusoire ontologiquement, dégradante anthropologiquement, inane technologiquement. Quelle est, cependant, l’unité conceptuelle de la mimèsis aux yeux du philosophe ? Nous essaierons de montrer qu’elle est double : elle relève, certes, d’une théorétique, puisqu’elle 142 143 Ibid., p. 93. Ibid. 57 repose sur le sens et sur les valeurs du logos socratique ; mais elle est surtout liée à la détermination de la mimèsis comme « acte » ou pratique. C’est une véritable praxéologie qui, dès l’origine, se trouve assignée à la pensée de la mimèsis. On peut le vérifier chez Platon, sur les trois plans ontologique, anthropologique et technologique : 1. Lorsque Platon questionne la mimèsis quant à sa pertinence ontologique, il questionne son pouvoir créateur, « poïétique » au sens grec : la mimèsis est alors dévalorisée au regard de ses productions, et de leur peu de poids ontologique. 2. Lorsque Platon questionne la mimèsis quant à sa pertinence anthropologique, il considère l’imitation comme l’usage de l’une des facultés de l’âme, l’alogistique. Imiter, c’est avoir recours à l’alogistique ; imiter est, ici encore, une pratique. Admettons toutefois que, de ce point de vue anthropologique, Platon prend en considération non seulement le fait d’imiter, l’agir imitatif, mais bien aussi l’effet des produits de l’imitation, des œuvres, sur l’âme humaine. 3. Lorsque le questionnement platonicien s’adresse à la mimèsis sur la base de sa pertinence technologique, c’est bien comme technè se rapportant aux objets que la mimèsis est déterminée et que son concept se trouve circonscrit. Cet infléchissement pratique de la conception de la mimèsis, qui tend à la rapprocher systématiquement d’un agir, ne doit pas nous surprendre ; l’insistance platonicienne sur l’impertinence technologique du mimer allait déjà dans ce sens. C’était en effet en dernière instance pour sa débilité technique que la mimèsis était condamnée ; débilité d’un agir qui ne sait ni produire, ni user – et qui continue pourtant d’être pensé par Platon sous la catégorie même de l’agir. Il est en effet remarquable qu’au terme d’une discussion conduisant à affirmer l’impuissance technique de la mimèsis, la décision de classer l’imitation parmi les techniques ne soit pas remise en question. C’est que la mimésis constitue strictement la semblance d’une technique, et c’est cette prétention qui, décidant le philosophe à la juger comme telle, la condamne. Anthropologie mimétique : Aristote Qu’en est-il alors, précisément, de la reprise aristotélicienne de la question – reprise qui confère la mimèsis son sens de concept spécialisé dans le domaine esthétique ? Comme le rappelle Philippe Beck dans son introduction à la Poétique, si l’on veut situer la poésie (et donc le domaine d’application de la « poétique ») dans le cadre général des « parties de la science » établi par Aristote, il faudra la placer du côté de la poïétique, c’est-à-dire du 58 produire. L’imitation poétique n’est ni théorique, ni pratique. Selon l’excellent résumé de Beck, « la poésie, ou plutôt le poème, produit un « objet » spécial que la poétique reconstitue ou indique ». Dès lors, indique-t-il, « la poïétique au sens restreint (la « poétique » dont nous parlons) est la science de la production d'un objet qui s'appelle – que nous appelons – une œuvre d'art: la sphère de la poïesis (de la production-fabrication au sens large) est donc le champ où des techniciens (artisans, artistes) produisent des objets utiles ou in-utiles, des objets ou des « mimes » d'objets (d'actions, dans le cas de la tragédie, forme éminente de la poésie […]; les synthèses mimétiques sont des fictions dont on jouit dans la vie de la cité (donc, dans le champ poétique au sens large) »144. L’objet de la poétique, ce sont donc les productions techniques réalisées par les artistes, et qui sont à penser comme des objets « imitants » d’autres objets, ou même des actions. La première détermination de la mimèsis est donc, comme chez Platon, d’ordre technique ; elle est inséparable d’une détermination anthropologique. C’est en effet à l’être humain qu’il est donné de produire ces « imitants » que l’on peut considérer comme autant d’artefacts techniques ; et, faut-il ajouter, avant même le moment de la production de l’œuvre, il existe un pur imiter qui est naturel aux hommes dès le premier moment de leur apprentissage. S’il y a donc une « naturalité » de la mimèsis, cette naturalité relève d’une anthropologie (Poé., 1448b) : « Imiter (mime‹sqai) est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l’homme diffère des autres animaux (zöwn) en ce qu’il est très apte à l’imitation et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières connaissances) et, en second lieu, tous les hommes prennent plaisir aux imitations »145. Tout œuvrer artistique dépend d’une faculté d’imitation connaturelle aux hommes ; il n’y a de poésie que parce que l’homme est, dès l’enfance, et sous la guise la plus insigne, en faculté d’imitation. Revenons au produit de cet œuvrer. Quel est le statut de l’objet-mime, de l’imitant, au regard de la totalité naturelle ? De l’imitation comme agir connaturel à l’homme, à l’imitation spécialisée des poètes conçue comme production d’agencements pratiques, la continuité s’établit sans peine : « Le poète, écrit J. Hardy dans l’introduction de sa traduction de la Poétique, est un artisan de fables. En effet, que la fable soit fournie par la tradition ou inventée par le poète, les mots poie„n et mime„sqai supposent toujours un 144 Aristote, Poétique, Éditions Gallimard, Paris, 1996 – il s’agit du même texte, à quelques nuances de traduction près, que dans l’édition des Belles Lettres – p. 11. 145 Aristote, Poétique, texte introduit, établi et traduit par J. Hardy, Les Belles lettres, Paris, 1961, p. 32. 59 travail personnel d’agencement et de structure »146. Une remarque : c’est cette part de « travail » et d’« agencement » que Ricœur retrouve, sous le nom grec de muthos, dans sa relecture d’Aristote ; c’est la puissance d’un travail du « mythe » qui se trouve alors irréductiblement inscrite – Ricœur parle à son propos de configuration – dans la définition de la mimèsis littéraire. Poursuivons notre lecture d’Aristote. L’œuvre d’art est, comme toutes les « œuvres » produites par l’homme, la dimension de supplément technique apportée par l’humain à la pure naturalité du vivant ; Ph. Beck rappelle à cet égard « la remarque du deuxième livre de la Physique (II, 8, 199a) suivant laquelle la technique mène à terme, ce que la phusis, par elle-même, est incapable d'effectuer »»147. Il y a donc « une base « naturelle » de ce qui ne s'appelle alors pas « génie », mais « technique » »148 ; l’œuvre d’art mimétique est alors ce « lieu » du monde naturel où la nature entre en rapport avec son autre le plus pur. Ce rapport s’effectue dans l’espace d’un faire technique dont l’imitation définit la forme ; l’homme est celui qui déploie la technique en tant que ressemblance à et de la nature. Il n’en reste pas moins que ce déploiement « technique » de la naturalité elle-même réserve, dans sa profondeur analogique, la dimension d’une non-nature, d’un non-vivant – l’imitant est à la ressemblance du vivant, il n’est pas le vivant. A cet égard, Ph. Beck a tout à fait raison d’évoquer la mimèsis en terme de « thanatologie ». L’imitant, l’objet produit par l’activité mimétique, participe selon ses termes d’une « thanatologie quasi vivante par quoi le signe « arbitraire constructif » est la re-connaissance originaire ou technique (art) et nature s'entresuppléent »149. Le statut ontologique ou, plus précisément, physique de l’objet-mime n’est plus seulement celui d’un pro-duit dérivé, comme c’était le cas dans la formalisation platonicienne de la mimèse. L’effet de cet objet qui se tient délibérément à l’extérieur du savoir (théorétique) et à la limite de la nature (puisqu’il est un objet technique) est l’étonnement, dit Beck : « la poétique aristotélicienne non seulement ne se définit en aucune manière par l'« infériorité » ou la simple dérivation de son objet, mais la mimèsis produit un « objet » qui n'est pas « théorétique » puisqu'il est « en soi étonnant ». Le poème n'est pas poème théorique »150. Mais il nous semble que cette détermination nonthéorétique du poème n’interdit pas d’étendre sa capacité mimétique jusqu’à la dimension de la théorie elle-même ; le poème peut toujours aussi mimer le discours théorique. C’est 146 Ibid., p. 12, nous soulignons. Op. cit., p. 25. 148 Ibid., p. 26. 149 Ibid., p. 30. 150 Ibid., p. 33-34. 147 60 cette menace entée dans la technologie discursive de la poésie mimétique elle-même que sous nos yeux – dans le Ion – Socrate s’efforçait de conjurer. Pour autant, cette possibilité – que la matrice théorique de son texte n’interdit pas comme telle – n’est pas envisagée par Aristote. La Poétique assigne un contenu bien précis – l’imité, pourrait-on dire – à l’objet mimétique, c’est-à-dire au poème. Ce contenu est l’agir humain lui-même. Imiter, lit-on dans la Poétique (1447a), c’est imiter des caractères (Àqh), des passions (p£qh), et des actions (pr£xei$) ; « ceux qui imitent », lit-on encore, « imitent des gens en action »151 (mimoàntai oƒ mimoÚmenoi pr£ttonta$). C’est ainsi que cet agir, cette action d’hommes qu’est la mimèsis – plutôt d’ailleurs, faudrait-il dire, production qu’action – porte précisément, et comme par la grâce d’une singulière réversion, sur « de » l’agir humain, sur des actes humains. Si Michel Magnien choisit, dans son introduction à la Poétique152, de traduire par actes le terme pragmata, c’est, dit-il, « pour garder en français le rapport étroit qui existe en grec entre praxis (le fait d’agir) et pragma (le résultat de cette action), substantifs tous deux dérivés du verbe prattein ». Cette prescription – peu importe sur ce point, qu’il s’agisse d’une description ou d’une prescription du discours de la Poétique – n’est d’ailleurs pas particulière à Aristote. Elle se trouvait déjà chez Platon (Rép., 603c) : « La poésie imitative, disions-nous, représente les hommes dans des actions (pr£xei$) forcées ou volontaires, en conséquences desquelles ils se croient heureux ou malheureux et s’abandonnent en chaque occurrence à la douleur ou à la joie. Fait-elle quelque chose de plus que cela ? » Et la machine dialogique conclut sans effort : « Rien »153. C’est la progression même de la définition du mimer dans le traité aristotélicien (le mimer, pour en répéter la formule, étant cette production humaine qui articule par analogie la nature et son autre, c’est-à-dire la technique) qui nous rend remarquable le fait que le contenu du mimer soit, spécifiquement, désigné par Aristote comme « agir humain ». Tout se passe comme si la définition de la mimèsis était prise dans un cercle anthropologique, et contenue, dès lors, dans la rigueur d’une dialectique humanoïde organisant le rapport entre la nature et son autre. Toute imitation est un agir humain – une technique de production et une production de la technique – et toute imitation imite un agir humain. L’œuvre n’est rien d’autre que le prolongement connaturel de la nature, c’est-à- 151 Aristote, Poétique, texte introduit, établi et traduit par J. Hardy, op. cit., p. 30. Aristote, Poétique, Livre de poche, Paris, traduction et introduction par Michel Magnien, note 6, p. 159. 153 La République, Éditions Les Belles Lettres, op. cit., p. 96. 152 61 dire que le « résultat » d’une gestique anthropologique dont la technicité ne rompt jamais le cercle d’une naturalité indéfiniment extensible. B. Métaphorologie Philosophie — de la rhétorique Par-delà la très grande richesse de son champ d’analyses, par-delà la diversité de ses thèmes et de ses enjeux, la forme problématique générale de La Métaphore vive répond à la cohérence d’un double projet, jamais démenti : d’une part, préserver l’unité du discours spéculatif, c’est-à-dire se prémunir du risque d’une confusion entre le spéculatif et le poétique – risque auquel le « dernier Heidegger », selon le mot de Ricœur, n’aurait pas pu ou pas voulu échapper ; d’autre part, et à partir de cette unité réservée en soi du spéculatif, refonder la possibilité de la discipline rhétorique. Le nom philosophique de cette unification des discours est logos. Il va donc s’agir d’abord pour Ricœur de re-construire une véritable ontologie de la métaphore ; c’est seulement en fin de parcours que se pose la question d’un dialogue ontologique des discours (spéculatif et poétique). Pour faire apparaître la figure de cette unité « logique », nous commencerons par questionner la lecture proposée par Ricœur, à la fin de La Métaphore vive, du second « tournant » heideggerien. Comme le rappelle Ricœur, « le nœud de la pensée heideggerienne à son dernier stade est […] la co-appartenance de l’Erörterung et de l’Ereignis »154. Cette co-appartenance d’un concept de « situation » et d’un concept d’« avènement » est le fait de ce que Ricœur nomme un « débat » de la pensée avec « la nouvelle polysémie de l’être »155. Ce débat donne lieu, on le sait, à une confrontation entre la pensée et la poésie ; la pensée s’accomplit dès lors comme le geste d’un commentaire situant, qui doit éclaircir le lieu originaire de la poésie, Dite de l’être. Selon la lecture de Ricœur, dans ce « débat » entre la pensée et la « nouvelle polysémie de l’être », « la philosophie atteste que penser n’est pas poétiser »156. Le débat qui pousse Heidegger à l’invention d’une nouvelle métaphorique reste intérieur à la philosophie, c’est-à-dire à 154 Op. cit., p. 393. Ibid., p. 395. 156 Ibid. 155 62 l’élément du logos ; comme le dit Ricœur, il se trouve alors que « la pensée spéculative […] use des ressources métaphoriques du langage pour créer du sens et ainsi répondre à la demande de la « chose » à dire par une innovation sémantique » (ibid.). La ressource propre de la poésie est réinvestie dans le projet de la philosophie de l’être. Devenue fonction dans une entreprise proprement philosophique, la métaphore n’est plus que cette parcelle d’équivocité nécessaire au dire de la polysémie de l’être. Pourtant, à la page même où une telle lecture s’énonce, l’herméneute prévient une objection, et la rejette : « on objectera, dit-il, que cette manière de lire Heidegger ne tient aucun compte de sa volonté de rupture avec la métaphysique, ni du « saut » hors du cercle de celle-ci que la pensée poétisante exige » (ibid.). Et l’auteur de La Métaphore vive de « déplorer la position prise par Heidegger », qui enfermerait « l’histoire antérieure de la pensée occidentale dans l’unité de « la » métaphysique » (ibid.). Quel est au fond l’argument repoussé par Ricœur ? c’est celui qui postulerait, dans la philosophie du dernier Heidegger, la volonté d’excéder les ressources propres du logos, dans l’heur d’une confrontation avec la puissance métaphorique de la poésie. Or c’est aux yeux de Ricœur une idée absurde pour deux raisons : 1. d’une part, et c’est tout le sens de la lecture ricœurienne, parce que le « philosopher » du dernier Heidegger ne se confond jamais avec le « poétiser » qu’il convoque à commentaire ; 2. d’autre part, parce que, même si une telle confusion avait lieu, le poétiser demeurerait, irrésiliablement, un mode du logos. Et c’est bien d’ailleurs pour cette seconde raison que la philosophie heideggerienne peut convoquer la poésie tout en restant philosophie, c’est-à-dire en se maintenant dans l’élément de la logicité – fût-elle métaphorique – du logos. L’extensibilité du logos comprend, au sens fort, la parole et l’écriture poétiques. Préserver la différence entre le spéculatif et le poétique revient pour Ricœur à préserver l’unité d’un logos dont le legs échoit en propre à la pensée spéculative. Cela revient surtout à affirmer qu’il n’y a pas d’autre du logos. C’est dans cette unité historiale inouïe que le dialogue (dia-logos) entre la pensée et la poésie peut avoir lieu. L’importance du terme logos dans la philosophie française du 20ème siècle (et en particulier chez Derrida157) est manifestement liée à l’élucidation heideggerienne de son 157 Chez Derrida, le mot logos s’entend selon le sens hyper-extensif de Discours : le logos est le concept central pour penser « l’histoire de la métaphysique qui, malgré toutes les différences et non seulement de Platon à Hegel (en passant même par Leibniz) mais aussi, hors de ses limites apparentes, des présocratiques à Heidegger, a toujours assigné au logos l’origine de la vérité en général : l’histoire de la vérité, de la vérité de la vérité, a toujours été, à la différence près d’une diversion métaphorique dont il nous faudra rendre compte, l’abaissement de l’écriture et son refoulement hors de la parole « pleine » » (De la grammatologie, op. cit., p. 11-12). Nous usons et abusons de cette puissance d’unification sémantique – et par là-même logologique – 63 sens. Comme le rappelle Denise Souche-Dagues158, dans L’Introduction à la métaphysique, Heidegger dégage « trois moments, ou trois lieux de sens » du terme logos : 1. le moment héraclitéen, ou lÒgoj signifie « être » (au sens grec de physis) ; 2. le moment chrétien du Logos médiateur identifié à la personne du Christ ; 3. le Logos laïcisé, latinisé, intellectualisé, devenu la ratio de l’onto-théologie et de la métaphysique. La série de ces acceptions ne dessine rien d’autre, on le voit, que l’histoire de l’oubli du sens propre du terme logos : sens « historialement » propre dans lequel logos signifie « la violence originaire de l’être », qui « est la lutte du découvrement et du recouvrement » de la physis par elle-même : « sur le recueillement qui manifeste [logos], indique Denise SoucheDagues, s’ouvre la possibilité de l’homme historial, c’est-à-dire de la langue »159. C’est ce sens dans son entente originelle qu’il revient à la philosophie heideggerienne de rappeler. C’est ce sens fort, pour ainsi dire physico-logique du terme logos que nous faisons résonner ici ; ce logos qui n’est rien d’autre que le « dire de l’être » peut comprendre, comme c’est le cas chez Ricœur, une métaphorologie. D. Souche-Dagues le rappelle : « Avant qu’il ne soit chassé (par Platon notamment) du lieu qu’il partageait avec lÒgo$, màqo$ avait la même destination que lui : celle de « faire apparaître le paraître, et, dans le paraître, dans son épiphanie, ce qui est ». Chez les Grecs, lÒgo$ et màqo$ disent le même »160. C’est depuis cette identité métaphorologique que, chez Ricœur – qui reproche à Heidegger de ne l’avoir pas menée à bien – est poursuivie la distinction du logos poétique et du logos spéculatif. Mais une question demeure : si l’unité du logos règne quoi qu’il advienne sur tous les genres du discours, depuis le spéculatif jusqu’au poétique, quelle inquiétude peut pousser Ricœur à refuser absolument que l’on confonde, chez Heidegger, les deux formes de discours sus-citées ? N’y a-t-il pas chez lui l’intuition qu’une certaine forme de discours – poétique – risque, par son excès ou sa « folie », de donner lieu à la dislocation de l’unité du logos, et de faire entrevoir la fin de l’universalité philosophique ? Sans doute, d’ailleurs, peut-on déceler chez Heidegger, nous le verrons, la tentation de cet excès ultra-logique, et l’idée que la « chose même » qui est à penser requiert peut-être quelque autre discours que assignant le mot grec à la résidence d’un seul noyau compréhensif, mais nous insistons sur le fait que cette unité demeure toujours problématique, en particulier dès la rencontre – organisée d’ailleurs par Derrida – entre le logos et le signe. 158 Du Logos chez Heidegger, Éditions Million, Grenoble, 1999, p. 6. 159 Ibid., p. 21. 160 Ibid., p. 91. 64 le logos, un discours qui ne pourra plus se penser purement et simplement comme phénoméno-logie ni comme onto-logie. Différence, différend Reprenons donc La Métaphore vive. Lorsque Paul Ricœur indique que ce que nous lisons aujourd’hui sous le titre de la Rhétorique est « le traité où s’inscrit l’équilibre entre deux mouvements contraires, celui qui porte la rhétorique à s’affranchir de la philosophie, sinon à se substituer à elle, et celui qui porte la philosophie à réinventer la rhétorique comme un système de preuve de second rang »161, tout porte à croire que c’est le second mouvement que son livre reprend pour, en l’infléchissant, l’accomplir enfin dans son authenticité, et que c’est du premier mouvement – affranchissement de la rhétorique à l’égard de la philosophie – qu’il s’agit pour lui de se défier. Certes, la conception première, et philosophique, de la rhétorique est profondément modifiée par la relecture ricœurienne ; non seulement, elle quitte le niveau du mot, pour celui du discours (logos) dans sa généralité organique et vivante, mais surtout, elle n’est plus pensée comme « système de preuve de second rang ». La « rhétorique », pour Ricœur, n’appartient plus au système de la preuve pré- ou paraphilosophique, mais se trouve dotée d’une pertinence proprement ontologique. Deux discours concernent donc l’être : le discours spéculatif d’une part, le discours « rhétorique » ou poétique de l’autre. Mais c’est bien au discours spéculatif dans son unité séparée qu’il appartient de construire la science du discours poétique, cette science qui portera le nom de rhétorique, ou de métaphorique, en un sens élargi. Si donc, ontologiquement, discours spéculatif et discours poétique sont mis sur le même plan, et peuvent être dit également pertinents quand à l’être, épistémologiquement, le discours spéculatif (i.e. métadiscours) est non seulement premier pour ce qu’il est le seul à regarder un savoir, mais aussi pour ce qu’il dit, en un langage de vérité, ce qu’il en est du discours poétique. Ainsi, et comme l’intention déclarée de Ricœur pouvait le laisser attendre, si la différence entre le spéculatif et le poétique est maintenue dans sa rigueur, le différend qui, dans 161 Op. cit., p. 17. 65 l’histoire de la philosophie comme histoire d’une réduction de la sophistique, a pu les opposer, se trouve résorbé dans l’articulation nouvelle des modes du discours, dans le partage de leurs pertinences, dans la disposition de leurs puissances – cette articulation et cette répartition qui « sont », en un sens sans doute énigmatique, le logos lui-même. Si « l’histoire de la rhétorique », en tant qu’elle a toujours élaboré et poursuivi une « rhétorique restreinte », a produit l’oubli du « conflit intime entre la raison et la violence », il appartient sans doute à la philosophie – qui n’est pas seulement objet pour une histoire mais vigilance de l’historicité elle-même – de questionner le sens de l’oubli, et de rappeler l’existence du conflit, l’acuité du différend qui, originellement, oppose philosophie et rhétorique. De fait, Ricœur le rappelle, « la rhétorique est sans doute aussi ancienne que la philosophie »162, et la « philosophie », qui a pourtant cherché à le faire, « ne fut jamais en étant de détruire la rhétorique », ni même de la résorber163. Le discours philosophique n’est – au niveau du fait – qu’« un discours parmi d’autres et la prétention à la vérité qui habite son discours l’exclut de la sphère du pouvoir »164. Cette « prétention à la vérité » est pourtant bien ce qui constitue la philosophie comme telle, comme discours « de » la vérité. Dès lors, « une possibilité », et une seule, « reste ouverte » à la philosophie, dans la confrontation qui l’oppose au discours rhétorique : « délimiter les usages légitimes de la parole puissante, tirer la ligne qui sépare l’us de l’abus, instituer philosophiquement les liens entre la sphère de validité de la rhétorique et celle où la philosophie règne »165 – c’est là l’entreprise même d’Aristote. Celle de Ricœur, nous venons de le dire, n’en diffère pas essentiellement quant à sa finalité. Il s’agit bien d’instituer philosophiquement les liens entre rhétorique et philosophie. Liens pensés et établis par la philosophie elle-même, donc, et selon ses lois propres ; liens et différence de « sphère », c’est-à-dire partage, distinction du philosophique (spéculatif) et du rhétorique (poétique). La philosophie ne prête donc attention au différend entre un discours de vérité – sans pouvoir – et un discours de pouvoir – sans vérité – qu’afin de convertir le différend en différence. Il importe peu à cet égard que la littérature n’ait, elle – contrairement à la rhétorique antique – pratiquement aucun pouvoir mondain. Le problème est que la conversion soit toujours possible, et ce même dans le cas des formes extrêmes – d’une extrémité non-référentielle – du discours littéraire. Or, comme cela apparaît clairement à la 162 Ibid., p. 15. Ibid., p. 16. 164 Ibid. 165 Ibid. 163 66 lecture de La Métaphore vive, cette conversion du différend en différence n’est possible qu’à condition de déterminer la différence comme une différence d’identité, c’est-à-dire comme une différence logique. La métaphore joue précisément le rôle de ce converteur, dans le texte de Ricœur : « La métaphore, figure de discours, présente de manière ouverte, par le moyen d’un conflit entre identité et différence, le procès qui, de manière couverte, engendre les aires sémantiques par fusion des différences dans l’identité »166. Le différend n’est que la couverture, c’est le mot de Ricœur, d’une différence, procédant elle-même d’une « fusion » dans l’identité. Et quel sera, en dernier lieu, l’instance conceptuelle de cette identité, au-delà de l’hétérogénéité réelle des discours ? Le texte de Ricœur est à cet égard explicite : il s’agira du monde, concept de la totalité habitable, praticable, concept lui-même toujours dérivé de la nature en son entente « grecque » de physis. Et c’est de cette unité physique des mondes que procède en dernière instance l’unité méta-discursive, en un sens inouï, du logos. Cette situation est parfaitement résumée par la formule : « tout discours est du monde »167, que l’on peut facilement, et sans préjudice, retourner en « tout monde est du discours ». À la co-naturalité générale des mondes répond la co-naturalité générale des discours. Littérature et Logos Si un seul discours peut être dit « sans monde » – c’est-à-dire hors logos –, c’est la cohérence même des versions du discours qui vacille, et risque de voir son unité se disloquer. Il importe donc que l’unité des discours soit la plus extensive et la plus compréhensive possible, pour admettre en elle toutes les extrémités des formes du discursif. C’est pourquoi cette unité du logos est, chez Ricœur comme ailleurs, déterminée dialectiquement. Anticipons sur les conclusions de La Métaphore vive, qui ont le mérite d’être sans ambiguïté : c’est en effet « la dialectique même des modes de discours, dans leur proximité et leur différence »168, qui est ultimement établie par l’herméneute. Précisons la forme des deux pôles de cette dialectique. Qu’en est-il d’abord de la poésie ? Par un certain tour de l’énonciation, selon le mot de Ricœur, « cette forme discursive articule et préserve […] l’expérience d’appartenance qui inclut l’homme dans le discours 166 Ibid., p. 252. Ibid., p. 61. 168 Ibid., p. 398. 167 67 et le discours dans l’être »169. Mais cette appartenance ne relève pas d’une pure « véhémence ontologique » ; comme appartenance, elle préfigure déjà une certaine expérience de la distanciation « que la pensée spéculative porte à son plus haut degré de réflexion »170. Ainsi, et d’autre part, « la pensée spéculative » appuiera « son travail sur la dynamique métaphorique » en y intégrant la dimension d’une distance supplémentaire qui la constitue proprement comme critique et spéculation. Dès lors, un seul et même socle est requis pour supporter la dialectique des discours : Quand je parle, je sais que quelque chose est porté au langage. Ce savoir n’est plus intralinguistique, mais extra-linguistique : il va de l’être à l’être-dit, dans le temps même que le langage lui-même va du sens à la référence. Kant écrivait : « Il faut que quelque chose soit, pour que quelque chose apparaisse » ; nous disons : « Il faut que quelque chose soit, pour que quelque chose soit dit ».171 L’unité des discours exige le monde, ou plus précisément la commune naturalité de tous les mondes possibles ; et réciproquement, sans l’existence de fait du discours (littéraire et philosophique), l’homme serait plongé dans une pure Nature inhabitable. C’est ici qu’il nous faut évoquer la structure de cofondation qui, chez Ricœur, nous semble organiser les rapports entre Nature et Discours et décider de leur commensurabilité ultime ; ce qui est remarquable chez Ricœur est que cette cofondation est assurée, principiellemen, par le discours-de-la-littérature, en tant qu’il n’est pas seulement Discours (dite de l’être), mais aussi technique (gestique mettant l’être à la mesure humaine). C’est la Nature qui soutient l’existence générale du discours, et co-originellement, c’est le fait du Discours qui, dans l’élément sans mesure de la pure Nature, réalisel’habitabilité humaine de la Nature ellemême (il nous faudra d’ailleurs insister sur la place accordée par Ricœur à la poésie parmi le Discours lato sensu : si elle est celle, fondamentale, de la terraformation à la mesure de l’homme de la Nature elle-même, c’est parce que le discours littéraire n’est pas seulement discours mais aussi et surtout technique de configuration). La littérature, en un sens inouï, participe de la Technique et du Discours. En ce sens, il n’est pas impossible de penser que le logos est toujours déjà hanté par la technique. Quelles que soient les réponses à ces ultimes questions, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que dans cette co-fondation de la Nature par le Discours et du Discours par la Nature se mesurent et s’apaisent deux inquiétudes apparemment contradictoires : inquiétude face à une pure Nature, abîme ef-fondé recelant la monstruosité même, 169 Ibid. Ibid., p. 399. 171 Ibid., p. 386. 170 68 inquiétude face à une démesure technologique excédant décisivement les puissances anthropiques. Hors cette cofondation, nul sens et nul discours, mais la disparité inhumaine des mondes : « Dans le jeu du Dire et de l’Être, quand le Dire est sur le point de succomber au silence sous le poids de l’hétérogénéité de l’être et des êtres, l’Être lui-même relance le Dire par la vertu des continuités souterraines qui confèrent au Dire une extension analogique de ses significations »172. Ces « continuités souterraines » sont la nature ellemême. Le concept de « nature », nous l’avons vu, ne garantit pas simplement au discours philosophique sa faculté de véridicité : il conditionne son existence même. Le logos trouve donc son acte de naissance dans la participation d’essence entre discours philosophique et discours poétique : « Il aura été décisif pour la pensée qu’une parcelle d’équivocité ait, un jour, été arrachée à la poésie et incorporée au discours philosophique, en même temps que le discours philosophique était contraint de se soustraire à l’emprise de la simple univocité »173. Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de ces remarques préliminaires. Notre lecture de La Métaphore vive ne plaidera pas nûment contre cette distinction entre le spéculatif et le poétique ; nous voulions simplement rappeler, avant d’en venir à l’analyse proprement dite des pouvoirs de la métaphore, que l’entreprise ricœurienne se constitue, proprement, comme pré-vention contre la violence. Or, quant au rapport entre philosophie et littérature, deux violences symétriques sont possibles : la pure et simple confusion – la philosophie y perdrait sa prétention épistémologique –, d’une part, et d’autre part, la séparation stricte – la philosophie y perd l’unité du logos qui la fonde, et qui régit pour elle l’ensemble des manifestations du discours. Si la littérature n’est plus un des genres du logos, le logos n’est plus coextensif à la langue, c’est-à-dire au fond, plus coextensif à l’être : il perd le privilège de sa généralité, et n’est plus qu’un mode de discours parmi d’autres. Que le logos ne soit plus qu’un discours, c’est là le scandale philosophique absolu. Poursuivons. Ricœur le dit à de nombreuses reprises : il s’agit pour lui de réévaluer la portée référentielle, c’est-à-dire, philosophiquement, l’enracinement ontologique, des formes « littéraires », au sens large, du discours. La méfiance de Ricœur à l’égard d’une sémiotique pure et simple, comme pensée de la substitution non-référentielle s’opposant à la sémantique, ne provient pas seulement d’une intuition profonde de l’herméneute concernant la pertinence ontologique de la littérature ; cette méfiance est la méfiance de 172 Ibid., p. 252. N’omettons pas de préciser que cette formule n’est pas pleinement assumée par Ricœur ; elle ne constitue qu’un moment paraphrastique de son texte lorsqu’il s’agit pour lui (dans la Sixième étude) de retraverser le débat sur l’analogia entis. 173 Ibid., p. 344. 69 toute la philosophie à l’égard d’une théorie de la discursivité vide, c’est-à-dire du signe pur comme élément du système pur. Si la métaphore est pensée, restrictivement, selon le signe, elle risque de s’épuiser « dans sa capacité de substitution » et de se dissiper « dans l’ornement ; livrée à l’errance, elle se perd dans les jeux du langage »174. Le langage ne serait alors plus un discours, mais la prestation marquée de gratuité d’une technologie autotélique. Cette errance serait la conséquence d’une pensée sémiotique, qui ne « ne connaît que des relations intra-linguistiques ». Or, « seule la sémantique s’occupe de la relation du signe avec les choses dénotées, c’est-à-dire finalement de la relation entre la langue et le monde »175. C’est la raison de la sévérité avec laquelle Ricœur traite la Nouvelle rhétorique, qui hérite de la conception saussurienne selon laquelle « les unités caractéristiques des divers niveaux d’organisation du langage sont homogènes et relèvent d’une unique science, la science des signes ou sémiotique »176. Ricœur oppose donc un monisme sémiotique à un dualisme sémantique, qui considère le sens et la référence. Le monisme sémiotique, comme son nom l’indique, pense tout selon le signe. Mais précisément, qu’est-ce qu’un signe, dans la conception dudit monisme telle que Ricœur la rappelle ? Un signe est une « entité négative », « différentielle », « oppositive », « dont toutes les relations avec les autres unités homologues sont immanentes au langage lui-même »177. Or la pensée du signe disloque la pensée du discours : « Alors que le signe ne renvoie qu’à d’autres signes dans l’immanence d’un système, le discours est au sujet des choses. Le signe diffère du signe, le discours se réfère au monde. La différence est sémiotique »178. Cette formulation est d’une importance capitale pour comprendre l’argumentation de Ricœur. La possibilité du discours philosophique comme discours sur ce qui est, c’est-à-dire, en dernière instance, comme onto-logie, dépend de la manière dont on conçoit le langage en général, et le discours littéraire en particulier. Si on pense la littérature selon le signe, alors on pense la littérature selon une différence sans référence, c’est-à-dire, pour Ricœur, selon un différend pur et non résorbable. Si ce différend a lieu, il n’est pas sûr que la philosophie en sorte indemne. Elle ne pourra plus rien dire, en tout cas, de ce discours littéraire qui s’épuise et s’abandonne en une errance où le monde est absenté. Dans la perspective d’un monisme sémiotique tel que Ricœur l’analyse, non seulement le logos n’est plus coextensif à la 174 Ibid., p. 57. Ibid., p. 97. 176 Ibid., p. 130. 177 Ibid., p. 174. 178 Ibid., p. 273. 175 70 langue (il y a des discours littéraires non-logiques, hors-logos), mais, plus gravement, le logos n’est plus pensé comme l’unité d’un discours sur ce qui est, mais comme la tentative, désespérée sans doute, de maintenir l’homogénéité du discours au lieu de sa plus intime dislocation – le signe. Ce qui s’en suivrait : la reconnaissance par la philosophie que le logos qui la porte n’est pas le milieu de connaturalité depuis lequel se déploient les discours dans leur hétérogénéité, et n’est au fond que la forme historique, accidentelle, qu’un discours parmi les discours – la philosophie – s’est assignée ; le logos n’est alors, répétons-le, qu’un des genres du discours, et dès lors il est perdu comme logos. L’unité du logos n’est même plus le fait de l’unité d’un « genre » du discours, mais l’unité fictive d’une discipline qui veut ignorer la dispersion du sens et du signe. En somme, le problème nous semble venir de ce que Ricœur est pris entre deux traditions : (a) celle de la première période heideggerienne, concevant l’œuvre littéraire comme quelque chose du logos (l’œuvre est, certes sur un mode inouï, Discours) ; (b) celle, aristotélicienne, concevant l’œuvre comme une configuration technique qui ne ressortit pas simplement du logos. La difficulté rencontrée par Ricœur dans l’attribution d’un statut strict à l’œuvre littéraire vient de ce que toute œuvre participe du discours et de la technique ; l’œuvre, qui, comme technique configurante, lui donne sa mesure humaine, risque donc à chaque fois d’excéder la clôture de la sphère logico-physique. L’œuvre du monde Il faut le monde, ou plus précisément, selon la règle de ce que nous avons nommé une cofondation, l’unité enracinée physiquement et configurée mimétiquement du monde, pour que le discours puisse continuer d’être pensé comme logos. Hors le monde, deux menaces symétriques de dislocation du logos : 1. le logos se trouve débordé de l’extérieur, comme dans certaine lecture du dernier Heidegger, par l’exigence toujours plus radicale de la Dite de l’être elle-même – il s’agit alors d’excéder les ressources de la logicité du logos en direction d’une forme peut-être non-anthropique, démesurée, d’ultra-logos (et il se peut toujours que l’ontologie, en particulier telle qu’elle se trouve restaurée en sa racine par Heidegger, ne soit pas à mesure humaine) ; 2. ou bien le logos se trouve, en quelque sorte de l’intérieur, disloqué comme unité physico-logique par la divisibilité de la structure sémiologique, et le tout de son discours n’est plus que l’inquiétude pure des signes, c’est-à- 71 dire l’affolement sans-mesure d’une technique179. Ce sont ces deux menaces que le concept de monde, lui-même indexé sur celui – plus « large » et peut-être moins stable – de nature (physis) vient, dans le texte de Ricœur, conjurer. Tout se passe comme si le concept de monde venait mesurer, tout en y reposant, la dimension immesurée de la Nature. Nous allons voir comment, ce qui nous donnera une nouvelle fois l’occasion d’interroger les rapports, déclarés ou non, qu’entretient l’auteur de La Métaphore vive avec celui d’Être et temps. Qu’en est-il d’abord du concept de monde ? Il faut le distinguer du concept de nature sur lequel il est gagé. Nature est l’élément pur, le milieu qui rend possible toute « aperception du semblable » (54) ; elle peut être dite lieu extensif du ressembler, selon la modalité apparemment formelle, mais ontologiquement matérielle, de l’analogie : « Dans la mesure, en effet, où il est qualifié par le domaine où il intervient avec son articulation propre, le concept d’analogie revêt une fonction transcendantale ; du même coup, il ne revient jamais à la poésie, mais préserve à l’égard de celle-ci l’écart initial engendré par la question : qu’est-ce que l’être ? » (340). La « nature » est la totalité transcendantalement analogique des rapports de signification ; l’unité et la rigueur de son concept reposent sur « la conquête d’une différence entre l’analogie transcendantale et la ressemblance poétique » (343). En ce sens, la nature comme milieu pur de l’analogie comprend le monde comme ce qui est « donné » à chaque fois par la pratique de la ressemblance poétique. Le logos naturel est essentiellement analogique ; la physico-logique dont nous parlions constitue donc une analogique transcendantale180. Mais nous verrons que cette dimension d’analogie transcendantale, qui à la fois préserve la différence entre le philosophique (analogique) et le poétique (ressemblant), et permet de dériver le second du premier, n’épuise pas le concept de nature tel que Ricœur le met puissamment en jeu181. Nous l’avons rappelé, la littérature, chez Ricœur, est le pôle central d’une triangulation par laquelle se rapportent l’un à l’autre le monde, le temps, et l’ego. Cette triangulation renvoie manifestement aux trois grands textes que sont La Métaphore vive, Temps et récit (I, II et III), et Soi-même comme un autre. Si le concept de monde est particulièrement travaillé (dans son articulation avec celui de physis, concept qui n’a pas pour ainsi dire 179 Peut-être ces deux menaces, ultimement, reposent-elles en un même lieu, malgré la divergence qui, historiquement, les a rapportées à deux traditions non conciliables (une « phénoménologie » où le phénomène se trouve toujours en excès sur le logos, d’une part ; une « non-phénoménologie » où le phénomène est, en son apparaître même, disloqué par la différence de sa donation). 180 Tout ceci se donne, dans le texte de Ricœur, comme la répétition (et non comme l’assomption) de la problématique de l’analogia entis ; reste qu’il ne nous semble pas que les avancées conceptuelles de La Métaphore vive s’en séparent radicalement. 181 Puisque la Nature recèle toujours le risque de l’absence de mesure. 72 « prévu » le temps) dans La Métaphore vive, il réapparaît dans Temps et récit, puis dans Soi-même comme un autre : non seulement, dans ce troisième ouvrage, pour affirmer que toute position d’un soi requiert celle d’un monde, mais aussi et surtout pour préciser la définition de la fiction littéraire. Ressurgit alors l’idée d’une naturalité irréductible qui fonde la référence du récit ; Ricœur l’appelle alors la Terre. Avant d’évoquer la détermination ricœurienne du concept de Terre, rappelons que ce vocable apparaît précisément dans le texte de Heidegger consacré à l’origine de l’œuvre d’art. Il s’agit alors pour Heidegger de re-nommer le vocable grec de fÚsi$, terme désignant l’« apparition » et l’« épanouissement mêmes ». Selon Heidegger, « ce nom éclaire en même temps ce sur quoi et en quoi l’homme fonde son séjour (Sie lichtet zugleich jenes, worauf und worin der Mensch sein Wohnen gründet) ». Et il poursuit ainsi : « Cela, nous le nommons la Terre (Wir nemmen es die Erde) »182. La Terre (Erde) heideggerienne est donc l’équivalent conceptuel historialement reconstruit de la physis grecque ; il est assez obvie que Ricœur se souvient de ces pages de Heidegger lorsqu’il invoque l’élément terrestre dans Soi-même comme un autre ; reste que ce concept, chez Heidegger, conserve sans doute quelque chose de la dé-mesure de la physis, tandis qu’il indique déjà chez Ricœur la direction d’une mesurabilité humaine de la nature : La Terre est ici plus et autre chose qu’une planète : c’est le nom mythique de notre ancrage corporel dans le monde. Voilà ce qui est ultimement présupposé par le récit littéraire en tant que soumis à la contrainte qui en fait une mimèsis de l’action. Car l’action « imitée » dans et par la fiction, reste elle aussi soumise à la contrainte de la condition corporelle et terrestre.183 La Terre est donc – ici – le concept de dernière instance qui assure l’ancrage naturel et anthropologique de la fiction littéraire ; Ricœur l’indique alors fortement, la fiction littéraire n’est jamais une pure fiction technologique : « Les fictions littéraires diffèrent fondamentalement des fictions technologiques en ce qu’elles restent des variations imaginatives autour d’un invariant, la condition corporelle vécue comme médiation existentielle entre soi et le monde »184. Si la littérature est une technique, sa technicité s’articule toujours et encore à la naturalité terrestre d’un monde habitable par l’homme ; la fiction narrative ne peut jamais s’arracher, par la puissance d’une invention technologique, à l’évidence de son enracinement. Nous allons le voir, à chaque fois que le texte 182 Op. cit., p. 45. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 178. Au fond, chez Heidegger, et comme il apparaîtra avec notre lecture de L’Origine de l’œuvre d’art, Monde (Welt) et Terre (Erde) se livrent un combat qui n’est autre que l’œuvre de la physis elle-même : le monde est le principe de l’apparition de ce qui, comme Terre, est le toujours inaparaissant. Tout se passe comme si, chez Ricœur, Monde et Terre s’équivalaient conceptuellement : ils désignent tous deux le sol habitable d’une physis mesurée par et pour l’homme. 184 Ibid. 183 73 ricœurien rencontre une puissance de dé-mesure (et la pure « nature », si elle n’est pas mesurée par la Terre, peut toujours être dé-mesurée), il s’agit pour lui de faire appel à une médiation (par excellence, la littérature) qui, pour et par l’homme, donne la mesure. C’est la littérature, comme technique d’humanisation terraformatrice, qui donne sa mesure humaine aux démesures des éléments physiques dans la dimension desquels nous avons à vivre. À l’égard de cette « analogie » de la totalité naturelle, la signification d’une œuvre poétique, en tant qu’elle se rapporte à un monde possible, est à chaque fois seconde : « la signification, en ce sens, c’est la projection d’un monde possible habitable ; c’est elle qu’Aristote a en vue lorsqu’il rattache le muthos de la tragédie à la mimêsis des actions humaines »185. Le texte de Ricœur dispose ici deux affirmations : 1. d’une part, la « signification » est toujours d’un monde possible, c’est-à-dire analogiquement – ou plus rigoureusement, par l’effet d’une ressemblance toujours gagée sur l’analogie – dérivable de la totalité naturelle de phusis ; 2. d’autre part, cette totalité naturelle, déterminée comme monde par le procès de la fiction, devient par là même habitable dans et par le travail de la ressemblance (ressemblance qui n’est pas, ici exclusivement l’apanage du discours poétique). L’« action » humaine est ce qui, produite selon l’analogie de phusis, re-produit un monde qui ne relève plus de l’incommensurabilité d’une nature, mais se trouve mis à la mesure de l’habitation des hommes. La ressemblance du monde possible poétique mesure l’analogie naturelle générale. Force est de constater que, parmi les discours, c’est le discours littéraire qui assure le premier l’habitabilité éthique et pratique de la Nature pour l’homme, en ceci qu’il n’est pas seulement discours mais technique. Le monde (pensé comme monde terrestre) mesure (pour l’homme) la nature : nous retrouverons ce thème à quelques modifications près, dans le grand texte de Heidegger sur L’Origine de l’œuvre d’art. Qu’en est-il précisément du concept d’œuvre chez Ricœur ? L’œuvre suspend, dit-il, la « référence réelle » pour offrir un accès à une « référence sur le monde virtuel »186. Suspension et donation, on le comprend, se produisent quoi qu’il en soit sur le fond de la naturalité physique. Suspension et donation y mesurent des mondes. Et c’est ici qu’un second concept – après celui de Nature – de l’incommensurable surgit : celui de vie187. « Mais qu’est-ce qu’une vie virtuelle ? » se demande Ricœur. Il ajoute : 185 La Métaphore vive, op. cit., p. 119. Ibid., p. 288. 187 Il nous semble que le concept de vie (qu’il faudrait sans doute articuler, chez Ricœur, à celui d’acte) constitue l’impensé radicalement immesuré de la trilogie Nature, Temps, Ego, triade dont, nous l’avons rappelé maintes fois, la mesure humanoïde est donnée par la métaphore, le récit, et l’identité narrative. 186 74 « Peut-il y avoir une vie virtuelle sans un monde virtuel dans quoi il serait possible d’habiter ? N’est-ce pas la fonction de la poésie de susciter un autre monde, – un monde autre qui corresponde à des possibilités autres d’exister, à des possibilités qui soient nos possibles les plus propres ? »188. Le monde donne lieu, au sens strict, à la vie – nous verrons avec Michel Henry, dans notre cinquième chapitre, ce qu’une « vie » hors le monde pourrait être. La vie se mesure dans le monde, de même que la ressemblance des mondes (monde réel, monde virtuel) se fonde, en la mesurant, sur l’analogie transcendantale de la nature. Les deux concepts, vie et nature, sont obscurément liés. En eux paraît reposer tout à la fois la possibilité de la mesure (humaine) et de la dé-mesure (in-humaine, pure vie ou pure nature). Il faudrait d’ailleurs à cet égard se demander quel est ce « nous », à qui sont ces « possibles », et à qui se rapporte cette idée de propriété, tous thèmes qui hantent le texte de Ricœur – et nous pensons, le lecteur l’aura compris, à la dimension d’anthropologie non questionnée qui habite le texte ricœurien. Quoi qu’il en soit, l’œuvre s’y trouve articuler la mesure du monde à la démesure de la vie et de la nature. La Vie en acte Voyons à présent quel rapport – un rapport qui est aussi une menace pour l’unité du logos – unit obscurément ces deux concepts du sans-mesure (précisons pour plus de clarté que ces remarques anticipent sur les avancées de notre cinquième partie, La littérature et la vie). Ricœur l’aperçoit et son texte, sous la guise de deux mouvements distincts, s’efforce de le contenir dans l’espace d’une phénoménologie onto-logique où l’« apparaître » est toujours et encore fils du logos. Le premier correspond à l’élucidation de la formule aristotélicienne indiquant que la mimêsis signifie l’acte. Tout l’effort de Ricœur consiste à penser cet acte, cette activité, dans le cadre de ce qui demeure une ontologique phénoménologique, ontologie dans la dimension de laquelle, précisément, repose l’analogie transcendantale naturelle. Signifier l’acte, qu’est-ce à dire ? Plusieurs hypothèses sont soulevées par Ricœur189 : a. D’abord, l’hypothèse praxéologique : « Ce peut vouloir dire voir les choses comme des actions ». b. Puis l’hypothèse artefactuelle, technologique : « Voir toutes choses en acte, est-ce les voir à la façon d’une œuvre de l’art, d’une production technique » c. Ensuite, l’hypothèse la 188 189 Ibid. Ibid., p. 391. 75 plus compréhensive, et finalement retenue par Ricœur, d’une vision des choses selon l’acception grecque de la physis comme éclosion : « Voir toutes choses en acte, serait-ce donc les voir comme des éclosions naturelles ? ». Cette acception grecque est précisément celle qu’a réveillée Heidegger, avant de la soumettre à interrogation ; comme le rappelle Marlène Zarader190, « la croissance en son sens grec, le fÚsi$, disait d’abord cela : cette percée rayonnante au cœur de la présence ». C’est ainsi, en une détermination héritée de Héraclite, que l’« être » dans sa totalité se trouve déterminée comme éclosion : « L’être en son épreuve originelle est fÚsi$ — dévoilement surgissant du voilement, dispensation dont la source est retrait ». L’être se donne originellement sur le monde d’une éclosion, c’est-àdire de l’unité d’un dévoilement (le phénoménal comme tel, la sphère de l’étant) et d’un voilement (l’être « comme tel »). C’est cette énigme de l’apparaître qu’il revient, selon Ricœur, au discours spéculatif d’approfondir et de situer : « C’est […] la tâche du discours spéculatif de se mettre en quête du lieu où apparaître signifie « génération de ce qui croit ». Si ce sens n’est plus à chercher dans une région d’objets, celle qu’occupent les corps physiques et les organismes vivants, il semble bien que ce soit au niveau de l’apparaître dans son ensemble et comme tel que le verbe poétique « signifie l’acte » »191. Venons-en au second mouvement du texte de Ricœur. Il concerne en propre l’œuvre poétique. Dès lors que la mimêsis est pensée, à partir d’Aristote, comme « mimêsis phuseôs », et que la physis elle-même est comprise comme « éclosion naturelle », la poésie, dite « mimétique », participe à l’élucidation de la crytpologie de l’être. Si elle est sans doute incapable d’en élucider le sens, elle le signifie au moins sous la forme de la tautologie puissante du ressembler. La dite poétique de l’acte dit précisément la nature (physis) comme acte, c’est-à-dire, selon la terminologie de Ricœur, comme vie. Le logos poétique reste logos en ce qu’il continue d’être pensé selon la détermination d’une ontologie. Le texte de La Métaphore vive est à cet égard explicite : « En tant que mimêsis phuseôs », la mimêsis « lie cette fonction référentielle à la révélation du Réel comme Acte. […] Présenter les hommes « comme agissant » et toutes les choses « comme en acte », telle pourrait bien être la fonction ontologique du discours métaphorique. En lui, toute potentialité dormante d’existence apparaît comme éclose, toute capacité latente d’action comme effective » (61). La « naturalité » de la physis est désormais comprise comme vie, et Ricœur peut écrire que « l’expression vive est ce qui dit l’existence vive » (ibid.) en restant dans le cadre de l’ontologie physique que l’ensemble de ses analyses a dessiné. 190 191 Heidegger et les paroles de l’origine, Éditions Vrin, Paris, 1990, p. 36, et p. 45. Ibid., p. 392. 76 C’est la détermination grecque de la nature comme physis qui ouvre sur le concept de « vie », puisqu’elle force à penser qu’il y a de l’acte dans la mimêsis ; mais en retour, le concept de « vie » se trouve précisément contenu dans le réseau conceptuel de la physis, et la « vie » métaphorique ou poétique n’excède jamais l’intensité naturelle de la « dialectique » – de ce qui reste en tout cas pensé comme tel par Ricœur – entre le voilement et le dévoilement. C’est dans le texte de Ricœur, le terme comme qui vient assurer l’articulation « dialectique » de la cryptologie naturelle. De même que la dé-mesure d’une telle cryptologie se trouvait contenue, d’une part dans le cadre de l’analogie transcendantale, d’autre part dans celui – cofondé dans le rapport entre Nature et Discours – de la ressemblance des mondes (ressemblance qui, cependant, requiert la technicité littéraire pour être mise à l’échelle terrestre, donc humaine) – de même, l’intensité active de la « vie » se trouve contenue dans le cadre d’une naturalité répondant à l’exigence dialectique du logos, c’est-à-dire d’une physico-logique. L’Origine du monde Le texte de L’Origine de l’œuvre d’art est pris dans un mouvement singulier, mais rigoureux : s’entant dans une généalogie du concept de « chose », il s’achève par la détermination de l’art comme « poésie », Dichtung. La dimension proprement généalogique du texte est d’ailleurs explicitée dès ses premières lignes : « origine, écrit Heidegger, signifie ici ce à partir de quoi et ce par où la chose (Sache) est ce qu’elle est, et comment elle l’est. Ce qu’une chose est en son être tel, le « quoi » en son comment, nous l’appelons son « essence » (Wesen) »192. L’origine et l’essence forment donc le couple de concepts qui donnent son cadre à l’interrogation ; l’origine est la pro-venance, le fondement archique depuis lequel se déploie le « quoi en son comment » de l’essence ellemême. Ce n’est qu’au terme de la lecture que l’on apprendra que l’essence dépend tout autant d’un télos que d’une origine – d’une archè. Soyons pour l’heure attentifs à ce mouvement par lequel « la question de l’origine de l’œuvre d’art devient celle de l’essence de l’art »193 : c’est l’essence comme telle qui requiert la mise en rapport d’une genèse et d’un devenir, d’une archéologie et d’une téléologie. Le questionnement généalogique heideggérien s’adresse d’abord au concept de chose ; c’est que le mouvement de la méditation a subi un premier déplacement, par lequel l’œuvre 192 193 Op. cit., p. 13. Ibid., p. 14. 77 d’art a été interprétée comme chose : « Nous voudrions bien saisir la réalité immédiate et entière de l’œuvre d’art ; car ce n’est qu’ainsi que nous trouverons en elle l’art en sa véritable réalité »194, écrit Heidegger. Il ajoute : « Il nous faut donc considérer d’abord le côté chose (Dinghafte) de l’œuvre »195. Et dès lors, c’est la question de la choséité de la chose qui se trouve mise au centre de la réflexion : qu’est-ce qu’une chose en tant qu’elle est chose ? Heidegger va alors récuser trois interprétations du concept de chose « régnant d’un bout à l’autre de la pensée occidentale »196 : la première dérive directement le concept de chose du concept propositionnel d’objet ; elle définit donc la « choséité de la chose comme substance ayant des accidents »197 ; la seconde interprétation est le socle de l’esthétique comme discipline philosophique : elle détermine la chose comme aisq»tonY « ce qui est perceptible », et en fait l’unité d’une multiplicité sensible donnée. La chose est alors la forme synthétique qui procède de la réunion d’un divers de la sensibilité. Pour la troisième interprétation de la chose dégagée par Heidegger, « la chose est une matière informée » ; elle définit la chose par la réunion d’une matière et d’une forme. La phénoménologie husserlienne n’a sans doute pas, aux yeux de l’auteur de Être et temps, su abandonner tout à fait cette définition morpho-hylétique. Heidegger récapitule ainsi cette généalogie enfin déployée : « Les trois manières de définir l’être-chose que nous avons citées comprennent successivement la chose comme support de qualités marquantes, comme unité d’une multiplicité de sensations et comme matière informée »198. Ces trois interprétations constituent, selon Heidegger, le sol depuis lequel notre pensée de la chose, et corrélativement celles de l’œuvre d’art et du produit manufacturé prennent leur essor. Un exemple va permettre à Heidegger d’excéder ensemble ces trois déterminations de la chose : « comme exemple, prenons un produit connu : une paire de souliers de paysan »199. Va suivre la fameuse description du tableau de Vincent Van Gogh. Mais soyons attentifs : la chose dont il s’agit, ce n’est plus la toile peinte elle-même, ou pour le dire autrement, l’œuvre d’art comme chose. La supposition d’une mimèse guide l’interprétation heideggerienne. La chose dont il s’agit est désormais une chose représentée, puisque la description heideggerienne se consacre aux souliers de paysans peints par Van Gogh. Voici le texte de Heidegger, qu’il nous faut citer intégralement : 194 Ibid., p. 17. Ibid. 196 Ibid., p. 20. 197 Ibid., p. 21. 198 Ibid., p. 30. 199 Ibid., p. 32. 195 78 Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. À travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre (Erde), son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. À travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace (das Zittern in der Umdrohung des Todes). Ce produit appartient à la terre (Erde), et il est à l’abri dans le monde (Welt) de la paysanne200. Heidegger, ici, ne fait pas œuvre d’iconographe. La règle qui discipline son regard n’est ni historique, ni esthétique. Ce qui apparaît compte moins que le mouvement par lequel tout apparaître, toute apparition, recèle la profondeur inscrite d’un travail, au sens fort de ce terme. La chose n’est pas l’œuvre d’art elle-même ; elle n’est même pas la chaussure du paysan. La chose est le fait d’un rapport laborieux, unissant la toile, la chaussure qui s’y trouve peinte, et l’horizon d’un monde et d’une terre tout entiers en elles contenu. La « lecture » heideggerienne, qui n’a ni la sapience froide d’une lecture ni la candeur silencieuse d’un regard, procède comme suit : la chaussure relève dans son « creux » une fatigue ; celle fatigue est elle-même le fait d’un travail, travail ou labour sur ce qui se refuse soi-même, la terre ; ce travail à son tour ne se comprend qu’en tant qu’il renvoie au grand travail muet de « la mort qui menace » (Umdrohung des Todes). Cette profondeur pathique qui est le fait de la vie humaine, fonde la scène de son jeu dans l’articulation entre un monde et une terre. Ici se marque le passage du moment « généalogique » à celui de la pensée elle-même ; passage en quoi la pensée dé-passe en la comprenant l’endurance génétique qui lui a permis de progresser, pour enfin s’affirmer elle-même comme pensée : « L’essence de l’art serait donc : le se mettre en œuvre de la vérité de l’étant »201. Elle concerne dès lors l’essence de l’œuvre d’art comme déploiement de la vérité, cette vérité qu’il faut désormais concevoir hors du concept d’adaequatio ou d’omoiwsi$. Ce déploiement, selon la forme que lui donne le concept heideggerien d’al»qeia, articule un celé et un dévoilé ; ou plus précisément, il consiste tout entier dans le mouvement d’un dévoilement qui retient, d’une retenue qui dévoile. Ce mouvement relève d’une contradiction de forces, d’un différend. Le différend est l’élément originel du déploiement de la vérité : « La vérité s’institue dans l’œuvre. La vérité ne déploie son être que comme combat entre éclaircie et réserve, dans l’adversité du monde et de la terre »202. L’adversité du monde et de la terre est un certain 200 Ibid., p. 34. UK, 27-28 Ibid., p. 37. 202 Ibid., p. 70. 201 79 sens la même que celle du cèlement et du dévoilement. Nous y reviendrons. Quoi qu’il en soit, un tel déploiement de la vérité, sa « mise en œuvre » par et dans l’œuvre d’art, demeure impensable hors de l’élément d’une physique, au sens grec du terme : « Cette apparition et cet épanouissement mêmes, dans leur totalité, les Grecs les ont nommés très tôt fusi$ »203. Marlène Zarader explicite comme suit les enjeux d’un tel concept : « L’être en son épreuve originelle est fÚsi$ – dévoilement surgissant du voilement, dispensation dont la source est retrait »204. Ce qui est « donné » par l’œuvre d’art, ce qui nous advient par elle, c’est la possibilité de du monde. « Quand l’œuvre d’art en elle-même se dresse, alors s’ouvre un Monde, dont elle maintient à demeure le règne »205. Qu’est-ce qu’un « monde », en tant qu’il est ce qui est fondé par l’œuvre en sa demeurance ? « Un monde, dit Heidegger, est le toujours inobjectif sous la loi duquel nous nous tenons, aussi longtemps que les voies de la naissance et de la mort, de la grâce et de la malédiction nous maintiennent en l’éclaircie de l’être »206. Le monde se distingue de la terre. C’est ainsi que Heidegger écrit : « Installant un monde, l’œuvre fait venir la terre » (« Indem das Werk ein Welt aufstellt, stellt sie es die Erde her »)207. Faire venir la terre, Heidegger le précise, revient à « la faire venir dans l’ouvert en tant que ce qui se renferme en soi »208. La terre est donc cela qui se renferme en soi, cette dimension de la réserve et du voilement à laquelle s’oppose la puissance de dévoilement, d’apparition, qui est celle du monde. La physique consiste tout entière en l’articulation d’un monde dévoilé-dévoilant et d’une terre voilée-voilante. La physique est un combat, et c’est par l’œuvre d’art que ce combat advient209 : L’affrontement entre monde et terre est un combat (Das Gegeneinander von Welt und Erde ist ein Streit). Nous faussons trop facilement l’essence du combat en la confondant avec la discorde et la dispute […]. Mais dans le combat essentiel, les parties adverses s’élèvent l’une à l’autre dans l’affirmation de leur propre essence. […] La terre ne peut renoncer à l’ouvert du monde si elle doit apparaître elle-même, comme terre, dans le libre afflux de son retrait en soimême. Le monde, à son tour, ne peut se détacher de la terre s’il lui faut […] se fonder sur quelque chose d’arrêté. Le monde, ainsi, n’est rien d’autre qu’un principe d’ouverture, cela même qui permet à toute chose d’apparaître ; la terre est ce « quelque chose d’arrêté », ce fondement pur sur en quoi le monde s’enracine. Le rapport du monde et de la terre, ce rapport de dévoilement 203 Op. cit., p. 44-45 Ibid., p. 45. 205 L’Origine de l’œuvre d’art, op. cit., p. 47. 206 Ibid. 207 Ibid., p. 49 208 Ibid., p. 51. 209 Ibid., p. 53. UK, 46. 204 80 et de retrait, constitue la physique comme différend. C’est dans l’œuvre d’art, cette « chose » qui – en tout cas lorsqu’elle est toile peinte – re-donne les choses, les délivre pour nos yeux sous la faveur de l’ouverture du monde et de la clôture de la terre, que la s’accomplit, à l’insigne, comme le Différend. Or l’essence de la physique est la vérité ellemême ; la vérité est vérité de la Nature, elle est, dit Heidegger, « vérité » comme « éclaircie et réserve de l’étant »210. Et il ajoute : elle « surgit comme Poème ».. Nous verrons que c’est comme langue (Sprache) que la poésie au sens propre reste insigne. Citons le passage attestant du devenir-Poème de l’œuvre d’art211 : Laissant advenir la vérité de l’étant comme tel, tout art est essentiellement Poème (Alle Kunst ist als Geschehenlassen der Ankunft der Wahrheit des Seienden als eines solchen im Wesen Dichtung). Ce en quoi l’œuvre et l’artiste résident en même temps : l’essence de l’art, c’est la vérité ce mettant elle-même en œuvre. De ce Poème de l’art advient qu’au beau milieu de l’étant éclôt un espace où tout se montre autrement que d’habitude. L’art devient Poème dans la stricte mesure où il n’est rien d’autre que la vérité se mettant elle-même en œuvre. L’œuvre d’art est chose parmi les choses, elle surgit donc « au beau milieu de l’étant ». Et ce qu’elle dévoile dans l’élément du monde commun c’est « un espace où tout se montre autrement que d’habitude ». L’œuvre d’art ouvre parmi les choses une clairière de véridiction ; elle donne lieu à monstration, dans la nature, de la puissance de la Nature (fÚsi$) comme différend, combat. L’œuvre dispose la vérité de la Nature en ce qu’elle fait apparaître le différend comme tel, ce différend qui n’est rien d’autre que le mouvement même de la vérité. Cette possibilité du dévoilement réside, avant l’œuvre d’art, avant le poème lui-même, dans la langue. C’est « la langue elle-même » qui est « Poème au sens essentiel »212, dit Heidegger. L’œuvre d’art est Poème (Dichten), mais c’est la langue elle-même qui est le Poème essentiel. Nous assistons ici à un singulier retournement ; l’origine de l’œuvre d’art, voici que la fin du texte la situe dans la langue (Sprache). Heidegger l’indique d’un trait, la vérité de l’étant advient « dans » la langue : « la langue est l’avènement où, pour l’homme, l’étant en tant qu’étant se décèle comme tel »213. Et précisément, pour qu’une telle vérité puisse advenir « dans » la langue, un mode propre du dire est requis : le dire poétique au sens restreint. Et bien que la « poésie (Poesie) [ne soit] qu’un mode parmi d’autres du projet éclaircissant de la vérité, c’est-à-dire du Poème (Dichten) au sens large du mot »214, 210 Ibid., p. 81. Ibid., p. 81. UK, 73-74. 212 Ibid., p. 84. 213 Ibid. 214 Ibid., p. 82. 211 81 c’est bien cette « poésie », ce « Poème au sens restreint », qui est « le Poème le plus originel au sens propre »215. Nous sommes donc renvoyés, de la compréhension de l’œuvre d’art – chose parmi les choses, chose donnant à voir l’essence de toute chose – à celle de la poésie, c’est-à-dire de la forme linguistique de l’œuvre. Le principe de dévoilement de la vérité réside dans le Poème. S’il y a un lieu pour le différend entre la terre – le celé – et le monde – le dévoilé –, ce lieu est poétique. Avant même l’instanciation obvie du temple, la langue poétique organise l’affrontement irrémissible de la terre et du monde, de la puissance de réserve et de la puissance de monstration. Dans le Poème – le monde : la théorie de ses clones, tout comme celle de ses spectres. 215 Ibid. 82 C. « – dans le Temps » Nous l’avons vu avec la fable du chant des Sirènes, comme avec celle d’Hérodiade, la puissance nue du chant encrypte l’altérité du monde – l’autre du monde (clones et spectres). Cet autre est aussi passé pur. Le chant fait signe, ainsi, vers l’archi-origine du monde216. L’œuvre, dès lors, comme agencement technique intervenant au lieu du chant, apparaît comme une possibilité de conjonction entre le monde et un Temps archaïque qui le surprend. Nommer le temps archaïque n’est cependant qu’une manière de dire l’invincible altérité de ce qui s’ouvre dans le chant ; mais voici, dès lors, le temps – force de mémoire ou force de prophétie – déterminé la profondeur même du chant : « Il est vrai, écrit Blanchot, Ulysse naviguait réellement et un jour, à une certaine date, il a rencontré le chant énigmatique. Il peut donc dire : maintenant, cela arrive maintenant. Mais qu’est-il arrivé maintenant ? La présence d’un chant seulement encore à venir »217. Le pur pouvoir du chant, au lieu de l’événement de la rencontre, est de donner à voir l’intime dislocation du temps. Dans l’événement du chant, le temps n’a plus cours comme temporalité continue, mais seulement distance ou diathèse. Pour Ulysse, demande Blanchot, qu’a-t-il touché dans le présent ? « Non pas l’événement de la rencontre devenue présente, mais l’ouverture de ce mouvement infini qu’est la rencontre elle-même, laquelle est toujours à l’écart du lieu et du moment où elle s’affirme, car elle est cet écart même, cette distance imaginaire où l’absence se réalise et au terme de laquelle l’événement commence seulement à avoir lieu, point où s’accomplit la vérité propre de la rencontre »218. L’événement du chant s’avive comme « extase temporelle » – dans le Temps. Le récit, dès 216 Cette archi-origine qui peut être déterminée : a. chez Heidegger comme Terre (Erde), voilement dont le monde (Welt) constitue le dé-voilement phénoménal, la dialectique de ces deux constituant la physis ellemême, en un sens heideggérien ; b. chez Ricœur comme Nature, dimension de la démesure, requérant la configuration mimétique des mondes pour se prêter à l’habitation anthropique. 217 Le Livre à venir, op. cit., p. 16-17, souligné par nous. 218 Ibid. 83 lors, comme agencement d’un art du chant, dont le destin est de configurer techniquement (c’est sa « rationalité narrative ») le vertige et le feu de ces distances multipliées. L’élaboration ricœurienne, telle qu’elle se déploie dans la trilogie Temps et récit, tient compte de cette toute-puissance d’espacement qui est le « fait » même du chant. Mais le grand texte de Ricœur ne s’intéresse pas seulement aux récits littéraires ; il questionne la possibilité générale de la narrativité comme exercice de configuration du temps, à partir d’une hypothèse double : « le temps devient humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif » , et « le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence humaine »219. Le récit est le mode de discours en quoi s’assume et s’approprie la temporalité humaine ; raconter, c’est, en ce sens, accomplir, sur un mode insigne, l’expérience même du temps. Rappelons que cette « expérience » déploie trois degrés d’aporéticité : comme l’indique Ricœur220, le premier résulte « de l’occultation mutuelle de la perspective phénoménologique et de la perspective cosmologique » : c’est alors, en sus de l’invention du temps calendaire221 qui constitue une première « solution », l’entrecroisement entre récit de fiction et récit historique qui assurera la relève de cette aporie ; le second degré concerne le sens à « donner au procès de totalisation des ek-stases du temps, en vertu de quoi le temps se dit toujours au singulier » ; ce second degré « surpasse en effet le dédoublement des approches phénoménologique et cosmologique ». Le troisième degré d’aporéticité regarde cette fois ce que Ricœur nomme « l’ultime irreprésentabilité du temps, qui fait que la phénoménologie elle-même ne cesse de recourir à des métaphores et de redonner la parole au mythe, pour dire soit le surgissement du présent, soit l’écoulement du flux unitaire du temps ». Ainsi, l’assomption plénière des apories de la temporalité ne ressortit donc pas de la philosophie, si du moins la philosophie demeure non narrative, irrécitée : « Ce sera une thèse permanente de ce livre, écrit Ricœur, que la spéculation sur le temps est une rumination inconclusive à laquelle seule réplique l’activité narrative »222. Raconter dispose donc un rapport au temps plus fécond que la « rumination » philosophique qui est, en ce 219 Temps et récit I, op. cit., p. 105. Temps et récit III, op. cit., p. 437, en ce qui concerne les trois points d’aporie. 221 Cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 69-70 : « J’ai essayé de démontrer dans cet ouvrage que ce que nous désignons du terme « maintenant » résulte de la conjonction entre le présent vif de l’expérience phénoménologique du temps et l’instant quelconque de l’expérience cosmologique. Or cette conjonction ne consiste pas dans une simple juxtaposition entre des notions appartenant à des univers de discours distincts ; elle repose sur des opérations précises qui assurent ce que j’ai appelé l’inscription du temps phénoménologique sur le temps cosmologique et dont le modèle est l’invention du temps calendaire. De cette inscription résulte un maintenant daté ». 222 Op. cit., p. 24. 220 84 qui concerne le problème du temps, essentiellement et irréductiblement aporétique. Qu’on nous permette de citer longuement le texte de Soi-même comme un autre, qui propose à cet égard un résumé très éclairant de l’élaboration « narratologique » de Ricœur : J’applique le terme de configuration à cet art de la composition qui fait médiation entre concordance et discordance. […] je propose de définir la concordance discordante, caractéristique de toute composition narrative, par la notion de synthèse de l’hétérogène. Par là, je tente de rendre compte des diverses médiations que l’intrigue opère – entre le divers des événements et l’unité temporelle de l’histoire racontée ; entre les composantes disparates de l’action, intentions, causes et hasards, et l’enchaînement de l’histoire ; enfin, entre la pure succession et l’unité temporelle –, médiations qui, à la limite, peuvent bouleverser la chronologie au point de l’abolir223. Ricœur ajoute, et cette dernière précision nous semble revêtir une importance cruciale : « Ces multiples dialectiques ne font qu’expliciter l’opposition, présente déjà dans le modèle tragique selon Aristote, entre la dispersion épisodique du récit et la puissance d’unification déployée par l’acte configurant qu’est la poièsis elle-même ». Toutes les « dialectiques » évoquées, donnant lieu chaque fois à la prestance d’une médiation, ressortissent donc du geste technique de configuration par excellence, le poièin. Force est cependant de constater que ces remarques de Ricœur concernent le récit dans sa plus grande généralité, et non dans sa détermination spécifiquement littéraire. Ce n’est que dans le tome 2 de Temps et récit que l’élément littéraire interviendra pour compliquer la problématique articulée par le tome 1. L’intégration de la « littérature » – Ricœur utilise préférentiellement la notion de « récit de fiction » – dans la conceptualité éminemment médiologique de Temps et récit nous paraît, disons-le d’emblée avant de le vérifier sur deux des exemples choisis par Ricœur, avoir deux conséquences pour la définition même du récit littéraire : 1. La première est liée à l’exigence d’unité de toutes les formes du récit présentées par Temps et récit – exigence qui répond à la position par Ricœur d’une unité générale du discours ; le récit de fiction, si, comme le récit historique, il est bien récit de quelque chose, doit renvoyer à quelque chose comme un « monde du texte ». C’est la nécessité d’ouvrir « l’œuvre sur un « dehors » qu’elle projette devant elle et offre à l’appropriation critique du lecteur »224. Ricœur indiquait, dès l’introduction du tome 2, la nécessité de cette ouverture : « Ouvrir sur le dehors la notion de mise en intrigue et celle de temps qui lui est appropriée, c’est enfin suivre le mouvement de transcendance par lequel toute œuvre de fiction, qu’elle 223 224 Op. cit., p. 168-169. Temps et récit 2, op. cit., p. 150. 85 soit verbale ou plastique, narrative ou lyrique, projette hors d’elle-même un monde qu’on peut appeler le monde de l’œuvre »225. « Cette notion d’ouverture, indique pourtant Ricœur, ne contredit pas celle de clôture impliquée par le principe formel de configuration »226 ; la notion de « monde » du texte surgit opportunément pour réaffirmer la référentialité irréductible de toute œuvre, fût-elle de fiction, et conjurer la puissance défigurante impliquée dans l’expérience du temps. La littérature n’est dès lors qu’un des lieux où se répète inlassablement la dialectique vivante de la diathèse et de la synthèse : « Or, c’est dans la littérature de fiction principalement que sont explorées les innombrables manières dont l’intentio et la distensio se combattent et s’accordent. En cela, la littérature est l’instrument irremplaçable d’exploration de la concordance discordante que constitue la cohésion d’une vie »227 – étrange « cohésion », que ce rapport entre la concorde et la discorde. Le rapport entre concorde et discorde est-il encore une concorde ? 2. Mais l’autre conséquence est liée à la nécessaire distinction (précisée dans le tome 3 de Temps et récit), voulue par Ricœur, entre le récit historique et le récit de fiction – dont nous venons de décrire le socle commun : elle tient à la manière dont, dans le récit de fiction, quelque chose semble faire signe vers l’« infini de l’absolument autre », c’est-àdire au fond vers les limites même de la capacité humaine de configuration narrative. Si le « récit littéraire » semble produire une nouvelle configuration de l’expérience temporelle, cette configuration n’a jamais la pureté d’un logos narratologique ; en ce sens, l’expérience littéraire du récit consiste avant tout en une mise en abyme de l’aporie d’un temps inconfigurable : C’est peut-être cette possibilité, écrit Ricœur, que la littérature tient ouverte quand telle « fable sur le temps » pointe vers quelque éternité. Qui sait quels cheminements souterrains rattachent cellesci à l’absolument autre, selon Levinas […] ? Quoi qu’il en soit, le lien, ténu mais fort, entre mon analyse et la méditation d’Emmanuel Levinas se résume dans cette notion-clé : la trace signifie sans faire apparaître. 228 225 Ibid., p. 14. L’introduction de cette notion est remarquable au moment où, dans la problématique globale articulant La Métaphore vive et de Temps et récit, le concept de « monde » (gagé sur celui de physis) semble devoir être en quelque sorte dépassé par celui de « temps configuré » (lui-même gagé sur celui de temps cosmologique, concept, rappelons-le, utilisé en vis-à-vis contradictoire de celui de temps phénoménologique) ; c’est le signe qu’un tel concept continue de nourrir l’appareil problématique ricœurien, pour assurer l’enracinement mesurant pour et par l’homme toutes les démesures possibles. On se souvient à cet égard que, sous le nom de Terre, un tel concept fonctionnellement équivalent réapparaît dans Soi-même comme un autre. 226 Ibid., p. 150. 227 Temps et récit 3, op. cit., p. 248-249. 228 Temps et récit 3, op. cit., p. 227. 86 C’est ici, sans doute, l’un des points de rupture de l’entreprise ricœurienne dans son ensemble. La trace, est, comme le « chant », à cet égard, l’instance d’une mise en demeure du signifier qui ne donne lieu à aucune apparition mondaine ; excédant les régularités de la configuration narrative, l’instance de la trace n’est que le pur signe de l’absolument autre du monde. Pour le dire autrement, la trace est, en un sens inouï sans doute, sémiotique et non phénoménale. L’absolument autre du monde, d’ailleurs, n’est pas seulement le Temps ; le Temps n’est que la forme quasi-phénoménale par où se manifeste la puissance nue de l’altération. Ricœur, pourtant – et c’est décisif –, n’en reste pas à ce moment levinasien ; « c’est en ce point, écrit-il, que l’analyse de la représentance prend la relève ». Il lui paraît en effet que l’instance de la trace est, comme telle, aporétique. Qu’on nous permette de citer le long passage de Temps et récit 3 concernant la relève de la trace ; Ricœur y propose d’articuler l’indéfinie distanciation de la trace à la dialectique représentative par où le temps phénoménologique se trouve réinscrit sur le temps cosmique. La question de la trace n’est pas extérieure à l’engagement problématique initial de Ricœur, qui concernait le rapport entre temps phénoménologique et temps cosmique. La trace est alors définie comme l’effet d’une distance entre les temporalités : en vérité, elle constitue proprement l’effectivité aporétique de l’expérience du temps elle-même. Cette articulation résulte, écrit Ricœur, de ce que l’analyse de la représentance, prise globalement dans ses trois moments – Même, Autre, Analogue –, ajoute à la problématique de la réinscription du temps phénoménologique sur le temps cosmique celle de la distance temporelle. Mais elle ne l’ajoute pas du dehors, car, en dernier ressort, la distance temporelle est ce que la trace déploie, parcourt, traverse. La relation de représentance ne fait qu’expliciter cette traversée du temps par la trace. Plus précisément, elle explicite la structure dialectique de la traversée qui convertit l’espacement en médiation.229 Que la distance pure de la trace – ou le vertige pur du chant – soit convertie en médiation, c’est l’efficience d’une dialectique analogique qui l’autorise. C’est en dernière instance l’extensivité naturelle du monde qui assure la possibilité de la configuration du temps par le récit ; ainsi, même si, du point de vue de Ricœur, l’artefact narratif est toujours nécessaire pour articuler le temps cosmique au temps humain, on pourrait se demander si toute son entreprise n’est pas tributaire des reproches par lui adressés à la Critique kantienne : « Les Analogies de l’expérience livrent l’appareil conceptuel dont le réseau articule la nature. La théorie des modalités ajoute le principe de clôture qui exclut du réel toute entité qui tombe hors de ce réseau. […] Il en résulte que le temps, en dépit de son 229 Ibid., p. 282. 87 caractère subjectif, est le temps d’une nature, dont l’objectivité est entièrement définie par l’appareil catégorial de l’esprit »230. L’identité – dans le Temps On le sait, c’est le concept d’identité narrative qui permet à Ricœur d’articuler la dualité générique (histoire et fiction) des récits : ainsi qu’il l’indique dans Soi-même comme un autre, La notion d’identité narrative, introduite dans Temps et Récit III, répondait à une autre problématique : au terme d’un long voyage à travers le récit historique et le récit de fiction, je me suis demandé s’il existait une structure de l’expérience capable d’intégrer les deux grandes classes de récits. J’ai formé alors l’hypothèse selon laquelle l’identité narrative, soit d’une personne, soit d’une communauté, serait le lieu recherché de ce chiasme entre histoire et fiction.231 L’identité narrative est donc le lieu d’un chiasme où s’entrecroisent le récit historique et le récit de fiction, de même que, dans La Métaphore vive, l’enracinement ontologique de la métaphore dessinait le chiasme où trouvaient à s’articuler discours spéculatif et discours poétique. Dans Soi-même comme un autre, Ricœur affirme tenir pour valable la chaîne suivante d’assertions : la compréhension de soi est une interprétation ; l’interprétation de soi, à son tour, trouve dans le récit, parmi d’autres signes et symboles, une médiation privilégiée ; cette dernière emprunte à l’histoire autant qu’à la fiction, faisant de l’histoire d’une vie une histoire fictive, ou, si l’on préfère, une fiction historique, entrecroisant le style historiographique des biographies au style romanesque des autobiographies imaginaires.232 C’est donc dans et par la construction d’une identité narrative que le récit historique entre en résonance avec le récit de fiction ; la production d’un je quelconque passe par une narrativité globale dont la prestance excède la distinction stricte entre histoire et fiction. L’ego joue donc un rôle déterminant dans la conception ricœurienne de la littérature : au même titre que l’enracinement terrestre, l’identification – fût-elle toujours précaire – égologique joue le rôle d’index pour la création de fictions littéraires. Ricœur explicite d’ailleurs la relation qui existe à cet égard entre les problématiques de Temps et récit et de Soi-même comme un autre : Je reprends à dessein le terme de réplique poétique appliquée par Temps et Récit III au rapport entre les apories du temps et la fonction narrative. Je disais alors que la fonction narrative ne 230 Ibid., p. 108. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 138, note 1. Cf. notre article : Ricœur et la littérature : une critique de la raison narrative, HS de Rue Descartes, la revue du Collège International de Philosophie, Éditions PUF, 2006. 232 Op. cit., p. 138. 231 88 donnait pas une réponse spéculative à ces apories, mais les rendait productives dans un autre registre de langage. C’est de la même façon que la dialectique du personnage et de l’intrigue rend productives les apories de l’ascription et que l’identité narrative peut être dite leur apporter une réplique poétique.233 La totalité des médiations produites depuis La Métaphore vive se trouvent donc réinvesties dans l’élaboration de la problématique de l’identité ; l’unité physique des mondes, assurée par la métaphoro-logie, unité cofondée de la Nature et du Discours sur laquelle reposait le dialogue général des grands genres du discours, était mise en crise par la différence du temps ; cette différence elle-même se trouvait relevée par la puissance de la configuration narrative, articulant par la médiation du récit temps phénoménologique et temps cosmologique, concordance et discordance en général : l’ultime relève de la différence (ou plutôt son ultime forme problématique) repose quant à elle dans la question de l’identité à soi de l’ego : cette identité n’est rien d’autre que l’articulation, dans et par l’attestation (i.e. l’acte), de l’ipséité et de la mêmeté du je. À quel point les lectures, par Ricœur, d’À la recherche du temps perdu et de Der Zauberberg sont-elles fidèles au programme de ce qui peut apparaître comme une réduction, c’est ce que nous voulons éprouver à présent. La Montagne magique Commençons par évoquer La Montagne magique. Ricœur s’autorise du début du VIIème chapitre de Der Zauberberg234 pour considérer tout le roman comme une fable sur le temps (tale about time) : Si ce serait trop dire que d’affirmer que l’on puisse « raconter le temps », ce n’est pas, malgré tout, une entreprise aussi absurde qu’il nous avait semblé de prime abord que de vouloir évoquer le temps dans un récit, de sorte que l’on pourrait attribuer un double sens qui tiendrait singulièrement du rêve, au qualificatif de « roman du temps »235. On le voit, une puissante ironie (puissante jusqu’à donner lieu à la division onirique d’une syllepse de sens) affecte cette déclaration de Th. Mann ; elle concerne précisément la capacité d’un discours narratif à se tenir sur le temps, sans se trouver en situation de participer – grâce indécidable du génitif – aux puissances temporelles. La lecture ricœurienne, c’est notre question, tient-elle véritablement compte de cette réversion permanente de la problématique temporelle, liée à ce que l’on pourrait appeler l’ironie narrative de Mann ? 233 Ibid., p. 175. Pour la traduction française, nous renvoyons à l’édition du Livre de poche de La Montagne magique, traduit de l’allemand par Maurice Betz, originellement Anthème Fayard et Cie, Paris, 1931. 235 Op. cit., p. 618. 234 89 En tant que fiction mise en récit, le roman mannien répond à la caractérisation proposée par Temps et récit 3 ; il ne propose ni une réponse philosophique à l’aporie du temps, ni, comme le ferait un récit historique, la prestation rassurante d’une configuration : « Si l’on demande maintenant quelles ressources Der Zauberberg est susceptible d’apporter à la refiguration du temps, il apparaît tout à fait clairement que ce n’est pas une solution spéculative aux apories du temps qu’il faut attendre du roman mais, d’une certaine façon, leur Steigerung, leur élévation d’un degré »236. L’élaboration du concept heuristique d’élévation est évidemment homogène au mouvement d’ensemble de la lecture de Ricœur, en tant qu’elle cherche à attester de la possibilité d’une conjonction des trois grandes thématiques de Der Zauberberg : le roman de la maladie, le roman du temps, et le roman de la culture (Bildung) enfin. Pour Ricœur, « Mann, semble-t-il, a résolu le problème en incorporant ces trois grandeurs – temps, maladie et culture – dans l’expérience singulière – à tous les sens du mot – du personnage central, Hans Castorp »237. Ce mouvement d’« incorporation » s’explique aisément par la fonction assignée, dans le texte ricœurien, à l’identité narrative : la production d’une telle narrativité lui paraît en effet constituer l’enjeu central des constructions narratives. Le personnage principal de Der Zauberberg, en tant que point de vue conjonctif, apparaît donc comme le lieu d’ajointement des trois perspectives non conciliables du roman. L’unité du roman repose pour Ricœur sur la puissance d’unification recelée par le personnage en tant qu’il est porteur d’une seule et même expérience. Or précisément, la notion d’élévation (Steigerung) est empruntée par Ricœur au lexique même du roman : « Des aventures de la chair et de l’esprit qui ont élevé (steigerten) ta simplicité t’ont permis de surmonter dans l’esprit ce à quoi tu ne survivra sans doute pas dans ta chair »238. L’élévation concerne la simplicité du héros, du « simple jeune homme » de l’incipit, et sa notion ne concerne donc pas seulement le roman du temps, mais bien aussi la dimension de roman d’apprentissage (Bildungsroman) présente dans Der Zauberberg. La question de l’élévation peut donc se formuler comme suit : Der Zauberberg est-il un roman d’apprentissage239 ? L’expérience temporelle de Hans Castorp est-elle l’apprentissage de la temporalité humaine, et si oui en quel sens ? Pour Ricœur, s’il y a bien « élévation » de Hans Castorp, elle participe de la mise en conjonction au creux de l’instance narrative du 236 Temps et récit 2, op. cit., p. 192. Ibid., p. 173. 238 Cité par Ricœur ibid., p. 177. 239 Notre second chapitre nous donnera l’occasion de répéter ces questions dans un contexte problématique quelque peu différent. 237 90 héros, des trois dimensions de Der Zauberberg. Il est assez clair que la notion même de cette conjonction – qui, comme on le comprend clairement, se confond avec l’apprentissage (Bildung) du personnage principal – tend à donner le privilège à la dimension « culturelle » du roman, par opposition avec ses dimensions temporelle et pathologique. L’analyse de Ricœur, au niveau d’élucidation où elle se tient encore ici240, ne se trouve-t-elle pas aux prises avec l’aporie, par lui mise au jour, de la « polysémie de l’ipséité » qui peut à chaque fois rendre problématique l’assignation d’une mêmeté, si ladite mêmeté est nécessaire à la construction de l’instance actancielle d’un personnage de récit ? Et si c’est la fonction du récit en général que de promouvoir l’ascription d’un caractère (identité narrative) à partir de la diversité de « son » ipsè, le récit littéraire que constitue La Montagne magique ne fonde-t-il pas justement toute une part de sa puissante originalité sur l’impossibilité de réaliser par le récit une telle identification narrative ? Si cela est juste, « Hans Castorp » n’est pas seulement le nom d’un personnage qui assure, fonctionnellement, la cohérence des trois perspectives du roman : « Hans Castorp » est aussi le nom de l’impossible réunion de ces trois perspectives, le nom de l’inlassable diathèse du temps en quoi s’engage le discours du récit. « Hans Castorp » indique l’élévation non-finie d’une ipséité diathétique qui n’atteindra jamais à la conjonction d’une identité narrative. Il n’est donc pas interdit de penser que l’élévation évoquée par Ricœur puisse aussi se faire en direction d’un être-trace du roman entier, le rapprochant par là du vertige du temps pur, le signifiant sans le faire apparaître, selon la formule ricœurienne. Ainsi, de la même manière que la trace se trouvait relevée dans et par l’analogie de la représentance temporelle, l’élévation de l’aporie du temps, dans Der Zauberberg, se trouve relevée par la force conjonctive d’une acculturation, d’un apprentissage du héros. En effet, comme l’indique Ricœur, le « narrateur s’est librement donné une situation extrême »241 qui met en place la problématique de l’élévation comme confrontation avec le vertige du temps. Or précisément, tout l’effort de Ricœur est de penser la possibilité de la réduction de cette extrémité à laquelle pourtant conduit logiquement la Steigerung littéraire de l’aporie du Temps : « le narrateur introduit ce qui est étranger au sens (sinnfremd) dans la sphère du sens ; lors même que le récit vise à « rendre » l’insensé (sinnlos), il met celui-ci en rapport 240 Elle se trouvera en effet approfondie dans Soi-même comme un autre, dont nous tirons la formule « polysémie de l’ipséité » (op. cit., p. 318). 241 Temps et récit 2, p. 192. 91 avec la sphère de l’explication du sens (Sinndeutung) »242. Quel est ce « rapport », s’il se donne dans le cas de Der Zauberberg ? Quelques lignes après l’introduction du concept de Steigerung, Ricœur retrouve, sous le terme de « conjonction » – et ceci, nous l’avons dit, en lien avec l’interprétation proposée de la fonction du héros –, la puissance de synthèse configurante qui est celle du récit en général : « La conjonction, par la technique narrative, entre le roman du temps, le roman de la maladie et le roman de la culture, est le médium que l’imagination du poète produit pour porter aux extrêmes la lucidité que pareille exploration requiert »243. L’extrême lucidité de la vision est affaire de « technique » : si Ricœur peut dériver la puissance exploratoire d’un roman tel que Der Zauberberg d’une instance de « conjonction » et de « médiation », c’est parce qu’il conçoit a priori la narration comme une technique, technique produisant une terre (un monde habitable) à partir de la pure Nature, et une l’identité (narrative) à partir de l’Ego pur, selon la forme déjà décrite d’une cofondation Nature-Discours. Cette technique narrative se trouve, paradoxalement, mise au principe de la réunification des significations mondaines. Ainsi, la narratologie ricœurienne s’organise à partir d’une technologie ; le déploiement problématique de Temps et récit est conforme en cela à la logique de la mimèsis que nous avons essayé de dégager. Au moment même où la littérature se donne comme un « lieu » d’excès ou d’extériorité à l’égard du sens, l’articulation rigoureuse d’une pensée techno-narratologique détermine cet excès comme résultat, effectivité d’un pur medium. Ricœur ne pourrait-il pas cependant appliquer à Der Zauberberg la remarque qu’il fait porter sur certains « cas déroutants de la narrativité », cas dont il affirme qu’il « se laissent réinterpréter comme mise à nu de l’ipséité par perte de support de la mêmeté ? » La pathologie « du » temps et de l’identité qui affecte Hans Castorp, ne le conduit-il pas en effet à l’épreuve d’une mise à nu de soi – mise à nu qui passe en particulier par une déroutante épiphanie du corps propre ? Ricœur évoque d’ailleurs certains cas de construction narrative où l’identification du caractère est mise en crise : « C’est en ce sens qu’ils [ces cas déroutants] constituent le pôle opposé à celui du héros identifiable par superposition de l’ipséité et de la mêmeté. Ce qui est maintenant perdu, sous le titre de « propriété », c’est ce qui permettait d’égaler le personnage à son caractère »244. 242 Ibid., p. 118. Ibid., p. 193. 244 Soi-même comme un autre, op. cit., p. 177-178. 243 92 A la recherche du temps perdu Qu’en est-il d’autre part de l’autre grand roman « du » Temps commenté par Ricœur, à savoir A la recherche du temps perdu ? S’agit-il, au même titre que Der Zauberberg, d’une « fable sur le temps »245 ? Pour Ricœur, ce qui fait la « singularité de la Recherche, c’est que l’apprentissage des signes, aussi bien que l’irruption des souvenirs involontaires, offre le profil d’une interminable errance, interrompue, plutôt que couronnée, par la soudaine illumination qui transforme rétrospectivement tout le récit en l’histoire invisible d’une vocation »246. Ricœur affirme ne vouloir « conférer aucun privilège exclusif ni à l’apprentissage des signes [ce qui semble être à ses yeux l’écueil rencontré par l’interprétation deleuzienne], qui retirerait à la révélation finale son rôle de clé herméneutique pour l’œuvre entière, ni à la révélation finale, qui dépouillerait de toute signification les milliers de pages qui la précèdent, et supprimerait le problème même du rapport entre la quête et la trouvaille » : le problème posé par la lecture de la Recherche est donc lié à la double motivation, au sens strict, qui l’anime. Celle, d’une part, de cette errance herméneutique constituant le parcours des signes comme un apprentissage temporel ; celle, d’autre part, d’une téléologie apocalyptique – au sens propre – faisant s’achever le sens de l’œuvre à la toute fin de son texte, au moment de la révélation en vérité concernant la toute-puissance du Temps. Le rapport entre ces deux motivations est celui, dit Ricœur, qu’entretiennent la « quête et la trouvaille » ; pour qu’il continue à exister à titre de rapport problématique, donnant l’unité de sa tension à la totalité du texte de la Recherche, il faut se « représenter le cycle de la Recherche à la manière d’une ellipse dont l’un des foyers est la recherche et le second la visitation »247. La duplicité tensive de l’œuvre est alors pensable comme une conjonction – c’était le mot employé par Ricœur au sujet de Der Zauberberg –, conjonction entre le temps comme endurance apprenante d’une part, et comme a-venance vectorialisée d’autre part. Ricœur peut alors conclure ainsi sa lecture de la Recherche : « La fable sur le temps est alors celle qui créée le rapport entre les deux foyers de la Recherche » 248. Ces deux « foyers » – celui de l’errance et celui de la vocation révélée – trouvent leurs noms et leur formule dans le texte même de Proust, notons-le. Ricœur cite cette phrase 245 Temps et récit 2, op. cit., p. 194. Ibid., p. 195. 247 Ibid., p. 196. 248 Ibid., p. 195-196. 246 93 fameuse tirée du Temps retrouvé249 : « Ainsi toute ma vie jusqu’à ce jour aurait pu et n’aurait pas pu être résumée sous ce titre : Une vocation ». Aurait pu : la vocation se trouve alors rédimer l’indéterminité errante de la vie, pour, précisément, la configurer comme totalité vocative. N’aurait pas pu : la vie ne peut pas être reprise, relevée dans l’instance de la vocation, elle demeure cette contingence et ce déchirement actifs dont nulle œuvre ne saurait produire la clôture250. La lecture ricœurienne se tient très exactement dans l’intervalle entre ces deux interprétations ; le philosophe cherche (1) d’une part à penser la force de configuration qui rend possible l’écriture de la Recherche – et qui renvoie à l’évidence finale de la vocation – et (2) d’autre part, à assumer l’impossibilité d’un discours du récit qui saurait contenir le temps. 1. Quelle force fabuleuse pourrait jamais unir dans l’ivresse de sa conjonction ces deux « foyers », la littérature et la vie ? La réponse à cette question dépend du statut conféré à la fable – au sens éminemment formel de muthos configurant, ici : la puissance de la fable, n’est-elle pas la même que celle de la métaphore ? C’est une des hypothèses soulevées par Ricœur, sous le nom de solution stylistique ; la figuration opérée par la fable est alors celle de la « métaphore ». C’est là l’une des « clés herméneutiques » fournies par le métadiscours de Proust lui-même (dans Le Temps retrouvé) : La vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style251. Mais cette première piste n’est pas la seule : « la solution stylistique, placée sous l’emblème de la métaphore, appelle le complément d’une solution qu’on peut dire optique »252. Peut-être doit on alors supposer que, dans la construction globale, la solution optique – « le style n’est pas affaire de technique, mais de vision », écrit Proust – prend la relève sur le plan narratologique de la solution métaphorique, cantonnée quant à elle à une efficacité sur le plan du pur style (et l’on reconnaît dans ce procès d’aufhebung le passage de la problématique de La Métaphore vive à celle de Temps et récit). 2. Pour autant, ces solutions ne viennent pas à bout de l’aporie centrale ; ni la métaphore, ni l’optique narratologique assurée par le jeu des points de vue dans le temps, n’assurent sa configuration. Ricœur le reconnaît, l’opération de la fable ne viendra jamais à bout de l’errance absolue du temps ; puisque, dit-il, « en dernière instance », le « temps nous 249 Voir ibid., p. 218. Nous y reviendrons dans notre cinquième chapitre. 251 Cité par Ricœur ibid., p. 219. 252 Ibid. 250 94 enveloppe »253. C’est cet enveloppement du Temps qui le rend inobjectivable : nulle fable sur le temps (i.e. par objectivation) n’a lieu d’être. De ce fait, « les deux foyers de l’ellipse de La Recherche ne sont pas confondus : entre le temps perdu de l’apprentissage des signes [l’errance herméneutique] et la contemplation de l’extra-temporel [la visitation d’une apocalypse de la vérité], une distance demeure »254. Cette distance, quelle est-elle ? Précisément celle du temps. Car la seule vérité qui soit donnée sur le mode de la révélation, à la fin du roman proustien, c’est seulement celle du Temps, celle de l’être-dans-le-Temps humain. En ce sens, le Temps est ce qui ne peut jamais faire l’objet d’une configuration narrative ; et c’est précisément dans l’œuvre littéraire que cette impossibilité éclate, sous la forme d’une distance entre l’errance et la vérité. Peut-être n’est-il pas inutile de relire la dernière phrase du Temps retrouvé255, pour y déchiffrer l’aveu de la dé-mesure radicale du temps, et son assomption déclarée, par le projet proustien ici ultimement formulé : Aussi, si elle [la force] m’était laissée assez longtemps pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure puisqu’il touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années à des époques, vécues par eux si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps. Nous nous contenterons de trois remarques : 1. il y a dans cette phrase dernière une tentation descriptive, liée au procès métaphorique qui projette le temps sur l’espace : une pure anamorphose permettrait alors d’assurer, pour chaque personnage, la coprésence de l’ipséité et de la mêmeté : on songe immédiatement à la solution stylistique évoquée par Ricœur ; 2. si c’est l’anamorphose qui fait office de solution pour l’esthétique du roman proustien, elle devra se conformer à la dé-mesure même qui disloque la situation spatiale des personnages : il s’agira alors pour Proust d’inventer une optique de la démesure dans le récit ; 3. mais, problématiquement, cette dé-mesure indéfiniment distendue dans l’espace implique, pour chaque personnage, un vécu de la distance, et pour la phrase elle-même – équivalent microcosmique du roman tout entier – l’effort d’une intime dislocation, celle-là même que produit le tiret qui, à l’extrême bord de la distension temporelle, divise le temps et le figure comme une puissance de discontinuité. C’est cette troisième remarque sur la discontinuité du temps qui nous conduit à suspecter la lecture de Ricœur de ne pas tenir compte de toute une partie de l’expérience littéraire proustienne. Nous l’avons dit, pour l’auteur de Temps et récit II, la distance entre la 253 Iibid., p. 224. Ibid., p. 223. 255 Le Temps retrouvé, op. cit., p. 353. Tout est souligné par nous. 254 95 puissance configurante de la fable, attestée dans et par la révélation finale du Temps retrouvé, et l’aventureuse errance d’une vie subsumée par le temps, est finalement pensable comme une distance traversée. Traversée comment ? Par quoi ? Ricœur convoque, pour répondre à cette question, la notion proustienne de temps incorporé, qui semble en effet pouvoir renvoyer à celle, élaborée dans Soi-même comme un autre, d’« identité narrative ». Qu’en est-il de ce temps incorporé ? Il s’agit d’un temps qui n’est rien d’autre qu’un rapport distancié, toujours incertain, entre la vie et sa mémoire, entre l’homme et son temps, entre le corps et son passé, entre l’œuvre et la vie, enfin. Temps qui n’est rien d’autre que la distance même entre l’œuvre et le temps, de même que la distance qui distend l’œuvre dans le temps. C’est au fond le temps lui-même qui rend possible la traversée de cette distance, dès lors qu’on le pense comme « distance qui relie » plutôt que comme « distance qui sépare »256. Le temps est la « totalité » non totalisable de toutes les distances possibles, en quoi s’exalte la prestation différentielle des « signes » et des moments du temps. Nous avons vu comment Ricœur pense la distance comme différence liée – dans l’œuvre – ; nous voudrions à présent envisager une autre interprétation de la distance, conçue cette fois comme différence séparable ou séparée257. Cette interprétation est deleuzienne. Dans Proust et les signes, Gilles Deleuze se trouve lui aussi confronté à la question du rapport entre la contingence des signes – dans le temps –, et la nécessité de l’œuvre d’art qui, une fois délivrée, réagit sur la totalité temporellement dispersée des rencontres avec les signes : « C’est seulement au niveau de l’art que les essences sont révélées. Mais une fois qu’elles se sont manifestées dans l’œuvre d’art, elles réagissent sur tous les autres domaines. Nous apprenons qu’elles s’incarnaient déjà, qu’elles étaient déjà là dans toutes ces espèces de signes, dans tous les types d’apprentissage »258. Mais ce qui apparaît comme, au sens strict, une ré-incarnation dans le temps de l’évidence finale de l’œuvre d’art, comme une rédemption rétrospective de la totalité des signes par la découverte de la vocation, ne conduit pourtant pas Deleuze à penser le temps comme la totalité liée des distances. D’abord parce que l’essence, « telle qu’elle est révélée dans l’œuvre d’art », est une différence, écrit Deleuze. L’essence est même « la Différence ultime et absolue »259. Et si le signe donne l’essence comme différence – non seulement sous la forme ou sur le mode de la différence, mais comme 256 Ibid., p. 224. Nous verrons dans notre second chapitre (La littérature et la liberté) que cette discontinuité active de la différence est ce qui ouvre radicalement la configuration de l’œuvre sur la liberté de son écriture et de sa lecture. 258 Proust et les signes, Éditions PUF, Paris, 1976, p. 50. 259 Ibid., p. 53. 257 96 différence, en différence – c’est parce qu’il n’est rien d’autre que la différence telle qu’elle se donne dans le monde à l’attention d’une rencontre : « Le signe implique en soi l’hétérogénéité comme rapport ». L’apprentissage des signes ne relève pas d’une imitation (comme), mais d’un accompagnement par dis-similarité (avec)260 ; apprendre par les signes – c’est-à-dire, dans le cas de la Recherche – passer de la multiplicité contingente des rencontres à l’unité révélée de la vocation – c’est vivre la rencontre avec eux comme une différenciation : « On n’apprend jamais en faisant comme quelqu’un, mais en faisant avec quelqu’un, qui n’a pas de rapport de ressemblance avec ce qu’on apprend »261. Dès lors, l’errance demeure au lieu même de la révélation ; la progression apprenante qui conduit le jeune Marcel à l’écriture maintient, au moment même de l’apocalypse vocative, la dimension d’une différence, d’une séparation radicale qui agira au cœur même de l’œuvre à venir. L’itinéraire de la Recherche n’est pas philosophique ; « À l’idée philosophique de « méthode », Proust oppose la double idée de « contrainte » et de « hasard », écrit Deleuze. La vérité dépend d’une rencontre avec quelque chose qui nous force à penser, et à chercher le vrai »262. La rencontre prime sur le savoir du chemin (méthode) ; la violence de la rencontre dispose la force suffisante pour entamer une recherche de la vérité. La Recherche, comme œuvre, ne fait qu’attester la nécessité de la recherche qu’elle est et qu’elle continue d’être ; en ce sens, le rapport entre les deux foyers, errance et révélation, est peut-être à la fois plus simple et plus complexe que dans la lecture de Ricœur. Plus simple : il y a une identité singulière de l’errance et de la révélation, qui est le fait de la ré-action des signes de l’art – signes de la révélation – sur tous les autres signes ; mais cela ne signifie pas seulement que le chemin de l’errance se trouve éclairé par la vision révélée du vocatif final ; cela signifie aussi bien, inversement, que ledit vocatif est divisé en son essence, en tant qu’il est encore un signe. Plus complexe : le rapport entre les deux foyers ne peut pas être pris en charge par un style métaphorique, lui-même relevé dans la dimension d’une optique narratologique ; le regard en retour du narrateur parvenu à l’accomplissement de l’œuvre ne dispose pas un paysage (forme et horizon de la forme), ni même une anamorphose (forme déformée, horizon mouvant). C’est que Ricœur, pour penser le temps proustien, utilise une métaphore 260 Nous reviendrons dans notre cinquième chapitre (La littérature et la vie) sur la possibilité de réinterpréter la mimèsis sur le mode de l’avec, comme apprentissage par dissimilarité dans l’espace discontinu d’une communauté. 261 Ibid., p. 32. 262 Ibid., p. 25. 97 spatiale : la distance ainsi, comme distance continue, peut être conçue comme traversable et en dernière instance traversée. Mais la distance du temps proustien ne consiste peut-être pas seulement, comme le pense Ricœur, dans un espacement offert à la traversée patiente d’un regard. Le temps proustien est aussi, comme le rappelle Deleuze, la dimension des discontinuités : « c’est dans les méandres et les anneaux d’un style Anti-logos qu’elle [l’écriture de Proust] fait autant de détours qu’il faut pour ramasser les morceaux ultimes, entraîner à des vitesses différentes tous les fragments dont chacun renvoie à un ensemble différent, ou ne renvoie à aucun ensemble du tout, ou ne renvoie à aucun autre ensemble que celui du style »263. Peut-être nous faut-il essayer de penser le temps comme une distance irréductiblement séparée, c’est-à-dire morcelée ; peut-être que ce morcellement du temps nous interdit d’user de métaphores spatiales, et d’envisager une solution optique à sa mise en récit. Il y a peut-être une obscurité essentielle du temps, obscurité qui le rend proprement in-visible – et ce serait alors le sens de l’incipit de la Recherche, de cette naissance « vraiment obscure » du roman, que de nous indiquer cette qualité du temps comme ce qui excède – ou risque toujours d’excéder le visible. Relisons la toute première page d’À la recherche du temps perdu264 : Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir d’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsychose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Le roman commence, on s’en souvient, à l’itératif pur : « Longtemps je me suis couché de bonne heure »265. C’est d’une habitude du coucher, comme telle contractée, que dépend l’engagement dans le récit. Et cette contraction a lieu dans la dimension d’une double obscurité : matérielle et intellectuelle. C’est dans cette noirceur neuve de l’esprit que la croyance trouve à éclore : à quoi s’applique cette croyance ? À l’assignation d’une autre identité : Marcel se croit « une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint ». Et c’est depuis cette abolition provisoire de l’identité à soi du quasi-dormeur que va se jouer la toute première motion anamnésique du roman : « Un homme qui dort, tient 263 Ibid., p. 139. Du côté de chez Swann, Éditions Gallimard, Folio, Paris, 1988, p. 3. 265 Ibid. 264 98 en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes »266. C’est d’abord dans l’obscure contraction des temps que, par la grâce de la suspension des assignations de je et de mondes, l’immense texte proustien trouve à débuter. Avant même la violence de la convocation du signe, il y a cette contraction de l’habitude, de la quotidienneté, par quoi se joue l’événement de raconter. Un peu plus loin dans « Combray », Proust évoque les sanglots qui agitèrent, un jour, le narrateur enfant ; c’est, un peu avant l’épiphanie liée à la dégustation de la madeleine, la seconde modalité selon laquelle le roman organise la présentation de l’in-temporel : En réalité ils [les sanglots] n’ont jamais cessé ; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir267. Il faut l’obscurité de la nuit, il faut le silence (le bruit des cloches est couvert la journée), pour que se trouve mise au jour cette seconde modalité du souvenir : l’in-cessant d’un sanglot qui exige l’attention la plus pure, mais qui, de toute façon, ne disparaît jamais. Le sanglot proustien constitue donc l’affect infiniment induré par quoi le temps revient au récit sous la figure d’une con-vention silencieuse (puisqu’il s’agit de « cloches de couvents ») du temps. C’est, avant même la rencontre proprement dite (l’épisode plus tardif de la madeleine), la loi réglée de l’habitude (obscure contraction du temps) et l’incessation frêle mais durable de l’affect (muette convention du temps) qui déterminent la capabilité narrative elle-même. La philosophie, à cet égard, cherche dans le roman proustien une théorie – au sens grec de theoria – du temps (et, partant, du récit) qu’elle risque de n’y pouvoir jamais trouver : « C’est que la philosophie, comme l’amitié, ignore les zones obscures où s’élaborent les forces effectives qui agissent sur la pensée, les déterminations qui nous forcent à penser. […] Aux vérités de la philosophie, il manque la nécessité, et la griffe de la nécessité »268. Le temps proustien est aussi cette distance pure, dont la traversée demeure toujours incertaine, cette distance dont l’horizon est obscur et déchiré, rompu par le pur surgissement de ces signes qui pourtant, toujours – dans le temps – forcent à penser : « Ce qui force à penser, c’est le signe. Le signe est l’objet d’une rencontre ; mais c’est précisément la contingence de la rencontre qui garantit la nécessité de ce qu’elle donne à 266 Ibid., p 5. Ibid., p. 36-37. 268 Proust et les signes, op. cit., p. 116. 267 99 penser »269. D’où la définition dernière du temps, proposée par Deleuze dans Proust et les signes : « Peut-être est-ce cela, le temps : l’existence ultime de parties de tailles et de formes différentes qui ne se laissent pas adapter, qui ne se développent pas au même rythme, et que le fleuve du style n’entraîne pas à la même vitesse »270. Le temps est alors pensable comme l’ajointement impossible de distances, de lieux et de moments non commensurables dont le rapport est toujours précaire, toujours radicalement imprescriptible. Le récit, pour son compte, s’accomplit comme l’impossibilité de réunir dans la clôture d’une œuvre la communauté des mémoires, des images, et des points de vue ; la con-vention du temps, dans le récit, est obscure. Ainsi, la vérité ne se « raconte » pas, elle se rencontre – rencontre par la grâce de laquelle seulement, pourtant, l’apprentissage du narratif est possible. Il ne peut y avoir récit que lorsque l’écrivain abandonne la loi des similitudes pour fonder celle – différentielle – des rencontres. Tout récit, dès lors, apparaît comme un discours hétéronome (incluant l’hétérogène en soi), disant ces rencontres indéchirant le Temps ; ces rencontres qui toutes, font signe vers la rencontre abyssale – ce chant des sirènes – vers la rencontre obscure absolument en laquelle, pourtant, la vigilance du récit a son heure. 269 270 Ibid., p. 118-119. Ibid., p. 137. 100 II. LA LITTÉRATURE ET LA LIBERTÉ 101 Les fins du monde Nous avons lu la fable des Sirènes comme l’allégorie d’une version de l’art : l’art s’y trouve figuré, en effet, sous la guise d’une technique de médiation garantissant l’articulation pacifiée entre le monde et son autre – cet « autre » du monde invoqué et produit, dans la perspective suggérée par Blanchot, par le chant. Par la grâce de l’invention rusée d’Ulysse, aux ouïes bouchées par la cire, le chant pouvait intervenir « dans » le monde comme l’interruption provisoire de la quête et de l’horizon mondains ; c’est par art que la dé-mesure du chant, promesse d’une vérité abyssale et saveur d’un vertige, se trouvait à la fois délivrée et contenue – sans menacer radicalement la cohérence du monde odysséen. En progressant dans l’analyse, soutenu par la rigueur problématique du corpus ricœurien, nous avons cru pouvoir déceler ceci, à savoir que la dé-mesure du monde ne renvoyait à rien d’autre, dans le monde même, qu’à la présence cryptée de son archiorigine naturelle. Le chant des sirènes – ces monstres de Nature – constitue alors l’expression menaçante de la démesure naturelle elle-même : l’instance de l’art – au sens grec de technè – intervient pour faire de ce chant, précisément, une œuvre d’art, et de la Nature dé-mesurée un monde habitable. De la même manière, à une échelle plus vaste, le récit proféré par Ulysse dès le chant IX de l’Odyssée est l’instanciation médiatrice par quoi la démesure du Temps de l’errance se trouve rapportée à la mesure du temps vécu et raconté par le héros, de la même manière que toute l’Odyssée n’est rien d’autre que l’œuvre d’art qui mesure pour nous les dé-mesures naturelles d’un espace et d’un temps 102 d’aventures. La menace indéfiniment conjurée par l’opération technique du récit est donc celle d’une fin du monde en tant que monde humain. Mais, si c’est bien cette menace qui inquiète le projet de l’écrivain, nous avons jusqu’alors insisté sur la vertu de conjuration immanente à l’œuvre, et non sur la menace elle-même – fabulée comme fin du monde humain – ni même sur la décision toujours précaire d’écrire en tant qu’elle s’enracine dans ce qu’on pourrait appeler une conscience menacée. Une telle décision appartient d’évidence à la liberté même de l’écrivain. Nous nous introduirons donc aux problématiques de ce second chapitre en formulant cet aphorisme circulaire : c’est à la liberté de l’écrivain que renvoie la menace de la fin du monde, et c’est de même – paradoxe sur lequel nous reviendrons – la fin du monde que continue de promettre la liberté de l’écrivain. Avant de nous engager dans une lecture orientée de quelques textes philosophiques de Sartre, nous voudrions nous autoriser une double remarque d’ordre « historique ». Si nos questions, situées à l’orée du vingt-et-unième siècle, peuvent – et doivent – trouver leur langage, c’est-à-dire ici la métaphore d’une fable de « fin du monde », dans un registre tout à la fois eschatologique et apocalyptique, c’est bien parce que l’histoire du siècle vingtième a violemment manifesté, deux fois, cette même question sous cette même forme. Une première fois avec l’entreprise d’extermination nazie, qui a visé, par le déploiement d’une potentialité logistique et technologique, l’anéantissement absolu du référent du mot juif – cette tentative interdisant ou menaçant au moins d’interdire toute poésie « d’après Auschwitz », selon la formule d’Adorno, et exigeant, du même coup, le geste écrit d’un témoignage toujours menacé de trahir la dé-mesure du fait dont et pour quoi il témoigne. Une seconde fois avec la décision nucléaire américaine, décision ouvrant l’ère atomique comme époque – et le sens husserlien du terme nous semble devoir encore résonner ici – de la fin du monde : qu’on se souvienne de ces lignes de Derrida, issues de « No apocalypse, not now », dans Psyché271 : Si nous voulons absolument parler en termes de référence, la guerre nucléaire est le seul référent possible de tout discours et de toute expérience qui partageraient leur condition avec celle de la littérature. Si, selon une hypothèse ou une fable structurante, la guerre nucléaire équivaut à l’anéantissement total de l’archive, sinon de la terre humaine, elle devient le référent absolu, l’horizon et la condition de tous les autres [référents]. Appert de surcroît ceci : l’ère de la « fin du monde humain », fin qui est une possibilité propre de la technique, aboutit, au tout début du vingt-et-unième siècle, à une potentialité encore inouïe : la reproduction technique de l’humain par l’humain, à savoir le clonage. À 271 Psychè. Inventions de l’autre. Éditions Galilée, Paris, 1998, p. 411. 103 l’aube de notre siècle, il existe en effet – et ce n’est pas l’art – une technique de reproduction de la Nature et, dans la Nature elle-même, de l’anthropos. Tout se passe donc comme si, selon une fiction technologique imprédictible, la formalité technico-mimétique assignée à l’art dans le monde grec, telle que nous l’avons formellement dégagée dans la première partie, se trouvait pleinement réalisée dans l’histoire de la technique. Une certaine humanité de l’homme, formellement définie par le concept de semblable – l’homme est la seule créature en faculté de produire des semblances, et la seule de même à les reconnaître pour telles – se confirme donc vertigineusement. Il est un poème de Friedrich Hölderlin qui paraît donner la fable de cette « situation » anthropologique ; situation en quoi, avec le destin de la ressemblance et de la reconnaissance, celui de l’homme même est en jeu. Ce poème s’intitule précisément, et nûment, L’Homme (Der Mensch). Lisons les cinquième et sixième strophes : Bientôt le voilà grand. Les animaux le craignent, car l’homme n’est pas leur pareil ; il ne ressemble ni à toi [la Terre] ni à son père, car lui seul unit en un hardi mélange et de toute éternité, l’âme haute de son père, ta joie, Ô Terre, et ta douleur. C’est à la mère des dieux, à la Nature qui embrasse tous les êtres, qu’il voudrait s’égaler272. L’homme, cette créature de l’hybridité, du mélange « hardi », ne ressemble ici à personne ; ni à son père (Hélios, le soleil), ni à sa mère, la Terre. Il dissemble évidemment aux animaux, et les effraie. Peut-être se ressemble-t-il alors à lui-même, s’éprouvant et se reconnaissant comme le semblable. Le poème ne l’indique pas. Quoi qu’il en soit, cette semblance supposée ne lui suffit pas. L’homme est en quête d’un ressembler plus haut, hyperbolique : il est en quête d’égalité avec la Nature. Or, qu’est-ce qu’être égal à la Nature en tant qu’elle embrasse l’être entier ? Une telle « égalité », déterminée comme compétence technique, conduit aujourd’hui à la possibilité du clonage. Le clonage, en vérité, transgresse la loi des ressemblances. Il ressortit d’une hyperbole dans le ressembler, c’est-à-dire de l’identité : possesseur d’une technique de clonage, l’homme, en faculté de créer de l’identique excède le domaine des ressemblances, pour accéder à celui de l’identité pure. Dans cet orgueil, un orgueil « toujours inquiet », dit le poète, « l’homme prend les armes / contre tout ce qui respire ». L’égalité naturelle de l’anthropos, au sens de la capacité de produire de l’identique, annonce l’époque de la « fin du monde ». 272 Hölderlin, Poèmes, Éditions Aubier, trad. Geneviève Bianquis, Paris, 1943, p. 149. 104 Mais nous ne nous demanderons pas si cette « historicité » de la fin du monde, dont nous nous contentons ici d’effleurer l’enjeu, précède sa possibilité ou sa « question » théorétique ; les premières remarques de ce second chapitre seront en effet, restrictivement, consacrées aux fables littéraire (La Nausée) et philosophique (Le Mythe de Sisyphe) de la fin du monde. On connaît le thème de l’étrangeté du monde qui caractérise le discours existentialiste ; c’est d’abord dans cette épreuve que l’« inhospitalité » du monde, reconnue par Ricœur comme le principal sujet de nombre de fictions modernes, se révèle. Cette étrangeté – chez Camus, en tout cas – est le fait de la dé-mesure naturelle évoquée par Ricœur dans La Métaphore vive. Rappelons que chez Camus, dans Le mythe de Sisyphe, il s’agit de « s’apercevoir que le monde est « épais » », d’« entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier »273. La nature nie l’homme – proposition à tous égards conforme à la « logique du monde » qui, tout au long de notre premier chapitre, fut assurée par la médiation mimétique. Si la nature nie l’homme, l’art – que nous confondons provisoirement avec la littérature274 – est cette médiation par quoi, dans le travail de la ressemblance, la démesure naturelle se trouve portée à échelle humaine. L’art est la passion même de l’anthropologie, et la situation humaine n’interdit aucun savoir, aucun pouvoir, sur une Nature mesurée en « mondes ». Les suggestions de Camus restent toutefois irréductibles aux thèses ricœuriennes – ce que nous voudrions montrer à présent : Voici encore des arbres et je connais leur rugueux, de l’eau et j’éprouve sa saveur. Ces parfums d’herbe et d’étoiles, la nuit, certains soirs où le cœur se détend, comment nierais-je ce monde dont j’éprouve la puissance et les forces ? Pourtant toute la science de cette terre ne me donnera rien qui puisse m’assurer que ce monde est à moi275. Ainsi, pour Camus, l’épreuve sensible du monde – qui, on le voit, ne se réduit pas à une négation de l’homme, mais plus précisément, à l’impossibilité éprouvée par l’homme de se constituer comme négation du monde, c’est-à-dire comme action – ne se confond surtout pas avec la connaissance du monde, au contraire ; l’épreuve du monde soustrait le monde à toute connaissance et à toute action. C’est le rapport de l’homme au monde qui est saisi comme absurde : « ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. L’absurde dépend 273 Gallimard, « Folio », Paris, 1942, p. 30. Une distinction rigoureuse entre la littérature et l’art sera possible dès la réintroduction dans la problématique, à partir des élaborations sartrienne, du concept de discours – et de celui, corrélatif, de style. 275 Ibid., p. 37. 274 105 autant de l’homme que du monde. Il est pour le moment leur seul lien »276. Comme l’écrivent Ricœur et Dufrenne, « ainsi apparaissent […] deux modes d’incommensurabilité : l’incommensurabilité du monde [ou plus exactement, et selon le lexique que nous tentons de fixer ici, Nature], et l’incommensurabilité de la conscience en général »277. C’est ainsi le lieu même de la médiation entre l’homme et la Nature qui est frappé par la thèse d’absurdité ; l’art, la littérature, ne peuvent plus – au moins provisoirement – apparaître comme cette articulation mesurant la Nature pour l’homme, et faisant d’elle un monde humain. Il n’y a plus, au sens strict, de monde humain. Le monde se donne désormais comme la dimension sans mesure d’une nature dont l’épaisseur irréductible, dont la profondeur brune, terres et boues bruissantes, fait l’étrangeté. Mais il reste à l’auteur du Mythe de Sisyphe la possibilité d’écrire. Citons, avant de le quitter, cette conclusion de Camus à ce que nous pourrions appeler sa position d’absurdité naturelle : « Je tire ainsi de l’absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion »278. On le voit, tout se passe comme si la syntaxe de la phrase situait les trois conséquences dans l’ordre inverse conféré par leur déductibilité philosophique : 1. la passion renvoie à la situation d’être-affecté qui constitue l’humanité de l’homme ; 2. la liberté est d’abord, de ce fait, la position d’un néant dans le rapport de l’homme et du monde ; 3. la révolte indique la possibilité d’un agir qui n’est rien d’autre qu’une pure faculté de négation. La question de l’absurdité n’est pas la question de l’absurdité du monde, mais la question de l’absurdité du monde pour nous, et de notre capacité humaine d’action à l’égard de ce non-sens fondateur. Nous voudrions à présent, à travers l’analyse de deux figures « héroïques » sartriennes – dont le statut générique n’est pas, à première vue, commensurable –, approfondir la détermination de la situation humaine – qui est toujours aussi situation d’écriture possible – telle qu’elle se présente dans La Nausée et dans l’ouvrage inachevé de J.-P. Sartre sur Mallarmé. Humanité et négativité Cet intitulé pourrait rassembler une bonne part de l’anthropologie philosophique depuis Hegel ; nous allons essayer de montrer, cependant, que la négativité sartrienne, négativité qui concerne de très près l’acte d’écrire, revêt un aspect de radicalité jusqu’alors inédit, en 276 Ibid., p. 39. Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, Éditions du Seuil, Paris, 1947. 278 Ibid., p. 90. 277 106 ce qu’elle s’immisce – en la désubstantialisant – dans la substance même de la subjectivité. Nous reviendrons sur l’inouï de cette radicalité, dans les formes de la doxographie philosophique, dans la première partie de ce second chapitre, en nous appuyant notamment sur Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, tout premier livre de Ricœur. Nous verrons de même comment l’œuvre d’art – et le roman en particulier, chez Sartre – n’est plus, comme négativité, conçu comme l’apparat médiateur d’une technique, mais bien comme le geste risqué d’une action. Repartons donc d’une formule de Sartre concernant Mallarmé : c’est l’homme même, tout l’homme que veut être Mallarmé : l’homme mourant sur tout le Globe d’une désintégration de l’atome ou d’un refroidissement du soleil et murmurant – à la pensée de la société qu’il voulait construire : « Croyez que ça devait être fort beau »279. Où se trouve réinscrit, dans l’une des ses formulations les plus pures, le mythe d’une « fin du monde » qui serait directement liée à l’acte littéraire. Et, fait structurel fondamental, cette « fin du monde » n’est rien d’autre, selon la formule derridienne, qu’une « fin de l’homme », c’est-à-dire une fin du monde humain – nous l’avons vu, le monde, sous l’apparente nudité de son concept, relève du discours d’une anthropologie. L’action suprême, l’action par quoi se trouve excédée du même coup qu’assumée toute négativité technique, c’est, et ce ne peut être pour l’homme, que ce que Mallarmé appelle « l’acte d’écrire », c’est-à-dire l’acte de re-produire, par le langage, la fin du monde lui-même. Peut-être cette assomption relève-t-elle, comme l’écrit Sartre, d’une « maladie de l’être-aumonde » ; mais il précise que la possibilité de cette « maladie » tient à « l’ambiguïté de l’être-dans-le-monde », venant « de ce qu’un existant de hasard se fait relation avec le Tout » et que, dès lors, un « des termes de la relation est donc en danger dans l’autre »280. Ainsi, le geste mallarméen pourrait être compris comme le choix du danger dans le rapport du Tout qu’est le monde à la particularité séparée que je suis ; c’est que, selon Sartre, dans la position endeuillée qui est celle du poète orphelin de mère, « la présence absolue de Tout, c’est l’universelle absence de quelqu’un »281, et qu’il vaut donc mieux choisir l’absence absolue de Tout, c’est-à-dire la fin du monde. La situation mallarméenne, telle qu’elle se trouve recomprise par Sartre, s’apparente donc, par le hasard, semble-t-il, d’un fait biographique (la mort d’une mère qui donne lieu à la virtualité ténébreuse d’une absence absolue de Tout), à celle de l’homme existentialiste camusien ; à l’horizon de ce destin, il subsiste sans doute une seule possibilité d’action radicale : l’écriture. Par elle, dit 279 Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre, Éditions Gallimard, Paris, 1986, p. 166-167. Ibid., p. 96. 281 Ibid., p. 101. 280 107 Sartre, « l’holocauste des mots s’accompagnera de l’holocauste des choses »282. Peut-être nous est-il désormais permis de comparer la situation d’Ulysse mesurant, par le geste d’une ruse technique, le chant des sirènes, de sorte que ce chant continue à nous donner le monde, à celle de Mallarmé, dont l’œuvre, certes, n’aboutit pas à une destruction empirique de la totalité mondaine, mais fait bien signe en direction de l’absence absolue de Tout. Pour Mallarmé, écrit Sartre, « il convient que le poème manifeste le monde et tout ce qu’il y a dans le monde ; non pour donner les choses : pour nous les ôter »283. Dans l’affirmation risquée du hasard – un hasard toujours inséparable de l’aventure sémiotique du langage lui-même – le Mallarmé sartrien s’identifie avec l’acte d’une négativité active qui est pour lui, à coup sûr, le seul acte possible. Sartre revient sur cette situation dans L’Idiot de la famille : « Le coup de dés, écrit-il, n’abolira jamais le hasard car il contient le hasard dans son essence pratique » ; dès lors, il ne reste qu’à « prendre la contingence originelle comme but final de la rigueur constructive [de l’œuvre] »284. Si le monde dure, s’il persiste au-delà de la ruse d’Ulysse et de l’événement du chant – et il dure précisément parce que cette ruse ne veut rien d’autre que l’endurance du monde et la persévérance de la quête – le monde est non seulement suspendu, mais encore re-nié par le Coup de dé mallarméen. Le Coup de dé est l’affirmation du monde comme son auto-négation, c’est-àdire le vœu et l’espoir d’un naufrage. La figure de ce naufrage ne désigne pas la tragédie d’une « fin du monde », mais bien le seul néant d’un risque par quoi l’œuvre ne constitue plus la gesticulation opportune d’une ruse, mais l’aventure de la Décision. La littérature, en tant qu’assomption de la liberté, constitue en effet l’instant pur de la crise (i.e. décision). La seconde figure héroïque que nous voudrions convoquer à l’appui de ces remarques initiales est celle du Roquentin de La Nausée ; elle ne se situe manifestement pas, dans l’œuvre de Sartre, sur le même plan que celle de Mallarmé : Roquentin est un personnage romanesque ; Mallarmé, quant à lui, est l’un des nombreux objets de la méthode de la psychanalyse existentielle élaborée par Sartre : on peut le nommer un personnage biographique. Nous aurons cependant l’occasion de nous interroger sur le rapport qui peut unir, chez Sartre, personnages romanesques et personnages biographiques, en nous appuyant – critiquement et provisoirement – sur le concept ricœurien d’« identité narrative ». La question sera, dès lors, de savoir si un tel concept est opératoire pour déchiffrer le texte sartrien. C’est pourquoi nous ne proposerons pas, à ce stade de nos 282 Ibid., p. 160. Ibid. 284 L’Idiot de la famille I, Éditions Gallimard, Paris, 1971, p. 60. 283 108 investigations, d’exégèse réglée du premier roman de Sartre : nous en réservons le déploiement, précisément, pour re-penser dans et par le discours de Sartre les questions de l’identité et du récit. Qu’il nous suffise pour le moment de montrer, d’une part, en quoi la Nausée n’est rien d’autre que le récit d’une fin du « monde » comprise comme fin du monde humain, et d’autre part, en quoi cette thématique de la fin renvoie directement à la question de l’« identité » du scripteur. Davantage même : dans la perspective d’une conscience « éclatée », selon le mot de Sartre, en direction du monde qu’elle tâche d’habiter, la thématique de la fin du monde est, identiquement et immédiatement, la thématique de la fin du soi. On sait que la forme narrative de La Nausée répond à la définition deleuzienne de la nouvelle : « L'essence de la « nouvelle », comme genre littéraire, n'est pas très difficile à déterminer: il y a nouvelle lorsque tout est organisé autour de la question « Qu'est-ce qui s'est passé? Qu'est-ce qui a bien pu se passer? » »285. Et c’est en effet à partir de la question qu’est-ce qui s’est passé ? que le premier roman de Sartre prend son essor ; La Nausée, par la dynamique diariste que sa formalisation narrative lui confère, n’est rien d’autre qu’un effort pour répondre de la radicalité de l’événement. Quel événement ? Précisément celui que nous ne cessons de convoquer mythiquement : la fin du monde humain comme monde du sens, et le retour à l’excessivité naturelle. Fin du monde humain qui, dès le début du récit, est comprise par le héros comme l’avènement d’une métamorphose personnelle ; s’il y a bien débat sur le lieu de la fin – puisque ce changement est une fin, nous le verrons –, ce débat est rapidement tranché par le narrateurscripteur : « Donc il s’est produit un changement, pendant ces dernières semaines. Mais où ? C’est un changement abstrait qui ne se pose sur rien. Est-ce moi qui ai changé ? Si ce n’est pas moi, alors, c’est cette chambre, cette ville, cette nature ; il faut choisir »286. Mais le choix est rapidement fait, et c’est à la forme réfléchie que l’évidence du changement se trouve formulée : « Quelque chose m’est arrivé, je ne peux plus en douter »287 – choix qui ne résulte pas d’une investigation psychologique ou philosophique approfondie, mais qui est le choix de la simplicité, comme l’écrit nûment Roquentin : « Je crois que c’est moi qui ai changé ; c’est la solution la plus simple »288. 285 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie tome 2, Éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 235. 286 La Nausée, Éditions Gallimard, « Folio », Paris, 1972, p. 8. 287 Ibid., nous soulignons. 288 Ibid. 109 Reste que, nous l’avons indiqué, la postulation de ce choix entre le monde et soi qui ouvre le roman relève à tous égards d’une ruse narrative. La « Nausée » n’est rien d’autre, dans sa disruption pathologique, que l’avènement de l’indifférence radicale entre le monde et soi289 ; et cette indifférence réalise la participation vertigineuse d’un soi extatique à un monde réduit à la pure Nature : « On dirait — oui, on dirait la nature sans les hommes »290. Le monde et le soi sont en quelque sorte l’un pour l’autre la seule substance possible, mais une substance que le mouvement de la conscience, en tant qu’il est la puissance néantisante de la liberté toujours en train de se faire, désubstantialise indéfiniment. Dans la perspective que nous nommons La littérature et la liberté, le concept de « monde » n’a plus de sens ; la démesure naturelle que rencontre partout Roquentin, et qui lui présente le visage d’un monde radicalement inhabitable, n’est rien d’autre, nous le verrons, que ce qui définit l’humanité de l’homme comme fait de la liberté. La liberté constitue l’absence de mesure dans le rapport entre un soi démesuré et un monde qui, comme nature redevenue, relève toujours lui-même de la démesure du « de trop ». Si nous insistons ici sur l’analyse du thème de la « fin du monde », dans La Nausée, nous aurons un peu plus tard l’occasion de revenir sur la problématique de la crise du soi qui lui est indissolublement liée ; nous verrons d’ailleurs que la question philosophique de la crise du soi renvoie directement, chez Sartre, à la question littéraire d’une crise du récit. Nous voudrions montrer comment, dans La Nausée, c’est l’articulation réglée, par l’œuvre littéraire, entre l’ego (re-produit comme identité narrative), la nature (re-figurée par l’invention métaphorique des mondes), et le temps (re-configuré par la raison narrative), qui vient à s’abîmer dans les espaces de la démesure. Notre thèse sera la suivante : selon la fable de La Nausée, la crise de l’ego, identiquement crise d’un monde re-naturalisé, est inséparable d’une crise du récit. Triple crise de l’anthropologie, de l’égologie, de la narratologie. C’est le monde humain, au sens de monde socialement et technologiquement organisé, qui se disloque sous les yeux et les paumes de Roquentin ; c’est l’unité d’un monde compris comme monde habitable que l’événement nauséeux met en crise. Et pourtant ce monde, par la technique, a précisément été produit et voulu comme le lieu de l’habitation humaine, c’est-à-dire comme négation de la Nature. Voici ce qu’écrit Roquentin au sujet du musée de Bouville et des homme d’expériences – les notables – qui s’y trouvent, en peinture, représentés : « ils avaient asservi toute la Nature : hors d’eux [faisant de la 289 Indifférence radicale qui est peut-être le point de folie pure atteint par le cogito de la réduction husserlienne. 290 Ibid., p. 24. 110 nature un monde] et en eux-mêmes [constituant leur ego comme sujet et maître d’une épaisseur d’expérience] »291. Et de ce double asservissement, c’est-à-dire de cette double mesure, résulte l’humanité même de l’homme : « Ce que ces toiles sombres offraient à mes regards, c’était l’homme repensé par l’homme, avec, pour unique parure, la plus belle conquête de l’homme : le bouquet des Droits de l’Homme et du Citoyen »292. Produire, par la technique (et re-produire par l’œuvre d’art et la muséographie), l’humanité de l’homme, à l’encontre de toutes les démesures et de toutes les in-humanités possibles, voici le projet de ceux que Roquentin nomme les professionnels de l’expérience : « les médecins, les prêtres, les magistrats et les officiers connaissent l’homme comme s’ils l’avaient fait »293. Le comme si de cette connaissance démiurgique renvoie directement à la postulation d’une re-création technologique de l’homme par l’homme, et, par là, fait écho à ce que nous disions plus haut de la possibilité du clonage humain. Ainsi, là où Ricœur opposait symétriquement l’excès naturel (la nature sans les hommes) à l’excès technique (les hommes sans la nature), pour fonder le monde comme lieu de l’articulation régulée du naturel et du technique, Roquentin choisit délibérément l’excessivité naturelle contre le règne d’une technique de terraformation anthropologique. C’est dans l’épreuve de la pure nature – c’est-à-dire de la chose sans le secours compréhensif du mot – que le héros de La Nausée est mis en situation d’exister, au sens strict. Soit la séquence célèbre concernant la racine : « Cette racine, au contraire, existait dans la mesure où je ne pouvais pas l’expliquer. Noueuse, inerte, sans nom, elle me fascinait, m’emplissait les yeux, me ramenait sans cesse à sa propre existence »294. Il faut, à la lecture de ces lignes, soutenir la radicalité étymologique du terme existence : la racine, cet objet de Nature, n’« est » pas sur le mode d’être d’une substance. Si la racine ek-siste, c’est qu’elle n’est rien d’autre que le mouvement par quoi, dans l’expérience que l’homme fait de la chose naturelle, la naturalité sort d’elle-même dans la (dé-)mesure même où l’humanité est hors de soi. L’eksister, l’être-extatique de la racine, est identiquement la démesure de la nature, elle-même inséparable d’une dé-mesure de la figure humaine. Ainsi, la compulsion de langage qui pousse Roquentin à demander le sens de la racine est stérile : « J’avais beau me répéter : « C’est une racine » — ça ne prenait plus »295. Où l’on éprouve la stérilité d’un jeu de renvois extatiques qui désubstantialise indéfiniment la racine par le geste de sa 291 Ibid., p. 107. Ibid. 293 Ibid., p. 82. 294 Ibid., p. 153. 295 Ibid. 292 111 monstration : la deixis concrète sans cesse suscitée par la formule de Roquentin est, à tout point de vue, la syntaxe même de l’extase ; montrer, ici, c’est montrer l’im-montrable monstruosité de l’indifférence qui joue librement entre l’homme et la nature. Ce second chapitre comportera trois moments ; il s’agira en premier lieu d’interroger les ressorts de l’anthropologie sartrienne – anthropologie dont le cas concret, par excellence, est celui d’un écrivain, Flaubert –, et de confronter à cette occasion les deux protocoles de re-construction de l’identité que sont l’identité narrative et la psychanalyse existentielle. En second lieu, nous montrerons comment cette anthropologie, par l’usage qu’elle fait du concept formellement négatif – au moins chez Sartre – de liberté, détermine l’œuvre comme action, et non plus comme technique : l’inséparabilité conceptuelle de l’imagination et de l’action fera de l’œuvre littéraire le lieu privilégié de l’exercice réciproqué de la liberté, comme nous tâcherons de l’éprouver dans un troisième temps, en répétant la question sartrienne en sa syntaxe propre – Qu’est-ce que la littérature ? A. Littérature et anthropologie L’Idiot de la famille : une anthropologie littéraire Comment aborder la question littéraire dans « un système dont la liberté est le dernier mot », selon la formule de Ricœur et Dufrenne ? Faut-il partir du grand texte de Sartre – Qu’est-ce que la littérature ? – où s’effectue conceptuellement l’identification entre littérature et liberté ? Malgré la relative précocité de sa date dans le corpus sartrien (1950), nous avons voulu considérer ce texte comme le point d’aboutissement des réflexions sartriennes sur la littérature. En commençant par relire un texte bien plus tardif – L’Idiot de la famille (1971) –, nous visons une articulation déterminée : entre ces deux opérateurs de totalisation que sont l’identité narrative (Ricœur : chez qui d’ailleurs, il vaudrait mieux parler de conjonction) et la psychanalyse existentielle (Sartre) et, de fait, entre nos deux premiers chapitres. Sans doute, l’identité narrative et la psychanalyse existentielle n’ont pas le même statut : la première est un concept descriptif (il s’agit de dire ce que fait le récit), la seconde, un concept méthodologique (il s’agit de prescrire une méthode de commentaire). Cependant, le discours même de la psychanalyse existentielle se produit sous une forme narrative, comme c’est le cas dans L’Idiot de la famille. Il est ainsi loisible d’affirmer que toute psychanalyse existentielle repose, en pratique au moins, sur une identité narrative (c’est-à-dire sur la vertu d’un récit, construisant l’identité d’un 112 personnage) voire, selon la thèse de Bruno Clément, sur une identité énarrative (liée, quant à elle, à la position du commentaire, construisant pour son compte, allégoriquement, l’ipséité aporétique de son auteur même). C’est pourquoi nous tenterons de lire sous le même intitulé – « Littérature et anthropologie » – L’Idiot de la famille, qui pose la « question de l’homme », et un des tout premiers textes philosophiques de Sartre, La transcendance de l’ego, où il en va précisément du rapport de transcendance entre « moi » et « ma conscience ». Nous réservons donc pour le moment l’analyse du « thème » même de la liberté, pour centrer nos réflexions sur ce qui peut seul apparaître comme le lieu de cette liberté, et que nous appellerons, par l’essai d’une formule hybride, le personnage humain. Le personnage humain est le résultat du dialogue complexe qui se noue, chez Sartre, entre une phénoménologie égologique déclarant précisément la crise de l’unité substantielle de l’ego, et une anthropologie philosophique qui cherche, par l’exercice de la psychanalyse existentielle, à re-totaliser, selon le mot de Sartre, l’unité toujours déjà perdue du je. Le terme de personnage humain n’intitule donc rien d’autre qu’une question : celle de la possibilité de maintenir valides les résultats de l’investigation anthropologique au moment même où la liberté humaine, déclarée radicale, dé-totalise indéfiniment l’objet propre de l’anthropologie. Nous verrons que la méthode et les productions – les textes – de la psychanalyse existentielle constituent sans doute la solution de cette contradiction apparente ; il restera à nous demander en quoi cette solution diffère, chez Sartre, de celle inventée par Ricœur avec le concept d’identité narrative. Au moment d’écrire L’Idiot de la famille, Sartre est parfaitement conscient de la dimension critique – au deux sens du termes : crise et délimitation du savoir – de son projet. La problématique globale de l’ouvrage inachevé de Sartre relève d’abord d’une investigation sur la possibilité du savoir sur l’homme – c’est-à-dire de l’anthropologie. Qu’on se reporte à la question d’allure kantienne notée au début de la Préface : « que peuton savoir d’un homme aujourd’hui ? »296. Mais force est de constater que cette question des limites de la connaissance intéresse avant tout, chez Sartre, l’objet du savoir, plutôt que son sujet, comme c’était le cas chez Kant. C’est sans doute pourquoi seule « l’étude d’un cas concret »297 décidera de la possibilité philosophique de l’anthropologie. L’Idiot de la famille, en tant qu’étude de cas, tend donc à confondre la critique – délimitation du savoir – avec la clinique – science du rapport entre l’universel du savoir et la singularité du cas. 296 297 Op. cit., p. 7. Ibid. 113 Ce « cas » sera celui d’un écrivain, comme par le hasard de l’exemple298 : « que savonsnous – par exemple – de Gustave Flaubert ? »299 Si la science de l’homme trouve une limite, cette dernière se situera au cœur de l’objet anthropologique lui-même. Le geste sartrien se présente donc comme une tentative de totalisation des « informations dont nous disposons » sur Flaubert, sans que « rien ne prouve, au départ, que cette totalisation soit possible et que la vérité d’une personne ne soit pas plurale »300. Nous nommerons clinique la perspective qui détermine une telle totalisation comme plurale, ou plus exactement sérielle. Clinique au sens foucaldien, et stratifié, du terme, tel que La Naissance de la clinique l’explicite : 1. la clinique naît au moment où l’on s’autorise à « tenir sur l’individu un discours à structure scientifique »301, en levant « le vieil interdit aristotélicien » ; 2. mais – c’est le sens dont nous nous autorisions ci-dessus – la clinique ne donne pas lieu aux formes d’un savoir achevé : elle consiste en une « totalisation infinie, mouvante, sans cesse déplacée et enrichie par le temps », dont on « commence le parcours sans pouvoir l’arrêter jamais ». Telle totalisation regarde la « série infinie et variable des événements »302. Nous nommerons ici clinique la forme d’un savoir sur l’individu, non pas compris comme unité formelle – in-dividuelle –, mais comme diversité sérielle, discontinue, d’événements. Diversité que l’attention sartrienne portée sur la contingence nous conduit à déterminer non seulement au titre d’une sérialité statistique (de l’individu ou des individus), mais aussi à celui d’une accidentalité radicale (de l’expérience individuelle ou trans-individuelle). Ce « tout qui ne cesse de se faire », selon la formule de la Préface, est donc l’objet propre du livre à écrire ; la réflexion sartrienne s’élabore à l’épreuve de l’aporie de l’homogénéité du soi, et c’est à cette aporie, précisément, qu’elle cherche à répondre. Ainsi, Sartre peut déclarer, à la même page de la Préface, que « L’Idiot de la famille est la suite de Question de méthode ». Et c’est bien dans l’entreprise d’une « critique de la raison dialectique » comprise au sens marxiste que se situe ledit ouvrage méthodologique : il s’agit d’abord pour Sartre d’assumer contre le marxisme la singularité radicale de l’homme, singularité inséparable de l’irréductible pluralité de ce qu’il « est » pour soi et pour les autres ; singularité qui se produit dans et par l’extase même de l’être-pour-autrui. Citons Questions de méthode : « L’objet de l’existentialisme […] c’est l’homme singulier […], c’est 298 Sartre justifie ce choix de trois manières : sentiment d’un « compte à régler », objectivation de l’auteur dans ces ouvrages, enfin, importance de Flaubert dans l’histoire de la littérature. Pour un commentaire de ces trois raisons annoncées, nous ne pouvons que renvoyer à l’ouvrage de Bruno Clément, Le Lecteur et son modèle (Éditions PUF, Paris, 1999). 299 Ibid. 300 Ibid. 301 Naissance de la clinique, Éditions PUF, Paris, 1963 (2000), p. X. 302 Ces deux citations, ibid., p. 29. Nous soulignons. 114 l’individu aliéné, réifié, mystifié, tel que l’ont fait la division du travail et l’exploitation, mais luttant contre l’aliénation au moyen d’instruments faussés et, en dépit de tout, gagnant patiemment du terrain »303. C’est cette patience de la lutte que l’existentialisme cherche à découvrir, et qui donne parfois au discours sartrien – nous le vérifierons à la lecture de Qu’est-ce que la littérature ? – des allures de vaticination messianique ; et cette patience de la lutte sur le plan politique renvoie à une autre lutte, à une autre patience : celle de l’homme toujours détotalisé dans l’exercice de sa liberté, « qui se perd et s’aliène au cours de l’action pour se retrouver par et dans l’action même »304. Mais dans la mesure même où il cherche à se différencier vigoureusement du marxisme, le discours sartrien se doit d’abandonner les promesses dialectiques d’une rédemption « par et dans l’action même » ; dans cette mesure même, « la méthode existentialiste » doit rester « euristique », et se définira par le mouvement d’un va-et-vient entre le savoir et l’absence de savoir, vaet-vient dont la forme ne peut être que celle – la même que l’action – d’une discontinuité assumée dans l’entreprise de vouloir savoir. Ainsi, l’anthropologie philosophique de Sartre n’est pas une science d’objets, mais des devenir-objets que sont les personnages humains : « L’anthropologie ne méritera son nom que si elle substitue à l’étude des objets humains celle des différents processus de devenirobjet »305. L’homme est précisément pour Sartre l’objet qui, toujours de-venant lui-même et a-venant à lui-même comme objet d’un savoir, s’enracine dans une non-objectalité première et fondamentale : le rôle de l’anthropologie est donc « de fonder son savoir sur le non-savoir rationnel et compréhensif »306. « Nous ne sommes nous qu’aux yeux des autres, et c’est à partir du regard des autres que nous nous assumons comme nous »307, écrit Sartre dans L’Être et le néant. Le nous de l’humanité n’est jamais qu’indicatif : il signe la fiction positionnelle d’un regard inenvisageable, qui réaliserait la totalité objective de l’humain. Nous ne sommes nous qu’« en présence du tiers absolu, c’est-à-dire de Dieu », ajoute Sartre : « Le concept-limite d’humanité (comme la totalité du nous-objet) et le conceptlimite de Dieu s’impliquent l’un l’autre et son corrélatifs »308. La question demeure de la méthode à adopter dans la construction de ce savoir : l’euristique de l’anthropologie sartrienne risque toujours d’achopper sur la discontinuité libre qu’elle a d’abord érigée en loi fondamentale de l’exercice du savoir. Par là, l’euristique – risque d’un chemin pour 303 Éditions Gallimard, Paris, 1986, p. 121. Ibid., note 1, p. 34-35. 305 Ibid., p. 157, souligné par l’auteur. 306 Ibid. 307 L’Être et le néant, Éditions Gallimard, Paris, 1943, p. 463. 308 Ibid. 304 115 savoir – comprend une part irréductible d’hystérésis, au sens où Sartre évoque l’« hystérésis de l’œuvre par rapport à l’époque même où elle paraît »309 : discord fondamental du devenir lui-même, qui fait que l’objet du savoir est radicalement extérieur à la causalité et demeure, en quelque sorte – comme liberté et lacune essentielles – hors de l’espace euristique de toute compréhension. L’hystérésis commande donc l’anthropologie littéraire sartrienne et sa méthode au même titre que l’euristique ; le vouloir-savoir s’origine dans la liberté pure, qui n’est rien d’autre qu’un risque enténébré. Nous n’avons pas ici pour ambition de proposer une lecture, fût-elle brève, de L’Idiot de la famille. Il nous importe seulement de montrer comment ce texte « monstrueux », selon le mot de Bruno Clément, ne constituant rien d’autre, sous sa forme achevée, que l’immense préface d’une explication serrée de Madame Bovary, détermine l’anthropologie sartrienne comme une anthropologie « littéraire ». Rappelons donc d’abord avec B. Clément que « L’Idiot de la famille […] fonctionne – ou plutôt aurait fonctionné s’il avait été mené à un terme conforme à sa conception – selon un schéma simple et que je crois paradigmatique – un récit (le sous-titre est « Gustave Flaubert de 1821 à 1857 ») suivi d’un commentaire »310. Nous verrons pourquoi c’est précisément ce fonctionnement structurel qui fait du texte sur Flaubert une véritable clinique de l’identité. Cette clinique entrelace les questions de l’identité de l’ego (dans le champ du singulier) et de l’identité humaine (dans celui du général) ; nous nous demanderons si l’on peut à cet égard postuler l’existence, chez Sartre, d’une logique de l’identité énarrative comme le fait B. Clément : « l’identité énarrative, écrit-il, chercherait à désigner […] le travail patient et résolu d’avoisinement du moi que je connais, et n’aime guère, et de cette part en moi dont je sais seulement l’existence et dont je ne peux que soupçonner l’irréductible – et impensable – altérité ».311 L’identité énarrative, produite par et dans la pratique du commentaire, prendrait le relais de l’identité narrative, produite par et dans la pratique du récit, relais nécessaire dès lors qu’il s’agit de s’affronter aux apories de l’identité à soi de l’ego (réflexivité, identité dans le temps, altérité). Pour reprendre, à partir de Ricœur, l’ensemble de l’élaboration conceptuelle, on aurait ainsi, « dans l’ordre », comme l’écrit Clément : la métaphore, chargée de dire, par l’impertinence, mon « vrai » rapport avec le monde ; le récit, qui s’essaierait, par la fiction, à donner sens à la découverte que, étant au monde, je suis aussi « dans » le temps, et que j’ai une histoire [identité narrative] ; enfin le commentaire qui 309 Questions de méthode, op. cit., p. 61. Le Lecteur et son modèle, op. cit., p. 185. 311 Ibid., p. 195. 310 116 s’affronterait, par l’allégorie, aux apories de l’identité appréhendée cette fois non dans sa dimension temporelle mais personnelle [identité énarrative]312. Nous poserons donc un peu plus tard, avec Bruno Clément, cette question de l’identité à L’Idiot de la famille, tout en précisant dès à présent ceci : puisque L’Idiot… en reste au moment du récit, sans parvenir à se produire comme commentaire – en reste donc au moment d’une identité narrative conférée au « personnage » Flaubert, à partir de quoi, de quel document textuel, postuler la production d’une identité énarrative touchant cette fois la personne même de l’auteur Sartre ? L’inachèvement de L’Idiot… n’indique-t-il pas l’aporie même que constitue, pour Sartre, la question de l’identité à soi de l’ego dès lors qu’il s’agit d’entrer dans la pratique du commentaire – et peut-être dès avant, dans l’expérience du récit ? Revenons pour l’instant à la question, formulée ci-dessus, de l’enracinement littéraire de l’identité anthropologique chez Sartre ; enracinement dont rend bien compte la dernière phrase de Qu’est-ce que la littérature ? : « le monde peut fort bien se passer de la littérature. Mais il peut se passer de l’homme encore mieux »313. Pour le dire autrement : c’est à un écrivain (Flaubert) qu’il est demandé de répondre de la possibilité d’une anthropologie. Ainsi, par la grâce du déplacement clinique, la question anthropologique (générale) est identiquement question littéraire (spécifique), et question égologique (singulière). Grâce à la motilité épistémologique de la clinique, L’Idiot de la famille peut constituer identiquement un livre sur l’homme, sur la littérature, et sur l’identité. Flaubert : « Ce que j’ai de meilleur, c’est la poésie, c’est la bête » Qu’une dimension d’in-humanité soit impliquée dans la définition même de l’humain, dès lors que l’identité de l’homme n’est rien d’autre que l’ouverture absolue, que la béance de la liberté pure – nous aurons l’occasion de le vérifier en nous interrogeant sur ce qu’on pourrait appeler la philosophie sartrienne de l’identité. Nous voudrions pour le moment nous intéresser à la configuration du projet flaubertien, décrit par Sartre comme un projet d’inhumanité – inhumanité identiquement sur- et sous-humaine. C’est à l’époque d’une enfance continuée que Flaubert semble éprouver le plus manifestement son inhumanité : inhumanité qui se rêve alors sous les traits d’une animalité, de l’animalité de l’ « enfant sauvage » : « Cet enfant sauvage et – s’il faut en croire ses premiers écrits – proche de 312 313 L’Invention du commentaire, Éditions PUF, Paris, 2000, p. 169. Qu’est-ce que la littérature ?, Éditions Gallimard, Paris, 1948, p. 294. 117 l’animalité, ne peut aimer les hommes et s’en croire aimé qu’au niveau de la soushumanité commune »314. C’est qu’en effet l’animalité flaubertienne renvoie à deux options fondamentales et inséparables de son projet : s’abstraire de l’humain en choisissant le silence, c’est-à-dire en refusant le langage en tant qu’il ouvre la dimension du rapport inter-humain. C’est ainsi que Flaubert, par la crise de Pont-L’Évêque, a, c’est le mot de Sartre, « misé sur le génie »315 ; ce pari absolu du génie se fait contre l’homme : « l’essentiel », écrit Sartre, est « d’être non-humain : par en bas, par en haut, peu importe et, peut-être, c’est tout un ». Il ajoute : « Ce qu’il faut, c’est se rendre incapable de partager les fins de l’espèce : à partir de là commence l’Art »316. La littérature débute donc pour Flaubert au point même où l’anthropologie s’arrête, ou plutôt où elle ne peut plus continuer ; écrire – ne pas parler, donc –, ce sera faire le choix d’un certain silence désarmant la question destinale comme la question anthropologique. La « crise » flaubertienne – la formule désignant tout à la fois la crise du personnage Flaubert, par lui « vécue » lors de la chute de Pont-L’Évêque, et la crise que l’existence même de Flaubert et de son œuvre constituent aux yeux de Sartre quant à la question de l’homme – cette crise concerne donc éminemment le langage et la littérature comme médiation inter-humaine – anthropologique – de l’incommensurable (il n’y a en effet d’humanité comme genre qu’à partir d’une intersubjectivité anthropologique). Le choix flaubertien de l’animalité importe moins par la plasticité romanesque des figures qu’il recèle que par le lieu qu’obstinément il désigne, lieu strict du rapport entre le langage et le silence. Rapport infans, précisément, comme si, écrit Sartre, « le langage n’était encore, pour l’enfant, que des bruits qui parlent » 317. L’instance de la bête, pour Flaubert, renverrait à cette situation d’enfance « impartageable » qui ne saurait s’épuiser dans aucun discours, dans aucune œuvre : Flaubert « vit », « goûte sa vie », « se projette hors de soi vers le monde qui l’entoure : mais vie et paroles sont incommensurables »318. Il est à cet égard – avant de choisir d’écrire, mais d’une écriture qui ne trahisse pas le geste d’une communication – dans la situation des animaux domestiques décrite par Sartre : ils sont parlés (« cette puissance verbale qu’on leur manifeste et qui leur est refusée, elle les traverse, s’installe en eux comme la limite de leurs 314 Op. cit., p. 25. L’Idiot de la famille, t. 2, Éditions Gallimard, Paris, 1971, p. 1915. 316 Ibid. 317 Ibid., p. 24. 318 Op. cit., t. 1., p. 26. 315 118 pouvoirs, c’est une inquiétante privation », écrit Sartre)319. Et en s’inventant un langage purement idiolectal et ipséique, Flaubert ne cherche pas à réparer l’inquiétante privation de son enfance : il se choisit au contraire comme séparé de la totalité de l’espèce, et vise à réaliser par le langage l’espace inhabitable de cette séparation. Comme l’écrit Sartre, il s’agit bien pour Flaubert de réaliser « l’antiphyisis linguistique », et cette antiphysis doit passer par une contre-anthropologie, par, si l’on peut dire, une hystérie anthropologique sans doute inséparable de la décompensation hystérique de Flaubert. Ici naît la clinique sartrienne, comprise comme science des discontinuités : hystérie (déplacement symptomatique du souffert) et hystérésis (déplacement anti-causaliste du savoir). Si cela est vrai, la crise flaubertienne réalise hystériquement la négation de tout savoir général sur l’homme. Le sens dans sa généralité n’est plus donné, mais produit par l’évidence risquée d’une conjonction toujours réalisée en silence, toujours sou-venant au discours ; c’est le sens de la maxime d’écriture flaubertienne, telle que Sartre la formule : « écris de telle sorte que le monde et toi-même vous retrouviez dans vos réciprocités de perspectives comme le sens silencieux du discours »320. L’Idiot de la famille doit alors traiter un sujet double et, peut-être, contradictoire : celui de la question de l’homme, et celui de la question du devenir-génie d’un « idiot » qui, par l’événement vécu d’une crise, renonce au langage de la médiation anthropologique, c’està-dire à la langue comme langue de l’espèce. Tout se passe donc comme si, en choisissant Flaubert, Sartre se choisissait un objet impossible : non pas inconnaissable en soi, mais hystériquement soustrait à toute anthropologie, et produisant à lui seul le basculement de toute critique philosophique dans l’aventure clinique. Il nous paraît que Sartre assume ce choix, en tout cas jusqu’à un certain point. Reste à savoir quelle forme pourra revêtir une telle clinique, et quelle « identité » pourra en ressortir ; le mot même d’hystérie devrait être, dans le cas de Flaubert – c’est Sartre même qui le suggère – profondément remanié afin d’accueillir un écart – espace de l’écart qui n’est peut-être que l’hystérie elle-même – entre le joué et le vécu. Il nous faudra donc nous demander, question essentiellement heuristique, si L’Idiot de la famille est fidèle à l’engagement clinique que ses prémisses méthodologiques lui assignent, et à la crise de l’anthropologie – crise du langage et 319 Ibid., p. 144. Voir aussi ce que Sartre écrit à propos d’un chien enragé par la proximité d’un discours humain porté sur lui, et auquel il ne peut pas répondre (ibid., p. 145) : « Cet exemple montre assez que la culture, d’abord simple milieu, lacune ignorée, devient chez l’animal, à la faveur du dressage, pure négation par elle-même de l’animalité : c’est une fission qui entraîne la bête au-dessus et au-dessous de son niveau familier, la haussant vers une compréhension impossible pendant que son intelligence égarée s’effondre dans l’hébétement ». 320 Op. cit., t. 2, p. 1989. 119 « invention » de la littérature aussi bien – qui est sans doute son seul objet ; nous en aurons l’occasion en approfondissant la lecture de l’ouvrage de B. Clément, Le Lecteur et son modèle. Transcendances de l’ego Soi-même comme un autre se présente comme une vaste réflexion sur la question de l’identité ; faisant fonds du concept crucial d’identité narrative élaboré dans le troisième tome de Temps et récit, l’ouvrage se propose d’en déplacer le champ d’application. Comme le rappelle Ricœur dans une note importante de Soi-même… : « La question de l’entrecroisement entre histoire et fiction [dans Temps et récit III] détournait en quelque sorte l’attention des difficultés considérables attachées à la question de l’identité en tant que telle »321. Il s’agit à présent de s’affronter à la question de l’identité en tant que telle – à la question en tant que telle, tout comme – rigoureuse tautologie – à la question de l’identité en tant que telle. Rappelons que la structure problématique de l’ouvrage repose sur l’articulation entre trois « traits grammaticaux » (usage du se et du soi, dédoublement du même selon le régime de l’idem et de l’ipse, corrélation entre soi et autre que soi) et « trois traits majeurs de l’herméneutique » ; ces trois traits herméneutiques correspondent rigoureusement, c’est le mot de Ricœur, aux traits grammaticaux, en y apportant une « réponse » philosophique formalisable ainsi – nous citons encore Ricœur : « détour de la réflexion par l’analyse », « dialectique de l’ipséité et de la mêmeté », dialectique de « l’ipséité et de l’altérité »322. Ce « détour » et ces deux dialectiques constituent donc l’assomption, dans la dimension de l’herméneutique, de la triple aporie de l’identité qui n’était qu’obscurément formulée par les traits grammaticaux du langage ordinaire ; aporie triple, c’est-à-dire triple séparation entre soi et soi : séparation formelle dans l’usage de la réflexion (comme l’écrit Sartre dans L’Être et le néant, on a pris souvent la présence à soi « pour une plénitude d’existence », alors que « toute « présence à » implique dualité, donc séparation au moins virtuelle »323) ; séparation temporelle qui fait perdre son « univocité » au pôle du Même, ouvrant l’espace d’une polysémie de l’ipséité ; séparation réelle, entre le Même et l’Autre, elle-même révélée par la polysémie de l’ipséité. 321 Op. cit., p. 138. Ibid., p. 27-28. 323 Op. cit., p. 113. 322 120 1. En ce qui concerne l’aporie de la réflexivité, elle donne lieu à un détour, revendiqué comme tel, par la tradition de la philosophie analytique ; mais toute la réflexion ricœurienne sur la question du je comme sujet de réflexion et d’énonciation s’achève de fait par un retour à la problématique du corps propre : « la voix, dit-il, est le véhicule de l’acte d’énonciation en tant qu’il renvoie au « je », centre de perspective insubstituable sur le monde »324 ; dès lors, l’acte de langage analytique, au sens fort, en quoi se divise tout « je » parlant, est re-compris comme action du « corps » d’un agent. C’est cependant parce que cet agent agit « dans le temps » que surgit la seconde dimension de l’aporie. 2. Le concept d’identité narrative, disponible dès Temps et récit III, permet à Ricœur, sinon de donner une réponse spéculative à l’aporie temporelle de l’ipséité, du moins de poser sa productivité dans « un autre registre de langage »325. Le je réflexif, devenu agent, et risquant de se perdre dans l’agitation temporalisante de son action, se trouve déterminé comme sujet-objet de récit : « l’action est cet aspect du faire humain qui appelle récit »326, écrit décisivement Ricœur. Réciproquement, c’est le récit qui re-constitue le dispars des actions en identité personnelle. La narrativité se trouve conçue, à cette occasion, comme « propédeutique à l’éthique », la littérature étant conçue comme « un vaste laboratoire où sont essayées des estimations, des évaluations, des jugements d’approbation et de condamnation »327. 3. Quant à la troisième sphère d’aporéticité, Ricœur la traverse en direction de l’affirmation de « l’être-enjoint en tant que structure de l’ipséité ». L’être-enjoint est une forme spécifique de l’altérité irréductible du corps propre – altérité déterminée comme chair – forme spécifique et impliquant, pour ainsi dire, une « moralisation » apriorique de la conscience. Citons Ricœur : « L’être-enjoint constituerait alors le moment d’altérité propre au phénomène de la conscience, en conformité avec la métaphore de la voix ». Il ajoute : « Écouter la voix de la conscience signifierait être-enjoint par l’Autre »328. L’altérité, dans sa radicalité incarnée, n’est pas seulement chair – dispersion matérielle du corps propre –, mais voix – articulation formelle d’un sens éthique de l’altérité. L’êtreenjoint par quoi nous nous trouvons confronté à autrui, c’est la thèse de Bruno Clément, ne donnerait pas simplement lieu à l’écriture d’un récit – produisant quelque chose comme 324 Soi-même comme un autre, op. cit., p. 72. Ibid., p. 175. 326 Ibid., p. 76. 327 Ibid., p. 139. 328 Ibid., p. 404-405. 325 121 une identité narrative –, mais à celle d’un commentaire en quoi s’exalte une identité énarrative. Nous voudrions à présent confronter ces résultats ricœuriens concernant l’identité avec les propositions avancées par Sartre dans La Transcendance de l’ego. Il aurait sans doute été plus aisé de rapporter terme à terme les trois formes de la « polysémie » ricœurienne aux trois ek-stases sartriennes de L’Être et le néant : ek-stase réflexive d’abord, ek-stase temporelle, ensuite, liée au « projet tridimensionnel du pour-soi vers un être qu’il a à être sur le mode du n’être pas »329, ultime ek-stase, enfin, de l’être-pour-autrui. La correspondance avec les articulations conceptuelles du discours de Ricœur est frappante. Mais nous espérons, en interrogeant un texte plus ancien et peut-être plus radical, pouvoir faire apparaître aussi clairement que possible le point de rupture entre ces deux logiques de l’identité ; nous tâcherons ensuite de montrer comment, chez les deux auteurs, conception du soi et « définition » du littéraire se trouvent rigoureusement corrélées : c’est en effet, chez Ricœur, d’une littérature comme narration – ou é-narration – d’un soi dans l’endurance de sa propre ipséité qu’il est question ; chez Sartre au contraire, la littérature se donne toujours comme le lieu d’une crise radicale du soi, lieu de la mise à nu extatique d’une ipséité vertigineusement et constamment altérée – d’où la détermination sartrienne du récit telle qu’elle est livrée dans Situations I. Le propos de La Transcendance de l’ego est d’interroger la phénoménologie husserlienne aux lieux mêmes où elle paraît vouloir établir les fondements d’une égologie transcendantale : « On croit ordinairement, écrit Sartre, que l’existence d’un Je transcendantal se justifie par le besoin d’unité et d’individualité de la conscience »330. Besoin d’unité et d’individualité que l’on pourrait rapporter, semble-t-il, au désir d’identité à soi de la conscience transcendantale ; or précisément, dit Sartre, la « phénoménologie n’a pas besoin de recourir à ce Je unificateur et individualisant »331. Non pas qu’elle se donne autrement les moyens de produire l’unité et l’identité à soi de la conscience ; la phénoménologie, aux yeux du jeune Sartre, ne peut pas désirer cette unité et cette identité : pour elle, « la conscience se définit par l’intentionnalité », et par « l’intentionnalité elle se transcende elle-même, elle s’unifie en s’échappant »332 – étrange thèse d’une identité à soi constitutivement extatique. C’est donc en se fondant sur une interprétation radicale du concept phénoménologique d’intentionnalité que Sartre affirme la réduction nécessaire de 329 Op. cit., p. 337. La Transcendance de l’ego, Éditions Vrin, Paris, 1965, p. 20. 331 Ibid. 332 Ibid., p. 21. 330 122 tout Je en tant qu’il pourrait donner lieu à l’unité substantielle d’un ego, et motiver les analyses d’une égologie transcendantale. Le Je est extérieur à la sphère proprement transcendantale de la conscience : « Le Je transcendant doit tomber sous le coup de la réduction phénoménologique »333. De là, Sartre peut suspecter d’emphase ontologique le Cogito husserlien, et écrire que « le Cogito affirme trop ». Il ajoute : « Le contenu certain du pseudo Cogito n’est pas « j’ai conscience de cette chaise », mais « il y a conscience de cette chaise »334. Sartre, on le sait, radicalisera sa critique du Cogito dans L’Être et le néant, en dérivant rigoureusement la position cogitative de l’existence d’autrui : « le cogito lui-même ne saurait être un point de départ pour la philosophie »335, écrit-il. Et il ajoute : « Loin que le problème de l’autre se pose à partir du cogito, c’est, au contraire, l’existence de l’autre qui rend le cogito possible »336. D’où la quadruple conclusion sartrienne, annoncée dès l’introduction de l’ouvrage : 1. « le champ transcendantal devient impersonnel » ; 2. « le Je n’apparaît qu’au niveau de l’humanité » ; 3. « le Je pense peut accompagner nos représentation parce qu’il paraît sur un fond d’unité qu’il n’a pas contribué à créer » ; 4. « il sera loisible de demander […] si l’on ne peut concevoir des consciences absolument impersonnelles »337. La conscience transcendantale est donc une « spontanéité impersonnelle », se déterminant « à l’existence à chaque instant » comme une « création ex nihilo »338. L’ego n’est qu’une détermination postérieure de la conscience ; « mon identité » consiste tout entière dans l’effort pour substantialiser un mouvement d’extase impersonnelle, ou prépersonnelle ; « Je » ne suis rien d’autre que ce que « Je », à chaque fois, cherche à être – identité impossible d’un eksistant qui voudrait se constituer comme personne. Le premier texte philosophique de Sartre nous replonge donc dans le vertige d’une « polysémie » qui n’appartient à nulle ipséité qui soit, ou plus précisément, qui précède toute détermination en tant qu’idem ou qu’ipsè. Ricœur, nous l’avons vu, reconnaît qu’une différence à soi – ultime structure de l’être-enjoint – risque bien de précéder toute identification d’un je, et a fortiori toute position d’un je peux ; mais il trouve avec l’identité narrative – puis énarrative, si l’on suit l’interprétation de Bruno Clément – la ressource d’une resubstantialisation du Je dans le cadre de la pratique narrative. C’est précisément l’espoir de cette resubstantialisation par le récit qui le sépare de Sartre. 333 Ibid., p. 27. Ibid. 335 L’Être et le néant, op. cit., p. 275. 336 Ibid. 337 Tout ceci dans La transcendance de l’ego, op. cit., p. 18-19 (nous soulignons à chaque fois). 338 Ibid., p. 79. 334 123 Afin de tâcher d’accompagner Sartre et Ricœur jusqu’à l’orient de leur commun itinéraire – orient consistant dans la thèse d’une conscience extatique, et comme telle an-identique à soi – nous nous appuierons sur le tout premier texte de Ricœur, écrit avec Mikel Dufrenne, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence. Dans cette admirable doxographie – commentaire philosophique qui, par bien des aspects, relève aussi du récit – de l’expérience existentialiste telle qu’elle se joue chez Jaspers, Ricœur rencontre la question critique de l’identité. L’instance de cette crise livre le sujet à la double étreinte de l’insécurité et de la solitude : « Mais il arrive, écrivent Ricœur et Dufrenne, que ce sentiment de sécurité chancelle et qu’un « malaise » m’étreigne lorsque je laisse au monde le dernier mot. […] L’harmonie insouciante qui me liait au monde se brise ; je ne m’y sens plus à l’aise malgré les succès partiels qu’obtiennent ma connaissance ou mon action. J’éprouve tout à coup ma solitude »339. Cette solitude est l’avent d’une absence radicale – identiquement absence du monde et absence au monde. Nous l’avions reconnue comme l’objet du « récit » intitulé La Nausée ; il est loisible d’en trouver la formulation philosophique dès La Transcendance de l’ego, en un passage qui nous paraît fondamental. Sartre y interroge le geste même de l’épochè husserlienne, considéré dans le corpus phénoménologique comme une « opération savante », ce qui, dit Sartre « lui confère une sorte de gratuité ». Et il écrit ceci : Au contraire, si « l’attitude naturelle » apparaît tout entière comme un effort que la conscience fait pour s’échapper à elle-même en se projetant dans le Moi et en s’y absorbant […], l’epoch n’est plus un miracle, elle n’est plus une méthode intellectuelle, un procédé savant : c’est une angoisse qui s’impose à nous et que nous ne pouvons éviter, c’est à la fois un événement pur d’origine transcendantale et un accident toujours possible de notre vie quotidienne.340 La gestique de la réduction n’est plus le fait d’une bonne volonté savante ; elle apparaît comme l’épreuve irréductible d’une « angoisse » liée à la suspension subie, et violemment traversée, de la double thèse de l’attitude naturelle, celle du monde et celle du Je. Cette épreuve a ceci de remarquable d’une part, qu’elle ressortit à la fois de l’événement « pur » situé dans la sphère de la conscience transcendantale, et de l’accident de l’empiricité, de « notre vie quotidienne » ; son vertige affecte même, et c’est sans doute le point le plus violemment subversif du texte de Sartre, la distinction cardinale entre le transcendantal et l’empirique. C’est là que s’avive l’hyperbole, subie plutôt qu’agie, de l’èpochè husserlienne ; elle nous rappelle l’hybris du Cogito cartésien, dans la lecture qu’en donna Jacques Derrida : « L’audace hyperbolique du Cogito cartésien, son audace folle […] 339 340 Op. cit., p. 115. Op. cit., p. 83-84. 124 consiste donc à faire retour vers un point originaire qui n’appartient plus au couple d’une raison et d’une déraison déterminées, à leur opposition ou à leur alternative. Que je sois fou ou non, Cogito, sum »341. Cette épreuve a ceci de remarquable d’autre part que, selon les mots de Ricœur et Dufrenne, sa violence excède les forces de la « connaissance » et de « l’action » La détermination du sujet comme agent, théorique ou pratique, ne le soustrait pas à l’emprise de la question : « Qui suis-je ? » La profondeur d’une telle question, nous révèlent Ricœur et Dufrenne, est abyssale. C’est, pourtant, dans l’étreinte même de cette angustia que l’identité doit trouver les ressources de sa reformulation. Si elles risquent toujours de lui manquer, chez Sartre, ce n’est pas le cas chez Ricœur : « Quand je dis je, écrit-il avec Dufrenne, je ne sais pas qui je suis, mais je suis assuré d’être, au-delà de la forme vide de mon identité, un moi concret, lourd d’un contenu irremplaçable »342. Toute la différence entre Ricœur et Sartre, sur ce plan, tient dans cette « assurance », assurance sans nom, et qui ne sera nommée qu’au moment d’aborder la thématique de la liberté. C’est comme liberté que je peux me constituer une identité qui résiste à l’extase, à condition que cette liberté dessine un parcours d’actions, qui, déterminé comme mon histoire, constituera cette lourdeur de contenu requise pour définir l’ego. Aux yeux de Ricœur, si le moi n’est rien d’autre que le parcours de ses « décisions anarchiques » – c’est-à-dire de ses actions comme réaffirmation constante de sa liberté –, il risque de se trouver « livré à l’incohérence ». Il ajoute avec Dufrenne : « Ne perd-il pas tout caractère substantiel pour être suspendu à un choix aléatoire et variable ? »343. Nous avons vu comment, par la constitution d’un parcours de l’action, le sujet pouvait prétendre à une « identité » déterminée comme narrative. La différence entre Ricœur et Sartre consiste ici, très précisément, dans la manière de réfléchir la possibilité du récit ; il nous faut donc les confronter au plan de leur théorie narrative et, si comme nous le pensons, il n’y a pour Sartre de production d’identité que par la psychanalyse existentielle, et non par l’art du récit, interroger la part de narrativité encore à l’œuvre dans le genre « analytique ». Identité narrative et psychanalyse existentielle Avant d’envisager de confronter ces deux concepts – concepts qui ne valent peut-être avant tout, chez Sartre comme chez Ricœur, que par leur fécondité opératoire –, il nous 341 « Cogito et histoire de la folie », dans L’Écriture et la différence, op. cit., p. 86. Karl Jaspers…, op. cit., p. 116. 343 Ibid., p. 147. 342 125 faut assumer la double différence qui les sépare : 1. Une différence générique, d’abord : l’identité narrative intervient en effet, comme l’indique en épithète, dans le champ de la narration (le récit) ; la psychanalyse existentielle, quant à elle, se joue sur le plan de l’énarration (le commentaire) au sens utilisé par Bruno Clément. Ces deux concepts, ou ces deux opérations conceptuelles, ne s’adressent donc pas au même moment de l’aporie du soi : l’identité narrative intéresse la forme temporelle de l’aporie ; la psychanalyse existentielle, quant à elle, intéresse la forme empirique l’aporie. 2. Une différence tout à la fois fonctionnelle et formelle, dans le rapport même à l’aporie : l’identité narrative, nous le montrerons, est un concept de la conjonction, utilisé par Ricœur dès Temps et récit II ; la psychanalyse existentielle est un concept de la totalisation. Leur point commun est cependant obvie : identité narrative, comme psychanalyse existentielle, sont deux concepts permettant de penser l’unité d’une vie d’homme ; cette unité se réalise, pour Ricœur, dans et par le récit ; pour Sartre, dans et par le commentaire. Nous procèderons donc en deux temps : nous interrogerons d’abord Sartre et Ricœur sur le récit, pour montrer que si le premier lui refuse le privilège de réaliser l’unité conjonctive d’un ego, le second le lui accorde ; puis nous nous intéresserons à la conception sartrienne du commentaire – la psychanalyse existentielle –, forme d’énarration dont nous essaierons de déterminer quel rapport elle entretient avec les apories de l’ipséité. Nous reviendrons à cette occasion sur la dialectique – peut-être irrésolue – qui se joue, dans L’Idiot de la famille, entre la dimension critique et la dimension clinique du commentaire sartrien. Il y a chez Sartre – en particulier dans les Situations – un questionnement constant sur l’enjeu et les ressorts du narratif. Cette interrogation, notons-le au passage, n’est pas restrictivement critique ou philosophique, mais s’articule de très près avec une pratique, celle de Sartre écrivain ; Situations I, à cet égard, pourrait bien relever de l’art poétique. Nous nous appuierons essentiellement sur un articule daté d’août 1938, « Á propos de John Dos Passos et de 1919 ». Ce court texte se donne comme une critique radicale du roman classique ; et cette critique repose tout entière sur la distinction entre roman et récit, le roman classique étant précisément déterminé comme pur récit. Qu’est-ce donc qu’un récit ? Deux séries de critères entrent en jeu dans sa définition : 1. la manière dont le temps événementiel est traité par la forme narrative ; 2. le point de vue présidant à ladite mise en forme. Concernant la formalisation narrative opérée par le récit, Sartre écrit ceci : « Dans le roman les jeux ne sont pas faits, car l’homme romanesque est libre. […] Le récit, au contraire, […] se fait au passé. Mais le récit explique : l’ordre chronologique – ordre pour 126 la vie – dissimule à peine l’ordre des causes – ordre pour l’entendement »344. La narration déployée par ce que Sartre nomme récit est explicative : elle configure de manière compréhensive et intelligible une totalité chronologiquement dispersée d’événements. Elle relève donc de ce que Ricœur appelle le muthos ; nous citons l’« Avant-propos » de Temps et récit I : « l’intrigue d’un récit […] « prend ensemble » et intègre dans une histoire entière et complète les événements multiples et dispersés et ainsi schématise la signification intelligible qui s’attache au récit pris comme un tout »345. Cette schématisation détermine le récit comme l’opération d’une « conscience » en faculté d’intérioriser formellement un divers temporel (second critère) ; or, pour Sartre, tout le sens du roman est d’assumer la néantisation constante qui traverse la conscience et qui divise, disperse le temps en une multiplicité hétérogène de faits. C’est ainsi qu’il peut écrire, au sujet de Dos Passos, que son roman « est le dévidage balbutiant d’une mémoire brute et criblée de trous »346. Dès lors, le roman est livré à la facticité, et ne prétend jamais la convertir en signification ; son temps discontinu est soustrait au schématisme de la raison narrative, telle que la conçoit Ricœur. Il n’y a donc dans le roman sartrien ni configuration temporelle, ni focalisation omnisciente conférant un foyer de sens à ladite configuration ; le monde qu’il nous suggère est, écrit Sartre, « impossible […] parce qu’il est contradictoire »347. Ce monde impossible se donne comme le noème inconfigurable d’une conscience elle-même « impossible » en tant qu’elle se rapporte à un néant qui « ne se peut ni sentir ni penser »348. Venons-en à présent à Ricœur ; dans Temps et récit II, on le sait, l’auteur cherche à penser la spécificité du récit de fiction. Tandis qu’il a tenté d’établir dans le tome I une continuité herméneutique entre temps et récit en général, c’est, dans le cas du récit de fiction, à une discontinuité aporétique que l’auteur va se trouver confronté. Cette discontinuité, notons-le, n’est pleinement assumée par le discours philosophique qu’au moment où il lui est donné de se faire lecture de textes littéraires – à la fin du tome II. Voici ce qu’écrit Ricœur en guise de préliminaire à son exégèse du roman de Thomas Mann : Si l’on demande maintenant quelles ressources Der Zauberberg est susceptible d’apporter à la refiguration du temps, il apparaît tout à fait clairement que ce n’est pas une solution spéculative 344 Situations 1, Éditions Gallimard, Paris, 1947, p. 16. Ibid., p. 10. 346 Ibid., p. 17. 347 Ibid., p. 25. 348 Ibid., p. 24. 345 127 aux apories du temps qu’il faut attendre du roman mais, d’une certaine façon, leur Steigerung, leur élévation d’un degré.349 La notion d’élévation (Steigerung) est empruntée au texte même du roman, à l’approche de sa finis operis : « Des aventures de la chair et de l’esprit qui ont élevé (steigerten) ta simplicité t’ont permis de surmonter dans l’esprit ce à quoi tu ne survivras sans doute pas dans ta chair »350. La question du philosophe peut, au fond, se formuler comme suit : Der Zauberberg est-il un roman d’apprentissage ? C’est-à-dire : l’unité du roman repose-t-elle, au-delà même de la différence des trois grandeurs, sur l’instance personnage, sur le personnage en tant que point de conjonction de la totalité des thématiques du roman ? L’expérience temporelle de Hans Castorp se confond-t-elle en dernière analyse avec l’apprentissage de la mortalité, de la temporalité, et de l’apprentissage lui-même ? Pour le dire autrement : le roman La Montagne magique est-il à penser comme le récit d’une expérience ? La réponse risque la négative – en tout cas si l’on veut absolument partir, pour sursumer la différence des trois grandeurs, du « personnage » comme punctum conjunctionis, et ce : 1. D’une part, du fait de la substruction ironique permanente qui caractérise la narration, liée chez Mann à la division inlassable entre énoncé et énonciation. Une remarque à ce propos : il ne nous semble pas que le concept de personnage, déterminé comme lieu d’une identité narrative, puisse permettre de fonder la possibilité d’un temps conjonctif ; sans quoi l’on retrouve, au terme du parcours, les paradoxes inconclusifs de l’égologie, c’est-àdire de la philosophie du sujet. C’est la raison pour laquelle Soi-même comme un autre suit logiquement Temps et récit III, et doit reprendre la question de l’identité narrative pour la confronter à la problématique de la subjectivité. 2. D’autre part, du fait de l’incommensurabilité desdites grandeurs en jeu dans le récit. Force est de constater, en effet, qu’elles ne sont pas génériquement similaires, c’est-à-dire incorporables dans l’unité d’une seule et même expérience : la maladie relève d’une grandeur d’altérité (le corps comme absolument autre) ; le temps, d’une grandeur de disjonction (nous citons à nouveau Deleuze, dans Proust et les signes : « Peut-être est-ce cela, le temps : l’existence ultime de parties de tailles et de formes différentes qui ne se laissent pas adapter, qui ne se développent pas au même rythme, et que le fleuve du style n’entraîne pas à la même vitesse »351). L’« incorporation » conjonctive de ces grandeurs radicalement dissimilaires ne peut se faire, me semble-t-il, que si l’on a déjà pré-déterminé 349 Temps et récit 2, op. cit., p. 192. Cité par Ricœur dans Temps et récit 2, op. cit., p. 177. 351 Op. cit., p. 137. 350 128 le roman comme Bildungsroman, c’est-à-dire roman de la culture – sous la forme de la grandeur cumulative de l’apprentissage. Sans doute manque-t-il ici à Ricœur – à l’époque de Temps et récit 2 – ce puissant opérateur de totalisation que constitue l’identité narrative, et qui se trouvera déployé dans Soi-même comme un autre. La puissance de dislocation du « récit de fiction » excède ici les ressources configurantes de la rationalité narrative classique, et l’identité du personnage continue de faire question. Demandons-nous à présent dans quelle mesure la psychanalyse existentielle, en tant que méthode, requiert sur le plan conceptuel l’a priori d’une possibilité de totalisation. Nous allons essayer de montrer comment cet a priori se trouve partagé, chez Sartre, entre la tradition philosophique – kantienne – d’une critique, liée à la dé-limitation d’un savoir, et celle, « médicale » d’une clinique, au sens rappelé ci-dessus de détermination des singularités. Nous l’avons annoncé, ce partage entre critique et clinique ne laisse pas intouchée la notion de totalisation, mais la fait participer, au sens fort, et au-delà même de la dimension des apories de l’identité personnelle, à la logique extatique en quoi s’avive constamment l’expérience humaine. Rappelons, en guise d’exergue à ces remarques, telle phrase de L’Être et le néant : « il peut y avoir des descriptions qui ne visent pas l’essence, mais l’existant lui-même, dans sa singularité »352. Cette singularité est tout à la fois sérielle et accidentelle. Nous n’entendrons donc pas état clinique au sens deleuzien de blocage d’un processus créateur (« la littérature est une santé », écrit-il dans Critique et clinique : « quand le délire retombe à l’état clinique, les mots ne débouchent plus sur rien, on n’entend ni ne voit rien à travers eux, sauf une nuit qui a perdu son histoire, ses couleurs et ses chants »353). Nous nous demanderons restrictivement, ici, ce que peut signifier l’adoption d’un regard clinique – et nous poserons, en particulier, ces questions : y a-t-il des « objets », y a-t-il un « discours » pour un tel regard ? « Une seule école, écrit Sartre dans L’Être et le néant au moment d’aborder la question de la psychanalyse existentielle, est partie de la même évidence originelle que nous : c’est l’école freudienne »354. Cette évidence originelle se formule comme suit : un « acte ne saurait se borner à lui-même », mais « renvoie immédiatement à des structures plus profondes »355. C’est en tant qu’elle est la seule méthode visant à expliciter ces « structures profondes » en refusant « d’interpréter l’action par le moment antécédent », c’est-à-dire de constituer un déterminisme horizontal, que Sartre emprunte son nom de psychanalyse à la 352 L’Être et le néant, op. cit., p. 482. Op. cit., p. 9. 354 Op. cit., p. 502. 355 Ibid. 353 129 psychanalyse freudienne. Psychanalyse nomme donc d’abord l’engagement herméneutique dans un univers de signes ; la psychanalyse, aux yeux de Sartre, se définit par la postulation d’un sens du réel. Toutefois, l’assomption de l’héritage analytique reçoit un certain nombre de restrictions importantes : 1. l’interprétation analytique freudienne, bien qu’elle soit fondée sur la négation de tout déterminisme horizontal, reconstitue un déterminisme vertical : l’herméneutique freudienne fait signe vers un « plus profond désir » compris comme détermination initiale de la libido ; 2. la psychanalyse renvoie donc « nécessairement […] au passé du sujet »356 : et c’est ici que le déterminisme vertical se trouve re-compris dans un déterminisme horizontal, « axé », dit Sartre, sur une histoire ; 3. « la dimension du futur n’existe pas pour la psychanalyse »357, écrit enfin Sartre. Or il n’y a de subjectivité qu’en projet ; le sub-jectum est avant tout pro-jectum. Dès lors, ajoute-t-il, « la réalité-humaine [traduction, rappelons-le, du Dasein heideggerien] perd une de ses ekstases et doit s’interpréter uniquement par une régression vers le passé à partir du présent »358. D’autre part, indique Sartre, dans la psychanalyse, « les structures fondamentales du sujet, qui sont signifiées par ses actes, ne sont pas signifiées pour lui, mais pour un témoin objectif qui use de méthodes discursives pour expliciter ces significations »359. Comme l’écrit encore Sartre, « aucune précompréhension ontologique du sens [total] de ses actes n’est accordée au sujet » ; ce qui, selon lui « se conçoit assez bien, puisque, malgré tout, ces actes ne sont qu’un effet du passé » et que pour saisir la totalité de leur sens il faudrait « chercher à inscrire leur but dans le futur »360. Sartre décèle donc pour finir deux limitations distinctes dans la théorie analytique freudienne : 1. le refus d’accorder au sujet une « précompréhension ontologique » de soimême, c’est-à-dire de son ipséité en train de « se » faire ; 2. l’impossibilité corrélative de donner lieu à une entente projective de l’existence du sujet qui, comme telle, puisse ne pas demeurer cantonnée à la dimension du passé. C’est ici qu’émerge l’idée d’une méthode qui ne soit pas seulement régressive – détermination horizontale d’un présent par un passé – mais aussi progressive – détermination horizontale d’un présent par la projection qui le conduit à se perdre pour ek-sister comme futur : « Et la compréhension se fait en deux sens inverses : par une psycho-analyse régressive, on remonte de l’acte considéré jusqu’à mon 356 Ibid. Ibid., p. 503. 358 Ibid. 359 Ibid. 360 Tout ceci ibid. Nous soulignons. 357 130 possible ultime – par une progression synthétique, de ce possible ultime on redescend jusqu’à l’acte envisagé et on saisit son intégration dans la forme totale »361. La première objection étonne cependant, venant de Sartre. Même si le socle théorique de la psychanalyse existentielle – l’« ontologie phénoménologique » sartrienne – accorde au sujet une précompréhension ontologique de « soi » et de ses actes, Sartre considère sa méthode analytique, au même titre que la psychanalyse freudienne, comme une méthode de connaissance « objectale », supposant donc un rapport de sujet (l’analyste) à objet (l’analysé). D’où, par exemple, la notation sartrienne, au début du Flaubert, affirmant que l’auteur de Madame Bovary « s’est objectivé dans ses livres »362 : c’est, aux yeux de Sartre, cette objectivation qui rend possible une entreprise telle que L’Idiot de la famille. Les deux psychanalyses, ainsi déterminées, ne relèvent pas de l’acte d’un sujet (l’analysant) cherchant à ressaisir l’ensemble des significations de son existence ; elles sont envisagées en tant que méthode de compréhension d’une altérité, c’est-à-dire du point de vue de l’analyste. Toutes deux constituent ainsi des commentaires d’un objet-sujet par un sujet, commentaires cherchant à découvrir ce que Sartre appelle la possibilité ultime d’un existant, possibilité ultime qui lui reste, au-delà même de toute précompréhension, radicalement et irréductiblement soustraite, c’est-à-dire la forme totalisée de ses ekstases ; « cette forme » écrit-il, « n’est pas un possible parmi d’autres »363. Cette forme constitue « la synthèse unitaire de tous nos possibles actuels »364 : en tant que telle, elle n’est promise qu’aux regards de l’autre, du « témoin objectif » pour qui la pluralité extatique d’un existant peut se trouver résorbée dans l’unité compréhensive d’une analyse. Et c’est précisément cette totalité formelle qui échappe au sujet, et n’apparaît qu’aux yeux de l’analyste existentiel. La méthode sartrienne elle-même, vise donc une totalité close ; elle n’accorde donc pas beaucoup plus au « sujet » que la psychanalyse traditionnelle : il demeure pour elle extérieur par principe à cette totalité qu’il est en train de devenir. La reconnaissance de la dimension projective d’une existence, dans la psychanalyse existentielle, n’implique aucunement que le sujet se comprenne à une profondeur analytique : c’est une totalité que vise la méthode de Sartre, et cette totalité demeure essentiellement extérieure au sujet. Cette totalité est une identité dont la futurition projective vécue s’est en quelque sorte résorbée en configuration. 361 Ibid., p. 504-505. L’Idiot de la famille, t. 1, op. cit., p. 8. 363 Ibid., p. 505. 364 Ibid. 362 131 Rappelons à ce propos que Ricœur, à plusieurs reprises, évoque l’hypothèse d’une similitude entre psychanalyse freudienne et narration ; en effet, selon lui, « l’expérience analytique met en relief le rôle de la composante narrative dans ce qu’il est convenu d’appeler « histoires de cas » ; c’est dans le travail de l’analysant, que Freud appelle d’ailleurs perlaboration (Durcharbeitung), que ce rôle se laisse discerner »365. Si le sujet de l’analyse n’est pas simplement compris comme support passif d’une objectivation venue d’ailleurs, il demeure que c’est à une totalité de significations passée que son engagement analytique lui permet d’aboutir : « la finalité même du processus entier de la cure […] est de substituer à des bribes d’histoires à la fois inintelligibles et insupportables une histoire cohérente et acceptable, dans laquelle l’analysant puisse reconnaître son ipséité »366. Ainsi, l’identité narrative produite par le récit ne donnerait accès qu’au passé au sens de l’action d’un existant, que ce récit soit son œuvre, où celle de l’analyste. Par le récit, je me donnerais ainsi la possibilité de me connaître dans la dimension d’un passé qui omet systématiquement l’ek-stase de mon irréductible futurition : me racontant, me récitant, mon récit serait incapable de saisir son propre sens, en tant qu’il constitue mon action présente, et perpétue dès lors l’ouverture extatique de mon projet. Cette vision sartrienne de la psychanalyse traditionnelle omet cependant une composante essentielle de la pratique analytique ; cette omission n’est d’ailleurs peut-être pas absente de la vision ricœurienne identifiant l’analyse à une production narrative : l’analyse n’est pas monologique, mais dialogique. Et, comme le rappellent fortement Laplanche et Pontalis367, la perlaboration elle-même passe le plus souvent par une articulation agonale entre l’analyste et l’analysant, qui aboutit à la levée des résistances, c’est-à-dire de la répétition névrotique du passé pur. De dialogisme actif, il n’en est pas question non plus dans la psychanalyse existentielle : elle vise une forme totalisée à laquelle le sujet n’aura, pour sa part, jamais accès, sinon sur le mode du fantasme ou de l’imagination. Nous voudrions pour finir tenter de faire apparaître, dans l’analyse du « cas » Flaubert telle que L’Idiot de la famille la produit, l’irréductible discord entre les dimensions clinique et critique du travail de Sartre. Nous avons rappelé ce que clinique signifiait ici pour nous – savoir sériel et accidentel des singularités. Il s’agira donc d’entendre l’hyperbole encore à l’œuvre dans la dimension clinique du savoir, structurellement liée à la tension, dans l’espace même du savoir clinique, entre totalisation et dé-totalisation sérielle (Foucault) ou 365 Temps et récit 3, op. cit., p. 444. Ibid. 367 Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Quadrige, Paris, 2002, article « Perlaboration ». 366 132 accidentelle (Sartre). Dans L’Idiot de la famille. Du côté de la critique, c’est bien à une forme totalisée de l’expérience de Flaubert que l’analyste prétend accéder : une fois cette forme mise au jour, elle pourra valoir comme topos d’une réalité anthropologique. Le mouvement de cette totalisation dessine précisément l’espace dans lequel une volonté de savoir sur l’homme peut se mouvoir. Du côté de la clinique, Sartre se doit d’être attentif à la singularité obvie des « crises » qui scandent la vie de Flaubert : cette singularité qui, dans la mesure même où elle se produit sous la forme excessive, emphatiquement nontotalisable, de la crise « hystérique », déborde de toute part la dimension rassurante du savoir anthropologique. Sartre pourtant décide de savoir. Essayons donc, en nous appuyant sur une séquence analytique cruciale de L’Idiot… – elle concerne en effet la fameuse crise flaubertienne de Pont-L’Évêque –, de faire apparaître ce passage – possiblement tensif – entre clinique et critique. Sartre distingue deux moments dans l’événement de la constitution névrotique de Flaubert : le premier est celui de la crise elle-même (« Tout à coup, aux environs de PontL’Évêque, comme un roulier passe à droite de la voiture, Gustave lâche les rênes et tombe aux pieds de son frère, foudroyé »368), le second est celui de sa répétition. En ce qui concerne ce second moment (les « répétitions stéréotypiques de l’événement archétypique »369), Sartre se fonde sur le témoignage de Maxime du Camp, et en tire une double conclusion : 1. Si la première crise est « réelle », cette « scène primitive » se trouve par la suite « revécue dans l’imaginaire sur la base de quelques indices ». L’instance de résurrection de la crise primordiale la constitue, dans ses répétitions, comme « jouée et surtout parlée »370. 2. Mais si la crise première peut trouver à se répéter, c’est qu’elle visait dès l’abord à se « reproduire symboliquement ». La crise de Pont-L’Évêque, en ce sens, n’est pas un événement : elle ne renvoie pas à la singularité absolue de l’accident, mais à une structure de répétition compulsive qui précomprend l’accident comme premier élément d’une série articulée chronologiquement. L’entrelacement de la critique et de clinique ne survient pas, comme un supplément analytique porté par le discours sartrien, à l’expérience Flaubertienne : la crise originelle (pure facticité clinique) porte en elle, pour Flaubert luimême, la continuité prédictible d’une série existentielle totalisable (constitution critique d’un domaine de savoir). Et si cette structure d’intelligibilité si claire appartient, au sens strict de la participation, à l’expérience même de Flaubert, c’est que la crise, du point de 368 L’Idiot de la famille, t. 3, Éditions Gallimard, Paris, 1971, p. 1771. Ibid., p. 1783. 370 Ibid., p. 1784. 369 133 vue qui est celui de Sartre psychanalyste existentiel, n’est pas un accident, mais une solution : « Quand Flaubert part pour Rouen, il est bloqué, éperdu ; c’est un hommeproblème qui, par sa fuite, intériorise une urgence, c’est-à-dire une contradiction indépassable et qu’il est, du fait même qu’il ek-siste, contraint de dépasser »371. L’événement de la crise est toujours déjà prescrit par l’urgence pathogène de la situation de Flaubert ; c’est en effet comme ek-sistant – c’est-à-dire futurition projective d’une liberté – que Flaubert se trouve « contraint » au mouvement de dépassement. On reconnaît le paradoxe sartrien par quoi l’humanité se trouve condamnée à l’assomption de sa propre liberté. Deux éléments de cette analyse nous paraissent devoir être questionnés : d’une part, l’artefact logique par lequel l’analyse existentielle constitue cette contrainte du dépassement, dans le cas de Flaubert, en structure d’intelligibilité ; d’autre part, la réduction, par la structure d’intelligibilité du discours analytique existentiel, de la double dimension de facticité et d’opacité de la crise en quoi consiste sa pathogénie. L’analyse existentielle dévoile ici, par le fait, sa limite : l’extériorité radicale de l’analyste à l’analysé ; l’identité flaubertienne est une identité toujours-déjà totalisée par le regard compréhensif de l’analyste. Pour Flaubert – si cette formule peut un jour avoir un sens –, « la totalisation perpétuelle surgit comme une défense contre [sa] détotalisation permanente qui est moins une franche diversité qu’une unité effondrée »372 ; pour nous – c’est-à-dire pour l’analyste – la totalisation a toujours déjà eu lieu, distance mesurée dans et par notre regard attentif à la seule forme de possibilité ultime. Je ne suis que l’unité de mon propre effondrement, de mes propres extases – unité accessible, d’instant en instant, aux investigations d’une clinique, mais soustraite aux totalisations de l’analyse et de la critique. Là se tient ma liberté, puissance sans regard et sans vœu – là même où je ne suis qu’Acte et Récit, brutalité d’extases, et patience d’un recueil infini. 371 372 Ibid., p. 1811. L’Idiot de la famille, t. 2, op. cit., p. 653. 134 B. L’Action littéraire « Parler c’est agir » Que Sartre puisse déterminer le langage – et, dans le langage, l’usage littéraire du langage – comme une action, et non seulement comme une technique, et que cette détermination active apparaisse explicitement, dans son propre discours, comme le dépassement de la détermination technique, cela suppose l’apparat mobile d’une dialectique entre technique et action, dont nous voudrions tenter ici l’articulation. Cette dialectique devra reposer sur l’intuition fondamentale de la philosophique sartrienne, à savoir que toute signification est le revers d’une action : « L’homme construit des signes parce qu’il est signifiant dans sa réalité même et il est signifiant parce qu’il est dépassement dialectique de tout ce qui est simplement donné »373. C’est en effet en tant qu’il est signe que le langage est non seulement technique, mais action. La signification « est » l’action ; c’est comme signifiant que l’homme agit, et c’est comme agent qu’il signifie. La signification est irréductible à la pureté du signe ; ou, pour le dire autrement, et le signe lui-même n’est pensable qu’à partir de l’action. 373 Questions de méthode, op. cit., p. 138. 135 Et, réciproquement, l’homme est dit signifiant parce que chacune de ses actions, chacun de ses gestes, tend à se résorber en signe : « L’homme est pour lui-même et pour les autres un être signifiant puisqu’on ne peut jamais comprendre le moindre de ses gestes sans dépasser le présent pur et l’expliquer par l’avenir »374. C’est cette entropie sémiotique de l’agir qui donne lieu à la lisibilité de chaque existence humaine. L’homme, en tant que libre excès sur le donné – c’est-à-dire en tant qu’agent dont le « travail » est la « reproduction » par soi-même « de sa propre vie »375 –, l’homme produit toujours sa signification sous la forme de l’action. Tout agir porte donc avec lui sa signification. C’est sans aucun doute dans le discours humain – si le discours est toujours au même moment œuvre et sens – que cet entrelacement du signifier et de l’agir sera le plus visible. Le « langage » chez Sartre constitue un objet théorique complexe. Nous partirons pour l’aborder des analyses que L’Être et le néant lui consacre. Leur cohérence paraît décomposable ainsi : 1. Le langage ne doit pas être pensé à partir de l’unité restrictive du mot, mais de celle, extensive, du discours. « La structure élémentaire du langage », dit Sartre, « c’est la phrase »376 ; mais la phrase à son tour ne se comprend qu’à partir du discours, et le discours, à partir du « discoureur comme fondement concret du discours »377, progression formellement identique, on le voit, à celle de La Métaphore vive. L’inquisition sartrienne n’est donc pas nûment linguistique ; elle s’enracine dans une anthropologie. D’où cette seconde proposition : 2. Le langage n’est pas une Nature, mais une technique ; la langue est, de ce point de vue, l’artefact d’une ustensilité essentielle et l’espace d’un usage. Á Brice Parrain, soutenant que le langage est « une nature et que l’homme [doit] le servir pour pouvoir l’utiliser sur quelques points, comme il fait de la Nature », Sartre réplique qu’il ne faut pas se laisser abuser par la fiction d’« une langue qui se parle toute seule »378. Le langage est comme « toutes les autres techniques »379, le lieu d’une ustensilité, et doit être pensé comme tel à partir du technicien, c’est-à-dire de l’homme (c’est précisément cette position qui interdit à Sartre de s’accorder avec le postulat structuraliste de l’immanence linguistique). 3. Le langage réalise l’intersubjectivité humaine ; parler, c’est participer : « Écouter le discours, écrit Sartre, c’est « parler avec » non pas simplement parce qu’on mime pour déchiffrer, mais parce qu’on se projette originellement vers les possibles et qu’on doit comprendre à partir du 374 Ibid. Ibid., p. 158. 376 L’Être et le néant, op. cit., p. 559. 377 Ibid., p. 560. 378 Ibid., p. 561. 379 Ibid. 375 136 monde »380. La grammaire du langage n’est intelligible en son sens profond que si on la situe « à l’intérieur du libre projet de désigner »381. Que l’on relise ces lignes décisives : « Le langage n’est pas un phénomène surajouté à l’être-pour-autrui : il est originellement l’être-pour-autrui, c’est-à-dire le fait qu’une subjectivité s’éprouve comme objet pour l’autre »382. L’absolu du style : Flaubert Qu’en est-il cependant de la détermination littéraire du langage, telle qu’elle se révèle – par exemple – dans l’expérience de Flaubert ? Remarquons tout d’abord que les analyses proposées par Sartre dans L’Idiot de la famille ne suivent pas la distinction fondamentale qui, dans Qu’est-ce que la littérature ?, opposera la poésie à la prose. Ce qui préoccupe Sartre dans ses réflexions sur le langage flaubertien, c’est la différence entre langage ordinaire – langage du monde – et langage littéraire, différence radicale qui précède la distinction entre prose et poésie. Nous verrons d’ailleurs que ce que Sartre nomme le style de Flaubert n’est rien d’autre qu’une prose absolue, débordant toute distinction générique. Rappeler la teneur des analyses de Qu’est-ce que la littérature ?, sur ce point, n’est cependant pas superflu : nous comprendrons alors mieux ce que Sartre nomme le style de Flaubert. « Style » ne désigne ni le basculement d’un langage dans une « poésie » – c’està-dire, au sens sartrien, une anti-prose –, ni sa réversion idiolectale, infiniment cryptée ; « style » désigne, nous allons le voir, un état de la prose comme dict du silence. Dans le premier chapitre de Qu’est-ce que la littérature ?, intitulé « Qu’est-ce que qu’écrire ? », Sartre hérite de la distinction traditionnelle entre arts linguistiques (parlants) et arts non linguistiques (muets). L’art non linguistique, à ses yeux, vit d’un « petit sens obscur »383 comme immanent à l’œuvre, et irréductiblement soustrait au monde des significations intelligibles. « L’écrivain, au contraire, poursuit Sartre, c’est aux significations qu’il a affaire ». Mais c’est alors qu’une seconde distinction intervient, puisque « l’empire des signes, c’est la prose ; la poésie est du côté de la peinture, de la sculpture, de la musique »384. C’est dire que la poésie est du côté de l’art, et non de la littérature. Refusant d’être en situation dans le langage, le poète fait face aux mots comme s’il faisait face aux 380 Ibid., p. 560. Ibid., p. 562. 382 Ibid., p. 412. 383 Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 17. 384 Ibid. 381 137 « choses elles-mêmes », ou plutôt au « cœur noir des choses »385. Mais un tel refus recouvre, nous le verrons, deux attitudes distinctes : d’une part, certes, l’abdication de l’action ; d’autre part, la volonté de représentation d’un certain irreprésentable. C’est précisément cette abdication que Sartre reproche aux poètes : elle participe en effet de « la grave erreur des purs stylistes », consistant à « croire que la parole est un zéphyr qui court légèrement à la surface des choses, qui les effleure sans les altérer »386. Mais il leur reconnaîtra – à travers sa lecture de Flaubert – l’ambition, sans doute vertigineuse, de porter et d’assumer l’irreprésentable. Chaque acception d’un mot « se donne » à eux « comme une qualité matérielle et qui se fond sous ses yeux avec les autres acceptions »387 : ainsi, « Florence est ville et fleur et femme, elle est ville-fleur et villefemme et fille-fleur tout à la fois ». Cette science des qualités, toujours tournée vers la totalité sans mesure du monde, sera celle de Flaubert. Le poète, au lieu même de son renoncement pratique, s’arroge le pouvoir de manifester le monde comme épaisseur et opacité pures. Épaisseurs et opacité sont celles, dit Sartre, des « qualités ». Une véritable « prose du monde » doit tenir compte de la puissance indiscursive des qualités matérielles qui font la texture de la vie de l’homme ; cette assomption perceptive ne peut être que stylistique. Nous voudrions pouvoir articuler ici la définition sartrienne du style – telle que L’Idiot… l’explicite –, à l’idée de la « prose » littéraire construite dans Qu’est-ce que la littérature ? Selon Qu’est-ce que la littérature ?, on s’en souvient, la prose est révélation : « Parler [en prose], c’est agir : toute chose qu’on nomme n’est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence »388 ; ou encore : « Si vous nommez la conduite d’un individu, vous la lui révélez : il se voit »389. La prose apparaît donc comme la conscience réflexive de la totalité mondaine ; elle est en tant que telle, et pour le dire d’un mot, représentative. Cette représentation cependant, comme conscience et réflexion du donné, constitue identiquement sa néantisation. Représenté, cela qui est n’est plus à la manière de l’étant réel. Représenté, cela qui est pourrait ne pas être, ou être autrement : l’action paraît possible, et sa possibilité ne s’éploie qu’à partir de la représentation « mimétique ». Le monde porté par la prose littéraire apparaît dès lors comme une « tâche à accomplir », selon la formule de Sartre, tâche offerte à la générosité du lecteur. C’est depuis l’assomption prosaïque du jeu des qualités que la prose constitue 385 Ibid., p. 22 Ibid., p. 27. 387 Ibid., p. 21. 388 Ibid., p. 28. 389 Ibid. 386 138 non seulement une révélation, mais un appel à l’action. Si la poésie pure, vertige des qualités et des matières, représentation du cœur noir du monde comme soustrait à toute possibilité d’action, ou, pire, discours chiffré de l’irreprésentable, ne relève pas de l’idéal littéraire sartrien, une pure prose, usage transparent du langage par quoi le monde apparaîtrait comme une lucidité sans question, n’appartiendrait pas non plus à la littérature. Il faut que le « monde de l’œuvre » réserve une possibilité d’interprétation pour qu’elle constitue effectivement un appel à la liberté du lecteur ; il faut que ce monde, tout offert qu’il est par la translucidité mimétique de l’œuvre, demeure un monde à comprendre, et peut-être à changer. Le « monde » de l’œuvre, dimension pure des qualités, est tissu d’indisable. Mais l’indisable – mot que Sartre reprend à Flaubert, on le sait – ne nomme pas simplement cela qui ne peut pas être accueilli dans un discours390. Ce qui s’indique sous le nom d’indisable, c’est, autant que l’absence d’expression, la puissance de l’entente : l’indisable, c’est cela qui se peut « deviner », comme l’écrit Flaubert à Louise Colet, sans avoir pu se dire. Mais puisque cela, qui n’est pas dit, reste à entendre, à deviner, l’indisable appartient au lecteur. L’indisable, comme vertu du style, donne lieu dans le discours à ce qui n’est pas du discours, qui est ce que, pourtant, le discours même requiert. L’autre, le lecteur. L’œuvre littéraire n’est pas, pour Sartre, nûment action, ni même langage d’action : elle constitue l’exigence vocative en quoi le lecteur se reconnaîtra comme librement – puisque le sens de l’œuvre ne sera pas univoque, mais plural – convoqué à agir. La littérature apparaît au fond comme la liberté de la prose, c’est-à-dire, comme la prose libre d’un monde irréductiblement équivoque, comme la pure présentation d’une situation dans laquelle il faut se décider à agir. Flaubert, pour son compte, ne choisit pas d’abord le style ; son prime désir, Sartre le rappelle, est de « rendre par les mots » quelque chose comme « la sensation nue »391. Ce qui constitue une double erreur : première erreur, aux yeux de Sartre, s’adresser à des signifiants (constitutifs, comme tels, de la dimension du sens intelligible) pour exprimer « ce qui échappe par principe au domaine de la signification », c’est-à-dire « la trame qualitative du sensible »392. Comme l’écrit Deleuze dans Critique et clinique, « la limite » 390 Même si Sartre paraît, pour son compte, concevoir l’indisable comme une puissance de déréalisation stylée, par quoi le langage littéraire s’éprouve comme ouverture à la totalité cosmique (i.e. à l’infini des perceptions). 391 Ibid., p. 1980. 392 Ibid. 139 du langage « n’est pas en dehors du langage, elle en est le dehors : elle est faite de visions et d’auditions non-langagières, mais que seul le langage rend possibles »393. La seconde erreur, quant à elle, concerne moins le rapport de contradiction qualitative entre l’espace du discours et celui de la perception, que le rapport d’incommensurabilité quantitative entre, d’une part, les parties du discours et les parties du perçu, et, d’autre part, la totalité cosmique à quoi discours et perception participent irréductiblement. Flaubert, en voulant réaliser dans le discours l’unité synthétique d’un monde total, se trouvait confronté à une contradiction dans l’idée même de la totalité : contradiction, familière à la tradition philosophique, entre l’abstraction (« idée synthétique d’unité ») et l’expérience de l’« infinie diversité de[s] sensations »394. Or cette seconde erreur – dans le point de vue sur la « totalité » du monde, et le désir de l’assumer par l’œuvre – est corrélative à la première : si le sensible apparaît comme une profondeur « indisable », s’il se donne comme irréductiblement soustrait à l’empire des signes, c’est en tant que chacune de ses parties – chaque perception – implique la totalité du monde perçu. Cette implication du tout dans la partie constitue précisément la profondeur d’abîme par quoi l’univers des perceptions est indéfiniment soustrait à celui, trop schématique, des significations intelligibles du langage ordinaire. Comme l’écrit Rancière, la « manière absolue de voir les choses » du style flaubertien ne renvoie pas à « la possibilité de placer, selon n’importe quel angle, un verre qui grossisse ou rapetisse, déforme ou colore à volonté les choses ». La manière absolue de voir les choses consiste à « les voir telles qu’elles sont, dans leur « absoluité » »395. Cette absoluité signifie à la fois la déliaison des « modes de liaison propres aux […] genres de la représentation »396, indique Rancière, et la réarticulation du langage devenu style à l’exigence absolue du monde. Pour que le langage soit fidèle à cette implication vertigineuse qui est la totalité du monde, c’est-à-dire pour qu’il devienne style, « il fallait opérer une métamorphose complète et, en devenant tout à fait imaginaire, faire l’expérience totale et déréalisante de l’indisable »397. Il faut donc, écrit Sartre, « saisir la haute incompétence du langage pratique », langage qui « n’est pas fait pour rendre le cosmos dans son unité ». Le style n’est donc pas une manière de dire ce qui, par qualité (le perçu) ou extensivité (le cosmos comme complication, éprouvée à chaque perception, du tout dans la partie), échappe à la dicibilité, « mais, tout au contraire », une manière de 393 Critique et clinique, op. cit., p. 9. Nous soulignons. Op. cit., p. 1980. 395 La Parole muette, op. cit., p. 107. 396 Op. cit., p. 107. 397 Op. cit., p. 1980. 394 140 « fixer par un certain usage des mots ce qui, par définition, leur échappe »398. Le style constitue donc un discours négatif, ou plus précisément, la négativité du discours : le discours devient style lorsqu’il se renonce comme discours, et, par ce renoncement, fait apparaître en creux l’espace des qualités, qui lui échappe ; cet espace révèle à chaque fois, en tant que bord vertigineux et soustrait du discours devenu style, la totalité du monde comme impliquée dans chacune de ses parties sensibles. Le langage littéraire, nous l’avons répété, fait l’objet d’un choix : choix d’abord négatif, consistant à « mourir au monde » pour « renaître artiste »399. Sartre écrit ceci : « le renversement de l’être – et sa métamorphose en non-être – ne peut aller au bout de luimême sans produire le style comme un moment et un signe de sa radicalité »400. L’accès à la littérature comme moment du style se confond avec le renoncement au monde, selon l’impératif déjà cité : « écris de telle sorte que le monde et toi-même vous retrouviez dans vos réciprocités de perspectives comme le sens silencieux du discours »401. Admirable rigueur de la phrase sartrienne : l’écriture ne réalise l’antiphyisis linguistique, c’est-à-dire la double négation de la naturalité du monde et de la naturalité du langage, qu’en sorte de donner lieu à l’avènement d’un sens qui n’est qu’un silence du discours – ou, plus précisément, afin de produire le discours lui-même comme recueil du silence, afin que puisse fulgurer au cœur de la dimension rassurante du discours, l’événement radical d’un silence. Fulguration que Sartre nomme la présentification de l’inarticulable402. Le style est donc l’instrument d’une déréalisation de la langue, par quoi s’assument l’indicible néant des qualités sensibles, tout comme l’implication vertigineuse de l’extensivité cosmique – double puissance de l’indisable qui requiert l’entente d’une lecture, afin de réveiller cela qui, dans le dit, ne peut jamais être dit, mais seulement entendu. L’Acte mimétique Mais, une fois posé le devenir-style littéraire du discours, n’y a-t-il pas une difficulté à continuer de penser le langage littéraire comme un langage d’action ? Le discours devenu style ne constitue-t-il pas une négativité purement imitative – puisque ce sont les qualités et le monde qui se trouvent portées, négativement, par l’élément déréalisant du style –, et 398 Ibid. L’Idiot de la famille, t. 3, op. cit., p. 1996. 400 Ibid. 401 Ibid., p. 1989. 402 Ibid., p. 1981. 399 141 donc, pour le dire d’une formule trop brève, non-pratique ? Si la littérature commence avec le règne du style, comment pourra-t-elle demeurer action ? Elle le demeure, nous allons le voir, comme écriture et comme lecture : 1. du côté de l’écriture : la littérature est liberté, parce que l’engagement dans la dimension du style – nous l’avons vu avec Flaubert – relève d’une décision, donnant lieu à un libre recul vis-à-vis du monde ; 2. du côté de la lecture : la stylisation du langage de l’œuvre promeut l’équivocité du monde révélé par l’œuvre. Lire, c’est alors interpréter librement le chiffre d’un signifié opaque. Sartre, nous l’avons dit, détermine le langage dans sa généralité tout à la fois comme technique (artefact à usage humain) et pratique (gestique de modification du monde). L’inséparabilité de ces deux déterminations est obvie. Parler, c’est « pratiquer » une possibilité technique. Continuité et gradation, donc, de la technique à la pratique, au point de vue de l’anthropologie. Mais sous cette figure, le langage ne ressortit pas encore de l’action, comprise comme réalisation concrète de la liberté. Le paradoxe que nous aurons à éprouver, quant au langage littéraire, consiste précisément en ceci, à savoir que, pour Sartre, c’est en quittant l’espace pratique du langage ordinaire que la littérature atteindra à la dignité d’un langage d’action. Par quel mouvement la littérature trouve-t-elle à se soustraire aux lois du langage pratique ? Nous l’avons dit, chez Sartre, l’invention d’un style repose, à chaque fois, sur la saisie de « la haute incompétence du langage pratique » à « rendre le cosmos dans son unité ». Cette incompétence réside, nous semble-t-il, dans la forme de négativité qui caractérise l’usage pratique du langage. Négativité irréfléchie, qui « modifie » le « monde » sans le représenter. De ce point de vue, le style se donne comme une négativité réflexive, parvenant, par la grâce d’une déréalisation non-pratique, à imiter la totalité qualitative du monde. Comment l’instance non-pratique d’une telle imitation pourra-t-elle alors s’élever à la hauteur d’une action ? Pour Sartre, si la néantisation à l’œuvre dans le langage littéraire parvient à l’efficience de l’action, c’est dans et par la réversibilité libre de l’écriture et de la lecture : c’est précisément par la mise entre parenthèses du domaine des pratiques que l’œuvre littéraire atteint à celui de l’action. « Le livre ne sert pas ma liberté, écrit Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? Il la requiert ». Et il ajoute : « le livre n’est pas, comme l’outil, un moyen en vue d’une fin quelconque ; il se propose comme fin à la liberté du lecteur »403. Le style, ainsi, doit pouvoir accéder, audelà même de sa détermination non-pratique, à la dimension de l’action ; c’est comme « pure présentation »404 que l’œuvre réunit, en un arc qui surplombe le royaume des 403 404 Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 54. Nous soulignons. Ibid., p. 56. 142 techniques et des pratiques, les puissances de l’imitation et de l’action – et c’est sans doute d’ailleurs, aux yeux de Sartre, en tant qu’on imagine – librement – qu’on se trouve en puissance d’action. Est-ce de la même manière que, dans Temps et récit Ricœur se trouve préoccupé par un partage identique, entre imitation et action ? Est-ce pour les mêmes raisons philosophiques que, dans le chapitre intitulé « La mise en intrigue. Une lecture de la Poétique d’Aristote », l’herméneute tend à déterminer la mimèsis selon la logique de l’opération, du procès, et non selon celle – scalaire – de la pertinence ontologique ? Lecteur attentif d’Aristote, Ricœur met en perspective toute sa tentative d’interprétation à partir d’un seul terme : « l’adjectif « poétique » ». L’usage ricœurien du terme poétique permet de mettre la « marque de la production, de la construction, du dynamisme sur toutes les analyses : et d’abord sur les deux termes muthos et mimèsis qui doivent être tenus pour des opérations et non pour des structures »405. C’est à Aristote, et non au geste de sa propre lecture, que Ricœur attribue le passage d’une pensée de la structure – statique de l’articulation et de l’espacement – à une pensée de l’opération – dynamique du faire – ; configuration (muthos) comme refiguration (mimèsis) n’ont chez Aristote, dit-il, « qu’un espace de déploiement : le faire humain, les arts de composition »406. Déterminer la mimèsis, au sens large, comme opération, revient déjà à en déplacer le point d’application du côté de la pratique, et à la soustraire à la problématique restrictivement ontologique en quoi le platonisme la retenait. Paul Ricœur, cependant, ne se satisfait pas d’un simple déplacement : la pertinence globale de la mimèsis lui paraît ressortir, en dernière analyse, d’une faculté de liaison entre l’espace du faire humain (la praxis) et celui de l’ontologie générale : « la mimèsis, écrit-il, n’a pas seulement une fonction de coupure, mais de liaison, qui établit précisément le statut de transposition « métaphorique » du champ pratique par le muthos »407. Configuration et refiguration sont des opérations de transposition : transposition du faire lui-même dans le domaine de l’imaginaire, action qui imite l’action en articulant le réel et l’imaginaire. La distinction entre pratique et action, re-construite par nous à partir du corpus sartrien, n’a pas de pertinence pour approcher les textes de Ricœur ; une continuité non-problématique s’établit entre pratique, imitation et action. La littérature est cette « action » qui, comme par circularité, imite et réfléchit nos propres actions : imitant et 405 La Métaphore vive, op. cit., p. 69. Ibid., p. 72. 407 Ibid., p. 93. 406 143 réfléchissant, elle interrompt provisoirement le cours du monde réel, sans risquer le vertige de ce que Sartre nomme déréalisation. C’est que le concept de mimèsis, selon la lecture ricoeurienne d’Aristote, n’intègre pas la position d’une liberté au cœur de l’opérativité de l’action, liberté qui se tiendrait au lieu même de l’essor de l’imitation, et qui ne vivrait que de la possibilité de ce lieu déréalisant. Si la littérature, pour Sartre, constitue l’ouverture privilégiée de la liberté humaine, c’est en tant que son langage quitte celui des pratiques pour, traversant le néant de l’imitation pure, éveiller le lecteur à la responsabilité – c’est-àdire à la possibilité in-définie – de son action. L’imitation, pour Sartre, désarticule en tant qu’elle repose dans le style la gestique ordinaire et ordonnée des pratiques ; l’imitation interrompt l’évidence du discours et du monde en tant qu’elle ouvre l’espace d’une liberté sans recours, tout à la fois impraticable et inhabitable. La littérature, c’est la liberté – elle retient, irréalisante, les puissances abyssales, infinies, irréalisées sans doute, de l’action. L’instance du néant Dans Qu’est-ce que la littérature ? – bien avant le Flaubert, donc – Sartre s’interroge sur la forme négative de la création littéraire, liée à l’avènement des modernités romantiques et post-romantiques. « L’extrême pointe de cette littérature brillante et mortelle, c’est le néant ». Sartre ajoute : « Il s’agit de nier le monde ou de le consommer »408. Cette consommation est une création : l’œuvre se confond alors avec « l’espoir d’une création absolue », « inutilisable en ce monde parce qu’elle n’est pas du monde, et n’en rappelle rien »409. Dans cette perspective, ajoute Sartre, « l’imagination est conçue comme faculté inconditionnée de nier le réel »410. Il retrouve alors l’articulation conceptuelle cardinale de sa philosophie de l’imagination, telle qu’elle se déploie dans L’Imagination (1936), puis dans L’Imaginaire (1940). Dans L’Imagination, Sartre dessine un parcours historique des philosophies de l’imagination, tout en critiquant le principal gauchissement de ces philosophiques, à savoir : chercher à déduire l’image de la perception. « La première démarche » des philosophes classiques, écrit Sartre, « a été pour identifier image et 408 Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 136. Ibid., p. 135. 410 Ibid. 409 144 perception », mais la « seconde doit être pour les distinguer »411. Cette nécessaire distinction, n’est pas, comme l’identification, d’origine métaphysique : elle résulte du « fait que nous livre l’intuition brute », fait « qu’il y a des images et des perceptions »412. Ce fait relève, selon Sartre, de la psychologie, et constitue comme tel l’impensé des philosophies classiques – par elles certes recueilli, mais non encore explicité. C’est depuis cette évidence psychologique – bientôt reconnue et re-décrite comme phénoménologique – qu’une théorie de l’imagination devra prendre essor ; elle tiendra compte de la séparation que Sartre appelle « radicale » entre les états psychiques perceptifs et imaginatifs. Articuler la psychologie à la phénoménologie, c’est ce que fait Sartre dès 1940, avec sa Psychologie phénoménologique de l’imagination qu’il désigne du titre neuf et difficile d’Imaginaire. Nous nous demanderons à cet égard ce que peut signifier le passage, dans la conceptualité sartrienne, du vocable classique d’imagination, emprunté vers 1175 au latin impérial imaginatio (« image, vision »), au terme moderne d’imaginaire – d’abord adjectif, emprunté plus tardivement (1496) au latin impérial imaginarius (« simulé, qui n’existe qu’en imagination »), puis utilisé comme substantif par Maine de Biran, au dix-neuvième siècle. Dans L’Imaginaire, Sartre conclut ses descriptions psychologiques et phénoménologiques par une question d’allure critique, au sens kantien : « quels sont les caractères qui peuvent être conférés à une conscience du fait qu’elle est une conscience qui peut imaginer ? »413. Il nous est cependant demandé d’entendre autrement que par Kant – c’est-à-dire phénoménologiquement – cette question, s’il est vrai que « le sens profond du problème ne peut être saisi que d’un point de vue phénoménologique »414. Point de vue phénoménologique, c’est-à-dire, en ce qui concerne le discours philosophique sartrien, attitude descriptive, selon la formule première de L’Être et le néant : « La pensée moderne à réalisé un progrès considérable en réduisant l’existant à la série des apparitions qui le manifestent »415. Et c’est, comme chez Husserl, la thèse du monde qui d’abord se révèle à l’attitude descriptive : « les descriptions phénoménologiques, écrit Sartre, peuvent découvrir […] que la structure même de la conscience transcendantale implique que cette conscience soit constitutive d’un monde »416. La conscience découverte par la perspective 411 L’Imagination, PUF, Paris, 1936, p. 91. Ibid., nous soulignons. 413 L’Imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination, Éditions Gallimard, « Folio », Paris, 1940 (1986), p. 343. 414 Ibid. 415 Op. cit., p. 11. 416 L’Imaginaire, op. cit., p. 343-344. 412 145 phénoménologique est donc une conscience-de-monde : « la totalité du réel, en tant qu’elle est saisie par la conscience comme une situation synthétique pour cette conscience, c’est le monde »417. L’évidence solitaire du monde constitue donc pour Sartre, comme pour Husserl, l’objet par excellence de la conscience pré-critique, sous la forme du « il y a le monde ». Mais – et c’est ici, sans doute, que la phénoménologie commence dans sa radicalité et son risque – la conscience peut imaginer, c’est-à-dire poser un certain rien « du » monde. Michel Henry, nous le verrons dans notre cinquième chapitre, ira jusqu’à postuler l’existence d’une conscience sans monde. C’est dans le rapport entre le monde et ce « rien » que se découvre la novation de la phénoménologie sartrienne de l’imagination ; c’est dans la dialectisation de ce rapport que cette novation semble se résorber, et se perdre. Lorsque j’imagine, lit-on dans L’Imaginaire, je me donne quelque chose comme absent. Cette absence n’est pas une présence différée, retardée, promise, sur le mode de ces préesquisses définissant le régime ordinaire de la perception. Cette absence n’est ni souvenir, ni promesse d’une perception réelle. Elle relève d’un ordre radicalement non-perceptif. Que je pense à mon ami Pierre comme absent, ou que je me donne un centaure en image – deux mouvements de la conscience imageante – c’est, identiquement, poser le rien. La conscience-de-Pierre-absent est, écrit Sartre, « beaucoup plus proche de celle du centaure (dont j’affirme [par ailleurs] l’entière inexistence) que du souvenir de Pierre le jour de son départ »418. Il ajoute décisivement, à la même page : « Ce qu’il y a de commun entre Pierre en image et le centaure en image c’est qu’ils sont deux aspects du Néant ». Ainsi, pour que la conscience puisse imaginer, il faut qu’elle puisse, en se donnant un aspect du Néant, « poser une thèse d’irréalité »419. Comment articuler cette possibilité de la conscience, que Sartre nomme néantisation, à l’essentiel revers de cette même conscience, revers qui est le monde ? Dialectiquement, en première analyse – et Sartre paraît parfois en rester là : la conscience en faculté d’imagination doit pouvoir « poser le monde dans sa totalité synthétique et, à la fois », « poser l’objet comme hors d’atteinte par rapport à cet ensemble synthétique, c’est-à-dire poser le monde comme un néant par rapport à l’image »420. La réciprocation est parfaite. Cette dialectique du monde et du néant se laisse formuler comme suit : « Tout imaginaire paraît sur fond de monde, mais réciproquement toute appréhension du réel comme monde 417 Ibid. Ibid., p. 349. 419 Ibid., p. 351. 420 Ibid., p. 352-353. 418 146 implique un dépassement caché vers l’imaginaire »421. Ainsi, monde et néant se rapportent l’un à l’autre dans le cadre pacifié de cette motivation dialectique. Sartre, jusque dans la radicalité de sa découverte du néant, demeure kantien – il questionne les facultés de la conscience – et husserlien – son questionnement s’enracine dans une démarche descriptive qui préserve la cohérence ordinaire des événements de l’imagination. Quoi qu’il en soit, la forme de la dialectique instaurée par Sartre entre monde et imagination demeure singulière pour au moins deux raisons ; deux raisons par quoi l’auteur de L’Imaginaire échappe, tout en radicalisant l’une de leurs prémisses, au kantisme et à la phénoménologie. Singularité de la position sartrienne, d’une part, dans sa position d’une liberté apriorique qui n’est plus encadrée, comme chez Kant, par l’appareil d’une antinomie de la raison pure : c’est ainsi que la thèse de la liberté précède absolument celle de l’imagination – « Pour qu’une conscience puisse imaginer, écrit Sartre, il faut qu’elle échappe au monde par sa nature même, il fait qu’elle puisse tirer d’elle-même une position de recul par rapport au monde. En un mot il faut qu’elle soit libre »422. Cette précédence, au niveau de la nature même de la conscience, de la liberté sur l’imagination n’est explicitée ni justifiée nulle part dans L’Imaginaire ; du point de vue d’une critique des facultés, il semblerait même plus prudent de donner à l’imagination la priorité sur la liberté : comme faculté vécue de la conscience, elle ressortit pour elle d’un degré d’évidence plus élevé que la détermination potentiellement « métaphysique » de sa liberté. Cette querelle de priorité, pourtant, importe sans doute assez peu aux yeux de Sartre – lisons : « l’imagination n’est pas un pouvoir empirique et surajouté de la conscience », écrit-il, mais bien « la conscience tout entière en tant qu’elle réalise sa liberté »423. Ce second segment est fondamental. L’imagination s’y donne, en tant que faculté, comme la réalisation d’une détermination de la conscience – sa liberté – qui excède la dimension des facultés elle-même, mais la requiert pour se réaliser comme telle : la liberté est donc à la fois plus (elle précède irréductiblement tous les mouvements réels de la conscience) et moins (elle n’est rien, à proprement parler) qu’une faculté de la conscience. Singularité de la position sartrienne, d’autre part, dans son usage de la démarche descriptive d’origine husserlienne, qui tend, comme nous l’avons vu, à s’apparenter à une investigation clinique. « La pensée moderne, écrit-il au début de L’Être et le néant, a réalisé un progrès considérable en réduisant l’existant à la série des apparitions qui le 421 Ibid., p. 361. Ibid., p. 353. 423 Ibid., p. 358, nous soulignons. 422 147 manifestent »424. Cette déclaration n’est pas le signe d’une vassalisation théorique à la phénoménologie husserlienne. Par l’exercice réglé de la description, Sartre cherche précisément à approfondir un domaine que l’orthodoxie phénoménologique tend à laisser de côté : l’empiricité, saisie comme l’espace des événements purs, c’est-à-dire des accidents et des crises. La liberté revêt alors un statut paradoxal : elle est à la fois, comme nous l’avons dit au paragraphe précédent, l’essence apriorique de la conscience, en tant que toute conscience constitue pour soi une question, et le fait livré, comme le disait Sartre au sujet de l’imagination, « à l’intuition brute », dès lors que nous avons à agir. « Comment donc décrire une essence qui se fait perpétuellement [empiricité de l’action] et qui refuse d’être enfermée dans une définition [excès de la liberté sur la totalité des facultés réelles de la conscience] ? »425, demande Sartre. Mais il semble que ce basculement, au cœur du concept sartrien de liberté, entre la présence nue du fait et l’absentement irréductible d’un pur pouvoir, d’une puissance constamment irréalisée, constitue précisément la liberté comme contradiction active. Nous voudrions montrer à présent que cette contradiction risque d’échapper à la forme d’intelligibilité traditionnelle de la dialectique, si la dialectique est pensée comme l’organisation d’une continuité différentielle entre deux pôles opposés. La liberté est « perpétuellement en question dans mon être »426. Cette question, ajoute Sartre, est identiquement question de l’être et l’être comme question. C’est comme pureté et radicalité de « la » question que la liberté consiste tout à la fois dans le positif d’une présence obsédante et dans la profondeur négative de la disparition. Cet « à la fois » n’est pas glosé par Sartre dans les termes d’une articulation continue, mais dans ceux d’une dislocation discontinue : au cœur de mon être, au cœur de cette question qu’il « est », il y a, dit Sartre, une « fissure » qui est « le négatif pur ». Cette fissure n’a pas « une simple fonction négative », ajoute-t-il. Dans la crypte absolue de l’être, là se tient « ce négatif qui est néant d’être et pouvoir néantisant tout ensemble ». Ce négatif est « le néant »427. La liberté comme présence du néant, c’est-à-dire la liberté sous la figure de la question, peut bien se proposer comme la « possibilité propre » de l’être, possibilité pour l’être, écrit Sartre « d’être fondement de soi comme conscience par l’acte sacrificiel qui le néantit » 428. Peut-être alors pourrait-on commencer à penser que l’assomption radicale de la liberté, 424 L’Être et le néant, op. cit., p. 11. Ibid., p. 482. 426 Ibid., p. 483. 427 Tout ceci ibid., p. 114. 428 Ibid., p. 118. 425 148 consistant à traverser l’expérience toujours intacte de la liberté comme question – assomption consistant à agir, en somme, et donc à se perdre dans et par la liberté de l’action –, peut-être alors pourrait-on penser que cette assomption revient à concilier ce néant qui « m »’habite avec l’espace du monde où j’ai à déployer mes gestes. Ne serait-ce pas traverser la négativité pure de la question pour la constituer comme expérience d’un parcours de l’agir ? Mais, nous rappelle Sartre, « la passion de l’homme » est « inverse de celle du Christ, car l’homme se perd en tant qu’homme pour que Dieu naisse »429, tandis que le Christ s’abolissait comme Dieu pour donner vie à l’homme. La profondeur vécue de la question, c’est-à-dire le néant habité, se formule comme passion. Telle passion ne se laisse pas déterminer comme un travail, d’efficience et fécondité vivables ou vécues ; telle passion est la figure tragique de la Vie, comme infinie discontinuité d’extases. C’est donc ainsi que Sartre achève : « l’idée de Dieu est contradictoire et nous nous perdons en vain ; l’homme est une passion inutile »430. Cette phrase n’est pas le dernier mot de L’Être et le néant, dira-t-on. Sartre répète en effet la question quelques pages plus loin, au terme de sa conclusion – décisivement : « peut-on vivre ce nouvel aspect de l’être ? ». La réponse, indique-t-il à la même page, ne se trouvera que « sur le terrain moral »431. Précisément : aucune philosophie morale ne suivra. 429 Ibid., p. 662. Ibid. 431 Ibid., p. 676. 430 149 C. « Qu’est-ce que la littérature ? » Historicités La question d’essence soulevée par Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948), s’autorise paradoxalement d’une double historicité. Historicité stratégique, d’une part, puisque ce texte s’enracine dans le débat d’idées du temps : Sartre y répond en effet aux critiques d’un certain nombre de ses contemporains, en répétant une question qui, dit-il, « n’amuse personne » : celle de l’essence de la littérature. Mais, tout l’ouvrage le montre, il s’agit là d’une essence qui ne peut être qu’historique : historicité théorique donc, d’autre part. Compte tenu de ces deux historicités, la position sartrienne ressortit donc d’une forme d’essentialisme historique. Nous le verrons, cet essentialisme historique ne se résorbe pas dans l’épistémologie classique de l’histoire littéraire : le livre de Sartre ne consiste pas – pas seulement – à écrire l’histoire de la littérature faite, de telle sorte à produire une détermination de l’essence historique de la littérature. Conformément à la postulation d’ouverture pro-jective de la philosophie sartrienne du temps, l’essence de la littérature est « historiquement », c’est-à-dire au sens de l’histoire accomplie, inachevée. Peut-être n’estelle pas cependant inachevable : Qu’est-ce que la littérature ? est à bien des égards l’exercice d’une futurition concernant le devenir de l’essence du littéraire. C’est ainsi que 150 l’ouvrage déploie, en sus de celles de l’essentialisme historique, les ressources de ce qu’on pourrait nommer un essentialisme messianique. C’est en tant que l’être-historique de la littérature s’identifie avec l’exercice d’une liberté que son essence est partagée entre une mémoire et une promesse, entre une histoire faite et une histoire à faire. L’essence de la littérature se confond dès lors avec une vocation de l’essence. Ainsi, si Sartre écrit dans Qu’est-ce que la littérature ? une « histoire philosophique de la littérature, telle que Jacques Rancière l’a mise en œuvre », en produisant l’analyse des « relations entre la littérature et la société », il n’évite pas l’écueil évoqué par William Marx dans L’Adieu à la littérature, écueil « consistant à vouloir à tout prix essentialiser l’histoire, c’est-à-dire […] à y retrouver le déploiement progressif de l’essence de la littérature »432. Avec cette réserve que Sartre pour sa part ne « retrouve » rien : la dialectique historique du développement de l’« essence » littéraire qu’il esquisse ne donne pas lieu à l’avènement réel de ladite essence. Cet avènement demeure en suspens, certes promis mais indéfiniment différé, dans la marge utopique d’une histoire où l’essence fait en quelque sorte toujours défaut à elle-même ; histoire encore à faire, c’est-à-dire déterminée tout à la fois comme vocation et hasard – en un mot : liberté. Quelle est donc l’« histoire » de la littérature, en son premier versant d’histoire faite, telle que Sartre la récite dans le chapitre III de Qu’est-ce que la littérature ?, intitulé « Pour qui écrit-on ? » ? Elle supporte trois principaux caractères : c’est une histoire sécularisée (principalement du 17ème au 20ème siècle), localisée (elle est française), et dialectisée. Sécularisation et localisation répondent au concept sartrien de situation : car « la liberté à laquelle l’écrivain nous convie » n’est pas « une pure conscience abstraite d’être libre », et « chaque livre propose une libération concrète à partir d’une aliénation particulière »433. Nous n’insisterons pas sur les détails de la forme de détermination sociologique, au sens large, assignée par Sartre à chaque siècle, afin de dégager le plus lisiblement possible la dialectique historique qui en ressort : a. Au 17ème, siècle classique par excellence, les écrivains « n’ont point à décider à chaque ouvrage du sens et de la valeur de la littérature », et « ne connaissent ni l’orgueil ni l’angoisse de la singularité »434 : la positivité de la fonction règne sur l’entreprise littéraire ; b. Au 18ème siècle, la littérature rencontre, pour la première fois peut-être, l’inquiétude du négatif : eu égard au « bouleversement profond » qui « a cassé » en deux leur public, les écrivains doivent désormais satisfaire « à des 432 Éditions de Minuit, Paris, 2005, p. 14. Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 78. 434 Ibid., p. 98-99. 433 151 demandes contradictoires ». « C’est la tension, conclut Sartre, qui caractérise […] leur situation »435. Dans l’espace logico-formel de la dialectique historique que l’auteur cherche à mettre en place, ce moment est celui où « la littérature se confond avec la Négativité »436. c. Au 19ème siècle, la littérature « garde son aspect […] de pure négativité »437. Mais cette négativité ne s’incarne même plus dans les gestes du « doute », du « refus », de la « critique », de la « contestation »438, comme c’était encore le cas au 18ème siècle : elle demeure « abstraite », dit Sartre, et la littérature « s’épuise », dans cette négation, « à affirmer son autonomie ». Elle est devenue « à elle-même son propre objet »439. d. Ainsi, le 20ème siècle peut apparaître comme « le terme dernier d’un long processus dialectique ». Passée d’une pure positivité fonctionnelle au 17ème siècle, à la négativité concrète du 18ème, puis à la « Négation absolue et hypostasiée » du 19ème, « il ne reste plus à la littérature qu’à se contester elle-même »440. Ainsi, l’histoire littéraire comme histoire faite constitue moins le récit d’une dialectique proprement dite que celui d’une radicalisation non-dialectique de la négativité : « La littérature comme Négation absolue devient l’Anti-littérature ; jamais elle n’a été plus littéraire »441. On pourrait confronter les résultats de l’enquête sartrienne – qui, évidemment, s’apparente davantage à une analyse philosophique orientée thétiquement qu’à une investigation historiographique proprement dite – à des travaux récents, comme celui de W. Marx, déjà cité : on sera surpris du peu de différence qui existe entre les deux perspectives sur le plan de l’analyse historique. C’est, évidemment, que la singularité du livre de W. Marx est ailleurs : tout l’enjeu de l’ouvrage repose dans la volonté d’intégrer aux formalités de l’enquête historique la question de la valeur. Quant à la différence d’analyse historique, elle est fine, et consiste essentiellement dans le lieu du partage initial entre positivité (17ème siècle chez Sartre, 17ème et 18ème siècle chez W. Marx) et négativité. Ainsi, pour W. Marx, qui distingue trois phases (expansion, autonomisation, dévalorisation) les 17ème et 18ème siècles sont marqués par le sacre de l’écrivain, au sens de Paul Bénichou : « l’écrivain », écrit l’auteur de L’Adieu à la littérature, y « fut […] consacré grand prêtre d’une religion à laquelle adhérait la société tout entière, et 435 Ibid., p. 105. Ibid., p. 110. 437 Ibid., p. 128. 438 Ibid., p. 110. 439 Pour tout ceci : ibid., p. 128-129. 440 Ibid., p. 138. 441 Ibid. 436 152 l’expansion de la littérature atteignit son sommet »442. C’est l’expansion, doublée, on le voit, d’une sacralisation. Et cette sacralisation conduira logiquement à une autonomisation : au 19ème siècle en effet, « la littérature succomba à la tentation de revendiquer son autonomie »443. Ce qui passa par « la promotion d’un nouveau concept, la forme, qui, censé rendre la littérature invincible, devint bientôt son tombeau : alors commença l’inexorable mouvement de dévalorisation »444. Cette dévalorisation conduit à une véritable crise de la littérature, crise peut-être fatale dont nous serions les contemporains : « Après la Seconde Guerre mondiale, les symptômes de la crise de la littérature se multiplièrent »445. Cette crise n’est peut-être rien d’autre que le signe de l’accomplissement de l’essence de la littérature, dès lors que cette essence est déterminée dialectiquement comme procès de la négativité. La crise de la littérature, c’est alors la disparition de la littérature enfin parvenue à s’égaler à son essence. La logique de cette pensée historico-essentialiste est rappelée par Blanchot dans Le Livre à venir, au début du chapitre « Où va la littérature ? » : « Il arrive qu’on entende d’étranges questions, celle-ci par exemple : « Quelles sont les tendances de la littérature actuelle ? » ou encore « Où va la littérature ? » Oui, question étonnante, mais le plus étonnant, c’est que s’il y a une réponse, elle est facile : la littérature va vers ellemême, vers son essence qui est la disparition »446. Mais ce discours, la forme de cette « question » et de cette « réponse », appartiennent à l’histoire, et non à la littérature : « L’histoire parle grossièrement ainsi »447, écrit-il. Cette logique n’est peut-être pas celle de la littérature en train de se faire, littérature qui se donne certes comme une interrogation anxieuse et passionnée sur son destin et sa nécessité propres, mais qui s’affirme toujours, non pas génériquement, comme littérature, mais séparément, comme singularité exclusive d’une œuvre. Et c’est ainsi que la réponse à la question historiale – « Où va la littérature ? » – ne viendra sans doute pas de l’histoire littéraire, mais de la littérature dès lors que, « profitant de l’histoire qu’elle devance », elle « s’interroge elle-même et indique, non pas une réponse certes, mais le sens plus profond, plus essentiel, de la question propre qu’elle détient »448. Ce sens est sans doute positif. 442 Op. cit., p. 13. Ibid. 444 Ibid. 445 Ibid. 446 Op. cit., p. 237. 447 Ibid., p. 238. 448 Ibid., p. 241. 443 153 Avenirs de la littérature Ainsi, par l’exercice de la question historique, l’essence de la littérature s’est résorbée dans le mouvement d’un devenir. Cette résorption partage l’essence : car la littérature est à la fois ce devenir, que nous avons à déchiffrer sous la forme d’une histoire, et qui contient toutes les œuvres de la culture (l’essence de la littérature n’est rien d’autre qu’un mouvement vers l’essence), mais ce devenir n’est pas encore la littérature « essentielle », c’est seulement sa promesse. La littérature adviendra seulement lorsqu’elle aura fini de devenir littérature (l’essence de la littérature se réalisera comme telle une fois le mouvement achevé). Il y a là deux déterminations distinctes, mais croisées, de l’essence de la littérature. Sartre, nous l’avons vu, prend apparemment garde d’en rester à la première : « l’essence de l’œuvre littéraire, c’est la littérature se découvrant et se voulant totalement elle-même comme appel à la liberté des autres hommes »449. Cette précaution est requise par la forme même du concept de liberté tel qu’il se trouve assigné à la pratique littéraire : celle d’une dialectique in-terminable, orientée vers l’approfondissement autothétique de la négativité. Mais c’est précisément cette négativité indéfiniment radicalisée qui risque de donner à rêver une réalisation de l’essence – réalisation de l’essence de la littérature qui s’identifie sans doute, en tant qu’auto-négation, à la disparition même de la littérature : « la littérature va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition »450, comme l’écrit Blanchot que nous citions plus haut. Dès lors, Sartre se risque à déborder ce premier moment théorique – l’essence comme mouvement vers l’essence – en direction du second – l’essence enfin réalisée –, et à prétendre que « nous pouvons », après avoir resitué le mouvement de la dialectique littéraire « dans les derniers siècles », « découvrir au bout, fût-ce comme idéal, l’essence pure de l’œuvre littéraire et le type de public – c’est-à-dire de société – qu’elle exige »451. Cette essence, on le voit, est directement corrélée à l’espace social dans lequel elle trouve à s’éployer : « la littérature en acte, écrit Sartre, ne peut s’égaler à son essence que dans une société sans classes »452. L’essence de la littérature participe à et de l’émergence de ladite société sans classe. Et voici quelle est la figure de cette essence pure : « La littérature » y serait « le monde présent à lui-même, en suspens dans un acte libre et s’offrant au libre 449 Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 155. Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 237. 451 Qu’est-ce que la littérature, op. cit. Nous soulignons. 452 Ibid., p. 160. 450 154 jugement de tous les hommes »453. On le voit, cette figure de la littérature comme « présence à soi réflexive d’une société sans classe »454 retient encore un minimum de négativité, le minimum précisément nécessaire à la réflexivité elle-même. L’« essence pure de l’œuvre littéraire », c’est la littérature ayant accompli son anéantissement, la littérature faite anti-littéraire et devenue conscience de soi du monde social. L’essence pure de la littérature a la forme et l’inertie heureuses d’une pure transparence réflexive : mais la désopacification du sens de l’œuvre conduit à la disparition de l’exercice d’interprétation propre à la lecture. La littérature essentielle n’est plus liberté, mais conscience. Le vocatif Pour autant, cette figuration messianique n’est que l’incertaine projection de la littérature à venir. Sa totalisation figurale est précaire, de même que son avènement historial. La littérature en acte, quant à elle, ne se présente comme nous l’avons dit, qu’en tant que mouvement vers l’essence. Et, à l’intérieur même du mouvement historique, une seconde détermination dynamique est à l’œuvre : celle qui articule, dans l’être même de l’œuvre, écriture et lecture. C’est la formule célèbre : « l’objet littéraire est une étrange toupie qui n’existe qu’en mouvement »455. Tel mouvement est donc à la fois historique (diachronie) et intersubjectif (synchronie). Intersubjectif, puisque pour faire surgir l’œuvre, écrit Sartre à la même page, « il faut un acte concret qui s’appelle la lecture », et que l’œuvre « ne dure qu’autant que cette lecture peut durer ». Ainsi, une seconde dialectique – synchronique – vient doubler la première dialectique diachronique liée à l’historicité irréductible de l’œuvre littéraire : c’est cette dialectique synchronique qui fait apparaître le plus clairement l’intégration de la liberté dans la définition sartrienne du fait littéraire. Liberté radicale, en effet, car elle s’éprouve comme l’espace entre moi et l’autre que moi, comme la distance infiniment ouverte, incomblable, de l’altérité pure. Que, comme l’écrit Sartre, « l’opération d’écrire implique celle de lire comme son corrélatif dialectique », signifie bien ceci, à savoir qu’« il n’y a d’art que pour et par autrui »456. Et c’est seulement dans le rapport à autrui que ma liberté se trouve le plus profondément requise : dans sa facticité, l’apparition d’autrui convoque ma liberté sur un mode qui ne se laisse jamais réduire aux gestiques ordinaires de la « relation ». 453 Ibid., p. 162. Ibid. 455 Ibid., p. 48. 456 Ibid., p. 50. 454 155 Souvenons-nous de L’Être et le néant : « l’existence d’autrui a la nature d’un fait contingent et irréductible. On rencontre autrui, on ne le constitue pas »457. Cette rencontre avec autrui est analogue à la rencontre avec l’œuvre, évidence imprévisible et brutale qui me force à lire librement. « Le livre ne sert pas ma liberté, il la requiert »458 : ce réquisit résulte de l’articulation, dans l’espace d’intelligibilité du livre, de ma lecture et d’une autre écriture. Pour qu’une liberté soit atteinte, « il n’est qu’un procédé », dit Sartre : « la reconnaître d’abord, puis lui faire confiance ; enfin, exiger d’elle un acte, au nom d’ellemême »459. La littérature n’est rien d’autre que cette confiance accordée au lecteur, confiance sans retour, et dont l’exigence sans mesure se constitue au nom même de la liberté de celui qui lit. L’œuvre n’est jamais « une donnée naturelle, mais une exigence et un don »460. Le livre se produit ainsi comme appel absolu à la liberté de l’autre, et comme reconnaissance absolue de cette liberté. L’absoluité vocative de l’œuvre littéraire la constitue donc comme la reconnaissance violente – imprescriptible – de la liberté par ellemême, c’est-à-dire tout à la fois en moi et en autrui. Et ce double rapport de la liberté à elle-même, donnant lieu au moi et à l’autre moi, n’est possible que par la médiation de l’œuvre. C’est comme œuvre produite que le texte littéraire articule l’une à l’autre la liberté de l’écrivain et la liberté du lecteur. La liberté violemment manifestée par le livre ne se confond donc pas avec l’affirmation joyeuse d’une puissance autonome ; la liberté littéraire est entamée par cette production d’œuvre inséparable d’une adresse à autrui. Comme l’écrit Sartre en effet, si « la reconnaissance de la liberté par elle-même est joie », la liberté d’écriture et de lecture ne se réduit pas à cette joie : dans ces créations de sens que sont l’écriture et la lecture, la « liberté ne s’apparaît pas seulement comme pure autonomie », elle ne « se borne pas à se donner sa propre loi », mais « elle se saisit comme constitutive de l’objet »461. La liberté littéraire se révèle donc comme le nexus d’une triple relation : celle qui unit l’œuvre, l’auteur, et le lecteur. Certes, cette relation à son tour ne prend sens qu’à l’horizon d’un monde commun – quatrième terme à ajouter à la précédente énumération : « Écrire, c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur »462. Cette quadrature, cependant – auteur, lecteur, œuvre, monde – n’est pas l’indice d’une clôture heureuse de la littérature sur elle-même : cette 457 Op. cit., p. 288. Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 54. 459 Ibid. 460 Ibid., p. 69. 461 Ibid., p. 65. 462 Ibid., p. 67. 458 156 transparence dialogique du sens de l’œuvre conduit à nouveau la liberté à l’imminence de son propre dépassement. Puisque, ajoute Sartre à la même page, « le monde réel ne se révèle qu’à l’action » et qu’« on ne peut s’y sentir qu’en le dépassant pour le changer », l’univers du romancier « manquerait d’épaisseur si on ne le découvrait dans un mouvement pour le transcender ». Cette transcendance, ultimement accordée, de l’œuvre sur le monde et du sens sur l’œuvre, indique que l’altérité de l’œuvre est irréductible à la communauté du monde : en littérature, le monde reflété par l’œuvre n’est plus seulement « l’horizon de notre situation » ni « la distance infinie qui nous sépare de nous-mêmes », mais bien une « exigence qui s’adresse à notre liberté »463. Le rapport entre littérature et liberté détermine donc la violence d’un écart : irréductible déhiscence par quoi un négatif essentiel soustrait incessamment et discontinûment l’homme à soi-même. C’est dans l’instance d’un inconditionnel vocatif que la littérature, feinte diaphanéité du monde à soi, existe. Littérature et contradiction : une histoire Où en sommes-nous – et la question doit porter, autant que sur le lieu, sur l’hypothèse même d’un nous ? L’essence de la littérature, tant du moins qu’il s’agit de la littérature en train de s’écrire, c’est-à-dire en mouvement vers l’essence, peut alors se formuler comme contradiction active : « Telle est donc la « vraie », la « pure » littérature : une subjectivité qui se livre sous les espèces de l’objectif, un discours si curieusement agencé qu’il équivaut à un silence, une pensée qui se conteste elle-même, une Raison qui n’est que le masque de la Folie… »464. La forme de cette vérité d’essence indique les limites de notre épistémè. Évoquant Sartre qui la posait, « en un temps qui nous paraît déjà si loin du nôtre », Rancière écrit dans un essai récent qu’il « avait eu au moins la sagesse de ne pas répondre »465. Nous avons vu que ce n’est pas tout à fait vrai. Quoi qu’il en soit, tout se passe comme si nous étions entrés, désormais, dans l’ère de la citation ; comme si nous ne pouvions faire autrement que répéter, peut-être ironiquement, « la question qu’est ce que la littérature », qui doit, écrit Derrida, « désormais être reçue comme une citation », « où se laisserait solliciter la place du qu’est-ce que, tout autant que l’autorité présumée par laquelle on soumet quoi que ce soit, singulièrement la littérature, à la forme de son 463 Ibid., p. 66. Nous soulignons. Ibid., p. 38. 465 La Parole muette, op. cit., p. 5. 464 157 inquisition466 ». Solliciter la place du qu’est-ce que ?, c’est en effet questionner la forme même de la question, et, comme l’écrit Rancière, « s’interroger sur les conditions mêmes »467 de l’énonçabilité de l’enquête et du discours théoriques. Ainsi, la position singulative de la question d’essence se résorbe dans le mouvement d’une investigation de type foucaldien, concernant la forme de discursivité historique à la faveur de laquelle la position de la question demeure, ou non, possible. C’est à ce genre d’investigation que se livre Rancière dans La Parole muette. L’interrogation porte alors non seulement sur l’historicité des pratiques littéraires, mais aussi sur celle de tout les métadiscours qui s’y trouvent constamment corrélés : « Il faut voir ce qui rend compossible la révolution silencieuse qui change le sens » du mot littérature, écrit-il, « les absolutisations conceptuelles du langage, de l’art et de la littérature qui viennent se greffer dessus et les théories »468 qui s’y rapportent, selon toute une diversité d’incidences. Ce que Rancière continue d’appeler, par le jeu fonctionnel, plus que substantiel, de l’unité-de-nom, « littérature », constitue d’une part le « mode historique de possibilité des œuvres de l’art d’écrire » (historicité des pratiques), d’autre part, le « système » de la « compossibilité » des pratiques et de leurs réflexivités statutaires (historicité du rapport entre la littérature et ses métadiscours). Ce qui continue de se nommer « littérature » ne reçoit son statut théorique qu’à la faveur d’une articulation entre le même (la totalité toujours incertaine des œuvres littéraire) et son autre (l’horizon social et discursif de surgissement des œuvres). L’enquête de Rancière ouvre donc une double déhiscence dans l’« être » traditionnel de la littérature ; déhiscence de l’histoire, puisque « la » littérature se trouve décisivement séparée d’elle-même par la pluralité de ses modes historiques ; déhiscence du savoir, puisque la littérature se trouve systématiquement arrachée à elle-même par l’extériorité des discours savants qui sont seuls en mesure de lui conférer son statut. La puissance théorique du texte sartrien, à cet égard, nous semble consister dans l’assignation d’une déhiscence éthique à l’être de la littérature. Il nous faut donc assumer l’irréductible extase théorique de la littérature – extase, en ce seul sens que la littérature vit d’un rapport proprement extatique avec tous ses dehors. Cette extase – méta-historique, voire an-historique – de la littérature est plusieurs fois soulignée par Rancière, à des titres et sous des intitulés variés. Le paradoxe, à cet égard, est le suivant : la littérature, contradiction active de soi par le seul jeu de ses ex-tériorisations, 466 La Dissémination, op. cit., p. 219. Op. cit., p. 6. 468 Ibid., p. 13. 467 158 ne peut pas ne pas être littérature, puisqu’elle se définit par la radicalité d’une autonégation. La non-littérature est encore la littérature, ne serait-ce que parce que le nonlittéraire donne son statut au littéraire. Ainsi, c’est une constance paradoxologique de la littérature qui ressort au total du texte de Rancière. Les thèmes du « commencement » et de la « fin » de la littérature appartiennent d’ailleurs de plein droit au système de cette paradoxologie. Cette constance est à la fois historique et théorique, et est assez puissante pour absorber tout ce qui se donne comme une « contradiction » de l’être-littéraire de la littérature. Témoignent pour cette constance paradoxale un certain nombre d’analyses du texte de Rancière touchant, selon la formule du sous-titre, les « contradictions de la littérature ». La plus frappante intéresse la question de la représentativité de l’œuvre littéraire ; sa conclusion, remarquable en tant qu’elle renverse plusieurs catégories cardinales de l’histoire littéraires, se résume comme suit : « « Romantisme », « réalisme », ou « symbolisme », ces « écoles » entre lesquelles il est d’usage de partager le siècle romantique sont en fait toutes déterminées par le même principe »469. Où l’on voit la diversité générique de « la » littérature du 19ème siècle se résorber dans l’élément d’une seule contradiction : « la littérature est « sociale » », puisqu’elle s’occupe « de la manière dont les mots contiennent un monde », mais du même coup, la littérature « est « autonome » pour autant qu’elle n’a pas de règles propres » et qu’elle « est le lieu sans contours où s’exposent les manifestations de la poéticité »470. La contradiction essentielle de la représentativité, en quoi la littérature pouvait paraître assumer sa plus grave division – tout ensemble historique et générique – n’est rien d’autre que la littérature elle-même, en tant qu’elle est toujours prise dans la logique pseudo-contradictoire de la représentativité. Elle a en effet, indifféremment et identiquement pour contenu le représentant – l’univers du langage – et le représenté – le monde – ou plus exactement, le rapport entre représentant et représenté. Autotélique, elle interroge la possibilité de la représentation ; mimétique, elle réalise cette possibilité ; et elle ne peut pas faire l’un sans l’autre. La littérature « est » la contradiction active de toute entreprise de représentation. Le résultat de cette analyse cardinale permet à Rancière de résoudre une seconde contradiction, corrélée à la première : celle qui oppose banalité et exceptionnalité du langage littéraire. Si le principe de la poétique nouvelle – datant de la seconde moitié du 469 470 Ibid., p. 45. Ibid. 159 19ème siècle – est « l’identification de l’essence de la poésie à l’essence du langage »471, et si c’est sur cette identification anti-mimétique que repose le statut d’exception de la littérature au moment de la modernité, ce statut d’exception est identiquement statut de banalité, puisque l’essence du langage ne consiste en rien d’autre, nous l’avons vu, qu’en la question de la représentation. Ainsi, ladite « poétique nouvelle », anti-représentative, se fonde sur « ce nœud des contraires » : « verbe incarné » (exception autotélique) et « lettre muette-bavarde » (banalité démocratique de l’écriture). De là, écrit Rancière, « la littérature existe comme le nom neutralisé d’une poétique contradictoire »472. La littérature n’est donc pas seulement une contradiction active, mais neutralisation de la contradiction ; c’est qu’elle est capable, à la différence des arts du visible, de « fictionner » ses propres limites, et d’assumer, par cette fiction, la contradiction indépassable de la représentativité. Ainsi, conclut Rancière, « la littérature n’existe en propre que comme fiction de la littérature »473. Fiction est ici le nom de la puissance de neutralisation qui assume sans la réduire les contradictions de la représentativité ; la fiction ne désigne pas le « monde » ou la « dimension » de la représentation, mais le passage constant du monde « réel » au monde représenté : « passage infini de l’un à l’autre bord, écrit Rancière, de la vie à l’œuvre et de l’œuvre à la vie, de l’œuvre au discours de l’œuvre et du discours de l’œuvre à l’œuvre, passage incessant qui ne s’effectue pourtant qu’au prix de laisser la déchirure visible »474. La littérature se donne donc comme l’articulation discontinue, déhiscente, du langage et du monde, de même qu’elle se donne, en un sens certes paradoxal, comme l’articulation d’elle-même et de son autre : elle constitue la dimension extatique du rapport, rapport violent mais neutralisé en ce sens qu’il est toujours compris dans l’élément de la fiction. Lacunes Identifiée par Sartre à une liberté vocative, en tant qu’enracinée dans l’intersubjectivité active du langage, la littérature n’est plus mesurée à l’aune du monde (communauté d’un horizon de sens et de référence indéfiniment partageable), mais bien à celle de l’homme (singularité contradictoire d’une force de changement). L’auteur et le lecteur ne sont plus les deux pôles d’une expérience qui les dépasse – celle de l’œuvre comme reflet 471 Ibid., p. 89. Nous soulignons. Ibid. 473 Ibid., p. 166. 474 Ibid. 472 160 configurant un monde –, mais sont désormais les seuls acteurs du fait littéraire. L’œuvre ne se contente plus de refigurer en monde humain la démesure naturelle. Elle ne vise plus la totalité du monde, mais la totalité de l’« homme ». Cette totalité demeure lacunaire. Le beau littéraire, écrit Sartre, « hante » certes « le monde comme un irréalisable »475, mais cette hantise n’est rien d’autre que le rapport de l’homme à sa propre lacune. L’homme manquant du beau « dans » le monde, c’est toujours l’homme manquant de luimême : « nous saisissons l’univers comme manquant du beau, dans la mesure où nousmêmes nous saisissons comme un manque »476. Le beau œuvré n’est pas seulement le devenir-monde d’une nature trop grande pour l’homme, c’est avant tout la rédemption imaginaire de la lacune anthropologique : « dans la mesure où l’homme réalise le beau dans le monde, il le réalise sur le mode imaginaire »477. La réalité de l’œuvre, l’œuvre réalisée, subit donc deux restrictions fondamentales : la première concerne son contenu, puisque la beauté de l’œuvre n’est qu’imaginairement ; la seconde concerne son être même, c’est-à-dire la possibilité pour l’œuvre d’exister comme une unité réalisée et autonome, puisque l’œuvre n’a de sens que pour et par une lecture. L’œuvre est en somme trois fois lacunaire : elle renvoie à la lacune du monde, qu’elle ne comble jamais qu’imaginairement ; elle existe à son tour comme lacune, comme œuvre à lire et dont tout le sens dépend de cet horizon de lisibilité ; elle désigne enfin la lacune humaine, déchirant l’anthropologie en son fonds, et dessinant l’espace même de la littérature. Le beau, en ce sens, c’est la liberté comme radicalité du non-fini. L’œuvre est donc à la fois manque du monde, manque d’elle-même, et manque de l’homme : de ce fait, elle continue d’indiquer obstinément une démesure, non plus d’excès, mais d’insuffisance. Sa contradiction est de vouloir être alors qu’elle n’est fondée que sur le manque à être. L’œuvre est donc ultimement déterminée comme signe, ou, plus littéralement, comme symbole : monstration nue d’une « déchirure visible », dit Rancière, c’est-à-dire assomption désespérée des contingences humanoïdes. La littérature, sous la forme séparée de l’œuvre, signifie la discontinuité irréparable du monde, des discours, et des hommes. La littérature est alors « signe » de l’Oubli – oubli des totalités formelles de la nature et des dieux –, tel le temple de ce sonnet de José-Maria de Heredia478 : Le temple est en ruine au haut du promontoire. 475 L’Être et le néant, op. cit., p. 231. Ibid. 477 Ibid. 478 José-Maria de Heredia, Les Trophées, Éditions Poésie Gallimard, Paris, 1981. 476 161 […] Mais l’Homme indifférent au rêve des aïeux Écoute sans frémir, au fond des nuits sereines, La Mer qui se lamente en pleurant les Sirènes. III. LA LITTÉRATURE ET LA VIOLENCE 162 Décisions La littérature est décision de la liberté – doublement: liberté dans l’écriture, en tant qu’elle se poursuit sous la règle sans règle (i.e. absolue) du style ; liberté dans la lecture, d’après l’instanciation d’une ouverture illimitée (i.e. absolue) du sens. Inscrire, déchiffrer, sont ainsi, au sens strict, absolutions. Cette double décision s’accomplit comme la décision même de la littérature, et dévoile sa différence spécifique : choisir le style, pour Flaubert, c’était ainsi renoncer au langage pratique, langage du sens, des moyens et des fins, que nous nommerons ici le discours, au sens hyper-extensif de logos. Mais la liberté pure du factum littéraire, en sa crise, est violence – fureur et vertige de ce qui, dans la décision, excède la puissance même du décidable. L’instant critique, instant qui constitue le sujet comme « libre » pour une décision, survient indécidé : la crise est l’événement d’une liberté nécessaire. Flaubert, ainsi, n’est jamais le maître de sa crise : il se trouve, par elle, décidé. La décision survient donc comme violence ; ce qui s’écrit répond à la violence, dans l’élément d’une agonistique profonde. La décision littéraire constitue donc l’assomption pure de la liberté, en sa violence. Cette violence – en tant que, nous allons le voir, elle porte le discours à sa propre limite et déploie, à sa surface même, l’hystérie de son propre dehors – fait la différence entre la 163 singularité littéraire et la généralité du discours. Mais, inversement, que signifie la décision du discours – et singulièrement, de sa forme la plus pure et la plus contrainte – le discours philosophique ? Éric Weil, dans sa magistrale Logique de la philosophie, s’interroge précisément sur l’instance agonale de ce choix du philosopher ; ce faisant, il ramène la philosophie à son fond advers, ce fond absent du corpus philosophique historique – ce fond qui en constitue l’absence même, le manque ou le vide substantiel. Weil nomme cette profondeur muette violence : « La raison est une possibilité de l’homme […] mais ce n’est qu’une possibilité, ce n’est pas une nécessité ». Il ajoute : « c’est la possibilité d’un être qui possède au moins une autre possibilité. Nous savons que cette autre possibilité est la violence »479. La violence se trouve donc déterminée et réfléchie comme autre possibilité du discours, c’est-à-dire comme l’autre du discours : cela signifie-t-il que seul le silence est violent, et qu’on ne puisse faire la paix que dans l’élément du discours ? Ce sont là, on le sait, des thèmes fondamentaux de la philosophie d’Emmanuel Lévinas. Dans Totalité et infini, Lévinas distingue deux modes du discours : le premier est le mode rhétorique. Dans son mode rhétorique, le discours, en tant qu’il est « ruse avec le prochain », constitue la possibilité de l’injustice et de la violence : « Notre discours pédagogique ou psychagogique est rhétorique, dans la position de celui qui ruse avec son prochain. Et c’est pourquoi l’art du sophiste est un thème par rapport auquel se définit le vrai discours de la vérité ou le discours philosophique »480. La rhétorique en effet, explique Lévinas, « aborde l’Autre non pas de face, mais de biais »481 : elle est l’effort d’une séduction et d’une subversion. Sa nature spécifique « consiste à corrompre » la « liberté » du lecteur ou de l’auditeur. Dès lors, la rhétorique peut être dite « violence par excellence »482. Le second mode du discours est défini par Lévinas comme le discours véritable (discours de la vérité et vérité du discours) : « renoncer à la psychagogie, à la démagogie, à la pédagogie que la rhétorique comporte, c’est aborder autrui de face, dans un véritable discours »483. Ce discours, dans la véridiction d’un abord face-à-face, s’accomplit comme justice : « nous appelons justice cet abord de face, dans le discours »484 ; et c’est « dans ce sens », écrit Lévinas, que « dépassement de la rhétorique et justice coïncident »485. 479 Logique de la philosophie, op. cit., p. 57. Totalité et infini, Éditions du Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 1987, Paris, p. 66. 481 Ibid., p. 67. 482 Ibid. 483 Ibid. 484 Ibid. 485 Ibid., p. 69. 480 164 Derrida a donc tout à fait raison d’affirmer, dans un article qu’il consacre à Levinas (« Violence et métaphysique »), que, pour Weil comme pour Levinas, « seul l’infini est non-violent et il ne peut s’annoncer que dans le discours »486. A l’horizon du discours, en son bénévolat essentiel, donc : l’infini comme puissance même de la paix. Demeurent à cette prémisse commune deux restrictions essentielles. D’une part, la paix n’est qu’un horizon du discours et son avènement fait l’objet d’une lutte « dans » le discours : « le langage ne peut jamais que tendre indéfiniment vers la justice en reconnaissant et en pratiquant la guerre en soi. Violence contre Violence. Économie de violence » 487. D’autre part, dit Levinas glosé par Derrida, en tant que tout discours « retient essentiellement l’espace et le Même en lui », le logos philosophique recueille une possibilité de violence totalitaire. Le discours, écrit décisivement Derrida, « est originellement violent ». D’où le paradoxe sur quoi Derrida ne cesse d’insister : « La parole est sans doute la première défaite de la violence, mais, paradoxalement, celle-ci n’existant pas avant la possibilité de la parole »488. Ce que rappelle Blanchot, dans Le Livre à venir, détermine comme violence la négativité à l’œuvre dans tout discours : Le langage, dans le monde, est par excellence pouvoir. Qui parle est le puissant et le violent. Nommer est cette violence qui écarte ce qui est nommé pour l’avoir sous la forme commode d’un nom. Nommer fait seul de l’homme cette étrangeté inquiétante et bouleversante qui doit troubler les autres vivants et jusqu’à ces dieux solitaires qu’on dit muets. Nommer n’a été donné qu’à un être capable de ne pas être, capable de faire de ce néant un pouvoir, de ce pouvoir la violence décisive qui ouvre la nature, la domine et la force489. Ainsi, d’une part, « seul le discours peut être juste (et non le contact intuitif) » mais « d’autre part, tout discours retient essentiellement l’espace et le Même en lui »490 – spatialité et similarité en quoi menace la violence de l’« égalisation » ontologique. Derrida conclut : « la guerre habite le logos philosophique dans lequel seul on peut déclarer la paix »491. Discours, violence 486 Dans L’Écriture et la différence, op. cit., p. 172, nous soulignons. Ibid., p. 171. 488 Ibid., p. 173. 489 Op. cit., p. 43. 490 Ibid., p. 171-172. 491 Ibid. Ajoutons que subsiste sans doute, chez Lévinas, le rêve d’un langage non-violent – ni littérature, ni philosophie –, langage non-prédicatif, pure langue de noms, in-différente et a-syntaxique – non-langage, sans doute (ibid., p. 218) : « La prédication est la première violence. Le verbe être et l’acte prédicatif étant impliqués dans tout autre verbe et dans tout nom commun, le langage non-violent serait à la limite un langage de pure invocation, de pure adoration, ne proférant que des noms propres pour appeler l’autre au loin ». 487 165 Nous questionnerons ici la possibilité d’une violence « dans » le discours. Violence d’une part, dans et par le discours littéraire – en tant qu’il constitue, précisément, une certaine limite du discours : violence rhétorique (subversion sophistique des les pacifications de la langue rationnelle, décrite par Weil et Lévinas), et violence figurale (la figure est violence pour la langue déterminée comme mémoire du discours). Violence d’autre part, dans le discours rationnel : violence « logique » et configurante du récit (marquée par Levinas comme violence du même ontologique, et dénoncée dans un tout autre contexte, évidemment, par Adorno et Horkeimer, pour qui tout récit relève du discours), violence du « différend » des discours, artefacts singuliers et irréconciliables (Lyotard). Ainsi, la violence apparaîtra tout à la fois, et paradoxalement, comme l’autre (l’extérieur) et comme le même (l’intérieur) du discours philosophique : violence d’une assomption de la violence (en littérature) ; violence d’une conjuration violente – et violente dans son impossibilité même – de la violence (en philosophie). Nous visons ici, ultimement, à interroger la possibilité d’une violence du discours philosophique en tant qu’il cherche à construire un « savoir » concernant la littérature. Chez Weil, nous l’avons dit, la philosophie apparaît comme un vœu d’opposition décidée à la violence : « la non-violence est le point de départ comme le but final de la philosophie »492. Mais la non-violence, au sens weilien, ne saurait se réduire à la négation de la violence ; la non-violence n’est instaurée comme telle qu’à partir du moment où la violence « n’est plus expulsée du discours », que si elle est « comprise dans ce qu’elle est positivement », c’est-à-dire comme le « ressort sans lequel il n’y aurait pas de mouvement »493. Ainsi, par le geste compréhensif de son discours, que Weil nomme « absolument cohérent », « l’homme universel […] embrasse la totalité des contradictions », et toute « violence concrète » possède alors « un sens pour la raison »494. La non-violence se définit ainsi comme violence comprise et surmontée dans le discours. Ainsi, à ce moment de l’analyse, « l’opposition n’est pas […] entre les discours […] ; elle est entre le discours et la violence même »495. Il nous revient d’interroger – et sans doute de déplacer, en faisant fonds, ici, d’un certain nombre de suggestions lyotardiennes – cette ligne de partage. 492 Op. cit., p. 59. Ibid., p. 55. 494 Ibid., p. 54. 495 Ibid., p. 57. 493 166 La philosophie de Weil distingue deux concepts de la violence ; le premier recouvre la violence opaque et brutale du fait. La tâche historique de la philosophie est précisément de penser cette factualité de la violence. C’est le cas, particulièrement, avec l’existentialisme, dont le discours affirme « que l’homme est tel qu’il y a toujours un discours pour lui et que ce discours est toujours incomplet, qu’il y a toujours un ordre pour lui, qu’il vit toujours dans un monde […] mais qu’organisation et orientation ne sont jamais définitives […], inachevables par la nature de ce monde humain […] où l’absolu ne se rencontre pas »496. Cette réponse, affirme Weil, est à la fois insuffisante et légitime ; nous ne rappellerons pas ici comment l’auteur de la Logique de la philosophie prétend surmonter l’aporie existentialiste, d’un homme « éternellement « historique », éternellement « temporel », éternellement « au-devant de lui-même » »497. Weil nomme violence pure la seconde détermination du concept de violence. Une telle violence n’est pas seulement absurdité du fait, mais décision de la violence. Elle se donne comme la stricte antithèse de la philosophie, c’est-à-dire comme une anti-philosophie thétique. C’est ainsi qu’à la non-violence du discours philosophique, sursomption discursive de la violence irréfléchie, répond une violence pure, qui, de son côté, se définit comme une violence choisie « en connaissance de cause », dit Weil. « Seule la destruction du discours […] correspond à la violence pure »498, écrit-il. Et il n’y a que deux manières de détruire le discours : le « silence », d’une part ; le « langage non cohérent », de l’autre. Ce n’est, dès lors, qu’au regard de la possibilité de cette violence pure que la philosophie est « compréhensible pour elle-même » – c’est-à-dire comme décision de philosopher. « Voilà notre difficulté, ajoute Weil, à nous qui faisons de la philosophie »499. C’est dans le langage, dans sa généralité, que se décide et s’avive la rigueur de l’opposition entre violence et discours. Si « l’opposition » était seulement « entre les discours », « le discours absolument cohérent aurait raison absolument, et l’homme, quel qu’il soit, le réaliserait toujours »500. Qu’on nous permette de citer quelque peu longuement la Logique : Violence de l’homme qui s’affirme dans son être tel qu’il est pour lui-même, qui ne veut que s’exprimer tel qu’il se sent, dans un langage qui lui permette de se comprendre, de s’exprimer, de se saisir, mais langage qui ne s’expose pas à la contradiction et contre lequel nulle contradiction n’est 496 Ibid. Ibid., p. 62. 498 Ibid., p. 61. 499 Ibid. 500 Ibid., p. 57. Nous soulignons. Il faut donc distinguer: 1. la violence de fait ; 2. le discours qui s’y oppose et la rédime ; 3. la violence pure du langage non cohérent, qui s’oppose irréductiblement cette fois au discours. 497 167 imaginable, puisqu’il ne contient pas de principes communs : ce qui est commun à tous ou seulement à plusieurs, n’est plus l’être de cet homme pour cet homme même.501 Le langage non cohérent, cette parole de violence, répond ici à un ensemble de traits caractéristiques : 1. une telle parole constitue l’expression d’affects ; l’homme qui en use s’exprime, dit Weil, « tel qu’il se sent », selon la double règle d’une autonomie et d’une autotélie de sentiment ; 2. le dire de l’affect s’affranchit deux fois du principe de contradiction : syntaxiquement (à l’égard de l’ordre logico-philosophique) ; génériquement (à l’égard des autres discours) ; 3. cette soustraction à la contradiction relève de ce que l’on pourrait nommer une singularité exceptive : par le langage non cohérent, l’homme s’exprime seulement « tel qu’il est pour lui-même », afin de pouvoir « se comprendre », et se comprendre comme solitude. Cette solitude du sens ne « contient pas de principes communs ». Affection, exception, affirmation pure : ces trois traits dessinent encore l’espace de notre savoir sur la littérature ; la littérature n’est-elle pas, en effet, l’autre possibilité du langage humain, dès lors que l’anthropos ne choisit ni la raison ni le discours ? Et cette autre possibilité ne s’est-elle pas toujours trouvée déterminée, comme c’est le cas chez Weil, comme « violence », comme une certaine violence ? N’anticipons pas. Il nous faut compléter ces quelques remarques concernant Éric Weil par une relecture, aussi brève soit-elle, des passages profonds que la Logique de la philosophie consacre à la poésie. A proximité, à cet égard, de l’élaboration heideggérienne, Éric Weil situe la poésie dans la dimension de l’origine du sens. La Poésie est décrite, dès la catégorie du Fini, comme révélation – nous retrouverons ce thème chez Michel Henry : « La poésie révèle, la philosophie révèle le fait de la révélation poétique »502. De ce point de vue, la poésie est « plus essentielle » que le Discours philosophique, qui en constitue le protreptique, le « lÒgo$ protreptikÕ$ prÕ$ po…hsi$ »503. Ainsi, c’est « dans la poésie que le discours se révèle comme insuffisant », et le partage de la cohérence se renverse, ou plus précisément se temporalise : « la poésie n’est pas encore discours, parce que, déjà, elle n’est plus discours, elle n’est pas encore cohérente, parce que, déjà elle ne l’est plus »504. La Poésie est ainsi ce discours qui s’est renoncé comme discours, mais qui, dans ce renoncement même, se souvient de la cohérence du Discours : on reconnaît ici la figure de cette violence pure, qui ne se réduit pas à la violence du fait, mais consiste en son 501 Ibid. Ibid., p. 389. 503 Ibid. 504 Ibid., p. 390. 502 168 assomption décidée. La Poésie, poursuit Weil en ce sens, « est parente (alma parens) du discours ; elle est discours incohérent se projetant de la cohérence originale dans l’Être »505. Et il conclut décisivement : « en elle le discours retourne au langage, mais c’est le discours qui y retourne [nous soulignons], ce n’est pas le langage antique qui se rétablit comme Vérité ou Non-sens »506. Ici se trouve le plus clairement manifestée la possibilité d’une inclusion de la violence au Discours – même si ce n’est pas là ce qu’Éric Weil voudrait d’abord faire entendre : la Poésie, c’est le discours qui « retourne au langage », à la pureté violente, non cohérente, du Langage d’avant le Discours. Ainsi, « la poésie seule réunit le discours à sa source, au langage »507 : ce retour à la source est un double retour. Par la Poésie, en effet, l’homme retrouve non seulement l’incohérence première du Langage, mais il la retrouve comme violence première ; le poète restitue donc, avec la singularité du Langage pur, le moment du choix de la raison et du Discours, ce moment où l’homme s’est séparé de la violence. Faire la présence, pour le poète, c’est donc répéter l’instant de la décision première – entre raison et violence, entre Langage et Discours –, et le répéter comme indécidé, indécidable, en assumant la possibilité continuée de la violence. Récit, raison, violence La leçon de la Logique de la philosophie est – pour nous – la suivante : l’opposition entre la violence et le discours se situe dans l’élément du langage. C’est dans et par son langage que l’homme doit faire le choix entre violence et discours. La Dialectique de la Raison de Theodor Adorno et Max Horkheimer devrait, quant à elle, nous permettre de penser ceci : la violence ne se situe pas seulement à l’origine décisive de la raison et du discours, qui, se choisissant comme raison et discours, renonceraient à la violence ; la violence est à l’œuvre dans l’acte même de la raison et du discours – « Le discours ne peut donc, s’il est originellement violence, que se faire violence, se nier pour s’affirmer, faire la guerre à la guerre qui l’institue »508, écrit Derrida. La non-violence philosophique, dès lors, réserve peut-être une possibilité de violence inaperçue : violence seconde, comme le dit Weil, 505 Ibid. Ibid. 507 Ibid. Quant à la parenté de notre démarche avec celle de la Logique, voir ibid., p. 422. Weil y affirme que reprendre tous les « termes curieux » qui servent à désigner la poésie reviendrait à « écrire une des histoires de l’humanité, et non des moindres » ; « les analyser, ce serait refaire, mais dans une application, la logique de la philosophie ». 508 Op. cit., p. 190. 506 169 violence qui n’a peut-être lieu qu’en vue de la non-violence, mais violence dont la puissance de réalisation historique fait apparaître, d’un certain point de vue, comme toute la violence possible. Nous abordons donc la seconde détermination de la violence – la violence comme violence du discours philosophique. Nous allons voir que dans La Dialectique de la Raison, il est certes question – comme chez Weil – d’une violence à l’œuvre « dans » la littérature, mais que cette violence est avant tout le fait de la rationalité littéraire : violence, précisément, de la littérature en tant que, comprise comme narration, elle constitue une activité rationnelle et organisatrice. La littérature n’est ainsi violence qu’en tant qu’elle est et se veut Discours, i.e., pour ce qui la concerne, qu’en tant qu’elle se constitue comme récit – si tout récit repose en effet, comme sur sa possibilité et son sens, sur un Discours du récit. C’est, on l’aura remarqué, au texte homérique que nous avons eu recours au moment de nous introduire aux principales articulations problématiques de ce travail. Nous avons ainsi constitué L’Odyssée, opératoirement sinon thématiquement, en paradigme de la « littérature (occidentale) », ou plus précisément, du récit littéraire. Si nous nous sommes autorisé un tel constructivisme théorique, dont les bases historiques et culturelles sont pour le moins fragiles, c’est en grande partie en regard de l’interprétation adornienne portée sur le texte homérique, interprétation que l’on pourrait résumer comme suit : « l’univers vénérable du monde homérique chargé de sens apparaît comme le produit de la raison organisatrice détruisant le mythe, justement en vertu de l’ordre rationnel dans lequel elle le reflète »509. Cet ordre rationnel qui reflète en la mimant la matière mythique n’est autre que le récit, organisation rationnelle qui répond globalement, chez Adorno, aux mêmes critères définitoires que chez Ricœur. Le récit est en effet déterminé par Adorno comme la forme dialectique mesurant les démesures du temps, de la nature, et du soi, soi qui, écrit Adorno, « n’atteint » dans le récit « l’unité que dans la diversité de ce qui nie toute unité »510. Mais le sens rationnel du récit ne se réduit pas à cette formalité dialectique « mesurante ». En tant qu’il participe de l’instrumentation générale de la Raison (Auflklärung, « Lumières), la faculté narrative doit être pensée à la clarté d’enjeux plus vastes, et qui lui sont en première analyse exogènes. 509 Max Horkeimer, Theodor W. Adorno, trad. Éliane Kaufholz, « Digression I : Ulysse, ou mythe et raison », dans La Dialectique de la raison, Éditions Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1974, p. 58. 510 Ibid., p. 62. 170 Le récit, mesure de toutes les démesures, se trouve de surcroît défini par Adorno comme l’instrument de la « vérité » et de la conservation de la « vie ». La « vérité » du retour, en effet, c’est celle du rétablissement bourgeois d’Ulysse à Ithaque, et cette vérité s’oppose à l’erreur indéfinie de l’aventure : « le mensonge évident que contiennent les mythes – en réalité, la terre et la mer ne sont pas habités par des démons – […] devient sous le regard du héros mûri, une « erreur » par rapport à ce qu’il recherche sans ambiguïté : la conservation de soi, le retour dans sa patrie et à sa vie d’homme établi »511. La vérité d’Ulysse se confond donc avec sa vie. Pour que L’Odyssée s’achève, il faut que le héros sauve sa vie ; sa progression salutaire dissout, dans le même mouvement, la violence des simulacres mythiques qui cherchent à lui barrer la route ; ayant trouvé dans l’accomplissement du récit sa vérité, une vérité rationnelle et rusée, Ulysse retrouve à la fin sa vie, au sens de l’établissement d’un foyer et d’un domaine bourgeois. Vie et vérité sont donc les deux sèmes fondateurs de l’épopée homérique ; mais ils ne s’apparient heureusement que dans et par le devenir-récit du matériau mythique de l’épopée. Devenu récit, l’epos a surmonté la violence mensongère des mythes : il s’est révélé comme moment de la Raison. Si Ulysse reconnaît la puissance forcenée des figures mythiques, c’est qu’il est capable tout à la fois de les supporter et de s’en distancier : « en se laissant ligoter », écrit Adorno au sujet de l’épisode des Sirènes, « Ulysse qui est pourtant un homme « éclairé » de ce point de vue, reconnaît la supériorité archaïque du chant »512. Cette reconnaissance est sacrificielle : Ulysse sacrifie provisoirement la vie et la vérité au profit d’une victoire prorogée sur la violence originaire du chant. La logique de ce sacrifice n’est autre que celle de la dialectique de la raison : « Les mesures que prend Ulysse au moment où son bateau s’approche des Sirènes préfigurent allégoriquement la dialectique de la Raison »513. Si « La Raison se reconnaît elle-même dans les mythes »514, cette reconnaissance est toujours une violence, qui transforme les mythes en arguments : « La Raison, conclut Adorno à la même page, est totalitaire ». « Ulysse est un sacrifice, écrit décisivement Adorno : le soi qui se domine continuellement et qui, se faisant, néglige la vie, sauve sa vie et ne s’en souvient plus que comme d’un errement »515. Surmontant la violence par la ruse (puisqu’il sauve sa vie), Ulysse en assume pour son compte un usage constant : il néglige en effet la vie, sous la 511 Ibid., p. 61. Ibid., p. 72. 513 Ibid., p. 50. 514 « Le concept d’Auflklärung », ibid. p. 24. 515 Ibid., p. 69. 512 171 forme double de la « vie » des « autres », opposants mythiques ou non, détruite et négligée par la ruse, et de sa « vie » en tant que totalité mémorée d’aventures, puisque, par le récit, il la re-produit comme errance inessentielle. Le récit apparaît donc comme le strict analogon de la ruse. La ruse est la geste du récit, de même que le récit est le geste de la ruse par quoi se produit le récit lui-même. Ainsi, la narration n’est pas simplement violence surmontée, comprise : elle est aussi la répétition froide de la violence, l’organisation rationnelle de la force. « La conscience de soi, lit-on dans La Dialectique de la Raison […] retient la violence au moment de la narration »516. Cette retenue retient la violence tout en la rendant possible rationnellement, par la ruse, précisément : « Le discours lui-même, le langage en opposition avec le chant mythique, la possibilité de fixer dans la mémoire le mal qui est advenu, est la loi de la fuite chez Homère. »517 Cette loi du discours – narratif –, déterminée comme loi de la fuite, autorise ainsi l’inclusion de séquences thématiquement « violentes » dans le cours du récit. Organisée et régulée par la rationalité narrative, la violence se trouve en quelque sorte sursumée comme violence et transformée fabuleusement en non-violence. C’est ainsi que le récit homérique « moderne », en opposition avec le mythe préhistorique, peut assumer le même contenu de violence que le récit antique : « Ce qui distingue [la civilisation] de cette préhistoire, ce n’est pas le contenu des faits narrés, mais la conscience de soi qui retient la violence au moment de la narration »518, écrit Adorno. L’Odyssée est donc le lieu d’une représentation de la violence qui, comme représentation, paraît mettre à distance réflexivement le fait de la violence. Adorno décèle cependant dans cette mise à distance tout autre chose qu’une réduction de la violence : « La froide distance de la narration qui représente toujours l’horreur comme si elle avait pour fonction de divertir, ne laisse en même temps apparaître l’horreur que dans le chant où elle se masque solennellement en destin »519. La mise à distance opérée par la configuration narrative produit un double effet de justification du contenu violent ou horrifique : d’une part, elle transforme ce contenu en « divertissement », c’est-à-dire qu’elle re-produit l’événement violent selon une modalité de plaisir à tous égards suspecte ; d’autre part, elle solennise, par le truchement de la rationalité narrative, l’horreur des faits, en lui conférant une fonction dans un dispositif récitatif et destinal. La raison narrative, loin de donner lieu à une réduction réelle de l’horreur, constitue donc la violence comme un divertissement autorisé par le sens d’un 516 Ibid., p. 90. Ibid.. 518 Ibid., p. 90. 519 Ibid. 517 172 récit ; pire, comme un moment nécessaire à la poursuite de la narration elle-même. Adorno s’appuie sur la scène de pendaison des servantes apostates, au chant XXII de L’Odyssée (vv. 468-473) : Comme quand des grives de longue aile ou des colombes se prennent au panneau dressé dans un buisson lorsqu’elles vont au nid, odieux est le lit qu’elles trouvent, ainsi leurs têtes s’alignaient, un nœud coulant à chaque cou, pour que leur mort fût lamentable. 520 Leurs pieds eurent un bref sursaut, et ce fut tout. Deux artefacts configurants concourent à mettre à distance – c’est-à-dire, dans la perspective adornienne, à reproduire comme divertissement et nécessité narrative – la violence pure de la séquence du châtiment, conduisant à la « mort lamentable » des traîtresses : le premier est constitué par la figure de comparaison, qui identifie les servantes pendues à des « grives » ou des « colombes » piégées ; le second est constitué par la gestique narrative, qui réduit à l’espace d’une ellipse l’instant d’agonie (« et ce fut tout »). Remarquons, à cet égard, que ces deux procédés agissent contradictoirement, se compensant l’un l’autre : la comparaison déploie dans l’espace de trois vers l’image technique du piège de strangulation – image par quoi, d’ailleurs, les servantes se trouvent animalisées, et réduites à une simple vie tuable –, tandis que le mouvement du récit tend au contraire au résumé, ramassant l’infini du temps de l’agonie dans la brièveté spastique d’un sursaut. Quoi qu’il en soit, comparaison comme narration distancient et opacifient la violence pure de l’instant de la mort : si la comparaison s’étend, elle n’évoque que des oiseaux piégés ; si le récit concerne bien les servantes, il se trouve, comme tel, réduit à son minimum. Mais Adorno souligne une duplicité dans l’élément de la voix narrative ; en effet, une fois le récit de pendaison mené à bien, la narration marque une stase qui contredit puissamment le raccourci de la clausule « ce fut tout ». Cette stase ouvre l’espace d’une ironie qui détermine une retour de l’assomption de la violence dans l’espace du récit : « Pas long ? semble demander le geste du narrateur, apportant un démenti à son calme. En retardant le cours de la narration, Homère nous empêche d’oublier les victimes et révèle ce tourment indicible, sans fin de la seconde d’agonie, durant laquelle les servantes luttent avec la mort. »521 La réintroduction d’une durée agonale ruse avec la ruse même du récit : la nonviolence de l’organisation rationnelle est contredite par le silence de ce que le récit ne dit 520 521 L’Odyssée, op. cit., p. 364. Op. cit., p. 91. 173 pas ; ce silence, ce blanc, est la violence même. Ainsi, si la violence mythique est une première fois – mais selon la loi d’une feinte – régulée et distanciée par l’organisation du récit, qui préserve et dissimule la possibilité de la violence, une forme d’ironie narrative, assurée par les silences du récit, dévoile à neuf l’horreur d’un « contenu » que l’évidence première de la rationalité narrative avait cherché à escamoter. A. L’ordre du discours Les lois Il serait difficile de déterminer à quel moment de l’histoire de la philosophie le discours cesse d’être seulement la dimension de langage et de cohérence dans laquelle le philosopher se déploie, pour devenir une question pour la philosophie elle-même ; le moment, en d’autres termes, où la philosophie s’interroge sur l’évidence discursive de sa naissance, et questionne cet espace lucide, toujours puissamment articulé, qui n’a jamais cessé de lui donner corps. Peut-être que ce « moment » n’a jamais eu lieu, eu lieu une fois, comme un moment dans l’histoire philosophique, parce qu’il marque l’origine introuvable de toute philosophie possible ; peut-être ce moment de réflexion sur le sens et la légitimité du discours se confond-t-il avec l’éveil de la philosophie elle-même. Comme l’écrit Weil, « on sait que la philosophie, depuis que les hommes s’y adonnent, s’est nourrie de la substance de ces réflexions. On sait également quel énorme travail elle a fourni pour élaborer et pour expliciter son discours. »522 Chez Foucault comme chez Weil, le 522 Logique de la philosophie, op. cit., p. 10. 174 « discours » reçoit un statut philosophique positif et crucial. Il s’agit en effet chez Foucault, tout comme dans la Logique de la philosophie, de rapporter le discours à cela qu’il n’est pas, cette opacité qu’il réduit et exclut mais qui le rend non seulement possible, mais nécessaire ; de rapporter, dès lors, le discours à tout l’espace du non-discours qui le précède et l’encercle. C’est à cette polémique originelle que le discours doit la forme de ses lois et plus qu’elle, la puissance même de sa légalité. C’est parce qu’il est, à l’origine, agonistique, que le discours, dans sa généralité, obéit à un triple impératif irréductible : premièrement, le discours doit suivre la « volonté de vérité » ; deuxièmement, il doit obéir à une logique de l’identité ; le discours, enfin, dispose une « souveraineté du signifiant »523 qui raréfie les capacités des hommes d’accéder aux divers discours. Ces trois impératifs reposent chacun sur une force légale d’exclusion qui régit la production du discours comme discours séparé. Ainsi, la volonté de vérité qui anime le discours est inséparable d’une double sanction : « la plus évidente, la plus familière aussi, c’est l’interdit »524 ; la seconde sanction a conduit au partage qui oppose la raison et la folie. La volonté de vérité, c’est au fond la volonté de « maîtriser les pouvoirs »525 portés par le discours. L’impératif de la logique de l’identité, pour sa part, a mis en place un tripe système de légalité interne au discours ; légalité qui, à chaque fois, re-constitue une identité que la diversité empirique des formes discursives risquait de mettre en crise. Les trois figures de cette légalité sont, selon Foucault, le commentaire, qui limite « le hasard du discours par le jeu d’une identité qui aurait la forme de la répétition et du même », l’auteur, qui « limite ce même hasard par le jeu d’une identité qui a la forme de l’individualité et du moi »526, et enfin, l’organisation des disciplines, qui permet de re-produire des identités à l’intérieur de la pluralité factuelle des genres du discours. Une telle logique de l’identité conduit en somme à conjurer les hasards de l’apparition des discours ; à déchoir, en somme, un discours donné de son caractère d’événement. La souveraineté du signifiant, quant à elle, donne lieu à une restriction de l’accès à la production du discours ; il s’agit alors, écrit Foucault, « de déterminer les conditions » de la mise en jeu des différents discours, d’imposer aux individus qui les tiennent un certain nombre de règles et ainsi de ne pas permettre à tout le monde d’avoir accès à eux »527. Le signe est ainsi constitué comme souverain et sacré ; on y accède 523 Michel Foucault, L’Ordre du discours, Éditions Gallimard, Paris, 1971. Ibid., p. 11. 525 Ibid., p. 38. 526 Ibid., p. 31. 527 Ibid., p. 38. 524 175 comme à un pouvoir dont l’exercice est réservé. La puissance du discours devient, en dernière instance, le ressort de sa raréfaction. Ainsi, dans la perspective foucaldienne, un segment donné du langage devient « discours » en tant qu’il obéit à un certain nombre de lois d’exclusion. Le discours, c’est donc la légalisation exclusive du langage, légalisation dont le triple registre (lois externes, lois internes, et loi du rapport entre l’interne et l’externe) produit la forme stabilisée de la discursivité. Si le discours s’oppose à la violence, c’est en tant qu’il conjure constamment sa propre puissance de diction : il la conjure sous l’aspect du contenu (on ne peut pas tout dire), sous l’aspect de la syntaxe (on ne peut pas dire n’importe comment), sous l’aspect de la compétence (il faut savoir pour pouvoir dire). L’autre du discours est donc constitué par un langage sans lois. Littérature : l’exception et la règle Selon le système de cette interprétation, qu’en est-il du « discours littéraire » ? Et peut-on donc encore parler de la littérature comme d’un discours ? Du point de vue du troisième impératif – la restriction de l’accès au discours – révélé par L’Ordre du discours, le discours littéraire ne diffère pas des autres discours : « Qu’est-ce que l’« écriture » (celle des « écrivains ») sinon un semblable système d’assujettissement ?… »528 Quant à l’impératif de la logique de l’identité, si la littérature paraît parfois mettre en question l’unité et la stabilité de la figure de l’auteur, elle assume pleinement, par contre, les nécessités du commentaire et de l’organisation des disciplines : le texte littéraire se produit toujours, même dans le registre de l’énigmaticité la plus haute, comme un texte à commenter ; l’œuvre de langage revendique son appartenance à un genre du discours différent des autres disciplines. Reste à se demander s’il y a dans la « littérature », sous sa forme la plus générale, une volonté de vérité, et conséquemment, une interdiction portée sur un certain type de « contenu », doublée d’une articulation réglée entre raison et folie. Cette question est, identiquement, la question du rapport entre littérature et philosophie. Un texte de Gilles Deleuze nous paraît répondre précisément à cette question. Conçu comme la conclusion de Proust et les signes, il s’intitule « Présence et fonction de la folie – l’Araignée ». Deleuze s’y interroge sur la « folie » du personnage Charlus. Cette folie, dit Deleuze, se révèle d’abord dans le discours charlusien : « dans les mots organisés 528 Ibid., p. 47. 176 volontairement, dans les phrases agencées souverainement, dans un Logos qui calcule et transcende les signes dont il se sert »529. La dimension du signe se subordonne ainsi à celle de la discursivité rhétorique : passage du signe au discours – c’est le premier déplacement suggéré par l’analyse de Deleuze, à condition de préciser d’emblée que la folie, dans le discours, s’annoncera par le retour des signes (i.e. symptômes). La folie de Charlus est dès lors, paradoxalement celle d’un « Charlus, maître du logos ». Cette maîtrise, souligne Deleuze, se manifeste dans les trois discours que Charlus adresse au narrateur. Mais c’est aussi dans ces trois discours qu’elle se trouve mise en crise – second déplacement proposé par ce texte, le passage du logos au pathos. Deleuze le montre, ces discours supportent une articulation commune : 1. « un premier temps de dénégation » ; 2. « un second temps de distanciation » ; 3. « un troisième temps, inattendu, où l’on dirait que tout d’un coup le logos se met à dérailler, est traversé par quelque chose qui ne laisse plus organiser »530. Dès lors, écrit Deleuze, les discours de Charlus se trouvent « agités par des signes involontaires qui résistent à l’organisation souveraine du langage, qui ne se laissent pas maîtriser dans les mots et les phrases, mais font fuir le logos et nous entraînent dans un autre domaine »531. Ce domaine est celui du pathos : si « le logos est un grand Animal dont les parties se réunissent en un tout et s’unifient sous un principe ou une idée directrice », le « pathos » quant à lui « est un végétal fait de parties cloisonnées, qui ne communiquent qu’indirectement […], si bien que nulle totalisation, nulle unification ne peuvent réunir ce monde dont les morceaux ultimes ne manquent plus de rien »532. C’est ainsi que la discursivité logique, organique, se trouve excédée par une discontinuité pathique, végétative. Cette opposition de l’animal (corps organisé) au végétal (discontinu cloisonné) n’est pourtant pas le dernier mot de l’argumentaire deleuzien. Animal comme végétal ne sont que des niveaux de discursivité ou de cohérence articulés et contenus par la totalité du texte de Proust ; animal et végétal ne sont que les pôles d’une opposition mise en œuvre par la Recherche elle-même. Y a-t-il alors en jeu, dans le texte de Proust, une opposition réglée entre raison (animalité du logos) et folie (végétalité du délire) ? C’est précisément la loi de cette régulation qui fait défaut. S’il est en effet possible d’opposer, selon la suggestion deleuzienne, l’animal logique au végétal pathique – le végétal ressurgissant comme discontinuité délirante à l’intérieur même de l’organisation du corps discursif –, cette opposition demeure éminemment instable : ceci, non seulement parce que 529 Proust et les signes, op. cit., p. 208. Ibid. 531 Ibid., p. 209. 532 Ibid., p. 210. 530 177 le pathos s’insinue dans la rigidité discursive du logos pour la mettre en crise et la complique (troisième moment des discours de Charlus, selon Deleuze), mais surtout parce qu’en dernière instance le pathos semble l’emporter sur le logos. Or si le pathos l’emporte, il nous est impossible de parler d’une « régulation » du rapport entre raison et folie ; il nous faudrait pouvoir évoquer une dérégulation, un dérèglement du rapport. Plus gravement, si le pathos l’emporte, il n’y a peut-être même plus de rapport, au sens strict, entre raison et folie : un rapport fou n’est pas un rapport. La victoire du pathos n’est donc, ne peut donc être qu’une victoire délirante. La victoire du pathos risque même d’interdire l’écriture du « discours » de l’œuvre. Or la Recherche existe, et existe comme discours. C’est qu’une une troisième instance vient, en excédant les puissances délirantes du pathos, légaliser et ré-organiser l’opposition première : le pathos végétal se soumet en dernier ressort à la loi de l’histos. Deleuze évoque un « Narrateur-araignée, dont la toile même est la Recherche en train de se faire, de se tisser avec chaque fil remué par tel ou tel signe : la toile et l’araignée, la toile et le corps sont une seule et même machine »533. Cette métaphore puissante doit être lue et comprise avec attention : l’histos représente bien l’œuvre, c’est-à-dire la Recherche. La toile, le tissu, c’est la Recherche. C’est dans la dimension histologique de cette toile que l’animal (logos) et le végétal (pathos) fondent leur opposition, cette opposition s’achevant en domination du pathos. L’opposition n’est donc pas déréglée par cette victoire (ce qui compromettrait l’existence discursive de l’œuvre elle-même). Elle n’est pas non plus « réglée » par la sursomption de l’histos (selon la figure d’un pathos recompris dans un logos hypocrite, c’est-à-dire d’une forme perverse d’éloge de la folie – ce que nous appellerions sublimation rationnelle, et configurante par là même, du délire). La toile, le tissu, nous paraissent représenter le milieu où régulation et dérégulation s’équivalent ; cette toile est le milieu où le pathos peut précisément vaincre sans vaincre, se produire dans sa folie sans que cette folie interdise tout discours et toute œuvre. La toile ne choisit pas entre raison et folie, ni entre organisation et désorganisation. La toile machine, en tant qu’incorporel tautologique, les formes et les forces de l’opposition. Corpus (1) 533 Ibid., p. 218. 178 Dans son Économie libidinale, Lyotard distingue deux modes de discours : le discours théorique et le discours du récit. Du point de vue qui a été le notre depuis le début de ce chapitre, le discours du récit n’est qu’une forme spécifique du genre discours ; il est, singulièrement, le lieu discursif de la littérature – il nous reste à mesurer plus précisément la capacité de transgression de l’espèce récit à l’égard des lois du genre discours ; nous commencerons par suivre Lyotard dans sa tentative de définition du discours théorique. Un tel discours, écrit l’auteur de l’Économie libidinale, se donne idéalement comme un « corps organique immobilisé ». Ce corps est censé satisfaire, ajoute Lyotard, qui emprunte à cette occasion au vocabulaire de l’épistémologie analytique, « aux propriétés formelles de consistance, saturation, indépendance des axiomes, et complétude quant au domaine de référence »534. Ce réquisit formel compte moins, cependant, que l’injonction figurative – pour le dire ainsi – qui s’applique à la production d’un texte théorique : un tel texte est un corps organique, c’est-à-dire un « assemblage […] d’éléments […] distincts »535, assumant dans l’unité d’un seul espace de langage toute une diversité d’articulations et de fonctionnements. L’intérêt de ces analyses consiste essentiellement dans la puissance de cette figure du corps organique. Cette figure est ancienne : elle gouverne déjà l’imagerie platonicienne du discours, conçu dans le Phèdre comme un organisme dont l’équilibre et l’harmonie doivent faire le prix. Cette figure est, s’il faut la nommer, génétique. Souvenons-nous de la lecture qu’en proposait Jacques Derrida, dans « La pharmacie de Platon ». « Le logos, être vivant et animé, est […] un organisme engendré »536, écrivait Derrida, lecteur de Platon. En tant que tel, le discours doit se soumettre « aux lois de la vie » ; déterminé comme organisme, le discours peut être dit « corps propre différencié, avec un centre et des extrémités, des articulations, une tête et des pieds »537. Cette différenciation interne du discours le constitue comme une cohérence articulée. L’organicité vivante du discours garantit sa légitimité et assure sa puissance de véridiction. Or Lyotard subvertit assez manifestement ce topos génétique, en l’appliquant au seul logos théorétique. Le « corps organique » qu’il assigne au discours théorique ne garantit aucunement sa vivacité et sa naturalité. Au contraire. En tant qu’il se produit comme modèle, le « corps clos » du discours théorique contredit la diversité « naturelle » des corps discursifs pour apparaître comme l’artefact d’une « perfection tautologique ». Cette 534 Économie libidinale, Éditions de Minuit, Paris, 1974, p. 289. Ibid. 536 La Dissémination, op. cit., p. 98. Nous soulignons. 537 Ibid. 535 179 perfection induit, écrit Lyotard, « l’enthousiasme de la fidélité dans la réplication »538. Déterminé tout entier par la loi de cette tautologie, le corps du texte théorique ne peut plus être comparé à un corps « naturel » et « vivant » ; génétiquement, pour ainsi dire, « il va bien au-delà […] de la reproduction biologique, ou les effets de singularité dus aux rencontres des codes génétiques, non seulement ne sont pas exclus, mais sont inévitables »539. Le corps discursif théorique se produit comme la reproduction de soi par soi : « le texte théorique est un modèle, quelque chose à imiter, et lui-même a un modèle à imiter, son axiomatique »540. Sa fonction mimétique est assurée, dit Lyotard, par une « parthénogenèse », c’est-à-dire par un processus de développement sans fécondation. Le théorique se répète sans subir l’événement violent de la rencontre ; il se passe de l’autre, de tout autre, pour advenir à soi. L’ordre du discours, c’est la solitude mimétique de (ce) qui se reproduit à l’identique. Le corps du texte théorique n’est donc pas simplement « vivant » ; sa vie n’est pas simplement « naturelle ». Il ne se contente pas de viser, comme nous le rappelle Derrida au sujet de Platon, l’eumorphie ou l’eumorphose des lois pures de la physique, au sens grec. Le bonheur formel que le discours théorique poursuit ressortit d’une passion de l’identique ; « il véhicule la jubilation de répéter le même »541, dit Lyotard. Sa force d’expansion mimétique repose sur les puissances artefactuelles d’une technique du discours. La loi du discours, en tant que loi du même, s’appuie sur une double série de techniques : d’exclusion et de répétition. Cette double série gouverne le discours dans son contenu comme dans sa syntaxe, et s’enracine dans une jouissance auto-reproductive. Qu’en est-il alors du récit, et du discours qui le porte ? Le discours du récit produit certes quant à lui un « effet de corps », suscitant « l’imagination d’un sujet, simple ou complexe, de l’histoire que raconte le récit », et épingle « les événements qu’il déroule sur un support dont ils deviendront les attributs »542. L’effet de corps ressortit donc d’une technique de production d’objets, ou poièse ; le corps diégétique – celui du contenu, de l’« histoire » – est extérieur au discours de récit, et ne participe d’aucune réflexivité discursive. Le discours de récit ne fait pas dépendre son existence, et son unité comme discours, du corps narratif qu’il produit ; c’est le corps narratif qui dépend unilatéralement du discours de récit. Le corps narratif est donc un objet technique irréfléchi, en ce sens qu’il ne 538 Économie libidinale, op. cit., p. 294. Ibid. Nous verrons dans notre cinquième chapitre que la puissance de la Vie, au contraire, se déploie comme la désarticulation des logoi théorétiques. 540 Ibid. 541 Ibid. 542 Op. cit., p. 289. 539 180 « représente » aucunement le discours, mais se trouve seulement produit et représenté par lui. Un discours de récit, au sens de Lyotard, ne se réfléchit pas, comme récit, dans le corps de la diégèse qu’il produit – il est évident que la grande majorité des récits dits modernes échappent à cette règle du genre. Nous dirons du discours théorique qu’il est, quant à lui, technologique, au sens où la technologie réfléchit toujours les formes mêmes de son instrumentation : « dans le discours théorique, écrit Lyotard, la silhouette de ce corps est placée sur le texte lui-même : ce n’est pas le domaine de référence qui se trouve unifié et totalisé par le discours, c’est ce discours qui lui-même se fait unité et totalité. »543 Le discours théorique produit un effet de corps immanent à l’espace du discours, et non extérieur à lui ; un tel corps n’est donc pas simplement un artefact technique extérieur à la puissance du discours, mais représente cette puissance même. Le discours théorique dépend de cette effectuation corporelle ; par elle, il se représente et se réfléchit comme discours. Le corps du discours théorique est donc le lieu technologique d’une autofiguration. Le discours, dans sa généralité – jusqu'à ce que nous avons nommé discours du récit – est donc tout à la fois conjuration et affirmation de la violence. Le discours constitue certes, selon la profonde suggestion de Weil, l’engagement dans une légalité de langage qui préserve la possibilité du consensus et de la paix ; cette légalité, pourtant, est une légalité d’exclusion. Le discours cohérent relève donc d’une conjuration violente de la violence ; il fait fonds, en effet, d’un double mouvement d’intégration et de sublimation (Adorno) de la violence qu’il prétend tenir hors de lui, sur la marge rassurée d’une extériorité nondiscursive. Ultime violence dans le discours : la mise en œuvre, en discours, d’une reproduction technologique du discours par soi (Lyotard), à l’exclusion de toute autre possibilité linguistique, ouvrant sur un différend essentiel (lié à l’anti-naturalité du discours). La violence (langage littéraire, ou silence du non-discours) est donc à penser comme l’étrange Dehors du discours : un Dehors réfléchi comme dehors, et qui, dans le jeu de cette réflexivité, se trouve incessamment restauré comme Dedans. Le texte (histos) assure la mise en rapport neutralisée, in-différente, de la violence à la non-violence, de la guerre à la paix, de la mort à la vie – histos dont le pli, infiniment tissu, assure la continuité délirante, extatique, entre Dedans et Dehors, entre Violence et Discours. Notre problématique a donc pu réfléchir la littérature comme la semblance textuelle d’un 543 Ibid. 181 discours ; il nous faut à présent réfléchir la philosophie comme l’imago discursif d’un pur texte figural. B. Figures de la violence Rhétorique – des figures Nommons figure l’instant rhétorique du discours, en quoi discours théorique et discours littéraire sont réputés s’égaler. L’ambition de ces quelques remarques n’est évidemment pas de récrire l’histoire de la rhétorique comme rhétorique des figures, ou tropologie ; nous nous contenterons de déployer ici la série des conditions épistémologiques qui rendent possible la définition, l’analyse et la description d’un certain nombre de figures du discours. Pour le dire autrement, et d’une seule question : que doit être le discours pour que l’on puisse affirmer qu’il fonctionne – latéralement ou essentiellement – en ou par figures ? Nous nous appuierons essentiellement sur deux commentaires du texte canonique de Pierre Fontanier, Les Figures du discours. Moins pour esquisser une caractérisation réglée de la notion de figure, que pour tâcher de faire apparaître, comme l’ombre même de son a 182 priori, celle de discours. Le premier de ces commentaires est mené par Gérard Genette, et sert d’introduction à la réédition du grand texte544. L’ouvrage de Fontanier, observe Genette, « se situe […] à mi-chemin entre deux partis extrêmes qui ont été honorés chacun à sa façon au cours du règne de la Rhétorique »545. Le premier de ces partis, « dont le type le plus illustre se trouve évidemment chez Aristote, est le traité général embrassant la totalité du champ rhétorique »546 ; cette totalité rassemble l’inventio (choix des lieux du discours), la dispositio (composition de l’ordre discursif), et l’elocutio (stylisation interne de la discursivité). La « totalité du champ rhétorique » s’identifie, on le voit, au discours lui-même, comme totalité extensive du phrasable : « Le discours considéré en lui-même et pour lui-même, est en effet l’objet essentiel de cette rhétorique, que l’on qualifierait volontiers de rhétorique du discours »547. Le premier parti de l’analyse rhétorique est donc celui, hyper-extensif, de la rhétorique du discours. Le second, poursuit Genette, « s’en tient au contraire à un seul aspect de l’elocutio, et même à une seule catégorie de figures, celle des « figures de signification » »548, ou tropes. Si les tropes peuvent être dites « figures de signification », c’est parce qu’elles ont lieu, écrit Fontanier, « par une nouvelle signification du mot »549. C’est par le trope que le sens « figuré » se produit comme tel, c’est-à-dire comme novation sémantique pure ; dans le cadre de cette rhétorique réduite à une tropologie, seules les figures portant sur le mot et en déplaçant le sens ont droit de cité. C’est l’autre parti de l’analyse rhétorique : la restriction du champ à la seule figuralité du trope. Or, selon Genette, les figures de Fontanier tiennent le milieu entre l’analyse hyperextensive du discours et celle, restrictive, de l’unité-de-mot tropologique : « Si l’unité pertinente et la notion centrale de la rhétorique ancienne étaient l’énoncé et celle de la tropologie selon Dumarsais le mot, celle de Fontanier est […] la figure elle-même, dans son extension syntagmatique variable qui va, précisément, du mot (figures de mots) à l’énoncé complexe (figures de pensée) et qui commandera l’ordonnance même de l’exposé »550. La figure de Fontanier, en somme, ne ressortit ni du mot (unité minimale de la signification et de ses modifications) ni du discours (unité maximale, englobant une totalité articulée d’énoncés réels ou possibles). On peut certes la déterminer comme le lieu de 544 Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Éditions Flammarion, 1977, Paris. Introduction (« La rhétorique des figures ») par G. Genette. 545 Ibid., p. 7. 546 Ibid. 547 Ibid. 548 Ibid., p. 8. 549 Ibid., p. 77. 550 Ibid., p. 9. 183 l’écart : « Qu’est-ce que les figures du discours en général ? Ce sont les formes, les traits ou les tours plus ou moins remarquables et d’un effet plus ou moins heureux par lesquels le discours, dans l’expression des idées, des pensées ou des sentiments, s’éloigne plus ou moins de ce qui en eût été l’expression simple et commune »551. Écart entre l’expression simple et l’expression figurée qui n’est rien d’autre qu’un écart du discours à soi. La figure est le lieu d’une différence à soi du discours ; le lieu, précisément, où le discours ne peut coïncider avec lui-même : le mot « figure » lui-même ne peut se dire que par figure – dans les termes du second commentaire de Fontanier, par Ricœur : « Il faut avouer que la figure […] ne se dit elle-même que par métaphore ; les figures sont au discours ce que les contours, les traits, la forme extérieure sont au corps »552. Cet écart, comme origine irrésorbable de la figure, a été remarquablement commenté par Jacques Derrida ; selon l’auteur de Marges, il y a figure « dans la mesure où la pensée n’est pas manifeste par ellemême, dans la mesure où le sens de ce qui est dit ou pensé n’est pas phénomène de luimême »553. Mais la figure, telle que Fontanier la découvre (i.e. située entre le mot et le discours) ne constitue pas seulement une déhiscence du discours ; la figure assure aussi, réversiblement, sa coalescence. Elle est le mouvement constant, et d’extensivité variable, par quoi, incessamment, le discours rapporte aux mots qui le constituent, et par quoi, réciproquement, le mot se rapporte sans cesse, d’une part à la totalité du discours actuel, qui lui donne son sens de mot, d’autre part à la totalité du discours possible, qui l’ouvre à la totalité rigoureusement non-finie des déplacements sémantiques qui peuvent l’affecter. Si le mot correspond à la « division » du discours, et le discours, à l’« articulation » des mots, c’est la figure qui assure le passage incessant de la division à l’articulation, et de l’articulation à la division. La figure assure la divisibilité du discours, et l’articulabilité des mots entre eux. Corrélativement, la notion de figure n’a de sens que si l’on postule d’une part la divisibilité du discours, d’autre part l’articulabilité des mots. En tant qu’il est par figures, le discours se déploie comme une chair mobile, indéfiniment extensive et réarticulable. La figure désigne donc l’écartement incessamment œuvré, et incessamment résorbé dans et par le corps du discours ; la figure est ainsi l’espace du discours, c’est-à-dire la puissance de distanciation et d’unification schématiques par quoi la discursivité elle-même se produit. La figure n’est pas un supplément « cosmétique », au sens propre, ad-venant à 551 Fontanier, cité par Ricœur, dans La Métaphore vive, op. cit., p. 72. Ibid. 553 Marges – de la philosophie, Éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 277. 552 184 l’unité à soi du discours, et contredisant son homogénéité ; la figure, c’est le discours reconnu dans sa spatialité essentielle. Nous avons vu que, dans la perspective adoptée par Fontanier, telle du moins que l’interprète Genette, une telle spatialité n’interrompt pas la continuité du discours ; au contraire, l’espacement figural assure en dernière instance le passage de l’unité (le mot) à la totalité discursive (le discours). Et c’est d’ailleurs, pour Fontanier, la totalité qui prime en droit sur l’unité. S’il doit y avoir passage de l’une à l’autre, c’est seulement du fait d’une contingence humaine ; théologiquement, la totalité du discours – comme totalité de l’Idée – se trouve réalisée : comme l’écrit Pierre Fontanier, « il n’est donné qu’à Dieu seul d’embrasser d’une seule vue tous les individus quelconques, et de les voir en même temps tous ensemble et tous un à un »554. L’espacement figural du discours est le fait de notre imperfection humaine ; en droit et en idée, le discours est un. L’espacement est donc la traduction anthropologique et discursive de la « composition », théologique et idéologique : « La pensée se compose d’idées, et l’expression de la pensée par la parole se compose de mots »555, écrit Fontanier. C’est la version continuiste de la figuralité ; il en existe une autre. Et de fait, du point de vue d’une version discontinuiste de la figure, l’espacement du langage n’est pas un accident destiné à se résorber dans l’homogénéité dimensionale d’un seul et même espace. Cette version reçoit sa formulation la plus puissante dans le travail de Jacques Derrida556. L’espacement essentiel du langage instruit alors une différence radicale qui donne lieu à la possibilité de signifier : « La signification ne se forme ainsi qu’au creux de la différence : de la discontinuité et de la discrétion, du détournement et de la réserve de ce qui n’apparaît pas »557, écrit ainsi Derrida. La figure, nécessité du langage en tant qu’il n’est jamais qu’une différence à soi, désigne donc à présent une fêlure qui ne se résorbe plus dans le mouvement d’un passage du tout à la partie et de la partie au tout ; Derrida l’indique, l’idée même de cette séparation contredit la doxa du savoir linguistique : « Cette brisure du langage comme écriture, cette discontinuité a pu heurter à un moment donné, dans la linguistique, un précieux préjugé continuiste »558. Dès lors, la spatialité du discours – cette même spatialité qui seule en assure la possibilité et l’extension comme discours – 554 Op. cit., p. 42. Ibid., p. 41 (nous soulignons). 556 Notons cependant que chez Derrida, l’« espace » comme la « figure » ne sont que des métaphores – ou plus exactement des catachrèses – pour désigner l’indésignable d’une différance originaire, nommée dans De la grammatologie archi-écriture. 557 De la grammatologie, op. cit., p. 101. 558 Ibid.. 555 185 contredit les ressources de son unité ; le discours repose donc sur un espace figural qu’il doit incessamment, par le ressort de ses lois, se donner les moyens de conjurer. Le discours est donc le lieu d’un rapport de force entre l’ordre synthétique de la discursivité – l’ordre du discours, régi par une temporalité achronique « en langue » – et l’événement diathétique des figures – signe, quant à lui, de l’irruption soudain d’un présent en excès sur la langue. Laurent Jenny tente, dans un ouvrage admirable, de conférer un statut conceptuel positif au surgissement du figural : « Appelons donc « figural » », propose-t-il, « le processus esthético-sémantique qui conditionne la reconduction du discours à la puissance de l’actualité »559. Il y a donc « figure », au sens de Jenny, dès lors que l’ordre du discours se trouve re-conditionné par une puissance d’« actualité » qui fait elle-même excès sur le discursif. Figural est l’instant du discours où la langue se sépare d’elle-même pour assumer les forces de l’événementialité : au lieu du figural, « la langue n’est pas seulement un espace de mémorisation et de stockage des traces, qui autorise la reprise, c’est aussi, et du même coup, un espace de délimitation et d’écartement »560. Figural, donc, est cet instant du discours où la langue n’assure plus simplement la représentation d’un monde, mais donne lieu à la représentation de soi : « Le figural, écrit Jenny, est […] doublement « représentatif ». Il représente (imitativement) quelque chose du monde en re-présentant (en présentant à neuf) la forme de la langue »561. Figural est donc, en somme, l’instant où le discours entre en discontinuité active, pour assumer dans sa « chair » la novation irruptive d’un sens562. Figure, figural Les analyses de Jenny nous auront permis de nous introduire à l’acception lyotardienne du terme de figure. C’est désormais en ce sens que nous l’entendrons, et non selon sa seule résonance rhétorique. Ne distinguant plus la figure (unité tropologique) du figural (modification intensive, non tropologique, du discours), nous dirons figure ce qui, dans le discours, ouvre la dimension du figural. Peut-être n’est-il pas inutile, en ce point de notre travail, de récapituler les déterminations conceptuelles que nous avons assignées aux 559 La Parole singulière, Éditions Belin, Paris, 1990, p. 14. Ibid., p. 27. 561 Ibid., p. 26. 562 Tandis que chez Ricœur, nous l’avons vu dans notre premier chapitre, si la figure innove sur le déjà-là de la langue, elle ne rompt pas la continuité naturelle (physique) du discours au monde et du monde au discours. 560 186 termes figure et figural ; cette récapitulation pourra aussi nous permettre d’en justifier un emploi si éloigné du sens commun. Nous l’avons dit – première détermination, active chez Fontanier – l’origine du terme est rhétorique ; figure nomme, dans son acception traditionnelle, l’articulation interne du discours dans sa faculté de se séparer de soi et de se rejoindre : figural est donc le discours en tant qu’il se déploie comme une unité extensive et in-finie. Cette détermination préserve, on le voit, la continuité du discours ; qu’un moment du discours survienne toujours comme distance vis-à-vis de soi et de la totalité du discours, qu’en somme, tout énoncé ressortisse d’une forme de figuralité, cela ne met pas en question l’unité et l’homogénéité du champ discursif lui-même. Le champ discursif n’existe qu’à pouvoir indéfiniment se spatialiser ; corrélativement, tout métalangage assume et reproduit cette spatialisation : « Que le langage ne détermine qu’en spatialisant, demandait Jacques Derrida, cela suffit-il à expliquer qu’il doive se spatialiser en retour dès qu’il se désigne et se réfléchit ? »563 Nous sommes en mesure de rejoindre la seconde acception du terme figure ; seconde dans l’ordre des concepts que nous tentons d’articuler, mais étymologiquement première : figure, du latin figura, indique alors tout à la fois la « forme », l’« aspect », mais aussi la « façon » et la « manière d’être ». Ici encore, la figure se dit selon l’espace, compris comme espace des formes et des façons. Figure est ce qui, depuis le fond sans fond d’un espace, trouve la ressource d’apparaître ; figure est cela qui se donne en se traçant pour révéler l’empire d’une forme, et pour faire de cette forme une présence sensible – acception flagramment phénoménologique. Cette possibilité figurale ne s’enracine pas, comme la figure tropologique, dans la dimension du système syntaxique – tours et articulations de la langue –, mais dans celle du système lexical. Comme l’écrit Lyotard, le « système lexical, à l’opposé du système syntaxique, a la propriété d’être un inventaire « ouvert », de se lester de termes nouveaux et d’en abandonner d’anciens, ce qui suggère la métaphore d’un champ sémantique, donc d’un horizon sur lequel les significations se détacheraient et s’estomperaient tour à tour, comme des choses ? »564 Figure est donc cela qui vient « lexicalement » au visible, selon le mouvement de ce que Lyotard nomme un « effet d’épaisseur dans le système »565 : « N’y a-t-il pas, demande-t-il, une épaisseur du signifié, dans l’existence même des mots, dans la possibilité par exemple de les 563 « Force et signification », dans L’Écriture et la différence, op. cit., p. 28. Discours, figure, Éditions Klincksieck, Paris, 2002, p. 91. 565 Ibid. 564 187 décomposer en monèmes ? »566 L’espace des figures n’est donc pas seulement celui du discours, mais aussi celui du regard : « le donné n’est pas un texte », écrit Lyotard à la première page de Discours, figure, « il y a en lui une épaisseur, ou plutôt une différence, constitutive, qui n’est pas à lire, mais à voir »567. Figure est cela qui est à voir. Procédons. S’il y a une « épaisseur » de la figure, du donné comme figure, c’est que, nous l’avons dit, ce qui se donne comme figure appartient aussi au champ du visible, à sa matérialité, à sa profondeur sensibles. La figure ressortit donc d’un continuum d’épaisseur sensible. Cependant, où se situe cette épaisseur ? Là-bas, hors du discours où s’articulent les figures – et nous dirions alors de ces figures qu’elles se contentent de désigner le sensible ? Ou alors ici, « dans » l’espacement du discours en figures, de telle sorte que le tout du discours s’approfondisse d’une épaisseur sensible ? C’est pour faire paraître clairement cette opposition que Lyotard distingue le figural du figuratif. Sera dit figuratif le discours de savoir, dans lequel « l’écrit est strictement textuel, tandis que le sensible passe au pôle référentiel du discours savant »568 ; un tel discours signifie le sensible comme sa référence extérieure et toujours inapparente. Figuratif est donc le discours qui produit et assume l’extériorité radicale du sensible. Cette position du discours paraît ignorer le corps ; la fonction de la trace y est « exclusivement de rendre distinctes, donc reconnaissables, des unités qui reçoivent leur signification de leurs relations dans un système entièrement indépendant de la synergie corporelle »569. Lyotard nomme graphique une telle posture discursive570. Sera dit figural le « récit mythique », dans lequel « le sensible se laisse écrire et l’écriture est figurale »571. Un tel récit, écrit Lyotard, implique « la transfusion des deux espaces, figural et textuel, l’un dans l’autre »572. Les « figures » de ce discours sont proprement figurales : elles se produisent immédiatement, et non mimétiquement, comme des apparitions sensibles. Figural est donc le discours de l’inséparation radicale du sens – linguistique – et du sensible. Cette position du discours repose sur la capacité du corps ; comme l’écrit Lyotard, « le corps est induit à prendre certaines attitudes selon que lui est 566 Ibid. Ibid., p. 9. 568 Ibid., p. 167. 569 Ibid., p. 213. 570 Il faudrait évidemment engager ici une réflexion sur l’écriture, définie comme la comme modalité d’un langage devenu essentiellement visible – et lisible –, dont l’essor détermine une surface d’inscription (nous pensons, sur le sujet, aux travaux d’Anne-Marie Christin). 571 Ibid., p. 167. 572 Ibid. 567 188 offert un angle ou un cercle, une verticale ou une oblique »573. Le discours n’est figural qu’à solliciter puissamment la corporalité. Lyotard désigne ainsi comme plastique toute trace qui « tient sa valeur de ce qu’elle fait appel à cette capacité de résonance corporelle »574. Graphique (de graphein, « écrire ») est le mode non-corporel du discours, et ressortit du figuratif : la signification s’y produit comme un fait de système ; elle résulte de l’articulation diacritique des unités de langue. Déterminé comme graphique, le discours repose tout entier sur la différentialité active des traces qui le soutiennent ; le mode graphique du discours est donc en somme le discours au sens propre, en tant qu’il ressortit à une légalité linguistique. Plastique (de plastikos, « malléable ») est le mode corporel du discours : la signification s’y produit selon la synergie du corps ; elle résulte de la participation mimétique du corps à la dimension de la langue. Déterminé comme plastique et ressortissant dès lors du figural, le discours repose sur la malléabilité énergétique et formelle des traces qui le soutiennent. Peut-on affirmer, pour autant, que le discours plastique n’est plus un discours ? Peut-on penser que sa plasticité, saisie comme capacité à provoquer les synergies du corps, le soustrait purement et simplement à l’ordre graphique du discours ? Il semble que non : le récit mythique, paradigme du discours plastique, est encore un discours, accessible aux questions d’une narratologie (discours du récit). Tout discours en tant que tel est graphique, c’est-à-dire du discours comme système de différences. Le mode plastique doit donc être défini comme une possibilité de variation du mode graphique. Le donné et le discours Cette variation est liée à un changement dans la manière dont le discours sollicite le corps ; elle est liée, corrélativement, à un changement dans la manière dont le discours signifie le monde. Le discours graphique – savant – signifie le monde par représentation, selon la loi d’une dialectique : un tel discours « figure » le monde comme dehors afin de se donner les moyens d’intérioriser représentativement une telle extériorité. Ce jeu est celui de l’objectivation ; par l’objectivation, le discours savant cherche à s’emparer « de ce qui est hors système », et à « le signifier positivement en lui-même »575. Dans sa variation 573 Ibid., p. 213. Ibid. 575 Op. cit., p. 146. 574 189 plastique, au contraire, le discours ne constitue pas le monde comme un objet à représenter ; le monde ne s’y oppose pas au discours comme un dehors toujours intériorisable. Dans le mode plastique du discours, le monde diffère du discours au lieu de s’y opposer. C’est comme à une différence non-dialectique que le discours se rapporte alors au « monde » : le discours n’imite plus en faisant comme, mais accompagne en faisant avec, selon l’éveil des provocations du corps. Le monde, le corps, ne sont plus les dehors du discours. Cela ne signifie pas une confusion, mais bien, comme le dit Lyotard, une transfusion : discours et monde diffèrent l’un de l’autre, diffèrent l’un dans l’autre selon la constance d’un mouvement de passage au dehors. Le mode plastique du discours correspond donc à l’intervention violente, différentiellement violente, du sensible, dans la dimension de la discursivité. Nous sommes à présent en mesure de donner consistance à la troisième détermination du terme figure, en repartant d’une formule située au tout début de Discours, figure, et que nous avons déjà citée – nous allons tâcher d’en interroger la nécessité : « le donné n’est pas un texte », affirme alors Lyotard ; et il poursuit ainsi : « il y a en lui une épaisseur, ou plutôt une différence, constitutive, qui n’est pas à lire, mais à voir »576. L’épanorthose – geste d’autocorrection – concentre ici tous les enjeux : ce stylème est un philosophème. Ce que Lyotard nomme le donné peut donc se dire en terme d’« épaisseur » ou de « différence » constitutive. Lyotard opère ici un double geste d’opposition théorique : 1. Sous son premier aspect, ce geste consiste à opposer à la thèse fonctionnaliste de l’opposition systémique l’idée d’un « effet d’épaisseur dans le système » – nous en avons dit quelques mots. Dire le donné selon l’épaisseur, c’est assumer le discours phénoménologique de la continuité et de la profondeur sensibles, tel qu’il se produit par exemple chez Maurice Merleau-Ponty : le moi, le monde, l’être, se trouvent noués par la vertu d’une continuité radicale. « Le réel est un tissu solide », lit-on dans l’« Avantpropos » de la Phénoménologie de la perception577. Cependant, les nombreux commentaires que Discours, figure consacre à Merleau-Ponty font apparaître un écart discret, mais patent, entre la position de Lyotard et celle de l’auteur de la Phénoménologie de la perception. Cet écart concerne précisément la question de la continuité de notre expérience du monde ; expérience toujours indirecte, « latérale », dit Lyotard, mais dont précisément la latéralité reste à décrire. Et « tandis que Merleau-Ponty la posait comme mouvement possible d’aller là-bas tout en restant ici, comme ouverture ubiquitaire, comme 576 577 Ibid., p. 9. Éditions Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1945, p. V. 190 mobilité continue, et en voyait le modèle dans le chiasme sensible », Lyotard se propose de « rendre les armes à l’espace figural »578, en affirmant la discontinuité fondamentale de notre expérience du monde. Cette discontinuité n’en contredit ni l’épaisseur, ni la profondeur – ni même d’ailleurs la métaphoricité spatiale par quoi ces formules trouvent leur possibilité. Lyotard, en effet, ne révoque aucunement la conception continuiste du monde phénoménal ; il se contente de la corriger – en la compliquant – de la mention d’une différence à l’œuvre dans la constitution même du donné. Ici recommence la violence, c’est-à-dire l’articulation instante entre la différence et le différend. 2. C’est le second aspect du geste que nous avons essayé de repérer dans Discours, figure : cet aspect consiste à compliquer le thème phénoménologique de l’« épaisseur » du donné par l’introduction du thème de la différence constitutive. Dire le donné selon la différence constitutive, c’est insister sur ce qui, dans l’épreuve même de la perception, relève d’un mouvement de division et de séparation : cela revient donc à poser que le sensible ne s’épuise pas dans l’unité close d’un être-donné, mais ressortit du mouvement global d’une donation. Dans la donation, donné et donation diffèrent l’un de l’autre. Cette donation, à son tour, peut être interprétée de deux façon : soit sur un mode continuiste (la différence entre le donné et la donation se résorbe dans l’homogénéité d’un mouvement de passage incessant de l’un à l’autre), soit sur un mode discontinuiste (la différence entre le donné et la donation fait apparaître une séparation, une division active dans l’épreuve même de la perception : la perception ne relève plus seulement de la continuité d’une expérience ; elle se trouve entamé par la rupture et l’accidentalité). En articulant différence à épaisseur, Lyotard formule donc deux propositions distinctes mais croisées : 1. le donné sensible ne relève pas des régimes de signification discursif ou textuel ; il en diffère radicalement, et c’est cette différence le constitue précisément comme sensible. Cette différence ne signifie pas – c’est là peut être ce que Lyotard nous propose de plus difficile, et de plus urgent, à penser – que la dimension du signe ait un dehors déterminé, puisque, dit Lyotard, la signification sensible elle-même se présente comme signe. La signitivité du sensible ressortit d’un régime de forces : « Que la signification [sensible] elle-même se présente comme signe, écrit Lyotard, indique […] qu’il y a une force du signe, une force de l’être-signe capable d’investir l’objet de n’importe quelle relation référentielle »579 ; 2. ledit donné sensible est à penser non seulement selon l’épaisseur phénoménologie qui fait l’inépuisabilité du perçu, mais encore selon la différentialité interne qui, incessamment, 578 579 Op. cit., p. 19, nous soulignons. Ibid., p. 104. 191 disloque le donné dans le mouvement même du don. Figure signifie donc l’épreuve d’une discontinuité dans l’épaisseur même du sensible – tout à la fois différence du discours et du perçu, et différence au coeur même du perçu, confrontant l’évidence du don à l’accident qui menace toute donation. Lyotard nomme « compulsion d’opacité » cette possibilité constante de l’accident : « Il y a une compulsion d’opacité qui fait qu’il faut que ce dont on parle soit donné comme perdu »580. Figures proustiennes Le figural, tel que Laurent Jenny en produit le concept, ne se confond pas avec la figure ; son avènement est irréductible à la dimension de spatialité synchronique – distance, écart, séparation – que nous avons reconnue aux figures du discours. Le figural, en effet, assume et comprend la dimension du temps. Il surgit comme un événement qui excède la temporalité linguistique ordinaire pour reconduire le discours à la puissance de son actualité ; cette actualité disruptive, cependant, fait fonds du temps ordinaire de la langue : « lorsque le figural paraît », écrit Jenny, c’est « sur fond de cette événementialité ordinaire, mais, dirait-on, à une puissance redoublée »581. Le figural, de ce point de vue, est violence par et dans la traditionalité du langage. L’apparaître du figural est « ainsi marqué phénoménologiquement d’une qualité propre », celle d’un « événement dans l’événement »582. Le figural relève donc d’une double diachronie : celle, d’une part, du temps de la langue, selon lequel se produit l’événementialité ordonnée des énoncés ; celle, d’autre part, de l’histoire de la langue, puisque le figural se donne tout à la fois comme novation et ressouvenir : « avec le figural, écrit Jenny, la langue ne semble pas seulement « mise en œuvre », mais aussi retrempée à son origine, restauré dans une puissance première d’apprésentation »583. L’événement figural n’est donc réductible ni à l’espacement joueur des images et des figures, ni au temps d’événementialité réglée de l’usage linguistique ; le figural, en tant qu’instancié sur la re-mémoire de l’origine même de la langue, peut être dit historial. Par le figural, la langue se trouve rappelée à l’énigme historiale de sa propre origine ; dans l’instant disruptif où l’événement figural se produit, la langue ne se rencontre plus comme usage, mais comme destin. 580 Ibid. La Parole singulière, op. cit., p. 20. 582 Ibid. 583 Ibid. 581 192 La différence entre la « figure » et le « figural » nous semble donc consister tout entière dans le rapport au temps : la figure néglige le temps, le figural assume le temps. Cette opposition n’est peut-être jamais plus claire que dans le roman de Proust, qui délaisse les prestiges de la figure – rhétorique ou imageante – au profit des puissances d’une figuralité par quoi le temps s’expose et se comprend. Qu’on se souvienne seulement du passage de Combray où Marcel obtient de passer la nuit près de sa mère ; le récit de cet épisode paraît reposer tout entier sur l’exercice anxieux du voir : J’allai sans bruit dans le couloir ; mon cœur battait si fort que j’avais de la peine à avancer, mais du moins il ne battait plus d’anxiété, mais d’épouvante et de joie. Je vis dans la cage d’escalier la lumière projetée par la bougie de maman. Puis je la vis elle-même ; je m’élançai584. La lumière de la bougie précède la silhouette de la mère de Marcel ; d’ailleurs, au moment de la voir apparaître « elle-même », après une si douloureuse attente, le narrateur s’interdit toute stase contemplative : il s’élance. Sa passion précède toute figure et toute figuration possibles. Il n’y a de figure – au sens de figuration imageante comme de figure de rhétorique – qu’au moment où, le père cédant à l’hystérique requête, la passion de Marcel trouve à s’apaiser. Et dès lors s’éploie la figure : … il était encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de l’Inde violet et rose qu’il nouait autour de sa tête depuis qu’il avait des névralgies, avec le geste d’Abraham dans la gravure d’après Benozzo Gozzoli que m’avait donnée M. Swann, disant à Sarah qu’elle a à se départir du côté d’Isaac. Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier, où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps585. Cette séquence est doublement figurative : 1. le texte produit une figuration articulée, fortement descriptive, du père de Marcel, tel qu’il apparaît dans cette épiphanie nocturne (le donné est posé comme dehors sensible du texte) ; 2. à cette figuration s’adjoint une comparaison, faisant intervenir une figuration seconde – la gravure de Benozzo Gozzoli – qui fait office de palimpseste (la figure de rhétorique assure la coalescence descriptive et culturelle de la vision). On le comprend, la dimension imageante du passage est d’autant plus marquée que la description du père ressortit de la rhétorique de l’ekphrasis. Pour autant, quelle que soit la puissance de l’image ici, dans sa platitude complexe et colorée – comme projetée sur la « muraille de l’escalier » –, le passage s’achève sur un constat négatif : ceci, qui fut donné à voir, tout à la fois figures, couleurs et reflet, n’existe plus. La « muraille », surface de projection du reflet de la bougie, paraît avoir subi la première les 584 585 Du côté de chez Swann, op. cit., p. 35. Ibid., p. 36. 193 violences du temps ; « depuis longtemps », écrit Proust : voici qui marque l’irruption soudaine de la temporalité actuelle, celle du narrateur, dans le cours d’un récit au passé. Cette irruption marque l’écart, la distance irrésorbable qui s’instaure entre le temps narré et le temps narrant. L’image révèle l’espacement du temps, l’écart du temps par quoi le temps risque toujours de se trouver « perdu ». « Ceci », qui n’existe plus depuis longtemps pour celui qui raconte, n’existe plus en tant qu’image. Le récit de l’épisode, en tant que figuré imaginairement ici – c’est-à-dire par la production et la structuration d’images –, révèle le temps perdu comme espacement, distance du temps à soi. L’image ne retrouve pas le temps. Sur quelle instance remémorante le récit de l’épisode s’est-il alors fondé ? Le texte, à cet égard, est très clair : Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé ; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches des couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir586. Le groupe adverbial « depuis peu de temps » répond terme à terme au « depuis longtemps » des lignes précédentes. Si l’image renvoyait, en dévoilant l’intime espacement du temps, à l’inexistence fatale du passé, le son (les « sanglots ») re-donne, par-delà cette distance même, la souvenance pure de l’épisode. Et si le narrateur peut « recommencer » à se souvenir, ce n’est pas sur le mode d’un « retour », par-delà la distance temporelle, à la ponctualité épisodique de l’événement. S’il y a ressouvenir, c’est, dit très précisément Proust, parce que les sanglots « n’ont jamais cessé » ; ils étaient seulement devenus imperceptibles, et réapparaissent seulement par la grâce d’un silence de la vie, comparable au « silence du soir » sur la ville. Cela qui a existé n’a pas cessé d’exister : cela qui a existé s’est seulement tu, mais a existé, existe, et existera incessamment. Si l’image révélait l’irréductible séparation du temps, par quoi, précisément, le temps existe comme perdu, le son, ici, révèle la radicale incessation du temps ; le son, pour peu qu’on « prête l’oreille », fait paraître ce qui, « dans le temps », n’a pas cessé d’exister, incessamment soustrait aux puissances de la distance et de l’espacement. La comparaison finale, en ce sens, rapportant le sanglot au son de la cloche, est plus qu’une figure ; elle fait paraître, par la mention du « couvent », l’obscure vertu de convention du temps que réserve l’attention de l’écoute. Le couvent est ici le lieu « figural » par excellence : produit comme figure par le discours proustien, il ne renvoie pas seulement à la dimension de l’image, et des séparations locales 586 Ibid., p. 36-37. 194 et spatiales ; le couvent nomme par image la qualité d’incessation d’un son qui retient ce qui, du temps, ne cesse jamais d’exister. L’« image » du couvent articule ainsi le temps comme séparation – figure de rhétorique, figuration imageante d’une ville à la tombée du soir, clôture sur soi du lieu sacré – et le temps de la convention – figuralité sonore de l’énoncé, affirmation des puissances de l’écoute, rassemblement dans l’incessation du culte. Figure et figural ne s’opposent donc pas terme à terme : le figural est au fond la sursomption temporalisante de la figure, c’est-à-dire le geste de discours par quoi toute figure est rapportée violemment au fond historial – au moins par étymologie – de la langue qui la porte. Le figural, c’est donc la figure en tant qu’elle se trouve confrontée au temps ; mais cela signifie, à l’inverse, que le figural assume l’espacement, la distance en lui ouverte par le jeu des figures. C’est ainsi que chez Proust, le récit comme discours du temps se trouve contraint de reconnaître l’irréductible espacement que produisent en lui ses figures. Si le récit peut advenir, c’est par l’assomption des distances qui, sans cesse, le séparent de soi : Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leur petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé587. Le souvenir est un art de la figure ; il se produit par étirement, contournement, coloration, différenciation, et devenir. Tout souvenir est un devenir figuratif. Cela ne signifie pas, cependant, que le discours du souvenir s’épuise dans une interminable figuration spatialisante ; c’est qu’en effet, ici, toute figure a la forme d’un pli. La figure est produite par le pli du discours, et c’est en ce sens qu’on peut la dire non pas seulement figurative, mais figurale. Les figures résultent ici d’une pliure figurale, par quoi le discours assume tout à la fois son temps et son espace. L’espacement n’est pas extérieur au récit comme discours du temps ; l’espacement, c’est l’espace plié « dans » le temps du récit. La figure du pli, chez Proust, indique bien que tout le temps est dans le temps, et qu’ainsi, l’extase temporelle n’est jamais rien d’autre que l’explication d’une implication primordiale qui est le temps. Le figural proustien, c’est le règne du temps en tant qu’il produit l’espace, mais aussi qu’il ne peut se produire que sous la forme – la figure – de l’espace. Le figural 587 Ibid., p. 47. 195 nomme l’inséparation extatique de l’espace et du temps. Cette inséparation, pour autant, n’est pas une pure réconciliation ; elle ne désigne pas le retour du discours, comme articulation pacifiée des figures. Elle indique au contraire la pliure agonistique de tout discours en tant qu’il ressortit du figural : si le « temps » du discours sursume toujours ses figures, le même « temps » re-produit, selon la loi du pli, un espace de figures et de formes, espace certes intérieur au temps du récit, mais qui, décidément et alternativement, le sépare et le réunit à soi. Le discours du récit constitue donc l’extase figurale d’un temps toujours spatialisé, d’un espace toujours temporalisé – comme tels toujours remis à la merci salubre des images. C. La violence et le discours Violences configurées : la guerre La violence nous est apparue comme l’impensé figural du discours. Violence comme fond advers à l’égard de quoi tout engagement philosophique se détermine comme tel, violence comme événement de la « figure » au lieu même de la traditionalité linguistique, violence enfin, comme ressource inaperçue la rationalité narrative. Certes, De la Guerre ne constitue pas une réflexion philosophique décidée sur la violence – son objet est la forme configurée de la violence, dite guerre – ; certes encore, Clausewitz n’a pas d’ambition littéraire ou romanesque, dans les passages narratifs concernant des scènes de guerre. Mais De la Guerre est bien un discours – tantôt, et le plus souvent, logico-philosophique, tantôt narratif – sur la guerre, et c’est en tant que tel que nous prétendons ici l’aborder. Notre question sera en somme : peut-il y avoir un discours de la guerre ? La première partie de ce texte canonique s’intitule nûment : « De l’essence de la guerre » ; c’est la question d’essence (« Qu’est-ce que la guerre ? ») qui donne son titre au 196 tout premier chapitre de l’ouvrage. À cette question, il est répondu dès les premières phrases du livre, sur le mode résolument gnomique et affirmatif de la prédication : « La guerre est […] un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté »588, écrit Clausewitz. Cette prédication, toutefois, assume une double articulation : 1. La guerre est un acte de violence. On définit alors la guerre comme « effort maximal de la volonté qui poursuit un anéantissement maximal de l’adversaire avec le maximum de moyens de destruction »589. C’est ce qu’on appellera, avec Frédéric Gros, la maximalisation du concept de guerre dans De la guerre ; maximalisation qui n’est jamais réalisée comme telle dans l’acte de guerre ; 2. Sa finalité est la contrainte de l’adversaire. Ce qui peut se redire ainsi : « La violence, nous voulons dire la violence physique […] est donc le moyen qui nous permet d’imposer notre volonté à l’ennemi, ce qui est notre fin »590. La guerre est alors spécifiée comme un moyen politique – c’est précisément sur cette spécification du concept de guerre que Raymond Aron, on le sait, appuiera toute sa lecture. C’est dans le mouvement de cette articulation que réside tout l’enjeu de l’argumentation clausewitzienne : affirmer l’identité conceptuelle de la guerre et de la violence pure – c’est-à-dire d’un maximum des forces –, d’une part ; renverser, de l’autre, cette thèse d’identité en distinguant l’absolutisme du concept, et le probabilisme de la réalité. Si donc De la guerre se présente comme une analytique de l’essence de la guerre, si, progressant du « simple au composé », il s’y agit d’examiner d’abord les « éléments particuliers » du sujet, puis ses « parties ou membres individuels », pour en arriver à envisager sa « totalité », c’est afin d’assumer le plus rigoureusement possible le jeu de cette articulation entre l’essence (absolutisme et extrémisme de la violence) et la différenciation constante des figures où elle trouve à s’accomplir (réalisme et probabilisme de la politique guerrière) – différenciation qui n’a lieu comme telle que dans le discours philosophique conçu comme analytique de la violence. Procédons vers l’essence de la guerre. Le troisième paragraphe du premier chapitre de De la Guerre a pour titre : « Utilisation extrême de la force » ; il se conclut par cette phrase : « la guerre est une violence en action, et son usage n’est limité par rien »591. Ceci correspond strictement à la position de l’essence de la guerre. L’essence de la guerre est la violence pure, c’est-à-dire la violence sans limite ; ou, plus précisément, sans autre limite que la violence elle-même (nous verrons que cette détermination correspond au discours 588 Carl Von Clausewitz, De la guerre, tr. fr. Laurent Murawiec, Éditions Perrin, Tempus, Paris, 2006, p. 37. États de violence. Essai sur la fin de la guerre, Éditions Gallimard, 2006, Paris, p. 94. 590 Ibid., p. 38. 591 Ibid., p. 40. 589 197 littéraire, comme discours de la violence totale). L’essence de la guerre, c’est l’économie de la violence pure. A l’heure des guerres totales (violence pure), seule la violence peut et doit répondre à la violence, selon la loi d’une immanence absolue. Violence contre violence. La « douceur » des guerres modernes, de ce fait, relève d’une extériorité nonviolente et, en tant que telle, extrinsèque à l’essence de la guerre : « Si les guerres entre nations civilisées sont bien moins cruelles et destructives que les guerres entre nations incultes, écrit Clausewitz, cela tient à l’état de la société à l’intérieur et dans ses relations extérieures. C’est cet état qui engendre, conditionne, circonscrit et tempère la guerre : mais tous ces aspects restent étrangers à l’essence de la guerre, et n’en sont que des variables extrinsèques »592. Ce qui modère la violence guerrière lui est irréductiblement exotérique ; si dans la progression analytique de son ouvrage, Clausewitz en vient à déclarer que « Les probabilités de la vie réelle se substituent à l’extrémisme et à l’absoluité du concept »593, cela n’est d’aucune conséquence sur la position même de l’essence de la guerre. De même, la sentence fameuse, à savoir que « La guerre n’est que la simple continuation de la politique par d’autres moyens »594, n’est qu’une thèse dérivée, seconde, à l’égard de l’affirmation principielle concernant l’essence de la guerre. La guerre, comme concept pur de la violence maximalisée, ne peut en aucun cas être pensée comme continuation de la politique. « Déclarer la guerre » est une décision politique ; « être en guerre » est un état métapolitique, au sens où Céline écrit : « On est retourné chacun dans la guerre. Et puis il s’est passé des choses et encore des choses, qui est pas facile de raconter à présent, à cause que ceux d’aujourd’hui ne les comprendraient déjà plus »595. Être dans la guerre, c’est se soustraire radicalement à toute pensée et à toute compréhension politiques, comme, nous allons le voir, à toute capacité de configuration narrative. Deux formes de l’epos Soit en effet deux narrations d’un noviciat guerrier596 ; celle de Clausewitz, d’abord, prenant place dans le quatrième chapitre du livre premier, intitulé « Du danger à la guerre ». Il fait suite immédiatement au chapitre traitant de la question du génie guerrier ; le courage face au « danger » est de fait, d’après Clausewitz, la première qualité d’un 592 Ibid., p. 38-39. Ibid., p. 45. 594 Ibid., p. 56. 595 Voyage au bout de la nuit, Éditions Gallimard, Folio, Paris, 1952, p. 47. 596 Deux discours dont la présupposition est identique (la guerre est, essentiellement, un certain maximum de la violence), mais dont la conséquence narrative diverge. 593 198 homme devenu « solide instrument de guerre »597. Qu’est-ce au juste que le danger ? Clausewitz, pour le découvrir, tente une narration de l’expérience du danger : « Accompagnons, écrit-il, le novice sur le champ de bataille ». Le lecteur du traité se trouve donc invité à partager empathiquement – comme en témoigne le passage progressif au nous sujet – la toute première épreuve du risque : « Nous approchons, le grondement toujours plus net de la canonnade se mêle aux balles qui sifflent, il frappe l’attention du néophyte »598. Le danger croît ; l’attention est « frappée ». Mais l’idée de la destruction physique n’a pas encore surgi. Toutefois, et avant même que le corps soit touché, « l’imagerie juvénile est soudain transpercée par la gravité de la vie »599. La guerre est cela qui fait entrer dans la vie grave ; gravité de la vie, qui culmine avec l’expérience de la chute de l’ami, selon le mouvement narratif topique d’une gradation dans l’épreuve : « Et voilà qu’un ami tombe – une grenade a éclaté dans un groupe, entraînant un mouvement de foule involontaire, il commence à se sentir moins calme, moins assuré »600. L’épreuve du danger demeure toute théâtrale : à s’approcher, le novice voit son trouble augmenter, « s’aggraver », écrit Clausewitz. Mais il ne s’effondre pas : « Encore un pas pour entrer dans la bataille qui fait rage devant nous, comme une pièce de théâtre presque, allons vers le divisionnaire le plus proche. Le plomb tombe comme une grêle, le tonnerre de nos canons aggrave notre trouble »601. La théâtralité qui s’assume ici (« comme une pièce de théâtre presque ») est la conséquence stricte de l’usage, par Clausewitz, du concept de danger. Le danger, indique l’étymologie, est une puissance ; le danger n’est rien d’autre que la possibilité de la violence. C’est en tant que possibilité que le danger est non seulement supportable, mais encore, comme le pense Clausewitz, apprenable. Le héros jouit, dit-il, d’une « familiarité ancienne avec le danger »602 ; le novice, quant à lui, s’habituera : « après une demi-heure, nous commençons à devenir indifférents à tout ce qui nous entoure… »603 Cette indifférence, endurance du risque par quoi le guerrier conserve sa capacité lucide de décider et d’agir, voilà précisément ce dont un autre récit d’initiation dénonce l’impossibilité. Il s’agit du Voyage au bout de la nuit. Le Voyage célinien n’est pas le récit d’une errance. Certes, la destination de Bardamu – et de tout le roman – ne fait pas l’objet d’une « définition » ; la traversée de la « vie », 597 De la guerre, op. cit., p. 78. Ibid., p. 97. 599 Ibid. 600 Ibid., p. 97-98. 601 Ibid., p. 98. 602 Ibid. 603 Ibid. 598 199 « Dans l’hiver et dans la Nuit », selon les mots de la Chanson de l’exergue, paraît excéder toute topologie, de même que toute téléologie. Le Voyage est donc – affirmation courante – sans début ni fin véritables. Ou plutôt, début et fin du Voyage sont, non pas deux pôles déterminés, assignables, et par là relatifs, mais deux pôles absolus, puisque, dit la seconde exergue, le Voyage va « de la vie à la mort ». L’objet du Voyage, c’est donc la vie, dans son absoluité sans errance, dans son in-errance essentielle. L’in-errance voyageuse de la Vie est identiquement, et rigoureusement, « l’autre côté de la vie » : « il suffit de fermer les yeux », écrit Céline. Dans cette Nuit de la Vie – cette Nuit qui est la Vie – la guerre tient une place essentielle. La guerre appartient à la Nuit ; elle est « en somme », écrit Céline, « tout ce qu’on ne comprenait pas »604. Qu’est-ce que la guerre ? pourrait-on demander au texte de Céline. La guerre clausewitzienne concernait, on l’a vu, l’espace et le temps réglés, articulables, d’un danger ; la guerre, chez Céline, c’est l’Horreur d’abord: « On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté »605. Certes, le danger n’est pas absent de l’expérience de Bardamu, héros-narrateur du Voyage : « Au-dessus de nos têtes, à deux millimètres, à un millimètre peut-être des tempes, venaient vibrer l’un derrière l’autre ces longs fils d’acier tentant que tracent les balles qui veulent vous tuer, dans l’air chaud de l’été »606. Mais pour sa part, l’être-en-guerre célinien ne se réduit ni à la virtualité constante du danger, ni à sa réalisation extérieure, comme violence frappant là-bas, comme nous le lisons chez Clausewitz : « et voilà qu’un ami tombe, lit-on dans De la guerre, – une grenade a éclaté dans son groupe, entraînant un mouvement de foule involontaire »607 ; l’être-en-guerre, dans le Voyage, s’achève en Horreur : lorsqu’une grenade tombe, dans le Voyage, c’est sur le mode de la violence absolue, comme réalisation de l’exception : « Et puis ce fut tout. Après ça, rien que du feu et puis du bruit avec »608. L’actualisation totale du danger insépare substantiellement le sujet et l’objet : « On en a eu tellement plein les yeux, les oreilles, le nez, la bouche, tout de suite, du bruit, que je croyais bien que c’était fini, que j’étais devenu du feu et du bruit moi-même »609. L’épreuve réelle du danger – la violence – ne fait pas l’objet d’un apprentissage. La séquence du Voyage paraît ainsi répéter et subvertir l’idée clausewitzienne d’une « indifférence » apprise face au danger ; l’indifférence, chez Céline, n’instruit pas un rapport de détachement entre le guerrier et la guerre ; l’indifférence désigne l’identité, se 604 Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 12. Ibid., p. 14. 606 Ibid., p. 12. 607 Op. cit., p. 97. 608 Op. cit., p. 17. 609 Ibid. 605 200 réalisant par et dans la violence, de la guerre et du guerrier. Bardamu est, selon la formule célinienne déjà citée, « dans » la guerre. La dimension guerrière est élémentaire – au sens de l’elementum latin – et, comme telle, inapprenable ; elle ne relève pas de l’organisation réglée d’un espace de sens : « Je venais de découvrir d’un coup la guerre tout entière. J’étais dépucelé ». 610 La guerre se produit dès l’abord, pour Céline, comme guerre totale ; tout se passe comme si elle répondait en acte à la détermination maximaliste de l’essence de la guerre par Clausewitz. Ce « dépucelage », en tant qu’il conduit à l’indifférenciation sensible du guerrier et de la guerre, ressortit d’une radicalité physique, et non du procès d’une sublimation intellectuelle et morale – l’« expérience » au sens clausewitzien. Ainsi de l’épisode où le colonel et le messager se trouvent organiquement confondus par l’explosion de la grenade : « Ils s’embrassaient tous les deux pour le moment et pour toujours, mais le cavalier n’avait plus sa tête, rien qu’une ouverture audessus du coup, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite ».611 La guerre réalise l’immanence radicale des corps, rassemblés littéralement – ensemble – dans la guerre : « Toutes ces viandes saignaient énormément ensemble »612. Corpus (2) La guerre célinienne concerne d’abord les corps ; qu’il s’agisse du corps de Bardamu, rendu à l’in-différence de son être-sensible (« j’étais devenu du bruit et du feu moimême ») ; qu’il s’agisse, encore, des corps matériellement détruits du colonel et du messager, offerts à l’absoluité de la violence ; qu’il s’agisse, enfin, de la totalité incandescente des corps des soldats, décisivement articulés – ensemble – dans la guerre (« On venait d’allumer la guerre entre nous et ceux d’en face, et à présent ça brûlait ! Comme le courant entre les deux charbons, dans la lampe à arc »613). Le texte de Clausewitz, quant à lui, rapporte restrictivement la dimension du corps à celle de l’« effort physique ». Selon Clausewitz, l’effort physique compte, « comme le danger, au nombre des causes les plus importantes de friction »614, c’est-à-dire d’incertitude stratégique. Le corps est donc compté au nombre de ces « éléments qui dans les profondeurs obscures 610 Ibid., p. 14. Ibid. 612 Ibid., p. 18. À comparer avec la « compassion » qui saisit le narrateur clausewitzien « à la vue des mutilés, des mourants » (op. cit., p. 98). 613 Ibid., p. 14. 614 Ibid., p. 100. 611 201 enchaînent le mouvement de l’intellect et rongent en secret les forces morales »615. C’est parce qu’il y a le corps, un corps efforcé, que la théorie militaire ne peut s’éployer dans sa pureté ; c’est parce qu’il y a ces corps souffrants que l’issue de la bataille est toujours incertaine. Le corps, en tant que soumis au danger et aux efforts, est donc le principe – au niveau individuel – de l’incalculabilité de guerre. Le récit de l’entrée dans la bataille, dans De la guerre, traite d’ailleurs exclusivement du « sentiment » du danger, sentiment dont la corporalité se résout dans les battements chamadés du cœur. Clausewitz n’interroge donc pas le corps « en guerre » en tant que corps exposé au danger, c’est-à-dire simultanément projeté au-devant du danger et mis hors de lui-même dans l’instance de cette épreuve. Le corps s’expose, nous l’avons vu, en retournant à l’immanence sensible de la chair, immanence qui n’est rien d’autre que la violence in-différente de son propre dehors corporel. Le corps célinien est, en toute rigueur, un corps grotesque – corps, écrit JeanPierre Richard dans Nausée de Céline, s’abandonnant « aux effusions de sa liquidité » – corps dont la « chair n’est chair ainsi que de façon très provisoire : au premier accroc elle succombe à la tentation intime qui la pousse à l’aveu hémorragique d’elle-même »616. Corps auquel on pourrait sans peine, en effet, appliquer la définition bakhtinienne du grotesque, telle qu’elle se formule dans L’œuvre de François Rabelais : « À la différence des canons modernes, le corps grotesque n’est pas démarqué du restant du monde, n’est pas enfermé, achevé ni tout prêt, mais il se dépasse lui-même, franchit ses propres limites »617. Le corps, en tant qu’impréparé à la guerre, s’auto-dépasse : c’est dire qu’il peut aussi bien se tendre et se durcir pour prendre la forme glorieuse d’un corps héroïque, ou se distendre, se disloquer, jusqu’à retourner à l’indifférenciation première d’une chair affligée. Quel discours pourra dès lors convenir au corps en guerre ? Celui de Clausewitz, nous l’avons vu, s’écrit selon la règle d’une configuration duale, logico-philosophique et narrative. Celui de Céline emprunte la forme « roman », à laquelle Bakhtine a consacré des pages essentielles – nous y reviendrons. La guerre, telle que le récit de Clausewitz la présente, dans le chapitre « Du danger à la guerre », fait l’objet d’une expérience : elle s’apprend. Le noviciat conduit, selon une progression réglée, à l’ultime stase guerrière de l’héroïsme. La guerre célinienne, tout au contraire, demeure inapprenable : d’une part parce que le corps qui s’y trouve exposé n’est plus un corps-sujet, confronté à une 615 Op. cit., p. 99. Éditions Fata Morgana, Paris, 1980, p. 7-8. 617 L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au moyen âge et sous la renaissance, tr. Fr. Andrée Robel, Éditions Gallimard, Tel, Paris, 1970, p. 35. 616 202 expérience objective déterminée comme « guerre », mais un corps exposé, grotesquement dé-subjectivé, mis à l’épreuve d’un élément d’immanence et de souffrance sensibles, dit « guerre ». D’autre part, parce que la guerre ne constitue pas une expérience séparée, qui constituerait un épisode, une époque, s’articulant à d’autres pour réaliser l’unité d’une vie. C’est que guerre et paix, au plus profond, s’entrelacent : « Déjà notre paix hargneuse faisait dans la guerre même ses semences »618, écrit Céline, formulant ainsi le principe d’une continuité entre la guerre et la paix – subversion puissante de la continuité guerrepolitique établie par Clausewitz dans De la Guerre. Forme célinienne de la continuité par quoi, si la paix trouve à s’insinuer hargneusement dans la guerre, la guerre de même se prolonge, survit, et s’excède jusqu’à envahir la paix. Bardamu, ainsi, devine la paix : « On pouvait deviner ce qu’elle serait, cette hystérique, rien qu’à la voir s’agiter déjà dans la taverne de l’Olympia. En bas dans la longue cave-dancing louchante aux cent glaces, elle trépignait dans la poussière et le grand désespoir en musique négro-judéo-saxonne »619. Paix devinée « depuis » la guerre, et qui à bien des égards la continue ; paix hystérique, hargneuse, enragée ; paix d’essentielle discorde, conformément à la logique d’un certain racisme célinien, où toute hybridation revêt un caractère hyperbolique et monstrueux – « négro-judéo-saxonne ». Et c’est pourtant dans cette paix-là que le héros du Voyage cherche son « bonheur », un bonheur à disputer à la totalité des autres hommes : « Nous y venions, nous, chercher notre bonheur à tâtons, que le monde entier menaçait avec rage »620. Ce bonheur se confesse comme une « envie » ; c’est qu’en effet, il ressortit de l’appétence sexuelle la plus nue – mais cette appétence, dans le Voyage, porte le nom glorieux d’« amour » : « On en était honteux de cette envie-là, mais il fallait bien s’y mettre tout de même ! C’est plus difficile de renoncer à l’amour qu’à la vie. On passe son temps à tuer ou à adorer en ce monde et cela tout ensemble »621. C’est de cette « envie », de cet amour plus puissant que la vie même, que procède l’entrelacement – « cela tout ensemble », dit Bardamu – de la guerre et de la paix, de l’adoration et de la tuerie. Le Voyage, à l’évidence, n’est donc pas seulement un récit de guerre : son objet est l’entrecroisement agonistique, violent, de la guerre et de la paix – cette « envie », cette rage amoureuse qui les fait incessamment passer l’une dans l’autre, selon la loi proprement grotesque des pulsions et des corps. Cet entrecroisement marque peut-être, selon le sous618 Op. cit., p. 72. Ibid. 620 Ibid. 621 Ibid. 619 203 titre de l’ouvrage de Frédéric Gros, la « fin de la guerre », c’est-à-dire l’advenue d’« autre chose que la guerre advient qu’on pourrait nommer provisoirement « états de violence » », états s’opposant « à ce que les classiques avaient défini comme « état de guerre » et « état de nature » »622. La fin de la guerre déterminée comme « conflit armé, public et juste », est identiquement fin de la paix ; ces deux fins laissent place à l’immanence dérégulée des violences terroristes, interventionnistes et sécuritaires ; c’est dans cette nuit célinienne que nous ouvrons les yeux, dans cette nuit où nous ne nous ne trouvons plus en posture de mortels – c’est-à-dire de guerriers « en aventure de mort » – mais de vivants, corps nus, incessamment exposés à leur propre patience de corps. Nous ne faisons plus la guerre ; nous sommes dans la guerre, c’est-à-dire dans la paix des violences les plus secrètes, et les moins calculables. Savoirs – sur la violence De la guerre concerne l’essence de la guerre – déterminée comme violence pure –, et les différentes modalités par quoi l’essence se réalise. Le texte de Clausewitz répond donc à une double postulation, puisque il affirme l’absoluité de la violence, mais qu’il ne s’en déploie pas moins selon la triple formalité logique, analytique, et narrative, de la discursivité classique. L’affirmation théorique de la violence absolue n’existe donc pas solitairement, chez Clausewitz, sans l’appareil d’un discours par quoi elle trouve à s’éployer et se comprendre. Le rapport de ce discours à cette affirmation initiale fait apparaître la possibilité de se tenir in-différemment, à distance de la « guerre » elle-même, dans l’élément de l’expérience et de l’apprentissage. C’est le cas en particulier de la séquence narrative relatant l’épreuve d’une première bataille. La discursivité du texte de Céline est tout autre, nous l’avons vu. Nous dirons qu’elle se produit comme littérature, dès lors que l’on nomme littérature le discours qui assume l’absoluité de la violence, et excède – en particulier – la formalité narrative expérientielle, jusqu’à l’heur extatique de la figure ; le Voyage, dès lors qu’il dispose la rencontre et l’entrée dans la guerre, est un ultrarécit : s’y disloquent tout à la fois la notion d’expérience et celle d’apprentissage. Bardamu n’apprend rien ; il vit : « J’avais beau essayer de me perdre pour ne plus me retrouver devant ma vie, je la retrouvais partout simplement »623. Vivre, c’est faire l’épreuve du 622 623 Op. cit., p. 217. Op. cit., p. 500. 204 règne de la nuit, c’est-à-dire de l’incoïncidence radicale entre vie et savoir : « Et cependant j’avais même pas été aussi loin que Robinson moi dans la vie !... J’avais pas réussi en définitive. J’en avais pas acquis moi une seule idée bien solide… »624 La vie ne produit aucune « idée » ; elle n’est le sujet d’aucune stabilité prédicative. C’est ainsi que l’excipit du Voyage donne le chiffre d’un retour à la nuit : « De loin, le remorqueur a sifflé […] Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne, et nous, tout qu’il emmenait, la Seine aussi, tout, qu’on en parle plus »625. Formule d’une résorption holiste, par quoi la totalité du monde retourne à ça – « ça a débuté comme ça », dit l’incipit – dont on ne parle plus. Le roman de Céline concerne donc, selon le mot de l’exergue, l’« autre côté de la vie », c’est-à-dire la vie même, saisie comme violence se destinant à l’imparlé. Du point de vue d’une histoire des formes narratives, les passages récitatifs de De la guerre correspondraient à la formalité héroïque de l’épopée – une épopée, cependant, dont la valeur serait tout entière pédagogique. Rappelons que dans son Esthétique et théorie du roman, Bakhtine distingue trois traits constitutifs du genre épique : selon lui, l’épopée premièrement « cherche son objet dans le passé épique national, le « passé absolu », selon la terminologie de Goethe et de Schiller ». Deuxièmement, « la source de l’épopée, c’est la légende nationale (et non une expérience individuelle et la libre invention qui en découle) ». Enfin, « le monde épique est coupé par la distance épique absolue du temps présent : celui de l’aède, de l’auteur et de ses auditeurs »626. Si l’on s’avise que ces trois marqueurs de l’épique ont en commun la notion de distance entre le contenu guerrier, et le discours qui le porte, il est loisible d’affirmer que les séquences narratives de De la guerre répondent formellement à la définition bakhtinienne de l’épopée. En ce sens, le logos (du traité philosophique) témoigne d’une profonde parenté avec l’epos, comme le manifeste d’ailleurs cette suggestion de Levinas au sujet de la capacité dévoilante du Dit de l’epos : « L’epos, écrit-il, ne vient pas s’ajouter aux entités identiques qu’il expose – il les expose en tant qu’identités éclairées par une temporalité mémorable »627. Nous nous autoriserons donc, à partir des analyses menées ci-dessus, à la compléter comme suit : nous dirons qu’il y a récit épique dès lors que le discours se construit sur : 1. une temporalité du passé absolu ; 2. une séquence de savoir stabilisé ; 3. une division radicale entre l’énonciation et l’énoncé ; 4. l’articulation stricte des discours, dont la diversité se trouve subsumée sous 624 Ibid. Ibid., p. 505. 626 Tr. fr. Daria Olivier, Éditions Gallimard, Paris, 1978, p. 449. 627 Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Le Livre de Poche, Paris, 1978, p. 65. 625 205 l’autorité de la voix narrative – pédagogique, chez Clausewitz ; 5. la mise en forme de la violence comme guerre. Cinq critères de l’épique – défini comme discours de la guerre – à confronter avec cinq critères du romanesque – défini comme texte de la violence628. Texte reposant donc sur : 1. la contemporanéité (jouée) du dire et du dit ; 2. une séquence d’inexpérience pure – les événements ne construisent pas de savoir ; 3. la quasi-identité de l’énoncé et de l’énonciation, corrélative à la contemporanéité indiquée ; 4. la pluralité inarticulée des discours, qui tendent donc à se reproduire comme textes ; 5. la dé-formation permanente de la « forme-guerre » par l’assomption de la violence pure comme force. Lyotard propose dans Le Différend une analyse brève mais cruciale des enjeux de la forme « récit » ; s’il insiste à cette occasion, comme le fait Ricœur dans Temps et récit, sur la fonction configurante de toute narration (« La fonction narrative est rédimante par ellemême »629, écrit-il ainsi), il ne manque pas de faire apparaître – proche en cela, cette fois, de Adorno et Horkheimer – l’ambivalence profonde recelée par cette puissance de configuration à l’égard de ce qu’il nomme différend. Différend, au sens lyotardien, « serait un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations »630. Or le récit se présente précisément comme l’invention et l’application d’une telle règle de jugement. Double efficience du récit – d’une part au niveau de l’enchaînement même des phrases, puisque le récit est défini par Le Différend comme « le genre de discours dans lequel l’hétérogénéité des régimes de phrases et même celle des genres de discours trouvent au mieux à se faire oublier »631 – d’autre part, au niveau diégétique à proprement parler, puisque « le récit raconte un ou des différends, et il lui ou leur impose une fin, un achèvement, qui est son propre terme »632. Le récit est donc tout à la fois configuration de la langue et configuration de la vie. Toute narration s’avive comme puissance de pacification, et « fait comme si l’occurrence, avec sa puissance de différends, pouvait s’achever, comme s’il y avait un dernier mot »633. Le récit, c’est en somme la fiction de la paix, fiction se produisant au lieu même de la guerre – car c’est la guerre, qu’on la détermine comme violence militarisée historique, « réelle », ou comme possibilité constante, vivante, du différend. Le Voyage, à cet égard, tient d’un récit-limite : narration 628 Peut-être ne serait-il pas inutile ici de renvoyer à la distinction sartrienne entre roman (forme ouverte à toutes les contingences de l’événement) et récit (configuration explicative falsifiant les vigueurs du vécu), telle qu’exposée dans Situations. 629 Le Différend, Éditions de Minuit, Paris, 1983, p. 218. 630 Ibid., p. 9. 631 Ibid., p. 218-219. 632 Ibid. 633 Ibid. 206 certes (une narrato-logie du Voyage est possible), mais dont le sens – direction et destin – n’est ni le savoir, ni même le « temps » (configurable ou configuré, au sens ricœurien) : la vocation du Voyage est la Nuit, c’est-à-dire la dimension « froide et sale » du non-savoir (puisque d’une part, la « vie » ne porte aucun savoir, et que d’autre part, il n’y a rien à savoir, dans la Nuit). La Nuit, c’est la guerre – « c’est la guerre » : cela signifie que la vie est sans cesse exposée, comme telle – chair et sang – exposée, à la violence de l’événement qu’elle « est ». Logos labyrinthique : quatre logiques du sens Il nous paraît possible de considérer l’Économie libidinale comme un traité des lieux (topo-logie), dans le sens précis d’une étude de la spatialité propre au déploiement du discours ; nous voudrions y quérir les moyens théoriques de penser et de décrire les discours, en tant qu’ils sont toujours – comme discours – dans un rapport à la violence. Le paradoxe de notre problématique se laissant formuler comme suit : nous voulons, d’une part, affirmer le différend entre les discours (littéraire et philosophique), mais, de l’autre, reconnaître un certain devenir-littéraire (i.e. figural) du discours philosophique lui-même. Certes, le propos déclaré l’Économie libidinale consiste principalement dans l’articulation d’un certain jeu du corps à une certaine crise du discours, dans le but de décrire le fonctionnement intense, au sens propre, d’une économie non-représentative634 ; ainsi, nous indique Lyotard, dès lors que le corps « joue », dans le cas, par exemple, de l’efficience d’une gestique, il en vient à excéder la dimension logico-philosophique de la discursivité. Ce qui revient à marquer ceci : il n’y a pas de commentaire adéquat au jeu du corps : le mots mettent seulement le geste « en représentation », et « le produisent dans l’extériorité intérieure à tout discours » ; « la loi qu’ils vont inventer pour expliquer 634 Voir op. cit., p. 11 : « La théâtralité et représentation, bien loin qu’on doive la prendre comme une donnée libidinale, a fortiori métaphysique, résulte d’un certain travail sur la bande labyrinthique et mœbienne, travail qui imprime ces pliures et reploiements spéciaux dont l’effet est une boîte close sur elle-même filtrant les impulsions et n’admettant à paraître sur scène que celles qui, venues de ce que désormais on appellera l’extérieur, satisfont aux conditions de l’intériorité. La chambre représentative est un dispositif énergétique. La décrire et suivre son fonctionnement, voilà des choses à faire ». 207 l’intériorité et le spectacle, c’est leur loi à deux en tant que de savoir »635. Ces thèses nous sont familières. Mais l’originalité des analyses de Lyotard, sur ce point, est d’assigner au « discours » sous sa forme savante toute une légalité topologique ; légalité par quoi le discours se trouve produit comme un théâtre d’espaces stabilisé, comme un jeu de figures strictes, mais légalité toujours en proie à des contre-pouvoirs d’illégalité intense – ce qui constitue réversiblement l’Économie libidinale comme un traité des spatialités non-discursives. C’est cette figuralisation du discours, dont nous avons dit quelques mots, qui permet de mettre en continuité le discours et la figure. Lyotard donne un exemple du passage de l’espace logique à l’espace intense, lorsqu’il affirme qu’il est loisible de produire, à partir d’une certaine anamorphose du schème de non-contradiction, un « autre » espace, dit labyrinthique, qui cette fois « désespère » les assignations locales du discours : « Vous prenez cette barre qui sépare le ceci du non-ceci. […] Vous [la] placez dans un espace neutre [ …] Vous l’affectez d’un mouvement de rotation autour d’un point appartenant à ce segment ». Le mouvement, dit Lyotard, devra présenter trois propriétés : « la rotation se fait dans tous les axes sans exclusion », « le point central se déplace lui-même sur le segment de façon aléatoire », « enfin il se déplace également dans l’espace neutre supposé ». Tout ceci engendrant une « surface », que Lyotard nomme « bande libidinale labyrinthique »636. Cette bande, c’est l’espace « de » la différence des discours ; il n’y a pas un labyrinthe, mais il y a autant de labyrinthes, dans le labyrinthe, que « d’émotions terribles »637. Comme le rappelle, consonant sur ce point avec Lyotard, Jacques Derrida, à la toute fin de La Voix et le phénomène, le labyrinthe « comprend en lui ses issues », issues qui sont à chaque fois la promesse d’un labyrinthe dans le labyrinthe, d’un « différerdéplacement hors lieu-temps de la singularité d’affect »638, si le labyrinthe – maison à double hache, dit l’étymologie – n’est pas à considérer « comme un cas particulier de l’expérience »639, mais bien comme la puissance décisivement subterfuge de la phénoménalité elle-même. L’Économie, cependant, n’est pas seulement une théorie des lieux ; l’ouvrage est aussi, indiscernablement, un traité de sémiotique, interrogeant le rapport entre le théâtre et les 635 Ibid., p. 13. Pour tout ceci, ibid., p. 24. Ce n’est que par ralentissement du tournoiement libidinal que le ceci et le nonceci peuvent être différenciés (ibid., p. 34-35) : « La barre tournoyante ralentit sa course, le mouvement fou, aléatoire, engendrant la peau libidinale, ce mouvement se freine assez pour que le ceci et le non-ceci […] maintenant soient distincts, tantôt le ceci, tantôt le non-ceci, le voici, y a plus, le voici, fort, da ». 637 Ibid., p. 44. 638 Ibid., p. 28. 639 Éditions PUF, Paris, 1967, p. 117. 636 208 signes. Il comprend ainsi un certain nombre de réflexions critiques sur ce que Deleuze et Guattari appellent pour leur part, dans Mille Plateaux, les « postulats de la linguistique ». Il nous paraît utile de reprendre ici, fût-ce très succinctement, une partie des analyses de ce chapitre du tome 2 de Capitalisme et schizophrénie. On se souvient que, selon Deleuze et Guattari, l’un des premiers gestes de la « linguistique » consiste à insérer une différence dans le signe, de même qu’entre les signes – conformément au double axiome saussurien : 1. dans la langue, il n’y a que des différences ; 2. le signe linguistique est une entité psychique à deux faces, la face du signifiant et la face du signifié. Ce double axiome recevra au moins deux interprétations : soit la « différence » dont il s’agit n’est rien d’autre que la distance indéfiniment ouverte, indéfiniment comblée, qui structure le rapport d’expérience de l’homme au monde (nous avons décelé chez Sartre la prégnance d’une telle structure d’interprétation) ; soit cette différence est, par sa puissance et sa radicalité, irréductible, et elle donne lieu au procès d’une différance indéfinie dans le signe, entre les signes, entre l’homme et le monde. Deleuze et Guattari nomment cette seconde interprétation régime signifiant du signe : « Le régime signifiant du signe (le signe signifiant) a une formule générale simple : le signe renvoie au signe, et ne renvoie qu’au signe à l’infini. C’est pourquoi l’on peut même, à la limite, se passer de la notion de signe, puisqu’on ne retient pas principalement son rapport à un état de choses qu’il désigne, ni à une entité qu’il signifie, mais seulement le rapport formel du signe avec le signe en tant qu’il définit une chaîne signifiante. L’illimité de la signifiance a remplacé le signe »640. Reste cependant à analyser et à comprendre la possibilité d’un surcroît interprétatif, déterminé comme excédence ou supplémentarité : Il faut […] un mécanisme secondaire au service de la signifiance, c’est l’interprétance ou l’interprétation. […] À l’axe syntagmatique du signe qui renvoie au signe s’ajoute un axe paradigmatique où le signe ainsi formalisé se taille un signifié conforme […] l’interprétation va à l’infini, et ne rencontre jamais rien à interpréter qui ne soit déjà soi-même une interprétation »641. Nous allons voir comment Lyotard modifie de deux manières – au moins – cette position d’un régime signifiant du signe : premièrement, en articulant le régime signifiant avec un régime intensif, qui rend possible la production même de la signification, et détermine toute différence comme différend potentiel ; deuxièmement, en assignant à chaque régime de signification la profondeur d’une spatialité, théâtrale ou labyrinthique. Se trouvent ainsi interrogées et décrites dans l’Économie au moins quatre « logiques du sens », dont nous allons essayer de spécifier l’agencement ; le concept deleuzien de 640 641 Mille plateaux, op. cit., p. 141. Ibid., p. 143. 209 logique du sens désigne, rappelons-le, un sens « irréductible à la signification linguistique, à la référence logique, comme à l’essence phénoménologique » ; le sens représente « ce qui, dans une situation donnée, permet d’en recueillir « l’événement » »642. Soit, d’après le texte de Lyotard, deux « théâtres »643, compris comme deux espaces de déploiement et d’inscriptions des signes : 1. Le premier est le théâtre platonicien, fondé sur le « découpage » proprement et effectivement « théâtral entre un extérieur vrai et un intérieur simulant cet extérieur » : c’est là théâtre au sens strict, en tant qu’il se fonde sur le partage entre la vérité et la fiction, c’est-à-dire aussi bien entre le référentiel signifié (véridiction du dehors) et le simulacre signifiant (fantasmatique de la caverne) – première logique du sens. Il s’agit d’une logique des identités, relevant d’une pure théâtralité pré-signifiante (les signes s’y trouvent déterminés comme la marque d’une vérité à eux assignée). 2. Le second théâtre – le « théâtre romain » – relève, pour son compte, d’une « théâtralité de cirque et d’assemblée politique », théâtralité qui n’est pas celle du théâtre platonicien évoqué ci-dessus. Telle théâtralité « repose au contraire », dit Lyotard, « sur la conviction que tout est signe ou marque [hégémonie du signifiant], mais que rien n’est marqué ni signifié [abolition du signifié] » – deuxième logique du sens : elle correspond proprement au régime signifiant du signe. Ces deux théâtralités, on le voit, s’opposent comme deux sémiotiques : selon le régime des signes marqués du théâtre platonicien, « on peut dire que le signe remplace ce qu’il signifie […] : le signe fait à la fois écran et appel à ce qu’il annonce et cache »644. Ce fonctionnement épiphanique du signe – articulant voilement et dévoilement – relève, on le sait, de la pensée du « discours », au sens grec de logos. Selon celui de la théâtralité romaine, au contraire, on peut et on doit « penser la substitution » sous la forme de « la métonymie interminable que Saussure ou n’importe quel économiste politique conçoit sous le nom d’échange ; alors ce n’est plus la signification (ce qui est encodé) qui vient se substituer au signe »645, mais encore et toujours un autre signe – nous voici donc déjà dans le labyrinthe. L’efficience de la théâtralité romaine demeure pourtant irréductible à ce 642 Philippe Mengue, dans Le Vocabulaire de Gilles Deleuze, Cahiers de Noesis n°3, Paris, 2003, p. 230. Pour tout ceci, ibid., p. 86. 644 Ibid., p. 57. 645 Ibid., p. 57-58. Voir aussi ibid. : « Ce que les sémioticiens tiennent en hypothèse sous leur discours, c’est que la chose dont il parle peut toujours être traitée en signe ; et ce signe à son tour est bien pensé dans le réseau des concepts de la théorie de la communication, il est « ce qui remplace quelque chose pour quelqu’un », disait Peirce, répète Lévi-Strauss, ce qui veut dire que la chose est posée comme un message, soit un support nanti d’une séquence d’éléments codés, et que son destinataire, lui-même en possession de ce code, est capable, en décodant le message, de retrouver l’information que l’expéditeur lui destine ». 643 210 fonctionnement métonymique ; s’il y a l’assemblée, s’il y a le cirque, c’est parce que vivent des forces. 3. Toute chose, à Rome, dès lors, est « à la fois signe qui fait sens par écart et opposition, et signe qui fait intensité par puissance et singularité »646 ; c’est la troisième logique du sens, par quoi le labyrinthe se trouve compliqué d’une économie des forces, « chaque chose et bout de chose étant d’une part terme dans un réseau de significations qui sont des renvois métonymiques sans trêve, et d’autre part indiscernablement singularité tendue, concentration instantanée éphémère de force »647. C’est ainsi que la pureté réticulaire du régime signifiant du signe se trouve puissamment spatialisée, pour donner lieu à un théâtre – fût-il dérégulé – d’événements et de rencontres ; théâtre labyrinthique sans doute, c’est-àdire illimité et cryptique, théâtre ouvrant en soi – infiniment – la chance d’autres théâtres. Un tel « théâtre » retient la multiplicité indénombrable, et toujours discursivement insignifiable, des expériences possibles : déterminable comme « enchevêtrement de machines », il nous est « interdit à jamais d’espérer en faire le relevé et la description fonctionnelle complète »648. Ce théâtre de forces ne relève plus du discours. Peut-être trouverait-il sa figure dans le théâtre artaldien, tel que Jacques Derrida, dans L’Écriture et la différence, en révèle à nos yeux la figure inouïe. Théâtre lié à « l’existence d’un artiste qui n’est plus la voie où l’expérience » donnant « accès à autre chose qu’à elles-mêmes », lié à « une parole qui est corps », à « un corps qui est un théâtre », « un théâtre qui est un texte parce qu’il n’est plus asservi à une écriture plus ancienne que lui, à quelque architexte ou archi-parole »649. C’est parce qu’il y a le « corps », pensé comme in-organique et surfaciel, que l’espace du discours insuffit à l’intelligibilité singulative du vivre et de ses « émotions » constitutives. Au lieu toujours impur de ce théâtre, dans son antre illisible, « dans la nuit qui précède le livre, le signe n’est pas encore séparé de la force »650. Où se profile, peut-être, au-delà du théâtre, au-delà du labyrinthe, le songe d’une logique des singularités pures, se passant de tout lieu – utopie radicale, cette fois, figure sans figure d’une quatrième logique du sens. Quarte logique : littérature 646 Ibid., p. 69. Ibid., p. 86. 648 Op. cit., p. 41. 649 Op. cit., p. 260. 650 Ibid., p. 284. 647 211 4. La raison se produit comme la mémoire topologique de l’expérience : même si deux baignades constituent deux expériences distinctes, irréductibles l’une à l’autre, elles ne sont pas radicalement dissimilaires : On pourra donc se baigner deux fois, et même une quantité indénombrable de fois dans le même fleuve, si celui-ci est repéré par sa pente, ses bords, sa direction, son débit, comme le fait tout esprit-corps raisonnable, discriminant.651 Mais si l’on tient pour l’incommensurabilité absolue d’une baignade à l’autre, pour la singularité absolue de chaque expérience, on affirmera tout au contraire qu’ on ne se baigne jamais dans le même fleuve, tout simplement parce qu’il n’y a pas de fleuve, voilà ce que dit le fou amateur de singularités.652 Ce qui signifie qu’il n’existe pas, au sens strict, de lieu commun pour la totalité des expériences possibles. Qui sont ces fous, ces amateurs de singularités ? – Lyotard les nomme : « Proust, Sterne, Pascal, Nietzsche, Joyce ». Créatures littéraires sans doute, décidées à « juger tel bain [dans le fleuve] inéchangeable contre aucun autre, en dépit de son nom générique », prêtes à « vouloir un nom propre, un nom divin, pour chaque intensité, donc à mourir avec chacune d’elles »653. Désir de singularité condamnable sans doute, ou du moins, déraisonnable, puisque Lyotard désigne des « fous » ; folie qui consiste à chercher « un nouveau domaine, un autre champ, un par-delà la représentation qui serait indemne des effets de la théâtralité »654. La quatrième logique du sens – logique a-topique des singularités pures – est, comme telle, résolument aporétique ; son échec se confond avec celui de ce que Lyotard nomme la « poésie » : « L’échec de la poésie est simplement l’impossibilité d’une antithéorie ; la figure n’a pas à être contre-posée au discours, comme le lieu des intensités peut l’être au royaume des identités »655. La quatrième logique se rêve comme nûment contre-posée à la première (logique des identités) : or, affirme l’auteur de l’Économie, « il n’y a pas de lieu pour les intensités, pas genre intense »656. Si une littérature est possible – celle de Proust, par exemple – c’est donc qu’elle ne se produit pas comme la stricte application de la quatrième logique : l’amateur de singularités se trouvera donc contraint d’organiser discursivement son rêve sur le mode théâtral et labyrinthique de la troisième logique. La 651 Op. cit., p. 36-37. Ibid. 653 Ibid. 654 Ibid., p. 65. 655 Ibid., p. 306. 656 Ibid. 652 212 littérature se réalisera donc comme l’absolu labyrinthe du discours : réservant une puissance de dispersion proprement labyrinthique, constituant chaque stance de l’« émotion » en instance du labyrinthe, elle assignera à chaque expérience la profondeur d’un nouveau labyrinthe – « chacun de ses dédales est clos, en même temps qu’en expansion indécidable »657, dit encore Lyotard. Le labyrinthe n’est rien d’autre que l’assomption topo-logique (i.e. figurale) des effets de théâtralité produits par la diversité des expériences et des rencontres. Chaque rencontre, certes, est singulière, mais s’articule labyrinthiquement avec les autres. Elle participe à la fois, donc, selon la formule citée, d’« un réseau de significations qui sont des renvois métonymiques sans trêve », et d’autre part « indiscernablement » d’une « singularité tendue, concentration instantanée éphémère de force ». Le labyrinthe est donc le schème topologique – ou plus rigoureusement, utopique – de l’irréductible division du logos, d’après la loi singulative du « corps », selon laquelle « chaque rencontre donne occasion à un voyage éperdu vers un dehors de la souffrance »658. La « littérature », s’il y en a – c’est-à-dire si elle ne s’épuise pas dans ce que Lyotard nomme l’échec de la poésie – serait donc « une et une et une éclosion labyrinthique par où s’enfuirait à chaque fois, singulièrement, la puissance de ces affects. »659 Telle éclosion se produisant, à chaque fois et ultimement, sans doute, comme violence à soi et en soi du langage. Soit encore un extrait de la Recherche proustienne, dont nous avons déjà dit quelques mots. Lyotard le résume comme suit : « Le père de Marcel monte avec sa lampe dans l’escalier »660. Cette montée du père, dont Marcel se dit « terrifié », suit de peu l’apparition de la mère, attendue passionnément et anxieusement. Elle donne lieu à une véritable scène de drame, construite tout entière sur un tragique de l’imminence, puisqu’il est certain que le père va venir. Cette certitude constitue tout à la fois la promesse d’une issue malheureuse, et le moyen d’un chantage ; Marcel, se trouve en effet « terrifié » à la vue du « reflet de la bougie de [son] père » s’élevant sur le mur, mais il use « de son approche comme d’un moyen de chantage »661, espérant que sa mère finira par céder. Que dire de cette intensité d’affects, de cette puissance « libidinale », au sens lyotardien, produite et disposée par l’épisode ? Comment rendre compte « en discours » de ce qui se joue ici, entre le narrateur, son père, et sa mère – de ce qui se joue ici et alors, mais qui se joue 657 Ibid., p. 48. Ibid., p. 44. 659 Ibid., p. 309. 660 Op. cit., p. 66. 661 Du côté de chez Swann, op. cit., p. 35. 658 213 transi, tout entier, par le vertige du temps, puisque, écrit Proust, « la muraille de l’escalier », où Marcel « vit monter le reflet » de la bougie, « n’existe plus depuis longtemps »662. Écrire à propos de Proust, cela ne doit pas consister seulement à reconnaître, « dans les émois » de Marcel, « l’effet de sens de la structure oedipienne », par la grâce d’un geste savant. Écrire à propos de Proust, c’est assumer à la fois la singularité – « qualité singulière », dit Lyotard – du texte proustien, et sa capacité à susciter, puissamment, « des prolongements, ramifications, inventions de nouveaux morceaux libidinaux, que nul autre objet n’a pu engendrer »663 ; assumer à la fois l’exception que constitue un tel texte, et l’articulation productive que sa puissance, incessamment, dispose et redispose à ses abords. Le différend Dès Discours, figure, c’est la question de la différence entre la forme du donné et la forme du discours qui occupe les réflexions de Lyotard. Nous avons déjà cité ceci, à savoir « que le donné n’est pas un texte ». Cette formule constitue l’inscription d’une première différence, entre la matière du donné et celle du discours. Mais Lyotard poursuit ainsi : « il y a en lui une épaisseur, ou plutôt une différence », différence qu’il nomme « constitutive ». La différence n’est donc pas seulement entre forme du donné et forme du discours : elle se situe « dans » la constitution même de la forme du donné. Le donné est constitutivement différent, ou différentiel. Ici Lyotard insiste : cette double différence – entre le donné et le discours, et dans l’épaisseur même du donné – ne doit à aucun prix être confondue avec une opposition, au sens phonologique du terme : « Entre l’opposition et la différence, écrit-il ainsi dans Discours, figure, il y a la différence de l’espace du texte à l’espace de la figure »664. Ce qui signifie, au-delà du jeu de subversion logique consistant à inclure dans la définition le terme à définir (« différence »), que l’espace du texte fonctionne par opposition, et l’espace de la figure par différence. L’opposition est à comprendre selon l’ordre du régime signifiant du signe (métonymie généralisée) : deux termes s’opposent dès lors qu’ils se définissent fonctionnellement l’un par l’autre. Cette co-définition fonctionnelle est, à chaque fois, un fait de système : il n’y a donc opposition que dans et par un système au sein duquel tous les éléments sont commensurables. Pour le dire autrement : l’opposition est la forme systémique de la différence. Dans Discours, 662 Ibid., p. 36. Ibid. 664 Ibid., p. 212. 663 214 figure, Lyotard assigne donc à la forme du donné une constitution par différentialité, irréductible à toute systématisation oppositive. En somme, Lyotard y affirme donc à la fois : 1. que le donné est constitutivement différentiel ; 2. et que, en tant que tel, le donné diffère radicalement du discours (incommensurabilité du donné au discours, même si la figure constitue, nous l’avons vu, une possibilité d’inclusion du donné « dans » le discours). L’Économie libidinale, nous l’avons vu, réaffirme l’irréductibilité de l’expérience à un discours, en précisant ceci, que Discours, figure n’avait fait que suggérer : si l’expérience est irréductible à un discours, ce n’est pas seulement parce qu’elle procède de différences ; c’est aussi parce qu’elle est, en tout temps et en tout lieu, habitée par des forces (troisième logique du sens : articulation labyrinthique des signes et des forces). La mention de ces forces modifie la thèse de la différentialité du donné : une telle différentialité ne se définit plus simplement par ce qu’elle diffère de l’opposition, mais aussi parce qu’elle relève d’une différentialité de forces. C’est en ce point du discours lyotardien que la différence peut être déterminée comme différend, c’est-à-dire différence de forces. Dès lors que le donné se trouve re-constitué comme espace polémique, discours et donné ne se contentent plus de différer : ils entrent en différend. Cette généralisation théorique du différend conduira Lyotard à en produire le concept thématique, dans Le Différend ; le conduira, du même geste, à inscrire décisivement le différend à l’intérieur de l’élément du discours. Il y aura donc différend : 1. entre le donné et le discours ; 2. dans la constitution même du donné ; 3. comme dans la constitution même du discours ; selon la formule décisive de Lyotard : « Il n’y a pas de « langage » en général, sauf comme objet d’une Idée »665. Le propos du Différend est précisément de manifester la différentialité agonale qui préside à la construction de tout discours. Les phrases, comme le discours, obéissent à des ensemble de règles. Lyotard nomme régime la forme de légalité qui détermine la production d’une phrase : « Une phrase, la plus ordinaire, est constituée selon un groupe de règles (son régime) ». Il y a plusieurs régimes de phrase, dit encore Lyotard : « raisonner, connaître, décrire, raconter, interroger, montrer, ordonner »666. Où l’on voit que le régime, au sens lyotardien, relève du seul niveau de l’énonciation, au sens des actes de langage : le régime ne nomme ni l’orthodoxie d’une régularité syntaxique, ni l’évidence d’une articulation logique ou sémantique. Or, ajoute Lyotard, « deux phrases de régime 665 666 Op. cit., p. 10. Ibid. 215 hétérogène ne sont pas traduisibles l’une dans l’autre »667 : si en effet le régime relève de l’énonciation, aucune « traduction » ne peut permettre un déplacement continu d’une phrase à l’autre. Deux phrases de régimes différents, donc, sont intraduisibles l’une pour l’autre, l’une dans l’autre. Elles peuvent toutefois, dit Lyotard, « être enchaînées l’une à l’autre selon une fin fixée par un genre de discours »668. C’est à l’intérieur d’un seul et même genre de discours que la différence de régime d’énonciation, par quoi se distinguent les phrases, se trouvera rédimée. Qu’est-ce donc qu’un genre de discours, au sens lyotardien ? – c’est l’instance régulatrice propre à fournir « les règles d’enchaînement de phrases hétérogènes »669. La différence énonciative des régimes de phrases est donc reproduite comme un enchaînement au niveau du genre du discours. À ce niveau précis, la problématique n’est plus simplement énonciative, mais sémantique : à l’intérieur du genre de discours « dialogue », par exemple, « l’enjeu » est « que les deux parties tombent d’accord sur le sens d’un référent »670. L’unité d’un genre de discours peut donc conduire à la position d’un consensus ; toute la question est de déterminer si ce consensus est seulement formel, en tant qu’il ressortit des règles d’enchaînement propres à un genre de discours, ou s’il peut prétendre à une véridiction qui excède le seul jeu réglé de la généricité discursive. Le Différend propose à cet égard une relecture quelque peu aventureuse de l’Esthétique transcendantale de la Critique kantienne. Selon cette relecture, au moment transcendantal de constitution du donné se trouve précisément assignée une structuration dialogique. Lyotard y indique ainsi que « l’« immédiateté du donné n’est pas immédiate », car sa « constitution requiert […] deux phrases ou quasi-phrases, celles où ont lieu respectivement l’impression et la mise en forme (spatio-temporelle) »671. Première phrase : une « phrase matière », adressée par un « destinateur inconnu » à un « destinataire, le sujet réceptif »672. Seconde phrase : par la grâce d’un « échange des rôles », ledit « sujet passe en situation d’instance destinatrice » et « adresse au destinateur inconnu de la première phrase » une phrase dite « phrase forme », phrase de l’espace-temps dotée d’une fonction référentielle. Son référent, écrit Lyotard, se nomme « phénomène ». C’est par le jeu de cette réciprocation phrastique que s’annonce « la perte du concept de nature », c’est-à-dire d’un référent consensuel. Le différend n’est donc ni empirique, ni discursif ; il est 667 Ibid. Ibid. 669 Ibid. 670 Ibid. 671 Ibid., p. 97. 672 Ibid. 668 216 transcendantal. Il y a différend dès qu’il y a « donné », c’est-à-dire sensation : « la sensation, dit Lyotard, est un mode du sentiment, c’est-à-dire une phrase en attente de son expression, un silence ému »673. Toute sensation (phrase matière) est en attente d’une phrase forme qui lui réponde et, en l’articulant responsivement, la sursume ; « cette attente », cependant, « n’est jamais comblée, l’expression qui a lieu se profère dans la langue des formes espace-temps » (morphè husserlienne), incommensurable à celle de la matérialité du donné (hylè). Lyotard conclut : « Ce différend est à la mesure de la perte du concept de nature »674. L’impossibilité du consensus est donc transcendantale. Dans le cas du genre de discours « dialogue », dont l’enjeu est de donner lieu à l’accord de deux parties sur le sens d’un référent, il faudra sans cesse reprendre et réarticuler l’enchaînement, afin de produire des effets locaux, c’est-à-dire purement formels, de consensus. Le « genre » d’un discours ne garantit aucunement la validité des propositions qui s’y trouvent articulées ; il fournit seulement une règle formelle d’enchaînement phrastique des régimes de phrases, qui évite la dislocation pure et simple du tissu discursif : « Un genre de discours fournit par sa règle un ensemble de phrases possibles, chacune relevant d’un régime de phrases »675. L’articulation des phrases, dans un genre de discours donné, ne dépend aucunement d’une légalité extérieure, « naturelle » : la loi de l’enchaînement est, à chaque fois, strictement interne à un univers discursif. Chaque genre de discours relève donc d’une forme idiomatique de légitimation ; deux discours de genres hétérogènes s’opposant, il est impossible de décider de leur pertinence respective – le différend n’est donc pas un litige dont une normativité supérieure serait en mesure de juger : « À la différence d’un litige, un différend serait un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations »676. La légitimité d’un discours n’est donc jamais exclusive de la légitimité des autres discours : que l’une des deux argumentations « soit légitime, écrit Lyotard, n’impliquerait pas que l’autre ne le soit pas »677. Ici, donc, commence le différend, conçu comme « événement » discursif de la violence. Tentons d’en décrire plus précisément les ressorts. Le différend s’applique aussi bien, dans son concept, à la synchronie qu’à la diachronie linguistique. Il ne concernera donc pas 673 Ibid. Pour tout ceci, ibid. 675 Ibid. 676 Ibid., p. 9. 677 Ibid. 674 217 seulement la différence entre deux discours (ou genre de discours) constitués, mais aussi la différence entre deux discours (ou genre de discours possibles). S’il y a différend, c’est parce que le discours se produit et s’articule dans le temps : toute phrase y survient comme un événement nécessaire, mais imprévisible : « Une phrase « arrive ». Comment enchaîner sur elle ? »678 L’enchaînement discursif, dit Lyotard, relève d’une nécessité stricte. Il n’y a pas de « silence », au sens de la possibilité d’un non-discours. Tout phrasé se produit comme injonction de continuer à phraser, et à phraser maintenant, dit Lyotard. Le langage est à lui-même sa propre urgence, en tant qu’il se produit homothétiquement au temps : « Or il faut enchaîner maintenant, une autre phrase ne peut pas ne pas arriver, c’est la nécessité, c’est-à-dire le temps, il n’y a pas de non-phrase, un silence est une phrase, il n’y a pas de dernière phrase »679. Toute phrase se déploie comme la précédence d’une autre phrase. C’est dans l’instant de cette précédence toujours prorogée que le choix d’un genre de discours doit se faire, en tant que c’est le genre qui détermine la règle d’enchaînement des unités phrastiques : « En ce sens une phrase qui arrive est mise en jeu dans un conflit entre genre de discours »680. Il y a différend dès lors qu’il y a choix entre deux genres de discours ; et le différend nomme moins, dès lors, l’impossible régulation du conflit entre deux discours constitués, que le tort subi par un genre de discours au moment où l’on décide de ne pas en user comme régulation du phraser : la phrase « Je peux passer chez toi », écrit Lyotard, accepte ainsi « beaucoup d’enchaînements divers et sinon chacun d’eux, au moins quelques-uns, relèvent de genre de discours différents »681. Il y a donc, pour une seule phrase, « beaucoup d’enchaînements possibles (ou de genres), mais une seule « fois » actuelle »682. Ce que Lyotard appelle donc « genre du discours » ne relève pas seulement d’une instanciation générique (articulation légale des phrases en présence) mais aussi, surtout peut-être, d’une instanciation génétique (régulation de la production phrastique) : « Soit donc un premier genre de discours : « un autre genre de discours, écrit Lyotard, fournit un ensemble d’autres phrases possibles. Il y a un différend entre ces ensembles (ou entre les genres qui les appellent) parce qu’ils sont hétérogènes »683. Différend peut donc se dire d’un certain instant du langage où le discours n’a pas encore choisi son genre ; d’un certain instant où nulle règle du genre n’a encore trouvé à 678 Ibid. Ibid. Nous verrons cependant que l’injonction de phraser n’est pas, dans toute la profondeur de son sens, seulement assignable au temps. 680 Ibid., p. 198. 681 Ibid. 682 Ibid. 683 Ibid. 679 218 s’appliquer, ni même à se formuler comme telle. Différend est l’instant de la précédence pure de toute phrase possible. Différend nomme encore le moment de l’inquiétude du choix, à l’heure où la décision de phraser doit se faire, irréversiblement sans doute ; différend, dès lors, désigne aussi « la responsabilité de cette angustia, de ce passage nécessairement resserré de la parole contre lequel se poussent et s’entr’empêchent les significations possibles »684. Il n’est donc pas besoin que deux discours soient tenus, chacun proférés, articulés, selon les règles de leur genre, pour que ce que Lyotard nomme différend ait lieu. Le différend ne se joue pas seulement entre les genres historiques du discours. Il commence avec le tout premier geste de langue : « Le différend est l’état instable et l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas l’être encore »685. Différend nomme ainsi l’affect pur demeuré dans l’impatience d’une langue : « Ce que l’on nomme ordinairement le sentiment signale cet état. « On ne trouve pas ses mots », etc. »686. S’il y a donc différend, indique Lyotard, c’est parce que « cela » qui « « demande » à être mis en phrases », « souffre du tort de ne pouvoir l’être à l’instant »687. Différend nomme donc le tort subi par l’affect pur, cependant qu’il reste en souffrance de tout discours. Le différend désigne donc la souffrance tue de l’affect demeuré imphrasé ; par l’expérience silencieuse du différend, écrit Lyotard, « les humains qui croyaient se servir du langage comme d’un instrument de communication apprennent par ce sentiment de peine qui accompagne le silence […] qu’ils sont requis par le langage », et sont amenés à reconnaître « que ce qu’il y a à phraser excède ce qu’ils peuvent phraser présentement, et qu’il leur faut permettre l’institution d’idiomes qui n’existent pas encore »688. Il y a différend dès lors qu’une langue manque, et doit être trouvée. Le différend entre les genres du discours apparaît comme secondaire et dérivé à l’égard de cette différence originaire par quoi la langue nous requiert comme, pour le dire ainsi, une tâche à accomplir ; le différend entre les genres constitués du discours n’est qu’un tort relatif, fait à celui de ces genres qui paraîtra recevoir la légitimation la plus faible – que le discours de ce genre soit quand même tenu, ou bien qu’on se décide à ne pas le tenir : dans ces deux cas, ce n’est pas l’existence du genre même qui est en cause, mais celle de l’une de ces occurrences. L’urgence, l’impérieuse nécessité de phraser, par quoi l’état originaire du différend se 684 L’Écriture et la différence, op. cit., p. 18. Op. cit., p. 29. 686 Ibid. 687 Ibid., p. 30. 688 Ibid. 685 219 distingue, contient une détermination rigoureusement éthique : il faut parler, il faut phraser – non seulement phraser, parler, selon l’identité du discours et du temps, mais encore phraser, parler cela qui demeure pour l’instant imphrasé. C’est ainsi que Lyotard s’autorise à renverser le sens de la clausule du Tractatus wittgensteinien : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». Or, indique l’auteur du Différend, il n’est pas donné aux hommes « de taire ce dont ils ne peuvent pas parler »689. Ce dont ils ne peuvent pas parler est précisément cela, l’imphrasable cela de l’affect qui demeure en patience de tout geste de langue : « Cela est déjà phrasé, comme imphrasable dans les idiomes connus, comme sentiment »690, écrit Lyotard. Ce dont on ne peut pas parler n’est pas à taire. On ne peut pas instamment le parler, mais cette impossibilité instante se confond avec l’injonction de trouver la ressource d’un nouveau phrasé : « L’aveu en est fait, dit Lyotard. La veille d’une occurrence, l’angoisse et la joie d’un idiome inconnu, est commencée »691. Proses Lyotard, on l’aura compris, ne formule à aucun moment la question sartrienne – « Qu’est-ce que la littérature ? » Et s’il demeure que L’Économie libidinale, comme Le Différend, interrogent ces deux déterminations du langage littéraire que sont la prose et la poésie, c’est pour en affirmer tantôt l’échec (dans le cas de la poésie), tantôt l’impossibilité (dans le cas de la prose). L’Économie libidinale évoque donc l’« échec » de la poésie ; cet échec n’est pas celui de toute la poésie, mais, spécifiquement, celui d’une poésie voulant se réaliser comme « antithéorie », c’est-à-dire, dit Lyotard, comme discours des intensités, ou plus précisément comme genre intense. Se réaliser comme genre intense, c’est chercher la règle du genre qui convienne à la production formellement organisée des intensités. Une telle règle n’existe pas. La problématique des intensités est extérieure à celle du genre ; certes, les intensités « supportent » le genre, en ce sens qu’elles peuvent se réaliser ici ou là « dans » un discours génériquement déterminé. Mais aucune légalité générique ne peut, comme telle, se prévaloir de la production des intensité. L’intensité, au sens lyotardien, ressortit de l’accident : elle peut scintiller un instant « dans » un genre, mais elle ne dépend pas de lui. Aucune décision ne saurait prévoir ou vouloir l’intensité. 689 Ibid. Ibid. 691 Ibid., p. 122. 690 220 Qu’en est-il à présent de la prose ? Soit son impossibilité, selon Lyotard : elle résulte d’une volonté propre à la prose d’intégrer et d’assumer la diversité la plus extensive des régimes de phrases ; la prose est ainsi « tentée d’un côté par le despotisme, de l’autre par l’anarchie »692. Despotique, la prose cherche à se réaliser comme « le genre de tous les genres », comme un méta-genre capable d’articuler et de réguler le différend des genres de discours. La prose comme méta-genre répond, on le constate, à la définition lyotardienne du récit. Anarchique au contraire, la prose essaie « de n’être qu’un assemblage sans règles de toutes les phrases »693 : cette fois, la prose se détermine comme assomption radicalisée du différend, comme révélation violente, forcenée, de l’agonistique des régimes de phrases. Une telle prose ne fait plus appel aux genres ; elle n’est plus méta-genre, mais non-genre. Ces deux voies de la prose, ces deux états de prose, sont impossibles, dit Lyotard : « l’unité des genres [despotique] ou leur zéro [anarchique] est impossible ». Il reste cependant peut-être une voie pour la prose, que Lyotard se contente de suggérer, en affirmant pour finir que « la prose » ne peut être que la « multitude » des genres, et par conséquent « la multitude de leurs différends »694. Cette multitude des genres ne doit pas être confondue avec l’absence de genre spécifiant le mode anarchique et anti-générique de la prose ; cette multitude conserve aux genres les caractères de leur identité formelle, et continue d’user des configurations génériques pour articuler entre eux les différents régimes de phrases. Une telle prose, s’organisant comme dialogue non pacifié des genres, pourrait sans doute être nommée « démocratique », par opposition aux proses anarchique et despotique – soit la définition bakhtinienne du roman comme dialogisme parodique des genres constitués. L’immanence absolue des discours en différend, ainsi sera nommée prose ou roman – la thèse de Lyotard se répétant comme suit : il n’y que les discours, comme tels en différend, et irréconciliables. 692 Ibid., p. 228. Ibid. 694 Ibid. 693 221 IV. LA LITTÉRATURE ET LA MORT 222 Cryptologies : la mort Nous avons mis au jour trois déterminations philosophiques distinctes de la littérature : comme configuration d’un monde (Ricœur), décision de la liberté (Sartre), et affirmation du différend des discours (Lyotard). À chaque fois, la littérature se trouvait conçue comme une forme du négatif : négativité technique de l’œuvre pensée comme objet ou produit, à l’égard d’une nature qu’elle configure en monde ; négativité thématique, ou thétique, du contenu de l’œuvre, à l’égard du monde qu’elle nie en le réfléchissant ; négativité figurale de l’œuvre, instaurant et affirmant le partage entre discours philosophique et discours littéraire. Ces trois formes du négatif peuvent, chacune pour leur part, être conçues comme les moments d’une « dialectique » : dialectique herméneutique continue qui, chez Ricœur, organise les rapports entre l’œuvre et le monde ; dialectique analytique-existentielle discontinue qui, chez Sartre, institue l’avènement libre d’un néant, au lieu même de l’expérience de l’œuvre ; (non-)dialectique agonistique, chez Lyotard, qui rapporte, selon le jeu du différend, les discours au monde, comme les discours aux discours. On se souvient que Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ?, proposait quant à lui de penser l’histoire littéraire comme un « long processus dialectique », dans lequel c’est la « littérature » elle-même qui se voyait assignée une forme de négativité historique. La littérature serait ainsi passée d’une pure positivité fonctionnelle au 17ème siècle, à une 223 négativité concrète au 18ème, puis à une « Négation absolue et hypostasiée » au 19ème, jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus, au 20ème, qu’à « se contester elle-même »695. L’ultime avatar théorique de la négativité littéraire – indépendant, d’ailleurs, de cette structure d’auto-contestation « immanente » décelée par Sartre – se laisse déchiffrer sous une figure explicite : la mort. La littérature est alors négative en tant qu’elle est le lieu de présentation ou de représentation de la mort. Thèse inséparable, notons-le, de la détermination de la littérature comme langage – et plus spécifiquement, nous le verrons à la lecture de Derrida, comme écriture. C’est ainsi en tant qu’elle est langage que la littérature moderne signe la mort de l’auteur, selon un thème bien connu qui trouve sa formulation la plus claire, comme le rappelle Antoine Compagnon dans Le démon de la théorie, chez Foucault (« Qu’est-ce qu’un auteur ? », en 1969) et chez Barthes (« La mort de l’auteur », en 1968). C’est bien la détermination de la littérature comme langage qui autorise la thèse de la mort de l’auteur : A l’auteur comme principe producteur et explicatif de la littérature, Barthes substitue le langage, impersonnel et anonyme, peu à peu revendiqué comme matière exclusive de la littérature par Mallarmé, Valéry, Proust, le surréalisme, et enfin par la linguistique, pour laquelle « l’auteur n’est jamais rien de plus que celui qui écrit, tout comme je n’est autre que celui qui dit je » […], de même que Mallarmé demandait déjà « la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots »696. La « mort de l’auteur » comme référent biographique n’est d’ailleurs qu’un des aspects de la suspension de la référentialité littéraire en général, conséquence stricte de la détermination de la littérature comme langage pur, séparé. Dans cette perspective, il n’y a « jamais eu », selon la formule derridienne, que du langage, que de l’écriture, que des « suppléments », et ce qu’on appelle le réel lui-même ne tire son sens que du fonctionnement immanent du langage. Ainsi, Derrida lisant Rousseau, dans De la grammatologie, écrit-il : Ce que nous avons tenté de démontrer en suivant le fil conducteur du « supplément dangereux », c’est que dans ce qu’on appelle la vie réelle de ces existences « en chair et en os », au-delà de ce qu’on croit pouvoir circonscrire comme l’œuvre de Rousseau, et derrière elle, il n’y a jamais eu que de l’écriture ; il n’y a jamais eu que des suppléments, des significations substitutives qui n’ont pu surgir que dans une chaîne de renvois différentiels, le « réel » ne survenant, ne s’ajoutant qu’en prenant sens à partir d’une trace, et d’un appel de supplément, etc697. C’est là le versant que nous nommerons critique (1) de la thèse de la négativité littéraire : le négatif est l’instance d’une crise, d’un renversement, par quoi les représentations 695 Ibid., p. 138. Le Démon de la théorie, op. cit., p. 52-53. 697 Op. cit., p. 228. 696 224 traditionnelles du rapport entre la littérature et la réalité (l’auteur, le monde, l’histoire) s’effondrent. Demeure, en sa splendeur solitaire et sacrée, la littérature, « défunte nue » de l’éclat d’une langue. Mais la détermination de la littérature comme langage pur – et conséquemment comme puissance du négatif – peut recevoir une toute autre interprétation. Nous la dirons, non plus critique, mais ontologique (2). L’Essence de la parole (Das Wesen der Sprache)698 en délivre une formulation claire : Les mortels (Die Sterblichen) sont ceux-là, qui sont en pouvoir d’éprouver (erfahren) la mort comme mort. L’animal (Das Tier) n’en a pas faculté. L’animal toutefois, n’est pas même en pouvoir de parler (sprechen). La participation essentielle (Wesenvehältnis) entre mort et parole fulgure, mais demeure impensée (ungedacht). L’homme seul peut éprouver (erfahren) la mort comme telle. La possibilité d’une telle « épreuve » paraît essentiellement liée à la faculté d’un « parler » (sprechen). Parler, mourir, participent du négatif. L’expérience de la négativité s’avive ainsi dans une inséparation impensée entre le langage et la mort. Heidegger le réaffirme dans son cours sur les Hymnes hölderliniens : « La langue est pour l’homme le plus périlleux des biens, car elle l’expose initialement au domaine de l’être et du non-être, et par là à une perte de l’être et une menace sur l’être »699. Une remarque, à ce propos : la négativité qui, ici chez Heidegger comme ailleurs, se trouve assignée à la « littérature » au sens large, n’est pas l’indice d’une péjoration. Dans cette perspective, le négatif, la « mort », ne signifient pas l’autre ou le « contraire » de la vie, c’est-à-dire le désengagement fictionnel par l’entrée dans l’espace de la re-présentation. Telle négativité ne relève d’aucune déchéance mimétique ou représentative. La proposition « la littérature, c’est la mort » – dont la formule n’est évidemment qu’indicative et pédagogique – indique que la praxis littéraire porte la totalité des chances humaines. C’est en effet le rapport à la mort – l’être-pour-lamort – qui seul signe les formes authentiques de l’exister. Avec la parole commence la possibilité du négatif : celui-là seul qui est en faculté de parole se trouve en situation de rencontrer la mort comme telle. Cependant, que signifie cela : « rencontrer la mort comme telle » ? Qu’est-ce que le comme tel de la mort, en quoi s’instruit la radicalité du négatif ? Quel est au fond la « négativité » à l’œuvre dans la mort, si la mort est une « expérience », une « épreuve » (au 698 M. Heidegger, Unterwegs zur Sprache, Klett-Cotta, Stuttgart 1959 (2003), p. 215 (tr. fr. déjà citée). C’est ce passage qui donne essor à la réflexion de Giorgio Agamben dans Le Langage et la mort, tr. fr. Marilène Raiola, Christian Bourgeois Éditeur, 1991 (1997). 699 Les hymnes de Hölderlin : La Germanie et le Rhin, trad. Fr. Fédier et J. Hervier, Gallimard, Paris, 1988, p. 78. 225 sens de l’erfahren heideggerien) ? Nous l’avons dit, Heidegger détermine cette épreuve comme l’épreuve même de l’être (c’est l’interprétation ontologique du rapport entre la littérature et la mort). Mais il est une troisième version de la thèse, celle de la déconstruction (3). Elle s’appuie sur l’ambiguïté même de la figure mortelle. La mort éprouvée, est-ce en effet la sécheresse et la sobriété de la mort pure, ou au contraire, la possibilité de la sur-vie dans la mort ? Pouvoir mourir, est-ce alors éprouver la négativité radicale du mourir, ce dont l’animal est incapable – c’est-à-dire, en quelque sorte, faire plus que mourir ? – ou est-ce au contraire, en la nommant, contenir – re-nier – la puissance de disparition pure qui s’annonce dans toute mort ? Ainsi de l’ambiguïté fondamentale de la figure cryptique, chez Derrida : sans doute, « le lieu cryptique est […] une sépulture, mais « la fonction sépulcrale » quant à elle pourrait bien « ne plus signifier, simplement, la mort » 700 . Et Derrida poursuit : Une crypte, croit-on recèle toujours du mort. Mais pour le garder de quoi ? De quoi garde-t-on un mort intact, sauf – à la fois – de la vie et de la mort qui pourraient lui venir du dehors ? Et pour faire que la mort n’ait pas lieu dans la vie ?701 L’assomption de la mort, dans le langage, n’est donc pas pur recueil, présentation du négatif, mais re-présensation simulée, mimèse, apparence. La littérature est un langage de mort en tant qu’elle est la langue du simulacre de la vie. Sans doute, dans « La pharmacie de Platon », Derrida nous rappelle que « l’écriture, du moins en tant qu’elle rend les « âmes oublieuses », nous tourne du côté de l’inanimé et du non-savoir »702, c’est-à-dire de la mort. Et puisque la littérature est, essentiellement, écriture, sans doute peut-on oser la formule : la littérature, c’est la mort. Mais pourtant, indique aussitôt Derrida, « on ne peut dire que son essence la confonde simplement et présentement avec la mort et la nonvérité », et ce précisément « car l’écriture n’a pas d’essence ou de valeur propre, qu’elle soit positive ou négative », et car elle « se joue dans le simulacre »703. Selon la version déconstructice de la thèse, la littérature – comme écriture – n’est pas la mort, mais la représentation défunte (fantasmatique, spectrale, affaiblie) de la vie : L’écriture n’est pas un ordre de signification indépendant, c’est une parole affaiblie, point tout à fait une chose morte : un mort-vivant, un mort en sursis, une vie différée, un semblant de souffle ; 700 J. Derrida, Fors, préface à Cryptonymie. Le verbier de l’homme au loups de Nicolas Abraham et Maria Torok, Éditions Aubier Flammarion, Paris, 1976, p. 25. 701 Ibid. 702 Op. cit., p. 120. 703 Ibid. Nous soulignons. 226 le fantôme, le fantasme, le simulacre […] du discours vivant n’est pas inanimé, il n’est pas insignifiant, simplement, il signifie peu et toujours identiquement. Ce signifiant de peu, ce discours sans grand répondant est comme tous les fantômes : errant704. Nous partirons de cette amphibologie essentielle pour proposer une exégèse orientée de la nouvelle La Mort à Venise (Der Tod in Venedig), de Thomas Mann. L’intrigue de La Mort à Venise, qui raconte la passion du héros – Gustav von Aschenbach – pour un jeune adolescent, Tadzio, repose en partie, on le sait, sur un épisode marquant de la biographie mannienne. Dans son Esquisse biographique de 1930, Mann évoque un séjour à Venise, occasion d’une rencontre qu’il qualifie de « lyrique » avec un jeune noble polonais de quatorze ans. L’auteur, toutefois, n’est pas le seul modèle possible pour le personnage d’Aschenbach : Mann s’inspire largement, quant aux conceptions littéraires qu’il prête à son héros, du poète August von Platen, mort à Syracuse en 1835 convaincu d’être victime du choléra. Le sens du destin romanesque d’Aschenbach est donc inséparable du thème existentiel de la passion furieuse (« Manie » et « Passion » sont les termes utilisés par Mann) et de celui, artistique, de l’idéalisme formel. Nous nommons idéalisme formel la doctrine de l’art poétique identifiant la réussite esthétique à la production d’une perfection formelle accueillant, dans sa pureté, l’idée de la chose représentée ; ainsi Tadzio, devenant sur le rivage, aux yeux d’Aschenbach « Statue et miroir » (« Standbild und Spiegel »)705 : Ses yeux embrassèrent la noble silhouette qui se dressait là-bas au bord de l’azur, et avec un ravissement exalté il crut comprendre dans ce coup d’œil l’essence du beau (Das Schoene selbst), la forme (die Form) en tant que pensée divine… Tadzio « statue », c’est un corps fait perfection ; Tadzio « miroir », c’est un corps reflétant, dans sa perfection même, l’idée du Beau. La passion pour Tadzio se confond donc avec l’adoration de ce que Mann nomme la « beauté spirituelle » (« geistige Schönheit ») ; or c’est précisément cette passion, dans sa version furieuse, qui conduit Aschenbach à la mort. S’il décide en effet de rester à Venise, malgré l’épidémie de choléra, c’est à cause de Tadzio, et pour demeurer près de lui. Il est dès lors possible de déceler, dans La Mort à Venise, l’affirmation d’une « participation essentielle » entre la mort et la beauté. En effet, si Aschenbach rencontre la Mort « à Venise », c’est parce qu’il y rencontre, sous les traits de Tadzio, la beauté même ; une telle beauté n’est pas d’un vivant. L’œuvre d’art, comme perfection formelle, aurait donc ceci de commun avec le « corps » spéculaire de Tadzio qu’elle porte la mort, l’affirme et la promet. Mais par un autre tour de son récit, Mann 704 Ibid., p. 165. La Mort à Venise, trad. F. Bertaux, Ch. Sigwalt et A. Nesme, Éditions du Livre de Poche, Paris, 1997, p. 68. 705 227 semble suggérer le contraire. Aschenbach, en choisissant la mort, renonce à son œuvre : « l’idée de retourner chez lui, de se reprendre, de laisser tomber l’excitation, d’œuvrer à la tâche qui exige labeur et maîtrise, lui répugnait »706. L’écrivain est alors « hors de lui », et hors de lui comme écrivain. Continuer d’écrire, demeurer écrivain, telle est la seule chance de salut d’Aschenbach. Car il ne s’y agit pas de rencontrer la beauté sous la forme d’un corps, dans le monde, mais de la réaliser dans la forme de l’œuvre. C’est ce que ne fait pas Aschenbach : c’est précisément ce que fait Mann, en écrivant La Mort à Venise. La Mort à Venise configure narrativement l’expérience abyssale de la rencontre, en quoi la beauté s’égale à la mort. L’œuvre, en tant qu’elle ressortit d’un beau formalisé, affirme la présence absolue de la mort dans les formes, mais, du même geste, s’en distrait et s’en préserve. Le premier schème problématique du rapport entre mort et littérature – rapport, nous l’avons dit, amphibologique en soi – se dessine donc comme suit : l’œuvre se donne comme la mise en forme d’une expérience de mort qu’elle permet de tenir à distance comme telle, dans le moment même où, en tant que forme close, l’œuvre risque la mort. Comme forme, l’œuvre contient et retient la mort à demeure, dans l’instance d’une crypte, au sens derridien du terme. Le récit par Mann d’une fureur d’amour mortelle refigure et pacifie l’expérience rageuse de la passion, dans l’instant même de l’assomption narrative du risque de la mort. L’œuvre se produit donc comme la crypte de la mort de l’auteur. Il n’est pas impossible, dans cette perspective, de concevoir La mort à Venise comme un tombeau ; est réputée tombeau toute œuvre dont la vocation est de contenir, en le célébrant, l’événement d’une mort. Dans l’expérience du tombeau, le corps de l’œuvre se confond ainsi avec le corps défunt. Tout tombeau affirme donc, par paradoxe, l’inséparabilité de la littérature et de la mort : il n’y a d’œuvre – tombeau – que parce que la mort eut lieu ; réciproquement, le tombeau se donne comme le lieu propre de la mort. On distingue ainsi dans les Odes un « Tombeau à Marguerite de Valois » – comprenant notamment un « hymne au trépas » de la Reine de Navarre –, et un poème intitulé « Aux cendres de Marguerite de Valois », génériquement désigné comme une « Ode pastorale ». Si l’hymne célèbre puissamment, dans la forme de la psychomachie, l’éternité monumentale de la Reine, l’ode, quant à elle, répudie toute splendeur d’artifice : « Il ne faut point qu’on te fasse / Un sépulcre qui embrasse / Mille Termes en un rond, / Pompeux d’ouvrages 706 Ibid., p. 96. 228 antiques / Et de hauts piliers doriques / Élevés à double front »707, écrit Ronsard. Conçu comme artefact technique monumental, le tombeau risque de s’identifier à la négativité mortelle qu’il prétend contenir, et, ultimement, de s’y épuiser. En tant que technicité pure, la tombe architecturée s’excepte de la dialectique naturelle de la mort et de la vie. Elle meurt précisément de cette exception. Le tombeau lui-même, donc, risque la mort – le tombeau est une crypte : dans sa clôture, et dans l’heur de sa perfection, le tombeau reproduit et recueille la « mort » dont il cherchait à se garder. Dans la séparation, dans l’exception de sa forme, la tombe est toujours un masque de mort, signe de la mort même – comme telle – mais signe, inséparablement, d’un désir forcené – y en a-t-il d’autres ? – de survie, c’est-à-dire d’im-mortalité. La mort, les masques Deleuze, dans Différence et répétition, affirme que « la mort n’a rien à voir avec un modèle matériel » et qu’il faut « comprendre au contraire l’instinct de mort dans son rapport spirituel avec les masques et les travestis » 708. La mort comme répétition, dès lors, « est vraiment ce qui se déguise en se constituant, ce qui ne se constitue qu’en se déguisant » ; la mort « n’est pas sous les masques, mais se forme d’un masque à l’autre ». Ces « masques » quant à eux, ajoute Deleuze, « ne recouvrent rien, sauf d’autres masques »709. La crypte (cryptein) est la puissance de production des signes. L’œuvre, comme représentation, l’œuvre comme récit sont des masques de mort. La nouvelle de Mann se produit ainsi comme la répétition indéfinie des signes de la mort. Les signes de la mort dans La Mort à Venise, dissimulent donc tout autant qu’ils la révèlent une certaine évidence mortuaire. Il semble dès lors que compte moins, dans la configuration narrative de La Mort à Venise, la flagrance d’un mourir révélé, que la dissimulation et la crypte de ce mourir. La décision de la municipalité vénitienne, consistant à pas rendre publique la nouvelle de l’épidémie de choléra, afin de préserver le tourisme, constitue à cet égard le paradigme de toutes les dissimulations de la nouvelle. Le thème de la « mort », dans La mort à Venise, ne nous paraît pouvoir se comprendre pleinement qu’à partir d’une forme de cryptologie 707 Les quatre premiers livres des Odes, Le cinquième livre des Odes, Les Odes, Société des textes français modernes, Paris, 2001, p. 488. 708 Différence et répétition, Éditions PUF, coll. « Épiméthée », Paris, 1968, p. 28. 709 Tout ceci, ibid. 229 létale. Ainsi, si l’homme rencontré près du cimetière, au tout début de la nouvelle, paraît préfigurer assez visiblement l’événement d’un trépas, l’enjeu de son apparition réside dans la puissance d’altérité qui s’y révèle : « Sa tête dressée dégageait de la chemise ouverte un cou long et sec où venait s’accuser la pomme d’Adam ; de ses yeux sans couleur, ombrés de cils roux et barrés verticalement de deux plis énergiques […], il fouillait l’horizon »710. L’homme semble « fouiller l’horizon » : et c’est sa rencontre, on le sait, qui détermine chez Aschenbach l’envie de voyager qui le fera partir pour Venise. Certes, donc, cette rencontre est fatale à Aschenbach ; certes, l’homme constitue bien le signe de la mort elle-même. Un signe essentiellement allégorique, en tant qu’il implique, en soi, l’hétérogénéité comme rapport : l’homme du cimetière ne « signifie » pas, de manière univoque, le destin de mort d’Aschenbach ; il « signifie « l’ailleurs, l’étranger, le lointain, c’est-à-dire, en toute rigueur, « la mort à Venise ». La mort à Venise, c’est la mort comme allégorie de soi – comme cela qui ne peut s’annoncer que sous la forme opaque de l’altérité pure. Ainsi du « faux jeune homme », dont les gesticulations attirent l’attention d’Aschenbach sur le bateau qui l’amène à Venise, au début de la nouvelle : « Mais l’ayant considéré de plus près, Aschenbach constata avec horreur qu’il avait devant lui un faux jeune homme. Nul doute, c’était un vieux beau ».711 Ce personnage est grimé ; gestique et figure s’épuisent chez lui à masquer la mort qui l’habite. Le faux jeune homme est persona au sens étymologique. Á la fin de la nouvelle, selon la ruse patente d’une symétrie narrative, Aschenbach rencontre à nouveau une persona de mort : il s’agit du guitariste de la troupe de musiciens qui vient jouer dans la cours de l’hôtel où il réside. Sa chanson, dit le texte, est « équivoque » : « La chanson, purement niaise quant au texte, prenait dans sa bouche, par son jeu de physionomie, les mouvements de son corps, ses clignements d’yeux significatifs et sa manière de se passer la langue lascivement au coin des lèvres, une allure équivoque [Zweideutiges] et choquante sans que l’on sût dire pourquoi »712. Cette équivocité, c’est la mort en tant qu’allégorie de soi ; la mort « est » cette structure d’allégorie qui recueille la possibilité de toutes les dissimulations. Le personnage du guitariste n’est donc pas simplement le « masque », ou le « signe » de la mort : il constitue rigoureusement la mort comme masque. On se souvient que dans Le masque de la mort rouge, Poe raconte « qu’au cours d’un bal masqué en période d’épidémie l’un des dominos, ôtant son masque de mauvais goût représentant la peste, se révèle n’être autre 710 Op. cit., p. 18. Ibid., p. 34. 712 Ibid., p. 89. 711 230 que la mort. Mais qu’y a-t-il sous le masque de la mort ? « Sous le linceul et le masque cadavéreux ne logeait aucune forme palpable » »713. La mort, ce qui s’appelle la mort, cela n’est rien d’autre que la puissance de l’allégorie. La mort, ce n’est rien d’autre que l’empire des signes – de mort. Signes tantôt obvies, éminemment lisibles : que l’on songe à cette première figure d’homme, rencontrée près du cimetière ; tantôt obscurs, cryptés : que l’on songe à ce paysage, probablement celui du Gange, halluciné au tout début de la nouvelle, qui paraît seulement relever d’une envie de voyager, ou à la figure de ce « Dieu étranger » – Dionysos –, aperçue par Aschenbach durant son ultime délire. Le Dieu étranger, c’est en effet la « mort » même, déterminée comme l’étrange faculté de la figuration : « Oui, il venait à s’incarner en chacun de ceux qui avec des gestes de furie et de massacre se jetaient sur les bêtes et engloutissaient des lambeaux fumants de leur chair »714. L’altérité radicale du mourir détermine ici, en quelque sorte, l’altérité des figures en quoi le mourant se réincarne et se consume ; la mort, c’est alors la multiplication proprement délirante des visages et des vies, en tant que chaque vie, chaque visage, signifient la mort en retour. Le monologue du batelier qui conduit Aschenbach à son hôtel ressortit de cette sémiosis indéfinie, forcenée, opaque : « Le silence se fit. On n’entendait plus que le clapotis de l’eau, plus clair sous la rame, mat et sourd à la proue. Puis la voix recommença, étouffée, mystérieuse : le gondolier monologuait entre ses dents »715. Ce « monologue » d’entre les dents est le discours de la mort même : parole silencieuse, obtuse, parole sans commencement, ni clôture, performée pure, insignifiante. Ici, la mort parle : et elle parle pour ne rien dire, i.e. pour dire la mort elle-même, en son ipséité impossible. Il semble que l’étrangeté de ce discours tacite préoccupe tous les signes, toutes les figurations en quoi s’avance, dans La mort à Venise, la prémonition d’une mort à venir. C’est dans l’élément proprement délirant de ce discours que se déploient les visions d’Aschenbach, qui, à chaque fois, interrompent l’articulation narrative. Certes, le récit configure et encadre rigoureusement ces fulgurations visionnaires ; ainsi de la fin du tout premier délire : « Puis la vision s’évanouit ; et secouant la tête, Aschenbach reprit sa promenade au long de la palissade et des monuments funéraires »716. La reprise de conscience d’Aschenbach se confond avec le retour réflexif à l’intelligibilité du récit. La limite de la vie lucide du héros, se rapporte ainsi à la limite même de la cohérence 713 Michel Picard, La Littérature et la mort, Editions PUF, Paris, 1995, p. 37. Op. cit., p. 99. 715 Ibid., p. 40. 716 Ibid., p. 19. 714 231 narrative ; ainsi, lors du voyage qui conduit Aschenbach à Venise : « Alentour, sous la coupe grise du ciel, rien que la mer immense et déserte. Mais dans le vide, dans l’espace indivisé, nous perdons aussi la notion de durée et notre esprit se noie dans la démesure »717. Dans cette perspective, le délire et la « mort », dans La mort à Venise, désignent tout à la fois la capacité figurale du récit – l’essor indéfini des signes et des visions – et la limite de sa capacité de configuration narrative, la mort étant ce pur confin, à partir duquel le discours narratif s’élève, et dans lequel, symétriquement, il risque de s’abîmer sans cesse. Michel Picard, Paul Ricœur et Jacques Derrida donnent, nous allons le voir, trois versions spécifiques de cette amphibologie fondamentale : la mort comme vérité – fictive – de la fiction (Picard), la mort comme possibilité et impossibilité du récit (Ricœur), la mort comme devoir et comme question de l’écriture (Derrida). A. Mort, récit, fiction La mort comme fiction Au chant XI de l’Odyssée718, Ulysse et ses compagnons se rendent en Cimmérie, pays de brumes et seul séjour des morts, « patrie de l’ombre et des tourbillons » selon Rimbaud. Mais la rencontre avec les morts dépend d’une nécromancie, prescrite par Circé, et qui ne va pas sans sacrifice ; Ulysse, narrateur de sa propre geste, dit ceci (vv. 34-37) : « Puis, le peuple des morts par vœux et prières imploré, / je saisis les deux bêtes, leur tranchai la gorge / sur le trou ; le sang noir coula ; et du fond de l’Érèbe / les âmes des défunts trépassés affluèrent ». Implorés « par vœux et prières », les morts ne surgiront qu’à la coulée du « sang noir » ; ils ont soif de ce sang, et Ulysse doit demeurer vigile, l’épée contre la cuisse, « empêchant les têtes sans force des morts / de s’approcher du sang » (v. 49-50). L’invocation des morts se conçoit donc, selon le sang et le glaive, comme un geste duplice : il faut, par le sang, rappeler les morts à leur soif de vivants, tandis que, par le glaive, ils sont rendus à leur destin de morts. Où l’on reconnaît l’amphibologie cryptique, et la vertu du simulacre. Ainsi maintenus mort-vivants, avivés par le sang, prévenus par le glaive, les morts peuvent faire l’objet d’une « rencontre », d’un épisode dans le cours de l’Odyssée. La mort ne se découvre qu’à la faveur de ce rituel duplice. Seuls ceux qu’Ulysse aura choisis pourront boire le sang noir ; ceux-là, et en premier, le devin Tirésias, pourront parler « selon la vérité » (v. 148). Cette accession à la parole n’est 717 718 Ibid., p. 36. Pour toutes les citations de l’Odyssée, voir op. cit. 232 pourtant pas un retour à la vie. C’est ainsi qu’Ulysse, ayant fait boire le sang au spectre de sa mère, doit supporter, dans la douleur, sa radicale évanescence : « je méditai, je désirai / d’étreindre l’âme de ma mère trépassée. / Trois fois, je m’élançai, mon cœur me pressait de l’étreindre, / trois fois hors de mes mains, pareille à une ombre ou un songe, / elle s’enfuit » (vv. 204-207). La nécromancie fomentée par Ulysse ne vise aucune résurrection : elle donne lieu, dans l’Odyssée, au discours des morts. Ce discours – en particulier celui de Tirésias – dit la vérité sur le destin d’Ulysse, c’est-à-dire sur le destin de l’Odyssée elle-même : « « Tu désires un doux retour, illustre Ulysse : / un dieu va te l’aigrir » » (v. 100-101). Le discours des morts retient la « vérité » du discours épique ; il s’égale en ceci au chant des Sirènes du chant XII, porteur de la mémoire iliadique de l’épopée. Ainsi, de même qu’il a dû ruser avec les Sirènes – par les liens et la cire – Ulysse doit, en quelque manière, ruser avec les morts, selon la prescription de Circé. Cette ruse est une ruse du désir : le désir de savoir d’Ulysse doit, par la gestique du rituel, provoquer et contenir le désir de sang des morts. L’instant de cette ruse maintient la mort à demeure – c’est-à-dire, dans l’espace d’une certaine fictivité spectrale – tout en lui conférant un rôle actanciel de véridiction à l’intérieur de la configuration narrative générale de l’Odyssée. La demeure « de » la mort est aussi bien non-lieu, ou « atopique », selon la proposition derridienne de Fors, puisque la mort y demeure comme fiction – le mot même de demeure supportant d’ailleurs la duplicité essentielle du mourir, « là où la forme signifiante « demeure » joue avec ce qui meurt, avec l’« expérience inéprouvée » de ce qui meurt, là où deux meurent, ne meurent pas ou demeurent ou dé-meurent dans le moment où ils meurent, mais aussi avec ce qui séjourne et se maintient à travers le temps dans une demeure »719. La « mort », ce qui s’appelle la mort, et par ce nom se trouve situé à demeure comme fiction et fantasme, constitue donc l’auto-véridiction du discours narratif. Reste à déterminer la portée de cette « vérité » produite et formulée par l’apparition des morts dans la fiction homérique. L’Odyssée, comme récit, suscite donc dans le chant XI une triple représentation de la mort : 1. les morts possèdent un lieu propre, désigné mythiquement comme Cimmérie ; 2. les morts sont, au sens strict, des fictions de vivants, rituellement intermédiées par le sang et le glaive : par la grâce rusée de cette intermédiation, la mort est proprement cela qui demeure, par-delà toutes les « animations » du merveilleux, et toutes les illusions possibles ; 3. ceux à qui Ulysse permet de boire le sang entrent en faculté de tenir un 719 Demeure, op. cit., p. 100-101. 233 discours de véridiction concernant l’épopée odysséenne elle-même. La mort se présente – ou se représente – donc dans le récit comme le lieu d’une fiction apocalyptique, c’est-àdire révélante. Poursuivons. Que la mort soit fantasme et fiction, « étant ce qui n’est pas », voilà ce que nous enseigne la vulgate philosophique la plus traditionnelle ; représentée « dans » une fiction, la mort en détient donc la « vérité », en ce sens qu’elle révèle la fictivité de la fiction. C’est cette essentielle fictivité de la mort qui permet à Michel Picard d’affirmer, dans La Littérature et la mort, que « la littérature entretient des relations exceptionnelles, consubstantielles, au sens strict : essentielles »720, avec elle. L’ouvrage articule quatre moments logiques, qui constituent le principal de sa progression argumentative : 1. La mort étant irréductiblement fictive, « on serait tenté de la considérer comme une sorte de joker au sein du jeu linguistique et littéraire »721 (voir à cet égard notre lecture de La Mort à Venise) 2. Ce joker cependant, et à chaque fois, met en jeu un référent déterminé : « les figures auxquelles se réfère la « mort » se réduisent à un petit nombre, écrit Picard, et finalement s’articulent au point de constituer un ensemble logique, en rapport beaucoup plus étroit qu’on ne l’imaginait, peut-être même fondamental, avec la littérature »722 3. Ces figures sont pronominales (« elle », « lui », « moi », « toi ») et, corrélativement, familiales ; elles déterminent structurellement la mort comme perte, ou deuils réels : « La mort, c’est bien la perte, dans toutes les variations homologiques de sa structure »723. 4. Cette perte est rejouée, au sens strict, dans l’élément de la fiction littéraire, selon la schématique freudienne du « Fort-Da ». La littérature permet de se « dédommager d’une absence » tout en « la réaffirmant comme telle »724 ; le Fort-Da peut dès lors être dit « homologique à la littérature comme jeu »725. Selon Picard, la littérature configure ludiquement – par l’exercice de la fiction – l’absence liée à la perte, et, dès lors, dédommage du deuil réel ; elle a tout loisir, dans l’instance de cette configuration, d’user et d’abuser de l’essentielle fictivité de la mort – comme mort pure, « instant inénarrable », événement imprésentable –, de telle sorte à lui conférer, au gré du jeu des masques, une plasticité absolue et sans fin. Nous postulerons donc, avec et contre Michel Picard, que toute mort est amphibologique en soi. Toute perte donne lieu à une fiction, au sens du fantôme et du fantasme ; 720 La Littérature et la mort, op. cit., p. 188. Ibid., p. 37. 722 Ibid., p. 38. 723 Ibid., p. 147. 724 Ibid., p. 170. 725 Ibid. 721 234 réciproquement, toute fiction fait signe vers une perte possible ou réelle. Dès qu’il y a perte, il y a fiction ; dès qu’il y a fiction, s’annonce la possibilité d’une perte. On le voit, nous usons d’un sens légèrement dérivé du mot de « fiction ». Nous rapportons en effet le fingere latin, signifiant tout à la fois l’invention et la façon, au phantasma, disant l’apparition, la vision, le fantôme. L’œuvre de l’art se trouve ainsi déterminée comme une suspension de ce qui est, comme, dit Michel Foucault, « la nervure verbale de ce qui n’existe pas, tel qu’il est »726. La mort révèle ainsi une vérité thématique, « dans » la diégèse, et révèle du même coup la vérité de la diégèse en tant qu’elle est fiction. En ce sens du fictif, la vérité révélée par la mort n’est pas simplement, comme nous le disions, la vérité fictive de la fiction. La présence – imprésentable – des morts, par réciprocation, détermine toute mort comme fiction : la mère d’Ulysse est une fiction, un fantôme de mère, et cette fictivité de la mère défunte n’est autre que la fictivité de tout défunt « réel ». Ainsi, la fiction ne se contente pas de configurer l’épreuve de la perte ; elle en dit aussi la vérité, qui est l’essentielle fictivité de toute perte. Le « jeu » du Fort-Da ne se laisse pas seulement définir comme une activité compensatoire et configurante : il donne lieu, au sens strict du lieu cimmérien, à « ce mouvement presque sur place, cette attention recueillie à l’Identique, cette cérémonie dans la dimension suspendue de l’Intermédiaire »727, dont parle Foucault, tous traits qui désignent l’articulation entre absence et fiction. L’invocation des morts dans l’Odyssée situe donc le lieu d’une commune appartenance entre la mort et la fiction. C’est, peut-être, de cette appartenance essentielle que procède toute parole, qu’elle se produise comme conjuration de la mort qui vient, qui viendra forcément (« Écrire pour ne pas mourir […] ou peut-être même parler pour ne pas mourir est une tâche aussi vieille sans doute que la parole », écrit Foucault dans « Le langage à l’infini »728), ou au contraire, comme la confirmation de l’imminence, de l’approximation instante d’un mourir. Étrange parole cependant, qui consisterait à affirmer la mort comme telle et à persister dans cette affirmation, endurant la violence absolue du négatif pur ; l’Odyssée pourtant, ressortit de cette étrangeté, elle qui « raconte […] comment Ulysse est revenu chez lui : en répétant justement, chaque fois que la mort le menaçait, et pour la conjurer, comment – par quelles ruses et aventures – il avait réussi à maintenir cette imminence »729. Cette ruse du récit (ruse avec le temps) est analogue à la ruse de la nécromancie (ruse avec la mort). La narration odysséenne se tient tout entière dans 726 « Distance, aspect, origine », dans Dits et écrit I, op. cit., p. 308. Ibid., p. 305. 728 « Le langage à l’infini », dans Dits et écrits I, op. cit., p. 278. 729 Ibid. 727 235 l’imminence sans cesse neutralisée d’une mort à venir. Michel Foucault écrit ainsi au sujet d’Ulysse qu’il « poursuit », en se faisant narrateur de son propre récit, une « parole fictive, confirmant » et « conjurant [la mort] à la fois, dans cet espace voisin de la mort mais dressé contre elle où le récit trouve son lieu naturel »730. C’est le récit, et le récit seulement, qui sauve la vie d’Ulysse, dès lors qu’il permet au héros de disposer une distance réglée, temporellement configurée, entre lui et l’incessant advenir de sa propre mort. Cette distance est en toute rigueur la dimension dans laquelle la fiction s’accomplit comme mort, et la mort comme fiction. Le rapport entre mort et fiction ne peut avoir lieu, au sens strict, que dans le temps d’une narration ; la vérité dictée par Tirésias était une vérité de destin, c’est-à-dire une vérité du temps. « Peut-être y a-t-il dans la parole une appartenance essentielle entre la mort, la poursuite illimitée et la représentation du langage par lui-même »731, écrit encore Foucault. La mort se produit ainsi comme fiction dans un récit, selon le jeu de la « poursuite illimitée » ; mais, nous indique ici Foucault de surcroît, pour que le récit puisse maintenir indéfiniment la mort dans l’à venir d’une imminence, il lui faut reposer sur toute la profondeur spéculaire du langage. Tel récit doit non seulement se produire comme narration configurante, affirmant et abjurant sans cesse la promesse de la mort, mais aussi comme répétition de soi, récit de récit ou – comme c’est le cas dans l’Odyssée – récit dans le récit. Un tel récit doit alors s’appuyer sur l’essentielle réflexivité du langage. Car aux yeux de Foucault, le rapport du langage à la mort est, identiquement, rapport du langage à luimême ; sans doute, un pur rapport à la mort détruirait le langage, qui se consumerait comme tel dans l’affirmation ou l’abjuration pures. Le rapport à la mort qui s’annonce dans le langage y ouvre l’espace d’une réflexion, ou, selon notre lexique, d’une fiction. La fiction est la forme de présence d’une mort qui ne peut jamais se présenter comme telle : « Le langage, sur la ligne de la mort, se réfléchit : il s’y rencontre comme un miroir ; et pour arrêter cette mort qui va l’arrêter, il n’a qu’un pouvoir : celui de faire naître en luimême sa propre image dans un jeu de glaces qui, lui, n’a pas de limites »732. La mort se donne donc comme la limite spéculaire du langage : limite à laquelle il se heurte sans cesse, comme cela qu’il ne peut pas dire et comme son pur dehors inabordable ; limite à partir de laquelle, pourtant, il trouve la ressource de se réfléchir comme langage, c’est-àdire de s’illimiter. C’est dans l’épreuve de cette limite que le langage devient langage, 730 Ibid., p. 279. Ibid. 732 Ibid. 731 236 c’est-à-dire, rigoureusement, métalangage : « L’œuvre de langage, c’est le corps lui-même du langage que la mort traverse pour lui ouvrir cet espace infini où se répercutent les doubles »733, écrit Foucault. L’illimitation en soi du langage se produit donc au lieu même de sa rencontre avec la mort, dans le pli extatique où le langage s’éprouve comme son propre métalangage. La mort n’est dans le langage – c’est-à-dire dans l’espacement indéfini du langage se réfléchissant – que dans la stricte mesure où elle en constitue le dehors irréductible, cela même qui ne peut pas être « dans » le langage. Á l’épreuve de la mort, le langage se reproduit donc sans cesse, indéfiniment et en soi, comme l’assomption de son propre dehors. C’est au lieu de cette épreuve que Foucault assigne la naissance de « ce qu’il faut appeler en toute rigueur « littérature » ; « là précisément […], lorsque apparaît un langage qui reprend et consume dans sa foudre tout autre langage, faisant naître une figure obscure mais dominatrice où jouent la mort, le miroir et le double, le moutonnement à l’infini des mots »734. La littérature, c’est donc ce langage qui, tout à la fois, s’abandonne aux puissances de sa limite mortelle, et, héroïquement, y résiste, jusqu’au point où, en lui, l’éternité s’égale à la mort. La mort dans Temps et récit « La question la plus grave que puisse poser ce livre est de savoir jusqu’à quel point une réflexion philosophique sur la narrativité et le temps peut aider à penser ensemble l’éternité et la mort »735. Ainsi s’achève la première partie de Temps et récit 1, intitulée « Le cercle entre récit et temporalité », où se trouve donc disposée, formellement, l’articulation dialectique – et circulaire – entre temporalité et narration. Ricœur dérive ce partage du temps, entre la mort et éternité, d’une certaine articulation de l’histoire de la philosophie : si pour Augustin, « l’intériorisation des rapports purement extensifs du temps renvoie à une éternité ou toutes choses sont présentes en même temps », dans le cadre de « la philosophie du temps de Heidegger, la méditation s’oriente « non vers l’éternité divine mais vers la finitude scellée de l’être-pour-la-mort »736. Dans la dimension du temps humain général, mort et éternité apparaissent donc comme les pôles symétriques et radicalement inscrutables d’une opposition structurante ; de sorte que tout homme vit son temps comme 733 Ibid., p. 282. Ibid., p. 288. 735 Temps et récit 1, op. cit. p. 162. 736 Op. cit., p. 161. 734 237 partagé entre la promesse de la mort et celle, converse, de l’éternité : Ricœur donne ainsi à penser que « seul un mortel peut former le dessein de « donner aux choses de la vie une dignité qui les éternise »737. C’est au cours d’un débat patient, acharné, avec le texte heideggérien, que les trois tomes de Temps et récit s’efforcent de mettre en question la priorité accordée par l’analytique existentiale à l’être-pour-la-mort, sur l’éternité, dans la constitution temporelle intime du Dasein. Aux yeux de Ricœur, le « Souci » de l’être-pourla-mort « tend à se refermer sur un phénomène intime, non transférable d’un être-là à l’autre, qu’il faudrait appeler la mort propre, comme on dit le corps propre » ; et c’est précisément l’intimité radicale, insubstituable, de la mort de soi, qui risque, selon Ricœur, d’offusquer la possibilité d’un récit : « si la temporalité la plus radicale porte l’empreinte de la mort, comment pourra-t-on passer d’une temporalité aussi fondamentalement privatisée par l’être-pour-la-mort au temps commun que requiert l’interaction entre de multiples personnages en tout récit ? »738, demande l’auteur de Temps et récit. Il faut donc que, « dans » le temps, se puisse indiquer une autre limite que celle de la mort comme telle ; cette limite sera déterminée comme éternité, confin d’un temps devenu partageable – c’est-à-dire du même coup : récitable. Le lieu de ces confins – la mort, l’éternité – sera le récit littéraire. Voyons comment Ricœur confirme et approfondit, dans le tome 2 de Temps et récit (consacré au « récit de fiction »), le partage horologique du temps, tel qu’il est suggéré dans le tome 1 : par la vertu d’une circularité herméneutique assumée, l’analyse du récit littéraire paraîtra fonder et rendre possible une réflexion – celle du tome 1 – qui l’a précédée, et lui a donné son essor. On sait de quelle manière, après avoir déterminée comme aporétique la forme philosophique de la question du temps, Ricœur s’efforce dans la trilogie de démontrer qu’une telle question trouve, sinon sa solution, du moins sa « réplique », par et dans l’activité narrative. Soit cette déclaration préliminaire : « Ce sera une thèse permanente de ce livre, écrit Ricœur, que la spéculation sur le temps est une rumination inconclusive à laquelle seule réplique l’activité narrative ».739 Cependant, cette « réplique » narrative n’aura pas tout à fait le même sens, qu’il s’agisse d’un récit historiographique, ou d’un récit proprement littéraire, tel que l’envisage le tome II de Temps et récit. En effet, la réplique narrative « littéraire » – mais Ricœur, on s’en souvient, emploie préférentiellement l’expression « récit de fiction » –, telle que Ms. Dalloway, La Montagne 737 Ibid., p. 162. Ibid., p. 160. 739 Temps et récit 1, op. cit., p. 24. 738 238 magique, et À la Recherche du temps perdu en donnent l’exemple, se définit comme l’exploration, « aux confins de l’expérience fondamentale de concordance discordance », de « la relation du temps à l’éternité »740. Le récit littéraire constitue donc non seulement une réplique à l’aporie philosophique du temps, mais une exploration, un approfondissement, une « intensification », dit encore Ricœur, de cette même aporie. « Intensifiant » ainsi l’aporie originaire de la temporalité, le récit de fiction en révèle le confin, la limite, c’est-à-dire « la relation du temps à l’éternité ». L’éternité, en ce sens, constitue la forme littéraire de la question du temps : « ce sont ainsi des temporalités plus ou moins tendues que détecte le récit de fiction, offrant chaque fois une figure différente de la recollection, de l’éternité dans le temps ou hors du temps, et ajouterai-je, du rapport secret de celle-ci avec la mort »741. Le récit littéraire n’est donc pas simplement une « réplique » à l’aporétique philosophique du temps : il donne lieu à l’intensification, pour ainsi dire à l’aggravation, de la question temporelle elle-même, en direction de cette double extrémité de l’éternité et de la mort, relevant logiquement de ce que Ricœur nomme « l’ultime irreprésentabilité du temps ». L’éternité, la mort, sont donc déterminées par Ricœur comme les formes littéraires spécifiques de la question de la temporalité. Là où il y a récit de fiction, se pose la question du temps « comme » question de l’éternité, et « comme » question de la mort, de même que scintille entre elles un « rapport secret », selon la formule de Ricœur. La mort est donc cela, à quoi l’éternité se rapporte secrètement, comme à sa figure exceptée et inverse, dans l’appareil du récit de fiction. Par le jeu configuré du fictif, ainsi, c’est la double limite du temps qui s’illumine. Il ne suffit donc pas de dire, selon l’affirmation sans cesse redisposée par Temps et récit, que le récit constitue la forme proprement humaine de l’intelligibilité du temps ; il convient d’ajouter que le récit questionne sans cesse « autre chose » que le temps, cela même que Ricœur nomme l’autre du temps. L’œuvre narrative se produit non seulement comme configuration du temps, mais aussi – surtout peut-être, dans le cas du récit de fiction – comme la mise en rapport du temps et de son autre : « C’est ainsi que les fables sur le temps deviennent des fables sur le temps et son autre »742. Ainsi, aux yeux de Ricœur, le problème soulevé par La Montagne magique, est « de savoir comment le même roman peut être à la fois le roman du temps et le roman de la maladie mortelle ».743 La question se laisse gloser comme suit : comment le même roman peut-il articuler, dans l’unité de sa 740 Temps et récit 2, op. cit., p. 152. Ibid. Nous soulignons. 742 Temps et récit 3, op. cit., p. 484. 743 Temps et récit 2, op. cit., p. 72. 741 239 configuration, le temps à son autre, c’est-à-dire à sa double limite éternelle et mortelle ? Demander cela ne consiste pas seulement à interroger la possibilité d’une inclusion coalescente, comprenant, au sens strict, deux « thématiques » contradictoires – le temps et son autre. Ricœur questionne ici la capacité de la forme narrative elle-même, déterminée comme forme temporelle configurante, à explorer cela (« l’autre du temps ») qui n’est pas le temps, qui n’est pas « du » temps. Comment ce qui, en tant que tel, participe du temps – le récit –, peut-il porter un « discours » ou une « expérience » de ce qui excède la temporalité ? Seulement en conduisant la formalité narrative même du récit à une forme de limite où elle rencontre sa propre crise : « Ainsi la fiction multiplie-t-elle les expériences d’éternité, portant ainsi de diverses façon le récit aux limites de lui-même ».744 Le récit qui interroge la limite du temps ne peut donc se produire que comme récit-limite ; Ricœur n’explicite pas ce que pourrait être la formalité concrète d’un tel récit. Mais il suggère qu’« en jalonnant les confins d’éternité, les expériences-limites dépeintes par la fiction explorent en outre une autre frontière, celle des confins entre la fable [au sens de « récit »] et le mythe »745. Le récit portant la question de la limite du temps se produit donc comme récit mythique : un récit mythique est, formellement, encore un récit. Il en retient la capacité configurante, tout en s’approfondissant d’un contenu mythique. Le récit de l’« autre du temps » est donc, tantôt, une narration critique – c’est-à-dire ici, mise en crise comme récit –, tantôt une narration mythique. Peut-être, parfois, un tel récit est-il les deux à la fois. « C’est dans la manière dont la narrativité est portée vers ses limites que réside le secret de sa réplique à l’inscrutabilité du temps »746, écrit Ricœur dans Temps et récit 3 ; en tant que le récit de fiction assume maximalement l’aporétique temporelle, il donne lieu à la double question limite de l’éternité et de la mort ; lui donnant lieu, il ne peut à son tour que s’abolir comme récit, tantôt s’exhaussant à la hauteur d’un contenu mythique, tantôt s’excédant au lieu même de sa capacité configurante. « Ce qui s’appelle écrire » La lecture derridienne du Livre des questions, de Jabès, paraît s’enter sur une définition exigeante mais sobre de la littérature comme « devoir » : il s’agirait, pour l’écrivain jabèsien, de savoir dresser sa parole « pour dire seulement la rectitude et la rigidité du 744 Op. cit., p. 484. Ibid., p. 484. 746 Ibid., p. 482. 745 240 devoir poétique »747. Derrida ne dit pas d’abord ce qui constitue en devoir l’engagement dans l’écriture littéraire ; il révèlera, après quelques pages, le sens de la puissante détermination éthique qui se trouve assignée à l’écriture littéraire : « Écrire, ce qui s’appelle écrire, suppose l’accès à l’esprit par le courage de perdre la vie, de mourir à la nature »748. Derrida, lisant Jabès, délivre ici le sens de ce qui s’appelle écrire : ce qui s’appelle écrire, c’est certes, d’une part, ce qui mérite d’être appelé écriture, ce qui donc relève de l’écriture au sens fort, de l’écriture comme éminence littéraire ; mais ce qui s’appelle écrire, c’est aussi, sans doute, ce discours qui, en s’appelant par son propre nom, répond à l’éminence du devoir poétique. S’il y a devoir, c’est parce qu’écrire revient à « perdre la vie », et à « mourir à la nature » ; ou plus exactement : écrire, c’est perdre la vie en tant qu’on meurt à la nature. L’écriture, dit Derrida à la même page – pensant toujours à l’intérieur du texte de Jabès – « ne sera jamais la Nature », car la « Nature refuse le saut ». Or l’écriture « ne procède que par sauts », ce qui la rend « périlleuse »749. Dans l’irréductible espacement de cela, qui ne cesse de s’écrire, la Nature s’abolit comme telle pour laisser place à la mort, mort qui, en tant qu’elle appartient à la puissance de l’espacement, « se promène entre les lettres »750. Le devoir poétique « est » la mort, ouvre sur la possibilité constante de la mort comme fin de la Nature. Ce qui s’appelle écrire, ouverture pure de la possibilité culturelle et technique – c’est la mort. Cette détermination de l’écriture comme « mort » ne surprend pas la cohérence propre du texte de Derrida. La « mort », avant – selon une précédence, pourtant, problématique – de pouvoir se dire de l’écriture, a désigné une certaine profondeur impensée de l’expérience phénoménologique ; elle a désigné, de même, une certaine réversion déconstructrice de la dialectique hégélienne. De ce point de vue, la mort, c’est la déconstruction ; ou, identiquement, la déconstruction, c’est la mort. Dans La Voix et le phénomène, la « mort » nomme ainsi « tout ce qui échappe à la pure intention spirituelle, à la pure animation par le Geist qui est volonté »751. La mort nomme précisément ceci que Husserl ne peut pas penser, tout ce dont il ne peut accepter l’irréductible inhérence à l’expérience phénoménologique la plus fondamentale, sous peine de voir entrer en crise l’édifice même de la phénoménologie. Comme le rappelle François-David Sebbah, dans L’Épreuve de la limite, « dès la Voix et le phénomène, c’est l’impossible possibilité de la parole de M. 747 L’Écriture et la différence, op. cit., p. 99. Ibid., p. 108. 749 Ibid. 750 Ibid. 751 Ibid., p. 37. 748 241 Valdemar, « Je suis mort », qui vient hanter et déconstruire la pure présence à soi de la conscience husserlienne qui sans cesse se réassure en son monologue intérieur »752. Déconstruire, c’est donc à cet égard, d’un double geste : 1. reconnaître et déceler tout ce que le texte philosophique détermine comme mort ou négativité, le constituant, pour ainsi dire, comme confin ou marge de son propre discours ; 2. affirmer corrélativement la présence de la mort, c’est-à-dire, réévaluer l’importance de ce dont le geste philosophique traditionnel produit l’occultation. Soit ainsi une étape de la déconstruction de la phénoménologie : « la visibilité, la spatialité comme telles » demeurent impensée par le texte husserlien, parce qu’elles « ne pourraient que perdre la présence à soi de la volonté et de l’animation spirituelle qui ouvre le discours ». Derrida conclut : « Elles en sont littéralement la mort »753. Une telle prédication appartient inséparablement au texte philosophique et au texte déconstructeur ; prédication anxieuse, agonale, conjuratoire, si on la rapporte au texte husserlien ; prédication joyeuse, brûlante, affirmative – si on la rapporte au texte derridien. La lecture derridienne du texte phénoménologique peut donc s’autoriser d’une telle proposition, fondamentale : « Le présent vivant est originairement travaillé par la mort »754. Cette proposition – proposition qui ne consiste en rien d’autre qu’en la position d’une mort – n’entame pas seulement la sphère du je transcendantal, qui se trouve par elle convoqué, selon les mots de Derrida, « à s'interroger sur tout, en particulier sur la possibilité de la factualité sauvage et nue du non-sens, en l'occurrence, par exemple, de sa propre mort »755. Cette proposition entame également la sphère des idéalités linguistiques, dite, en termes husserliens, sphère de la Bedeutung (« signification »). Elle entame également, et nécessairement, toute Bedeutung s’enracinant phénoménologiquement dans l’évidence d’un présent vivant : « La Bedeutung « je suis » ou « je suis vivant », ou encore « mon présent vivant est » n’est ce qu’elle est, elle n’a l’identité idéale propre à toute Bedeutung que […] si je puis être mort au moment où elle fonctionne »756. La possibilité de la mort précède transcendantalement la possibilité de l’être-vivant, comme celle de toute prédication possible ayant pour objet un tel êtrevivant757. 752 L’Épreuve de la limite. Derrida, Henry, Levinas, et la phénoménologie, PUF, Paris, 2001, p. 211. Op. cit., p. 37. 754 L’Écriture et la différence, op. cit., p. 195. 755 Ibid., p. 251. 756 La Voix et le phénomène, op. cit., p. 108. 757 Dans La Voix et le phénomène, Derrida fait d’ailleurs précéder la « déconstruction » de l’évidence du Je transcendantal par une analyse approfondie du thème du « signe » et de la signification. 753 242 La « mort » dont il s’agit n’est pas cependant une simple « négation ». La mort n’intervient pas dans l’expérience vivante d’un Je en faculté de signification comme une négativité provisoire et dialectisable. Dans un texte consacré à Bataille (De L’Économie restreinte à l’économie à l’économie générale, sous-titré Un hégélianisme sans réserve), Derrida rend compte précisément du genre de négativité que le terme « mort » doit donner à penser. Il oppose à l’occasion d’une relecture d’un texte de Hegel la « négation de la conscience », « qui supprime de telle façon qu'elle conserve et retient ce qui est supprimé (Die Negation des Bewusstseins, welches so aufhebt, dass es das Aufgehobene aufbewahrt und erhält) » et qui, « par là même survit au fait de devenir-supprimée (und hiemit sein Aufgehoben-werden überlebt) »758, à un autre genre de négation désigné comme négation abstraite. La négation de la conscience est essentiellement conservatrice : elle est en faculté de se « supprimer », en quelque sorte, et de survivre à sa propre suppression. Elle se produit donc comme une auto-suppression sur-vivante. C’est, par excellence, la négation dialectique. Derrida cite, à ce propos, le passage fameux de la Phénoménologie de l’esprit : « Or, la vie de l’Esprit n’est pas la vie qui s’effarouche devant la mort, et se préserve de la destruction, mais celle qui supporte la mort, et se conserve en elle »759. Quant à la négation abstraite (relevant donc d’une négativité abstraite), Derrida la définit précisément comme une mort, « mort pure et simple », « mort muette et sans rendement ». La « mort », dans sa radicalité, se produit donc comme négativité abstraite, muette et sans rendement. Elle se confond alors avec l’événement d’un « rire », qui, seul « excède la dialectique et le dialecticien ». Tel rire « n'éclate que depuis le renoncement absolu au sens, depuis le risque absolu de la mort, depuis ce que Hegel appelle négativité abstraite »760. Là où le sens n’est plus, là où le risque de la mort règne absolument – c’est-à-dire, rigoureusement, dans l’absolu – là retentit le rire qui se produit identiquement à la mort, tout en se riant d’elle. Ce rire, cette mort riante et préparée à tous les renoncements, est « négative », au sens de la négativité abstraite hégélienne : « Négativité qui n'a jamais lieu, qui ne se présente jamais puisqu'à le faire elle réamorcerait le travail. Rire qui à la lettre n'apparaît jamais puisqu'il excède la phénoménalité en général, la possibilité absolue du sens »761. Cette mort – ce rire : cela qui s’appelle écrire. Mais il n’est pas sûr que cette écriture, écriture « mortelle » qui s’appelle à et se répond à elle-même comme devoir – et risque – d’écrire, il n’est pas sûr que cette écriture puisse 758 L’Écriture et la différence, op. cit., p. 375-376. Op. cit., p. 374. 760 Ibid., p. 376. 761 Ibid. 759 243 s’inscrire comme telle dans un livre. Il n’est pas sûr qu’il puisse jamais y avoir de « littérature » pour cette mort, pour ce rire. Cette écriture ne peut pas s’inscrire « dans » un livre, précisément en tant qu’elle se produit comme mort et négativité abstraite. Elle ne peut pas l’être, si la « Mort » ne se laisse « pas inscrire elle-même dans le livre », car, dit Derrida, « le livre » n'est « que l'oubli le plus sûr de la mort »762. Le livre renferme seulement « la lettre morte qui devrait toujours pouvoir être réveillée ». La mortalité de la lettre est une mortalité relative et provisoire ; elle est le fait du livre, dans sa finitude et sa clôture d’œuvre. Comme livre, il ne peut contenir qu’une lettre en puissance de vie, qu’une « écriture » défunte, signe en patience de résurrection. Le livre doit donc s’entendre comme la dissimulation de l’écriture, comme « la dissimulation d'une écriture plus vieille ou plus jeune, d'un autre âge que le livre, que la grammaire et que tout ce qui s'y annonce sous le nom de sens de l'être », comme la dissimulation, peut-être, « d’une écriture encore illisible »763. L’écriture, en tant qu’écriture illisible, « n’est pas un moment simplement intérieur au livre, à la raison ou au logos ; elle n’en est pas davantage le contraire » : l’illisibilité de l’écriture est, dit Derrida, « antérieure au livre », elle est « la possibilité même du livre »764. On reconnaît la valence rigoureusement transcendantale du concept d’écriture, comme concept de la négativité abstraite. C’est comme transcendantalité que l’écriture excède le livre, c’est-à-dire, du même coup, la « littérature » elle-même : la question de l’écriture pure, c’est-à-dire de l’écriture comme mort et négativité abstraite, ne peut « que dormir dans l’acte littéraire qui a besoin à la fois » de sa « vie » et de sa « léthargie »765. Derrida l’affirme à plusieurs reprises : « La question sur l’origine du livre, l’interrogation absolue, l’interrogation sur toutes les interrogations possibles, l’« interrogation de Dieu » [c’est-à-dire la pure question transcendantale] n’appartiendra jamais à aucun livre »766. L’écriture ne peut pas se rencontrer elle-même – c’est-à-dire dans l’acte d’écrire – comme mort ; elle peut seulement se rencontrer comme vie et comme survie, « les livres sont toujours des livres de vie […] ou de survie »767, écrit Derrida. Il n’y a donc pas de littérature pour cela, qui s’appelle écrire, « sauf à admettre que la littérature pure est la non-littérature, ou la mort elle-même »768. Il n’y a ni parole, ni texte, ni livre, pour porter et déclarer le sens de l’écriture comme mort. La mort, ce qui s’appelle la mort, 762 L’Écriture et la différence, op. cit., p. 115. Ibid. 764 Ibid. 765 Ibid., p. 116. 766 Ibid. 767 Ibid. 768 Ibid., nous soulignons. 763 244 constitue donc du même coup l’exigence – le devoir – et l’impossibilité de toute écriture concrète, et de tout livre qui soit. La vigilance pure de la question n’appartient pas à la littérature – elle n’appartient d’ailleurs à nul discours, ni même à nul texte qui soit ; la littérature constitue seulement, dit enfin Derrida, « le déplacement somnambulique » de la question, en quoi scintille solitairement, par instant, le devoir inassumable d’un repons. Quel sens peut donc avoir un Livre des Questions, si la question n’est d’aucun livre ? Le Livre des Questions, écrit Jabès, est « le roman de Sarah et de Yukel », tous deux promis à la mort. L’ouvrage est donc un roman, c’est-à-dire, selon l’anagramme jabèsien, tout à la fois un écrit et un récit. Le roman, s’écrivant comme récit, « a la dimension du livre et l’amère obstination d’une question errante ».769 Errance nomme ici le mouvement d’un récit qui précisément erre en direction de son propre sens. Divagation exigeante, forcenée, éveillée par une puissance d’égarement ou d’errance, un tel récit se déploie comme l’aventure de la question. Cette aventure ne peut avoir qu’une seule dimension : celle du livre. La question n’est pas « dans » le livre ; le livre ne « contient » pas la question : le livre est à la dimension de la question. Le rapport entre le livre et la question est donc, rigoureusement, dimensionnel, ou, pour reprendre le mot que nous avons utilisé précédemment, allégorique. C’est dans l’éploiement de la dimension que le livre parvient à se mesurer à la question, et la question à se mettre à la portée du livre. D’où le titre du second grand texte de Jabès, Le Livre des Ressemblances ; on l’on lit ceci : « Le livre est lieu de ressemblance de tout livre ; – ressemblance, également, du lieu »770. Le livre, comme lieu de la ressemblance, retient la possibilité de simuler la question, dans sa violence ultra-philosophique. De ce point de vue, la littérature est l’étrange simulation de cela, dont aucune philosophique ne sait la ressemblance, qui est d’ailleurs, identiquement, dissemblance absolue – la mort : « Il me semblait avoir circulé entre la vie et la mort depuis des siècles – et cette vie et cette mort étaient celles de ma race – pour aboutir en ce lieu naissant. »771 Soit la manière dont, dans Le Livre des Ressemblances, Jabès évoque la ressemblance entre Le Livre des Questions et Le Livre des Ressemblances : « Voici un livre qui ressemble à un livre – qui n’était pas, lui-même, un livre ; mais l’image de sa tentative »772. Le Livre des Questions n’était donc que le livre de la ressemblance de la question. Le livre est donc le lieu d’une similarité éminente, par quoi la question est à la dimension du livre. 769 Edmond Jabès, Le Livre des questions, coll. « L’Imaginaire », Éditions Gallimard, Paris, 1965, p. 30. Le Livre des ressemblances, coll. « L’Imaginaire », Éditions Gallimard, Paris, 1991, p. 11. 771 Le Livre des questions, op. cit., p. 33. 772 Le Livre des ressemblances, op. cit, ibid. 770 245 Le Livre des Questions ne prétend donc pas supporter et soutenir, comme livre, la question de la mort dans sa pureté de négatif abstrait. Dans le livre, la question de la mort est fondée à se ressembler, c’est-à-dire à se produire et à résonner dans la dimension de la similarité. Que cette ressemblance soit trompeuse, c’est tout à la fois la puissance, et la défaillance profonde du livre. La mort n’est pas dans le livre : elle s’y ressemble, et cette ressemblance de la mort à elle-même est identiquement sa dissemblance, puisqu’elle n’y paraît jamais en propre. Là est la fiction, mourante absolue. Le livre est donc tout à la fois le lieu du similaire, et du dissimilaire : « « Tu es celui à qui tu ressembles », écrit Jabès, – mais je ressemble, chaque fois, à un autre »773. B. Le silence et la mort Parler, mourir Le titre sous lequel s’annoncent à présent nos investigations – « la littérature et la mort » – paraît, si la formule retient, hors rhétorique, quelque nécessité conceptuelle, devoir nous engager à une confrontation patiente avec le corpus heideggérien774, selon l’extensivité historico-philosophique qui fut la sienne (nous interrogerons ici Heidegger depuis Être et temps – Sein und Zeit, 1927 –, jusqu’à Acheminement vers la parole – Unterwegs zur Sprache, 1959). Le silence, la mort, sont deux figures de cette négativité qui nous occupe depuis le début de ce chapitre : en déployant les dialectiques spécifiques – mais à bien des égards, analogues – dans lesquelles elles se trouvent prises, nous voudrions faire apparaître – et déplacer – le jeu des oppositions conceptuelles qui rapportent le langage à la mort, et le silence à la parole. « Nous savons comment, en un point crucial de Sein und Zeit (§§ 50-53), s’efforçant d’ouvrir un passage à la compréhension du Dasein comme être-entier, Heidegger situe le rapport du Dasein avec la mort », rappelle Giorgio Agamben dans Le Langage et la mort775. « La mort comme fin du Dasein est la possibilité la plus propre, sans relation, 773 Ibid., p. 15. Ce qui se nomme ici « corpus » heideggerien ne se limite pas aux seuls textes signés de la main de Heidegger, mais emporte la totalité des textes théoriques ou philosophiques – en particulier de langue françaises – dont l’essor se soutient – au moins en ce qui concerne la question littéraire – des élaborations pensives de l’auteur d’Être et temps. Compte tenu, donc, de ce que l’on peut appeler, d’une formule commode, « Heidegger en France », nous croyons ne pas quitter le champ « français » de nos investigations, en consacrant ces pages – comme d’autres déjà – à l’œuvre de Heidegger. 775 G. Agamben, Le Langage et la mort, op. cit., p. 19. 774 246 certaine et comme telle indéterminée, indépassable du Dasein »776, écrit Heidegger. L’essence et le destin de l’homme sont déterminés par la possibilité de (penser) sa mort. Même si « la mort est, au sens le plus large du mot, un phénomène de la vie »777, la détermination de l’être du Dasein dans son entièreté ne peut ni ne doit pas faire l’objet d’une analyse tributaire d’une quelconque bio-logie, au sens de science du vivant: « L’interprétation existentiale de la mort précède toute biologie et toute ontologie de la vie »778. La déconstruction heideggerienne de l’anthropologie se fonde, dans sa radicalité, sur l’appropriation de l’essence de l’homme à sa propre mortalité : « Les mortels sont les hommes. On les appelle mortels, parce qu’ils peuvent mourir. Mourir signifie : être capable de la mort en tant que la mort. Seul l’homme meurt. L’animal périt. La mort comme mort, il ne l’a ni devant lui ni derrière lui »779. Cette séquence issue de « La chose » (Das Dinge) nous donne l’occasion de rappeler que l’affirmation de la précédence existentiale de l’être-pour-la-mort repose, chez Heidegger, sur la distinction rigoureuse de trois concepts du « mourir » : le verenden (périr), l’ableben (décéder) et le sterben (mourir). Périr est le fait du vivant simplement vivant ; décéder, est le fait de la mort comme non-événement, comme cela qui arrive sans jamais pouvoir faire l’objet d’une expérience ; le mourir, enfin est le mode d’être en lequel le Dasein est « pour » sa mort. Le Dasein est donc le mortel, en ceci qu’il existe sur le mode d’un rapport essentiel à sa propre fin : « L’homme déploie son être (west) en tant que mortel. Il est ainsi appelé parce qu’il peut mourir. Pouvoir mourir veut dire : être capable de la mort en tant que la mort »780. La capacité d’éprouver « la mort en tant que mort » n’est pas une puissance d’expérience. « Éprouver la mort en tant que mort » signifie : endurer sa propre mortalité. Cette endurance est une habitation : « Seul l’homme meurt – il meurt continuellement, aussi longtemps qu’il séjourne sur cette terre, aussi longtemps qu’il habite »781, lit-on dans « L’homme habite en poète ». Or, écrit Heidegger, continûment – et c’est ici, pour nous, que tout se joue : « Mais son habitation réside dans la poésie »782. Ce serait donc en tant qu’il habite poétiquement sur cette terre, que l’homme a loisir d’endurer sa propre mortalité, de faire l’expérience de ce mourir in-terminable qui le constitue authentiquement comme Dasein. Dans sa fameuse exégèse du poème de Georg 776 Être et temps, trad. Fr. Vezin, Éditions Gallimard, Paris, 1986, p. 313. Ibid., p. 300. 778 Ibid., p. 301. 779 « La chose », dans Essais et conférences, Éditions Gallimard, coll. « Tel », 1958, p. 212. 780 « L’homme habite en poète », dans Essais et conférences, op. cit., p. 235. 781 Ibid. 782 Ibid. 777 247 Trakl Soir d’hiver (Winterabend), Heidegger détermine d’ailleurs l’appel poétique comme appel des seuls mortels capables d’endurer « mourir » – c’est-à-dire comme tels authentiquement mortels : « Ce ne sont pas tous les mortels qui sont appelés, ni ceux qui sont beaucoup ; seulement « plus d’un » – ceux-là qui voyagent sur d’obscurs sentiers. Ces mortels-là sont en état d’endurer mourir (das Sterben), et ils l’endurent comme le voyage jusqu’à la mort »783. Selon la lecture – globale, cette fois – de l’œuvre de Trakl proposée par Heidegger dans « La parole dans le poème », la mort, comme thème poétique, nomme le déclin destinal de l’essence de l’homme : « « La Mort » signifie poétiquement ce « déclin » dans lequel est appelé « ce qui a nature d’étranger ». C’est pourquoi l’étranger ainsi évoqué se nomme « quelque chose de mort » »784. Heidegger conclut : « Sa mort n’est pas décomposition, mais déposition de la forme décomposée de l’homme »785. La poésie délivre donc l’authenticité de l’homme à lui-même, comme parlant – poétiquement – et mortel. Ici scintille un instant l’étrange rapport d’essence (Wesenverhältnis) entre la poésie et la mort, dont nous voudrions solliciter la cohérence ; nous nous autoriserons à cette occasion, selon l’invite d’Agamben, d’un passage d’Acheminement vers la parole, que nous avons déjà cité : Les mortels (Die Sterblichen) sont ceux-là, qui ont faculté d’éprouver (erfahren) la mort comme mort. L’animal (Das Tier) n’en est pas capable. L’animal, toutefois, n’est pas même en faculté de parler (sprechen). La participation essentielle (Wesenverhältnis) entre mort et parole fulgure, mais demeure impensée (ungedacht)786. L’authenticité du Dasein recueille donc deux prédicats inséparables : la capacité d’endurer le mourir (capacité liée à la puissance vocative d’une certaine habitation poétique), d’une part ; de l’autre, la capacité de « parler », capacité supportant pour son compte la distinction entre parole inauthentique (Gerede) et une parole authentique (dont l’authenticité même est liée à la faculté d’un Schweigen, « faire silence »). 783 M. Heidegger, op. cit., p. 23, désormais abrégé en UzS et sa traduction, Acheminement vers la parole, op. cit., p. 25, désormais abrégé en AvP. Certaines traductions sont légèrement modifiées. Qu’on nous pardonne le renvoi presque systématique au texte allemand. Sans doute nous manque-t-il, en français, une langue en quoi répéter les propositions de Heidegger, à quoi, incessamment, la citation du texte allemand tout comme les tentatives de traduction les plus méritantes font encore défaut ; et ce manque s’aggrave, sans doute, au moment d’aborder le recueil de 1959 intitulé Unterwegs zur Sprache, c’est-à-dire, à réciter la traduction courante, « Acheminement vers la parole ». Notre propre mise en chemin vers la « parole », ou « langue » (toutes deux nommées par Sprache) au sens de l’inconceptuel heideggerien, se soutiendra décidemment de ce manque. 784 « La parole dans le poème » (Die Sprache im Gedicht), UzS, p. 45, Avp, p. 50. 785 Ibid. 786 UzS, 215, nous traduisons. 248 Progressons à présent en direction de cela même qui, chez Heidegger, reçoit le nom de Sprache (intraduisiblement « langue », « parole »). Comme le rappelle Christian Dubois, la perspective de la méditation heideggérienne au sujet de la langue (Sprache) se renverse, entre l’époque de Être et temps (1927) et celle de la conférence de 1936 intitulée « Hölderlin et l’essence de la poésie ». Si Être et temps soutient en effet que « la langue n’est « là » qu’à partir de l’ouverture du monde » 787, la conférence de 1936 dit : « Nur wo Sprache, da ist Welt » – « Là seulement où est une langue, un monde peut advenir ». C’est ainsi la langue qui fonde ce qui se configure, et demeure comme monde. Le texte d’Acheminement vers la parole, nûment intitulé « La parole », s’écrit à la faveur de cette profonde réversion. Rappelons-en les traits essentiels, avant d’en venir à la détermination par Heidegger de la poésie (au sens extensif de Dichtung) comme « site » de la parole (Sprache) essentielle. Le mouvement critique de La parole (conférence de 1950) décèle et emporte les trois présupposés qui, selon Heidegger, gouvernent la conception métaphysique de la parole (AvP, 16, UwS, 14) : 1. « D’abord et avant tout, parler c’est exprimer (ist Sprechen ein Ausdrücken) » : la parole est expression et extériorisation ; 2. « Ensuite, parler passe pour une activité de l’homme (eine Tätigkeit des Menschen). Il faut donc logiquement dire : c’est l’homme qui parle (Der Mensch spricht), parlant chaque fois une langue particulière » : l’homme est l’agent d’une parole dont il fait l’usage ; 3. « Enfin, l’expression dont l’homme est l’agent représente et expose le réel et l’irréel (stets ein Vorstellen und Darstellen des Wirklichen und Unwirklichen) » : la parole instaure et dispose le partage entre la réalité et la non-réalité. La plus grave confusion, comme Heidegger n’a cessé de le rappeler depuis Sein und Zeit, est de considérer la parole comme un ustensile parmi d’autres, à la portée d’un être humain (Mensch) dont le destin serait de subjuguer l’entier de l’étant. L’« enseignement traditionnel » (Die Lehre) lui-même ne s’épuise pas dans la détermination ustensile de la parole : « L’enseignement traditionnel veut que l’homme soit, à la différence de la plante et de la bête, le vivant capable de parole. Cette affirmation ne signifie pas seulement qu’à côté d’autres facultés, l’homme possède aussi celle de parler. Elle veut dire que c’est bien la parole qui rend l’homme capable d’être le vivant (Lebewesen) qu’il est en tant qu’homme » (Avp, 13, UzS, 11) – dans cette pédagogie se trouve posé le rapport d’essence entre l’homme et le langage. Ce rapport d’essence ne peut en aucun cas être pensé sur le mode de l’ustensilité technique ; c’est au 787 Heidegger. Introduction à une lecture, Éditions du Seuil, coll. « Essais », Paris, 2000, p. 218. 249 contraire par l’assomption non-technique d’un habiter « dans » la parole que l’homme (Mensch) pourra rejoindre sa propre forme destinale, qui est celle du mortel (Sterblich) : « Mais le parler humain (menschliche Sprechen), en tant que parler des mortels (Sterblichen), ne repose pas en lui-même. Le parler des mortels repose dans l’appartenance au parler de la parole (im Verhältnis zum Sprechen der Sprache) »788. De même que la parole fonde cela que l’homme habite comme un « monde », de même, dans la parole se fonde l’humanité habitante de l’homme. Telle humanité habitante s’insépare, nous le verrons, de la possibilité d’un certain « silence » – en quoi la poésie aura demeure –, comme de celle de la mort. Le lieu du négatif C’est alors la syntaxe même de la question concernant l’essence de la parole (Sprache) qui doit subir rénovation, et abdiquer la forme du Qu’est-ce que ?, définitoire et obstantielle, aveuglément. Le dessein heideggérien ne consiste donc pas en une définition de l’« essence de la parole » (Wesen der Sprache), mais en une situation (Erörterung) de ladite essence, dès lors saisie sur le mode du « déploiement » (seconde traduction possible de Wesen) : « L’entretien de la pensée avec la poésie vise à évoquer l’être (Wesen) de la parole, pour que les mortels (Sterblichen) apprennent de nouveau à trouver séjour (wohnen) dans la parole »789. Situer, c’est « trouver le site », ou plus précisément « indiquer le site » (« in der Ort weisen »), dit Heidegger. Quel est ce site, en tant qu’il s’ouvre à l’instance pensante de la garde philosophique ? Où se trouve instauré, situé, le « parlé à l’état pur ? » (Rein Gesprochenes) : « Ne sera-ce pas là où a été parlé (Am ehesten doch im Gesprochenen) ? », demande Heidegger. « Où a été parlé (Im Gesprochenen), ajoute-t-il, parler ne cesse pas…»790. En certain site, la parole n’est que l’in-cessation rassemblante du parler. Il faut citer ici cette longue séquence de « La parole »791 : Si par conséquent il nous faut chercher le parler de la parole où il a été parlé, nous ferons bien, au lieu de prendre au hasard n’importe quel parlé, au contraire de trouver quelque chose où il soit purement parlé. Le parlé à l’état pur est tel qu’en lui la perfection de parler – celle qui sied au parler – de par elle-même devient achèvement en initial. Le parlé à l’état pur est le Poème. 788 UzS, p. 31, AvP, p. 35. Nous relirons ceci plus bas. UzS, p. 38, AvP, p. 42. 790 UzS, 14, AvP, 18. 791 Ibid. 789 250 Ce que nous appellerons ici, par provision et commodité, l’« herméneutique heideggerienne », déployant l’exégèse d’un certain nombre de poèmes, repose sur cette assignation poétique du « parlé à l’état pur ». L’engagement exégétique de l’Acheminement s’autorise de la situation « en poésie » (Im Gedicht) de l’essence de la parole ; le commentaire – de Trakl, entre autres – devra se soutenir sans cesse de la proposition fondamentale par quoi s’ouvre l’Acheminement (« le parlé à l’état pur est le poème »). Telle proposition s’assumait d’ailleurs dès le cours de 1935 sur Hölderlin, affirmant que l’« essence la plus pure » de la langue « se déploie initialement dans la poésie », « langue primitive d’un peuple » ; Heidegger y décelait d’ailleurs le mouvement destinal d’un « déclin » de la parole originelle : « Mais le dire poétique décline, il devient « prose », d’abord de manière propre, puis médiocre, et pour finir, bavardage » 792 . L’erreur essentielle de « la conception scientifique de la langue », comme de « la philosophie du langage », c’est de partir « de cette utilisation quotidienne de la parole et donc de sa forme dégradée, et elles considèrent de ce fait la « poésie » comme l’exception à la règle »793. La pensée heideggerienne suivra le chemin inverse, reconnaissant décidément à la poésie un statut d’initialité radicale. Il nous faut donc, dit Heidegger, « penser en suivant la parole », afin de « parvenir jusqu’au parler qu’est la parole, et d’une manière telle qu’il advienne en propre (ereignet) et ait lieu comme cela qui accorde séjour à l’existence des mortels (dem Wesen der Sterblichen) »794. « Faire advenir en propre » le parler de la parole, au sens de l’ereignen heideggerien, revient à révéler suprêmement, et extrêmement, le propre de la parole. Faire advenir en propre le parler de la parole revient à révéler, à accorder le poème à son propre en tant qu’il est parole essentielle, c’est-à-dire, précise Heidegger, en tant qu’il est cela qui donne séjour (den Aufenhalt gewährt) à l’existence des mortels. L’exégèse se conçoit donc comme la révélation de l’essence « habitante » de la parole poétique. Cette habitation, en retour, approprie l’homme (Mensch) à sa mortalité essentielle. D’où la nécessité d’un dialogue entre poésie et pensée ; nécessité, donc, d’une approche pensive de la poésie : « Possible est cependant, et même parfois indispensable, un entretien (Zwiesprache) de la pensée avec la poésie, et cela pour la raison qu’aux deux est propre un rapport insigne, quoique respectivement différent, à la parole »795, écrit Heidegger dans « La parole dans le poème ». La forme de l’entretien, de surcroît, « dénoue » 792 Cité par Christian Dubois, dans Heidegger. Introduction à une lecture, op. cit., p. 236-237. Ibid. 794 UzS, p. 14, AvP, p. 16. 795 UzS, p. 38, AvP, p. 42. 793 251 l’enchevêtrement par quoi la parole nous demeure d’abord impensable, puisque « nous parlons, et nous parlons de la parole », puisque « cela, de quoi nous parlons, la parole, est toujours déjà en avance sur nous »796 ; telle implication, écrit Heidegger, se dénoue « dès que nous portons notre regard à l’entour, dans la contrée où la pensée trouve séjour. Cette contrée, de partout est ouverte sur le voisinage de la poésie »797. Le parcours exégétique entrepris, à partir du texte de Trakl, dans « La parole », se laisse ainsi déterminer comme entretien, dialogue (Zwiesprache), et non comme surplomb ou sursomption herméneutique. Par le dialogue, la question d’essence se trouve sans cesse réinvestie par et dans l’exercice de la lecture, qui se substitue parfois sans transition à l’interrogation philosophique, comme dans le passage suivant798 : Nous demandons : qu’est-ce que parler ? Quand il neige à la fenêtre, Que longuement sonne la cloche du soir, Ce parler (Dieses Sprechen) nomme la neige ; tard, le jour s’évanouissant, alors que sonne la cloche du soir, ses flocons tombent sans bruit contre la fenêtre. On le voit, le fait d’un « parler » (Dieses Sprechen) vient répondre à et de l’essence de la parole. C’est à l’exégèse qu’il revient d’approprier la parole à sa rectitude essentielle, d’accorder le poème à la résonance originelle de la parole en tant que telle. Nous ne suivrons ici qu’une séquence brève de la lecture heideggerienne, en direction de ce qui se nomme, dès cette époque, Geviert (« Quadriparti ») ; il s’agira pour nous, restrictivement, d’analyser la manière dont, par la vertu de l’exégèse, le rapport essentiel, entre parole, mort, et silence, se trouve précédé et compris par la structure « cadrante » du Geviert. C’est dans « La chose » que la quadrature du Geviert se trouve révélée le plus lisiblement par Heidegger. La parole et le silence L’appropriation de l’homme à soi requiert l’assomption d’un silence essentiel. L’être humain (Mensch) encore improprié, parle : « L’être humain parle (Der Mensch spricht). Nous parlons éveillés, nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse même quand nous ne 796 AvP, p. 163. Ibid. 798 UzS, p. 20, AvP, p. 22. 797 252 proférons aucune parole… »799. Hommes et mortels s’apparient en cette appartenance essentielle au règne de la parole : « Mais le parler humain (menschliche Sprechen), en tant que parler des mortels (Sterblichen), ne repose pas en lui-même. Le parler des mortels repose dans l’appartenance au parler de la parole (im Verhältnis zum Sprechen der Sprache) »800. Investis dès l’abord de cette relation d’immanence à une parole – dont il croit pourtant pouvoir user comme d’un instrument objectif –, l’homme est cependant en pouvoir de faire silence, comme le rappelait, bien avant Unterwegs, le paragraphe 34 de Être et temps : « Pour pouvoir faire-silence, le Dasein doit avoir quelque chose à dire, c’est-à-dire disposer d’une ouverture propre et riche de lui-même. C’est alors que le silence gardé (Verschwiegenkeit) manifeste et brise le « bavardage » (das Gerede) »801. C’est d’ailleurs sur le mode de cette primordiale atonie que s’exprime la conscience morale – Être et temps : « La conscience parle uniquement et constamment sur le mode du fairesilence »802. C’est dans le moment même où son authenticité trouve à s’éperdre dans les non-sens du bavardage et de l’ébruitement que sa capacité de silence constitue l’homme comme mortel : « c’est dans le parler de la parole, recueil où sonne le silence (Gelaüt der Stille) de la Dif-férence (Unter-Schiedes), que parvient en son propre le parler mortel et son ébruitement »803, lit-on dans « La parole ». A la fin de la conférence sur La parole, Heidegger nous donne en effet indication capitale : « La parole (Die Sprache) parle en tant que resson du silence (als das Gelaüt der Stille) ». Or, précisément, « le resson du silence n’est rien d’humain (nichts Menschenliches). Bien au contraire, l’homme (das Menschliche) est, par essence, parlant (sprachlich) »804. Heidegger peut alors conclure : « C’est seulement dans la mesure où les humains (die Menschen) appartiennent à l’écoute (gehören) du resson du silence, que les mortels (die Sterblichen) sont, à leur guise, en faculté d’un parler résonant » 805. Ébruitement et faire-silence, certes, sont in-différents, en tant qu’ils recueillent la moralité de l’homme, et l’humanité des mortels ; cependant, l’authentique mortalité se s’atteint que dans l’attention au silence fondamental qui s’enjoint, là où toute parole s’initie en propre : « Le parler mortel, avant toute chose, doit 799 UzS, p. 11., AvP, p. 13. Voir ce qu’écrit Jean-François Mattéi dans Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti, PUF, Épiméthée, Paris, 2001, p. 155 : « Dès lors, les êtres humains, loin de briser le silence et d’inventer la langue, sont d’avance jetés au milieu d’une Dire (Rede) qu’ils peuvent suspendre un moment, pour faire silence, mais sans jamais s’en retirer définitivement ». 800 UzS, p. 31, AvP, p. 35. 801 Cité par Christian Dubois, dans Heidegger. Introduction à une lecture. Op. cit., p. 228. 802 Cité ibid., p. 231. 803 UzS, p. 31, AvP, p. 35. 804 UwS, p. 30, AvP, p. 34. 805 UwS, p. 30, AvP, p. 34. 253 avoir porté écoute au recueil d’injonction sous la forme duquel le silence de la Dif-férence appelle monde et choses au déchirement de sa simplicité »806. La parole se rencontre en propre (au sens événemential de l’ereignen) là où, par et dans le poème, elle se recueille comme possibilité du silence ; là aussi – poétiquement, donc – l’homme advient à luimême, accordé et approprié comme mortel, là où, voué à l’incessation de tout parler, il reconnaît la possibilité de taire. L’homme se rencontre donc comme mortel au lieu même où sa parole advient, initialité résonnante, comme poésie et silence. Présence – absence des choses : une dialectique « La chose » interroge l’être de la cruche comme chose ; cela, précisément, que Heidegger nomme la choséité (dinghaft) de la chose comme chose. Cette choséité se rapporte à la quadrature articulée de la terre, du ciel, des divins, et des mortels, s’établissant, dans leur réciprocation, comme monde. La chose rassemble (dingt) les quatre comme le cadre d’un monde. « La terre, dit Heidegger, est celle qui porte et demeure, celle qui fructifie et nourrit – entourant de sa protection l’eau et la roche, la plante et l’animal »807. Dire la terre, c’est dire le ciel – « la course du soleil, le progrès de la lune, l’éclat des astres, les saisons de l’année, la lumière et la tombée du jour »808. Terre et ciel supposent les divins, « ceux qui nous font signe, les messagers de la Divinité »809. Terre, ciel, divins, accueillent à leur tour les mortels, hommes proprement hommes, selon le passage déjà cité : « Les mortels sont les hommes. On les appelle mortels, parce qu’ils peuvent mourir. Mourir signifie : être capable de la mort en tant que la mort »810. La méditation de « La chose » déploie, à partir de la choséité exemplaire d’une cruche, l’unité cadrante du Geviert. Il est remarquable que le mouvement exégétique de « La Parole », portant sur le poème de Trakl intitulé Winterabend (« Soir d’hiver »), lui soit rigoureusement homothétique. Voici la traduction des sept premiers vers du poème : Quand la neige tombe à la fenêtre Longuement, la cloche du soir sonne Pour beaucoup, la table est mise 806 UzS, p. 31, AvP, p. 35. Op. cit., p. 212. 808 Ibid. 809 Ibid. 810 Ibid. 807 254 Et la maison est bien pourvue. Plusieurs, qui sont en voyage Arrivent, par d’obscurs sentiers811. Le commentaire proposé par « La parole » se présente comme une lecture linéaire du poème de Trakl ; nous allons tenter de la suivre tout au long de ces sept vers. Heidegger comprend les premiers vers du poème comme une nomination (« Ce parler nomme (nennt) la neige… », etc.). Nommer, c’est ici appeler (rufen) les choses à entrer dans la présence ; nommer est faire la présence : « Qu’appelle cette première strophe ? Elle appelle des choses (Dinge), leur dit de venir » 812. Par la grâce du nom, les choses viennent, comme choses à la présence ; ainsi venant, elles ne viennent pas cependant, précise Heidegger, « comme présentes parmi ce qui déjà est présent (als Anwesende unter das Anwesende) »813. Les choses venant en présence, viennent à la présence d’un site : « Il y a, dans l’appel même, un site (Ort) qui est non moins appelé. C’est le site pour la venue des choses, présence logée au cœur de l’absence (ins Abwesen geborgenes Anwesen) »814. Ce site – poétique – est le lieu de cela, qui n’est jamais présent à la manière des choses présentes, ici, maintenant, dans une perception ; ce site est le lieu de cela, qui n’entre en présence que depuis l’abîme de sa propre absence. Par le dict du poème, ainsi, la présence vient aux choses, de même que les choses – absentes – sont à leur tour faites présence. Heidegger reconnaît donc aux « choses » du poème une étrange qualité de présence, tout entière transie par la radicalité d’un absentement ; il ne tient toutefois – apparemment – nul compte, dans la suite de sa lecture, de l’extrême singularité de présence des choses nommées par le poème : ces choses poétiques sont, dès les lignes suivantes de « La parole », pensées comme des choses « réelles », comme la « cruche » exemplaire de « La chose ». C’est ainsi que, de même que la cruche configurait, dans « La chose », la dimension d’habitation du quadriparti, de même ici, neige, ciel, et son de la cloche, sont conçues comme des « choses » portant la dimension d’un monde à sa mesure (« Dingend gebärden sie Welt »815) : « La neige tombante porte les hommes (Menschen) sous le ciel (Himmel) qui entre dans l’obcurité de la nuit. Le son de la cloche du soir les porte comme 811 Voici le texte allemand (en ce qui concerne les textes de Trakl, on se reportera avec profit à l’édition Aubier bilingue, Paris, 1993 ; nous en avons légèrement modifié la traduction) : Wenn der Schnee ans Fenster fällt, / Lang die Abendglöcke laütet, / Vielen ist der Tisch bereitet / Und das Haus ist wohlbestellt. / Mancher auf der Wanderschaft / Kommt ans Tor auf dunkeln Pfaden. 812 UzS, p. 21-22, AvP, p. 23. 813 Ibid. Nous soulignons. 814 Ibid. 815 UzS, p. 22. 255 mortels (Sterblichen) face au divin (Göttliche). La maison et la table lient les mortels à la terre (Erde) »816. Dès lors, le décor hivernal du poème de Trakl laisse paraître la quadrature configurée du Geviert, se produisant elle-même comme l’éploiement du monde : « Ce cadre (Geviert) uni de Ciel et Terre, Mortels et Divins, ce cadre qui est mis en demeure dans le déploiement jusqu’à elles-mêmes des choses, nous l’appelons le « monde » (Welt) »817. La poésie est ainsi comprise comme l’essentiel nommer, par quoi les choses, vouées à la présence, donnent faveur à l’auguration d’un monde. Où l’on comprend pourquoi les « choses » du poème peuvent être traitées, pensées, par Heidegger, comme des choses « réelles » : c’est précisément comme choses nommées, nommables, dans l’élément du poème, que les choses s’élèvent, comme choses, à la faveur d’un monde : « La poésie est cette prise de mesure, à savoir pour l’habitation de l’homme »818, lit-on dans « …L’homme habite en poète… ». Les choses « réelles », « présentes », ne sont pas, comme telles, capables de porter un monde à sa mesure de monde ; dans la poésie seule, les « choses », comme puissance de présence au cœur de toute absence, donnent lieu à l’habiter configuré du monde : « Mais habiter n’a lieu que lorsque la poésie apparaît (sich ereignet) et déploie son être, à savoir de la manière que nous pressentons maintenant : comme la prise de la mesure de toute mensuration », écrit Heidegger dans « …L’homme habite en poète… » 819. Dans le dimensionnel de cette habitation, l’homme s’approprie à soi comme mortel, envisagé du ciel, de la terre, et des dieux. Heidegger commente le début de la seconde strophe (« Plusieurs, qui sont en voyage / Arrivent, par d’obscurs sentiers ») comme dict d’une élection, parmi tous les mortels, des mortels authentiques : « Ce ne sont pas tous les mortels (Sterblichen) qui sont appelés, ni ceux qui sont beaucoup ; seulement « plus d’un » – ceux-là qui sont en état d’endurer mourir (das Sterben), et ils l’endurent comme le voyage jusqu’à la mort »820. Par la transpropriation cadrante du Geviert, la mort s’assume comme l’horizon indépassable de l’errance ; elle est, par la vertu du jeu des choses enfin nommées, la paix et le refuge essentiels du voyage humain. La poésie constitue alors, en tant qu’elle est la ressource du seul habiter authentique, la « mort » comme site pacifié du mourir – « La mort a précédé tout mourir »821, écrit Heidegger. Le poème donne lieu à l’essence de la langue ; dans ce qui s’y recueille d’un appel des choses à venir à la présence, c’est l’espacement du « lieu » lui-même qui s’ouvre et 816 UzS, p. 22, AvP, p. 23-24. UzS, p. 22, AvP, p. 24. 818 Essais et conférences, op. cit., p. 238. 819 Ibid., p. 242. 820 UzS, p. 22, AvP, p. 25. 821 Ibid. 817 256 resplendit : « Il y a, dans l’appel même, un site qui est non moins appelé »822. Le poème est, en un sens inouï, la parole du site ; site pour la parole essentielle, et site pour l’habitation des hommes. S’y apparient, chacun l’un pour l’autre, mortels, divins, terre et ciel, comme les Quatre d’un monde habitable. Ce monde n’est pas, pourtant, le monde de la vie (Lebenswelt) ; les hommes ne s’y reconnaissent pas comme « vivants », mais comme « mortels » : l’habitation se conçoit comme l’endurance même du risque de mourir. L’homme, dit Heidegger, meurt aussi longtemps qu’il « séjourne sur cette terre, aussi longtemps qu’il habite »823 ; et cette habitation mourante s’accomplit dans et par la poésie. Tout habiter humain est poétique ; mais tout habiter humain, en ce sens, se produit comme assomption d’un mourir qui a précédé toute vie. La poésie n’est ni une fonction, ni une possibilité de la vie comme telle. L’inexpérience poétique Le cours de 1934-1935 portant sur les hymnes de Hölderlin, assumait déjà flagramment les paradoxes de cette proposition. Heidegger y réfute en effet la conception doxale d’une poésie comme « mise en forme » linguistique d’une matière vécue, en tant précisément qu’une telle doxa repose sur deux affirmations principielles, ainsi articulée : 1. La poésie procède, génétiquement, de l’« expérience vécue » (Erlebnis), elle puise la matière de son inspiration dans cette expérience, qu’elle soit imaginaire, intérieure, ou « réellement » vécue dans l’empiricité monde : « Le poète imagine quelque chose, qui n’est certes pas arbitraire, mais qu’il a « vécu » dans le monde extérieur ou à l’intérieur de lui-même, ce qu’en allemand on appelle un vécu (Erlebnis) ». 2. La poésie, en tant qu’elle s’accomplit comme œuvre, constitue la mise en forme de ladite « expérience vécue » : le vécu « est […] élaboré par la pensée, mais surtout il reçoit forme et figure dans une représentation symbolique, il est, précisément, poétisé. Le vécu se concentre (verdichtet) ainsi en poésie (Dichtung), il se condense matériellement de façon palpable, par exemple dans le genre lyrique sous forme de poème »824. La poésie serait alors, dans l’entente littérale de ces termes, une forme-de-vécu ; elle risque par là même de déchoir au niveau d’une pure fonctionnalité biologique : « Ce qui reste décisif, indique-t-il, c’est que la poésie soit conçue comme forme d’expression de l’âme, du vécu. […] L’écrivain Kolbenheyer dit : 822 AvP, p. 23. Op. cit., p. 235. 824 Op. cit., p. 37. 823 257 « La poésie est une fonction biologique nécessaire du peuple » »825. Ainsi, Heidegger fait apparaître une solidarité inaperçue entre la détermination théorique de la poésie comme expressivité formelle d’un contenu vécu (Erlebnis), et la pensée fonctionnaliste qui identifie la poésie à une fonction de la vie (Leben). La détermination par Heidegger de l’habiter poétique comme endurance du mourir – et non comme déploiement animal, biologique, du vivre – le conduit à réfuter toute thèse d’un contenu d’expérience (vécue) délivré par le poème. Le poème ne dit rien « sur » la vie ; il n’est pas une forme de langue pour un contenu de « vie » ; le poème, comme vocation des choses, ne « dit » rien d’autre que le site, en tant que l’éploiement configuré des Quatre, par quoi s’assume l’horizon destinal de la mort. Peut-on pour autant affirmer que la « mort », sous l’apparente cardinalité de son concept chez Heidegger, s’oppose simplement à la vie, et ce, en particulier, dans le champ de la pensée du poème ? Le cours de 1934-35 sur les Hymnes de Hölderlin renferme, à cet égard, une réflexion brève mais cruciale sur le rapport entre la négativité de la « mort » – au sens heideggerien –, et la vie. Tâchons de déterminer la triple forme de ce rapport. Heidegger y convoque en premier lieu l’analytique hégélienne de la mort826. La mort est alors déterminée comme le négatif, l’autre de la vie ; altérité fondamentale, elle est pourtant cela, dont il ne faut pas chercher à se détourner. La « vie spirituelle », dans son philosopher, doit regarder la mort en face, elle est la « vie qui porte la mort et se maintient en elle » (cité ibid.). Heidegger choisit un exemple frappant pour expliciter la forme et les puissances de cette négativité active : Chez les soldats, la camaraderie du front ne provient pas d’un besoin de se rassembler parce que d’autres personnes dont on est éloigné ont fait défaut, ni d’un accord préalable pour s’enthousiasmer en commun ; sa plus profonde, son unique raison est que la proximité de la mort en tant que sacrifice a d’abord amené chacun à une identique annulation (Nichtigkeit), qui est devenue la source d’une appartenance absolue à chacun des autres827. La mort est ainsi définie comme ce néant sacrificiel constituant en retour la possibilité de la vie comme appartenance et rassemblement – première formalité logique du rapport entre 825 Ibid., p. 38. Cf. Heidegger citant Hegel, op. cit., p. 126 : « La mort, si nous voulons nommer ainsi cette irréalité, est ce qu’il y a de plus terrible, et retenir ce qui est mort est ce qui requiert la plus grande force. La beauté sans force hait l’entendement de l’en croire capable alors qu’elle ne le peut pas. Mais ce n’est pas cette vie qui appréhende la mort et se garde pure de la destruction, au contraire, c’est la vie qui porte la mort et se maintient en elle qui est la vie de l’esprit. Il ne conquiert sa vérité qu’en se trouvant lui-même dans le déchirement absolu. Il n’est pas cette puissance sous la forme du positif qui se détourne du négatif, comme lorsque nous disons d’une chose : ce n’est rien ou c’est faux, et maintenant ça suffit, n’en parlons plus, tournons-nous vers n’importe quoi d’autre. Au contraire, il n’est cette puissance qu’en regardant le négatif en face et en séjournant près de lui. Ce séjour est la force magique qui renverse le négatif en être ». 827 Ibid., p. 77. 826 258 la vie et la mort. Sans doute cette dialectique est-elle – formellement au moins – à l’origine de l’articulation quaternaire du Geviert heideggerien, qu’on l’interprète selon le schème hegelien, ou selon celui du « pli entre être et étant : « le Pli initial de l’être et de l’étant engendre, au cœur même de l’étant, cette double pliure qui couvre le champ quadripartite de la causalité métaphysique »828. Dans le Geviert, mort et vie se rapportent heureusement l’une à l’autre dans le dimensionnel extatique de l’habiter, selon le dépli de « mortels », « divins », « terre » et « ciel » – seconde formalité, proprement heideggerienne, du rapport entre la vie et la mort. Dans le premier cas, l’hyperbole du danger – situation des soldats au front – se trouve interprétée et comprise dans la forme logico-philosophique de l’annulation (Nichtigkeit) ; dans le second, elle donne lieu à l’espacement quaternaire de l’habitation mortelle. « Risquer plus » : au-delà du négatif Mais il nous paraît remarquable que, partout ailleurs dans le texte du cours, l’hyperbole du danger qui définit la situation empirique des soldats, se trouve déterminée comme violence (Gewalt), et non comme négativité mortelle – moment d’une dialectique, ou élément d’une quadrature. Cette détermination précède, en une articulation cruciale du propos de Heidegger, ce que nous appellerons la réduction négative de la mort. Heidegger s’appuie en effet sur une phrase de Hölderlin pour progresser en direction d’une « définition » de la poésie : « Comme de tels hommes se tiennent au milieu de rapports de violence, leur langage aussi, presque à la manière des Furies, parle en une cohérence plus violente ». Il indique alors que « la langue » n’est pas « simplement l’expression, la formulation et la communication au public » de cette violence, « elle supporte et conduit le débat avec ce qui est violemment violent »829. La langue est donc saisie comme l’espace du débat avec le « violemment violent », qui ne se confond pas avec le négatif. Dans cette perspective, la poésie constitue la contrainte « formelle » qui enferme et conjure la violence de ce qui, autre de la vie, autre de la parole, n’est pourtant pas simplement la négativité mortelle : « Le poète enferme et conjure l’éclair du dieu dans la parole, il fait entrer cette parole chargée d’éclairs dans la langue de son peuple. Le poète n’élabore pas ses expériences psychiques, il se tient « sous les orages de dieu… à tête découverte », livré sans défense et dessaisi de lui828 829 Voir à ce sujet J.-F. Mattéi, Le Quadriparti, op. cit., p. 67. Ibid., p. 70, nous soulignons. 259 même. Le Dasein [du poète] n’est rien d’autre que l’exposition à la surpuissance de l’Être »830. Être poète, c’est assumer l’inscription dans la langue de l’ex-position absolue au pur risque de l’être ; la nudité extatique de la tête du poète se confond avec la nudité de sa parole et de sa vie, toutes deux soumises à l’hyperbole du risque. Tel risque n’est plus conçu comme une simple négativité – c’est-à-dire possibilité de la mort –, mais comme hyperbole. La poésie, en tant qu’elle est le site de l’essence du langage, constitue l’assomption forcenée des fulgurances du risque, assomption peut-être impossible comme telle – elle s’ouvre en effet « au danger de l’essence du langage (Wesen), trop difficile à assumer pour un homme qui, à la différence du dieu, ne peut se tenir sous l’orage », rappelle J.-F. Mattéi.831 Cependant, ceux-là qui arrivent par d’obscurs sentiers, sans doute, « risquent plus », comme le rappelle la voix de Rilke. Ceux-là qui, endurant la détermination salubre du mourir, parviennent à la conscience de l’habiter originel, ceux-là risquent-ils leur vie, demande Heidegger ? Non. Mais alors « qu’est-ce qui pourrait être risqué encore, qui serait plus risquant que ne l’est la vie elle-même, c’est-à-dire le risque lui-même, c’està-dire plus risquant que l’être de l’étant ? », demande Heidegger dans de la conférence de 1946, intitulée Pourquoi des poètes (Wozu Dichter)832, où il s’interroge sur le mot de Hölderlin : « et pourquoi des poètes en temps de détresse ? » S’il y a « plus » à risquer que l’être de l’étant – c’est-à-dire que la vie –, seule l’enceinte même de l’être constitue ce superlatif. Telle enceinte, templum indemeuré de l’être, à partir de quoi s’avive l’étantité, c’est la langue elle-même : « Pensant à partir du temple de l’être, nous pouvons présumer ce que risquent ceux qui parfois risquent plus que l’être de l’étant. Ils risquent l’enceinte de l’être. Ils risquent la langue »833. La langue est cela, qui ceint l’être ; la risquer, c’est risquer, au-delà du monde, au-delà de la vie, l’être même par lequel monde et vie se déploient. C’est seulement depuis la langue, en tant qu’elle est l’extrême dehors et la suprême intimité de l’être, que plus peut être risqué que l’être de l’étant lui-même. Ainsi, si « la langue est pour l’homme le plus périlleux des biens »834, c’est parce que le tout de l’être (de l’étant) s’y trouve, héroïquement, risqué. Ceux-là qui risquent plus – les poètes – fondent, dans et par le risque, la dimension d’une sûreté, c’est-à-dire, au sens d’Acheminement, la quadrature d’une habitation : « dans la mesure 830 Ibid., p. 41. Op. cit., p. 111-112. 832 Chemins qui ne mènent nulle part (Holzwege), op. cit., p. 372. 833 Ibid., p. 373. 834 Les hymnes de Hölderlin : La Germanie et le Rhin, op. cit., p. 78. 831 260 où la création d’une sûreté provient de ceux qui risquent davantage, ceux-ci doivent donc s’exposer au risque de la parole […] Ceux qui risquent davantage risquent le dire »835. Heidegger nomme Légende (Sage) la diction qui contient, retient, et excède, la totalité de ce qui est à dire : « Le dire de ceux qui risquent plus doit expressément risquer la Légende (Die Sage). Ceux qui risquent plus ne sont vraiment ceux qu’ils sont que s’ils sont ceux qui disent plus. »836. La poésie est, par vocation, Légende et Hyperbole ; risquant, elle risque plus que la vie et la mort, plus que cela qu’enclôt le logos de l’ontologie elle-même. La parole est, avant même d’être possibilité d’une parabole (les deux mots, parler et parabole(r), sont issus du latin parabolare), à savoir d’une diction mesurant en sa constance la distance entre le dire et le dit – la parole est avant cela risque et lieu d’une hyperbole. L’hyperbole n’est ni la loi de l’excès, ni la simple possibilité d’une parole excessive. Hyperbole ne nomme pas une des possibilités de la parole, mais bien la dé-mesure ef-fondée qui la rend elle-même possible comme parole. Au-delà du pli de l’Être et de l’étant, au-delà de toute quadrature habitable – audelà de la mort comme précédence et endurance absolues du vivant –, là s’abîme l’insituable de tout site, en quoi la langue du poème résonne. Si tout cela est juste, il faudrait alors, « à propos de l’imparlé (Ungesprochenes) » qui, selon le mot de Heidegger, parle partout et toujours à travers toute langue, chercher, comme l’indique une note du traducteur du Chemin vers la langue, « à entendre ce qui, en lui, va plus loin que le négatif »837. Silence et splendeur : une anti-dialectique Ce tour ultra-philosophique du texte heideggérien mériterait de longues analyses, qui excèdent le cadre de ce travail. En deçà de cette sitgmè hyperbolique, désignant l’au-delà du négatif, l’exégèse de Heidegger fait fonds, constamment et méthodiquement, de la quadrature de l’habitation. Dans l’élément réglé du geste herméneutique, le rapport entre discours philosophique et texte poétique s’articule en une circularité rigoureuse, à l’image de ce que Heidegger nomme « le jeu de miroir du Quadriparti »838. Ce cercle est le destin du monde, en tant qu’il suit la voie de sa propriation : « Le jeu de miroir du monde en train de se faire – ce jeu qui est le tour encerclant de l’Anneau – libère, par son encerclement, les 835 Chemins, op. cit., p. 374. Ibid., p. 379, traduction légèrement modifiée. 837 AvP, 237. 838 « La chose », dans Essais et conférences, p. 214. 836 261 Quatre unis, les conduisant vers ce qu’ils ont en propre de docile, vers ce qu’il y a de souple en leur être »839. Par le commentaire, la parole philosophique conduit, pour ainsi dire, la parole poétique à son propre avènement ; d’où l’idée d’un dialogue, patient et sans ruptures, entre philosophie et poésie. A soi appropriée, par et dans le discours philosophique, la poésie délivre alors elle-même une parole d’appropriation – parole appropriant l’homme à l’insigne d’un destin. C’est ainsi que Heidegger s’interroge, dans « La parole dans le poème » (texte qui, comme l’indique son titre, porte sur la situation singulière – im Gedicht – de la parole) : « Qui est le bleu gibier (das blaue Wild) à qui le poète enjoint de ne pas oublier l’étranger ? Un animal (Tier) ? Assurément. Et rien qu’un animal ? Aucunement. »840 Certes, admet Heidegger, le gibier trakléen est « animal ». Comme gibier, certes, il retient la sauvagerie, la bestialité, la loi de prédation de l’animal comme tel. Mais l’animal « doit remémorer ». L’animal porte mémoire : « Son visage doit être aux aguets de l’étranger et avoir regard sur lui. Le bleu gibier est une bête dont l’animalité ne consiste sans doute pas dans le bestial, mais réside dans cette commémoration du regard qu’enjoint le poète »841. L’animal, présence regardante et tacite, porte une mémoire qui ne dit mot ; cette mémoire, ajoute décisivement Heidegger, « n’est pas encore recueillie en son être propre. Un tel animal, à savoir l’anima pensant, l’animal rationale, l’homme (Mensch), n’est, selon le mot de Nietzsche, pas encore arrêté »842. Le gibier, forme de vie mémorante, donne à saisir un « sens » encore irrévélé. Ce sens est le sens d’un destin : « La nomination du « Bleu gibier » est celle des mortels (Sterbliche) qui se souviennent de l’étranger (Fremdlings) et voudraient avec lui gagner le foyer de l’essence humaine (Menschenwesen) »843. Le gibier, c’est l’homme, en patience et défaut de son propre destin. Telle commémoration dolente est silencieuse. Elle ne saurait nommer cela, qu’elle quérit, qu’elle regarde (et garde) en l’épreuve de son manque. Seule une parole philosophique a faculté de révéler le sens destinal de cette figuration muette. Le gibier – comme le poème – ne parle pas, mais contemple en silence ; le discours philosophique révèle le sens historial de la patience mutique, commémorée, du poème solitaire. Le saisissement du poème, en sa splendeur tacite, n’est pas simplement « mort » : « La fixité du masque animal n’est pas celle d’un élément mort (Abgestorbenenen). Quand il se 839 Ibid., p. 215. UzS, p. 45, AvP, p. 49 841 Ibid. 842 Ibid. 843 UzS, p. 46, AvP, p. 49. 840 262 fige ainsi, le visage de l’animal est saisi »844. Le saisissement est le recul qui précède la contemplation de la vérité : « Son masque se ramasse pour, retenu en lui-même, regarder face au Sacré dans le « miroir » de vérité (« Spiegel der Warheit »). Regarder signifie : entrer dans le tacite (eingehen in das Schweigen) »845. Le poème, offrande et recel d’un regard, constitue l’assomption du silence ; ce silence marque, en tant que tel, la contemplation de la vérité. Ce silence s’endure comme puissance, et dans cette endurance enfin, se pétrifie ; Heidegger cite, à la ligne suivante, le vers si profond et si difficile de « Chant nocturne » (Nachtlied) : « Puissant est dans la pierre le tacite ». Le texte allemand dit : Gewaltig ist das Schweigen im Stein »846. Ce qui se tait s’empierre, s’endure dans la pierre : animalité secrète, saisie, indurée, de ce qui se poursuit, imparlé, en deçà de tout discours qui soit. Heidegger, on l’a vu, veut penser le « visage animal » (« Tiergesicht », écrit Trakl) comme signe d’un destin, d’un devenir-humain : mais l’animal, dans sa visagéité improbable, s’accomplit selon la loi du tacite, du saisi, du sans-signe, fondé à tous les voisinages, indiscernable et indifférencié, à tel point, comme le dit Deleuze, qu’on ne puisse plus distinguer, dans ce qui s’endure empierré, l’homme, la femme, l’animal, et la molécule847. Ce qui se tait est la puissance et la violence mêmes de qui est sans destin, sans savoir. La fin de Chant nocturne résonne ainsi : « Ô calmes miroirs de la vérité (Spiegel der Warheit) ! A la tempe d’ivoire du seul / Passe un reflet d’anges déchus (Erscheint der Abglanz gefallener Engel) ». La vérité resplendit, d’endurance défunte, et mutité de pierre ; pourtant ce qui se tait, en pierre, est puissance, et violence – le sens de Gewaltig demeure indécidable. Peut-être n’est-il pas inutile de citer deux vers, de deux autres poèmes, où paraît également ce terme énigmatique : Gewaltig. Le premier s’intitule « Automne transfiguré » (Verklärtet Herbst)848 ; voici le vers en question : « L’an se meurt en sa surpuissance » (Gewaltig endet so das Jahr). Trakl désigne ici, sans doute, l’identité du pur déclin et de l’hyperpuissance ; cela qui finit, finit sous la guise de la violence pure. Et cette violence, dans Helian849, est répétée comme silence : « Puissant, est le silence du jardin ravagé » (« Gewaltig ist das Schweigen des verwüsteten Gartens »). Où paraît la vérité – au lieu pur du poème –, là règne le silence, comme puissance pétrifiée, tacite, d’une animalité sans parole. Violente est la vérité, dès lors que nul savoir ne l’accompagne. C’est ainsi qu’à l’intérieur même de l’espace de sens organisé par le 844 UzS, p. 45, AvP, p. 48. Ibid. 846 Georg Trakl, Poèmes majeurs, op. cit., p. 157. 847 Voir « La littérature et la vie », dans Critique et clinique, op. cit., p. 11. 848 . Op. cit., p. 94. 849 Ibid., p. 158. 845 263 commentaire de Heidegger, le silence demeure. Nul discours ne « relève », au sens de la dialectique, la profondeur de ce silence. Certes, une parole à chaque fois, révèle le silence comme tel – qu’il s’agisse de la parole incessante, illimitée, forcenée, qui nous constitue comme « humains » ; qu’il s’agisse de la parole du poème, à quoi il revient, impossiblement, de dire le silence, ou qu’il s’agisse de la parole même du commentaire heideggerien, survenant au texte du poème pour en dévoiler la vérité. La parole, disionsnous, révèle le silence ; mais elle ne saurait l’entamer comme silence. Comme regard de la vérité, resplendissement, flagrance, le silence demeure en tant que l’irrévélé, le nondévoilé, l’innommé animal. Le silence retient la puissance de la vérité – telle vérité n’est pas la vérité philosophique, exotérique et discursive, de l’appropriation, mais la vérité « pure », violence – silence et splendeur du poème sont la violence même – de ce qui provoque et excède en son fonds le discours philosophique. En ce sens, ce que Trakl nomme le tacite (Schweigen) ne participe d’aucune dialectique entre le silence et la parole. Le « miroir de vérité » ne dit mot ; les visions qui y naissent, et défuntent sont des anges sans voix (sprachlos). Proust écrit, dans Temps retrouvé : « Les livres sont l’œuvre de la solitude et les enfants du silence. Les enfants du silence ne doivent avoir rien de commun avec les enfants de la parole, les pensées nées du désir de dire quelque chose, d’un blâme, d’une opinion, c’est-à-dire d’une idée obscure »850. Le silence se donne donc comme l’origine de toute parole et comme son fonds informulé advers ; la poésie, résonance et légende (Sage) pures, retient les puissances du silence, en tant qu’elles sont puissances de vérité. Sans doute cette thématique reste-t-elle chez Heidegger, malgré sa profondeur philosophique, tributaire d’une « dialectique » oppositive, par quoi parole (Sprache) et silence (Stille) s’articulent en réciprocité. C’est ainsi que Heidegger écrit, dans La parole, encore : « La parole parle comme recueil où sonne le silence (Die Sprache spricht als das Gelaüt der Stille) »851, affirmant l’inséparation essentielle de la parole et du silence. C’est dans l’espace inséparé en quoi parole et silence s’appartiennent que l’homme s’atteint en propre comme mortel ; ainsi l’homme s’approprie : « Un tel appropriement se fait propriété dans la mesure où pour le déploiement (Wesen) de la parole, recueil du silence, il faut le parler des mortels (Das Sprechen der Sterblichen) afin de pouvoir retentir comme recueil du silence aux oreilles des mortels »852. De même qu’Être et temps pensait le proprement humain de la « vie » à 850 Op. cit., p. 303. UzS, 30, AvP, 34. 852 Ibid. 851 264 partir de l’être-pour-la-mort, de même Acheminement vers la parole conçoit l’essence de la parole à partir d’un certain recueil du silence. La poésie est alors la « voix » qui garde le silence, appropriant comme tel l’humain à son destin de mortel. La loi – dialectique – de ces oppositions est, à bien des égards, indépassable. Ce n’est toutefois qu’à partir du moment où la Dichtung est déterminée comme voix, profération, parole, que la thématique du silence reçoit par contraste les valeurs qui sont les siennes dans le texte heideggérien. Si l’on s’avisait d’aventure de déterminer la Dichtung comme écriture, et non plus comme parole, le « silence » n’apparaîtrait plus comme l’autre pôle d’une opposition dialectique, mais bien comme l’élément pour ainsi dire naturel de réalisation du poème. L’écriture est de silence ; frayée dans le tacite, telle violence et puissance. Dans le Chant Nocturne de Trakl, le visage d’Elaï s’incline « sans voix (sprachlos) » sur les eaux. Le chant est sans voix ; seules, des images, masques et miroirs, réfléchissent en silence le Dict pur du poème. Ce qui s’endure violemment est marqué sans voix dans la pierre, lisible et visible seulement, re-gard de l’être. L’écriture est donc règle et destin de la pierre. Elle s’excepte des dialectiques appariant la mort à la vie, et la parole au silence. Écriture nomme le « geste », frayage et mémoire, en quoi resplendit la visibilité du tacite ; elle est le miroir de la vérité, comme silence et splendeur rigoureusement inscients. 265 C. Littérature et déconstruction Le nom de l’être Cherchant le site de l’essence de la langue (Sprache), Heidegger, nous l’avons vu, désigne le poème. C’est « dans » le poème, ou plus précisément, « là » où se tient le poème, que s’éploie l’essentialité de toute parole ; « là » ; dit Heidegger, « où il a été parlé » (« La parole », dans Acheminement…) : « Si par conséquent il nous faut chercher le parler de la parole où a été parlé, nous ferons bien, au lieu de prendre au hasard n’importe quel parlé, au contraire de trouver quelque chose où soit purement parlé. Le parlé à l’état pur est tel qu’en lui la perfection de parler – celle qui sied au parler – de par elle-même devient achèvement en initial. Le parlé à l’état pur est le Poème »853. La Parole, comme pure parole, a lieu dans le poème ; le poème donne lieu à l’épure de toute parole. L’énigme d’un tel lieu, sans doute, reste à déchiffrer ; il demeure que cette assignation primordiale détermine chez Heidegger, une attention profonde, constante, à la poésie (Dichtung), dans l’enquête sur l’être, en tant précisément que le dire poétique retient la Dite ontologique elle-même. C’est qu’en effet, si le poème est le lieu de la langue, la langue, à son tour, abrite l’être, selon la formule citée par Jacques Derrida à la fin de la conférence sur « La différance » : « L’être parle partout et toujours à travers toute langue » ; dans sa simplicité toutefois, la thèse de cette incessation est trompeuse. L’avènement pur de la dictée de l’être ne se produit qu’« en » poésie (Dichtung). L’avènement se produit comme un appel ; dans le resson de cet appel, la poésie donne lieu à l’essence de la langue, en tant que le « parlé à l’état pur ». Cet appel est appel des mortels ; non pas de « tous les mortels », dit Heidegger 853 Acheminement vers la parole, op. cit., p. 18. 266 dans Die Sprache, mais « seulement » de « « plus d’un » – ceux-là qui sont en état d’endurer mourir (das Sterben), et ils l’endurent comme le voyage jusqu’à la mort. Dans la mort se recueille la plus haute retraite de l’être. La mort a déjà devancé tout mourir »854. Où se dévoile l’appariement étrange entre la parole (Sprache), la poésie (Dichtung), et la mort. La poésie se produit ainsi comme le langage (ou la parole) de l’être en tant, précisément, qu’elle est capable d’accueillir les puissances silencieuses du négatif, par quoi l’animal humain s’approprie à son destin de mortel. C’est – à quelque déplacement près – sur la rigueur de cet appariement que porte la conférence derridienne intitulée « La différance » ; c’est-à-dire, précisément : sur la possibilité qu’advienne une « langue » qui nomme l’être. « Telle est la question, écrit Derrida : l’alliance de la parole et de l’être dans le mot unique, dans le nom enfin propre »855. Et « La différance » s’achève sur la réinscription joueuse de la sentence heideggerienne, citée ci-dessus : « L’être / parle / partout et toujours / à travers / toute langue ». Sans doute est-il possible de reconstituer un « discours » de la déconstruction, telle qu’elle s’exalte dans « La différance » ; ce discours porterait, dans l’ordre : 1. sur le « nom » de l’être, c’est-à-dire sur l’objet même de l’ontologie ; 2. sur la verbalité de l’être, c’est-à-dire sa puissance de « parole »; 3. sur l’incessation de l’avènement de l’être, dans et par toute parole ; 4. sur la puissance d’apparition de l’être, parlant dans le « travers » de toute langue, c’est-à-dire traversant l’opacité des langues pour advenir comme parole ; 5. sur l’universalité supposée de la Dite de l’être, transcendant la diversité empirique des langues « naturelles ». Mais la déconstruction, précisément, ne consiste pas dans un discours. Déconstruire ici le philosophème heideggerien revient à citer, et dans l’instance même de la citation, à diviser l’unité phrastique pour en faire paraître les sens inaperçus. Citer / diviser : Derrida nomme, on le sait, cette opération la ré-inscription du logos (ici heideggerien). Ré-inscrire le logos, c’est identiquement citer et diviser : ré-inscrit « dans » l’espacement réglé du texte déconstructeur, le logos ne se produit plus comme unité incorporelle d’un sens, mais bien comme une écriture, comme un texte irréductiblement divisé. Or ici, Derrida ré-inscrit un logos philosophique dont le sens est précisément d’affirmer et de soutenir la possibilité du logos de l’être, c’est-à-dire de l’ontologie. « L’être parle partout et toujours à travers toute langue » : ceci constitue la thèse de l’unité logique – au sens de logos – des langues dites naturelles, au-delà de leur diversité empirique. C’est à partir de cette unité logique qu’elles sont en faveur d’accueillir l’être, en 854 855 Ibid., p. 25. « La différance », dans Marges – de la philosophie, op. cit., p. 29. 267 sa Dite. Cette Dite est, chez Heidegger, le poème ; plus rigoureusement, elle a lieu au lieu du poème. Cette Dite est Dite de l’être, et le poème en constitue l’avènement. L’être a donc lieu dans une parole ; cette parole se produit tout à la fois comme essence de la langue, et Dite essentielle de l’être. Nous l’avons rappelé : le poème résonne seulement dans l’unité horizontale de l’être-pour-la-mort, par quoi il approprie l’humain à son destin de « mortel ». Suivons à présent le dialogue qui s’ouvre, dans De la grammatologie, entre Derrida et le projet heideggérien. S’y déterminent au plus lisible les éléments du différend entre la déconstruction et le texte de Heidegger. Derrida procède en trois temps. Il montre d’abord que la pensée du signe linguistique, telle qu’il en dégage puissamment les ressorts à partir d’une lecture de Saussure, repose en son fonds sur la thèse de ce qu’il nomme un « signifié transcendantal » : « Il faut qu’il y ait un signifié transcendantal pour que la différence entre signifié et signifiant soit quelque part absolue et irréductible »856. Or Derrida décèle dans le discours de l’ontologie heideggerienne la position d’un tel signifié ; de ce fait « le logos de l’être, « la Pensée obéissante à la Voix de l’Être », est la première et la dernière ressource du signe, de la différence entre le signans et le signatum »857. Linguistique et ontologie entretiennent donc une complicité inaperçue ; la thèse de l’unité ontologique se trouve ainsi rigoureusement articulée à celle de la dualité linguistique. Le dualisme théorique et méthodologique des « sciences du langage » ne constitue donc en rien la menace d’une déconstruction de l’unité irréductible de la parole de l’être. Venons-en au second temps de l’argumentaire derridien. Il porte, restrictivement cette fois, sur le discours de l’ontologie ; la « pensée de l’être, comme pensée de ce signifié transcendantal, se manifeste par excellence dans la voix »858, écrit alors Derrida – c’est, à nouveau, la thèse d’une communauté « métaphysique » entre linguistique et ontologie. L’ontologie comme la linguistique accordent un privilège essentiel à la dimension parlée de la langue, c’est-à-dire à la voix : « La voix s’entend – c’est sans doute ce qu’on appelle la conscience – au plus proche de soi comme l’effacement absolu du signifiant » ; elle constitue de ce fait, conclut Derrida, une forme de l’« auto-affection pure »859. L’ontologie détermine donc l’essence de la langue à partir de la parole et du signe ; dans la parole, s’entend, au plus proche, l’évidence fondative d’un signifié transcendantal à partir duquel s’éploie la différence du signe ; et la diversité des signes (homothétique à leur dualité), 856 De la Grammatologie, op. cit. p. 33. Ibid. 858 Ibid. 859 Ibid. 857 268 réciproquement, ne se produit qu’au regard d’un mot originaire (Urwort), assurant, en tant qu’unité parlante de l’être, « la possibilité de l’être-mot à tous les autres mots » : « Le mot « être », ou en tout cas les mots désignant dans des langues différentes le sens de l’être, serait avec quelques autres, un « mot originaire » (Urwort), le mot transcendantal assurant la possibilité de l’être-mot à tous les autres mots »860. « L’être parle partout et toujours à travers toute langue », lisait-on plus haut : c’est qu’en effet, transcendant la diversité des langues comme la différence des signes, toute parole est, en un sens inouï, parole de l’être. Le nom de l’être se trouve ainsi « pré-compris dans tout langage en tant que tel et – c’est l’ouverture de Sein und Zeit – seule cette pré-compréhension permet d’ouvrir la question du sens de l’être en général, par-delà toutes les ontologies régionales et toute la métaphysique »861. Le troisième temps de sa réflexion donne cependant à Derrida l’occasion d’assumer la filiation rapportant la déconstruction à un certain tour – l’ultime, sans doute – du texte heideggérien. Certes, la détermination de la parole de l’être comme l’unité irréductiblement auto-affectée d’une seule voix, rédime la différence du signe, transcende la diversité des langues, et, plus gravement, occulte la différance de l’écriture, sur laquelle Derrida ne cesse d’attirer notre attention. Mais Heidegger lui-même reconnaît ceci, que De la grammatologie souligne, et dont elle paraît – pour une part – admettre l’héritage : « La voix des sources ne s’entend pas. Rupture entre le sens originaire de l’être et le mot, entre le sens et la voix, entre la « voix de l’être » et la « phonè », entre l’« appel de l’être » et le son articulé »862. Cette rupture ouvre l’espacement pur de la différence, à partir duquel le projet même d’une grammatologie trouve à se formuler. La « parole de l’être » n’est pas une voix pleine, innocente et heureuse ; telle parole ne résonne qu’au tact d’un faire silence en quoi identiquement elle parle et elle se tait. La parole de l’être est donc, au sens derridien du terme, entamée par l’inscription différentielle d’un silence, qui déjoue toute transcendantalité. La « parole de l’être » n’est pas, comme le serait le rêve d’une voix, présente à elle-même dans le s’entendre-parler ; la parole de l’être se tait au cœur de la diversité des langues, de la différence des signes, et de la différance de toute écriture. D’où la rature, qui, dans Zur Seinsfrage, barre le nom même de l’être ; Heidegger ainsi, rappelle Derrida, « ne laisse lire le mot « être » que sous une croix (kreuzweise Durchstreichung). Cette croix n’est pourtant pas un « signe simplement négatif ». Cette rature est la dernière 860 Ibid., p. 34. Ibid. 862 Ibid., p. 36. 861 269 écriture d’une époque. Sous ses traits s’efface en restant lisible la présence d’un signifié transcendantal »863. La parole de l’être, dans la forme ultime de son affirmation, ne se passe pas d’une « écriture », ou plus rigoureusement, d’une graphie qui désigne l’être en le biffant. Le nom de l’être, ainsi, ne paraît que sous croix. Cette loi cruciale, sans doute, est une violence faite à l’unité transcendantale pure de cela que nomme être. La violence, au demeurant, ne commence pas avec la croix, mais avec le nom même qui en supporte la biffure : « Nommer, lit-on dans De la grammatologie, donner les noms […], telle est la violence originaire du langage qui consiste à inscrire dans une différence, à classer, à suspendre le vocatif absolu »864. Le geste de la croix ne constitue donc, à suivre en toute rigueur l’analytique derridienne, qu’une répétition de la violence prime qui constitue l’a priori de toute nomination. Mais, au-delà même de la reconnaissance d’une différence ontico-ontologique, demeure vivace, dans le discours heideggérien, le rêve d’un vocatif absolu appelant (con-voquant) l’être sous chaque nom. Vocatif qui, depuis l’abîme d’une profondeur immobile, ne cesserait de résonner sous le nom, sous tout nom, et en particulier sous les « noms » articulés par la parole poétique. Souvenons-nous de la lecture du poème Winterabend proposée par Heidegger, dans « La parole ». Heidegger y décelait un enjeu essentiel : celui de la « nomination » (le « nommer », nennen) des choses à la présence (« Qu’appelle cette première strophe ? Elle appelle des choses (Dinge), leur dit de venir »). Le poème, en son geste, est donc appel, vocatif ; et si Heidegger choisir de commenter ce poème de Trakl, c’est sans doute parce que la question de l’« appel » y est non seulement le fait du poème, mais encore son thème. Qu’on nous pardonne de citer une nouvelle fois les premiers vers de Winterabend : Quand la neige tombe à la fenêtre Longuement, la cloche du soir sonne Pour beaucoup, la table est mise Et la maison est bien pourvue. Plusieurs, qui sont en voyage Arrivent, par d’obscurs sentiers. La figuration poétique constitue bien, ici, la scène d’un appel : dans la con-venance des signes du soir (la neige, la cloche, la table et la maison), ceux-là qui voyagent sont sommés d’arriver. Une telle venue paraît dépendre de ces signes, qui résonnent au début du poème 863 864 Ibid., p. 38. Ibid., p. 164. 270 comme ce « vocatif pur » évoqué par Derrida. Ainsi, le poème, profération des noms pour la venue des choses, nomme aussi la vocation de ceux-là qui voyagent, aux signes convenants d’un soir hospitalier. C’est sans doute la puissance intime de cette vocation qui constitue le poème comme site de l’appel, et réciproquement appel du site : « Il y a, dans l’appel même, un site (Ort) qui est non moins appelé »865. Le nom poétique, ainsi, organise tout à la fois une vocation et une situation ; vocation des mortels, ceux-là qui « son en voyage », et situation du langage dans sa totalité comme lieu de l’appel, et de la venue de l’être. Le nom poétique, rêvé comme voix ou du moins résonance – resson immémorial d’un vocatif – convoque les choses à leur présence de choses, le site au seul insigne de son éploiement, et les hommes en voyage, à l’assomption de leur destin de mortels. Sous ces trois guises, c’est, à chaque fois, l’être « lui-même », comme signifié transcendantal de tout signe, qui s’avive à l’appel de son nom, dans l’espace résonant d’une onto-logie poétique. La poésie (Dichtung) est le lieu d’un rapport entre le vocatif pur – dictée de l’être et règne du nom – et la vocation, par quoi les hommes répondent à l’avènement de cet appel, s’appropriant, comme mortels, à l’authenticité de l’être. C’est précisément la chance de ce rapport que la croix interroge, de la violence tacite de sa graphie. La déconstruction, pourtant, et quelle que soit la rigueur de sa critique du vocatif, ne se détermine pas comme fin de l’âge des noms. Elle déploie la dimension de son discours à partir de la totalité des noms disponibles, selon la modalité que Derrida nomme paléonymie. La paléonymie désigne la nécessité de chercher des « pensées inouïes […] à travers la mémoire des vieux signes »866. C’est ainsi, on le sait, que la première époque de la déconstruction (1967-1972) se caractérise, formellement, par une fidélité aux formes philosophiques – et en l’occurrence, phénoménologiques – de la discursivité. C’est depuis l’assomption de l’héritage rhétorique husserlien que s’écrit, par exemple, La Voix et le phénomène ; depuis, donc, ce qu’on pourrait appeler l’endurance pensive du logos de la métaphysique. C’est donc encore la voix de la philosophie et, en elle, sans doute, celle du savoir absolu, qui doit pouvoir dire « ce qui « commence » alors, « au-delà » du savoir absolu »867 au moment de La Voix et le phénomène. La déconstruction, à cet instant, ne requiert nulle autre langue que celle du logos philosophique, en tant que, par la grâce d’une répétition, il s’ouvre à l’assomption de son propre dehors. La différance – entre autres exemples – peut donc toujours être saisie comme un « concept » ; dès lors, « elle reste un 865 Ibid. La Voix et le phénomène, op. cit., p. 114. 867 Ibid. 866 271 de ces vieux signes » ; et ce signe « nous dit qu’il faut continuer indéfiniment à interroger la présence dans la clôture du savoir »868. C’est, à cet instant, la langue philosophique dans sa traditionnalité, qui pourvoie seule les signes à partir desquels une pensée est possible. L’innommable, évoqué par la conférence La différance – « plus « vieille que l’être luimême, une telle différance n’a aucun nom dans notre langue »869 – ne désigne pas l’attente, la patience ou l’impatience de noms qui ne seraient pas encore. « « Il n’y a pas de nom pour cela » : lire cette proposition en sa platitude », écrit Derrida. L’absence « du » nom n’est pas une absence déterminée, qu’ un nom, pur entre tous, pourrait venir combler. « Il n’y a pas de nom pour cela » signifie : cela qui est à dire excède l’empire du nom ; cela qui est à dire est innommable en ceci qu’aucun nom, comme tel, suffit à le nommer. L’innommable est, plus vieux que tout nom, cela qui hante l’espace des noms – sans nom : « Cet innommable est le jeu qui fait qu’il y a des effets nominaux, des structures relativement unitaires ou atomiques qu’on appelle noms, des chaînes de substitution de noms, et dans lesquelles, par exemple, l’effet nominal « différance » est lui-même entraîné, emporté, réinscrit, comme une fausse entrée ou une fausse sortie est encore partie du jeu, fonction du système »870. La croix, en son avent, signe, au lieu même du nom, l’excès d’une innomination. Sans doute signe-t-elle aussi un sépulcre. Vers quel ensevelissement cette croix fait-elle signe ? La parole de l’être, sous la croix, résonne en son tombeau : c’est-à-dire, résonne en se taisant. La croix est le signe par quoi l’être s’assume comme silence ; par quoi, au même instant, la parole de l’ontologie se reconnaît comme marque, échographie tacite. Sous la croix et par elle, l’être n’a plus de nom ; in-nommable, l’être s’éperd au jeu majeur de la différence – « le sens de l’être, écrit à cet égard Derrida, n’est pas un signifié transcendantal ou trans-époqual (fût-il même toujours dissimulé dans l’époque) mais déjà, en un sens proprement inouï, une trace signifiante déterminée »871. Sous la croix l’être n’a plus lieu ; situé et marqué par la croix, l’être est alors à penser comme un effet de ce signe qui, décisivement, le rature : « étant et être, ontique et ontologique, « ontico-ontologique », seraient, en un sens original, dérivés au regard de la différence ; et par rapport à ce que nous appellerons plus loin la différance. »872 C’est, dans cette perspective, tout le rapport entre vocatif – parole poétique appelant l’être par son nom propre – et vocation – forme de 868 Ibid. Op. cit., p. 28. 870 Ibid. 871 Ibid., p. 38. 872 Ibid. 869 272 destin, en quoi les hommes se rejoignent ultimement comme mortels – qui se trouve rigoureusement déplacé, différé pour ainsi dire. Le vocatif n’a plus lieu dans l’unité résonnante d’une parole poétique : déterminé comme écriture ou graphie, il s’accomplit en toute rigueur comme la dissémination des signes ; la vocation, pour son compte, ne dit plus l’heur d’un avènement, mais la menace irréductible d’une errance – cela qui est appelé peut toujours ne pas répondre à l’appel ou, venant, ne jamais arriver à destination : possibilité que Derrida nomme la « destinerrance ». Cette double modification concerne le statut de ce que Heidegger nomme Dichtung, et qu’on peut (mal) traduire par « poésie » ; elle met en questions la double dialectique de l’appropriation – opposition de la mort à la vie, et homothétiquement, du silence à la parole. La Dichtung heideggerienne est, on l’a vu, dictée ou dict de l’être ; résonnant comme parole, pur akoumène, à l’initialité d’un langage imprescriptible, elle situe, au sens strict, l’essence de la langue (Sprache) – tout à la fois langue essentielle et langue de l’être. Que serait alors une Dichtung inscrite, et supportant la série des modifications que l’on vient d’énoncer ? Sans doute – il faut oser le mot – la « littérature ». La littérature déjoue la loi vocative du « nom », parole et convocation pures, de même que la sûreté de toute destination. La mort qui s’annonce ainsi dans la littérature, ne constitue en rien la certitude d’un destin ; elle nomme la fragilité d’un risque, en quoi essence et in-essence s’apparient. La mort n’est plus un horizon, mais le lacis de chances à quoi, inexorablement, renvoie l’errance des signes. La « mort » à l’œuvre dans la vie ne détermine pas l’unité horizontale d’un sens-de-la-vie, mais la neutralisation différentielle du « sens de la vie », comme du « sens de la mort » : « L’archiécriture comme espacement ne peut pas se donner comme telle, dans l’expérience phénoménologique d’une présence. Elle marque le temps mort dans la présence du présent vivant, dans la forme générale de toute présence. Le temps mort est à l’œuvre »873. Tout se passe donc comme si la déconstruction déplaçait le concept heideggerien de « parole poétique », ainsi que la série de déterminations qui s’y trouvent corrélées (révélation de l’essence de la langue, recueil de l’être, appropriation de l’homme à son destin mortel), en le réinscrivant comme « écriture littéraire », c’est-à-dire littérature. Ce déplacement conduit Derrida à questionner la forme de négativité traditionnellement assignée à l’œuvre littéraire, dès lors que « la culture » a été, toujours et partout dans le discours métaphysique, déterminée comme « nature différée – différante ; tous les autres de la physis […] comme physis différée ou comme pyhisis différante » : « Ici, écrit Derrida 873 De la grammatologie, op. cit., p. 99 273 à la même page, et entre parenthèses, s’indique le lieu d’une réinterprétation de la mimèsis, dans sa prétendue opposition à la physis »874. Selon cette réinterprétation, la mimèsis se trouve déterminée, non plus comme différence dialectique, mais comme différance mimique. La différance, Derrida ne cesse de le répéter, n’est pas la différence (oppositive et dialectisable) : la différance ne suscite pas le jeu réglé de l’opposition et de la dialectique, mais bien celui, dérégulé et pour ainsi dire an-économique, de l’excès et du supplément. La différance n’est donc surtout pas une espèce du genre différence dialectique, mais encore, elle n’est pas non plus, dit Derrida, une « « espèce » du genre différence ontologique ». Il écrit ceci, dans une note décisive de « La différance » : « Si « la donation de la présence est la propriété de l’Ereignen » […], la différance n’est pas un procès de propriation en quelque sens que ce soit ». Ce qui ne signifie pas que la différance exproprie : elle n’est ni « la position » du propre, « ni la négation (expropriation), mais l’autre »875. L’autre « est » la différance ; la différance « est » l’autre, c’est-à-dire l’autre de l’autre : la différance constitue, d’après le lexique derridien, l’au-delà non métaphysique et quasi transcendantal de toute opposition qui soit. D’où la dissipation de la forme même de la question d’essence concernant la littérature – la littérature n’est plus le site de l’essence de la langue ; il n’y a pas, et d’aucune façon, d’essence de la littérature. Dans l’espace inextensif de la différance la « littérature » ne peut plus être pensée comme le négatif mimétique de la nature, quelle que soit la valeur qu’on lui assigne. Quel rapport, de concept ou de figure, continue alors d’apparier la littérature à la mort, en tant qu’elle est recueil d’une négativité ? Peut-être faudrait-il déjà dire que le terme « mort », avec toutes les déterminations thématiques et conceptuelles qu’il porte nécessairement, ne convient plus, comme nous l’avons déjà pressenti à la lecture de Heidegger. Mais avant, lisons encore ceci, au début de la conférence sur « La différance » : Le a de la différance, donc, ne s’entend pas. Il demeure silencieux, secret et discret comme un tombeau : oikesis. Marquons ainsi, par anticipation, ce lieu, résidence familiale et tombeau du propre où se produit en différance l’économie de la mort. Cette pierre n’est pas loin, pourvu qu’on en sache déchiffrer la légende, de signaler la mort du dynaste876. A nouveau, la marque, le a de la différance, réputé inaudible. L’inouï de ce a signe le déploiement d’un tombeau ; sous la stèle, un espace, ni horizon ni destin. Ce lieu, d’expropriation essentielle, est le nôtre. Nous sommes là chez nous, au lieu de notre 874 Ibid., p. 18. Ibid., p. 25, note 1. 876 Ibid., p. 4. 875 274 économie la plus pure, c’est-à-dire là où nous pouvons, devons vivre et mourir. Sous la lettre (a) donc, ici ou là, l’économie de la mort. L’Acte déconstructeur La différance, Derrida ne cesse de le rappeler, n’est « ni un mot ni un concept ». L’« économie de la mort » que nous avons évoquée n’est qu’un des effets conceptuels du différer transcendantal ; et la différance n’est elle-même qu’un opérateur stratégique, « le plus propre à penser […] le plus irréductible de notre « époque » »877. Différance nomme donc une singularité stratégique ; l’un des lieux de décisions de ce que nous appellerons plus bas l’Acte déconstructeur. Dans cette perspective, ce que nous allons aborder maintenant sous le thème de l’opérativité n’est ni une conséquence, ni une prémisse, de la production du quasi-concept de différance. C’est qu’en effet « la problématique de l’écriture s’ouvre avec la mise en question de la valeur d’arkhè », mettant en question « la requête d’un commencement de droit, d’un point de départ absolu, d’une responsabilité principielle »878. C’est la valeur même de « dépendance » logico-philosophique qui se trouve suspendue par l’immanence quasi-transcendantale de la différance. Comprendre la déconstruction requiert, paradoxalement, de la re-construire comme cohérence – toujours précaire – d’un ensemble stratifié d’opérations de lecture et d’écriture. La déconstruction n’est rien d’autre que la totalité technologique des protocoles discursifs par lesquels le Discours (logos) de la métaphysique en vient à sa réversion, et par elle, à l’assomption violente de ses propres limites. Selon la suggestion si profonde de François Laruelle, tels protocoles « ne sont pas des prises de position d’un ego volontaire et rationnel à l’égard de la structure, mais des interventions violentes, agressives, qui reproduisent (ré-inscrivent), la transformant et pervertissant, la composante différentielle enchaînée dans le signifiant »879. L’opération déconstructrice n’implique aucun opérateur. Performance anonyme, elle hante la cohérence des structures constituées comme la possibilité instante de leur répétition. Comme telle, l’« opération » est un fait de violence. Imprescriptible, non-méthodique, sollicitant violemment l’équilibre des systèmes, elle se produit comme un événement – inséparable de sa propre répétition an-épisodique, disloquée. La déconstruction peut donc être caractérisée comme une « pensée 877 « La différance », op. cit., p. 7. Ibid., p. 6. 879 Machines textuelles, op. cit., p. 40. 878 275 intempestive » : « tandis que la pensée moderne établissait des certitudes et réfléchissait des subjectivités, écrit encore Laruelle, la pensée intempestive […] s’est dégagée de la pensée moderne, en délivrant des événements violents et irréversibles. »880 Telle stratégie, conçue comme opérativité d’événements, doit être rigoureusement distinguée du système de propositions théoriques qu’elle produit en se déployant. La déconstruction dispose en effet aussi des philosophèmes. L’agir exégétique de la déconstruction produit ainsi constamment ce qu’on pourrait appeler des effets théoriques propositionnels, en quoi jamais, pourtant, l’insigne de ses forces ne s’épuise. Comme discours philosophique – ce qu’elle est aussi, donc, en un sens inouï – la déconstruction tient compte de l’irréductible unité du logos, « cette unité du signifiant, du signifié et du référent dont Heidegger a rendu l’effet irréversible quand il s’agit de comprendre ce que c’est que la métaphysique, cette unité non-conventionelle, cette motivation du signe qui en fait un logos »881, selon les termes de Laruelle. C’est sur le plan de ces propositions « philosophiques », qu’un débat est possible, et nécessaire, entre la déconstruction derridienne et la destruktion heideggerienne. C’est ainsi que la déconstruction peut être conçue comme hybridation de la « méthode » philosophique de la « destruction ontologique » heideggerienne, et de celle de l’hyper-analyse structuraliste, consistant en la déliaison systématique des unités linguistiques ; conçue, donc comme « une pensée qui compliquerait la « destruction ontologique » en la couplant à un autre mode d’analyse des textes, selon une règle différentielle de synthèse qui multiplierait la puissance critique de chacune d’entre elles », et qui, comme telle, « pourrait peut-être atteindre à la puissance de destruction et de production de la différence intensive « pure » »882. La déconstruction constitue donc, au sens strict, un Acte anonyme ; actum retient d’ailleurs en latin les sens d’action, d’archive, et d’agonistique. L’Acte ne se produit pas simplement « hors » du champ logico-philosophique ; il s’y enracine, y résonne, selon la diversité des propositions du discours-de-la-déconstruction. Acte et Discours, la déconstruction est aussi écriture. Formellement en effet, la déconstruction constitue – surtout après 1972 – une entreprise de réinscription stylée du logos philosophique sous ses guises traditionnelles ; elle donne lieu, comme telle, à l’hétéro-affection du discours par la littéralité du texte. Nous empruntons à Laruelle le terme de graphématique pour désigner le régime « libidinal » d’écriture généralisée caractérisant la déconstruction. La dominante 880 Ibid. Ibid., p. 69. 882 Ibid., p. 77. 881 276 graphématique détermine donc d’une part l’opération de réinscription violente du logos ; d’autre part, corrélative à cette réinscription, la visibilité déconstructrice des effets de style, où se produit l’inconstance d’une novation inscrite. De la graphématique généralisée ressortissent les trois instances distinguées par Laruelle, comme définissant le rapport entre la déconstruction, et la transcendantalité du texte : 1. le textuel, « qui désigne la représentation linguistique du texte », et dont la déconstruction révoque la dualité principielle ; 2. le textual, « qui désigne les fonctions ou les machines a-signifiantes du texte, soit la textualité générale dans son fonctionnement « transcendantal » » : c’est ici la « thèse » quasi-transcendantale de la déconstruction – « Transcendantale serait la différence »883, lit-on déjà dans l’introduction à L’Origine de la géométrie. Puis dans De la grammatologie : « La trace est en effet l’origine absolue du sens en général. Ce qui revient à dire […] qu’il n’y a pas d’origine absolue du sens en général. La trace est la différance »884 ; 3. l’a-textuel, « qui désigne, peut-être contre ce que veut ou ce que peut ? la déconstruction, l’indifférance active de la généralité (de l’écriture) au texte, voire à l’écriture ; ou le mouvement tendanciel de destruction de la représentation linguistique du texte ; soit le processus de détextualisation qui est l’envers de la production textuale lorsque celle-ci est rapportée à la libido intensive »885. L’a-textuel marque le négatif, ou plus précisément, l’envers neutralisé de la différance : indifférance, selon laquelle le texte, dans sa généralité, subit un processus de détextualisation qui le fait échapper aux déterminations du textuel – régime linguistique et dual du texte – comme à celles du textual – transcendantalité différantielle de la production du texte. Cette direction – l’atextuel – est sans doute, chez Laruelle, la direction même de ce qu’il nommera plus tard non-philosophie, en tant qu’indifférence active « au » savoir philosophique. Mais si l’atextuel nomme la neutralisation de la différance transcendantale, force est de reconnaître que cette neutralisation est, comme telle, inscrite au cœur du projet déconstructeur luimême. La déconstruction, en effet, ne déploie nulle part la thèse d’une transcendantalité « textuale » pure : toute transcendantalité se trouve raturée au lieu même de son activation. En témoigne si nécessaire telle proposition de De la grammatologie : « C’est pourquoi une pensée de la trace ne peut pas plus rompre avec une phénoménologie transcendantale que s’y réduire »886. Nous nommons quasi-transcendantalité cette indécidabilité générique du thème transcendantale. La déconstruction dispose ainsi la commutativité des valeurs de 883 Introduction à L’Origine de la géométrie, PUF, Paris, 1990, p. 171. Op. cit., p. 95. 885 Machines textuelles, op. cit., p. 11. 886 De la grammatologie, op. cit., p. 91. 884 277 l’empirique et du transcendantal ; ici, du textuel – représentation empirique du texte – et du textual – procès général de différanciation de la textualité. La littérature est inséparablement syntaxe pure d’un textuel, renvoyant, selon la loi de la différance, au double abîme du textual et de l’atextuel (discours ré-inscrit comme texte), et une surface de production d’effets esthétiques (figure et affect). La différance, ou l’archi-écriture, est à saisir comme le lieu rigoureusement diagrammatique de la commutation entre l’empirique et le transcendantal, vortex réciproquant en quoi toute empiricité revêt des valeurs transcendantales – ainsi, l’écriture déplacée, puis réinscrite comme archi-écriture – et en quoi toute transcendantalité se trouve entamée, au sens fort que Derrida accorde à ce terme, par les hasards de l’empiricité. La déconstruction se produit donc comme l’affirmation simultanée – synthèse différentielle et hybridation – du textuel – thèse de la différence des signes – du textual – thèse de la différance ultra-sémiotique, conçue comme production et excès de la différence des signes – et de l’a-textuel – neutralisation du pôle transcendantal, par l’injection de composantes « empiriques ». Nous venons d’essayer de répondre à la question : « Qu’est-ce que la déconstruction ? », et nous croyons qu’il ne s’agit pas là d’une précaution méthodologique extérieure au corps de notre sujet. En questionnant le fait de la « déconstruction », nous ne quittons pas le champ littéraire. La déconstruction est en effet inséparable de la littérature, déterminée par elle, nous allons le voir, comme puissance-de-déconstruction. Il nous faut donc patienter. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler tout d’abord que, chez Derrida, la question « Qu’est-ce que la littérature ? » se trouve à la fois déplacée sur le plan philosophique, et rejouée sur le plan de ce que Laruelle nomme la « graphématique » généralisée. Quant au déplacement philosophique de la question, on se souvient sans doute du début de la « double séance », introduisant à la critique radicale que toute ontologie littéraire – « cette double séance » dont Derrida dit qu’il n’aura jamais « l’innocence militante d’annoncer qu’elle est concernée par la question qu’est-ce que la littérature ? », et dont il affirme qu’elle « trouvera son coin ENTRE la littérature et la vérité, entre la littérature et ce qu’il faut répondre à la question qu’est-ce que ? »887 « Philosophiquement », ainsi, la déconstruction interroge, à travers les traits conceptuels de la mimesis, l’histoire du rapport (ou plus exactement, l’historialité du rapport) entre littérature et vérité : « Ces traits [du concept de mimesis] formeraient une sorte de cadre, la clôture, les bordures d’une histoire 887 « La double séance », dans La Dissémination, op. cit., p. 203. 278 qui serait précisément celle d’un jeu entre littérature et vérité. […] Et cette histoire, si elle a un sens, est toute entière réglée par la valeur de vérité et par un certain rapport, inscrit dans l’hymen en question, entre littérature et vérité »888. Quant à ce que nous appellerons le jeu graphématique « entre » littérature et déconstruction, il repose quant à lui sur le déploiement d’un intertexte actif, articulant des protocoles citationnels (ou mimétiques, nous le verrons) variés. De ce point de vue, la littérature constitue une sorte de paratexte absolu – autre et dehors du texte philosophique, que l’on pourrait nommer hétérotexte. Nous voudrions montrer que ce double « mouvement » (philosophique et graphématique) de déconstruction de la question littéraire est lui-même déterminé par l’assignation pour ainsi dire énergétique d’un maximum littéraire, dans la topologie des opérations déconstructrices. Nous l’avons démontré ailleurs889, la littérature, dans l’économie d’ensemble de la déconstruction, être rapportée à une question de maximum. S’il y a un maximum, si ce maximum donne lieu à « déclosion » de l’immanence logocentrique elle-même, c’est, d’une part, parce que les textes littéraires apparaissent comme « moins compromis par les modèles, les règles, les genres et autres instances affectées aux fonctions de clôture », comme l’écrit Derrida dans Positions890. Il ajoute, dans le même recueil, que « certains textes classés comme « littéraires » [lui] ont paru opérer des frayages ou des effractions au point de la plus grande avancée »891. Mais ces effractions ne se produisent pas seulement à un niveau de pertinence esthétique et formel ; elles n’ont donc pas pour condition la puissance de novation poétique déployée par les textes littéraire. Comme le rappelle, là encore, François Laruelle, « la déconstruction travaille « sur la base d’une détection dans chaque texte du « point de la plus grande avancée » de l’écriture », opérant « en fonction de l’inégalité et de l’hétérogénéité de la déconstruction amorcée « spontanément », selon les textes », et surtout « selon quelques textes dits « littéraires » qui définissent un degré plus actif et plus avancé de déconstruction et qui […] sont moins compromis par les modèles, les règles, les genres et autres instances affectées aux fonctions de clôture »892. Le « maximum » que nous évoquions relève donc d’une efficience déconstructrice de la littérature. Ainsi, par l’infléchissement imperceptible d’une lecture, tel texte de Ponge 888 Ibid., p. 208-209. Jacques Derrida et la littérature. Problématiques littéraires d’une déconstruction, mémoire de DEA, dir. Bruno Clément, soutenu à l’Université Paris 8-Saint-Denis en 2003. Voir aussi « L’Autre Texte : Derrida lecteur du littéraire », dans « Les philosophes lecteurs », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n°1, février 2006. 890 Cité par Laruelle, op. cit., p. 128. 891 Positions, Éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 138. 892 Machines textuelles, op. cit., p. 128. Nous soulignons. 889 279 (« Fable ») devient spontanément déconstructeur. La première proposition du poème (« Par le mot par commence donc ce texte ») produit à la fois un performatif et un constatif, et met en crise par la même l’opposition même de ces deux modalités énonciatives : Sans la ruiner totalement, puisque aussi bien elle a besoin d’elle pour provoquer ce singulier événement, l’économie fabuleuse d’une petite phrase très simple (parfaitement intelligible et normale dans sa grammaire) déconstruit spontanément la logique oppositionnelle qui s’en tient à la distinction intouchable du performatif et du constatif et à tant d’autres distinctions connexes. Est-ce que dans ce cas l’effet de déconstruction tient à la force d’un événement littéraire ? Quoi de la littérature et de la philosophie dans cette scène fabuleuse de la déconstruction ?893 La littérature, ici, fonctionne identiquement à la déconstruction. D’où l’importance de la question si clairement formulée par Derrida : « Est-ce que […] l’effet de déconstruction tient à la force d’un événement littéraire ? »894 La littérature est-elle (de) la déconstruction ? Nous croyons pourtant que la réponse doit être négative : la littérature n’équivaut à (de) la déconstruction, ne fait (effet de) déconstruction, qu’au lieu précis où elle est affectée d’un geste, d’une lecture : il a fallu citer tel texte poétique et le mettre en regard avec telle opposition métalinguistique (performatif/constatif) pour que (de) la déconstruction ait lieu – dès lors que la déconstruction porte ici, en effet, sur une théorétique. La « littérature » est donc constituée, dans l’espace des opérations déconstructrices par l’unité topologique – ou, plus rigoureusement peut-être, topographique, d’une fonction. Cette fonction se voit assigner un maximum déconstructeur. La littérature est le maximum de (la) déconstruction ; la déconstruction survient à la littérature comme une déconstruction-de-déconstruction, donnant lieu peutêtre alors, selon le vœu de Laruelle, à production d’une différence intensive « pure », c’està-dire au fond non-philosophique au sens laruellien. Ainsi, la littérature atteint seule – dans la déconstruction – à l’intensité a-textuale, au-delà de la différence des signes, comme de la différance de l’(archi-)écriture. Ce qui peut se redire ainsi : la déconstruction ne se produit comme telle qu’« en » littérature ; et encore ainsi : la littérature n’a lieu comme telle que « par » et « dans » la déconstruction (dès lors que toute littérature paraît, pour ainsi dire, en patience de déconstruction), c’est-à-dire ailleurs, à demeure, au pur non-lieu de l’atopique hétérotextuelle. Reste donc à déterminer les modalités selon lesquelles la déconstruction se « rapporte » au texte littéraire – de même qu’elle avait rapporté violemment le discours philosophique à celui des sciences humaines, en particulier de la linguistique. Nous en distinguerons trois. 893 894 Psyché. Inventions de l’autre, op. cit., p. 25. Ibid. 280 La première est celle du commentaire. La déconstruction s’identifie alors à un métadiscours au sens traditionnel, délivrant un « savoir » sur le texte littéraire ; selon le paradoxe principiel de la déconstruction, ce savoir n’est pourtant qu’un non-savoir : « La crise de la littérature a lieu quand rien n’a lieu que le lieu, dans l’instance où personne n’est là pour savoir »895. Le commentaire se produit donc comme l’impossibilité du commentaire, inséparable de l’impossibilité du discours philosophique « sur » la littérature. La seconde modalité du rapport entre déconstruction « et » littérature, c’est la citation. Il s’agit là évidemment d’une figure discursive traditionnelle, ordinairement liée à la modalité du commentaire. Mais la citation derridienne déjoue l’extériorité réglée du texte commenté (objet) au texte commentant (sujet), extériorité sur quoi repose tout rapport d’objectivité, et conséquemment, la possibilité de tenir un discours de savoir (logos). Le discours de la déconstruction travaille en effet à l’indifférenciation des deux instances (texte commentant et texte commenté), de telle sorte que la citation paraisse intervenir comme le semblable inobjectif, et non comme l’autre objectif du discours de commentaire. Soit tel passage de « La double séance » : « La scène n’illustre donc rien que la scène, l’équivalence du théâtre et de l’idée, soit, comme ces deux noms l’indiquent, la visibilité (s’excluant) du visible qui s’y effectue. Elle illustre dans le texte d’un hymen – plus que l’anagramme de l’hymne – « dans un hymen (d’où procède le Rêve), vicieux mais sacré, entre le désir et l’accomplissement, la perpétration et son souvenir : ici devançant, la remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent » »896. Où l’on remarque, flagrante, l’indifférenciation active par quoi le discours derridien se produit, rhétoriquement au moins, comme semblable au texte de Mallarmé. C’est ainsi que le début de la séquence paraphrase presque mot pour mot tel passage de Mimique : « « La scène n’illustre que l’idée, pas une action effective, dans un hymen… » ». Cette paraphrase quasi-citationnelle est le jeu constant du discours derridien ; il repose en partie, ici, sur le fait que le texte de Mallarmé lui-même se présente comme une citation (ouverture des guillemets dans Mimique avant « La scène… »). Cette motivation paraphrastique, par quoi la citation entre dans un rapport de semblance avec le discours qui la cite, donne parfois lieu à une véritable mimèsis discursive (il faut donc distinguer, dans la pratique du commentaire déconstructeur, ces deux modalités croisées que sont la citation et les mimèses : leur usage simultané vise précisément à dé-différencier le texte premier et le texte second). Soit, encore, ce passage de la fin de « La double séance » : « Hymen selon le 895 896 Ibid., p. 316. Ibid., p. 237. 281 vers, blanc encore, de la nécessité et du hasard, configurant le voile, le pli et la plume, l’écriture s’apprête à recevoir le jet séminal d’un coup de dés. Si – elle était, la littérature se tiendrait – elle dans le suspens où chacune des six faces garde sa chance, quoi que prescrite, après tout reconnue telle quelle »897. Derrida « imite » Mallarmé – indifférence active de la mimique. Mimique désigne ainsi à la fois le rapport traditionnel entre littérature et philosophie – la littérature imite la vérité – et sa subversion méthodique par le texte déconstructeur – la philosophie imite la littérature, dans le suspens de tout savoir : ce qui, de la littérature, s’imite, étant dit plus « puissant » que la philosophie, plus « puissant » que la vérité, surpuissance hyménale au gré de quoi, imprescriptiblement, survient (de) la déconstruction, (de) la littérature. L’évidence de la Voix Nous venons d’envisager un certain nombre de manières de penser le rapport entre la littérature et la mort ; toutes postulent, au-delà de leur apparente diversité, quelque chose comme une appartenance essentielle de la mort et de l’œuvre de langage, par quoi toute œuvre se rapporte à la mort comme à sa propre limite : 1. Soit, comme le rappelait Foucault, la parole ou l’écriture n’ont lieu que pour préserver de la mort, pour prévenir la mort : l’œuvre est alors cette crypte d’immortalité, en quoi la mort est tout à la fois affirmée et niée, c’est-à-dire dialectiquement dépassée : l’œuvre est close. 2. Soit l’œuvre assume l’espacement réflexif intérieur qui la rapporte à son dehors mortel : elle risque dès lors sa forme d’œuvre, par le geste d’une duplication constante, d’un approfondissement spéculaire. Traversée – déchirée – par la mort, l’œuvre s’accomplit comme ouverture et extase. 3. Soit – à l’horizon des interrogations derridiennes – la littérature se confond avec l’affirmation pure de la mort, au point de risquer de se perdre comme littérature, c’est-àdire comme œuvre (ergon). Peut-être à présent pouvons nous commencer de répondre à l’injonction de l’un des traducteurs français de Heidegger, et à entrevoir une quatrième guise du rapport entre la littérature et la mort. Il nous invitait, dans une note, « à entendre ce qui », dans et de la 897 Ibid., p. 216. Il faut noter, cependant, que cette modalité d’indifférenciation n’est pas la seule manière citationnelle de la déconstruction. Le début de Marges – de la philosophie, « Tympan », articule ainsi une longue citation de Leiris, rigoureusement distinguée par la typographie des colonnes de l’introduction de Derrida. Dans ce cas, la « littérature » est manifestement désignée comme l’autre du texte philosophique – ou déconstructeur. 282 « question » de la parole, « va plus loin que le négatif »898. Procédons. Le troisième excursus de l’ouvrage Le Langage et la mort, d’Agamben, s’ouvre sur une longue citation de De L’Interprétation. Nous en donnons la première phrase, telle que la présente la traduction française du texte agambenien : « Ce qui est dans la voix constitue le symbole des pathèmes de l’âme, et ce qui est écrit, le symbole de ce qui est dans la voix »899. La fin de la séquence précise que lesdits pathèmes sont, eux-mêmes, des images de choses (les faits, les actions, pragmata). Une telle définition du processus interprétatif du langage « se développe, remarque Agamben, entre trois termes renvoyant l’un à l’autre » : ce « qui est dans la voix [phonè] interprète et signifie les états de l’âme [les pathèmes] qui, à leur tour, correspondent aux pragmata »900. Le quatrième terme, l’écriture (gramma), est ce qui permet l’interprétation des voix mêmes, indique Agamben. Ainsi, les états de l’âme servent d’interprétants aux faits, aux actions ; la voix sert d’interprétant, quant à elle, aux pathèmes ; et c’est, déterminée comme « ultime interprète », l’écriture « qui assure l’intelligibilité de la voix »901. C’est cette lecture décisive du texte aristotélicien qui autorise Agamben à affirmer que « la réflexion occidentale sur le langage situe, depuis le début, le gramma et non la voix dans le lieu originel »902. C’est ainsi qu’il convient, selon lui, de « mesurer la pertinence de la critique derridienne de la tradition métaphysique, mais aussi de mesurer le chemin qui nous reste à parcourir »903. De fait, dans De la Grammatologie, Derrida s’appuie très précisément sur le même extrait de De l’interprétation qu’Agamben, au moment d’aborder le rapport essentiel, conçu comme encore impensé, qui unit le « signifiant », dans sa généralité, à la vérité. Il remarque, de même qu’Agamben, l’importance que De l’interprétation accorde à la voix, qui, en tant que « productrice du premier signifiant », « n’est pas un simple signifiant parmi d’autres »904. La voix est le signifiant par excellence ; « elle signifie, ajoute Derrida à la même page, l’« état d’âme » qui lui-même reflète ou réfléchit les choses par ressemblance naturelle ». Mais, tandis qu’aux yeux d’Agamben, Aristote et ses commentateurs ont dès l’abord déterminé le quatrième herméneute, l’écriture, comme « ultime interprète », Derrida croit déceler dans le texte de De L’Interprétation la structure d’une toute autre hiérarchie : « Au regard de ce qui unirait indissolublement la voix à l’âme 898 AvP, 237. Le Langage et la mort, op. cit., p. 79. 900 Ibid., p. 80. 901 Ibid. 902 Ibid., p. 80-81. 903 Ibid., p. 81. 904 De la Grammatologie, op. cit., p. 22. 899 283 [pathèmes] ou à la pensée du sens signifié, voire à la chose même [pragmata] », tout signifiant, « et d’abord le signifiant écrit, serait dérivé »905. Il ajoute : « Il serait toujours technique et représentatif »906. L’écriture est donc, à ce stade des analyses de De la Grammatologie, saisie comme le négatif de la parole, comme l’extériorité dans laquelle elle se perd en se re-présentant. C’est la phase critique du travail de la déconstruction. Mais le concept derridien d’écriture ne se réduit pas à sa formulation empirique. Dans la phase de renversement du protocole déconstructeur, il recevra un statut rigoureusement transcendantal. Sous le nom d’« archi-écriture », Derrida se propose alors en effet de suggérer que le « langage « originel », « naturel » », n’a jamais « existé », qu’il n’a jamais « été intact, intouché par l’écriture »907 ; que toute signification repose sur le mouvement d’une différance, différence originaire par quoi tout système herméneutique est possible. L’archi-écriture, en tant que concept transcendantal, se trouve donc mise dans la position d’« interprétant ultime » reconnue par Agamben à l’écriture. L’écriture – déterminée comme archi-écriture – est bien alors à la fois un signe (il y a, empiriquement, de l’écriture, des signes écrits) et « un élément constitutif de la voix »908, l’articulation originelle qui donne lieu à la possibilité de toute voix. Si, comme l’affirme Agamben, l’écriture est, dès l’époque de la grammaire grecque, ainsi déterminée comme « quantum de voix signifiante » et comme possibilité articulatoire de toute voix, la position derridienne d’une archi-écriture ne constitue qu’une critique insuffisante de la tradition métaphysique occidentale : elle se contente d’en reformuler la prémisse essentielle et incontestée. C’est à l’intérieur même de la métaphysique que l’écriture (gramma) est conçue comme le négatif qui donne lieu à la possibilité du sens : « En tant que signe, le gramma présuppose, en effet, la voix et sa suppression, mais, en tant qu’élément, il a la structure d’une pure auto-affection négative, d’une trace de soi-même. A la question : « qu’est-ce qui est dans la voix ? », la philosophie répond : rien n’est dans la voix, la voix est le lieu du négatif, elle est Voix, c’est-à-dire pure temporalité. »909 Peut-être alors faut-il penser, avec Agamben, qu’une déconstruction-de-déconstruction est possible, qui rappelle la Voix du langage à sa positivité essentielle. La Voix ne serait plus, alors, l’insigne dimension d’un mourir incessant, mais le lieu « animal » de la profération, où règne la puissance de la Vie nue. 905 Ibid., p. 22-23. Nous soulignons. Ibid., p. 23. 907 Ibid., p. 82. 908 Op. cit., p. 80. 909 Ibid., p. 81. 906 284 V. LA LITTÉRATURE ET LA VIE 285 La Vie nue Dans l’Introduction de Homo Sacer, Giorgio Agamben rappelle que « les Grecs ne disposaient pas d’un terme unique pour exprimer ce que nous entendons par le mot vie »910. Ils se servaient en effet de deux mots « sémantiquement et morphologiquement distincts » : d’une part zoè, qui exprimait « le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux) », d’autre part, bios, qui indiquait quant à lui « la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou à un groupe »911. La vie en son entente grecque résonne donc selon deux significations distinctes, mais inséparables : d’une part, la vie nue (zoè), la vie comme « simple fait de vivre », nudité d’une puissance d’être et de se mouvoir ; d’autre part, la vie vêtue (bios), forme ou façon de vivre, articulation d’une raison et d’une loi, déterminant la vie comme vie anthropologique. A la vie comme zoè correspond la définition primordiale que propose Aristote dans son traité De l’âme : « Parmi les corps naturels certains ont la vie et certains ne l’ont pas. Nous entendons par vie le fait de se nourrir, de croître, et de dépérir par soi-même ».912 La vie comme bios recueille quant à elle, selon Agamben, ce qu’on pourrait appeler la possibilité politique de l’homme. La vie vêtue constitue ainsi la mise en forme politique de la vie nue. Cette mise en forme est inséparable de l’accession à la faculté de parole. Il faut que la vie soit essentiellement parole pour qu’elle puisse se « vêtir » d’une articulation politique. Agamben suggère à cet égard une analogie remarquable, que lui inspire sa lecture de la 910 Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, op. cit., p. 9. Ibid. 912 Cité dans l’Encyclopaedia Universalis, édition de 1980, article Vie (par Georges Canguilhem), , p 764. 911 286 Politique d’Aristote : de même que l’homme « habite la polis [vie vêtue] en laissant excepter dans celle-ci sa propre vie nue », de même, il possèderait « le logos en supprimant et conservant en lui sa propre voix [phonè] »913. Le discours serait à la voix ce que la vie vêtue est à la vie nue : sa conservation et son ex-ception dialectiques. Voici la séquence du traité aristotélicien en quoi se fonde l’argumentation d’Agamben : L’homme, seul de tous les animaux, possède la parole. Or, tandis que la voix (phonè) ne sert qu’à indiquer la joie et la peine, et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres), le discours (logos) sert à exprimer l’utile et le nuisible, et par suite aussi, le juste et l’injuste : car c’est le caractère propre de l’homme par rapport aux autres animaux d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité914. La vie, comme vie vêtue, recueil du logos, se trouve déterminée comme possibilité de la pensée et du savoir. C’est dire qu’elle peut elle-même faire l’objet d’un savoir, d’un « discours » sur la vie – puisque la vie est de part en part ce discours –, d’une bio-logie. C’est ainsi que « le seul vivant capable du discours sur la vie » a cru parler « de la vie en général en parlant de la sienne, comme d’une respiration sans laquelle lui-même, manifestement, est incapable non seulement de la vie, mais de la parole »915. Ce serait alors dans la respiration même de sa vie que l’homme trouverait la ressource de sa parole. Mais cette parole, à son tour, est-elle voix (phonè), signe de l’âme en son affectivité essentielle, ou discours (logos), capacité d’organisation éthique, civile, politique ? Mais, on le comprend, de même que le logos politique des Cités se fondait sur l’occultation, l’exception d’une zoè apolitique, pure voix de l’affect, de même, le logos de la vie – la biologie – ne peut se constituer qu’à la faveur de l’oubli de la vie comme vie pure, du murmure incessant et obscur de la zoè. La biologie s’enracine dans la violence d’un effacement, d’après lequel il est, dans la « vie », une vie demeurée nue, ex-ceptée résolument de l’espace « bio-logique » du savoir. Selon les termes de ce partage euristique, donc : d’une part la vie (bios) comme objet d’un savoir (logos) – vie biologique, certes mais aussi vie éthique, au sens de la morale, de l’anthropologie, de la typologie des formes de vie – et d’autre part, la vie (vie nue, zoè) comme cela qui excède tout savoir, et conséquemment, tout discours de savoir, comprise et révélée dans le (non-)discours littéraire. 913 Op. cit., p. 15-16. Ibid. 915 Ibid. 914 287 Les recherches phénoménologiques de Michel Henry se proposent précisément de nous rappeler à ce sens de la vie – zoè, vie exceptée, vie nue. Mais l’assomption philosophique de ce sens de la vie n’a pas pour vocation le déploiement d’un savoir. La vie nue resplendit précisément dans la philosophie henrienne comme cela qui se soustrait décisivement au savoir, déterminé comme l’éclaircie et l’organisation du logos. Il ne s’agit donc pas d’articuler le discours d’un savoir potentiel, d’une nouvelle bio-logie, mais d’affirmer résolument l’exception que constitue la « vie », à l’égard des puissances ordinaires du savoir – biologique et philosophique. L’histoire de la philosophie, telle qu’elle se trouve récitée par Henry, est ainsi l’histoire de l’oubli de la vie comme surpuissance obscure, exceptée (vie nue), et de son recouvrement par un concept dévoyé, celui d’une « vie » de part en part disposée à devenir l’objet d’un savoir (vie vêtue). La vie, dans sa vérité de vie nue, est rigoureusement in-disponible pour le savoir ; sa seule disposition est celle de la révélation. La vie nue comme révélation, tel est donc l’objet – rigoureusement in-objectif – de la philosophie henrienne. Cette révélation ne peut pas avoir lieu dans le logos philosophique. Elle ne se produit, nous le verrons, qu’à la faveur de la voix nue de l’affect, déterminée comme obscurité – poétique – ou affectivité – romanesque. La vie pourtant, dans cette révélation, demeure irrévélée, en ce sens qu’elle n’y connaît aucune ex-tase, aucune exception, aucune division. S’écrivant, se disant poétiquement, la vie ne saurait se séparer de soi. Dans la littérature, la phonè reste cette Voix de la vie nue, irrelevant d’aucun logos. C’est ainsi qu’au lieu même de sa révélation, la vie « n’entre jamais dans le lieu fini de la lumière », elle « se retient toute entière hors de lui, dans l’immédiation de son omni-présence à elle-même »916. La littérature constitue ainsi la révélation irrévélée de la vie nue : révélation sans « é-claircie », sans « é-lucidation », sans « ex-tase ». L’art ainsi, pour Henry, se voue à la Vie nue. Il lui faut donc se constituer comme Art séparé, comme l’autre de la vie vêtue, vie des affaires, vie de l’empirie, vie de la connaissance et des lois civiles : Voilà pourquoi les Grecs ont édifié un théâtre, isolé la scène par de hauts murs qui la séparent à jamais de la Cité, parce que tout ce dont nous avons l’expérience dans ce qu’on appelle la vie, la vie quotidienne et son affairement, ces individus empiriques que nous croyons voir et connaître, tout cela qui nous propose son aspect ou son visage dans l’ek-stasis, doit être écarté et ignoré, au besoin couvert d’un masque, si la venue en soi de la vie sous la seule forme concevable de sa souffrance et de sa joie doit pouvoir s’accomplir et Dionysos être présent917. 916 917 Généalogie de la psychanalyse, coll. « Épiméthée », Éditions PUF, Paris, 1985, p. 79. Ibid., p. 305. 288 Le Dit de la vie nue requiert un espace sacré, en quoi l’irrévélée révélation puisse advenir. Dans sa nudité, la vie, nous le verrons, se recueille comme puissance, et sans doute comme violence. Celui qui écrit éprouve cette puissance qui le sépare du « monde », de la vie vêtue, comme un forcènement, comme une aliénation. Celui qui écrit jouit d’une petite santé, affirme Deleuze dans « La littérature et la vie », petite santé « qui vient de ce qu’il a vu et entendu des choses trop grandes pour lui, trop fortes pour lui, irrespirables, dont le passage l’épuise ».918 De même que le théâtre est le brutal ouvrage de l’exception de la vie nue, de même, l’écrivain est le fils forcené de la Vie qui accomplit en lui son irrévélation révélée : « de ce qu’il a vu et entendu, l’écrivain revient les yeux rouges, les tympans percés »919. D’où la détermination henrienne de la vie comme « hyperpuissance », dont le recueil constitue tout à la fois une nécessité (la vie est cela qui se révèle), une impossibilité (la vie demeure irrévélée), et une irréductible violence (la vie se révèle comme surrévélation). Nous voudrions interroger, dans cet ultime chapitre, la possibilité du discours littéraire de saisir la vie comme son « objet », ou comme son « thème » privilégié. Ainsi la phrase de Proust, dans le Temps retrouvé, où s’apparient singulièrement la littérature et la vie : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature »920. La littérature accueillerait ainsi la vérité de sa vie, laissant retentir une révélation qui n’est d’aucun logos. La vie est alors à penser comme cette étrange puissance – identique à une surpuissance – qui, échappant, dans sa puissance même, aux formes philosophiques du savoir, resplendit « en vérité » dans l’œuvre littéraire. Dans l’instant pur d’une telle splendeur, il n’est plus possible de déterminer la vie comme l’« objet » de la littérature : bien plutôt faut-il dire que le discours littéraire se donne comme un discours traversé par la vie, en son passage, en sa fulgurance, en sa clarté insciente, infiniment – infiniment identique à la Nuit. 918 Critique et clinique, op. cit., p. 14. Ibid. 920 Op. cit., p. 202. 919 289 A. Philosophie de la vie Une tâche philosophique Dans un ouvrage relativement récent (Proust. Philosophie du roman), Vincent Descombes se propose d’engager ce qu’il appelle lui-même une « lecture philosophique » d’A la recherche du temps perdu. Dans son Introduction, Descombes définit « lecture philosophique la lecture dont les raisons sont philosophiques »921. Sont proprement philosophiques à leur tour « les raisons tirées de la logique de nos concepts »922. Cette logique des concept n’est cependant pas donnée dans l’évidence d’une prime intuition. Elle dépend d’un exercice d’éclaircissement, par quoi « il s’agit de savoir si le langage dans lequel nous nous efforçons de restituer le sens de l’œuvre est philosophiquement clair »923. Telle restitution du sens de l’œuvre dépend, par réciprocation, de la capacité du discours (philosophique) qui la produit à « rendre compte » du sens de ses propres concepts. La lecture philosophique est donc ultimement déterminable comme exercice d’éclaircissement du sens (sens de l’œuvre et sens des concepts). Une question demeure cependant ouverte : « Où chercher, dans un roman, la philosophie du roman? »924 Première hypothèse : une lecture philosophique de la Recherche doit porter sur les séquences philosophiques présentant la position du narrateur au sujet de l’essence 921 Proust. Philosophie du roman, Éditions de Minuit, Paris, 1987, p. 9. Ibid., p. 11. 923 Ibid. 924 Ibid., p. 23. 922 290 de l’art ; comme l’écrit Descombes, la tâche de « la lecture philosophique serait […] de comprendre la partie narrative grâce à la partie spéculative »925. Or Descombes pose deux assertions qui invalident cette première hypothèse : 1) « la proposition spéculative [proustienne] est fort peu intelligible » ; 2) « c’est le roman qui nous éclaire sur l’essai »926. D’où la seconde hypothèse pour une lecture philosophique de la Recherche : « Si l’œuvre de Proust est un livre de philosophie en même temps qu’un roman, la philosophie de ce roman est à chercher dans le roman. »927 C’est dans le roman – compris comme la totalité articulée des séquences narratives – que se dispose la « philosophie » de la Recherche proustienne, et c’est donc à partir du roman ainsi déterminé qu’une lecture philosophique doit se déployer : « le roman proustien, dira-t-on alors en suivant Vincent Descombes, est plus hardi que Proust théoricien »928. Dans quelle direction, cependant, cette « hardiesse » ultra-théorique du roman proustien s’affirme-t-elle ? Descombes fait à cette question la même réponse que Deleuze, dans son Proust et les signes. Deleuze : « La Recherche du temps perdu, en fait, est une recherche de la vérité »929. Descombes : « Proust s’est fixé un but qui est celui-là même des philosophes et des mystiques : la recherche de la Vérité »930. La puissance spécifiquement romanesque de la Recherche – par opposition à son impuissance spéculative – est donc une puissance de vérité. Reste à donner le sens de la vérité, dans la Recherche du temps perdu. Qu’est-ce que la vérité ? Quel est le sens de la vérité ? Quelle est, au fond, la vérité de la vérité ? Descombes répond ainsi : la vérité est éclaircissement (de la vie). La tâche de l’écrivain, dit Descombes glosant Proust, est d’« éclaircir la vie, éclaircir ce qui a été vécu dans l’obscurité et la confusion »931. La puissance de la vérité romanesque est donc une puissance d’éclaircissement. Où trouve-t-on cependant, dans le texte proustien, la formule explicite d’une telle détermination de la vérité ? Non pas dans les séquences romanesques, mais précisément dans les séquences spéculatives qui annoncent la fin du Temps retrouvé, dans lesquelles Proust révoque la conception d’un art compris comme répétition du « vécu », au profit d’un art compris comme véridiction et éclaircissement de la Vie. C’est – entre autres – la phrase célèbre : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule 925 Ibid., p. 14. Ibid., p. 14-15. 927 Ibid., p. 24. 928 Ibid., p. 15. 929 Proust et les signes, op. cit., p. 23. 930 Op. cit., p. 12. 931 Ibid. 926 291 vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature »932. Inconséquence manifeste de la lecture de Descombes : si le Proust romancier est plus hardi que le Proust théoricien, c’est encore au regard d’une « vérité » dont la formule appartient aux séquences théoriques de la Recherche, et comme telle assignable au Proust théoricien. La « vérité romanesque », dont la puissance aurait dû excéder le discours spéculatif se trouve en dernière instance mesurée à l’aune même d’un programme philosophique. Le thème de l’éclaircissement, retenu par Descombes comme critère d’évaluation, appartient en effet de plein droit au discours spéculatif proustien. Qu’on ne s’y méprenne pas. L’enjeu n’est pas ici de soulever une objection à l’égard du projet de Descombes : nous voulions faire apparaître avant tout l’essentielle indécidabilité générique d’un certain nombre de séquences proustiennes. Descombes, dans le même geste où il défend la puissance de vérité du roman, cherche à établir l’inintelligibilité principielle de la « proposition spéculative » proustienne. Il remet donc en question neuf thèses du Proust théoricien, mobilisées par l’auteur de la Recherche pour, dit-il, servir le « dogme qu’il défend en littérature ». Nous nous permettons cette longue citation récapitulative desdites thèses proustiennes, considérées par Descombes comme « les conclusions les plus aporétiques de la philosophie moderne »933 : …[1] la croyance au langage privé (moi seul sais vraiment la signification des mots que j’emploie), [2] la tentation du solipsisme (je suis le seul être présentement donné à moi-même, les autres ne sont d’abord que des images ou des représentations), [3] le mythe de l’intériorité (le sens de ce que je dis ou de ce que je fais est dans ce qui me passe par la tête tandis que le je dis ou que je le fais), [4] la subjectivité des visions du monde (puisque je suis moi, je ne peux pas savoir comment vous voyez le monde), [5] la quasi-impossibilité de communiquer (faute de pouvoir percevoir directement la pensée de quelqu’un […]), [6] l’idéalisme de la représentation […], [7] la théorie esthétique des arts (ce que nous cherchons dans une œuvre d’art, ce sont des sensations), [8] le dogme de l’abstraction (les « notions de l’intelligence » sont produites par un appauvrissement des « impressions »), [9] l’art conçu comme expression de soi…934 On le voit, la cohérence spéculative du dogme est assurée, sur le plan des principes, par la thèse de la séparation des sujets (thèse trois) ; à en croire Descombes, Proust reste, à cet égard, « pris dans la confusion qui affecte toute philosophie du sujet » : « la particularité du point de vue est confondue avec la singularité subjective de l’expérience »935. Dans cette perspective, seul l’art, déterminé comme expression d’une subjectivité solitaire, permettrait une communication des sujets. Toute la « philosophie » de Proust (ou plus exactement du personnage que Descombes nomme, non sans humour, le Pseudo-Marcel) 932 Cité ci-dessus. Op. cit., p. 13. 934 Ibid., p. 13-14. 935 Ibid., p. 16. 933 292 serait donc là : dans la position d’un art « communiquant », résonance expressive d’un sujet pour un autre sujet au-delà même de leur séparation. Et c’est d’abord la thèse du solipsisme qu’entend mettre en question Descombes, pour la raison qu’« un solipsiste n’est pas un personnage de roman »936. Il ajoute : « Le romancier, par définition, raconte ce qui se passe entre quelqu’un et quelqu’un d’autre »937. Répétons donc la thèse du Pseudo-Marcel, en son articulation la plus pure : affirmation du solipsisme égologique, au plan de l’« actuel » transcendantal (abstrait), mais « solution de la communication par l’art »938, au plan du « réel » idéal939. La formulation de la thèse demeure cependant incomplète. On ne sait pas encore par quelles opérations, et plus spécifiquement, par la vertu de quelle puissance insigne, l’art crée la résonance ; Descombes précise d’ailleurs que la « solution » artistique lui semble « inexplicable ». Il semble pourtant que le Pseudo-Marcel explicite les deux éléments qui manquent à cette configuration théorique de l’art, à savoir, d’une part : sur quoi porte la communication artistique ? et d’autre part : par quelle puissance s’échange « cela » que l’actuel laissait inéchangeable ? Qu’est-ce qui résonne, en s’échangeant, dans et par l’œuvre d’art ? La réponse à la première question est donnée par Descombes ; c’est la thèse sept de la dogmatique proustienne, telle qu’il la met au jour : d’après la théorie esthétique des arts, « ce que nous cherchons dans une œuvre d’art, ce sont des sensations »940. Mais qu’est-ce qui rend alors ces « sensations » échangeables, partageables, dans le procès de l’art ? Quelle puissance propre à l’art donne précisément lieu aux résonances intersubjectives du senti ? Si le « vécu » ne s’échange pas, qu’est-ce qui, par et dans l’art, le fait entrer en résonance, en communication ? C’est dans la page célèbre du Temps retrouvé, que nous avons déjà citée : l’œuvre de l’art est éclaircissement, cela même qui, excès sur la simplicité du vécu, nous donne de rencontrer la « vraie vie ». Le vécu pur – non pas exactement, d’ailleurs, tissu de sensations inéchangeables, mais plus exactement, d’expressions du senti – est erreur, errance : Peu à peu, conservée par la mémoire, c’est la chaîne de toutes ses expressions inexactes où il ne reste rien de ce que nous avons réellement éprouvé, qui constitue pour nous notre pensée, notre vie, la réalité, et c’est ce mensonge-là que ne ferait que reproduire un art soi-disant « vécu », simple comme la vie, sans beauté…941 936 Ibid. Ibid. 938 Ibid. 939 Nous assumons ici la distinction proustienne, reprise par Deleuze, entre réel et actuel. 940 Cité ci-dessus. 941 Op. cit., p. 201. 937 293 L’art est, à l’égard du « simplement » vécu, puissance d’éclaircissement : La grandeur de l’art véritable […] c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie942. Ce qui, par l’art, résonne en son éclaircissement partagé, échangé, c’est la vie comme audelà ou en deçà du vécu. La double thèse du Pseudo-Marcel (séparation des consciences et communication par l’art) ne prend donc son sens plein que si on lui adjoint la doctrine de l’éclaircissement : c’est comme éclaircissement que l’art fait advenir, à partir de l’errance même du vécu, la vérité de la vie, c’est-à-dire la vraie vie résonante, partageable. A la même page du Temps retrouvé, Proust écrit en effet, comme une conséquence de la thèse de l’éclaircissement : « Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre »943. C’est comme puissance de l’éclaircie que l’art fait résonner la « vie » en vérité. La vérité (sous la forme de l’éclaircissement) constitue donc le seul destin de l’art, la seule chance de nos solitudes, et, conséquemment, la seule vraie tâche de l’écrivain. La spéculation proustienne s’éploie ainsi selon une cohérence conceptuelle indiscutable. La détermination de l’art comme « éclaircissement » n’est manifestement pas séparable des autres thématiques repérées par Descombes. Il est donc surprenant de voir l’auteur du Proust l’accepter sans réserve, alors même qu’il révoque la validité des neuf autres : c’est, dit Descombes, au regard de l’entreprise d’éclaircissement que le Pseudo-Marcel (ou Proust théoricien) apparaît moins hardi que le Proust romancier. Ainsi, tout en affichant l’intention de reconnaître, dans sa radicalité, la puissance de vérité du roman, Descombes continue de lui assigner ce que nous appellerons une tâche philosophique. C’est précisément cette assignation qui constitue la lecture de Descombes en lecture philosophique, supposant une « image » philosophique de la vérité à l’œuvre jusque dans le texte littéraire. Selon Descombes, il est alors possible « de parler d’une visée commune au philosophe et à l’art littéraire tel que le conçoit Proust : amener au grand jour ce qui était resté informulé, obscur, implicite, méconnu »944. C’est l’analogie de la vérité qui donne sa légitimité à une lecture philosophique de la Recherche : mais telle lecture repose alors sur une détermination – la vérité est éclaircissement – qu’elle ne peut à aucun 942 Ibid., p. 202. Ibid. 944 Proust, op. cit., p. 90. 943 294 moment mettre en question. Il n’y a « lecture philosophique » du texte littéraire qu’à partir du moment où littérature et philosophie sont réputées assumer une seule et même « image » de la vérité. Versions de la vérité L’intention de Descombes, nous l’avons dit, était de reconnaître la puissance de vérité du romanesque pur, et l’impuissance relative des moments philosophiques ou spéculatifs du texte proustien. Cela suppose de distinguer nettement, dans le corps même de l’œuvre, le romancer du philosopher (et le romancier du Pseudo-Marcel). Nous avons assumée jusqu’à présent, cette distinction, dont la pertinence ne nous paraissait pas donnée, en soulignant toutefois l’inconséquence d’une « lecture philosophique » qui, prétendant questionner le système spéculatif proustien dans sa totalité, en retient le postulat le plus fondamental : celui, précisément, qui concerne la vérité, déterminée comme éclaircissement. C’est même à partir de ce concept, tel que le Temps retrouvé le reformule, que Descombes tente de solliciter la cohérence spéculative proustienne, et de manifester l’insigne des puissances romanesques. Nous voudrions à présent interroger la pertinence de la distinction elle-même – distinction, dans la Recherche, entre discours philosophique et discours romanesque, et corrélativement, entre le romancier et le philosophe (que Descombes nomme PseudoMarcel). Une approche narratologique de l’œuvre, aussi formelle soit-elle, suffit à mettre en crise la distinction : d’un point de vue narratologique en effet, ce que Descombes définit comme roman, c’est la totalité du récit (la narration) en tant qu’elle porte spécifiquement sur la « vie ». Le roman comme narration ne renvoie pas à un romancier, mais d’abord à un narrateur. Or c’est précisément ce narrateur qui assume l’énonciation du discours philosophique. C’est dire que le discours philosophique du Pseudo-Marcel, tel qu’il se déploie dans la Recherche, n’est qu’un effet de narration. Ce discours appartient de plein droit à la dimension narrative du roman, et à nulle autre. Cette subordination narratologique du discours philosophique au discours du récit n’interdit pas, pour autant, une « lecture philosophique » de la Recherche : il y a bien en effet, dans et par l’appareil du roman, une « philosophie » du narrateur, mise en jeu à chaque instant de l’apprentissage proustien. C’est bien, d’autre part, cette « philosophie » qui explicite (philosophiquement, ou du moins discursivement) l’intention du roman, et la tâche du romancer. Mais de même qu’on se demande si le roman dont l’écriture est 295 projetée, à la fin de la Recherche, par le héros-narrateur (Marcel) est ou n’est pas le Même roman qu’A la recherche du temps perdu, de même, on se demandera dans quelle mesure la philosophie du roman proposée par le Pseudo-Marcel a déterminé l’écriture du roman « réel ». Et si c’était le cas, il faudrait alors admettre que cette détermination du roman par la formule d’une tâche philosophique (la recherche de la vérité) appartient encore au roman : la philosophie du roman est mise en œuvre par et dans le roman, et le régime spéculatif dépend de part en part d’un régime narratif. Dans cette perspective, la lecture philosophique du roman proustien ne peut pas se proposer d’évaluer la puissance romanesque à l’aune d’une vérité philosophique ; elle se doit d’assumer d’une part l’indécidabilité générique des discours (la philosophie du roman est romanesque, et le roman propose bien une philosophie du roman), et de l’autre, la tension ou le différend en quoi, incessamment et dans le corps de l’œuvre, ils s’articulent. Partant, il nous semble loisible de proposer une double lecture du grand discours philosophique de la Recherche. Lecture philosophique littérale, d’une part – celle-là même que propose Descombes : elle ne pourrait que constater (et déplorer) l’archaïsme philosophique proustien. Il lui faudrait alors interroger la détermination, par le Pseudo-Marcel, de la vérité comme éclaircissement (ce que ne semble pas faire Descombes). Lecture tensive ou différentielle, d’autre part : elle reconnaîtrait pour son compte la duplicité essentielle de la discursivité théorique proustienne, en tant qu’elle se déploie comme l’indéfinie remise en jeu d’un débat, ou d’un différend, entre littérature et philosophie – entre roman philosophique et philosophie du roman. Commençons par évoquer le thème de l’éclaircissement, dont il est certes inutile de contester la flagrance dans la phraséologie proustienne, et en particulier dans la formulation que nous ne cessons de citer – « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie… » etc. N’est-il pas remarquable que Descombes, dans le mouvement même de sa « lecture philosophique », lui confère une signification restrictivement lexicale : « j’attends d’une lecture philosophique du roman [de Proust] un éclaircissement de notre vocabulaire pour la description des affaires humaines »945 ? La lecture philosophique de Descombes poursuit ainsi un projet d’éclaircissement du vocabulaire de la vie (au sens des « affaires humaines »). L’analogie en vérité entre littérature et philosophie est donc inséparable d’une circulation lexicale (c’est, pour ainsi dire, la lexicalisation de la vie qui porte l’essentiel de l’inexactitude évoquée par Proust) : le commentaire philosophique de 945 Op. cit., p. 18. 296 Descombes opère, à strictement parler, une reprise du vocabulaire de la Vie, tel que le roman en effectue premièrement l’éclaircie. Entre la proposition du roman, et l’interprétation de Descombes, l’éclaircissement ne concerne plus la nudité d’une « vie » simplement substantive, mais, médiatement pour ainsi dire, la totalité « lexicale » du discours concernant les « affaires humaines ». C’est dans l’élément du discours sur la Vie que la vérité romanesque – cette puissance d’éclaircie – est identiquement, vérité philosophique. Qu’est-ce que la « vraie vie » ? La vraie vie, écrit Proust, est la vie « éclaircie », mais aussi la vie « découverte ». Descombes, semble-t-il, comprend découverte comme un quasi-homonyme d’éclaircie, et ne retient pas de différence pertinente entre les deux participes adjectivés : dans l’éclaircie comme dans découverte, en effet, quelque chose appert qui était demeuré « couvert », « obscurci ». La facticité de la vie la constitue, dans l’ordinaire des jours, comme « couverte », obscurcie ou voilée, et c’est à l’art de dé-couvrir en vérité cela qui demeurait crypté, impliqué, ou couvert. Éclaircie et découverte procèdent donc d’une même grâce, révélation et dé-voilement tout ensemble : « ressaisir » et « nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons […], cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie »946. La puissance d’éclaircie du roman, ainsi, dé-couvre ce que la simplicité du vivre laisse à couvert, incessamment crypté, voilé. Éclaircie et découverte paraissent donc être le Même. Pourtant, découverte nomme aussi, on le sait, le surgissement du différent : se découvrant, cela qui se découvre survient comme l’inédit, l’inouï de ce que le pur vécu laissait dans l’ombre. Cela qui se découvre est, et n’est pas déjà là dans le vivre. Ce qui se lit ainsi chez Proust, à propos de la vertu du style : « Il [le style] est la révélation […] de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun »947. Le style révèle un secret qui apparaît comme la différence – une double différence, d’ailleurs : d’une part, entre les visions individuelle, d’autre part, dans la genèse (différentielle) de l’épiphanie elle-même. L’acuité de la différence est précisément le fait de la découverte : découverte nomme cette radicalité d’événement qui définit toutes les « épiphanies » de la Recherche. La Recherche de la vérité conduit à la perception du différent ; le romancier est en mesure d’« apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent. »948 946 Le Temps retrouvé, op. cit., p. 202. Ibid. 948 Ibid. 947 297 Découverte ne nomme donc pas rigoureusement le Même de l’éclaircie : découverte insiste au lieu de la vertu du différent. La vérité, comme tâche du romancier, n’est pas seulement une règle de lumière (selon l’éclaircissement) : la vérité est, inséparablement, l’événement du différent dé-couvrant la vie à elle-même. Il faut donc donner un sens rigoureusement dynamique au terme d’éclaircie : l’éclaircie, c’est d’abord l’é-claircie, éclair ou illumination survenant aux noirceurs fondamentales. La thématique « lumineuse » est d’ailleurs presque systématiquement minorée, dans la Recherche, au profit de l’effort des vérités obscures : « Les vérités que l’intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression, matérielle parce qu’elle est entrée par nos sens »949, écrit Proust dans Le côté de Guermantes. La dimension de la pleine lumière ne retient pas la griffe de la nécessité. On se souvient par ailleurs que la Recherche commence dans l’obscurité, « à peine la bougie » éteinte. La vue du narrateur, plongé dans un demi-sommeil, n’y découvre qu’une « obscurité » ; obscurité douce et reposante pour [ses] yeux », mais « plus encore pour [son] esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure »950. C’est dans le re-couvrir de l’obscurité pure qu’« un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes »951. Dans la configuration perceptive proustienne, la vue n’est pas, loin s’en faut, le sens privilégié (que l’on pense à l’épisode de la madeleine, ou aux réminiscences du Temps retrouvé, liées à l’affect d’une ouïe, d’un équilibre ou d’un tact). Le visible est le lieu de l’oubli. Ainsi dans l’épisode du « drame du coucher » : « La muraille de l’escalier, où je vis monter le reflet de sa bougie, n’existe plus depuis longtemps »952. C’est en tant que surface photique – liée d’ailleurs à l’iconographie du père en Abraham – que la « muraille » se destine à l’oubli. Il n’y a réminiscence qu’à la mesure d’une « écoute », d’un ouïr essentiel en quoi repose l’époque : « La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir, si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman »953. La limitation du souvenir volontaire est ainsi figurée comme « vision » d’une illumination fragmentaire : « C’est 949 Cité par Deleuze, op. cit., p. 117. Proust, Du Côté de chez Swann, op. cit., p. 3. 951 Ibid., p. 5. 952 Ibid., p. 36. 953 Ibid. 950 298 ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d’indistinctes ténèbres… »954. L’implication du passé pur demeure, dans la Recherche, rigoureusement in-visible. C’est en tant qu’elle est « claire » et « distincte » que la vision du « pan lumineux » demeure insouvenante : la puissance positive du souvenir, celle que recueille et qui soutient le livre, est plutôt du côté des « petites perceptions » distinctes et obscures : « distinctes, comme l’écrit Deleuze, parce que saisissant des rapports différentiels et des singularités, obscures parce que non encore « distinguées », non encore différenciées »955 – c’est alors précisément la puissance de l’œuvre qui les redifférencie, éployant la finesse de leurs rapports secrets dans un Temps et dans un Monde. A la Recherche du temps perdu : lecture non-philosophique956 Gilles Deleuze propose – tout comme Descombes – de lire la Recherche comme une « recherche de la vérité » : « La Recherche du temps perdu, en fait, est une recherche de la vérité »957. Cette hypothèse de lecture suppose, d’une part, de relativiser l’importance de la mémoire dans l’économie d’ensemble du roman : l’unité d’A la Recherche du temps perdu, lit-on à la première page de Proust et les signes, « ne consiste pas dans la mémoire, dans le souvenir, même involontaire »958. « La mémoire, ajoute-t-il, intervient comme moyen de la recherche, mais ce n’est pas le moyen le plus profond ; et le temps passé intervient comme une structure du temps, mais ce n’est pas la structure la plus profonde »959. Par toute une dimension de son effort, l’interprétation deleuzienne vise donc à extraire, dans la Recherche, la vérité du temps, et singulièrement du « temps perdu ». La vérité ne se confond donc surtout pas avec le temps perdu. Mais l’hypothèse deleuzienne suppose, d’autre part, de délivrer le sens de la « vérité », telle qu’elle ne cesse, dans la Recherche, de 954 Ibid., p. 43. Différence et répétition, op. cit., p. 275-276. 956 La lecture non-philosophique ne se produit ni dans une relation d’extériorité simple, ni évidemment de réciprocation dialectique à la philosophie ou à la « lecture philosophique » : la lecture non-philosophique s’accomplit (au minimum) dans l’assomption du différend entre littérature et philosophie. Peut-être, de surcroît, le terme de « non-philosophie » voudrait faire signe ici – seulement signe –, vers un travail d’« élaboration du statut théorique et pragmatique de la philosophie, de l’identité qui est la sienne même lorsqu’elle est considérée dans ses pratiques diversifiées et dans son rapport aux savoirs régionaux, identité radicale ou de performation que la philosophie elle-même se refuse ou ne se reconnaît pas » (François Laruelle, Principes de la non-philosophie, coll. « Épiméthée », Éditions PUF, Paris, 1996, p. 1). 957 Proust et les signes, op. cit., p. 23. 958 Ibid., p. 9. 959 Ibid. 955 299 s’inscrire. Or à la différence de Descombes, Deleuze suppose que l’œuvre de Proust « rivalise avec la philosophie ». Cette rivalité est toute la portée philosophique de la Recherche : cela qui la constitue comme « anti-logos », selon la formule de Deleuze, ou non-philosophie. Deleuze, pour son compte, paraît tenir ultimement la Recherche comme style hiéroglyphique, c’est-à-dire non-philosophie, tandis que Descombes paraît penser l’inverse, à savoir que Proust demeure éminemment philosophe : nous croyons que c’est une des grandeurs de la Recherche que d’instaurer en son sein ce partage – entre la philosophie et son autre –, et de le constituer, par la puissance même de l’anti-logos romanesque, comme radicalement indécidable. « Proust, quoi qu’il en soit, « dresse une image de la pensée qui s’oppose à celle de la philosophie »960. Cette image de la pensée est, en toute conséquence, inséparable d’une image de la vérité. On sait comment Deleuze définit l’image philosophique du rapport entre vérité et pensée : « Le philosophe présuppose volontiers que l’esprit en tant qu’esprit, le penseur en tant que penser, veut le vrai, aime ou désire le vrai, cherche naturellement le vrai »961. C’est précisément cette bonne volonté « naturelle » que Deleuze, lecteur de Proust, remet en question, au profit d’une détermination « forcenée », pour ainsi dire, de la vérité dans son rapport à la pensée : « La pensée n’est rien sans quelque chose qui force à penser, qui fait violence à la pensée »962, écrit ainsi Deleuze. C’est en tant que forcée à penser que la pensée s’accomplit comme pensée. Forcée à penser : i.e, forcée à chercher la vérité, selon le double régime de l’involontaire (la rencontre) et de l’interprétation (les signes). La pensée n’est donc rien sans cela qui lui donne à penser, par forcènement et violence, selon la geste furtive et brutale d’une rencontre, d’un événement qui, dans son surgissement même, fait signe. Par la grâce forcenée d’une rencontre, la pensée « découvre et atteint sa propre limite », elle « s’élève à un exercice transcendant, elle comprend sa propre nécessité comme puissance irremplaçable »963, c’est-à-dire identiquement comme impuissance et surpuissance. Deleuze conclut magistralement : « Plus important que la pensée, il y a ce qui « donne à penser » : plus important que le philosophe, le poète »964. Recueillir en sa toute-puissance cela qui, violence pour la pensée (impuissance), est aussi don de la pensée à elle-même (surpuissance), telle est la tâche de l’écrivain, d’après le 960 Ibid., p. 115. Ibid. 962 Ibid., p. 117. 963 Ibid., p. 121. 964 Ibid., p. 117. 961 300 Proust que dessine Gilles Deleuze. Dans l’épreuve où, forcenée, la pensée même s’élève à son exercice transcendant, là se découvre en sa nécessité fulgurante, la vérité. Et sans doute, comme l’affirme Deleuze, la vérité excède-t-elle le « temps », comme temps mémoriel ou réminiscent, comme temps « passé » ou comme temps perdu ; sans doute l’unité de la Recherche ne consiste-t-elle pas « dans la mémoire, dans le souvenir, même involontaire »965. Il s’agit alors en effet pour Deleuze, nous l’avons dit, d’abstraire la vérité du temps, et d’inquiéter le faux parallélisme paraissant rapprocher les formules « recherche du temps perdu » et « recherche de la vérité ». Pourquoi, alors, le « temps perdu », dans le titre proustien ? Quelle vérité, dans l’expérience du temps perdu ou du « perdre son temps », qui fasse l’objet de la recherche ? Deleuze le reconnaît : dans la Recherche, « la vérité a un rapport essentiel avec le temps »966. Mais, dit-il, ce « temps » ne se réduit pas au temps passé, déterminé comme temps du souvenir, mais s’éploie jusqu’à saisir le temps comme temps futur, temps de la vocation : la Recherche, écrit Deleuze, n’est pas une « exploration de la mémoire involontaire », mais bien le « récit d’un apprentissage »967. La Recherche est ainsi tournée vers le futur, et non vers le passé ; ou plus exactement : elle détermine réciproquement le passé comme « tourné » vers un futur (version d’un futur), et le futur comme inscrit et impliqué dans le passé (scansion d’un passé). Si Deleuze insiste sur l’excès de la vérité sur la mémoire (même involontaire, précise-t-il), c’est pour éviter le malentendu qui ferait lire la Recherche comme un roman du temps passé, et de sa « rédemption » par le souvenir. L’enjeu, certes, est plus vaste : le « temps », dans la Recherche, est, tout à la fois mémorial et destinal, et en ce sens, déterminable comme temps de la vie. Deleuze distingue en dernière instance quatre « temps » distincts, dont l’articulation est homologue à celle des quatre régimes de signes qui forment l’économie herméneutique de la Recherche : premièrement, les « signes mondains », qui « impliquent surtout un temps qu’on perd » (temps perdu) ; deuxièmement, « les signes amoureux », qui « enveloppent » quant à eux « particulièrement le temps perdu » (temps de la perte) ; troisièmement, les « signes sensibles », qui « nous font souvent retrouver le temps […] au sein du temps perdu » (temps recouvré) ; quatrièmement, « les signes de l’art, enfin » qui « nous donnent un temps retrouvé, temps originel absolu qui comprend tous les autres »968 (temps retrouvé). Seul le temps retrouvé, comme « temps originel absolu », est le temps de 965 Cité ci-dessus. Ibid., p. 23. 967 Ibid., p. 10. 968 Ibid., p. 34. 966 301 la vérité : comme tel, il ne doit surtout pas être confondu (par exemple) avec le temps souvenu (recouvré), pur temps mémoriel ou mémorial. Certes, Deleuze indique que le temps retrouvé implique (« comprend ») tous les autres, temps perdu (mondain), temps de la perte (amoureux), temps recouvré (mémoriel) : il n’en reste pas moins que cette distinction des temps recouvre une hiérarchisation irréductible, selon quoi c’est le « temps retrouvé », temps à l’état pur impliqué dans les « signes de l’art », qui seul détient la vérité : Le temps retrouvé, à l’état pur, est compris dans les signes de l’art. On ne le confondra pas avec un autre temps retrouvé, celui des signes sensibles. Le temps des signes sensibles est seulement un temps qu’on retrouve au sein du temps perdu lui-même ; aussi mobilise-t-il toutes les ressources de la mémoire involontaire, et nous donne une simple image de l’éternité. Mais, comme le sommeil, l’art est au-delà de la mémoire : il fait appel à la pensée pure comme faculté des essences969. L’art est « au-delà » de la mémoire, et sollicite, parmi les facultés, l’éminence de la pensée pure. En cette seule éminence scintille la vérité, comme vérité des essences – « au-delà », dit bien Deleuze, de la mémoire. La mémoire, liée au temps des signes sensibles, et délivrant conséquemment un temps recouvré au sein du temps perdu, porte pour son compte sur l’évidence du vécu. La supériorité de l’art sur la mémoire se confond donc avec la « supériorité de l’art sur la vie »970. Cette supériorité de l’art consiste en ceci, précise Deleuze : « tous les signes que nous rencontrons dans la vie sont encore des signes matériels, et leur sens, étant toujours en autre chose, n’est pas tout entier spirituel »971. C’est la matérialité du signe sensible (ou signe « vécu ») qui détermine son inadéquation au régime spirituel de la vérité. Deleuze découvre ainsi un Proust platonicien, non seulement parce que, comme Platon, Proust nous offrirait « une image de la pensée sous le signe des rencontres et des violences »972, mais aussi parce qu’il construirait la Recherche comme l’aventure de l’essence – essence habitant, certes « dans les zones obscures, non pas dans les régions tempérées du clair et du distinct »973, mais que sa pure spiritualité détermine, en dernière instance, comme « supérieure » à la vie. Pourtant, et c’est un thème constant dans le Temps retrouvé¸ l’art n’est rien sans la vie. D’une part, l’objet de la vérité – c’est-à-dire : de l’art en sa puissance de vérité – c’est la 969 Ibid., p. 59. Ibid., p. 53. 971 Ibid. 972 Ibid., p. 122. Et si, selon Deleuze, il y a bien différence entre Proust et Platon, c’est parce que d’un côté, par la vertu d’une splendide ironie, « chez Socrate, l’intelligence précède encore les rencontres », les « provoque », « les suscite et les organise », tandis que de l’autre, un « humour juif » détermine l’attention aux signes, l’ouverture aux violences, aux rencontres, et suggère que l’intelligence « n’est bonne que quand elle vient après ». 973 Ibid. 970 302 Vie. C’est la « vie » qui, par la littérature, est découverte et éclaircie ; la vie insiste, inéclaircie – comme telle, précisément, à éclaircir – au lieu même de la « supériorité » du vrai. C’est là l’étrange mouvement de ce que le narrateur appelle sa « vocation » : la vocation n’est pas la vie (la vocation, déterminée comme appel de l’art, est extérieure et supérieure à la vie), mais, identiquement, la vocation est la vie (le sens de la vie, c’est la vocation, la vie ne prend son sens qu’en tant que vocation ; mais aussi : la vocation porte sur la vie, et la vie seule peut devenir vocation). Proust écrit ainsi : « Ainsi toute ma vie jusqu’à ce jour aurait pu et n’aurait pas pu être résumée sous ce titre : Une vocation »974. Le rapport entre la vie et la vocation est rigoureusement indécidable975. Mais Proust indique ceci, du côté, précisément, de la possibilité de la résomption : ma vie, déclare en effet le narrateur, aurait pu être résumée sous le titre d’« Une vocation » en ce que cette vie, les souvenirs de ses tristesses, des ses joies, formaient une réserve pareille à cet albumen qui est logé dans l’ovule des plantes et dans lequel celui-ci puise sa nourriture pour se transformer en graine…976 La vie se constitue et se réserve, pour ainsi dire, comme le corps même de l’œuvre. L’œuvre s’éploie comme répétition éclairante, découvrante, de la vie, corpus irréductible de matières et d’affects : Et je compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur, emmagasinés par moi…977 La vie « vient » comme la densité même de l’œuvre, et l’œuvre n’est rien sans la vie : en ce sens, la Recherche n’est pas seulement recherche de la vérité, mais aussi apprentissage de l’inessentiel, de cet inessentiel qu’est la vie, comme « matière ». Ainsi, d’ailleurs, des différents « temps » dont le roman répartit l’avènement en vérité : la vérité n’est pas « extérieure » au temps perdu, et c’est bien, en effet, le temps perdu lui-même (temps perdu, temps de la perte, temps recouvré) qui, ultimement, se donne comme retrouvé. L’éclaircissement de l’art porte donc sur la vie, de même que l’épiphanie des temps porte sur tous les temps. L’art porte sur la vie : d’autant plus, semble-t-il, qu’il s’agit de l’art 974 Ibid., p. 206. Les possibilités ouvertes par la phrase sont d’ailleurs plus nombreuses que nous ne l’indiquons, et que ne l’indique Proust lui-même. Du côté du « pourrait être résumée » : a. la vie s’épuise dans la vocation ou bien b. la vocation se nourrit de la vie ; du côté du « ne pourrait pas être résumée » : a. la vocation est supérieure et extérieure à la vie (« la littérature n’avait joué aucun rôle dans ma vie », ibid.) ; ou bien b. la vie est (proposition sans doute difficile à tenir) plus grande que la vocation, voire, d’une manière inouïe, supérieure à elle (la vie est plus « importante » que la littérature, dirions-nous en paraphrasant Deleuze). 976 Ibid. 977 Ibid. 975 303 littéraire comme art du discours, et de l’éclaircissement du discours. Proust l’affirme, la vie est essentiellement discours, « notations ». Entendons un instant encore les déclaration du Temps retrouvé concernant le rapport entre l’art, la littérature, et la vie. Sans doute, la simplicité du vécu, la « beauté de la vie », ne suffit-elle pas à l’art : et l’artiste vieillissant a tort de faire confiance à la « vie », et de la répéter dans son absolue nudité978. Sans doute manque-t-il à la « littérature » de notations la volonté et la puissance de l’éclaircissement, comme le rappelle le narrateur du Temps retrouvé : Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque puisque c’est sous de petites choses comme celles qu’elle note que la réalité est contenue (la grandeur dans le bruit lointain d’un aéroplane, dans la ligne du clocher de Saint-Hilaire, le passé dans la saveur d’une madeleine, etc.) et qu’elles sont sans signification par elles-mêmes si on ne l’en dégage pas ?979 La « réalité » (vérité de la vie) est contenue « sous » le tissu des choses, dont la littérature de notations constitue la répétition pure et simple. Noter, cela revient à mimer la vie, dans sa petitesse et son évidence. Cependant, écrit Proust, la vie se mime elle-même, en tant précisément qu’elle se réalise comme « discours » dans l’exercice de la mémoire (mémoire du discours et discours de la mémoire tout à la fois) : Peu à peu, conservée par la mémoire, c’est la chaîne de toutes ces expressions inexactes où ne reste rien de ce que nous avons réellement éprouvé, qui constitue pour nous notre pensée, notre vie, la réalité, et c’est ce mensonge-là que ne ferait que reproduire un art soi-disant « vécu », simple comme la vie, sans beauté, double emploi si ennuyeux et si vain de ce que nos yeux voient…980 La mémoire retient la vie ; la vie se retient comme mémoire, c’est-à-dire comme discours anexact, inexact. C’est ce discours (« chaîne de toutes ces expressions inexactes ») que la littérature de notations répète. En ce sens, le discours de la vie pure – et la vie pure comme discours, si la vie n’est rien d’autre que l’incessant passage du perçu au parlé, de la sensation à l’expression – constitue un logos anexact, mimèse de la nudité du vécu, par quoi rien ne s’éclaire ni ne se découvre. Or c’est précisément ce discours qui doit faire l’objet de l’éclaircissement littéraire. C’est précisément cette mémoire (comme mémoire du discours) qui doit se trouver répétée et comprise dans l’événement épiphanique. Deleuze le rappelle : il s’agit dans la Recherche de l’« apprentissage d’un homme de lettres »981. Or qu’est-ce qu’un homme de lettres ? Qu’a donc de singulier l’apprentissage de l’homme de lettres, s’il n’est ni celui du mondain (temps perdu) ou du jaloux (temps de la perte), ni celui du sensible ou du jouisseur (temps recouvré), ni même celui de l’artiste, 978 Voir ibid., p. 63. Op. cit., p. 201. 980 Ibid. 981 Proust et les signes, op. cit., p. 10. 979 304 ni même encore, celui du philosophe (temps retrouvé), et dans quel « temps » s’effectue-til ? L’apprentissage de l’homme de lettres, c’est l’apprentissage du discours. Ou plus exactement : de l’irréductibilité du discours, en tant que c’est la Vie elle-même qui ne cesse de se constituer comme discours, par l’exercice de la mémoire. L’objet de l’art véritable est le même que celui de la littérature de notations : c’est la Vie, en son essentielle impureté (et l’impureté, comme la pureté, se jouent toujours à l’intérieur du discours). Dans la Recherche, la vérité concerne la Vie comme mémoire et la Vie comme discours (certes, la Vie comme mémoire et la Vie comme discours ne se confondent pas toujours : il y a des effectuations de la mémoire qui excèdent le discours). L’homme de lettres est précisément celui qui, au terme de son apprentissage, rend Vie et Vérité inséparables. L’apprentissage de l’homme de lettres concerne la vie comme discours, et vise son éclaircissement en vérité. Cet éclaircissement, toutefois, ne constitue pas une élucidation abstraite ; la recherche de la « vérité » n’est pas – pas seulement du moins – une entreprise purement théorétique. Qu’on se reporte, une dernière fois, à la phrase proustienne : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature »982. La conséquence du double mouvement littéraire, de découverte et d’éclaircie, c’est de conduire la « vie » à la plénitude du vivre, à constituer la vie comme « pleinement vécue ». L’enjeu est donc de vivre pleinement sa vie ; pour le dire autrement : l’objet de la recherche littéraire, c’est l’invention d’un art de vivre. La Recherche détermine donc ultimement l’Art, en vérité et en nécessité, comme Art de vivre. La littérature, puissance de découverte et d’éclaircissement de la Vie comme Discours, constitue donc l’Art de vivre par quoi le vécu accède à sa propre plénitude. Ainsi, lorsque Proust écrit que Tout l’art de vivre, c’est de ne nous servir des personnes qui nous font souffrir que comme d’un degré permettant d’accéder à leur forme divine et de peupler ainsi joyeusement notre vie de divinités.983 Il faut entendre résonner, au-delà même de ce qui paraît relever d’un « idéalisme », voire d’un « panthéisme » proustien, la décision de l’Art : l’Art (la littérature comme art du discours) est Art de vivre. L’enjeu de l’Art littéraire, c’est la vérité en tant qu’inséparable d’une Vie supérieure (c’est-à-dire : supérieure à elle-même), pleinement vécue. L’art ainsi, 982 983 Cité ci-dessus. Nous soulignons. Ibid., p. 205. 305 n’est pas supérieur à la vie, mais éclaircit et découvre la vie comme rigoureusement supérieure à elle-même. B. Vie et vérité Vie et phénomène Son titre l’indique à lui seul, L’Essence de la manifestation poursuit un projet strictement phénoménologique. Qu’est-ce que la phénoménologie, saisie dans l’évidence apriorique de son étymologie ? « La phénoménologie est la science des phénomènes »984, écrit Michel Henry. Fonder une telle science suppose de déterminer la manière dont « ce qui apparaît » apparaît : i.e. répondre à la question d’un « Comment de l’apparaître », selon la formulation henrienne. En ce sens, l’élucidation phénoménologique vise en effet « l’essence du phénomène », c’est-à-dire « l’apparence comme telle, dans son acte d’apparaître »985. D’où la reformulation par Henry, à quelques pages d’intervalle, de sa première définition : « La phénoménologie est la science de l’essence du phénomène »986, saisie comme essence de la manifestation. La radicalité de l’enjeu est explicite. A s’en tenir à ces formulations premières, rien ne distinguerait l’entreprise henrienne de l’orthodoxie phénoménologique traditionnelle, telle qu’elle s’éploie depuis Husserl. Cependant, 984 L’Essence de la manifestation, coll. « Épiméthée », Éditions PUF, 1963, 2003, p. 58. Ibid., p. 65. 986 Ibid., p. 67. 985 306 l’essence de la manifestation ne doit pas être confondue avec la flagrance pure du manifesté, simplicité d’un « vécu » ou d’un « fait ». Dès les pages inaugurales de son grand texte, Henry s’emploie à prévenir le lecteur : l’ambition phénoménologique de L’Essence de la manifestation réserve, dans sa radicalité même, la possibilité d’une critique de la phénoménologie constituée. Ainsi se désigne l’orient des recherches henriennes : « Pousser jusqu’au bout la détermination de l’essence [de la manifestation] c’est peut-être mettre en lumière une Forme, un Comment plus fondamental dont la loi confère une présence, quoique d’un autre ordre, à ce qui était primitivement pensé comme « n’apparaissant pas » »987. La science de l’apparaître reposerait ainsi toute entière, et fondamentalement, sur un « inapparent », ou « inapparaissant ». Tel inapparaissant s’oppose à la phénoménalité « visible » du phénomène, dans l’évidence de son apparition ; en lui, pourtant, elle s’enracine. Cette distinction (entre apparence et inapparence, visible et invisible, manifesté et non manifesté) s’inscrit comme loi irrésiliable au cœur de la tentative phénoménologique henrienne. C’est ainsi que Henry affirme qu’« il existe deux modes spécifiques et fondamentaux conformément auxquels s’accomplit et se manifeste la manifestation de ce qui est »988. Dans le premier de ces modes, qui caractérise la phénoménologie dans sa tradition post-husserlienne, « l’être se manifeste hors de lui », écrit Henry, il « s’irréalise dans le monde, il est sa lumière, le pur milieu de visibilité où sont visibles les choses, où l’étant se manifeste »989. Le savoir est alors savoir de lumière : possibilité de voir « clairement » et « distinctement », il constitue la possibilité du discours, comme discours d’éclaircissement et de distinction – discours de savoir. Dans le second de ces modes, obscurément mais radicalement, « l’être surgit et se révèle en lui-même, se rassemble avec soi et s’éprouve, dans la souffrance et dans la jouissance de soi, dans la profusion de son être intérieur et vivant »990 ; là se tient l’épreuve de l’être, en quoi s’avère, l’essence de la manifestation, comme essence de cela « que le phénomène grec n’éclaire pas de sa brillance extatique »991. Cette épreuve, nous le vérifierons, retient, d’après L’Essence de la manifestation, la seule vérité phénoménologique radicale, archi-révélation de la Vie en et par elle-même. 987 Ibid., p. 71. Ibid., p. 860. 989 Ibid., p. 860-861. 990 Ibid., p. 861. 991 Phénoménologie matérielle, coll. « Épiméthée », Éditions PUF, Paris, 1990, p. 59. 988 307 Nous l’avons dit : la phénoménologie henrienne est, de part en part, une critique de la phénoménologie, en tant qu’elle s’est constituée comme phénoménologie du visible. L’interrogation sur le « comment de l’apparaître » est inséparable d’une interrogation sur le discours et la méthode phénoménologiques eux-mêmes. Il s’agit alors d’élucider le « Comment fondamental conformément auquel la réalité se réalise en se faisant « phénomène » »992. Ce qui nous importe à cet égard, c’est que la critique de la phénoménologie par Michel Henry soit inséparable d’une critique de la philosophie comme genre majeur (Grand genre) des discours de savoir. La philosophie, déterminée comme parole « du » monde, et comme telle, vouée à la visibilité du phénomène, n’est peut-être pas en mesure de nommer cela, en quoi tout phénomène se fonde, mais qui sans cesse se dissimule au monde, invisible et disparaissant. Y a t-il alors une autre parole, un autre « langage » en quoi résonne la fidélité à l’être comme immanence, affectivité, invisibilité – c’est-à-dire, selon une métaphore constante du texte henrien, « Nuit » ? Si tel est le cas, quels sont les caractères de ce discours qui n’est pas du discours ? Que porte-t-il encore « du » monde – et à quoi, monde et clarté, doit-il renoncer, dans la décision même de sa fidélité à la Nuit ? Nocturne Dans des pages difficiles, mais cruciales, de L’Essence de la manifestation (§ 34), Michel Henry tente de répondre à la « question posée par Husserl d’une conscience sans monde ». La réponse à cette question est donnée, dit-il, « avec la conscience de l’imagination »993. L’imagination, nous l’allons voir, est cette modalité de la conscience en quoi, dans l’aventure d’un absentement du monde, la Vie trouve à se révéler dans son immanence radicale. Procédons. Henry, comme Sartre, détermine l’imagination comme « néant » du monde. Dans L’Imaginaire, on s’en souvient, l’imagination est définie, dans sa structure essentielle, comme néantisation du monde. Imaginer, c’est en effet nier le monde comme 992 L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 69. Ibid., p. 327. Nous n’avons certes pas ici pour ambition d’embrasser en totalité l’immensité du champ problématique henrien. Nous nous contentons d’ouvrir une lecture de L’Essence de la manifestation en direction de cet « autre discours » favorable à la Nuit. Nous ne prétendons ainsi absolument pas rendre compte de la finesse, comme de la difficulté des articulations de ce que Henry, fort modestement, appelle sa « problématique ». Ainsi, le § 34 (« Conscience du monde et conscience sans monde ») repose, pour l’essentiel, sur la détermination de « l’essence de la transcendance comme immanence » (ibid., p. 326) ; c’est de cette détermination que procède la position de l’imagination comme conscience sans monde. Notons par ailleurs que Henry reconnaît, comme Sartre, la possibilité pour une conscience imaginante de susciter un monde : cette possibilité, toutefois, lui paraît moins essentielle que son avers, défini comme l’absence du monde. 993 308 monde donné, et s’absenter à sa réalité factice. Comme conscience imageante, imaginante (conscience en images), la conscience peut alors être dite, identiquement, conscience néantisante (conscience « dans » et « par » ce que nous avions appelé l’instance du néant). Quelle que soit la puissance de cette néantisation, chez Sartre, une conscience qui imagine se donne bien le « pouvoir de susciter un monde »994 ; elle paraît donc se produire comme conscience d’un monde (monde en image ou monde imaginé). L’absence (ou le néant de monde) est simple absence du monde (de ce monde-ci), mais n’est pas comprise comme absence de tout monde qui soit, tout monde imaginé ou possible. L’instance du néant, telle que nous l’avons repérée dans le discours de Sartre, n’offusque en rien la possibilité de recomposer, de reconfigurer un monde (quand bien même L’Imaginaire s’appuie principalement sur des exemples d’« objets »). Le texte henrien paraît, pour son compte, prendre une autre direction, jusqu’à formuler, dans sa rigueur, la conclusion suivante : « La conscience de l’imagination est une conscience sans monde »995. L’« image » du monde, telle qu’elle se réalise dans et par l’imagination, se comprend comme absence de monde, et, paradoxalement sans doute, comme absence d’image. La vocation de la conscience imageante, cela n’est pas l’image, dans sa tranquillité diaphane, ni surtout le « monde » des images, infiniment refiguré en profondeur, comme en horizon. L’exercice réel de l’imagination la destine au contraire à recueillir « cela » qui n’est ni de ce « monde », ni d’aucun « monde » de lumière et visibilité. Imaginer, en effet, n’est pas voir. Cela qui s’imagine se soustrait indéfiniment au règne des images, formes, surfaces et songes. Cela qui s’imagine, réclamant un autre discours que ceux de la phénoménologie ou de la philosophie, se voue à la rigueur d’une Nuit sans monde, à son silence et à son improfondeur zénithale. Ici, nocturne absolument, s’obscurantit ce que Michel Henry nomme la Vie. La Vie, en effet, se trouve essentiellement « privée de la lumière qui surgit dans l’ouverture de l’horizon par la transcendance, […] elle se retient au contraire dans la nuit et se laisse transir par elle »996 (c’est le § 50, intitulé « Le non-visage de l’essence »). Cette invisibilité essentielle de la Vie est la conséquence stricte de la thèse d’immanence sans cesse réaffirmée par Henry : si « aucun horizon de lumière » ne peut jamais se lever sur et dans la Vie, c’est parce que la Vie même « cohère avec soi dans l’unité absolue de son 994 Ibid. Ibid., p. 327. 996 Ibid., p. 549. 995 309 immanence radicale »997. C’est dans la section III de L’Essence de la manifestation que prend place l’élucidation de « la structure interne de l’immanence », et sa détermination subséquente comme invisibilité. Seulement, l’invisible peut-il encore faire l’objet d’une recherche, d’une théorie, ou d’un discours ? Cela qui est essentiellement invisible, ne demeure-t-il pas irrévélé, dissimulé par essence ? Comment se révèle donc cela qui, par essence, paraît essentiellement irrévélé ? Par quelle « révélation », et dans quelle « présentation » ou « représentation » s’éploie donc cela qui, comme Michel Henry le réaffirme sans cesse, se soustrait à toute représentation ? Si, selon les termes mêmes de L’Essence de la manifestation, « le s’apparaître de l’apparaître, la manifestation de soi de la manifestation pure ne se produisent pas dans la « représentation » »998, « en » quoi se produisent-ils, dans quel espace et dans quel temps d’irreprésentation s’attestent-ils, de telle sorte sans doute qu’ils demeurent, au lieu même de leur révélation, irrévélés ? Comment donc se révèle le non-visage de l’essence, si ce n’est à la guise d’une nonrévélation ? Selon le phrasé même d’Henry (§ 51, « Visible et invisible »), « avec la détermination ontologique positive du concept de l’invisible, la problématique » s’est-elle donnée les moyens de découvrir « ce qui constitue, au sens même de l’acte par lequel elle se dissimule, le contenu phénoménologique positif, l’effectivité de cette révélation ? »999. Poésie et révélation Il appartient à la section suivante de L’Essence de la manifestation (intitulée « Interprétation ontologique fondamentale de l’essence originaire de la révélation comme affectivité ») de répondre à cette question ; la révélation de l’immanence (ou Vie), comme le titre de section l’indique, s’y trouve décisivement déterminée comme affectivité : dans sa Phénoménologie matérielle, Henry indique ainsi que « la substance phénoménologique qu’a en vue la phénoménologie matérielle, c’est l’immédiation pathétique en laquelle la vie fait l’épreuve de soi ».1000 L’immanence est ainsi définie comme invisibilité quant à sa structure interne, et comme affectivité (identiquement affection ou auto-affection) quant à son mode de révélation. Si l’invisibilité (Acte de la Nuit) constituait la structure interne de l’immanence, « l’affectivité » quant à elle constitue « l’essence originaire de la 997 Ibid. Ibid., p. 175. En italiques dans le texte. 999 Ibid., p. 571. 1000 Op. cit., p. 7. 998 310 révélation »1001. L’essence, comme essence de la Vie, est donc constituée d’un « se sentir soi-même » par quoi elle ne cesse de faire l’épreuve de sa propre passion, dans ce que Michel Henry nomme parfois une « étreinte pathétique ». C’est dans l’affectivité que se révèle ce qui, incessamment, demeure invisible, et qui se nomme, chez Henry, absolu ou Vie (§ 70) : « Parce que l’affectivité révèle l’absolu dans sa totalité et dans sa réalité, elle le révèle tel qu’il est. C’est en ce sens que l’affectivité révèle l’absolu, en tant qu’elle le révèle absolument »1002. Cette révélation (ou, selon le mot parfois employé par l’auteur, archi-révélation) constitue l’horizon le plus essentiel de l’élaboration henrienne. En elle, « l’absolu surgit et s’historialise », et dans cette « révélation absolue », est « l’Esprit ». La Vie est donc identiquement l’Essence, l’Absolu, et l’Esprit. Peu importe son nom, d’ailleurs, car, écrit Henry, à cet instant « les mots nous manquent »1003. Pourtant, et ce, bien avant le déploiement de la question de l’affectivité, L’Essence de la manifestation a formulé la possibilité d’une révélation de l’invisible ; cette révélation prime du « non-visage de l’essence » se laisse nommer par le dit poétique. L’intervention de la poésie dans l’appareil du discours henrien ne laisse pas d’être surprenante, et ce, audelà même de la traditionalité du recours, dans le texte philosophique, à la parole poétique, afin de désigner quelque innommable philosophique. La poésie – les Hymnes à la Nuit de Novalis – intervient de manière non thématique, par la seule vertu, semble-t-il, de sa puissance de nomination, et ce avant même que la question du langage ait fait son apparition dans la problématique d’ensemble de L’Essence de la manifestation : dans la poésie, ainsi « fulgure la vérité », infiniment citée par le discours philosophique : « « Nuit vraie, dit Novalis, gracieux soleil de la Nuit » », auprès de quoi « « la lumière semble pauvre…à présent » »1004. De fait, la poésie se trouve donc convoquée avant même que l’essence du langage en général ait pu être élucidée (elle ne le sera qu’au § 61, lorsqu’il sera question de la possibilité d’un logos de l’affectivité). Dans le § 50, intitulé « Le non-visage de l’essence »), et consacré à la dimension essentiellement nocturne du vivre, Henry cherche à rendre compte de ce qu’il nomme le « pouvoir de la nuit ». Quel est ce pouvoir ? Le pouvoir de la nuit est pouvoir de révélation. La nuit, dans son invisibilité radicale, réserve paradoxalement une puissance de manifestation, par quoi elle « accomplit l’œuvre de la révélation, en tant qu’elle est elle- 1001 L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 578. En italiques dans le texte. Ibid., p. 860 1003 Ibid. 1004 Ibid., p. 555. 1002 311 même révélation »1005. La nuit est révélation : c’est dire que la nuit fait « œuvre ». Le pouvoir de la nuit est une puissance d’œuvre. En quoi consiste cette puissance ? Au moment de « nommer », cet œuvrer c’est-à-dire, strictement, de trouver les « mots » qui manquent, L’Essence de la manifestation a recours au texte poétique. La poésie est donc nomination de l’œuvre de la Nuit ; le recours à sa parole est assumé comme tel : « L’œuvre de la nuit, l’accomplissement par elle de la révélation dans sa possibilité et dans son effectivité, la détermination de celle-ci comme invisible, comme l’invisible et originelle lumière de la Nuit, au dire authentique de la poésie il appartient de les nommer »1006. La poésie – les Hymnes à la Nuit de Novalis – surgit donc pour nommer, dans le texte philosophique, la puissance d’une révélation paradoxale. La poésie ne constitue donc pas la prime révélation (qui revêt, quant à elle, la structure inouïe d’une autorévélation), mais une révélation seconde, révélation de la révélation, ou surrévélation. Comme surrévélation, la poésie est hymne : « Parce qu’une telle nomination est leur révélation, parce que celle-ci révèle l’essence de la révélation et se fonde sur elle, elle la célèbre et, confondue avec son objet, revêt en lui la forme de l’hymne »1007. L’hymne révèle la Nuit comme révélation, c’est-à-dire identiquement comme capable de se révéler elle-même, en vérité : la Nuit, écrit Henry, « est la lumière de l’invisible »1008, et non une « innommable demeure inhabitée », pur lieu d’invisibilité sans nom. La poésie soutient, hymnique, le nom même de la paradoxologie nocturne. La surrévélation poétique atteste (hymne), en dernière instance, de la puissance d’une autorévélation de la Nuit. Ce pli de la révélation sur soi, par quoi cela qui révèle ne révèle jamais que le Même de la révélation, détermine chez Henry l’inédit d’un statut du littéraire. S’avive donc dans le discours de L’Essence ce qu’on pourrait appeler une paradoxologie de la révélation. Elle s’analyse ultimement sous la forme de trois paradoxes articulés : 1. le paradoxe de la révélation de l’irrévélation ou de l’Irrévélé ; 2. le paradoxe de la révélation comme autorévélation ; 3. le paradoxe de l’autorévélation de l’irrévélation. Cette paradoxologie complexe se trouve redéployée à un niveau plus fondamental – du point de vue phénoménologique –, au moment de l’interrogation henrienne concernant le langage de l’affectivité (§ 61, intitulé « L’obscurité du sentiment et son langage. Affectivité et pensée »). C’est là que prend place, dans L’Essence de la manifestation, l’ensemble des analyses consacrées à l’essence du langage comme tel. L’affectivité, on 1005 Ibid. Ibid., p. 554. 1007 Ibid. 1008 Ibid., p. 555. 1006 312 s’en souvient, constitue d’après la problématique la révélation pathétique, au sens strict, de l’essence, dans son invisibilité1009. Quoi qu’il en soit, la question d’un logos de l’affectivité garde sa pertinence. La parole de l’affect elle aussi révèle, sans doute, quoique sur une toute autre guise que celle de la parole poétique. Le § 61 se propose ainsi d’interroger le « langage » du sentiment, déterminé comme essentiellement « obscur ». L’obscurité, ici, n’est pas seulement une caractérisation extérieure, qu’il nous faudrait saisir dans son opposition traditionnelle à la « clarté » du langage intellectuel. L’obscurité de ce que Henry nomme « logos de l’affectivité » procède de la rigueur conceptuelle du thème de l’invisibilité ; c’est en tant qu’il constitue la révélation de l’invisibilité, la manifestation « non-visage de l’essence », que le langage du sentiment est obscur. Langage obscur, il est aussi, comme tel, langage essentiel, c’est-à-dire langage de l’essence. Le logos de l’affectivité est en effet le langage de l’être : « le langage est l’être […] il réside originellement dans l’affectivité »1010. Ce langage est la révélation (en discours) de la révélation affective. La question demeure, de son rapport au langage poétique, lui-même déterminé comme surrévélation. Affectivité et Logos originel Soient donc deux « discours » : le discours poétique, révélation de l’invisible (surrévélation) ; et le discours de l’affect, manifestation de l’affectivité. Nous laissons de côté pour l’instant la question du statut du langage poétique, de même que celle du rapport qu’il entretient avec le langage du sentiment, à l’intérieur de la problématique henrienne. Le « Logos de l’affectivité » est défini comme Logos originel, langue absolue de l’affect à partir de laquelle s’éploient tous les langages constitués1011. C’est ainsi en vue d’élucider le plus clairement possible le caractère originel du langage du sentiment que, dans le § 61, Henry cherche à établir « l’irréductibilité du Logos originel de l’affectivité au lšgein »1012. Le lšgein est le Logos du monde, par quoi les « choses » se trouvent, comme choses du monde, élucidées, distinguées, dénombrées ; il est le Logos de la « compréhension » et du « concept », voué à ce « milieu où baignent les choses dans 1009 Nous l’avons vu, cependant, l’invisible s’autorévèle toujours et partout, et c’est à la poésie (comme hymne ou surrévélation) qu’il revient de nommer cette prime révélation 1010 Ibid., p. 689. 1011 Il est à tous égards difficile de situer la parole poétique dans l’espace d’ordre logico-philosophique de la problématique de L’Essence de la manifestation : l’intervention de la poésie ne ressortit pas de l’analytique des concepts, mais plutôt de la fulgurance de l’inspiration, de la « révélation ». 1012 Ibid., p. 689. 313 l’extériorité »1013. Quant au Logos de l’affectivité, un court texte intitulé « Phénoménologie matérielle et langage » en rappelle la nécessité phénoménologique, d’après l’articulation en deux phases de l’analytique phénoménologique du langage : « Dans la première, le langage cessant d’être compris comme un pouvoir autonome, l’ensemble de ses caractères se trouvent établis à partir de ceux de l’apparaître »1014, saisi comme phénoménalisation pure ; dans la seconde se trouve affirmé que « la possibilité ultime du Logos réside dans la phénoménalité pure, seule l’appréhension de celle-ci en son mode originaire de phénoménalisation peut signifier le bouleversement de notre compréhension du langage »1015 : ce mode originaire de phénoménalisation est l’affectivité. Le langage de l’affectivité se trouve conséquemment déterminé comme langage originaire, « Logos de Vie », écrit Henry, s’effectuant comme révélation pure. Ce Logos, indique L’Essence, n’est pas fait de signes, et demeure extérieur à toute pensée comme à toute compréhension, c’est-à-dire, rigoureusement, in-signifiant : « la révélation en son essence originelle, comme sentiment, ne peut être pensée ni comprise, ce qui parle en elle n’a pas de signification et ne peut non plus en recevoir »1016. Ce Logos peut être dit, en toute rigueur, absolu, en ce sens que, selon Henry, « toujours il dit ce qu’il est et son langage n’a pas d’histoire »1017. C’est ainsi que le Logos de l’affectivité, en son versant le plus radical, est un langage sans histoire, univocité pure, tout proche de l’éternité révélée d’une non-langue. Le Logos de l’affectivité, rendant possible un langage du sentiment, et, nous allons le voir, une narration du « pathos », selon la formule même de Michel Henry, risque donc, par sa proximité même avec l’absolu originaire de toute langue, de se constituer, en s’y abolissant, comme non-langue, non-Logos, parole sans parole, voix sans voix, archiécriture unécrite, là où rien ne s’entend, rien ne se parle, rien ne s’écrit, que l’affect. Il semble que le roman – qui constitue, avec la philosophie, on le sait, l’« autre » pratique d’écriture de Michel Henry – s’enracine de manière presque immédiate dans l’affectivité de ce Logos originel, mais pour y fonder la possibilité d’un récit. Voici ce que déclare Henry dans un entretien avec Mireille Calle-Gruber, intitulé « Narrer le pathos », au sujet de son écriture romanesque : « Ce que pour ma part j’ai cherché spontanément, est un langage qui dévoile l’affect »1018. Ainsi, de même que la parole poétique se déployait 1013 Ibid., p. 840. Michel Henry, Phénoménologie de la vie (Tome III, De l’art et du politique), coll. « Épiméthée », Éditions, PUF, Paris, 2004, p. 339. 1015 Ibid., p. 339-340. 1016 L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 690. En italiques dans le texte. 1017 Ibid., p. 691. En italiques dans le texte. 1018 Phénoménologie de la vie, Tome III, op. cit., p. 322. 1014 314 comme surrévélation de l’essence (nomination de l’œuvre de la Nuit), de même, l’invention romanesque de trouve déterminée comme spontanéité de l’affect, de telle sorte, qu’en elle, comme le précise Henry dans le même entretien, « il faut ultimement que ce soit le langage lui-même qui affecte », c’est-à-dire « que la révélation ne soit pas un voir auquel renvoie le mot, ou que le mot nous laisse voir, mais qu’elle soit elle-même pathos »1019. Le langage littéraire, ici encore, est pensé comme révélation de la révélation. Du Logos originel (parole de l’affectivité) naît ainsi le roman, surrévélation de l’affect, récit du « pathos » pur. En ce sens, sans doute, et conformément à la répartition traditionnelle des genres, le roman révèle supérieurement à la poésie, dans la lucidité d’un verbe exotérique, et dans l’extensivité matérielle d’une « histoire » ; la poésie, quant à elle, ressortit du règne des noms : surrévélation obscurcie, elle se tient au plus proche de l’essence, et dans l’élément d’invisibilité qui est le sien, et, peut-être dans une communauté inouïe vis-à-vis de l’archi-langue originelle, cette langue sans histoire ni signification. Visà-vis de l’essence (la Vie), le roman se produit comme révélation affective, la poésie, comme irrévélation obscure, dans une authenticité radicale qui ne relève d’aucun Logos constitué. L’autorévélation comme Pli : la différence des Écritures Il nous faut à présent revenir sur ce que nous avons appelé la paradoxologie henrienne, à savoir que l’irrévélation (cela qui demeure essentiellement irrévélé) est en dernière instance déterminable comme autorévélation. Interroger l’identité-de-dernière-instance de l’irrévélation et de l’autorévélation chez Henry nous conduira à déceler, sous la figure historique des Écritures, la puissance véridictoire d’un logos sans différence, s’opposant à la radicale impuissance du « langage du monde ». L’article intitulé « Phénoménologie matérielle et langage » constitue, pour sa majeure partie, un dialogue critique avec la philosophie heideggerienne du langage, telle qu’elle se déploie dans Sein und Zeit, puis dans Unterwegs zur Sprache. Comme le souligne Henry, une des prémisses de toute phénoménologie du langage – et notamment de celle que met en œuvre Heidegger – consiste en ce que la « phénoménalisation de la phénoménalité pure […] définit conjointement l’objet de la phénoménologie et l’ultime fondement de tout langage possible »1020. Structure du phénomène et structure du langage se trouvent ainsi 1019 1020 Ibid. Nous soulignons. « Phénoménologie du langage », op. cit., p. 327. 315 décisivement appariées en tant qu’elles sont vouées à l’extériorité de l’apparaître, c’est-àdire identiquement à la visibilité de l’extase. Ainsi, et selon la relecture henrienne, dans Unterwegs zur Sprache, le « dire de la parole » se « révèle n’être autre que l’apparaître grec, cette venue au-dehors en laquelle se donne à nous tout ce que nous voyons et dont nous pouvons parler »1021. Parler, c’est alors se vouer au voir resplendissant de l’extériorité. Ce resplendissement est cependant Différence, puisque d’une part, « ce que la parole donne à voir et dont elle parle, c’est l’étant »1022, mais que d’autre part, « donner à voir l’étant […] c’est donner à voir quelque chose d’autre et de plus haut, à savoir la venue en présence en laquelle l’étant vient à nous »1023. Michel Henry rappelle à cet égard que, dans Sein und Zeit, trois traits se trouvent assignés à cette « venue en présence qui consiste dans l’apparaître du monde ». Selon le premier de ces traits, le dévoilement est différence : « l’apparaître dévoilant est différent de ce qui est dévoilé en lui au point que c’est dans cette différence que consiste le dévoilement »1024. Selon le second de ces traits, la différence du dévoilement se résorbe en indifférence (« l’ek-stase du monde dispensant sa lumière indifféremment sur tout étant – « sur les justes comme sur les injustes » »1025, écrit Henry) : dès lors que « l’apparaître dévoilant dans le « hors de soi » du monde diffère de ce qui est dévoilé en lui, il lui est totalement indifférent ».1026 Selon le troisième et dernier trait de la structure d’extériorité, l’indifférence de la différence se trouve déterminée comme impuissance : « l’indifférence de l’apparaître du monde à tout ce qui se montre en lui, renvoie à une situation plus décisive encore, à l’incapacité de cet apparaître à poser la réalité découverte en lui »1027. Ainsi – comme différence indifférente, et comme impuissance – se détermine le « langage du monde ». Son impuissance est d’être différence, c’est-à-dire, autre que les choses : la parole est bien, dans sa fidélité même à l’être, la différence de l’être, puisque aussi bien, l’être lui-même est différence. Ainsi s’éploie, par le travers du monde, du langage et des choses, l’effort de l’Être en sa violence, comme Disruption et comme Différence. Tout autre est, nous avons commencé de le vérifier, le Logos originel vers quoi s’oriente l’inquisition henrienne. Conformément à la prémisse phénoménologique qui gouvernait déjà le concept de « langage du monde », ce Logos essentiel est réputé le Même que 1021 Ibid., p. 329. Ibid., p. 330. 1023 Ibid. 1024 Ibid., p. 330-331. 1025 Ibid. 1026 Ibid. 1027 Ibid. 1022 316 « l’apparaître originel », déterminé comme Vie : « La vie est l’apparaître originel que nous désignerons désormais sous le titre de révélation »1028. Le Logos est donc, en un sens inouï, « révélation » d’une Vie qui est elle-même, de part en part, révélation (de soi). Ici, cela qui apparaît n’est pas différent du mouvement par quoi il (s’)apparaît : le Logos est la Vie, et la Vie est immédiatement Logos. Que l’on suive le mouvement de quelques lignes de « Phénoménologie matérielle et langage » : « la révélation de la vie », écrit Henry, « s’accomplit comme une autorévélation » ; dans cette autorévélation, la vie « s’éprouve soi-même », sur un mode non-tautologique1029, et dans cette autorévélation, la Vie est identiquement Logos, « car la façon dont la vie révèle, c’est celle dont elle parle »1030. La Vie (se) révèle comme Parole, Logos, « sans se mettre hors de soi dans la différence d’un monde »1031 ; la Vie (se) révèle au-delà ou en deçà de toute extériorité, au-delà ou en deçà de tout Dehors, au-delà ou en deçà de tout Monde. Par conséquent, et « contrairement à tout autre langage, lequel se rapporte toujours à un référent extérieur à lui, la parole que parle la vie présente le caractère extraordinaire qu’elle ne parle jamais que de soi »1032. La parole de la vie, autorévélation irrévélée, résonne donc dans l’Inextérieur de l’essence, s’éployant au pur gré d’un Pli, abîme de toute absence où nulle lumière ne resplendit, où nulle différence ne vibre, où nul monde ne demeure. Comme à l’instant de l’imagination, cette prime Parole inscrit, dans le monde, la possibilité même de l’absence de monde : parler, alors, ne constitue plus l’octroi d’une dimension, d’une distance, mais bien au contraire, l’événement d’un suspens, d’un repli, d’une absence au monde et aux images. Ainsi la Vie se plie, de telle sorte à « ouvrir » en soi l’espace inétendu d’une parole, Logos résonnant au plus proche, autorévélation infinie de soi par soi. Ainsi, « à l’impuissance de la parole du monde incapable de poser la réalité dont elle parle […] la Parole de la vie oppose son hyperpuissance : celle de générer la réalité dont elle parle »1033 : en tant qu’elle s’autorévèle incessamment, en tant, donc qu’elle « ne parle que de soi », la parole de la vie recueille toute la puissance possible, qui est puissance d’être « Soi », au sens d’un Soi vivant. Mais, pour répéter la question heideggerienne, où parle une telle parole, de telle sorte qu’elle parvienne à se faire entendre comme parole, et non seulement comme murmure, comme vibration, ou comme affect ? Selon quelle extension, selon quelle articulation (se) 1028 Ibid., p. 333. Ibid., p. 333-334. 1030 Ibid., p. 335. 1031 Ibid. 1032 Ibid. 1033 Ibid., p. 336. 1029 317 parle-t-elle, de telle sorte qu’elle puisse mériter son nom de « parole » ? En quelle différence de langue, dans quel « monde » de la parole, et dans quelle parole du monde, fait-elle resplendir l’indifférence absolue de sa surpuissance imparlée ? La parole essentielle doit résonner comme une parole, sans quoi elle s’amuïrait dans l’absence même en quoi, originellement, elle consiste. Consistant en soi et par soi, elle doit cependant insister dans la parole du monde. Cette insistance a son lieu dans les Écritures. Les Écritures sont la différence en quoi la parole essentielle renonce au silence de son absoluité. Elle n’y peut « revendiquer aucun statut autre que celui de « paroles du monde » », écrit Henry, puisque en effet, elle y paraît sous la guise de « propositions », d’« enchaînements de significations » qui, comme telles, visent « chaque fois des réalités déterminées, significations et « réalités » se découvrant à nous dans l’apparaître du monde »1034. Le recueil dans les Écritures est une extase. Mais de surcroît, souligne Henry, tout se passe comme si ladite différence se trouvait décisivement réinscrite dans le corps même du texte sacré, de telle sorte à ce que s’y articulent deux paroles christiques : d’une part, une parole de la finitude mondaine, parole « d’une vie finie qui dit sa fatigue, qui demande à la Samaritaine « donne-moi à boire » »1035 ; d’autre part, une parole d’Archirévélation, supportant l’infinité du Verbe « en qui la Vie absolue se dit à elle-même, avec ses déterminations phénoménologiques radicales : « Avant Abraham, Moi… » – « Moi, […] la Vérité, la Vie » »1036. Ainsi, la Différence ne constitue pas seulement l’espacement, la distance, l’extase, en quoi le Dire originel s’éploie afin d’y résonner ; la Différence par quoi le Dire doit passer pour se Dire (Différence entre les Écritures et le Logos originel), est aussi le Dit de ce Dire (le Christ parle selon deux paroles). Nulle « littérature », hors l’empirie du langage et du monde. Les Écritures, prime effectuation de la Différence, recueillent et magnifient l’extase qui les fait naître comme écritures, c’est-à-dire comme discursivité et narrativité inscrites : ce recueil est recueil de la différence, et identiquement, mémoire de l’indifférence du Logos originel. Et, contrairement sans doute à ce que pense Michel Henry, ce Logos n’a pas lieu, ne peut avoir lieu, hors du Pli qui le rapporte à son Dehors, comme parole incarnée, comme différence, et comme écriture. 1034 Ibid. Ibid. 1036 Ibid. 1035 318 C. Extériorités – la Vie Penser, phraser La Correspondance de 1923-1924, entre Antonin Artaud et Jacques Rivière, est devenue, on le sait, un objet pour l’histoire littéraire. Objet dont le statut reste indécis : ni œuvre (production esthétique concertée, construction ou ergon), ni document (relief, fragment ou trace accidentelle), mais quelque chose, sans doute, comme un monument, recueil irremplaçable d’un triple malentendu. Ce malentendu concerne en premier lieu la littérature (la poésie), en second lieu, la pensée (et le rapport entre poésie et pensée), en troisième lieu, le statut même de la Correspondance, dont, fort remarquablement, il est question dans l’échange entre Rivière et Artaud. En dernière instance, ces trois malentendus n’en font qu’un : il concerne, nous le verrons, le rapport entre la littérature et la vie. Rivière refuse les poèmes d’Artaud (lettre du 1er mai 1923) : « Je regrette de ne pouvoir publier vos poèmes dans La Nouvelle revue Française »1037. A ce refus, Artaud réagit en indiquant que « la question de la recevabilité de ces poèmes est un problème »1038 qui 1037 1038 Antonin Artaud, Œuvres, « Quarto », Éditions Gallimard, Paris, 2004, p. 69. Lettre du 5 juin 1923, op. cit., p. 69. 319 l’intéresse lui-même autant qu’il intéresse Rivière. L’irrecevabilité de ses poèmes, aux yeux même d’Artaud, procède de ce qu’il appelle son « effroyable maladie de l’esprit »1039, qui est, en vérité, une maladie de la pensée saisie en tant que faculté. Les poèmes soumis à Rivière constituent donc les seules « formes » qu’Artaud ait pu saisir et fixer ; leur imperfection résulte ainsi essentiellement de l’impouvoir d’une pensée en quête de sa propre puissance : « C’est tout le problème de ma pensée qui est en jeu »1040. Le premier malentendu s’inscrit alors lisiblement dans la réponse de Rivière (lettre du 25 juin 1923), qui croit « pouvoir […] rassurer » Artaud « sur les inquiétudes que trahissait » sa lettre puisque, indique-t-il, s’il y a dans les textes envoyés « des maladresses et surtout des étrangetés déconcertantes », elles lui paraissent « correspondre à une certaine recherche » de la part du poète, « plutôt qu’à un manque de commandement sur [ses] pensées »1041. La déconcertation radicale de la pensée d’Artaud se trouve donc comprise comme une imperfection de la technique poétique. Rivière assure ainsi à Artaud qu’« avec un peu de patience », il devrait être en mesure d’arriver à « écrire des poèmes parfaitement cohérents et harmonieux »1042 : l’étrangeté des textes artaldiens serait donc déterminable comme incohérence et dis-harmonie, deux caractérisations qui concernent restrictivement la formalité linguistique du discours (compris manifestement ici, quand bien même fût-il poétique, sous la figure d’un logos organisé et organisable)1043. L’« échec » d’Artaud serait donc imputable à une incompétence linguistique accidentelle, et non à un impouvoir de penser essentiel. Rivière sépare donc décisivement la poésie de la pensée, considérant que la difficulté poétique est extérieure à l’errance efforcée du penser : l’échec relatif des poèmes relèverait d’une inadéquation de la parole à la pensée, non pas de l’effondrement central du penser. Ainsi, comme l’écrit Deleuze dans Différence et répétition, « Rivière maintient l’image d’une fonction pensante autonome, douée d’une nature et d’une volonté de droit », tandis qu’« Artaud dit que le problème (pour lui) n’est pas d’orienter sa pensée, ni de parfaire l’expression de ce qu’il pense, ni d’acquérir application et méthode, ou de perfectionner ses poèmes, mais d’arriver tout court à penser quelque chose »1044. C’est ainsi l’identité radicale du poétique et du pensif qui se trouve affirmée : écrire (de la poésie), c’est alors faire acte de pensée, et dans cet acte même, risquer sans doute le plus 1039 Ibid. Ibid., p. 70. 1041 Ibid., p. 71. 1042 Ibid. 1043 Et certes, Artaud lui-même entretient le malentendu, puisqu’il évoque sans cesse sa volonté de saisir et de fixer une forme. 1044 Différence et répétition, op. cit., p. 191. 1040 320 insigne de sa force : c’est là pour lui, écrit Deleuze, « la seule « œuvre » concevable ; elle suppose une impulsion, une compulsion de penser qui passe par toutes sortes de bifurcations, qui part des nerfs et se communique à l’âme pour arriver à la pensée »1045. Artaud à Rivière, le 29 janvier 1924 : Cet éparpillement de mes poèmes, ces vices de forme, ce fléchissement constant de ma pensée, il faut l’attribuer non pas à un manque d’exercice, de possession de l’instrument que je maniais, de développement intellectuel ; mais, à un effondrement central de l’âme, à une espèce d’érosion, essentielle à la fois et fugace, de la pensée…1046 Ainsi, l’errance formelle (« vice de forme ») ne ressortit nullement du manque de « développement » d’une faculté (pensée, parole, ou leur adéquation) : l’« éparpillement » du divers poétique renvoie à un « effondrement central de l’âme », et cet effondrement est essentiel, écrit Artaud, en ce sens qu’il recueille la vérité effondrée, ou « effondée », de la faculté de penser. Penser, cela est effondrement: les poèmes sont les reliefs forcenés d’une telle chute, et, inséparablement, cela qui s’oppose, résiste en s’y abîmant. Comme l’écrit Deleuze, ce que dés lors « la pensée est forcée de penser, c’est aussi bien son effondrement central, sa fêlure, son propre « impouvoir » naturel, qui se confond avec la plus grande puissance, c’est-à-dire avec les cogitanda, ces forces informulées, comme avec autant de vols ou d’effraction de pensée »1047. L’acte de penser est ainsi, dans le cas d’Artaud, agon de part en part : s’y découvre, dans l’extrémité du rapport entre impouvoir et pouvoir de penser, la gravité de la question de la pensée pour elle-même. L’advenir de la question n’est pas accidentel ou contingent : en lui, l’intime genèse (au sens du « génital inné ») de penser s’accomplit, comme violence absolue de la pensée « dans » la pensée. La pratique poétique ne relève donc pas de l’« exercice » d’une faculté qui se trouverait en quelque manière « corrélée » à celle de penser – économie des facultés selon laquelle, de la surface pure, immaculée, d’un penser pour son compte toujours présent à soi comme puissance, s’élèverait l’effort d’un langage conçu comme expression, réalisation, épreuve. Tout autre est l’expérience d’Artaud : la poésie y est Acte pur, renvoyant à l’Acte pur du penser. Il n’y a donc au fond qu’un seul Acte, qu’une seule Faculté, dont l’exercice dépend d’une agonistique profonde, illimitée, en quoi toute la pensée, toute l’écriture, se risquent. Une faculté ne s’éprouve donc comme génie (génitalité) qu’en l’épreuve de son dérèglement, c’est-à-dire dans l’assomption agonale du rapport entre son impuissance et sa 1045 Ibid. Ibid., p. 72. 1047 Op. cit., p. 192. 1046 321 puissance. Cette assomption est un fait de violence. L’analytique des facultés mise en œuvre par Deleuze dans Différence et répétition suppose ainsi une agonistique rigoureuse et sans failles. Pour découvrir la vérité d’une faculté (sa puissance), « il faut », écrit-il, la « porter […] au point extrême de son dérèglement, où elle est comme la proie d’une triple violence » : a. « violence de ce qui la force à s’exercer » : cela que la faculté rencontre comme sa « cause » ; b. « de ce qu’elle est forcée de saisir et qu’elle est la seule à pouvoir saisir » : cela que la faculté s’approprie comme son « objet » ; c. violence de « l’insaisissable aussi (du point de vue de l’exercice empirique) »1048 : cela qui, dans son « objet », demeure insaisissable, et qui découvre à elle-même la faculté comme impuissance relative. L’Acte poétique – identiquement, Acte pensif – constitue ainsi le pur drame du rapport entre puissance et impuissance : s’y éploie non seulement l’évidence des limites du penser et du poétiser (cela qui ne peut pas être pensé, cela qui ne peut pas être phrasé, et comme tel fait violence au penser, au phraser), mais, dans et par cette évidence même, la révélation de la puissance irréduite de cela, qui (se) pense et (s’)écrit (lettre d’Artaud à Rivière, datée du 6 juin 1924) : « Ces œuvres hasardées qui vous semblent souvent le produit d’un esprit non encore en possession de lui-même, et qui ne se possèdera peut-être jamais, qui sait quel cerveau elles cachent, quelle puissance de vie, quelle fièvre pensante que les circonstances seules ont réduite »1049. Ainsi, la poésie d’Artaud comme Cri, tel le poème joint à la lettre du 29 janvier 1924, où s’indique obstinément, cela qui, insoupçonné, outre tout ciel et toute terre « couve », courroux animal hors le monde : « Palefrenier la maison folle / Qui te donne à garder des loups / Ne soupçonne pas le courroux / Qui couve sous la grande alcôve / De la voûte qui pend sur nous »1050. Troisième malentendu, enfin : le statut même de cette Correspondance. Rivière suggère une publication – publication qu’il y eut, puisqu’à présent nous lisons. Il évoque cette possibilité éditoriale dans sa lettre du 24 mai 1924 : « Pourquoi ne publierions-nous pas la, ou les lettres que vous m’avez écrites ? Je viens de relire encore celle du 29 janvier, elle est vraiment tout à fait remarquable ? »1051 Ainsi, cependant que la poésie artaldienne est rejetée comme maladroite, imparfaite, sa prose épistolaire se trouve élevée à la dignité d’œuvre, à condition, précise Rivière dans la même lettre, d’« un tout petit effort de 1048 Ibid., p. 186. 1049 Ibid., p. 81. Ibid., p. 74. 1051 Ibid., p. 78. 1050 322 transposition ». La Correspondance deviendrait alors, selon l’expression de Rivière luimême, un « petit roman par lettres qui serait assez curieux »1052. Les qualités de cette œuvre possible, dans les termes mêmes de Jacques Rivière : le remarquable et le curieux. Ainsi, l’aliénation radicale d’Artaud – irréductible, dans sa radicalité même, à toute pathologie comme à toute interprétation clinique – se trouve décisivement déterminée, par son correspondant, comme une étrangeté, susceptible comme telle d’éveiller et de retenir, peut-être, l’attention des lecteurs. Ainsi transposée, la Correspondance (vérité agonale du malentendu) serait faite œuvre (curiosité, divertissement de l’anecdote ou du « roman »). Cela même qu’Artaud refuse absolument (lettre du 25 mai 1924) : « Pourquoi mentir, pourquoi chercher à mettre sur le plan littéraire une chose qui est le cri même de la vie, pourquoi donner des apparences de fiction à ce qui est fait de la substance indéracinable de l’âme, qui est comme la plainte de la réalité ? »1053 Où s’opposent, on le voit, la littérature et la vie (« le cri même de la vie ») ; Artaud ne disait-il pas, pourtant, de ses poèmes, qu’ils recueillaient – qu’ils étaient – ce cri (en témoignerait, précisément, le poème Cri), et cela ne signifiait-il pas précisément que la littérature « est » la pensée, « est » la vie ? Mais il y a là deux acceptions du littéraire : d’une part la littérature harmonieuse et œuvrée, traduction ou « transposition », en quoi resplendit, solitaire, le pouvoir d’écrire, de penser ; d’autre part, la littérature agonale, incessamment récrite, rejouée, littérature non d’œuvres, mais de traces, où c’est le drame – au sens d’une agonistique séquencée, active – de la puissance comme impuissance – et de l’impuissance comme puissance – qui s’inscrit. Sans doute, comme l’affirme Deleuze, Artaud poursuit-il « la terrible révélation d’une pensée sans image, et la conquête d’un nouveau droit qui ne se laisse pas représenter »1054. Ce nouveau droit, cette nouvelle « image », sont précisément ceux d’une pensée sans image, dont le sens est d’engendrer, comme l’écrit Deleuze, « « penser » dans la pensée »1055. Tel est en effet le sens de la profonde interrogation « génitale » d’Artaud : l’enjeu est de fonder la pensée, de l’originer, mais de telle sorte que cette fondation quant à elle repose sur un « effondrement » ou un ef-fondement essentiel, par quoi l’origine même de la pensée se trouve, décisivement, rapportée à cela qui l’excède, cela qui l’origine en la « transcendant ». Fonder la pensée, pour Artaud, ce n’est pas découvrir l’évidence racinale en quoi penser s’éploierait, puissance paisible, incessamment identique à soi dans l’épreuve d’un moment originaire ; fonder la pensée, c’est assumer l’exercice passionné 1052 Ibid., p. 79. Ibid., p. 79. 1054 Ibid., p. 192. 1055 Ibid. 1053 323 d’une violence à l’initialité même du penser : penser, cela ne commence comme tel qu’au pur écueil de l’impensable. Penser, cela se fonde à l’aune de la différence du penser. Penser, cela n’est pas user d’une faculté abstraite de reconnaissance (recognition, réminiscence), mais fonder cet usage – exercice de violence, c’est-à-dire créer (de) la pensée dans la pensée : Artaud, écrit Deleuze, « sait que le problème n’est pas de diriger ni d’appliquer méthodiquement une pensée préexistante en nature et en droit », mais bien « de faire naître ce qui n’existe pas encore »1056. Ainsi, « penser, c’est créer », et « créer […] c’est d’abord engendrer « penser » dans la pensée »1057. La poésie d’Artaud ressortit donc pleinement de l’exercice d’une pensée en son drame, c’est-à-dire identiquement comme puissance et comme aliénation. En opposant « dans la pensée la génitalité à l’innéité, mais aussi bien à la réminiscence », Artaud poserait, au plan philosophique, « le principe d’un empirisme transcendantal »1058 : frayant la voie d’une recherche transcendantale, en cela qu’il s’agit bien de déterminer cela qui rend possible a priori l’exercice d’une faculté (cela qui, précisément, « ne peut pas être induit des formes empiriques ordinaires telles qu’elles apparaissent sous la détermination du sens commun »1059), mais dont la transcendantalité même relève d’un « empirisme supérieur », car il s’agit d’explorer le domaine d’expérience du dérèglement, de la limite, de la crise (inaccessible au bon sens comme au sens commun). Rappelons-le, dans la phraséologie deleuzienne « la forme transcendantale d’une faculté se confond avec son exercice disjoint, supérieur ou transcendant »1060. Exercice disjoint signifie : exercice dans lequel la faculté se rapporte à ce qu’elle ne peut pas saisir comme à cela même qu’elle est vouée à saisir. Ainsi se découvre la « transcendance » d’une faculté, dans laquelle « elle saisit dans le monde ce qui la concerne exclusivement et la fait naître au monde »1061, cela qui la fait naître étant, nous l’avons dit, cela même qui l’excède et la dérègle, en tant qu’il la transporte à l’extrême de sa propre puissance. Sans doute ainsi, Artaud poursuit-il la révélation de l’origine de la pensée comme pensée. Mais la pensée, dans son comme tel génital, demeure inséparable de l’œuvre d’un phraser, c’est-à-dire de la création en quoi s’avive précisément le drame de la puissance, tout comme de l’impuissance d’écrire et de penser. Drame de l’écriture dans l’épreuve de cela qui la rend possible, de cela qu’elle doit phraser et qui, incessamment, se trouve soustrait à tout phrasé potentiel ou constitué. Et si 1056 Ibid. Ibid. 1058 Ibid. 1059 Ibid., p. 186. 1060 Ibid. 1061 Ibid. 1057 324 Artaud poursuit « penser » (« la pensée ») dans l’écriture, c’est pour cette raison, sans doute, qu’écrire fait advenir l’œuvre – traces, reliefs, absence d’œuvre aussi bien – de la pensée. Le poème est ainsi, selon le mot de Deleuze, l’objet transcendant de la parole, ou son métalangage, langage « qui ne peut pas être dit dans l’exercice empirique d’une langue donnée, mais qui doit être dit, qui ne peut être que dit dans l’exercice poétique de la parole coextensif à la virtualité »1062 – la poésie comme exercice des limites. Extériorités (1) : savoir L’image de la pensée est donc inséparable, chez Artaud, d’une image – contradictoire – de la littérature : de la littérature comme pensée (c’est la question : écrire, est-ce penser ? y a-t-il de la pensée « dans » l’écriture), et de la littérature comme œuvre (de pensée – c’est la question : écrire, est-ce là se vouer à l’instance de l’œuvre, mais l’œuvre alors n’est-elle pas à chaque fois la fin de la pensée ?). C’est en tant qu’elle est le drame de la pensée (i.e. la pensée mise à l’épreuve de sa propre limite) que la « littérature » artaldienne semble se soustraire à l’œuvre, et à l’enjeu de son instanciation (selon clôture, institution, savoir). Le texte n’est pas œuvre, mais trace, relief ou mesure anexacte d’un drame (le drame même des limites, selon impuissance et puissance). Ainsi, le projet du Pèse-Nerfs : Et je vous l’ai dit : pas d’œuvres, pas de langue, pas de parole, pas d’esprit, rien. Rien, sinon un beau Pèse-Nerfs1063. Qu’est-ce qu’un « pèse-nerfs »? Cela n’est ni œuvre – clôture où la forme cohère – ni langue – système de sens et de d’intelligibilité –, ni parole – gestique et compétence d’expressivité –, ni même esprit – vertu, puissance pondératrice de la pensée. Le pèsenerfs, son nom l’indique, est l’instrument d’une mesure : mesure du rapport même entre puissance et impuissance, entre pouvoir et impouvoir de penser – « un impouvoir à cristalliser inconsciemment, le point rompu de l’automatisme à quelque degré que ce soit »1064. Peser, on le sait, c’est penser ; le pèse-nerfs pèse (pense) la pensée elle-même. Ainsi le pèse-nerfs, machine visant à prendre la mesure de « l’horlogerie de l’âme »1065. Telle instrumentation requiert, en sa pensivité, les degrés d’une méthode, conduisant à l’aliénation – assomption, dit Artaud, de l’irréalité du réel. Là resplendit le signum pur de 1062 Différence et répétition, op. cit., p. 250. Pèse-Nerfs, op. cit., p. 165. 1064 Ibid., p. 162. 1065 Ibid., p. 160. 1063 325 la pensée – « se retrouver dans un état d’extrême secousse, éclaircie d’irréalité, avec dans un coin de soi-même des morceaux du monde réel »1066. Le Pèse-nerfs pense (pèse) la pensée, mais la pense en son impondérabilité radicale. Telle mesure demeure ainsi sans nom ni sans nombre, indéfiniment inchiffrée. Station « incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l’esprit »1067, le pèse-nerfs constitue l’instrument d’une mesure sans mesure du tout spirituel : Et n’espérez pas que je vous nomme ce tout, en combien de parties il se divise, que je vous dise son poids, que je marche, que je me mette à discuter sur ce tout et que, discutant, je me perde et que je me mette ainsi sans le savoir à PENSER…1068 L’esprit demeure impondérable ; cette impondérabilité est son impuissance même. Le pèse-nerfs, en sa rigueur, mesure ainsi l’impuissance à penser la pensée. Dans l’épreuve de cette radicale impuissance, l’« intelligence » de l’esprit apparaît comme une « vaste éventualité », et non comme une certitude sur quoi l’esprit lui-même trouverait à se fonder. L’intelligence est un accident, précisément une pure « station », l’instant d’une compétence provisoire, toujours menacée d’effondrement. L’intelligence n’est ainsi qu’un « souffle » pour le vivant, elle est cela « que l’on peut […] perdre, non pas comme l’aliéné qui est mort mais comme un vivant qui est dans la vie »1069. Perdre l’intelligence, cela n’est donc pas s’aliéner – ou mourir –, mais éprouver, en tant que vivant dans la vie, que l’intelligence même n’est qu’une « attraction », qu’un « souffle », qu’une puissance partielle, ponctuelle, au sein de l’omnipuissance qu’est la Vie. Dans les « Lettres de ménage » (originellement destinées à Génica Athanasiou, compagne d’Artaud) qui constituent la partie finale du Pèse-Nerfs, Artaud requiert l’attention de sa correspondante à la « vie ». La vie, dans la « Seconde lettre de ménage », se trouve d’abord déterminée comme vie « ordinaire », vie de la biographie ou de l’anecdote – et c’est d’ailleurs de cette vie-là que relèvent les lettres de ménage ellesmêmes : reliefs d’une relations, traces d’une « vie » partagée, dont l’intitulé même (« ménage ») assume la dimension de quotidienneté. Dans cette première acception de la vie, la vie (« courant ordinaire de la vie ») comme vie ordinaire s’oppose à l’essentiel de l’amour : Je pense que tu sauras apprécier la grande franchise avec laquelle je te parle et que tu me donneras la preuve d’intelligence suivante : c’est de bien pénétrer que tout ce que je te dis n’a rien 1066 Ibid., p. 161. Ibid., p. 165. 1068 Ibid. 1069 Ibid., p. 161. 1067 326 à voir avec la puissante tendresse, l’indéracinable sentiment d’amour que j’ai et que j’aurai inaliénablement pour toi, mais ce sentiment n’a rien à voir lui-même avec le courant ordinaire de la vie. Et elle est à vivre, la vie1070. D’une part, donc : la « puissante tendresse », l’« indéracinable sentiment d’amour », affect inaliénable – c’est-à-dire : soustrait, comme tel, à toute aliénation ; d’autre part : la vie, déterminée comme flux et « courant ordinaire ». Où se lit l’extériorité radicale de l’amour à la vie. La vie ici, paraît déterminée comme l’inessentiel. C’est pourtant cet inessentiel qui fait l’objet d’un devoir, selon la formule remarquable d’Artaud : « Et elle est à vivre, la vie »1071. Tautologie remarquable, en quoi insiste, précisément, l’intuition si profonde d’Artaud concernant la vie : la vie ordinaire (l’inessentiel) est précisément cela qu’il faut assumer (vivre) comme l’essentiel. L’inessentiel, l’ordinaire (la vie comme « courant ordinaire de la vie »), c’est précisément cela qui est « à vivre », se faisant par là l’essentiel. Dans la vie, l’inessentiel, c’est cela l’essentiel, c’est cela qui fait l’objet du devoir. Par ce devoir, peut-être, une chance demeure, de laisser résonner l’inaliénable de l’amour (« indéracinable sentiment d’amour ») « dans » la vie – ce que Artaud ne nous dit pas. Dans la troisième et dernière « lettre de ménage », Artaud évoque ultimement la vie, à l’attention de laquelle il requiert sa correspondante, Génica : « Cesse de penser avec ton sexe, absorbe enfin la vie, toute la vie, ouvre-toi à la vie, vois les choses, vois-moi, abdique, et laisse un peu que la vie m’abandonne, se fasse étale en moi, devant moi »1072. La vie, au-delà même des errances de la « relation » amoureuse, c’est donc cela qu’il faudrait parvenir à penser – ou plus exactement, sans doute, cela en quoi il faudrait se laisser penser. Un tel devoir a la rigueur d’une abdication. Ainsi, au moment même où la vie est déterminée comme l’enjeu d’une ouverture, d’une absorption, d’une vision essentielles, elle fait aussi l’objet d’un devoir d’abandon, d’abdication – il s’agit donc, dans le même instant, d’absorber la vie, de s’ouvrir à la vie, et de laisser la vie fuir, s’abandonner, s’amuïr. De même que, dans la seconde « lettre de ménage », la vie inessentielle était déterminée comme essentielle, de même ici, la vie essentielle, cette vie à laquelle il faut savoir s’ouvrir, est aussi la « station » ou l’instance d’un abandon, d’un renoncement. La vie, en son devoir, est différend ou drame. L’essentiel (de la vie) n’est pas donné : il demeure question de l’essentiel, en tant que l’essentiel est toujours en rapport avec l’inessentiel, l’ordinaire, le quotidien, l’abandon. Là se joue l’œuvre. Soit le début de L’Ombilic des limbes : 1070 Ibid., p. 168. A conférer à une phrase de « Mauvais Sang », dans Une Saison en enfer : « La vie est cette farce à mener par tous ». 1072 Ibid., p. 169. 1071 327 Là où d’autres proposent des œuvres, je ne prétends pas autre chose que montrer mon esprit. La vie est de brûler des questions. Je ne conçois pas d’œuvre comme détachée de la vie1073. S’y instancie un triple postulat : 1. postulat du renoncement à toute configuration œuvrée, dans la volonté expresse d’une monstration pure de l’« esprit » (ce qu’on appelle alors les « œuvres » d’Artaud ne constitue, comme nous l’avons dit, qu’un relief, une trace de la lutte de l’esprit pour se produire comme esprit – génitalité) ; 2. postulat de l’inséparation de l’œuvre et de la vie, rejouant le paradoxe de l’essentialité (l’essentiel n’est ni simplement la vie, comme objet ou « contenu » de l’œuvre, ni simplement l’œuvre, saisie comme cela qui, configuration rédemptrice séparée, s’excepte de la vie : l’essentiel est le rapport de l’œuvre à la vie, comme rapport de l’inessentiel – la vie, l’œuvre – à l’inessentiel – l’œuvre, la vie) ; 3. postulat de la question sans question, ou question consumée (ultime paradoxe artaldien) : la vie est question (vivre, c’est alors l’endurance même de la question), mais la question qu’est la vie est question consumée, selon l’injonction d’un devoir (« la vie est de brûler des questions ») : ainsi, c’est la question même qui se consume dans l’exercice de la question – qu’est la vie. La littérature et la vie sont donc dans un rapport de réciprocation nécessaire (la vie n’est rien sans littérature, la littérature n’est rien sans la vie) et, au même instant, d’extériorité radicale ; et si, en effet, la littérature est extérieure à la vie, c’est que la vie elle-même n’est rien d’autre qu’une puissance d’extériorité, d’aliénation, de forcènement. En ce sens, en effet, la vie « est » toujours l’autre que soi, l’autre que la vie : elle n’a lieu en vérité que par et dans cette altération, au plus intime d’elle-même. Dès lors, la littérature apparaît comme l’étrange système d’extériorité qui rapporte la vie à elle-même, en vérité. Extériorités (2) : la vie Ravivons la leçon de la phrase proustienne. La littérature porte sur la vie, et la révèle, dans sa vérité, comme l’essentiel. Ainsi, la littérature ne constitue pas seulement la « répétition » ou la « recognition » du matériel vécu : le roman fait advenir, à partir de la simplicité du vécu, sa vérité. La vérité du vécu, ce n’est pas le vécu « lui-même », dans son évidence ou son immanence « vécues » ; la vérité du vécu, ce n’est pas, d’autre part, l’imitation ou la « notation », selon le mot de Proust, du vécu. La vérité du vécu (la vraie 1073 Op. cit., p. 105. 328 vie), c’est la littérature. Gilles Deleuze nous a paru reprendre à son compte l’appariement complexe qui s’organise, dans la Recherche, entre la littérature et la vie. Dans un article intitulé précisément « La littérature et la vie », Deleuze écrit ceci : « Écrire [est] un processus, c’est-à-dire un passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu »1074. L’écriture se trouve ainsi déterminée comme le retentissement même de la Vie, à travers les cohérences constituées du vivable et du vécu ; l’écriture, comme pratique, se laisse transir par la Vie, excédant la double disposition du vivable (cela que l’on peut vivre) et du vécu (cela que l’on a déjà vécu). Que désigne au juste la double caractérisation du « vivable » et du « vécu » ? Vivable et vécue est la Vie en tant qu’elle correspond aux formes a priori de l’expérience possible (vivable), de même qu’aux normes rétrospectives d’un savoir sur la vie, tiré de l’expérience donnée (vécu). Le vécu fonde, incessamment et continûment, la détermination du vivable : est vivable ce qui est homologue aux formes expérientielles du vécu. Vécu et vivable dessinent, de ce fait, l’espace d’un savoir sur la Vie. Vécu et vivable constituent la manière dont la Vie se conforme aux puissances normatives du savoir ; c’est seulement comme vécue, comme vivable, que la Vie, dans sa démesure dès lors mesurée, pourra faire l’objet d’un savoir. L’écriture quant à elle assume précisément cela qui excède le savoir (vivable et vécu) sur la Vie, s’accomplissant irrésiliablement comme question. Vécu et vivable ressortissent d’une double détermination, en terme de matière et de forme. Vécu et vivable, comme catégories d’un savoir sur la vie, se constituent à partir de l’in-formation d’une matière par une forme. Deleuze l’indique indirectement, en opposant l’écriture comme devenir à la « matière vivable ou vécue », d’une part, de même qu’à la décision de la « forme ». L’écriture, dit Deleuze, appartient essentiellement au devenir : « Écrire est une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue »1075. Le devenir déborde toute matière (vivable ou vécue) : en effet, devenir ne donne pas forme à la matière, de telle sorte que la matière puisse faire l’objet d’une connaissance ou d’un savoir. L’écriture comme devenir ne se donne pas comme une représentation de la vie, par quoi la trame des jours vécus trouverait enfin sa forme, compréhensive et adéquate. L’écriture, assomption de la Vie, n’atteint pas à la « forme », mais à cette extrême proximité de toute forme que Deleuze nomme sa « zone de voisinage » : « Devenir n’est pas atteindre à une forme (identification, imitation, Mimésis), mais trouver la zone de voisinage, d’indiscernabilité ou d’indifférenciation telle 1074 1075 Critique et clinique, op. cit. Ibid., p. 11. 329 qu’on ne peut plus se distinguer d’une femme, d’un animal ou d’une molécule »1076. Sans doute, ainsi, l’écriture littéraire « ressemble » à la Vie. Mais cette ressemblance ne relève pas de l’in-formation analogique, homologique, d’une matière (la substance du vivre) par une forme (l’intelligibilité du vivable et du vécu), de telle sorte que la « forme » donnée à la vie « ressemble » à d’autres « formes de vies » (dans la littérature, la culture, l’histoire, par exemple). Comme vertu du devenir, l’écriture se produit comme semblance absolue, c’est-à-dire aussi bien comme irressemblance, « indiscernabilité » ou « indifférenciation ». Devenir, en ce sens, désigne cette essentielle minoration par laquelle, en renonçant aux certitudes de l’identité, comme de la forme, on atteint à l’élément pur de la simulation : c’est en ce sens que l’on ne devient pas Homme, pour autant que l’homme se présente comme une forme « d’expression dominante qui prétend s’imposer à toute matière », cependant qu’on peut devenir femme, animal, molécule, en tant que « femme, animal ou molécule sont toujours une composante de fuite qui se dérobe à leur propre formalisation »1077. Au total, la vérité de la Vie, dans et par la littérature, ne consiste ni dans la répétition d’une matière (vie nue, vie simple), ni dans celle de ses préformations ordinaires (les notations), ni, encore, dans l’in-formation de cette matière par une grande forme analogique (récit, métarécit, toutes conformités narratives), mais dans la répétition simulée de la Vie comme Zone, espace inextensif de simulation des formes (vivables et vécues). Le style est l’instrument du devenir et la puissance de l’Extérieur – extérieur au langage constitué, extérieur à la langue elle-même. Un style constitue, d’une part, l’invention d’une langue neuve, d’« une langue étrangère » dans la langue, selon la formule de Proust. L’écrivain comme styliste « met à jour de nouvelles puissances grammaticales ou syntaxiques », entraînant « la langue hors de ses sillons coutumiers », la faisant « délirer »1078. Mais d’autre part, le style est toujours en rapport avec un certain dehors du langage – agrammatical, asyntaxique, asémantique : « quand une autre langue se crée dans la langue, écrit encore Deleuze, c’est le langage tout entier qui tend vers une limite « asyntaxique », « agrammatique », ou qui communique avec son propre dehors »1079. Ce dehors est déterminé comme dehors perceptif : « le problème d’écrire ne se sépare pas d’un problème de voir et d’entendre »1080, écrit Deleuze. La limite du langage, en tant que, par 1076 Ibid. Ibid. 1078 Critique et clinique, op. cit., p. 9. 1079 Ibid. 1080 Ibid. 1077 330 la grâce du style, il s’expose à son propre dehors, est ainsi « faite de visions et d’auditions non-langagières, mais que seul le langage rend possibles »1081. Ces visions, ces auditions, ne sont pas simplement extérieures au langage ; c’est le langage lui-même qui les produit comme son dehors, et sa différence – puissance d’extériorité de toute langue : « visions et auditions non-langagières, mais que seul le langage rend possibles »1082. L’extase stylisée du langage a la forme d’un pli : c’est dans l’espace même de la langue que s’éploie la différence infinie d’un dehors, en quoi l’esthésie du monde se recueille. Ainsi, par l’exercice du style, le langage est à l’épreuve d’un dehors perceptif, mais ce dehors luimême s’accomplit irréductiblement dans et par le langage (comme « dehors » linguistique). Dans l’instance du style – non pas des perceptions simples mais leur simulacre plié, leur semblance extatique ; non pas simplement « voir », « entendre », mais phraser la vision, l’audition, de sorte à forcener, par le style, le rapport même entre langage et perceptions. Visions et Auditions ne sont pas donc des sensations, mais des Idées, au sens deleuzien – différentielles et problématiques, donc : « Ces visions ne sont pas des fantasmes, mais de véritables Idées que l’écrivain voit et entend dans les Interstices du langage, dans les écarts de langage »1083. Visions et auditions, comme Idées du voir et de l’entendre, sont donc non seulement extérieures au langage, mais sont aussi, nous l’avons dit, extérieures à la sensibilité elle-même. D’une part, elles constituent des « perceptions » extérieures aux signes linguistiques qui les portent ; d’autre part, en tant que perceptions portées par le langage, ces Visions et Auditions incluent une seconde différence : celle du rapport même entre langage et perceptions. Elles surgissent ainsi dans la différence – ou pli – qui sépare le langage du monde sensible. Dans la « littérature », ainsi, le langage et la sensibilité s’éveillent à la violence de la différence, et « entrent dans un exercice transcendant », en quoi ils rejoignent leur « limite propre »1084 – celle de la perception qu’il doit pouvoir phraser, pour le langage, et celle du langage qui la porte, pour la perception. La littérature, comme endurance pure du Dehors, relève donc – au moins partiellement – du système du simulacre, au sens défini par Deleuze dans Différence et répétition : « Le simulacre, écrit Deleuze, est le système où le différent se rapporte au différent par la différence elle- 1081 Ibid. Nous soulignons. 1083 Ibid., p. 16. 1084 Ibid. 1082 331 même » 1085. Ce système est, au sens strict, anti- ou contra-logique : il contredit le double principe d’organicité (hiérarchisation fonctionnelle des parties) et d’analogie (ressemblance de la copie « dans » l’Idée) qui régit la formation du Logos. Nous avons cité ci-dessus, à propos de l’écriture, telle phrase de « La littérature et la vie » : l’écriture, y affirmait Deleuze « est inséparable du devenir ». Devenir, c’était alors, selon les exemples proposés, devenir femme, devenir animal ou végétal, devenir molécule, « jusqu’à devenir imperceptible » – tous devenirs déterminés décisivement par Deleuze comme mineurs. Tandis que le mineur est dit se dérober « à sa propre formalisation »1086, le « majeur » deleuzien se présente quant à lui « comme une forme d’expression dominante qui prétend s’imposer à toute matière ». Vivable et vécu, on le voit clairement, constituent donc des déterminations majeures, cependant que la Vie ressortit quant à elle de la puissance même de la minorité. L’orient du devenir, c’est la Vie ; mais la Vie, cela n’est rien d’autre que la vertu du devenir, compris comme devenir « autre » que soi. Vivre, c’est devenir, c’est-à-dire endurer la différence – singulièrement, par et dans l’écriture. Nous voudrions interroger à présent trois des métaphores biologiques par le biais desquelles Deleuze tente de penser le devenir : l’animalité organique, comme figure du logos ; la végétalité histologique, comme figure du pathos ; l’hybridité histologique, comme (contre-)figure de la différence elle-même. L’enjeu est ici pour nous de donner à lire une certaine identité entre le style, le devenir et la vie. L’animalité « logique », dans Proust et les signes, est réputée recueillir la puissance de la ressemblance : « Le logos est un grand animal dont les parties se réunissent en un tout et s’unifient sous un principe ou une idée directrice »1087. Par et dans la ressemblance, le logos s’organise. La végétalité « pathique » assume de son côté la dislocation des différences et des distances : « le pathos, écrit Deleuze, est un végétal fait de parties cloisonnées, qui ne communiquent qu’indirectement dans une partie mise à part, à l’infini, si bien que nulle totalisation, nulle unification ne peuvent réunir ce monde dont les morceaux ultimes ne manquent plus de rien »1088. D’un côté, donc, le Logos animal, composition organique d’analogies ; de 1085 Différence et répétition, op. cit., p. 355. Il apparaît cependant qu’une œuvre donnée se produit forcément comme une articulation des deux systèmes (système de l’analogie et système du simulacre). Ainsi, la Recherche, dans la lecture qu’en propose Proust et les signes, résulte, comme œuvre, d’un double mouvement de composition (analogique) et de décomposition (différentiel). Du côté de la composition, « on part d’une première nébuleuse qui constitue un ensemble apparemment circonscrit, unifiable et totalisable » ; du côté de la décomposition, on rencontre « une nouvelle nébuleuse, cette fois décentrée ou excentrée, faite de boîtes closes tournoyantes, de morceaux disparates mobiles » (Proust et les signes, op. cit., p. 211). 1086 Critique et clinique, op. cit., p. 11. 1087 Ibid., p. 210. 1088 Ibid. 332 l’autre, le Pathos végétal, articulation différentielle d’images sans ressemblance : « univers schizoïde des boîtes closes, des parties cloisonnées, où la contiguïté même est une distance »1089. Ultimement, une troisième instance intervient dans l’économie de l’œuvre – citons une nouvelle fois Proust et les signes : …s’il est vrai qu’une sorte de normalité de surface caractérise le premier niveau [logos ou loi de composition], les séries qui s’en dégage au deuxième niveau [pathos ou loi de décomposition] sont marquées par toutes les souffrances, les angoisses et les culpabilités de ce qu’on appelle névrose […] Mais le troisième niveau [histos ou loi d’articulation] restitue une innocence végétale dans la décomposition, assignant à la folie un rôle absolutoire…1090 Le troisième niveau (loi d’articulation) ressortit quant à lui d’une métaphoricité hybride, animale-végétale : « La Recherche n’est pas bâtie comme une cathédrale ni comme une robe, mais comme toile », et son narrateur est un « Narrateur-araignée, dont la toile même »1091 est le roman en train de se faire. Cette profonde vitalité arachnide constitue la puissance et l’innocence mêmes de la Recherche : elle assume le double mouvement d’extase et de remembrement, d’après quoi, décisivement, l’œuvre se trouve déterminée comme texte (histos) et non simplement comme discours (logos). La toile constitue la forme œuvrée de la différence végétale. La figure du rhizome, dans Mille Plateaux, se donne, à notre sens, comme la répétition formalisée de la métaphore histologique de Proust et les signes. Par elle, Deleuze cherche, semble-t-il, à penser quelque chose comme le système ou la structure du Dehors – Dehors qui est toujours cependant (dehors de) la Vie elle-même. Le rhizome constitue l’« image » irressemblante de l’extériorité absolue, en quoi resplendit la possibilité d’écrire, selon l’éveil du pli du langage et des choses. Ainsi, toute œuvre littéraire est rhizome – « Comment entrer dans l’œuvre de Kafka ? » s’interrogent Guattari et Deleuze au début de leur Kafka. « C’est un rhizome, un terrier […] On entrera donc par n’importe quel bout […] On cherchera seulement avec quel autre point se connecte celui par lequel on entre… »1092 etc. La littérature comme « mineure » est inséparable d’une structuration rhizomatique, en quoi fulgure l’imperception puissante du devenir. La figure du rhizome répond, nous allons le voir, à une série de cinq principes, procession pure de la différence en sa positivité1093 : principe 1089 Ibid. Ibid., p. 213. 1091 Ibid., p. 218. 1092 Kafka. Pour une littérature mineure, Éditions de Minuit, Paris, 1975, p. 7. 1093 Nous reprenons ici les conclusions d’une intervention intitulée « Rythmes, rhizomes, machines : la Nature répétée », présentée le 10 mai 2007 lors d’une journée d’étude organisée par l’Université Marc Bloch à Strasbourg, portant sur le modèle végétal dans l’imaginaire contemporain. 1090 333 de connexion, principe d’hétérogénéité, principe de rupture asignifiante, principe de cartographie, principe de multiplicité. 1. Principe de connexion – différentialité formelle, ou de rapport. Le principe de connexion fait que « n’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, et doit l’être »1094. Un rhizome est un ensemble de points ou de traits dont chacun peut et doit se rapporter imprescriptiblement et an-archiquement à n’importe quel autre, ou à n’importe quels autres. 2. Principe d’hétérogénéité – différentialité matérielle, ou de contenu. Le système du rhizome ne doit surtout pas être défini en termes d’immanence sémiologique ou linguistique : dans un rhizome, « des chaînons sémiotiques de toute nature » sont « connectés à des modes d’encodage très divers, chaînons biologiques, politiques, économiques, etc., mettant en jeu non seulement des régimes de signes différents, mais aussi des statuts d’états de choses »1095. Ainsi communique et résonne, dans son irréductible impureté, l’« espace » rhizomatique. 3. Principe de rupture asignifiante – différentialité du sens, ou d’articulation. Le principe de « rupture asignifiante : contre les coupures trop signifiantes qui séparent les structures, ou en traversent une. Un rhizome peut être rompu, brisé en un endroit quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses lignes et suivant d’autres lignes »1096. Les points d’un rhizome entrent donc en rapport les uns aux autres précisément à partir de leur disruption constitutive. 4. Principe de cartographie – différentialité de production, ou de programme : le rhizome est « carte et non pas calque »1097. Selon le principe de cartographie, « un rhizome n’est justiciable d’aucun modèle structurel ou génératif »1098. C’est dire qu’un rhizome n’est pas décalqué, au sens de la reproduction imitative : « A l’opposé de l’arbre, le rhizome n’est pas un objet de reproduction : ni reproduction externe comme l’arbre-image, ni reproduction interne comme la structure-arbre »1099. Aucun protocole mimétique n’aura programmé d’avance la forme ou l’extension d’un rhizome, qui ne répond jamais à la légalité d’un calque. Le rhizome n’est ni structuré, ni généré – il est créé, sous les 1094 Mille Plateaux, op. cit., p. 13. Ibid.., p. 13. 1096 Ibid., p. 16. 1097 Ibid., p. 20 1098 Ibid. 1099 Ibid., p. 32. 1095 334 conditions toujours dissimilaires d’une expérience réelle : « si la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est tout entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel »1100. 5. Principe de multiplicité – différentialité absolue, ou ontologique. Selon ce dernier principe, le rhizome est une multiplicité substantive, en ce sens « qu’il n’a plus aucun rapport avec l’Un comme sujet ou comme objet, comme réalité naturelle ou spirituelle, comme image et monde ».1101 Le rhizome se produit comme multiplicité hors de tout rapport avec l’Un, avec une unité ou une unification quelconque. Arbre et racines, au contraire, ont besoin de l’un pour aboutir au multiple : « L’arbre ou la racine inspirent une triste image de la pensée qui ne cesse d’imiter le multiple à partir d’une unité supérieure, de centre ou de segment »1102. Le rhizome est, quant à lui, capable de multiplicité, hors de tout enracinement unitaire ou réunifiant. Le rhizome est donc un modèle « biologique » abstrait, décrivant ce qu’on pourrait nommer l’œuvre de la différence – et singulièrement, l’écriture littéraire, en tant qu’elle implique triplement la Vie, comme logos – animal –, pathos – végétal –, histos – hybridation. L’histos, c’est l’Hybride, Arachné, recueil de toutes les puissances de l’hétérogène. L’histos est la capacité de l’Autre. Conséquemment, les traits déterminant, dans Mille Plateaux, le fonctionnement du « modèle » rhizomatique, incluent l’extériorité dans leur forme (connexion, hétérogénéité, rupture, imprescription, multiplicité). A cette extériorité dans la définition des traits conceptuels s’ajoute une extériorité à soi du concept lui-même : ainsi, dans Mille Plateaux, la série métaphorique Rhizome est en concurrence constante avec une série métaphorique Machine. Ainsi, si Deleuze et Guattari affirment « écrire » leur livre « comme un rhizome », ils peuvent ajouter qu’un livre est toujours « lui-même une petite machine », en rapport « avec une machine de guerre, une machine d’amour, une machine révolutionnaire, etc. – et avec une machine abstraite qui les entraîne »1103. La machine n’est d’ailleurs rien d’autre, chez Deleuze et Guattari, que l’index d’une puissance d’altération, ou d’« abstraction » ; toute vie – fût-elle mécanique ou cybernétique – vit d’un rapport irréductiblement impur au dehors : système 1100 Ibid. Ibid., p. 14. 1102 Ibid., p. 25. 1103 Ibid., p. 10. Le surgissement de la série métaphorique « machinale » peut être interprété de trois façons : 1. soit comme la mise en équivalence stricte de deux agencements : la machine répète le rhizome, le rhizome répète la machine, dans l’élément du même et sous la modalité de l’analogie ; 2. soit comme un dépassement de la limitation « naturelle » du rhizome au profit d’une métaphorisation technique ou technologique ; 3. soit, au contraire, comme le prolongement du rhizome, par et dans la machine : le rhizome étant lui-même, déjà, machine et effort de machine, machine « naturelle » déterminant, par transgression des normes de Nature, la possibilité d’une répétition comme pur rythmos de l’événement. 1101 335 d’extériorités. Mais ce que nous venons d’appeler l’extériorité à soi du concept même de rhizome ne se limite pas au surgissement d’une série métaphorique machinale, contra- ou méta-naturelle. Mais ce que nous avons appelé l’extériorité à soi du « modèle » même de rhizome ne se limite pas à ce surgissement. A cette seconde extériorité – dans la « forme » de la définition – s’ajoute un effet décisif d’extériorité dans la faculté modélisante du concept lui-même. Le rhizome apparaît dès lors extérieur à soi comme modèle : Ce qui compte, c’est que l’arbre-racine et le rhizome-canal ne s’opposent pas comme deux modèles : l’un agit comme modèle et comme calque transcendants, même s’il engendre ses propres fuites ; l’autre agit comme processus immanent qui renverse le modèle et ébauche une carte, même s’il constitue ses propres hiérarchie, même s’il suscite un canal despotique.1104 Ainsi, le rhizome n’est pas un modèle qui s’« opposerait » aux modèles arborescents ou structuraux, mais un au-delà ou un en deçà dé-modélisant, qui ne se constitue qu’en rapport à son autre. Il se produit, dans le texte deleuzien, comme cela même qui subvertit tout modèle : Le rhizome n’est alors à comprendre, ni comme un modèle anti-structural, ni même comme un méta-modèle intégratif, capable d’absorber arborescences et structures, mais doit être défini comme un dé-modélisateur, vertu de subversion du modèle dans sa généralité et similarité prétendument naturelles. La Vie pliée La figure du rhizome donne donc à penser l’étrange identité de la Vie et de la différence. La littérature nous est donc apparue comme une entreprise de vérité – entreprise, pour ainsi dire, sans objet : l’écrivain ne vise pas une vérité spécifique ou générique, une vérité déterminée ou domaniale. La vérité littéraire, c’est la vérité de la vie, comme totalité inextensive d’objets possibles, selon la leçon proustienne : « La vraie vie », c’est ainsi la littérature, réputée « éclaircie » et « découverte » de l’obscurité de la vie. L’indétermination principielle de l’objet de la vérité littéraire constitue la littérature comme concurrente de la philosophie, qui, de même, ne dispose pas d’un domaine d’objets spécifiques : « Mais la Recherche est d’abord recherche de la vérité […] elle rivalise avec la philosophie »1105. Dans cette rivalité, la littérature se déploie comme un anti-logos : elle oppose, en premier lieu, la végétalité du pathos, structure des symptômes de l’affectivité, à l’animalité organique du logos, cohérence articulée du discours. Dans son opposition au 1104 1105 Ibid., p. 31. Proust et les signes, op. cit., p. 115. 336 logos, la littérature se produit comme une « déconstruction » du savoir philosophique : « La vie est de brûler des questions », écrit Artaud. La littérature se donne ainsi comme endurance et renoncement à la Question. Dans cette consumation, la vérité se recueille, métalogique, méta-pathique, révélée comme brûlure. Cette brûlure est, essentiellement, aliénation. Mais en second lieu, Deleuze suggère que la littérature sursume l’opposition binaire du logos au pathos sous la loi de cela, qu’il appelle histos, texte ou tissu. C’est dire le roman proustien relève d’une puissance rhizomatique d’hybridation, appariant l’animal (logos, discours) au végétal (pathos, symptôme). L’histos est l’élément du signe, comme point d’implication des hétérogènes. Ainsi le rhizome, comme textualité identiquement naturelle et technique, Nature et métaNature, c’est-à-dire naturalité rythmée, répétée – dès lors, Machine et méta-Machine. Déterminé comme histologie, le discours du roman apparaît comme un discours essentiellement et radicalement altéré, aliéné. Cette aliénation constitue en toute rigueur son rapport à la vie. La vie est et insiste dans un rapport au Dehors. La véridiction littéraire constitue ainsi, tout à la fois, une extase et un pli, l’œuvre de l’extérieur et de l’intime, de telle sorte à « brûler », en vérité, dans l’endurance infiniment quérie d’un rapport à soi forcené – altéré. CONCLUSION Cinq régimes de commentaire 337 1. Herméneutique a. L’herméneutique se fonde sur la position du Discours, défini comme logos. Le Discours, pris en ce sens spécifique, constitue l’unité de dernière instance de tous les discours, au-delà de leurs différences génériques et généalogiques. Tout discours dit le Même de l’être ; tout discours, dès lors, ressortit du Discours (logos). b. La littérature est, au même titre que son commentaire, discours. Le commentaire se produit donc comme discours d’un discours : non pas métadiscours (réflexivité et séparation), mais assomption et recueil de l’extensivité du Discours (continuité et remembrement), conçu comme onto-logos. c. Mais le commentaire, sous son régime herméneutique, se produit cependant selon deux guises distinctes. D’une part, celle d’une herméneutique à vocation exotérique (nous la dirons herméneutique au sens propre) ; d’autre part, celle d’une herméneutique à vocation ésotérique (nous la dirons hermétique) : 338 1. L’herméneutique au sens premier se définit comme la « recollection du sens », selon la formule employée par Ricœur dans De l’interprétation. L’herméneutique se donne alors pour projet la manifestation et la restauration d’un sens qui m’est adressé à la façon d’un message, d’une proclamation ou […] d’un kérygme »1106. Manifestation et restauration : il s’agit donc de révéler cela, qui dans la solitude de l’œuvre, restait inapparent et crypté. Puisque le sens du discours est le sens même de l’être, le travail de l’herméneute est sans fin. Le critique « n’a point d’autre tâche à accomplir qu’à tisser patiemment une toile infinie »1107, comme l’écrit Jean-Pierre Richard à l’orée de son Univers imaginaire de Mallarmé. 2. Dans l’espace illimité du commentaire hermétique, la littérature demeure définie comme discours : mais elle est ce discours singulier, dont le défaut désigne l’au-delà du discours. Discours et métadiscours demeurent inséparés : mais le métadiscours ne se produit pas comme l’explicitation des significations du discours ; le métadiscours constitue, au contraire, l’approfondissement d’un défaut. Le métadiscours redit ainsi cela qui ne peut pas être dit. Discours et métadiscours sont dès lors, au sens strict, divagations : il se produisent tous deux comme mouvement « vers un point, non seulement inconnu, ignoré, étranger, mais tel qu’il ne semble avoir, par avance et en dehors de ce mouvement, aucune sorte de réalité, si impérieux cependant que c’est de lui seul » 1108 qu’il tire son attrait. L’hermétique s’accomplit ainsi, elle aussi, comme un discours sans fin : cet in-fini du discours ne recueille pas, cette fois, l’infini positif du sens, mais bien l’in-fini d’un discours en défaut sur son propre sens. Répétant l’excès des discours, l’hermétique éveille ultimement, dans le discours lui-même, l’abîme indiscursif en quoi il demeure (in)fondé. 2. Analytique a. Dans le régime analytique, la littérature demeure définie comme discours. Mais son discours désigne ce qui est, comme pouvant n’être pas, et ce qui n’est pas, comme pouvant être. Le discours littéraire inscrit ainsi dans le monde l’instance d’un néant. La littérature s’accomplit donc comme discours de la liberté. Certes, son discours « dévoile » l’être, mais dans une « pure présentation », recueillant par là même la possibilité de l’action : « Écrire, 1106 De l’interprétation, op. cit., p. 37. Éditions du Seuil, Paris, 1961, p. 18. 1108 Maurice Blanchot, Le Livre à venir, op. cit, p. 13. 1107 339 c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur »1109. b. Assomption de l’existence (ek-sistence) comme telle, la littérature s’accomplit donc comme suspension du sens. Le commentaire est alors proprement métadiscours : discours réflexif, séparé, visant à la compréhension du discours. Le métadiscours commentant se produira donc, selon un double mouvement réciproqué, d’une part comme assomption de la détotalisation qu’est l’existence (analyse), d’autre part comme volonté d’une recomposition totalisante (remembrement ou synthèse). D’une part, la liberté, pure puissance d’équivocité et de division ; d’autre part, la compréhension, comme faculté de la recollection. Du point de vue de l’analyse existentielle, ce double mouvement est ainsi le mouvement même de la réalité humaine, telle qu’ incessamment elle se fait : « la totalisation perpétuelle, écrit Sartre, surgit comme une défense contre notre détotalisation permanente », définie comme « unité effondrée »1110. C’est ainsi, « la détotalisation ellemême qui exige d’être retotalisée » : dès lors, « la totalisation n’est pas un simple inventaire suivi de constat totalitaire mais une entreprise intentionnelle et orientée de réunification »1111. Toutefois, il n’est jamais certain que la « réalité humaine » puisse s’accomplir pleinement comme sens, au-delà même de l’effondrement pur en quoi elle s’origine. Le commentaire analytique existentiel constitue donc tout à la fois l’assomption et la conjuration de l’heur extatique qu’est la vie. 3. Agonistique a. Sous la règle de l’agonistique, la littérature demeure, pour une part, déterminée comme discours. Mais : 1. le dialogue pacifié des discours n’est plus garanti par l’unité du Discours : c’est le différend ; 2. le discours littéraire est conçu comme discours figural, articulant violemment le discours à son altérité la plus radicale. b. L’unité du Discours (logos) entre en crise : les discours, dans leur différence constitutive, ne s’articulent plus les uns aux autres dans l’élément d’un dialogue pacifié, c’est-à-dire d’une dialectique. Tel discours n’est plus le Même que tel autre discours, et n’obéit plus, dans sa constitution, au même système de règles. Ces systèmes de règles sont incompatibles : ainsi, comme l’écrit Jean-François Lyotard dans Le Différend, si « un 1109 Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 67. L’Idiot de la famille, t. 2, op. cit., p. 653. 1111 Ibid. 1110 340 genre de discours fournit par sa règle un ensemble de phrases possibles, chacune relevant d’un régime de phrases », « un autre genre de discours fournit un ensemble d’autres phrases possibles », et « il y a un différend entre ces ensembles (ou entre les genres qui les appellent) parce qu’ils sont hétérogènes »1112. Cela signifie qu’aucun commentaire (métadiscours) n’est pertinent à l’égard d’un autre discours : le différend entre les discours est identiquement différend entre un discours et son métadiscours. Si la détermination de la singularité d’un discours demeure possible, d’après son système de règles, cette détermination ne permet aucunement, pour autant, d’instaurer un dialogisme ou une dialectique des discours. Un seul système de règle peut être actualisé : c’est dire que le métadiscours lui-même ressortit d’un système de règles donné, auquel il plie nécessairement les discours sur lesquels il s’applique. Tout métadiscours survient donc comme une violence à l’égard de son objet. b. La littérature est déterminée comme discours figural. Cette détermination radicalise la thèse du différend, en ce qui concerne le discours littéraire : le différend entre les discours s’aggrave d’un différend entre le discours et son autre (figural). La figure, en effet, s’exalte comme la sauvagerie d’un silence : « ce qui est sauvage est l’art comme silence », écrit Jean-François Lyotard dans Discours, figure ; c’est ainsi que la « position de l’art » apparaît comme « un démenti à la position du discours »1113. Ce que la « position de l’art » indique, écrit encore Lyotard, c’est « une fonction de la figure »1114 qui n’est pas, quant à elle, signifiée. La « fonction » de la figure est l’insignifiable même : cela que « l’espace linguistique ne peut pas incorporer sans être ébranlé, une extériorité qu’il ne peut pas intérioriser en signification »1115. La littérature est donc ce discours, d’une extrême singularité, qui s’accomplit comme avènement de la figure. Dans le texte littéraire, le différend entre discours et non-discours advient et resplendit dans sa nécessité la plus pure. Aucun métadiscours ne peut porter, là où le discours est ouvert au différend essentiel des discours, comme aux violences de son propre dehors figural. 4. Inscriptif a. Le régime de commentaire inscriptif suppose la détermination du discours comme texte : le « discours » n’est rien d’autre, comme l’écrit Derrida, que « la représentation 1112 Le Différend, op. cit., p. 10 Discours, figure, op. cit., p. 13. 1114 Ibid. 1115 Ibid. 1113 341 actuelle, vivante, consciente d’un texte dans l’expérience de ceux qui l’écrivent ou le lisent, et si le texte déborde sans cesse cette représentation par tout le système de ses ressources et de ses lois propres, alors la question généalogique excède largement les possibilités qui nous sont aujourd’hui données de l’élaborer »1116. Le texte apparaît ainsi comme la vérité du discours ; parmi les « genres de discours », c’est sans nul doute la littérature qui assume, au plus pur, sa condition textuelle. La philosophie, au contraire, se produit comme conjuration de sa propre textualité. Le texte est le système différentiel (ou différantiel) de production du sens : il fonctionne par supplémentarité productive, articulant « des significations substitutives qui n’ont pu surgir que dans une chaîne de renvois différentiels »1117. Le « référent » d’un texte est toujours un effet de texte, « le « réel » ne survenant, ne s’ajoutant qu’en prenant sens à partir d’une trace ».1118 D’où la proposition célèbre de Derrida : « Il n’y a pas de hors-texte »1119. b. En ce sens, un texte ne peut pas être commenté : réagir à un texte suppose la reproduction du texte. La déconstruction constitue ainsi l’activation d’une puissance de répétition textuelle qui met en jeu les significations d’un texte. C’est cette répétition hypertextuelle que nous nommons inscription. Loin de se proposer d’articuler un discours de commentaire délivrant le sens d’un discours premier, l’inscription cherche à manifester, en lisibilité et visibilité extrêmes, la différence des discours. 5. Créatif a. Le commentaire créatif s’accomplit comme l’impossibilité du commentaire. Si la littérature ne ressortit pas du discours, nul discours, conçu comme redoublement compréhensif ou analytique d’une œuvre littéraire, n’est pertinent ; seule, demeure la possibilité d’un répétition inscriptive (citationnel et mimétique), telle que nous venons d’en décrire les ressorts. La ré-action du commentaire, à l’égard de l’œuvre, constitue donc une redondance pure, rigoureusement impertinente. Dans cette perspective, la littérature est seule ; son extériorité au discours est consommée. b. Celui qui ré-agit aux œuvres littéraires peut donc choisir : 1. d’habiter le discours, en assumant l’impertinence radicale de tout commentaire discursif ; 2. de se taire : puisque nul discours sur l’œuvre ne peut l’expliquer sans la réduire, il faut se taire ; 3. d’écrire, 1116 De la grammatologie, op. cit., p. 149. Ibid., p. 228. 1118 Ibid. 1119 Ibid., p. 227. 1117 342 solitairement, « de » la littérature. C’est la phrase de Roberto Arlt, citée par Philippe Djian en exergue à Zone Érogène : « Nous créerons notre littérature, non pas en parlant continuellement de littérature, mais en écrivant dans une orgueilleuse solitude des livres qui auront la violence d’un cross à la mâchoire »1120. De même que le commentaire proprement dit, la création ressortit d’une puissance de réaction à la littérature constituée. c. A l’instant de devenir création, le commentaire rejoint sa limite propre. Cette limite n’est pas une limite positive (régimes herméneutique et analytique), distinguant le commentaire de l’œuvre tout en les rapportant dialectiquement l’un à l’autre ; cette limite n’est pas la limite négative – limite d’illimitation – d’après laquelle, dans le régime hermétique, le commentaire s’assumait comme le discours d’une science sans fin, interminable en cela, précisément, qu’il était essentiellement défectueux et limité. La limite du commentaire est ici une limite simple, qui le sépare de cela qu’il n’est pas – de cela même qu’il ne peut pas être : la littérature est alors excès pur, sur le métadiscours comme sur son propre statut. Ici finit le commentaire. BIBLIOGRAPHIE 1120 Éditions Bernard Barrault, Paris, 1984. 343 I. PHILOSOPHIE 1. Philosophie contemporaine ADORNO, Theodor W. La Dialectique de la raison (avec Max HORKEIMER), tr. fr. Éliane Kaufholz, Éditions Gallimard, Paris, 1974 AGAMBEN, Giorgio Le Langage et la mort, tr. fr. Marilène Raiola, Christian Bourgeois Éditeur, 1991 (1997) Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, tr. fr. Marilène Raiola, Éditions du Seuil, Paris, 1997 BADIOU, Alain « Panorama de la philosophie française contemporaine », conférence à la Bibliothèque Nationale de Buenos Aires, publié dans New Left Review, septembre-octobre 2005 DELEUZE, Gilles 344 Différence et répétition, Éditions PUF, Paris, 1968 Kafka. 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