UNIVERSITE PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE V - CONCEPTS ET LANGAGES Laboratoire de recherche : Institut de Recherche en Musicologie THÈSE pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Discipline : Musique et musicologie Présentée et soutenue par : Yasushi UEDA le 16 septembre 2016 Pierre-Joseph-Guillaume Zimmerman (1785-1853) : l’homme, le pédagogue, le musicien Sous la direction de : Monsieur Jean-Pierre BARTOLI, Professeur à l’Université Paris-Sorbonne Madame Laure SCHNAPPER, École des Hautes Études en Sciences Sociales Membre de jury : Madame Brigitte FRANÇOIS-SAPPEY, Professeur honoraire au CNSMDP Monsieur Yvan NOMMICK, Professeur à l’Université Paul-Valéry Montpellier Monsieur Frédéric de LA GRANDVILLE, Université de Reims Champagne-Ardennes 3 Fils d’un facteur de pianos et beau-père de Charles Gounod (1818-1893), Pierre-Joseph-Guillaume Zimmerman (1785-1853) virtuose, pédagogue, compositeur et homme du monde, trouve naturellement sa place au sein d’une pléiade prestigieuse de promoteurs du piano et de la littérature pianistique. Son originalité profonde réside dans la dualité que l’on distingue entre, d’un côté, sa conscience de compositeur académique héritée de Cherubini et, de l’autre, cet esprit novateur que lui inspira la modernisation de la facture instrumentale, dont il suivit et entérina l’évolution. Notre thèse (une monographie divisée en trois grandes parties totalisant neuf chapitres) envisage, par ordre chronologique, les activités nombreuses et variées dans lesquelles le musicien s’illustra aux différentes époques de sa vie. Zimmerman fut en effet professeur de piano au Conservatoire, mais aussi professeur de composition, organisateur de concerts (il tenait salon à Paris), compositeur d’œuvres pianistiques, lyriques et religieuses, cofondateur de l’Association des artistes musiciens. Dans ces multiples sphères de l’art, Zimmerman incarne la création et la nouveauté en tant que chef de file des jeunes pianistes-compositeurs et pédagogues français tels que Charles-Valentin Alkan (1813-1888), Antoine-François Marmontel (1816-1898), Émile Prudent (1817-1863) ou Henri Ravina (1818-1816), César Franck (1822-1890), etc. Par ailleurs, il voulut demeurer un musicien classique, dont la maîtrise est manifeste dans ses morceaux classiques pour piano comme la Sonate1 ou ses deux Concertos2, ses pièces vocales contrapuntiques ainsi que ses deux messes. En outre, en 1821, il fut nommé au poste de professeur de contrepoint et fugue au Conservatoire, mais il préféra y renoncer au profit de la classe d’enseignement du piano. Son double regard, à la fois prospectif et rétrospectif (i. e. porté tant sur la musique du passé que sur la littérature pianistique de son temps) résulte de plusieurs facteurs qui devaient le conduire à adopter une attitude éclectique dans le domaine de l’enseignement autant que dans celui de la composition. Dans le présent argumentaire, nous résumerons les points les plus importants qui contribuèrent à former cette tendance personnelle en nous conformant au plan énoncé dès notre titre : l’homme, le pédagogue, le musicien. L’homme : origine, amitié, sociabilité Démontrés tout au long de sa vie, son respect des modèles musicaux du passé et sa passion pour le courant pianistique neuf ou contemporain ont été déterminés par des circonstances données, ce à chaque période de son existence. Nous citerons en premier lieu les quatre conditions ayant abouti au développement de cette dualité dans sa vie d’homme. La première touche à son origine. Dès son enfance, Zimmerman était destiné à s’élever en suivant l’évolution de la fabrication des pianos : il vit ainsi son père travailler dans son atelier3. Comme son père Pierre-Joseph, son oncle Guillaume était un facteur de pianos : lui aussi originaire de Brühl, il s’était pareillement installé dans la capitale française en suivant ce courant général d’émigration qui poussa nombre d’Allemands vers la France vers le milieu du 1 2 3 Pierre-Joseph-Guillaume ZIMMERMAN, Sonate composée pour le piano op. 5, Paris, Auguste Leduc, 1819 ou 1820, 25 p. Idem., Premier concerto pour le pianoforte arrangé en sextuor, Leipzig, Breitkopf und Härtel, 1823, 28 p. Cotage : 3546. ; Idem., Grand concerto pour le piano-forte, Paris, A la lyre moderne, 1823, 32 p. Cf. Chapitre 1.2. 4 e siècle4. Notre recherche généalogique a mis en lumière les raisons qui inspirèrent à Zimmerman son intérêt pour les techniques nouvelles : celles-ci prennent racine dans son origine familiale, ainsi que dans le contexte qui voit le remplacement progressif du clavecin par le pianoforte au début du XIXe siècle. XVIII La deuxième condition ayant permis la constitution de sa dualité artistique est formée par sa rencontre avec des compositeurs réputés tels que Luigi Cherubini (1760-1842) et Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871). Cherubini, son maître privé pour la composition, lui enseigna l’écriture rigoureuse, surtout celle de la polyphonie palestrinienne. Leur amitié ne se cantonna pas à la sphère maître - disciple : le futur directeur du Conservatoire vint deux fois, en tant que témoin, féliciter Zimmerman pour son mariage en 1815, puis pour son remariage en 18205. Leur lien perdura jusqu’à la fin de la vie de Cherubini qui fournit en 1840 une fugue à Zimmerman pour compléter la deuxième partie de son Encyclopédie du pianiste compositeur6 publiée et adoptée la même année dans les classes de piano du Conservatoire7. Quant à Auber, c’est dans le salon de son père que notre pédagogue se familiarisa, jeune, avec la musique sérieuse comme le Requiem de Mozart8. La fugue de cette œuvre fut transcrite pour piano seul par Zimmerman et intégrée dans l’Encyclopédie. Troisième condition, les liens de sociabilité que Zimmerman tissa dans un lieu artistique dont Paris voit l’émergence puis l’affirmation entre 1820 et 1840 : le quartier dit de la « Nouvelle-Athènes ». Zimmerman s’y établit aux alentours de 1832. Les soirées qu’il organisa avec régularité dans son domicile du square d’Orléans jusqu’en 1845 reflètent le dynamisme artistique de la capitale musicale, laquelle est à même de saisir la « fièvre créatrice » émanant des talents internationaux venus s’y implanter. Devenant à son tour le maître, l’animateur d’un salon, Zimmerman invita divers types musiciens venus des théâtres, du Conservatoire et de son orchestre, ainsi que des pays étrangers : outre les lauréats sortis de sa classe, furent conviés nombre de jeunes virtuoses étrangers du piano comme Frédéric Chopin (1810-1849), Franz Liszt (1811-1886), Sigismond Thalberg (1812-1871), Anton de Kontski (1817-1889), en plus d’instrumentistes réputés (vents et cordes) ; parmi les chanteurs fidèles du salon de Zimmerman mentionnons Pauline Viardot (1821-1910), Roïsa Puget (1810-1889), Gilbert-Louis Duprez (1806-1896). Notre analyse des genres des morceaux exécutés par ces hôtes montre la prédominance des genres virtuoses : fantaisie sur des motifs de l’opéra, études (genre en plein essor alors), variations, tandis que les genres classiques (concerto, sonate, fugue) ne sont pas délaissés pour autant 9. Habitant le « haut lieu du romantisme » 10 , Zimmerman présente la musique sérieuse dans ses soirées tout en promouvant le courant novateur des virtuoses. Après l’interruption des concerts réguliers chez Zimmerman (causée par sa participation 4 Cf. Chapitre 1.1. Cf. Chapitre 2.7. 6 Idem., Encyclopédie du pianiste compositeur, Paris, chez l’auteur, 1840, XIII-51 ; 95 ; 77 p. 7 Cf. Chapitre 6.244. 8 Cf. Chapitre 1.2. 9 Cf. Chapitre 7.4. 10 Cf. Béatrice de ANDIA, « Haut lieu du Romantisme : Action artistique de la ville de Paris », La nouvelle Athènes, Bruno CENTORAME (dir.), Paris, Action artistique de la ville de Paris, 2001, p. 8-29. 5 5 à l’administration de l’Association des artistes musiciens à partir de 1843), c’est précisément cette dernière institution qui fournit le quatrième motif qui l’incite à la promotion de la musique sérieuse en dehors de son salon privé, alors même que la recherche de nouvelles techniques n’est plus sa préoccupation majeure. Considéré toujours comme l’un de ses membres les plus assidus et les plus charitables, il contribua à la publicité pour l’affiliation à l’Association, prit part aux opérations de secours à destination des sociétaires individuels et organisa des événements au profit des Artistes musiciens (loteries et festivals orphéoniques, notamment). Invités à adhérer à l’Association, plusieurs élèves de Zimmerman participèrent aux concerts organisés lors de la loterie en 1846 pour jouer la musique chambre des classiques comme Haydn, Mozart, Beethoven, Spohr et Weber, ainsi que leurs œuvres pianistiques et des morceaux d’ensemble originaux écrits et exécutés par Jules Déjazet (1812-1846), Ch.-V. Alkan et Louis Lacombe (1818-1884)11. La raison pour laquelle l’engagement de Zimmerman en faveur de la rénovation de la musique pianistique semble plus ou moins s’estomper après 1845 peut s’expliquer par deux raisons. En premier lieu, jusqu’à cette époque-là, des pianistes-compositeurs de l’école de Zimmerman normalisent les techniques intégrées dans la méthode12 de leurs maître. En ce sens, l’assimilation des techniques récentes par des pianistes français, qui était bien l’objectif de Zimmerman, fut accomplie. En second lieu, son ambition contrariée de siéger à l’Institut l’obligea à se concentrer sur la composition et l’exécution de ses messes au détriment de la poursuite de l’exploration et du raffinement de la technique pianistique. En observant ces quatre conditions qui définissent sa dualité, nous notons que son esprit à la fois novateur et conservateur provient d’une opposition plus générale entre pratique et théorie. D’un côté, le piano et sa pratique furent propagés dans la « classe bourgeoise » en fonction du progrès industriel sous la monarchie du Juillet. Des innovations mécaniques de l’instrument réalisé par des facteurs de pianos comme Érard, Pleyel ou Pape accélérèrent la recherche de techniques nouvelles dans les genres du concerto ou des études. D’autre côté, dans le contexte pédagogique ambiant, la théorie de l’écriture classique (cf. le contrepoint et fugue en particulier) était encore considérée comme l’idéal de la composition musicale. Fidèle à la fois aux leçons de Cherubini et à l’intérêt professionnel pour le piano qu’il hérita de son père, Zimmerman porte en lui des dispositions et ambitions contradictoires par essence, mais non inconciliables : à savoir l’idéal – statique – de la musique classique et la volonté dynamique de promouvoir son instrument en perpétuelle mutation (facture, écriture). Nous considérons que la réunion de ces deux traits fut la raison d’être de sa mission de pédagogue. Le pédagogue : méthode cosmopolite, éclectisme, école française De quelle manière Zimmerman solutionna-t-il ce problème ? Comme professeur de piano au Conservatoire, il porta la volonté de synthétiser toutes les techniques adoptées qui lui étaient antérieures (et le furent, de fait, à son Encyclopédie). Cette ouverture d’esprit, assez novatrice au Conservatoire dans les années 1820 et 1830, tranchait avec la fonction de 11 12 Cf. Chapitre 8.223 Il s’agit surtout de l’Encyclopédie du pianiste compositeur que nous considérons dans la section suivante. 6 l’établissement qui consistait premièrement à « conserver l’art » 13 . Sous la direction de Cherubini, le Conservatoire voulut défendre l’esthétique classique des morceaux de concours en adoptant des œuvres de style sérieux et traditionnel (sonate, fugue)14. Constatant les innovations de la technique pianistique (qui permettaient aux élèves de rivaliser avec les virtuoses étrangers), et face au conservatisme de l’institution, Zimmerman se donna pour mission de synthétiser ou concilier les tendances opposées en adoptant un autre système que celui établi par Louis Adam, auteur de la méthode officielle de piano 15 à l’usage du Conservatoire parue en 1804 et révisée en 1832. Pour réaliser cet objectif, d’une part, Zimmerman rassembla dans sa méthode les exemples les plus variés possible, inspirés du genre des études récemment composées par les virtuoses français et étrangers16. D’autre part, à travers des textes explicatifs, il conseilla aux élèves de respecter le phrasé et d’analyser le morceau pour comprendre l’esprit de l’auteur17. Ainsi, il voulut légitimer le courant de nouveauté technique en lui appliquant l’art de phraser que l’on devait acquérir pour jouer les morceaux classiques. Pour Zimmerman, l’évolution du mécanisme ne devait guère remettre en cause l’essence même de la musique, dont la mélodie et l’harmonie constituent les aspects principaux, mais représenter un moyen de développer la variété du style d’exécution. Sur cette base, le professeur incita les élèves à respecter la particularité stylistique des compositeurs, soit classique, soit moderne, et l’individualité propre à chaque exécutant. Zimmerman comme pédagogue réunit ainsi l’idéal conservateur de Cherubini et des nouveaux courants pianistiques qu’il voulait introduire dans sa classe et les soirées musicales de son salon au square d’Orléans. La méthode du professeur doit son excellence à la fois à la variété des sources auxquelles il se référa et à son esprit rationnel qui les synthétisa. Ses vastes connaissances semblent provenir de deux facteurs qui correspondent aux deuxième et troisième conditions que nous avons présentées dans la section précédente. Tout d’abord, son érudition en termes de musique du passé lui fut inculquée par Cherubini. Son intérêt pour le style rigoureux fut éveillé par le choix d’œuvres fuguées dans l’Encyclopédie. En second lieu, son intérêt pour la musique de son temps fut aiguisé par ses relations et rencontres avec ses contemporains. Il est vraisemblable que la plupart des partitions de jeunes virtuoses conservées dans sa bibliothèque particulière 18 furent apportées par les auteurs qui fréquentaient ses soirées musicales. Dans le courant philosophique et politique dominant promu par Victor Cousin (1792-1867) sous la monarchie du Juillet19, l’éclectisme dont Zimmerman témoigna dans son enseignement reflète une sociabilité qui fut elle-même le fruit de sa situation topographique, Paris étant la ville cosmopolite par excellence. En ce sens, la variété manifestée dans sa pédagogie fut directement le produit de son existence et de son installation dans le centre 13 14 15 16 17 18 19 Cf. Émile LITTRE, « Conservatoire », op.cit., t. 4, Paris, Hachette, 1874, p. 750. Cf. Chapitre 5.32-5.33. Jean-Louis ADAM, Méthode de piano du Conservatoire, adoptée pour servir à l’enseignement dans cet établissement, Paris, Imprimerie du Conservatoire de Musique, 1804, III-236 p. Cf. Chapitre 6.2. Cf. Chapitre 6.3. Cf . Annexe 5. Cf. La conclusion générale de notre thèse présente. 7 artistique de la Nouvelle-Athènes, sous Louis-Philippe. C’est également dans ces circonstances que ses disciples formèrent une « nouvelle école française » qui domina les milieux pianistiques durant le siècle, lui conférant ainsi le titre de « doyen de l’école moderne »20. Or, tout en se voulant éclectique et cosmopolite dans sa méthode, il est évident que Zimmerman eut l’intention de faire ressortir la contribution de ses élèves français, tels Alkan, Prudent et Ravina dont des études étaient publiées à côté d’une des siennes dans l’Encyclopédie. Son ambition de renouveler l’image de l’« école française » de piano apparaît clairement si nous nous recensons les auteurs des études intégrées dans la Méthode des Méthodes 21 de Fétis et Moscheles, publiée en janvier 1840, un ou deux mois avant l’Encycopédie : un seul Français y figure, Lefroid de Méreaux, parmi les treize compositeurs d’études présents. Nous pouvons donc voir dans l’Encyclopédie de Zimmerman une manifestation ou une preuve de la stratégie politique par laquelle il tentait d’attester le talent de ses élèves aux yeux des pianistes-compositeurs visitant la capitale française. Mais il ne faut pas manquer de remarquer aussi la fonction pédagogique intrinsèque des soirées organisées au square d’Orléans. Les connaissances de ses élèves étaient approfondies non seulement dans la salle de classe du Conservatoire, mais également durant les concerts proposés chez leur maître. En présentant ses disciples dans ses soirées, le pédagogue leur permit de faire la connaissance des musiciens émérites que l’on aurait pu rencontrer dans les bâtiments de la rue du Faubourg-Poissonnière. En observant de près le style des instrumentistes et des chanteurs de premier plan, ils se trouvaient à même de percer les secrets techniques de chaque pianiste ou du style qui leur servait à façonner leur personnalité propre. C’est donc grâce à la sociabilité mondaine du professeur Zimmerman que sa classe put également devenir un vivier de pianistes virtuoses français. En ce sens, le milieu socioculturel dans lequel évoluait le professeur se chargea d’une fonction pédagogique véritable, comme l’écrivit un critique en 1839 : « Les salons de M. Zimmerman pourraient bien être désignés sous le titre de Second Conservatoire de musique. »22 Nous remarquons enfin que ses élèves ne furent pas les seuls à profiter de son salon. Le professeur lui-même bénéficia de ses activités sociales : nous en voulons pour preuve la richesse de sa méthode, perceptible à travers l’étonnante variété des exemples qui l’émaillent. Au travers de ses échanges avec d’autres pianistes, Zimmerman put acquérir des renseignements concernant leurs œuvres récentes ou recueillir des avis relatifs à des techniques particulières. L’Encyclopédie du pianiste compositeur, surtout sa deuxième partie, est donc un reflet non seulement de sa longue expérience de l’enseignement, mais également des relations sociales qu’il établit dans son domicile du square d’Orléans. Le musicien : virtuose du piano, compositeur de la musique sérieuse 20 21 22 Jacques-Léopold HEUGEL, « Semaine musicale » , Le Ménestrel, 19e année, no 8, 25 janv. 1852, p. 3. François-Joseph FETIS et MOSCHELES, Ignaz, Méthode des méthodes de piano, ou Traité de l’art de jouer de cet instrument basé sur l’analyse des meilleurs ouvrages qui ont été faits à ce sujet, Paris, M. Schlesinger, VII-139 p. L. E. [Léon ESCUDIER ?], « Soirée de M. Zimmerman », La France musicale, 2e année, no 13, 14 fév. 1839, p. 95. 8 La carrière de Zimmerman « musicien » présente deux aspects : son activité de pianiste-compositeur et sa qualité de compositeur de musique orchestrale et vocale. La carrière de Zimmerman, celle d’un pianiste virtuose débutant au tournant du XIXe siècle, connaît un tournant dans la première moitié des années 1820. Lorsqu’il choisit d’abandonner le poste de professeur de composition au profit du poste de professeur de piano, Zimmerman (qui n’était alors pas compositeur d’œuvres lyriques) fut en quelque sorte relégué dans des fonctions plus discrètes et, assurément, moins socialement valorisées au sein de la hiérarchie pédagogique23. Son choix le força à renoncer à une carrière de virtuose et diminua le temps qu’il pouvait consacrer à la composition. Parmi ses seize œuvres pour piano solo avec numéro d’opus dont la publication a été attestée24, onze appartiennent d’ailleurs à la période d’avant 1823. Après la publication de ses Vingt-quatre études op. 21 parues en 1831, il s’intéressa de moins en moins à la composition instrumentale. Après 1840, il ne publia jamais de nouveaux morceaux pour piano. Sous cet angle, Zimmerman fut un auteur peu prolifique, étant donné qu’il vécut 68 ans. Néanmoins, ses œuvres pianistiques, et en premier lieu les trois œuvres classiques que nous avons examinées, c’est-à-dire la Sonate op. 5 (parue vers 1819) et les premier et second Concerto (parus tous les deux en 1823), restent des œuvres intéressantes parmi les œuvres françaises de piano publiées pendant une vingtaine d’années du XIXe siècle. Elles prouvent non seulement sa technique supérieure et sa maîtrise de l’écriture académique, mais également ses connaissances en matière de timbres (dont il déploie un vaste éventail par le truchement d’un usage savant et habile des pédales)25. C’est surtout dans le second Concerto que sa sensibilité aux timbres se marie avec l’esthétique romantique. Placé au deuxième mouvement, le style du ranz des vaches, topos littéraire et musical aimé des Romantiques, met en relief une représentation spatio-temporelle liée à la fois à l’image caractéristique ou stéréotypée du paysage suisse ainsi qu’à la notion de l’infini26. L’usage des cadences dans les premier et dernier mouvements reflètent un autre aspect des idéaux du Romantisme. Entre autres, la dernière cadence élaborée réalise la volonté d’ériger l’unité structurelle par le travail thématique et la volonté de laisser libre cours à son imagination en recourant au style non mesuré et à la diversité technique. En d’autres termes, il existe ici une opposition entre « l’imagination débordante et l’exigence de contrôle »27, qui n’est que la caractéristique du genre de la fantaisie dont l’apogée fut incarné par la génération de Beethoven, Schubert et Hummel. Les œuvres classiques de Zimmerman nous ont ainsi fourni des indices utiles pour repérer la place du piano français dans le mouvement romantique au début du XIXe siècle. En second lieu, s’agissant des œuvres musicales qui lui apportèrent une consécration 23 24 25 26 27 Cf. Chapitre 2.5. Malgré cette décision, il n’abandonna pas l’enseignement de composition. On dénombre au total deux mentions honorables, cinq seconds grands prix, deux premiers grands prix remportés sous la direction de Zimmerman. Cf. Annexe 10. Cf. Annexe 6.81. Cf. Chapitre 2.8 pour sa Sonate op. 5, chapitre 3.243 et 3.244 respectivement pour les premier et second concertos. Cf. Chapitre 3.244. Jean-Pierre BARTOLI, et Jeanne ROUDET, L’essor du romantisme : la fantaisie pour clavier. De Carl Philipp Emanuel Bach à Franz Liszt, Paris, Vrin, impr. 2013, 387 p. 342. 9 certaine en dehors du piano, pouvons-nous estimer que Zimmerman a « réussi » en tant que compositeur ? Il a écrit trois opéras, au moins une symphonie, ainsi que deux messes et d’autres morceaux d’ensemble vocaux et instrumentaux28. Sa carrière de compositeur lyrique s’est achevée en 1830, mais celle de symphoniste ne fut jamais véritablement établie. Depuis la fin des années 1820, sa motivation de créateur tenait non seulement au désir d’égaler le talent de compositeurs tels qu’Auber et Onslow, mais aussi à la fierté qu’il éprouvait en tant que successeur de Cherubini. Malgré ses efforts après le décès de son mentor en 1842, il ne parvint jamais à être élu membre de l’Académie des Beaux-arts, ainsi qu’il l’avait espéré. Or, bien qu’elles soient tombées dans l’oubli, ses compositions de grande envergure comme la Messe à quatre voix et surtout le Requiem héroïque29 peuvent être regardées comme les fruits les plus intéressants de la vie musicale parisienne du milieu du XIXe siècle, où l’espace ecclésial devint un des hauts lieux de concerts publics au travers des fêtes musicales organisées lors d’occasions telles que les cérémonies données pendant les Semaines saintes de Saint-Gervais, durant le mois de Marie ou le jour de la Sainte-Cécile30. La première messe de Zimmerman, expressément écrite pour le jour la Sainte-Cécile, peut être considérée comme l’exemple remarquable qui précède une série de messes musicales organisées par l’Association des artistes musiciens. L’analyse de l’œuvre nous a prouvé son éclectisme stylistique et la liberté d’écriture qu’il adopta dans la section fuguée, dont d’Ortigue souligna le « caractère doux et tendre » 31 . Tout en mettant relief l’image « féminine » ou « non-sévère » de la sainte patronne, le compositeur y montre sa maîtrise dans le développement des motifs. Dans son Requiem héroïque, Zimmerman semble s’engager dans une voie analogue en recourant à l’éclectisme et la liberté d’écriture accordée à la fugue dans l’ « Offertoire », tout en introduisant une tendance historiciste qui ressort de son emploi du contrepoint rigoureux ou palestrinien, qui n’est que le reflet d’un intérêt pour la musique vocale passée dont le répertoire fut présenté lors de concerts historiques donnés, des années 1820 jusque au 1840, par Alexandre-Etienne Choron (1771-1834), François-Joseph Fétis (1784-1871) ou le prince de La Moskowa (1803-1857). Or, l’historicisme de Zimmermane se fonde pas sur la volonté de reconstituer le passé, mais sur le désir d’enrichir la variété expressive de l’œuvre, comme nous l’avons observé dans le « Dies irae », écrit alla palestrina, dans lequel le compositeur note plusieurs indications d’expression. Quant à son intérêt pour la modalité, autre élément caractéristique de l’historicisme musical, Zimmerman ne cite qu’un plain-chant en l’accompagnant dans le contexte de l’harmonie tonale et du falsobordone. Bien qu’il n’ose raffiner l’expressivité comme Berlioz qui juxtapose plusieurs procédés d’harmonisation (tonale/modale) dans L’Enfance du Christ 32 , le Requiem de Zimmerman reste un des exemples intéressants qui démontre l’historicisme comme source 28 29 30 31 32 Cf. Annexe 6 « Liste des œuvres de Zimmerman ». Cf. Chapitre 8.3. Cf. Fanny GRIBENSKI, L’église comme lieu de concert : pratiques musicales et usages de l’espace ecclésial dans les paroisses parisiennes (1830-1905), thèse de doctorat, Rémy Campos et Patrice Veit (dir.), École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2015, chapitres 1-3. Joseph D’ORTIGUE, « Messe de M. Zimmerman », La France musicale, 8e année, no 49, 7 déc. 1845, p. 386. Cf. Jean-Pierre BARTOLI, « Historicisme, éclectisme et modalité dans L’Enfance du Christ d’Hector Berlioz », Musurgia, vol. 8, no 3/4, 2001, 7-31 p. 10 d’inspiration dans l’expressivité de la musique religieuse sous la monarchie du Juillet. Sous cette optique, malgré son insuccès social en tant que compositeur d’œuvres lyriques ou religieuses, les messes de Zimmerman méritent d’être justement replacées dans l’histoire de la musique religieuse du XIXe siècle en France. La période post-Cherubini (1842-1853) correspond à une démocratisation progressive de la pratique musicale. Les concerts chez Zimmerman dans les années 1830 et la première moitié des années 1840 réunissaient des artistes de la haute bourgeoisie, symbole du régime de Louis-Philippe dont la politique favorisait cette classe sociale. Or, c’est également sous son règne qu’apparut le mouvement de l’Orphéon qui contribuait à l’enseignement choral d’hommes amateurs. C’est donc au début de l’apogée de ce courant que Zimmerman entra dans une nouvelle sphère d’activités en dehors du quartier de la Chaussée-d’Antin, en participant aux fêtes musicales populaires organisées dans des villes régionales comme compositeur ou comme membre de jury. Nous ne devons pas oublier non plus qu’il composait et diffusait la musique chorale destinée aux amateurs en tant que cofondateur de l’Association des artistes musiciens depuis 184633. Nous concluron par cette question. De quelle façon notre thèse contribue-t-elle à l’étude de la musique française et sa pédagogie du XIXe siècle ? Dans l’histoire de la musique occidentale qui s’appuie sur les évolutions stylistiques suscitées par de grands maîtres, on a tendance à sous-estimer l’enseignement institutionnel de la musique en lui attribuant un caractère conservateur en opposition à la notion de « génie », essentiellement représentée par la figure de Beethoven. Or, la complexité de l’enseignement instrumental serait inexplicable si on ne considérait celui-ci que dans le cadre d’une simple opposition entre conservatisme et mouvements novateurs, comme nous l’avons démontré à travers les neuf chapitres en soulignant la dualité, plutôt, qui distingue la personnalité de Zimmerman. C’est la coexistence et l’interaction continues entre ces deux pôles, entre ces deux tendances qui ont façonné une certaine évolution pédagogique dans le cadre de l’enseignement pianistique au Conservatoire national de musique. Notre étude nous a ainsi permis de justifier de façon approfondie, l’image d’« une “école française” en permanente évolution »34, notion liée à la pédagogie du Conservatoire. Gardien de la tradition cherubinienne comme compositeur, et ardent promoteur de la nouveauté en tant que professeur de piano, Zimmerman réunit en lui-même la conscience d’être à la fois le chef de file des jeunes virtuoses français et un musicien classique né au crépuscule de l’Ancien régime. Représentant à sa façon une part du courant éclectique, il fournit l’un des exemples les plus intéressants d’artiste original, quoique profondément attaché aux modèles du passé. 33 34 Son premier morceau orphéonique intitulé Chœur de villageois à cinq voix fut publié dans : Orphéon : répertoire de musique vocale sans accompagnement […], t. 7, Paris, Perrotin, 1846, p. 145-158. Cf. Annexe 6.5. Laetitia CHASSAIN, « Le Conservatoire et la notion d’ “école française” », Le Conservatoire de Paris : deux cents ans de pédagogie, 1795-1995, Paris, Buchet-Chastel, p. 23.