Cahiers du CRHQ n° 4 2013 Mémoire des révoltes
Le livre de Jan De Rouc.
Mémoire collective et révoltes urbaines
aux Pays-Bas méridionaux (XVe-XVIe siècles)
Jelle HAEMERS1
Université de Leuven, Belgique
Résu
En étudiant un texte remarquable, c’est-à-dire un « livre de mémoire » du gantois Jan De Rouc, cet article se
penche sur les caractéristiques particulières de ce qu’on peut nommer « la résistance lettrée » du monde urbain à
la fin du Moyen Âge et au début des Temps Modernes. Ce récit de l’artisan Jan De Rouc, qui décrit le
déroulement des événements de la révolte gantoise de 1477, révèle que les gens de métiers de la plus grande ville
des Pays-Bas méridionaux entretenaient une véritable « mémoire sociale », qui leur donnait des arguments pour
justifier leurs nombreuses voltes, et qui les aida à se forger une identité collective particulière, maintenue de
génération en génération. Ces idées politiques, qui accentuaient l’autonomie corporative des métiers, étaient
alimentées par la tradition d’une écriture et d’une lecture fréquentes des textes. Bref, le texte montre que non
seulement les élites urbaines, mais aussi les classes moyennes des villes des Pays-Bas méridionaux partageaient
des idées concernant l’action politique ; des idées qui ont donné naissance à une mémoire collective et
« révolutionnaire ».
Mots-clés :
révolte –moire collective – histoire urbaine.
Abstract
In late medieval Ghent a remarkable tradition of revolts of craftsmen lasted for more than two centuries.
This article makes clear that the social memory which the craft guilds had developed through time was
responsible for the striking similarity of the numerous uprisings that faced Ghent’s history during the fifteenth
and sixteenth centuries. The commemoration of commotion time, stories about rebel heroes, written accounts of
rituals, ballads of victories, and poems about defeats and other reminders, maintained a remarkable rebellious
1 Je tiens à remercier Alain Hugon et Stéphane Haffemayer pour leur aide dans l’arrangement du texte en
français.
2 Jelle HAEMERS
Cahiers du CRHQ n° 4 2013 Mémoire des révoltes
tradition among the Ghent artisans. Studying a remarkable document (a fragment of the chronicle of Jan De
Rouck), this article argues that the ideological consistency and the ritual coherence of the revolts during almost
three centuries was preserved through the production of written texts. They spread forceful memories about an
idealised past, which highly influenced the maintenance of a collective identity of the craftsmen, and provided
the rebels with arguments used for the justification of their revolts. In short, the analysis of the « book of Jan De
Rouc » demonstrates that the social memory of the Ghent craftsmen explains their characterizing rebellious
tradition.
Keywords :
urban revolt – social memory – craft guilds.
Le livre de Jan De Rouc.moire collective et révoltes urbaines… 3
Cahiers du CRHQ n° 4 2013 Mémoire des révoltes
Une mémoire collective qui est culturelle, communicative et sociale ................................. 4
Le texte, l’auteur et son fils : Jan De Rouc et ses copistes .................................................. 8
La révolte et son récit : les Pays-Bas en 1477 et le « projet » de Jan De Rouc ................. 11
Le texte et son utilité : la tradition révolutionnaire et son écriture .................................... 13
La répression et le rapport des forces : l’empereur Charles V et la confiscation de 1540 . 17
Conclusion ......................................................................................................................... 19
« Retrouver le passé dans le présent ; c’est bien ainsi qu’on peut définir la
mémoire », postulait Maurice Halbwachs2. Dans son œuvre, le grand historien et sociologue
alsacien a prouvé d’une façon convaincante que chacun des différents groupes qui peuplaient
la société médiévale a cultivé sa propre version du passé qui fut transmise de génération en
génération. La mémoire, bien sûr, est individuelle car chaque personne a ses propres
souvenirs des événements qu’il a vécus. Mais, Halbwachs, et nombre de chercheurs après lui,
ont montré que les souvenirs de chaque individu sont influencés et même conditionnés par les
pensées dominantes de la collectivité dans laquelle il ou elle vit. Comme l’a écrit Marc Bloch
dans un compte rendu du livre de son collègue strasbourgeois, tout groupe social tire son
identité collective en même temps des traditions qui constituent la matière propre de la
mémoire collective et des idées ou des conventions, qui résultent de la connaissance du
présent. « La mémoire collective », dit-il, « comme la mémoire individuelle, ne conserve pas
précisément le passé ; elle le retrouve ou le reconstruit sans cesse, en partant du présent. Toute
mémoire est un effort »3. Dans des décennies plus récentes, partout en Europe, les médiévistes
et modernistes ont repris ces pensées, et « découvert » que chaque groupe social a manipulé,
(ré)formé, et restructuré le passé, et il l’a fait collectivement4. C’est-à-dire que ces chercheurs
ont révélé que divers groupes sociaux du monde médiéval et moderne ont sélectionné les faits
historiques et en ont oublié d’autres pour reconstruire leur version du passé. Cette version est
collective, dans le sens de « partagée ». C’est-à-dire que le groupe range les événements
2 M. HALBWACHS, La mémoire collective, Paris, 1950, p. 104 ; voir également, Les cadres sociaux de la
mémoire, Paris, 1923.
3 M. BLOCH, « Mémoire collective, tradition et coutume. À propos d’un livre récent », Revue de synthèse
historique, 40, 1925, p. 77.
4 La littérature est abondante. Les ouvrages les plus importants et récents sont A. ERLL, Kollektives
Gedächtnis und Erinnerungskulturen. Eine Einführung, Weimar, 2005 ; G. CUBITT, History and memory,
Manchester, 2007 ; J. OLICK, V. VINITZKY-SEROUSSI et D. LEVY, The Collective Memory Reader, Oxford, 2011.
4 Jelle HAEMERS
Cahiers du CRHQ n° 4 2013 Mémoire des révoltes
collectivement, il occulte les souvenirs, en manipule quelques-uns et en oublie d’autres, à la
fois consciemment, mais aussi inconsciemment, pour créer « son » passé.
Une mémoire collective qui est culturelle, communicative et sociale...
Bien que ces études aient confirmé les conclusions de Maurice Halbwachs dans les
grandes lignes, elles ont introduit une diversité de points de vue et même de termes pour
étudier la « mémoire collective » dans les recherches historiques. Quelques chercheurs parlent
même d’une certaine « industrie historiographique » dont la terminologie balance entre le
chaos et la diversité, comme a écrit Jeffrey Olick, et qui devient donc difficile à maîtriser5. La
brève introduction théorique de mon étude ne peut donc pas avoir pour but de clarifier ce
chaos ; elle se focalise sur deux pistes de recherches qui ont adapté et complété les écrits de
Maurice Halbwachs, et qui sont fortement utiles pour l’étude de cas que je présente ici. Car, il
est important de mentionner que les recherches historiques sur la mémoire, et la tradition
historiographique qui en résulte, ont produit de nouvelles idées dans deux domaines : dans le
cadre culturel de la « mémoire collective » d’une part, et de son fonctionnement social de
l’autre. En ce qui concerne l’aspect social, il convient de signaler les recherches des
Allemands Jan et Aleida Assmann. Ces deux égyptologues ont différencié la « mémoire
collective » à l’aide des notions de « mémoire communicative » kommunikatives
Gedächtnis ») et de « mémoire culturelle » kulturelles Gedächtnis »). Par l’épithète
« communicative » est désignée la mémoire d’un groupe au quotidien, qui guide et oriente le
groupe et ses membres à l’aide de modèles d’action communs et exemplaires au cours du
temps. Le qualificatif « culturel », par contre, veut évoquer une mémoire longue qui conserve
des lignes directrices collectives et des images identitaires du groupe, et qui garantit leur
actualisation à l’aide des moyens les plus divers6. Ces moyens peuvent être des rituels, des
symboles, des images, mais aussi des « lieux de mémoire », comme l’ont prouvé les études de
Pierre Nora et ses pendants allemands, hollandais et belges7. En somme, la mémoire est
5 K. KLEIN, « On the emergence of memory in historical discourse », Representations, 69, 2000, p. 127. Voir
aussi J. OLICK, « Between chaos and diversity : is social memory studies a field ? », International Journal of
Political and Cultural Sociology, 22, 2009, p. 249-52.
6 J. ASSMANN, Das kulturelle Gedächtnis : Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen
Hochkulturen, Münich, 1992. Voir aussi l’excellente étude de G. MARCHAL, « De la mémoire communicative à
la moire culturelle. Le passé dans les témoignages d’Arezzo et de Sienne (1177-1180) », Annales. Histoire,
Sciences Sociales, 56, 2001, p. 563-589.
7 P. NORA (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, 1984-1992 ; en Allemagne : E. FRANÇOIS et H. SCHULZE (dir.),
Deutsche Erinnerungsorte, Munich, 2003 ; en Hollande : H. WESSELING et al. (dir.), Plaatsen van herinnering,
Le livre de Jan De Rouc.moire collective et révoltes urbaines… 5
Cahiers du CRHQ n° 4 2013 Mémoire des révoltes
présente dans chaque expression de la culture humaine, et il faut que l’historien réalise que le
présent dans lequel il vit, et que tous les récits historiques qu’il lit, sont des créations de la
vision des ancêtres sur le passé, une version de l’histoire qui est, elle aussi, produite et
manipulée.
En Angleterre, les historiens James Fentress et Chris Wickham ont remodifié les
pensées de Halbwachs sur l’aspect du fonctionnement « social » de la mémoire collective
d’une société. Selon eux, la notion de « mémoire collective » ne couvre pas vraiment la
réalité, parce qu’elle tend à considérer l’individu comme un automate qui intérioriserait
passivement la volonté de la collectivité qui l’entoure. Avec Halbwachs, ces chercheurs
n’ignorent pas du tout que les groupes sociaux construisent leurs propres images du passé par
la création d’une vision collective, et non singulière, de l’histoire. Mais, avant tout, en
introduisant le terme « social memory » dans les recherches historiques, ils voulaient
accentuer le rôle important qu’ont joué les structures sociales dans la « production
mémorielle » individuelle et collective de l’histoire8. Le développement d’une mémoire
entretenue par un certain groupe dans la société est donc un processus social et, d’après les
chercheurs cités, son résultat peut être appelé une « mémoire sociale » car cette mémoire est
modifiée constamment par de multiples transformations de la réalité sociale. « La mémoire
nous dit qui nous sommes », écrivent Fentress et Wickham, « elle a une fonction sociale,
c’est-à-dire qu’elle nous inscrit dans notre passé »9. Comme l’homme est un être social, sa
mémoire l’est aussi. Bien que ces pensées soient très précieuses et utiles pour l’étude de cas
que je présente ici et j’y reviendrai l’utilisation de la notion de « mémoire collective »
dans une étude sur le fonctionnement des souvenirs aux XVe et XVIe siècles, reste légitime car
elle est bien établie dans l’historiographie française (qui n’ignore pas non plus le caractère
social de la pratique commémorative). Donc, à la différence de ce que j’ai écrit ailleurs, je
Amsterdam, 2005-2007 ; en Belgique : J. TOLLEBEEK et al. (dir.), België, een parcours van herinnering,
Amsterdam, 2008.
8 J. FENTRESS et C. WICKHAM, Social Memory, Oxford, 1992. Voir aussi J. OLICK et J. ROBBINS, « Social
memory studies : from “collective memoryto the historical sociology of mnemonic practices », Annual Review
of Sociology, 24, 1998, p. 105-140 ; W. KANSTEINER, « Finding meaning in memory : a methodological critique
of collective memory studies », History and Theory, 41, 2002, p. 179-197.
9 « Memory tells us who we are ; it has a social role embedding ourselves in our past » J. FENTRESS et
C. WICKHAM, Social Memory, op. cit., p. 201.
1 / 20 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !