Douleur et médiations culturelles Vincent Cahagne*, Hubert Guyard ** preuve – “Ça fait mal !”–, aussi bien que par la dynamique des formulations successives que ce patient dees sciences humaines se donnent pour objet d’étude “l’homme” vient contraint d’engager pour parlui-même, ou, si l’on préfère, dans l’homme, ce qui est spécifique venir à davantage de précision : “J’ai de l’humain. Dire que la douleur est humaine, c’est dire qu’elle est mal à la tête ; ça ne serre pas, ça rationnellement construite, ou encore qu’elle est le résultat de traitecogne plutôt ! C’est comme si mon ments particuliers qui caractérisent la rationalité dont l’homme est capable. cœur avait émigré dans ma tête !”. Il n’y a pas de coïncidence entre un mot et une douleur. Les mots ne sont pas La douleur, chez l’homme, s’acculture du fait qu’il n’y simplement des “étiquettes” pour désigner des choses, accède pas immédiatement, mais qu’il la “médiatise (1)” des douleurs par exemple. Bien plus, la douleur, à parsous plusieurs formes : 1) une conceptualisation tir du moment où elle est dite, hérite des propriétés abslogique ; 2) une production technique ; 3) une recontraites1 du langage. Elle doit être logiquement déduite, naissance sociale et 4) une retenue morale. Chacun de c’est-à-dire identifiée (exigence de différenciation et ces “plans” d’analyse a sa propre rationalité, non rérefus logique de la confusion) et autonomisée (nécessité ductible aux autres plans. On ne peut réduire la doude séparation et refus logique de l’amalgame). D’où le leur à un seul de ses aspects, qu’il soit celui de la besoin d’une théorie du signe2 qui puisse, tout à la fois, verbalisation douloureuse, ou celui de la production modéliser le fonctionnement logique (grammatical) des u traitement, ou encore celui de sa reconnaissance somots et proposer des hypothèses sur l’élaboration (séciale, ou enfin celui de la souffrance. Autant dire que mantique) des concepts. Ce qu’il est important de noter, la notion de “douleur” est beaucoup trop large, et qu’il c’est que la douleur, ainsi conçue, ne préexiste pas à la s’avère nécessaire, pour en prendre la mesure, de la formulation que le patient peut en faire, mais bien au déconstruire. contraire qu’elle en résulte. Et c’est donc en favorisant les formulations des patients qu’on peut les conduire à mieux “penser” leurs propres douleurs. La douleur ne se “conçoit pas facilement”, et les mots pour la dire Une douleur logiquement conceptualisée “n’arrivent pas aisément” ; mais c’est pourtant en la disant que le patient devient capable de se la représenter, avec plus ou moins de précision ou d’exactitude, selon Sur le plan de la représentation, la douleur non seulela finesse de ses formulations. ment est sensoriellement captée et gnosiquement perçue, mais elle devient aussi humaine parce qu’elle est verbalement conçue. L’homme ne fait pas que percevoir la douleur, il la conceptualise. Cette rationalité logique est Une douleur techniquement produite à l’œuvre dans la formulation langagière utilisée en médecine pour la description verbale (2) de la douleur et Sur le plan de l’activité, la douleur se transforme en difde sa mesure (3). Et cette conceptualisation, cette “douficultés de mouvements, c’est-à-dire en contractions, raileur dite” suppose la médiation des mots. C’est devenu dissements, tensions diverses, etc., bref..., en toute une un cliché de se représenter le logos comme spécifique gamme d’actions musculaires (cf. le mouvement et ses pade l’humain. Or, il est vrai que le mot introduit une “distance” entre la douleur qu’un patient peut percevoir et 1. Cette abstraction est pensée en termes de négativité structurale et doit beauce qu’il peut en concevoir, ou en dire. Cette distance, coup à la notion de " valeur " initialement proposée (1916) par F. de Saussure. entre la douleur perçue et la douleur dite, peut s’éprouSelon cette conception, la valeur d’un élément n’est en rien positive, mais rever par l’imprécision dont le patient peut parfois faire lative, et s’obtient par opposition aux autres éléments d’un même système. “La L * Neurologue, service de neurologie (Pr Edan) et consultations d’évaluation et de traitement de la douleur (Pr Ecoffey), Centre hospitalier universitaire, Rennes. ** Professeur, département des sciences du langage, Laboratoire interdisciplinaire de recherches sur le langage (LIRL), université Rennes-2-HauteBretagne, Rennes. Singularité Singularité valeur respective des pièces dépend de leur position sur l’échiquier, de même que dans la langue chaque terme a sa valeur par son opposition avec tous les autres termes” (Saussure [de] F. Cours de linguistique générale. Paris : Payot, p.126). 2. Les mots ne se définissent plus dans leur relation avec l’univers des choses à dire ; ils ne sont pas assimilables à de simples étiquettes posées sur les choses, mais ils se définissent négativement les uns par rapport aux autres. Le Courrier de l’algologie (2), no 4, octobre/novembre/décembre 2003 139 Singularité Singularité ralysies) ou praxiques (cf. le geste et ses apraxies). Or, là encore, l’homme introduit, dans l’activité dont il est capable, une nouvelle distance, ou une nouvelle médiation. Ce n’est plus la médiation des mots, mais la médiation des dispositifs techniques. L’homme ne fait pas que “mouvoir” la partie douloureuse de son organisme, il agit également sur elle : il la technicise. En d’autres termes, il la transforme par des substances (les médicaments) ou par des gestes techniques (le massage, par exemple). De même qu’on parle de “nécessaire à couture”, on pourrait, ici, parler d’“un nécessaire à douleur”. La trousse à médicaments n’est jamais très loin des patients ; c’est à travers cette trousse que les patients approchent leurs douleurs. La médiation des techniques et des médicaments, qu’ils soient modernes ou traditionnels, transforme la douleur en une sorte d’atelier dans lequel les patients se font, à la fois, expérimentateurs et sujets d’expérience. Or, tout médicament n’est pas nécessairement d’emblée efficace. D’où la nécessité d’une démarche empirique dans laquelle les patients, par ajustements successifs des divers traitements potentiellement disponibles, tendent vers l’efficacité la plus grande. Pour prendre la mesure de cette abstraction technique dont l’homo faber est capable, les sciences humaines ont besoin d’une théorie de l’outil3 (4, 5). Le propos est alors analogiquement comparable au précédent. La douleur ainsi traitée ne préexiste pas aux essais effectués par les patients mais elle en résulte. On peut parler, ici, non plus de douleur logiquement déduite, mais techniquement de douleur produite. Il est donc possible de transformer ses patients en “techniciens” actifs, potentiellement capables d’expérimenter les traitements proposés et de guider empiriquement le médecin vers des prescriptions de plus en plus adaptées et efficaces. Une douleur socialement reconnue Sur le plan de l’existence, la douleur s’éprouve, naturellement, par une modification de la relation corps/environnement. Le temps, l’espace et l’environnement sont les trois dimensions où se “contextualise” la vie du patient. La douleur est toujours corporellement située. Il s’agit d’un mal de dos, d’un mal de tête, d’un mal de hanche, etc. La douleur est “à l’extérieur” ou elle est “plus profonde, à l’intérieur”. Elle varie selon le sexe (la migraine est majoritairement féminine, par exemple) et selon l’âge (l’expression de la douleur d’un enfant, d’un vieillard n’est pas la même que celle d’un adulte non âgé). La douleur modifie la manière dont le corps se situe dans l’environnement : on sait que le climat (temps d’orage), la température, le bruit, la lumière, les odeurs influencent somatiquement la douleur. Enfin, les patients sont spectaculairement capables de distinguer des dou- 140 Le Courrier de l’algologie (2), no 4, octobre/novembre/décembre 2003 leurs familières de douleurs nouvelles, et d’établir, par cumul des expériences (mémorisation, habituation), un vécu douloureux plus ou moins consistant. Mais le temps, chez l’homme, se récapitule et se transforme culturellement en histoire, l’espace en pays découpés par des frontières qui n’ont plus rien de naturelles, et l’environnement en classes sociales. La douleur est soumise à cette acculturation sociale ; elle n’est pas seulement incarnée, ou “incorporée”, elle se transforme culturellement, chez l’homme, en handicaps sociaux, dont le mode de reconnaissance et de prise en charge passe par une grille des institutions. On sait que la douleur, avant l’avènement de l’algologie (6) n’était pas spécifiquement reconnue par les métiers de la santé. Certaines douleurs sont socialement moins reconnues que d’autres (c’est le cas de la migraine, par exemple). La “médicalisation” (7) de la douleur relève de cette dimension sociale. Chaque profession (pharmacien, médecin généraliste, neurologue, anesthésiste, algologue, etc.) élabore des manifestes professionnels, des revues, des colloques, des sociétés savantes (IASP, IHS), des recommandations professionnelles (ANAES), qui visent à instituer des domaines de compétences séparés et donc à établir des “consultations” plus ou moins spécialisées, non réductibles les unes aux autres. L’histoire transforme l’expérience vécue en événements récapitulables. Cette histoire et ce capital douleur ne préexistent pas aux rencontres sociales que les patients sont amenés à faire. L’entourage familial est certes un premier lieu de rencontre et de reconnaissance (ou de méconnaissance), mais les lectures, les émissions de radio ou de télévision, les conférences, les diverses consultations médicales, les associations de patients sont autant d’occasions de réaménager les acquis que les malades peuvent avoir sur leurs propres douleurs. D’où la nécessité d’un modèle sociologique capable de modéliser cette abstraction sociale dont l’homme est capable. On sait déjà que la douleur n’échappe pas aux variations culturelles ; elle intéresse aussi bien l’histoire (8), que la géographie humaine (9) ou l’ethnologie (10, 11). Mais en amont du recensement de ces variations, le sociologue fait l’hypothèse qu’elles relèvent d’un fonctionnement du corps social, ou, si l’on préfère, d’une “socio-nomie”4 des faits pris en compte (12), c’est-à-dire d’un ordre de faits disposant de ses propres lois internes (13), non réductibles à d’autres sciences. La théorie de la médiation propose une théorie de la personne (5) qui tente de modéliser cette “rationalité” sociale. 3. Cette théorie spécifique de l’outil, en germe dans les travaux de LeroyGourhan (4), se précise et, surtout, se spécifie chez Jean Gagnepain (5). 4. Les gens qui, socialement, n’existent pas sont sans noms, sans “papiers”, dirait-on sans doute aujourd’hui. Donner un “nom” à la douleur, c’est socialement la faire exister, c’est se l’approprier. Il n’est, par exemple, pas socialement neutre de parler de “mal de dent” ou d’”odontalgie”. Nomme ta douleur et je te dirai qui tu es… Tableau. Une déconstruction de la douleur inspirée de la théorie de la médiation. Conscience, représentation, cognition Activité, conduite Existence, société, condition Droit, comportement Une douleur naturelle ou immédiate, mais déjà multidimensionnelle Douleur sensoriellement et gnosiquement perçue Mouvements (motricité) et gestes (praxies) douloureux Douleur individuellement et somatiquement vécue, ou “incorporée” Douleur affectivement et émotionnellement éprouvée Chez l’homme, présence de médiateurs, instaurant des rapports formels ou “structuraux” Les mots se définissent abstraitement les uns par rapport aux autres Les dispositifs techniques se définissent abstraitement les uns par rapport aux autres Les rôles sociaux (métiers) se définissent abstraitement les uns par rapport aux autres Les reproches se définissent abstraitement les uns par rapport aux autres Acculturation de la douleur Douleur humainement “filtrée” par des mots : douleur logiquement conceptualisée, diagnostiquée Douleur humainement “filtrée” par des dispositifs techniques : douleur techniquement produite, traitée Douleur humainement “filtrée” par des rôles : douleur socialement reconnue, médicalisée, consultée Douleur humainement “filtrée” par des reproches : douleur moralement contenue, maîtrisée Une douleur moralement retenue La douleur se transforme en souffrance, c’est-à-dire en affects douloureux. “Ça fait mal !”. Le malade est nécessairement “affecté” par la douleur et ne peut que chercher à l’apaiser le plus complètement possible, et au moindre coût. Mais l’homme acculture cette dimension émotionnelle de la douleur. Car il y projette une nouvelle médiation, la médiation des réticences ou des reproches. “Il ne faut pas trop s’écouter !” fait remarquer une patiente. “C’est surtout pour mon mari que ça me gêne d’avoir la migraine !” observe une autre. La douleur est retenue et n’est exprimée qu’avec mille détours (le discours). Elle donne, par exemple, lieu à de la dénégation : “Je ne pleure pas vraiment, docteur, c’est nerveux !”. C’est bien sûr à Freud, puis à Lacan, autrement dit à la psychanalyse que l’on doit d’avoir, la première, donné un statut anthropologique à cette dimension culturelle du désir humain. Il s’agit de ne pas se laisser déborder par les affects douloureux et donc de maîtriser ses émotions, parfois jusqu’à l’insupportable, d’une telle exigence éthique. Se plaindre, oui sans doute, mais, comme le soulignait l’un de nos patients, “pas trop !”. L’homme est humainement capable d’éthique, c’est-à-dire capable d’éprouver de la culpabilité. Celle-ci survient s’il n’introduit pas suffisamment de retenue dans ses propos, dans ses consommations (d’antalgiques), ou dans ses sollicitations thérapeutiques. Le modèle de la norme, proposé par J. Gagnepain (15), tente précisément de définir le rationnement éthique que l’homme projette sur Singularité Singularité l’ensemble de ses appétences. La douleur n’est plus, ici, logiquement conçue, ni techniquement produite, ni encore socialement médicalisée, mais moralement contenue ou maîtrisée. Conclusion Si la rationalité qui spécifie l’homme introduit une distance avec la douleur qu’il peut spontanément éprouver, c’est pour lui permettre, à l’inverse, de la réduire, mais avec le bénéfice des armes rationnelles propres à cette médiation obligée. Entre les mots et la douleur à dire, il y a un fossé. Toutefois, ce fossé permet aux patients de le combler logiquement par une précision des formulations verbales. De manière analogue, les outils artificialisent notre rapport à la douleur, mais cet artifice nous permet, en retour, de rechercher ergologiquement, par ajustements successifs, le dispositif technique le plus efficace. Les métiers ou les rôles sociaux introduisent une division des compétences, plus ou moins arbitraire, variable selon les cultures, mais c’est pour nous permettre de réduire sociologiquement cet arbitraire par des collaborations enrichissantes. Enfin, la capacité éthique nous rend capables de reproches, c’est-à-dire d’aller contre nos désirs ou nos intérêts immédiats, mais c’est pour nous permettre une satisfaction d’une autre nature, celle qui consiste à mieux maîtriser nos émotions et, au-delà de nos frustrations, à rester moralement “libres”, ou maîtres ■ de nos décisions. Le Courrier de l’algologie (2), no 4, octobre/novembre/décembre 2003 141 Singularité Singularité Références bibliographiques 1. Gagnepain J. Leçons d’introduction à la théorie de la médiation. Louvainla-Neuve : Peeters, Anthropo-logiques 5, 1994. 2. Melzack R, Torgerson WS. On the Language of Pain. Anesthesiology 1971 : 50-9. 3. Melzack R. The Mac Gill Pain Questionnaire : Major Properties and Scoring Methods. Pain 1975 ; 1 : 277-99. 4. Leroy-Gourhan A. Le geste et la parole. 1. Technique et langage. Paris : Albin Michel (Sciences d’aujourd’hui), 1989. 2. La mémoire et les rythmes. Paris : Albin Michel (Sciences d’aujourd’hui), 1988 : 285 p. 5. Gagnepain J. Du vouloir dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines. Tome 1 : Du signe. De l’outil. Paris : Livre et Communication, 1990 ; Bruxelles : De Boeck Université, (coll. “Raisonnances”) 1993. (Première édition Pergamon Press, 1982). 6. Baszanger I. Émergence d’un groupe professionnel et travail de légitimation. 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Le journal se veut organe d’expression autant que de formation et d’information : l’expérience de terrain des uns, la réaction des autres sur une mise au point récente ou sur un sujet d’actualité touchant les divers aspects de la douleur, un complément d’information, une question d’intérêt général... Une place est réservée aux lecteurs dans chaque numéro pour des brèves, des courriers concis. Ils seront publiés dans cette rubrique créée pour celles et ceux qui souhaitent s’exprimer. Cette rubrique ne remplace pas celle des cas cliniques, destinée à la publication de cas difficiles ou Bulletin d’abonnement page 124 142 Le Courrier de l’algologie (2), no 4, octobre/novembre/décembre 2003 particulièrement démonstratifs ou encore d’une iconographie particulière, rubrique qui vous est également ouverte suivant des “Instructions aux auteurs” précises à demander à la rédaction. Les commentaires et les questions ne peuvent qu’enrichir les sujets traités... ■ Éric Viel Rédacteur en chef Adressez vos courriers à : Dr Éric Viel, rédacteur en chef du Courrier de l’algologie, département d’anesthésie et Centre de la douleur, Centre hospitalier universitaire, BP 26, 30029 Nîmes Cedex 9, ou par mail : [email protected].