télécharger cet article - l`Institut d`Histoire sociale

publicité
DOSSIER
LE « POLITIQUEMENT CORRECT »
par Stephen Launay*
Méandres du «politiquement correct»
en Amérique latine
L
’AMÉRIQUE LATINE EST ENCORE LARGEMENT DOMINÉE par l’idée que les
gouvernements de droite, ou dits tels, sont a priori et a posteriori illégitimes. Les
décennies de dictatures de droite qu’a connues ce continent expliquent en partie cette
idée, comme si l’opposition militaire et révolutionnaire, notamment les guérillas, avait
résumé à elle seule le refus de ces dictatures, et comme si elle avait en quelque sorte diffusé
sa légitimité à l’ensemble des mouvements et partis de gauche, même réformistes, partageant ses valeurs: dénonciation des oligarchies, de l’impérialisme américain, indulgence
envers l’idée révolutionnaire. Comme si aussi la détestation bien compréhensible suscitée
par les dictatures de droite pouvait presque sans réserve s’appliquer à la droite tout entière,
fut-elle modérée et hostile à toute dictature.
On ne s’étonnera pas dans ces conditions que, lorsque la gauche tente de se maintenir
au pouvoir de façon illégitime, les protestations soient maigres. Ainsi, Daniel Ortega, au
Nicaragua, pour se représenter aux élections, a fait interpréter la Constitution en sa faveur
par une Cour suprême tout acquise. Hugo Chávez, au Venezuela, est bien parti pour garder
le pouvoir indéfiniment si la maladie ne l’en empêche pas.
En revanche, lorsque le Colombien Álvaro Uribe laissa s’engager une procédure de
réforme constitutionnelle en vue de sa réélection en 2010, des voix de tous bords se sont
élevées (à raison nous semble-t-il) pour s’indigner de la tentation autoritaire dont ce geste
témoignait.
Depuis la vague démocratique qui a touché l’Amérique latine dans les années quatrevingt puis quatre-vingt-dix, l’opinion publique et le paysage intellectuel ont changé. Mais il
reste un certain nombre de propagandistes de la foi révolutionnaire, cachés ou clairement
désignés, dans les universités (surtout publiques) ou dans tel ou tel «collectif d’avocats» ou
de défense des droits de l’homme. Sans doute faut-il nettement distinguer ces « dinosaures», défenseurs d’une idéologie dont les traces peuvent se trouver dans nombre d’arti-
* Politiste, auteur, notamment, de Chávez-Uribe. Deux voies pour l’Amérique latine?, Paris, Buchet-Chastel, 2010.
N° 46
53
© Neil Palmer (CIAT)
HISTOIRE & LIBERTÉ
© Pontificia Univ. Católica de Chile
Mario Vargas Llosa
cles, de l’ensemble de la population, qui ne
nourrit plus aucune dilection pour les
Alvaro Uribe
mouvements d’extrême gauche. Ceci est
visible lors des élections, qui sont dans la plupart des pays gagnées par des candidats
modérés, de droite ou de gauche.
Quelques signes: désormais, lorsque la question «Citez quelques dictatures de votre
région» est posée à l’université, Cuba est citée. Quant aux États-Unis, ils ne sont plus vitupérés comme avant car perçus par les étudiants comme un pays qui offre des possibilités
professionnelles (avec le Canada).
La population latino-américaine a dans l’ensemble rejeté l’idéologie et les méthodes des
groupes d’extrême gauche. Mais toutes les leçons n’ont pas été tirées de l’échec de la lutte
armée «de gauche» en Bolivie (dans les années 1960), au Chili (dans les années 1970) et
ailleurs, ni du fait que la «dynamique politique» latino-américaine, surgie des urnes, fut
animée par des gens de centre gauche ou de centre droit. Comme s’il valait mieux avoir tort
avec le castrophile Garcia Márquez que raison avec le libéral Vargas Llosa.
Il reste donc dans l’opinion publique un certain nombre de clichés caractérisant le
«politiquement correct». Il est en général le fait d’une certaine gauche, mais il n’épargne
pas non plus la droite.
On peut en citer trois: la nécessité de la «participation» en système démocratique, celle
du «dialogue» envers et contre tout et enfin la défense de l’indigénisme.
54
OCTOBRE 2011
MÉANDRES DU « POLITIQUEMENT CORRECT » EN AMÉRIQUE LATINE
© Victor Soares - ABr
Hugo Chávez
Le premier, qui découle de la démocratisation, concerne le thème de la participation.
Voilà une notion qui se retrouve dans toutes les démocraties, avec toutefois une intensité et
une «philosophie» sous-jacente différente selon les cas. Mais dans le cas latino-américain, la
«participation», qui invite les travailleurs ou les citoyens à débattre de sujets considérés
comme importants pour l’entité sociale ou économique, ou pour l’ensemble de la société,
est bien souvent confondue avec sa lointaine parente, la «démocratie participative», qui vise
l’utopie d’une implication directe dans les prises de décision, voire, chez les plus imprégnés
d’effusions collectives sentimentales (et para- ou post-marxistes), avec la « démocratie
directe». Cet attrait découle de la critique marxiste et léniniste classique faite à la démocratie bourgeoise, qui ne permet l’expression de la volonté populaire qu’une fois tous les
trois, quatre ou cinq ans… Voir les «indignés» de la Puerta del Sol cette année… Cette
confusion explique l’acceptation par beaucoup de régimes tyranniques ou tendanciellement
dictatoriaux, perçus comme des «démocraties participatives» et donc justifiés.
Deuxième cliché «politiquement correct»: le «dialogue». Celui-ci est cousin de notre
consensus mais est apparu bien avant dans les discours politiques latino-américains. C’est
donc un point de passage obligé pour tout homme politique. Uribe lui-même, quand il est
arrivé au pouvoir en Colombie, en 2002, élu sur un programme de fermeté à l’égard des
guérillas, faisait référence dans son discours à une ouverture (conditionnelle): «mano firme,
corazón grande» était sa devise («main ferme, grand cœur») et il a eu, à plusieurs reprises,
N° 46
55
© Marcello Casal Jr./ABr
HISTOIRE & LIBERTÉ
des gestes en faveur de discussions.
Dans l’ensemble de l’Amérique
latine, le «dialogue» est une obsession. La multiplication des organisations régionales en est un signe,
justifiée avant tout par la nécessité
du rapprochement entre «frères»
(hermanos) latino-américains. La
dernière en date de ces créations
est celle de l’Unasur (Union des
nations sud-américaines) en 2008,
sous l’égide du Brésil. Il faut dire
que le Brésil a développé, depuis
plus d’un siècle, une tradition de
diplomatie «douce» qui va dans ce
sens. L’argumentaire même de
l’érection de cette organisation
souligne la nécessité du règlement
pacifique de tout différent, en un
continent où, malgré la prédomiLe président bolivien Evo Morales
nance de la gauche (surtout en
2008), les frictions, pour le moins,
ont été nombreuses.
Le comble a été atteint depuis l’annonce de la maladie de Hugo Chávez. Que ce soit en
Colombie ou au Venezuela, les souhaits de bon et prompt rétablissement se sont multipliés,
que ce soit chez les caciques de la politique ou chez les lecteurs des journaux d’opposition, ou
anti-chavistes en Colombie. Le président colombien lui-même a déclaré que le président
vénézuélien était un facteur de stabilité, aussi bien à l’intérieur de son pays que dans la région
sud-américaine. Pourquoi cette amabilité alors que tout le monde sait que la disparition de
Chávez ne serait pas un mal pour la Colombie, même si elle risque de déclencher une guerre
civile au Venezuela même ?
Quant à la nécessité du «dialogue» avec les guérillas, en Colombie tout particulièrement, il s’agit d’un cliché récurrent jusqu’au début des années deux mille, et reste l’antienne
de certains milieux idéologiquement proches du marxisme. Cette idée semble avoir vécu
car l’histoire récente a bien montré que les Farc refusaient ce dialogue (le cas de l’ELN est un
peu différent), puisque leur projet (totalitaire) n’est pas négociable et que nombre de fronts,
si ce n’est l’organisation dans son ensemble, profitent de la manne du narco-trafic et ne
voudront jamais y renoncer. Toutefois, le « dialogue » reste présent dans le discours de
56
OCTOBRE 2011
DOSSIER
© Festival Internacional de Cine en Guadalajara
MÉANDRES DU « POLITIQUEMENT CORRECT » EN AMÉRIQUE LATINE
Gabriel García Márquez et la ministre colombienne de la Culture Paula Moreno
au gala inaugural du Festival international du Cinéma à Gudalajara le 19 mars 2009.
nombreux politiques et universitaires ingénus ou imprégnés de marxisme-léninisme, et qui
– « politiquement correct oblige » – ne se sentent pas en droit de transgresser le tabou interdisant le combat manu militari contre une organisation révolutionnaire.
Ce type d’ingénus est surnommé par trois auteurs latino-américains (un Colombien,
Plinio Apuleyo Mendoza, un Cubain en exil, Carlos Alberto Montaner et un Péruvien,
Álvaro Vargas Llosa) «l’idiot latino-américain», appellation faisant évidemment référence
aux «idiots utiles» de Lénine et au fait qu’il s’agit de l’idéal-type de l’intellectuel au sens
sociologique, ou du semi-habile comme disait Voltaire, qui ne voit pas qu’il fait un usage
faux de son intelligence. Les deux ouvrages qu’ils ont publiés rassemblent une bonne partie
du «politiquement correct» latino-américain[1].
Dans leur dernier ouvrage, El regreso del idiota[2], ils examinent un troisième cliché, celui
de l’indigénisme. Dans un chapitre intitulé «Indigènes ou déguisés?» les auteurs analysent
la résurrection de l’indigénisme, qu’ils ne confondent pas avec l’attention légitime portée au
passé pré-colombien. « Nous nous référons, écrivent-ils, à l’escroquerie idéologique par
1. Plinio Apuleyo Mendoza, Carlos Alberto Montaner, Álvaro Vargas Llosa, Manual del perfecto idiota latinoamericano, Plaza & Janés, Barcelona, 1996; puis, des mêmes: El regreso del idiota (Le retour de l’idiot) Random House
Mondadori, Debate, Bogotá, 2007.
2. El regreso del idiota, op. cit.
N° 46
57
HISTOIRE & LIBERTÉ
laquelle, cinq cents ans après que Colomb s’est heurté aux côtes américaines, certaines coteries politiques et leur suite d’intellectuels prétendent opposer aux valeurs occidentales et à la
modernité, une pureté «originaire» – selon le mot creux (palabreja) à la mode – en lutte
contre les héritiers de la Conquête»[3].
Dans ce cadre, une identité indigène, en bonne partie imaginaire, est revendiquée.
Certes, il existe des populations vivant en un monde et selon un rythme en déphasage total
avec celui de la modernité. Mais l’imaginaire qui en est tiré se situe entre ce qui est, par
ailleurs, nommé folklore et ce qui fait, à juste titre, l’objet d’études ethnologiques ou
archéologiques.
Ainsi, soulignent les critiques de cette «pureté originaire», une partie des vêtements
portés par les indigénistes (la chamarra et la chompa) tels des banderoles ou des proclamations, «sont des inventions fondamentalement gringos», tandis que la manière de se vêtir de
la «chola bolivienne» (l’indigène), mise en avant par le gouvernement indigéniste d’Evo
Morales, est «un héritage espagnol et colonial». En outre, une enquête du PNUD indiquait,
en 2004, que 76 % des Boliviens se considéraient comme métissés, et 73 % d’entre eux affirmaient que le castillan était leur «langue fondamentale». Une opposition artificielle est
donc instituée par ces tenants de l’indigénisme entre l’identité métisse, fréquente parmi la
population pauvre, et une supposée identité claire et nette (blanche) qu’on trouve plus
répandue dans les milieux aisés. Cette substitution d’une couleur de peau aux réalités
sociales permet toutes les manipulations populistes.
Or ces clichés rejoignent directement la sacralisation des minorités, ethniques ou autres,
par le «politiquement correct» qui, sous le juste prétexte de respecter l’essentiel de leur
mode de vie – en allant parfois jusqu’à laisser se déployer une justice interne, perçue par
nous comme archaïque – et de leur ouvrir des possibilités sociales (l’équivalent de la
«discrimination positive» nord-américaine), peut aller jusqu’à la mise en cause par cette
justice indigène de droits fondamentaux. Mais la critique de cette politique «sur-protectrice» envers les minorités ethniques ou/et les minorités sexuelles est parfois difficile à faire
admettre car nombre de minorités se trouvent encore en danger, soit de grande pauvreté,
comme de nombreuses populations indigènes bénéficiant pourtant d’une manne étatique
très généreuse, soit de violences graves de la part de voyous manifestant des préjugés
machistes, largement répandus dans la région, envers les homosexuels.
La complexité des problèmes réels est arasée par le «politiquement correct». Qui se
risque à une critique de l’aide gouvernementale peut ainsi être vertement attaqué et taxé de
«fascisme».
Autre exemple de cette approche simpliste, celui d’un collègue politologue de Colombie
qui présenta, à la revue d’une grande université, un article défendant l’idée que les circons3. Ibidem, p. 109.
58
OCTOBRE 2011
criptions électorales indigènes devraient être abolies… parce qu’elles enfermaient le vote
indigène et l’empêchaient de pouvoir apparaître en d’autres lieux. L’un des lecteurs, auquel
la revue avait demandé un avis, considéra que cette position n’était rien moins que
«fasciste» puisqu’elle refusait la reconnaissance de la spécificité du vote indigène!
Un dernier exemple: une partie de l’intelligentsia (au sens sociologique et non ontologique, si l’on peut dire) rejettera comme «raciste» l’idée selon laquelle, si les Indigènes cultivent des cosmologies indéniablement intéressantes à étudier, elles n’ont guère de
philosophie au sens strict, c’est-à-dire de pensée auto-réflexive dont le doute ou la suspension du jugement sont des piliers.
Ces positions rejoignent le relativisme défendu par certains auteurs de la post-modernité, dont certains médias sont friands, puisqu’ils apportent un prêt-à-penser qui, par définition, permet d’éviter les lectures et les recherches préparatoires trop longues. Telle
«culture» en vaut une autre, ce qui signifie qu’il ne faut jamais en montrer les faiblesses
dans tel ou tel domaine. La critique ou la défense d’une position sont assimilées à du rejet,
de la xénophobie, du racisme, au mieux de l’arrogance. Ici aussi, l’auto-culpabilisation fait
les choux gras d’une partie des médias.
Ainsi, le «politiquement correct» a ceci de spécifique, par rapport au mensonge pur,
qu’il peut englober, et qui est selon Hanna Arendt[4] la «négation délibérée de la réalité»,
qu’il tend à interdire les distinctions, les analyses critiques et les points de vue divergents sur
l’interprétation de faits vrais ou vraisemblables parce qu’ils remettent en cause ce qui est
supposé nécessaire à la vie en commun.
Le «politiquement correct» est une remise en cause de la pensée elle-même, parce qu’il
est la remise en cause du pluralisme intellectuel, du débat et de l’incertitude. Il s’agit d’un
anti-intellectualisme, d’une tromperie, plus sans doute que de «l’ectoplasme idéologique»
que Volkoff y discerne.
4. Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, 1972.
N° 46
59
DOSSIER
MÉANDRES DU « POLITIQUEMENT CORRECT » EN AMÉRIQUE LATINE
Téléchargement