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Le Courrier de l’algologie (2), no4, octobre/novembre/décembre 2003
Singularité
Singularité
ralysies) ou praxiques (cf. le geste et ses apraxies). Or,
là encore, l’homme introduit, dans l’activité dont il est
capable, une nouvelle distance, ou une nouvelle média-
tion. Ce n’est plus la médiation des mots, mais la mé-
diation des dispositifs techniques. L’homme ne fait pas
que “mouvoir” la partie douloureuse de son organisme,
il agit également sur elle : il la technicise. En d’autres
termes, il la transforme par des substances (les médica-
ments) ou par des gestes techniques (le massage, par
exemple). De même qu’on parle de “nécessaire à cou-
ture”, on pourrait, ici, parler d’“un nécessaire à dou-
leur”. La trousse à médicaments n’est jamais très loin
des patients ; c’est à travers cette trousse que les pa-
tients approchent leurs douleurs. La médiation des tech-
niques et des médicaments, qu’ils soient modernes ou
traditionnels, transforme la douleur en une sorte d’ate-
lier dans lequel les patients se font, à la fois, expéri-
mentateurs et sujets d’expérience. Or, tout médicament
n’est pas nécessairement d’emblée efficace. D’où la né-
cessité d’une démarche empirique dans laquelle les pa-
tients, par ajustements successifs des divers traitements
potentiellement disponibles, tendent vers l’efficacité la
plus grande.
Pour prendre la mesure de cette abstraction technique
dont l’homo faber est capable, les sciences humaines ont
besoin d’une théorie de l’outil3(4, 5). Le propos est
alors analogiquement comparable au précédent. La dou-
leur ainsi traitée ne préexiste pas aux essais effectués par
les patients mais elle en résulte. On peut parler, ici, non
plus de douleur logiquement déduite, mais technique-
ment de douleur produite. Il est donc possible de trans-
former ses patients en “techniciens” actifs, potentielle-
ment capables d’expérimenter les traitements proposés
et de guider empiriquement le médecin vers des pres-
criptions de plus en plus adaptées et efficaces.
Une douleur socialement reconnue
Sur le plan de l’existence, la douleur s’éprouve, natu-
rellement, par une modification de la relation corps/en-
vironnement. Le temps, l’espace et l’environnement sont
les trois dimensions où se “contextualise” la vie du pa-
tient. La douleur est toujours corporellement située. Il
s’agit d’un mal de dos, d’un mal de tête, d’un mal de
hanche, etc. La douleur est “à l’extérieur” ou elle est
“plus profonde, à l’intérieur”. Elle varie selon le sexe (la
migraine est majoritairement féminine, par exemple) et
selon l’âge (l’expression de la douleur d’un enfant, d’un
vieillard n’est pas la même que celle d’un adulte non
âgé). La douleur modifie la manière dont le corps se
situe dans l’environnement : on sait que le climat (temps
d’orage), la température, le bruit, la lumière, les odeurs
influencent somatiquement la douleur. Enfin, les patients
sont spectaculairement capables de distinguer des dou-
leurs familières de douleurs nouvelles, et d’établir, par
cumul des expériences (mémorisation, habituation), un
vécu douloureux plus ou moins consistant.
Mais le temps, chez l’homme, se récapitule et se trans-
forme culturellement en histoire, l’espace en pays dé-
coupés par des frontières qui n’ont plus rien de natu-
relles, et l’environnement en classes sociales. La douleur
est soumise à cette acculturation sociale ; elle n’est pas
seulement incarnée, ou “incorporée”, elle se transforme
culturellement, chez l’homme, en handicaps sociaux,
dont le mode de reconnaissance et de prise en charge
passe par une grille des institutions. On sait que la dou-
leur, avant l’avènement de l’algologie (6) n’était pas
spécifiquement reconnue par les métiers de la santé.
Certaines douleurs sont socialement moins reconnues
que d’autres (c’est le cas de la migraine, par exemple).
La “médicalisation” (7) de la douleur relève de cette di-
mension sociale. Chaque profession (pharmacien, mé-
decin généraliste, neurologue, anesthésiste, algologue,
etc.) élabore des manifestes professionnels, des revues,
des colloques, des sociétés savantes (IASP, IHS), des re-
commandations professionnelles (ANAES), qui visent
à instituer des domaines de compétences séparés et donc
à établir des “consultations” plus ou moins spécialisées,
non réductibles les unes aux autres.
L’histoire transforme l’expérience vécue en événements
récapitulables. Cette histoire et ce capital douleur ne
préexistent pas aux rencontres sociales que les patients
sont amenés à faire. L’entourage familial est certes un
premier lieu de rencontre et de reconnaissance (ou de
méconnaissance), mais les lectures, les émissions de ra-
dio ou de télévision, les conférences, les diverses consul-
tations médicales, les associations de patients sont au-
tant d’occasions de réaménager les acquis que les
malades peuvent avoir sur leurs propres douleurs.
D’où la nécessité d’un modèle sociologique capable de
modéliser cette abstraction sociale dont l’homme est
capable. On sait déjà que la douleur n’échappe pas aux
variations culturelles ; elle intéresse aussi bien l’his-
toire (8), que la géographie humaine (9) ou l’ethnolo-
gie (10, 11). Mais en amont du recensement de ces va-
riations, le sociologue fait l’hypothèse qu’elles relèvent
d’un fonctionnement du corps social, ou, si l’on pré-
fère, d’une “socio-nomie”4des faits pris en compte (12),
c’est-à-dire d’un ordre de faits disposant de ses propres
lois internes (13), non réductibles à d’autres sciences.
La théorie de la médiation propose une théorie de la
personne (5) qui tente de modéliser cette “rationalité”
sociale.
3. Cette théorie spécifique de l’
outil
, en germe dans les travaux de Leroy-
Gourhan
(4)
, se précise et, surtout, se spécifie chez Jean Gagnepain
(5)
.
4. Les gens qui, socialement, n’existent pas sont sans noms, sans “papiers”,
dirait-on sans doute aujourd’hui. Donner un “nom” à la douleur, c’est socia-
lement la faire exister, c’est se l’approprier. Il n’est, par exemple, pas socia-
lement neutre de parler de “mal de dent” ou d’”odontalgie”. Nomme ta dou-
leur et je te dirai qui tu es…