DU BRUIT A L’IMAGE Renaud Jaillette DNSEP 2012 Option art, domaine communication, mention intermédias I. LE DÉCHET SONORE 1) Première approche d’une musique « bruyante ». 2) Hardcore metal : amalgames et similitudes avec d’autres genres musicaux. 3) La sensibilité des musiques extrêmes à travers leur épuration et leur réinterprétation. 4) Une contestation à la page. II. MAO ET ACCÈS 1) La pratique adéquate d’une musique assistée par ordinateur. 2) Les aspects critiquables de l’accès à la composition musicale grâce à la MAO. 3) Un révélateur d’identités sonores. III. LE SON ET L’IMAGE 1) Analyse de la musique comme amorce à la création visuelle. 2) La vidéo au service du partage de la musique. 3) Les apports d’un paysage cinématographique. Introduction Qui n’a pas été stimulé par l’écoute d’une musique ? Quel créateur n’a pas trouvé l’inspiration à travers des sons édifiant un univers, une sensation, une pensée. Qu’on s’intéresse de près ou de loin à la musique, tout le monde y a été confronté et chacun a su, un jour ou l’autre, s’identifier à une mélodie ou être touché par un élément sonore ; qu’il apparaisse dans un film, dans notre environnement ou tout simplement dans une composition musicale. Mais en se basant sur l’ouïe pour retranscrire un visuel et en structurant le travail plastique à partir d’une émotion auditive, il est important de contourner le stéréotype issu d’une écoute passive qui consiste à se mettre dans une ambiance grâce à la musique et à trouver le bien-être propice à une exaltation sans profondeur. En s’intéressant l’histoire et en prenant conscience des engagements d’un genre musical hors-circuit, on en arrive très vite à ressentir des émotions détachées d’un simple plaisir de l’oreille et qui proviennent d’une prise de conscience sur les conventions établies, sur l’écoute considérée comme « agréable ». En établissant les liens entre le hardcore metal et la noise music, on est, à la base, déjà loin de sonorités accommodantes et d’une approche classique de la musique. La saturation, l’agressivité et la violence sonore deviennent une source d’émotions insaisissables et attrayantes. Elles sont le reflet direct des conséquences et des phases les plus critiquables d’un monde industrialisé et commercialisé. L’étude de ces sons, de ces cultures souterraines trop souvent analysées au premier degré et mises à l’écart de notions musicales dont elles sont partie intégrante sans vraiment le savoir, permet d’aborder le travail sonore de manière plus réfléchie et rigoureuse. S’ajoute à cela les étapes nécessaires au processus de création, qui passeront par l’expérimentation de différents médiums, une culture artistique, une recherche plastique et dont l’intérêt sera de les exposer, les mélanger et les comparer à cette passion pour les sons contraignants, irritants et refoulés, mais dont la subtilité et la sensibilité ne sont, à mes yeux, plus à prouver. Cependant, et à travers différents domaines, c’est ce que j’essaierai de justifier de manière plus ou moins directe dans cet ouvrage. 05 Throbbing Gristle 06 I. LE DÉCHET SONORE 1) Première approche d’une musique « bruyante ». En se basant sur différents points de vue, le déchet sonore peut être perçu comme le bruit parasite, désagréable et qui s’intègre difficilement dans une harmonie de plusieurs sons. Même s’il provient de l’environnement et non d’un instrument, il n’est pas non plus le chant d’un oiseau, le sifflement d’une brise, le son d’une respiration, les bruits domestiques ou urbains, et bien d’autres éléments ne provenant pas de l’action d’un musicien mais qui ont contribué à affirmer que tout son était musique. Il reste à mes yeux un champ de sonorités qui rebute et réduit indéniablement le nombre d’expérimentateurs. Des fréquences qui sont les déchets sonores que je souhaite définir ici. Des sons se rapprochant plus de l’erreur, du bruit trop agressif et irritant qui ne peut être lui même parasité par d’autres puisqu’il est en lui-même le plus imposant des parasites. Il ne rappelle pas les sons du quotidien qui peuvent être assemblés ou appréciés afin d’expérimenter et d’approcher différemment la musique, mais se veut totalement neutre, destructeur, abrasif, frénétique, et utilisant la saturation de manière excessive. L’illustration symbolique de ce déchet sonore est le bruit blanc, composé de toutes les fréquences, chacune ayant la même énergie. L’exemple type du bruit blanc serait le souffle d’un téléviseur déréglé. Mais il en existe une multitude de variantes. Et le plus puissant des murs de bruit blanc, le plus hostile et intangible, reste prêt à être modulé et sculpté. De ce fait, il s’intègre pleinement dans un champ musical. Dans la noise music, Il se pose comme la limite, l’extrémité, le son infranchissable. Cependant, beaucoup d’artistes ont travaillé à partir de ce dernier. * Le groupe anglais Whitehouse, ayant souvent recours à ces murs de saturation se présente au début des années 80 comme l’instigateur du genre, donnant naissance à ce qu’on appellera le power electronics. Bien que la formation Throbbing Gristle, pionnier de la musique industrielle, ait déjà utilisé le bruit blanc dans ses premiers albums, Whitehouse se montre extrêmement violent dans cette démarche, approchant un certain nihilisme sonore. L’instrumentalisation de chansons comme « Why You Never Became a Dancer » reste un exemple de provocation par sa brutalité fainéante: une texture sonore électrifiée et saturée, voire inaudible, et répétée durant toute la composition. Ce genre de sons est aussi très utilisé par des artistes Japonais comme Merzbow, Masonna ou Hanatarash, fondateurs du genre harsh noise que l’on peut aussi qualifier de japanoise. Ces groupes s’opposent à certaines notions de la musique en évitant toutes constructions rythmiques et mélodiques, présentes par exemple dans la pop, et se contentent d’expérimenter ces textures agressives avec, pour certains, des prestations scéniques assez agitées. Hanatarash connut l’interdiction de se produire dans les salles depuis l’utilisation d’objets dangereux sur scène, comme un Bulldozer, ou encore quelques blessures infligées à leur public. Mais pour en 08 revenir à cette notion de déchet sonore, et en particulier à ces nappes dérivées du bruit blanc, Merzbow l’aurait expérimenté plus souvent que les autres, ces derniers plus proches de la performance et de la musique bruitiste, et il se présente aussi comme un artiste très prolifique connaissant aujourd’hui une assez grande notoriété. Les nappes distordues de Merzbow sont arrivées à mes oreilles, comme pour beaucoup, grâce à une de ses nombreuses collaborations. Il s’agit ici du split CD « Switching Rethorics » avec le groupe Suisse : Shora. Cette formation que je citerai à plusieurs reprises en raison de sa grande influence sur mon travail de composition, présente à cette époque une musique très intense et dont les chansons sont accompagnées des interludes de l’artiste japonais. Mais ces dernières ne sont pas forcément des pistes a part entière que l’on apprécie pour leur musicalité. Elles accompagnent le travail des suisses et amènent une ambiance, renforce le parti pris du projet. Le harsh noise de Merzbow illustre les intentions et l’intérêt pour Shora d’aborder la saturation, le bruit, l’intensité en usant de sonorités provenant du hardcore métal. La musique de Shora n’est pas électronique, c’est une formation instrumentale classique : guitares, basse, batterie, chant. Mais ils renouvellent un genre descendant du hardcore métal à travers quelque chose de beaucoup plus frénétique et laissant place à une interprétation torturée et vraiment passionnée. On est loin du son distordu mais finalement très propre, des prouesses techniques et des structures logiques de beaucoup de groupes de metal. Shora fait parti des sous genres du hardcore metal. Et cette collaboration avec Merzbow, dans sa musique mais aussi dans son concept, est pour moi une œuvre sonore, bien plus qu’un simple album. Il se présente comme une référence principale car il est en quelque sorte la métaphore d’une approche personnelle: Merzbow, à travers une musique expérimentale et conceptuelle, représente l’engagement, l’identité, et Shora la mise en œuvre, le sensoriel. Ma musique n’est pas industrielle ou électronique, elle s’inspire de ces derniers, des sous-genres hardcore (post-hardcore, screamo…etc), qui sont des styles plus expressifs. Le harsh noise, neutre, dense et minimal accompagne cela en arrière plan, illustrant une approche particulière de la musique, une manière d’écouter, de penser et de créer. * Le mur de bruit blanc est le symbole, le son omniprésent, comme un maître mot qui base et structure mon univers musical parti d’une autre culture. J’écoute et apprécie moins le harsh noise, le power electronics que le post-hardcore ou le screamo. Mais la notion de noise, de bruit désagréable est ancrée dans le travail de manière permanente, et la musique industrielle expérimente bien plus cette notion de déchet sonore. Il m’intéresse de développer cela à travers, par exemple, le son d’une guitare, qui est le premier instrument par lequel je passe pour composer. Une guitare saturée et sale, irritant beaucoup d’oreilles, allant 09 jusqu’à brouiller les accords, cacher certaines notes et transformer la mélodie de base. Lorsque j’ajoute une piste rythmique, une voix et autres artifices, j’applique souvent une distorsion sur l’ensemble qui va couvrir, voire « gâcher » certaines harmonies pour en faire apparaître d’autres. J’encrasse ma musique pour lui ouvrir de nouvelles portes et ressentir les émotions à travers des sonorités qui ne s’y prêtent pas habituellement. Les expériences des groupes de harsh noise pour la plupart n’émeuvent pas mais il est intéressant d’appliquer cette approche sans concession et totalement électrifiée sur les instruments pratiqués. Merzbow ou Whitehouse, exposent le déchet sonore, ils nous l’infligent de manière frontale et l’intérêt est de se servir de cet univers de manière indirecte. C’est-à-dire d’offrir à une mélodie l’aspect étouffant et compressé d’un bruit blanc. En agressant les harmonies de base, même les plus convenues, on explore de sonorités hors circuit, on découvre des sensations inattendues, des alternatives. On en vient à l’évidence que le processus part d’une expérimentation du son et ne se base plus sur la simple recherche de mélodies. De ce fait, le lien avec la musique industrielle m’a parut évident et au fil des années, la culture metal a disparu du rendu final pour ne servir que de base à la composition et laisser place ensuite aux influences de la noise music à travers le travail de post-production, la modulation des sons et la mutation d’un genre. Merzbow 10 Hanatarash 11 2) Hardcore metal : amalgames et similitudes avec d’autres genres musicaux. La musique expérimentée dans mon travail part donc de la culture du hardcore metal et surtout d’une branche qui a donné naissance à certains sousgenres. Les frontières entre ces derniers et la musique industrielle sont bien plus minces que celles qui les séparent du metal. Tout cela reste dans le domaine des musiques extrêmes mais l’amalgame est rapidement fait avec le trash metal, le death metal, le black metal et bien d’autres qui n’ont en fait que le dispositif instrumental, certaines sonorités et structures en commun avec le genre musical évoqué ici. Mais il me paraît important de citer quelques exemples de groupes afin de définir plus précisément leurs rapports et similitudes avec la musique industrielle et en particulier la noise music. En restant dans cet éloge du déchet sonore et en considérant que pour certaines oreilles, une composition utilisant les sons les plus irritants qui soient (guitare saturée à l’extrême, chant hurlé…etc.), n’est pas considérée comme de la musique mais comme du bruit, je pense que beaucoup de dérivés du metal ne font pas partie de cette branche reliée à la noise music. * Il ne s’agit pas de critiquer ces genres mais bien de redéfinir certains de leurs aspects afin de ne pas faire de fausses comparaisons. Par exemple le death metal présente un son très propre qui, même s’il dégage beaucoup de violence, n’est en aucun cas parasité par cette notion de déchet. Les guitares distordues, conservent quelque chose de lisse, un son qui ne déborde pas, et sont parfaitement synchronisées avec la rythmique. Les revers du médiator sur les cordes concordent très souvent avec les à-coups de la double grosse caisse. On assiste donc à quelque chose de très structuré et saccadé mais qui, à mes yeux, ferme les portes à certaines expérimentations au détriment du respect des règles qui construisent le style. On ne peut évidement pas généraliser car comme partout, il existe une multitude de groupes et certains ont sûrement abordé la chose différemment. Mais contrairement au punk rock, ces groupes sont souvent axés sur la prouesse technique et dans ce cas, ils n’acceptent pas la qualité d’une erreur, le son révélé par le hasard. Il est assez rare d’entendre dans le death ou le black metal un larsen de guitare, la respiration du chanteur reprenant son souffle entre deux cris ou le grésillement d’une enceinte dû à un trop plein de saturation. Tout est souvent nettoyé, compressé et appliqué de manière très sage pour avoir le « gros son ». Beaucoup s’insurgeront en entendant le terme « sage » au sujet de leur musique. Si l’on écoute le chant du death metal, c’est une voix hurlée et transformée, mais finalement assez convenue. Une voix très grave se voulant monstrueuse et diabolique. Au niveau des cordes vocales c’est une prouesse respectable, mais elle peut manquer de spontanéité et de véracité en restant uniquement dans l’imitation de ce « cri de monstre ». Cependant tout cela 12 s’intègre dans un style qui demande cela, à travers l’éloge du démon et autres thèmes mortifères qui sont amenés parfois avec un certain recul, un second degré. Mais ce n’est pas forcément ce qui m’intéresse ici, car je ne souhaite pas embellir et donner une valeur à la musique extrême en utilisant les procédés des styles auxquels elle s’oppose en général : la propreté et la qualité du son, la place accordée à la technique des musiciens, les mélodies qui, même si elles évoquent une certaines obscurité, peuvent rester assez conventionnelles. De plus, le transfert est parfois trop simpliste et appliqué au premier degré lorsque l’on écoute du death mélodique qui reprend des harmonies émotives mais reste dans un son metal. Ces assemblages de notes assez traditionnels et grandiloquents prennent presque une dimension ringarde lorsqu’ils sont appliqués sur ces codes sonores, sans retenue, ne cherchant pas forcément l’émotion à travers une musicalité et de nouvelles dissonances. On pourrait parler d’un simple mélange, comme certains l’ont fait avec le rap et le metal. Par exemple, les groupes comme Korn, vantant cette fusion l’aurait pratiqué de manière moins subtile que la formation Rage Against The Machine. Ces derniers ont conservé l’identité du hip hop à travers le style et l’engagement politique des textes de Zack de La Rocha, et ont exploité les sonorités métal en les transformant et en explorant d’autres possibilités. Les expériences de leur guitariste Tom Morello restent un exemple en la matière. Bien que le groupe Korn soit très innovateur, leur mélange rap/metal revendiqué par beaucoup (en particulier les médias), ne se résume qu’à l’intégration dans les couplets d’un chant saccadé sur une musique qui conserve tous les aspects du style de base qu’est le metal. De plus, les paroles « rappées » ne sont pas forcément contestataires et traitent plus du viol, de la torture mentale à travers l’introspection permanente du chanteur Jonathan Davis. Un mélange, une influence, un rapport entre les genres musicaux peut être perçu de manière plus subtile. Et le lien entre noise music et hardcore metal ne s’établit pas de la même façon. Rage Against The Machine 13 Le groupe de grindcore Pig Destroyer a eu une place très importante dans mes influences. Ce n’est pourtant qu’aujourd’hui qu’apparaissent des similitudes évidentes avec certaines notions de la musique industrielle, qu’elles résident dans les compositions en elles-mêmes ou dans les idées et les engagements qui en découlent. Ce groupe, dans lequel on retrouve d’ailleurs quelques influences du death, affiche déjà une conscience socio-politique dans le nom de la formation. « Pig destroyer » est un dérivé de « cop destroyer » (destructeur de policier). Leur son se démarque des autres par l’absence de basse, ce qui enlève une certaine rondeur et ne laisse qu’un lien entre une batterie et une guitare très énervées. On assiste à une agressivité presque machinale et détachée du concept de musiciens accordés tous ensemble. Ces deux instruments sont libérés de certaines contraintes grâce à cette idée de duo hyper violent et présentent un grindcore exercé avec une telle intensité que l’on se retrouve parfois face à des nappes saturées, des murs de son. On se rapproche donc de la noise, et le tout est accompagné d’une voix qui n’a aucune envie d’imiter quoi que soit mais dont on se demande si elle ne provient pas d’une machine détraquée. Le chant de Pig Destroyer rappelle les ordres aboyés de Whitehouse ou les énervements de Genesis P-Orridge, chanteur des Throbbing Gristle. En effet, la voix du chanteur J.R. Hayes n’hésite pas à abuser des effets. Pour certains passages il est possible qu’il l’ait enregistré une dizaine de fois pour en arriver à des cris au son totalement hybride et robotique. Il est donc plaisant de voir des musiciens explorer ce genre en sortant des codes du milieu, car Pig destroyer reste avant tout un groupe aux influences très metal. Mais il n’y a pas de solo de guitare, pas de riffs d’une grande complexité car l’intérêt de ces derniers est de conserver une identité sans avoir peur d’une approche parfois minimale. On pourra aussi citer la formation Converge pour ses expériences, dans l’ensemble moins proche de l’industriel mais dans lesquelles le chanteur Jacob Bannon exécute un chant avant-gardiste et assez osé pour le style. Ce groupe, aujourd’hui incontournable dans le hardcore metal ainsi que dans le champ des musiques extrêmes, a parfois connu au niveau de la voix de simples aboiements (qui en réalité étaient des paroles). Les prestations de Jacob Bannon sont aussi assez impressionnantes et peuvent clairement être assimilées aux expériences vocales de Hanatarash, lorsqu’un des membres se présente seul avec un micro, hurle et enfonce ce dernier dans sa bouche pour produire les sons les plus improbables. Genesis P-Orridge pratique d’ailleurs ce geste lors de ces concerts. Jacob Bannon expérimente donc le son de la voix et ne se soucie plus de la compréhension des paroles et encore moins de la mélodie, bien qu’il pratique parfois des chants clairs, faux et très nonchalants, mais d’une grande beauté. Cependant on reste ici dans ce rapport plus sonore que musical et cela cohabite avec les approches de la noise music. * 14 Dans ces sous-genres du hardcore metal, on trouve ces chanteurs qui torturent leurs cordes vocales en cherchant les déchets qu’elles peuvent rejeter et apportent une nouvelle dimension à la notion de « chant ». Un chant utilisé comme un instrument, homogène au reste. « Un homme qui crie dans un micro n’est pas un chanteur ». Pour beaucoup, ces vocalistes sont souvent le symbole d’inutilité car ils ne présentent pas de mélodies et l’on ne distingue pas leurs paroles. Cette inutilité renforce la notion de déchet sonore. Mais sur une phrase hurlée d’un passage que l’on apprécie particulièrement, quel amateur du genre n’a pas aimé découvrir les paroles dans un second temps, en lisant le livret de l’album? Geste redoublant la force et l’émotion de ce moment musical lorsque l’on prend connaissance du texte et des idées de l’interprète sur sa musique. La lecture est cette deuxième approche afin de tout savoir de la composition et la savourer jusqu’au bout. Le style demande cela, et c’est une manière d’éviter la passivité face à son écoute, ce genre de musiques extrêmes s’adresse le plus souvent à un public de passionnés. Et malgré le caractère effronté de la chose, savoir apprécier un chant hurlé, relève plus d’une ouverture face à la musique que d’un renfermement. J.R. Hayes (Pig Destroyer) Jacob Bannon (Converge) Genesis P-Orridge (Throbbing Gristle) Hanatarash 15 Apprécier le feedback d’une guitare, plus connu sous le nom de larsen, relève aussi d’une ouverture et d’une approche particulière de la musique. Ce dernier symbolise aussi très clairement le son désagréable ; il est persistant et très aigü. Comme le bruit blanc, il est un déchet et surtout, il se rapproche plus du son produit par la machine, du dysfonctionnement. Car un feedback est une rétroaction, c’est l’effet produit d’un son qui se répercute sur l’amplification qui lui a donné naissance. Il s’agira ici de s’intéresser aux musiciens qui l’ont vraiment expérimenté et intégré pleinement dans le champ des sonorités qui construisent leur travail. Lou Reed serait le premier à effectuer ce traitement du feedback avec son album « Metal Machine Music ». L’ex Velvet Underground nous présente en 1975 des compositions abyssales ou s’alternent et se superposent différents types de larsens. Il n’y a pas de rythme et l’on se retrouve une fois de plus face à une texture sonore que le musicien module. * Dans cette approche différente et totalement assumée du larsen, on peut noter que des groupes de screamo, noisecore, post-hardcore, et autres sousgenres du hardcore metal, dont j’aimerais vous faire partager les qualités, s’en sont servi afin de défier les règles et les données de base de ce style musical. Jerome’s Dream, groupe de screamo américain, utilise le feedback en l’appliquant directement sur les passages d’une composition. C’est-à-dire qu’ils le laisseront résonner sur plusieurs mesures pendant que les autres instruments continuent leur chemin. On peut y déceler une certaine envie de provoquer car le larsen apparaît parfois lorsqu’un riff est en plein élan, comme si une guitare s’arrêtait soudainement de jouer. Le fait de mettre en pause un instrument nous démontre une envie de transgresser le genre. D’un point de vue personnel et analytique, cet acte de Jerome’s Dream transparait comme l’envie de mettre fin à une certaine facilité: l’impact des instruments d’une formation metal (guitares saturées, batterie puissante…). Ici ils nous présentent de manière insolente et surprenante le simple son du larsen, une sorte de retour aux sources à travers une violation de l’harmonie entre les musiciens. Il y a une erreur, un bug. Un élément s’est arrêté, le guitariste a brutalement mis fin à son alliance avec les autres, il s’est mis à l’écart de l’équipe pour nous faire apprécier le son pur et transperçant d’un larsen. Jerome’s Dream est un groupe très intéressant à ce niveau car il possède aussi la particularité d’avoir une voix hurlée sans micro. C’est le bassiste qui chante tout haut ces paroles en jouant, ce qui ressemble franchement à des cris d’aliéné. Mais ici ces hurlements sont parfois succincts et au son très rond. C’est-à-dire que le chanteur en question utilise pleinement sa voix et ne la transforme pas, il ne fait pas ronronner sa gorge, n’irrite pas le son des cordes vocales à travers certaines vibrations. De ce fait il va aussi à l’encontre du hurlement classique présent dans le hardcore metal. Ces mots exclamés ne sont pas vraiment imposants et surtout, ils sont dénués de virilité. On pourrait le comparer à un fou qui hurle mais de manière innocente 16 et que l’on entend au loin. Cet effet est inhabituel, et au delà d’un aspect risible, il peut conduire à de fortes émotions s’il on accepte pleinement la démarche. Il y a une certaine mélancolie dans ce mélange, et l’on peut y retrouver quelque chose de très profond, voire pur. Une notion bordélique et furieuse de la pureté. Et de par leur son, leurs expériences instrumentales et vocales, ils présentent une musique imprégnée de ces déchets sonores et aux similitudes évidentes avec la noise music. Comme Pig destroyer, ils en sont arrivés parfois à ne faire entendre qu’un mur de son uniforme dû à l’intensité des instruments et du jeu des musiciens; les bruits blancs de la musique industrielle faits à la main. Jerome’s Dream 17 3) La sensibilité des musiques extrêmes à travers leur épuration et leur réinterprétation. Dans ce rapport à la musique, plus axé sur le son que sur une mélodie, il est important d’en arriver à un certain minimalisme. C’est-à-dire que la recherche purement sonore ne se traduit pas que dans un travail d’effet et de post-production mais aussi à travers la composition du morceau. Les dissonances entre certaines notes d’un accord de guitare conduisent plus à cette traduction d’un son plutôt qu’à la recherche d’une homogénéité et d’une complexité harmonique. La dissonance ne présentant pas une adéquation de notes « correctes » et validée par certaines conventions, on est poussé à l’analyser avec autre chose que les critères mélodiques. Et cette autre chose est justement la dimension purement sonore. * Pour cela il est important de passer par un désapprentissage en abordant la composition de manière plus épurée. A travers les influences d’une musique chaotique, le manche de guitare connait des assemblages de notes alambiqués qui demandent une certaine technique afin de renverser les accords habituels et destructurer la rythmique. En s’inspirant de groupes comme, Converge, Botch, The Dillinger Escape Plan, Daughters, et d’autres qui révèlent une musicalité assez sombre mais très énergique (on peut parler ici de mathcore), on découvre des dissonances particulières à ce style et qui ouvrent beaucoup de portes. Le metal est une musique qui démontre un fort potentiel, qui s’est affirmé avec ces futurs groupes qui ont désobéi à certaines de ses règles mais qui en assument, malgré tout, la parenté. Et l’on remarque parfois cette volonté d’épuration. Epurer ne signifie pas forcément simplifier, mais se séparer de certains conventions. Lorsque Jacob Bannon (Converge) aboie, il se sépare des codes définissant le hurlement d’un chant hardcore metal. Une musique abrasive influencée, entre autres, par des concepts bruitistes, amène à une pensée et un traitement minimalisés. C’est-à-dire qu’un riff de guitare peut être construit seulement de deux accords dissonants (voire un seul) et rappelle la répétition et la frénésie du déchet sonore de la musique industrielle. On en revient à la notion de bruit blanc omniprésente qui nous rappelle l’intérêt de se servir autrement de son instrument, d’aborder la mélodie en échappant à un impact technique et ludique et en apprenant à apprécier, par exemple, un assemblage de deux notes répétées sur la longueur qui provoque l’émotion par sa durée et par la qualité de ce simple assemblage. Grâce à ce désapprentissage, on préfère passer plusieurs heures sur la recherche d’un seul accord jusqu’à ce qu’on arrive à la sonorité souhaitée plutôt que de consacrer ce même temps à l’élaboration d’une multitude de riffs enchainés tous aussi complexes les uns que les autres. Dans le travail de composition, c’est une mise à plat, un apaisement, une évolution. Les artistes de harsh noise procèdent selon moi à travers cette évolution de la 18 musique simplifiée et épurée. Chez eux c’est le traitement d’une texture électrifiée qu’ils sculptent. Et cela peut se comparer à cette mise à plat et cet apaisement car ils approchent le son en tant que plasticiens. Ils sont détachés de toutes notions rythmiques et mélodiques et veulent nous faire partager cette autre manière de composer et d’écouter. A partir de leur influence sur mon travail, je souhaite répéter avec entêtement mon accord de guitare et le sculpter avec les allers-retours du médiator sur les cordes qui ralentissent ou s’intensifient. Cet accord reste construit de dissonances découvertes avec l’étude des riffs des groupes cités ci-dessus, mais son traitement n’a plus rien à voir avec le style de base et veut explorer les aspects d’autres genres. Pour moi c’est une façon d’établir un mélange des influences de manière plus discrète. * J’en reviens donc à ces mélanges des genres musicaux, trop souvent traités de manière grossière, pour vous parler maintenant d’un groupe de hip hop américain nommé Dälek. Les instrumentalisations de ce dernier sont très proches de ce travail de sculpture. Le compositeur The Oktopus, bien que DJ de hip hop, reste très influencé par le noise rock et se sert des bribes, de déchets récupérés dans les sons d’instruments distordus et les ralentit à l’extrême (pitch). Ce qui nous laisse face à des nappes très lourdes et sombres. Il immobilise le déchet sonore et le module. A cela s’ajoutent les couplets du rappeur Dälek et une rythmique qui, elle, reste dans le champ du hip hop. Les expérimentations du groupe sont multiples mais on ne peut s’empêcher de faire la comparaison avec certaines sonorités du power electronics ou du harsh noise mais surtout, on remarque une forte ressemblance avec les expériences de Lou Reed dans son album « Metal Machine Music ». Le hip hop de Dälek est très apprécié par les artistes rock et noise, et on leur connaît la réputation d’être très ouverts et d’avoir collaboré et participé aux mêmes évènements que des groupes comme The Dillinger Escape Plan, venant d’une culture totalement différente à celle du hip hop. Et malgré le son massif et assez bruyant de la formation, les modulations de The Oktopus nous laisse devant les hurlements profonds de machines gigantesques, qui transcendent et peuvent émouvoir les enfants d’une génération éduquée aux côtés d’une industrie qui est partout, qui a forgé nos oreilles. * L’impossibilité d’être ému par un chant hurlé, une couche de sons distordus et autres éléments ennemis d’une musique aux normes, est donc mise à l’écart. Dans un parcours personnel, les sous-genres du hardcore metal sont le commencement d’une nouvelle éducation de l’oreille, de la pensée et de la création. L’écoute et la composition sont aujourd’hui imprégnées des émotions dégagées par ces groupes référents. Il est évident que ces derniers dégagent à travers la violence 19 de leur musique, une grande sensibilité. Shora montre, dans une orchestration extrêmement saturée et irritante mais à la fois glissante et aérée, une intensité qui révèle des dissonances atypiques du fait qu’elles soient purgées par une structure rythmique tellement chargée et démembrée mais qui conserve, malgré tout, le binaire, l’avancée du morceau. Avec Shora, on assiste parfois à une musique totalement abyssale. C’est aussi le cas de Jerome’s Dream qui dégage une mélancolie hors normes si l’on accepte les déboires du chanteur, les larsens insistants et leur qualité d’enregistrement très mauvaise, mais qui développe de ce fait de très beaux sons-fantômes. Converge, groupe phare et représentant l’alternative d’un hardcore aux influences plus punks, en arrive parfois à des moments très calmes teintés d’une musicalité assez rock voire blues, mais qui garderont volontairement un certain déséquilibre accompagné d’une voix claire mais fausse et nonchalante. Comme si le démon dans sa course aux hurlements et à la saccade faisait une pause pour s’essayer, encore tout tremblant, à la musique de chambre. Cela donne naissance à des passages plus doux, ébranlés et traités de manière vacillante et touchante. Quant à Pig Destroyer, on parlera d’une destruction des codes d’une musique metal qu’ils ont violement automatisé avec ce son coupant sans basse et presque industriel, ainsi qu’avec ce chant surpuissant et martial qui donne une nouvelle vision du chanteur criard et torturé. Un chant qui n’est plus plaintif ou monstrueux, qui est juste l’émotion assourdissante d’une rébellion qui assume son appartenance à un monde industrialisé, électrifié et nucléarisé. Dälek 20 4) Une contestation à la page. En exploitant ces déchets sonores provenant du son des machines et en y intégrant parfois des visuels choquants et déconcertants, Thobbing Gristle ou Whitehouse nous présentent les aspects les plus lugubres et négatifs de la race humaine à travers une musique industrielle qui se veut contestataire d’un monde contemporain. Une contestation pessimiste que l’on retrouve aussi dans l’évolution du hardcore metal. Le punk rock se rebellait contre la commercialisation de la musique et on pourrait considérer qu’aujourd’hui, le post-hardcore, le noisecore et les autres font de même contre la commercialisation du monde. Les artistes et les amateurs de ces genres musicaux présentent une musique et des mentalités nihilistes axées sur des propos sans espoir. * A partir d’un jugement personnel et d’une analyse sociale partant de ma propre expérience en tant qu’étudiant, je peux remarquer chez beaucoup un attrait pour les musiques « rétros » et de ce fait, leurs idéaux, leurs engagements, leur codes vestimentaires. On pourrait parler aussi d’une tendance lo-fi que l’on retrouve dans un style rock garage et des groupes d’aujourd’hui qui se servent du même son. Un son qui assume sa mauvaise qualité d’enregistrement. Cependant, même si le concept est d’obtenir quelque chose de sale, d’assumer et de revendiquer des sonorités encrassées, nous ne sommes pas dans l’optique de déchet sonore que je souhaite développer ici. Si l’on écoute les Black Keys ou les White Stripes, on reste dans des mélodies déjà entendues et acceptées par beaucoup d’oreilles. L’innovation ne réside pas toujours dans une recherche des sonorités de notre époque et de leur réappropriation pour critiquer une face de la société. Contester en suivant l’évolution de notre monde, en l’intégrant pour mieux le faire imploser. C’est pour cela que les groupes de musique industrielle ont beaucoup plus d’impact à mes yeux que ceux de rock. Aujourd’hui, dans l’univers d’un rock « rétro », c’est la réappropriation d’une révolte passée qui n’avait pas encore établit de liens entre la musique et les déchets sonores de notre environnement actuel, consommateur et bruyant. Je n’ai pas porté assez d’intérêt aux genres qui ont instigué le rock lo-fi (rock garage des années 60) mais je n’adhère pas vraiment à cette rébellion en vogue qui recopie le combat d’une génération antérieure, et dont le système marchand en a bien compris l’efficacité et, aujourd’hui, l’inoffensivité. C’est peut être une sûreté de s’intéresser aux sonorités « désagréables » des musiques extrêmes. Cependant nous ne sommes pas à l’abri d’une noise music consommable puisque tout ce qui s’est vendu aux oreilles des jeunes d’aujourd’hui partait d’un genre qui se voulait nouveau et révolté. On produit en masse et on achète du rap, du metal, du rock, de l’electro en rayon de supermarché. Tout peut être récupéré à partir du moment où le public grossit et se fait de plus en plus entendre. Le public de certaines musiques extrêmes 21 n’est donc pas très bruyant et en vérité, il ne souhaite pas forcément proliférer et se complait dans sa minorité. Il serait même inquiétant que de plus en plus de gens adhèrent au pessimisme de groupes comme Pig Destroyer ou Kickback qui ne se montrent pas très favorables à la survie de l’espèce humaine. Le manque de recul de certains et les mauvaises interprétations s’amplifieraient. Alors n’hésitons pas à rejeter la popularité et le succès jusqu’à éjecter certains de nos congénères des salles de concerts pour éviter une mauvaise propagation. Comme le dit si bien Jello Biafra des Dead Kennedys dans la chanson « Nazi punks fuck off » : You ain’t hardcore ‘coz you spike your hair, when a jock still lives inside your head ( Tu n’est pas hardcore parceque tu coiffes tes cheveux en piques, alors qu’un sportif vit encore dans ta tête). Une certaine branche du hardcore metal reste sous terre et attend sa fin parmi les autres sans forcément vouloir répandre ses revendications de manière massive et rapide puisqu’elle critique un monde qui veut en faire beaucoup trop et très vite. Les dissonances de Converge ne sont pas encore vendues avec nos Ipod et certains pensent toujours que l’on est plus en sécurité sous la musique dansante et joyeuse des boîtes de nuit que dans la noirceur et le vacarme d’un concert de musiques extrêmes. La tension et la violence me paraissent beaucoup plus présentes dans les clubs mais ceci reste un avis personnel. * La violence musicale est un exutoire et ici, n’est en aucun cas pratiquée par des personnes incitant à la haine. Comme beaucoup d’artistes qui dépassent certaines limites du supportable, c’est bien sûr pour critiquer et dénoncer l’existence dans le monde réel de ce qu’ils nous présentent de manière métaphorique, caricaturée ou réaliste. La noise music est une rébellion en accord avec son temps et échappe à la contestation au premier degré d’une musique douce et calme incitant au pacifisme. Le pessimisme et l’obscurité de certains groupes est une mise à plat et une réappropriation des phases les plus décevantes de l’humanité. La machine, synonyme de progrès, de vitesse et de confort est utilisée par les artistes de harsh noise de manière à nous montrer ses mauvais côtés, ses débordements et sa capacité à produire les sons les plus stridents et agressifs jamais entendus auparavant. Comme l’évoque Luigi Russolo dans son manifeste « L’art des bruits », la nature est à la base « silencieuse » ; et depuis l’apparition des différentes forme de sons, produits avec des instruments, des sons de l’environnement ou des machines, l’abrasion de certains est passée, aujourd’hui, bien au delà des limites de l’audible. D’autre part, et dans une approche peut être plus indirecte de la machine puisqu’elle transparaît avant tout dans le travail de montage, je citerais le travail de Granular Synthesis pour son projet « Modell 5 ». Ce dernier présente quatre écrans ou se trouve les portraits identiques d’une femme (Akemi Takeya, performeuse et chorégraphe) au traits asiatiques et dont les mouvements sont limités à de micro saccades répétées sur la longueur. C’est donc, comme le nom 22 de la formation l’indique, une synthèse granulaire ; qui consiste à découper une donnée en petites données. Le son subit donc le même traitement que l’image et l’on se retrouve en face d’une musique noise alternant de longues nappes d’une beauté et d’une profondeur inhabituelles avec des parcelles de cris répétées jusqu’à l’insupportable. Il n’y a peut être pas une critique apparente mais nous sommes clairement dans une utilisation du digital ne présentant pas ses aspects les plus rassurants. En partant d’une image pouvant être esthétiquement agréable (le visage d’Akemi Takeya sur fond blanc), la frénésie de ces « bugs » nous met devant l’impersonnalité agitée et presque chaotique dont est capable la machine. « Modell 5 » est une expérience mais aussi une oeuvre qui n’est pas dépourvue d’une dimension négative de par sa violence et son extrémisme. Visionnez l’œuvre dans son intégralité peut s’avérer difficile. * Il s’agit pour Granular Synthesis, ainsi que pour les artistes de musique industrielle et les sous-genres du hardcore metal, de se servir de la machine et de ses aspects surchargés et saturés (dans le bon sens). C’est à dire de créer une musique, une œuvre, pour critiquer la fonction de base liée à l’industrialisation et la production. C’est une rébellion ancrée dans son époque qui se trouve parfois plus subtile que d’autres, qui n’envisage que la contradiction sans détour en vantant, par exemple, la douceur des instruments acoustiques pour dire « non » à un monde électronique. On assiste chez certains, notamment dans le reggae, la pop et le rock, (je précise bien: « chez certains ») à quelque chose d’assez consensuel dans la musique et les paroles n’ont ici rien à voir avec l’effronterie des groupes de noise music ou de hardcore metal qui, à travers la surenchère de violence et de noirceur, proposent une célébration cynique du déclin de ce monde. On notera d’ailleurs que beaucoup de groupes de musique industrielle était formés par des intellectuels ou des artistes performers. A la différence du musicien engagé de base, on assistera peut être ici à une réflexion plus poussée teintée de provocation et de subversion. Ces artistes, n’étant donc pas à la base musiciens, abordent la musique différemment et cela rejoint deux points évoqués auparavant: Une approche plus sonore que mélodique du fait de ne pas savoir jouer d’instrument, et un certain minimalisme, acquis personnellement par un désapprentissage, mais qui a été apporté à la base par ces non-musiciens. 23 Modell 5, Granular Synthesis, 1994. 24 II. MAO ET ACCÈS 1) La pratique adéquate d’une musique assistée par ordinateur. Les expérimentations sonores et l’attrait pour de nouvelles sonorités, étrangères au rendu classique d’une formation guitare/basse/batterie, me sont arrivés grâce à la pratique d’une musique assistée par ordinateur (MAO). C’est donc après avoir fait partie de plusieurs groupes de hardcore metal en tant que guitariste ou batteur, qu’il fût nécessaire de prendre du recul sur ce parcours et sur ce qu’il m’a apporté en me séparant de mes acolytes pour composer seul. Le travail plastique pratiqué en école d’art étant en relation étroite avec la musique, ce fût une manière de découvrir une identité sonore qui n’était pas perturbée par les efforts et le temps nécessaires à la cohésion des membres d’un groupe. La MAO apparaît donc comme indispensable pour faire naître ce « one-man band » et elle offre à travers tout le progrès de l’informatique une infinité de possibilités pour la construction d’un morceau et permet d’intéressantes alternatives sur nos harmonies les plus fidèles. * Une guitare va se transformer en piano sur une batterie qui semble être jouée sous l’eau. De plus, la MAO permet aujourd’hui un accès rapide aux techniques d’enregistrement. On peut donc superposer un grand nombre de pistes et, par exemple, faire entendre une dizaine de guitares jouées ensembles. Dans ce cas, un riff aux allures plutôt rock pourrait adopter la puissance d’un dispositif plus orchestral. Un accord, constitué d’une note par corde jouées en même temps, peut s’armer d’une dimension totalement nouvelle si l’on enregistre chaque note de cet accord séparément. En lecture, le riff est dénaturé par cette défragmentation de la pratique de l’instrument. Une fois de plus on en revient à ce travail sur le son en lui même et la MAO, si l’on s’en sert de cette manière, pousse fortement à ce genre de démarche. Cependant, avec une panoplie de logiciels à disposition, il est tout à fait possible aujourd’hui de se passer d’un groupe réel. Mais il me paraît moins intéressant d’imiter un enregistrement classique en se servant de banque de son capable de reproduire les instruments et de se contenter d’un rendu qui n’expérimente pas forcément les réels intérêts de cette musique liée à l’ordinateur, mais qui se contentent de simuler plusieurs musiciens jouant ensemble. Certains se complairont à décalquer les gimmicks d’une chanson pop, rock ou metal sans essayer de dépasser les limites de leur genre musical grâce à l’outil informatique qui, pourtant, peut amener à des mélanges surprenants. Les utilisations « adéquates » de la MAO sont nombreuses mais je citerais avant tout des artistes comme Aphex Twin et Venetian Snares qui, grâce cette dernière, symbolisent une sorte d’insolence face aux conventions mélodiques et rythmiques. Aphex Twin est connu pour sa polyvalence et son ouverture face à la machine. Il est d’ailleurs difficile de le classer dans un genre particulier des musiques électroniques. Venetian Snares, quant à lui, est clairement un des 26 pionniers du breakcore. Les deux sont reconnaissables par leur destructuration des parties rythmiques qui donnent à entendre des batteries bordéliques, complexes et surréalistes. A travers leur utilisation fréquente du glitch on peut évoquer aussi cette notion de synthèse granulaire. Un coup de caisse claire va être fragmenté pour récupérer une micro donnée de ce son qui va être répétée et donnera la sensation d’un bug sonore (ce qui peut définir le glitch). D’une manière évidente, puisque ces deux musiciens ne travaillent qu’à partir de samples, on remarque donc un mélange des genres. Des centaines d’échantillons provenant de diverses références sont réutilisés et assemblés. On notera la composition « Windowlicker » d’Aphex Twin qui démontre un grand talent lorsque l’on entend ces voix modulées qui semblent être à la base des échantillons de films érotiques ou pornographiques, des soupirs et gémissements qui se changent en une étonnante chorale. L’album « Rossz Csillag Alatt Született » de Venetian Snares procède aussi à partir d’un mélange puisqu’il allie la démence de ses rythmiques à des samples d’instruments à cordes classiques (violons, contrebasses, etc). Ce projet est d’ailleurs considéré comme le plus abouti de l’artiste. Ces musiciens ont donc une forte influence sur mon travail sonore lorsqu’il est ingéré par l’ordinateur. Et j’évoquerais une fois de plus les liens entre hardcore metal et musique industrielle qui ne sont pas arrivés par hasard dans mes recherches puisqu’il s’agissait, en passant par la MAO, d’intégrer cette culture aux sonorités metal à la noise produite par les machines. Cependant avec des artistes comme Aphex Twin, nous sommes plus dans l’electro que la noise music mais il sont une référence en matière de musique protocolaire. Et cette notion de protocole reste indispensable dans la MAO (par exemple pour constituer une rythmique en MIDI1). De plus, ce dernier conserve quand même quelques liens avec des groupes cités auparavant: The dillinger Escape Plan ont repris, en compagnie de Mike Patton, la chanson « Come to Daddy » d’Aphex Twin. Venetian Snares et son utilisation du glitch me rappelle cette notion de déchet sonore. Sa musique est bien plus énervée et moins accessible que celle de son « grand frère », beaucoup plus populaire (grâce, entre autres, aux interventions du vidéaste Chris Cunningham). Les rythmiques de Venetian Snares sont clairement des poubelles remplies d’àcoups qui se vident dans nos oreilles. Le tout n’est bien sûr pas déplaisant mais il est sûr que ce dernier s’ancre plus facilement dans le champ des musique extrêmes. Il est l’Aphex Twin d’un monde plus souterrain. Ces deux musiciens restent parmi les exemples d’une utilisation de la MAO et d’une musique produite par les machines qui ne se contente pas du confort que ces dernières peuvent apporter mais qui envisage et affronte leur complexité. Car aujourd’hui, nombreuses sont les personnes assistées d’un ordinateur capables de produire une musique de « bonne qualité ». 1 MIDI : Musical Instrumental Digital Interface. 27 Aphex Twin Venetian Snares 28 2) Les aspects critiquables de l’accès à la composition musicale grâce à la MAO. En tant que jeune musicien ayant grandi autour des instruments, je rencontre aujourd’hui, dans un cadre beaucoup plus citadin, une certaine population ayant un large accès à la création musicale. Par le biais d’internet ou de diverses manifestations culturelles, on découvre énormément de jeunes gens « compositeurs » qui n’ont pas eu forcément un environnement et un apprentissage musical permanent mais qui s’intéressent à cela grâce à cet accès. Internet permet la découverte d’un large panel d’artistes et les logiciels donnent la possibilité de s’y essayer à son tour. Pour beaucoup, le rendu est souvent très « propre », c’està-dire que la qualité du son, l’impact des harmonies, ne font pas tâches au milieu de ceux déjà reconnus pour leur musique. Cela n’est-il pas un leurre, une facilité, donnant naissance à une surcharge de production de « musiciens du dimanche » qui attraient et épatent un public qui n’a pas encore accès à la MAO et qui n’a pas encore pris conscience que cet outil peut faire de n’importe qui un musicien expérimenté sur le tas. Il est par exemple possible avec un logiciel de reproduire une ligne complexe de piano préparée pendant des heures devant un écran d’ordinateur qui sera au final digne d’un virtuose ; puis de la présenter telle quelle aux oreilles d’un entourage époustouflé. Mais cela ne se rapprocherait pas plus d’une action plus protocolaire et mathématique (pour ne pas dire calculée) que spontanée ? Le musicien en question va regrouper, déplacer, assembler les pixels jusqu’à obtenir l’imitation respectable d’un pianiste. Sa base rythmique prendra toute son ampleur lorsqu’il aura trouvé la bonne acoustique de sa batterie à travers la multitude de données offertes par les banques de sons. Et il pourra à son tour vanter les mérites de sa copie conforme d’un Radiohead local, un Amon Tobin pour intimes, un NTM de centre ville ou un Slayer pour repas de famille. Le propos est bien sûr caricaturé mais justifié car il illustre à mes yeux les conséquences de cette société de l’accès dont je fais clairement partie. C’est pour cela qu’il me parût nécessaire d’utiliser la MAO en exploitant ses défauts, ses résidus. Assumer pleinement l’aspect synthétique et impersonnel de la chose passe par l’emploi des sons plus désagréables ou d’une simple surcharge d’instruments donnant au tout l’aspect irréalisable et exagéré d’une composition passée sous une panoplie de plugins et une superposition de pistes. * Les murs de son de Merzbow ou Whitehouse apparaitraient dans ce contexte comme la parodie de ce monde musical digitalement accessible. En exposant la pire des sonorités dont est capable la machine, ils dévoilent la face cachée de cet outil si attrayant. C’est une manière de mettre les gens face à une vision totalement différente de ce qu’ils connaissent de la MAO, une fois de 29 plus sans la renier catégoriquement mais en exploitant sa brutalité, son « état de nature ». Un état incontrôlable et bruyant qui dénonce à travers le traitement du son l’envie permanente de l’être humain à tout vouloir contrôler et son attrait pour la technique et le « bien fait ». Ce que j’entends dans la musique de Merzbow c’est « Beaucoup de bruit et pas de rythme, voilà ce qu’est la MAO dans une perception contraire à celle qui a été instaurée à la base. Apprenez à l’apprécier car c’est sa véritable nature ». Une passion pour la machine qui le pousse à ne pas la corrompre par une approche mélodique et rythmée. Car le rythme pourrait aussi symboliser ce contrôle de l’homme. Si l’on suit les propos de Jacques Siron dans son livre « La partition intérieure », le rythme se situe partout dans la nature à travers les cycles. Le cycle des saisons, du jour et de la nuit ou même des menstruations. Ces derniers sont donc subits et réinterprétés par l’homme et proviennent tous du fonctionnement de la nature et non de celui d’une machine qui, elle, se définit plus par une linéarité qui progresse que par une ces répétitions parfaites et immuables. En ce sens, on pourrait dire que le compositeur cherche à retranscrire la perfection de la nature dans cette création d’un rythme à travers la machine. On parlera aussi du rythme qui a toujours évoqué la marche et l’avancée de l’homme. Le harsh noise bouleverse cela en recherchant l’essence même de la machine à travers la machine. C’est une approche sans concession mais qui n’est surtout pas violente ou irréfléchie comme pourrait le suggérer le résultat sonore. Tout comme les groupes de hardcore metal cités auparavant, la critique s’établit à travers l’utilisation du sujet critiqué en question : la violence et la négativité de la race humaine. Ce sont des genres musicaux « défectueux » allant à l’encontre d’un monde qui se veut à la pointe, qui recherche sans cesse la perfection et le progrès. Ne serait-il pas une façon d’évoluer que d’apprendre à apprécier une sorte de régression sonore, un état brut et insolent ? Car on nous donne à entendre en permanence des sons évoquant la maitrise, le propre et le positif. * Si l’on parle de musique bruitiste, je citerais par exemple les vidéos qui depuis peu, pullulent sur internet consistant à assembler des sons du quotidien pour aboutir à une construction rythmique, voire mélodique (cependant toujours très agréable et maîtrisée). On aura vu, entre autres dans les publicités, des personnes rentrant dans une maison et accumulant les claquements de portes, le bruit des objets ménagers et d’autres éléments capables de produire un son afin d’en arriver à une orchestration. On assistera aussi à beaucoup de travaux consistant à la superposition de fragments vidéo mettant en scène les éléments de l’environnement urbain (véhicules, machines, moteurs…etc.) afin d’en arriver à la simulation d’un rythme construit par des bruits. Cette multitude de vidéos reste en lien avec la MAO puisqu’il s’agit d’un montage visuel et sonore qui s’effectue le plus souvent grâce à l’aide de l’outil informatique. Et si l’on prend le temps de le faire, c’est une chose qui reste accessible et à la portée de tous aujourd’hui ; 30 d’où la prolifération de ce genre de vidéo sur la toile. De plus, l’infinité de samples offerts par les logiciels permettent aussi de pratiquer sans sortir de chez soi ce genre de compositions bruitistes. Tout cela reste bien sûr ludique et ne manque pas de créativité et l’on peut évidemment s’arrêter de manière plus sérieuse sur beaucoup de musiciens bruitistes. Mais dans cet accès des années 2000, on pourrait évoquer la popularisation un peu tardive d’une mise en œuvre des propos1 de Luigi Russolo datant de 1913 dans son manifeste « L’Art des bruits ». Cependant, en incitant à se détacher de la familiarité et des possibilités limitées des instruments d’orchestre et découvrir de nouvelles dissonances à travers les sonsbruits de la ville et de la technologie, le manifeste de Russolo reste le déclencheur d’une nouvelle approche des sonorités pour le XXe siècle, mais il se situe dans une pensée futuriste qui vante à l’époque le dynamisme, le progrès, la vitesse, et les machines. De la part d’une génération qui amorce le XXIe siècle et qui donne à « entendre » l’importante profusion de jeunes compositeurs, est-il toujours d’actualité de persister dans une élaboration des bruits environnants de cette manière aussi tangible et concrète ? * Grâce à cet accès qui permet à chacun d’intégrer assez facilement les notions de rythme et de mélodie sur ce qui nous entoure, il serait peut être plus adroit de contourner ces dernières (voire de s’en débarrasser) pour mettre à jour notre révolte de compositeurs du dimanche face à un système qui commercialise la musique qu’on aime tant. N’y aurait-il pas une sorte de fainéantise ambiante dans cet amas de créations sonores domestiques reprenant les bases bruitistes ou les rébellions ancestrales de divers genres musicaux tout en conservant, dans une sorte d’insouciance, la qualité et la propreté alléchante des sons proposés par nos ordinateurs et logiciels dernier cri ? C’est à travers ces questions qu’un travail personnel et une culture musicale s’oriente systématiquement avec le temps vers les déchets et les résidus de cet accès à la composition, cette facilité à produire de l’agréable et de l’impact musicale. 1 Russolo conseille aux musiciens d’utiliser l’univers sonore de notre environnement et de «conquérir la variété infinie des sons-bruits» . 31 3) Un révélateur d’identités sonores. Cet accès à travers la MAO, et dont on peut établir la critique concernant un certain point de vue, présente évidemment de très bons côtés. A travers la multiplication de compositeurs et d’expérimentateurs, on assiste à de nombreuses révélations d’identités musicales. Car aujourd’hui, il y a en parallèle de cet accès à la création, un accès aux rendus. Les moyens de communications comme internet nous permettent de trouver et d’être facilement au courant de nouveaux talents. La MAO permet à chacun de s’enregistrer et de retranscrire ce qu’il est à travers, s’il en a fait le choix, la musique. Car même si elle se décèle plus ou moins facilement chez certains, on ne peut échapper à la singularité d’un regard et d’une interprétation même si elle transparaît à travers l’universalité d’un genre musical et de sa pratique. Il est donc donné à tous le moyen de faire partager son propre univers et on peut voir émerger des caractères hybrides et inhabituels provenant d’autres milieux que celui du musicien équipé. Les accès de la MAO permettent, par exemple, d’éviter l’achat d’instruments, la nécessité de jouer en groupe, et tout l’apprentissage associé à cela. On en revient donc à cette forme de désapprentissage mais qui ici n’a pas lieu. C’est-à-dire que le musicien d’antan se voit obligé de passer par une optique matérialiste qui peut corrompre sa créativité en demandant plus de temps et d’arrêts sur la pratique. Ici, n’importe quel caractère peut expérimenter des sons à partir de sa machine et intégrer rapidement une personnalité sonore plutôt étrangère et nouvelle à beaucoup d’univers musicaux. * Grâce à des plateformes sur internet comme Myspace, on découvre énormément de jeunes artistes musiciens dont la qualité du travail n’est plus à remettre en question. Ceux-ci sont les conséquences de cet accès à la création sonore qui n’est plus réservé à une élite possédant les instruments et les moyens de s’enregistrer en studio. Cette multitude de musiciens présents sur ce genre de plateformes amène à élargir sa propre culture musicale d’une manière bien précise. Aujourd’hui, nombreuses sont les personnes à s’intéresser à un genre et à en connaitre un large panel de compositeurs, pourtant méconnus du grand public, grâce aux découvertes via internet. La personne ne venant pas d’une école d’art, de musique, ou autres institutions permettant, à travers un cursus ou de simples rencontres, la découverte de musiciens hors circuit, pourra dès lors acquérir une certaine connaissance de ce qui construit et fait évoluer aujourd’hui le style musical qui l’intéresse. Ici, on ne pourra donc plus parler d’une culture underground mais bien des simples conséquences d’un foisonnement et d’une surcharge d’artistes très présents sur la toile. On pourrait même évoquer une sorte de bouillonnement, d’ébullition dus à cet accès, car la culture sonore de l’intéressé va s’amplifier très rapidement, ce qui pourrait le pousser à créer en voyant ses semblables 32 exceller aussi facilement. Il pourra à son tour être acteur de cette culture, cette communauté musicale. C’est une sorte de cercle, qui est loin d’être vicieux mais dont l’envergure ne cesse de s’accroître et peut arriver à un excès, une population de créateurs dans laquelle il est de plus en plus difficile de percevoir le caractère inédit de chacun. * Cependant, et dans un parcours personnel, j’ai rencontré des personnes, dont le travail était avant tout celui de plasticiens, qui s’essayaient à la musique et nous donnait à entendre une retranscription d’un univers qui, de loin, ne paraissait pas dépendre d’une technique, d’une expérience ou d’un vécu de musicien talentueux. Untel, illustrateur à l’univers absurde, satirique et coloré, établissant une critique socio-politique à travers des situations surréalistes et des personnages allant du petit rongeur aux mutant de série B, expérimentera à ses heures perdues un projet electro qu’il qualifiera de « musique pour ascenseur d’OVNI ». Un autre, dont le travail est avant tout celui d’un photographe qui expérimente volontairement l’amateurisme des images afin d’en révéler une poésie brute et instinctive, donnera naissance à un rock lo-fi d’une beauté lunaire, maladroite et impulsive. Et malgré l’absence totale d’un parcours musical ancré, leur son est armé avant tout de leur forte personnalité, mais aussi d’un impact et d’une très bonne qualité d’enregistrement, largement comparable à celle de musiciens reconnus et considérés comme professionnels. Cet accès permet d’apprendre seul les bases et la superposition de sons, de comprendre vite des notions qui éloigneront le travail du carcan amateur. D’une certaine façon, nous sommes dans la continuité de ces groupes cités auparavant, formés d’artistes, d’intellectuels, et non de musiciens. Ces découvertes et ces rencontres m’ont permis de me détacher d’un passé qui était, en revanche, purement musical et sur lequel n’interféraient pas encore une culture et un travail plastique. Mais sans cela, la retranscription d’émotions n’est que sonore et ne s’inspire pas d’un univers étranger, de l’intérêt pour d’autres médiums, mais reste le calque des références musicales, des groupes appréciés. C’est un passé de musicien qu’il ne faut pas renier et qui s’avère très utile aujourd’hui mais qui, à un moment donné, a réclamé plus de profondeur, de sens et d’exploration. En quelque sorte, c’est après certains acquis que la route se divise en deux voies et propose ces deux choix : Celui de continuer à perfectionner sa pratique, son habilité, et rester dans un champ plus technique qui permet beaucoup de choses et ne freine pas autant la force créatrice, mais dont l’impact reste peut être trop en surface avec pour seul objectif la virtuosité, la complexité et, inévitablement, la complaisance et le surfait. L’autre chemin nous offre donc les notions évoquées auparavant : le désapprentissage, la prise de recul et la mise à plat des connaissances et des acquis à travers l’épuration, l’expérimentation et l’ouverture. 33 L’école d’art et tout ce qu’elle nous apprend nous permet, entre autre, de prendre conscience du grain de poussière que nous sommes aujourd’hui dans un monde qui se construit avec de nouveaux talents et qui est presque saturé par ces virtuoses ; la descendance insouciante et brillante des génies qui ont forgé l’art et, pour ce qui nous intéresse ici, la musique. Il m’a donc parût plus intéressant d’emprunter cette deuxième voie où la culture et la théorie permettent l’élaboration d’une identité, l’envie de travailler d’enrichir et de représenter ce que l’on est. Dessin, graphisme, écriture, et autres médiums expérimentés parmi lesquels est apparu le plus limpide et le plus approprié à ma personnalité et l’intérêt pour la musique: la vidéo. L’image en mouvement se veut, ici, être accompagnée d’un travail sonore. L’inspiration et la composition ont donc pris une toute autre dimension, un nouveau sens et se sont transformés au service de ce nouveau médium. Les «fillettes» du clip Come To Daddy d’Aphex Twin, réalisé par Chris Cunningham. Un travail de vidéaste-plasticien en adéquation avec la musique 34 III. LE SON ET L’IMAGE 1) Analyse de la musique comme amorce à la création visuelle. Lecture, retour rapide, lecture, retour, rapide…etc. En marchant dans la ville ou à la campagne, n’écouter que les mêmes 30 secondes d’une musique pendant 30 minutes. Voilà ce qui pourrait définir une base de la création. Car sur ces 30 secondes répétées et pleinement appréciées d’une composition, se développeront des sensations, des émotions, des images et une réflexion qui amènera à moduler et concrétiser un visuel en mouvement. Cette approche du son peut donc paraître frénétique, voire fermée puisqu’elle ne s’ouvre pas au reste de la chanson, à l’album et donc au travail global de l’artiste écouté. Cependant il s’agit d’une approche passionnée qui se traduit par des fragments sélectionnés et privilégiés de manière extrême dans l’analyse et l’interprétation de ces courts passages. En contemplant l’environnement, accompagné de cette bribe sonore, j’aperçois des protagonistes, des décors, des situations, des mouvements, des couleurs, des textures. C’est donc une façon comme une autre de trouver une certaine inspiration, mais il m’est important de la considérer comme un véritable travail de recherche. Car ce fragment, en boucle dans le casque, est appliqué à toutes les situations qui ornent le trajet jusqu’à un élément déclencheur d’une idée, d’une corrélation ou d’une confrontation entre l’image et le son. Après avoir apprécié des chansons dans leur phases les plus simples et répétitives, c’est-àdire une composition qui n’a pas besoin de se complexifier ou de s’engraisser car le gimmick moteur est une trouvaille, cette répétition d’un fragment dans mes oreilles est l’illustration de cet intérêt pour un son qui se veut de plus en plus minimal. Ici, il n’est pas nécessaire d’écouter la chanson dans son intégralité mais bien de se focaliser sur un court extrait qui nous paraîtra être le meilleur, le plus adéquat. C’est aussi une volonté de transgresser cette habitude de ressentir ou de se créer un univers face à l’écoute d’un album dans sa totalité. * Ecouter la musique de manière active et de ce fait renier toute passivité face à cette dernière. Car cette passivité peut être totalement liée à la musique en général ; l’écoute pour se détendre, pour faire la fête…etc. Avec le temps et l’expérience, cette écoute se transforme en un véritable travail, un processus. Lors de la découverte d’un album, une brève analyse de ce dernier sera nécessaire pour ensuite pêcher les bribes qui me nourriront pendant plusieurs années, ce qui me poussera parfois à rejeter tout le reste. C’est une façon de s’opposer naturellement à cette passivité qui peut aussi dûe à un trop grand accès. En effet, beaucoup aujourd’hui vantent la capacité de mémoire de leurs petits objets high-tech, capables de contenir une impressionnante bibliothèque musicale acquise, entre autres, grâce au téléchargement. Et les 80 giga-octets défileront discrètement lors de nos soirée mondaines afin d’entretenir la joie et la bonne humeur. C’est donc naturellement que je m’opposerais à cette écoute passive en 36 réclamant une attention particulière de la part de mes convives sur un passage quelconque qui, le plus souvent, ne s’avère pas très favorable à une ambiance chaleureuse. Mais sortons de l’anecdotique pour évoquer les réels intérêts de cette pratique négative et égoïste ; et revenons donc à cette errance en ville, en compagnie de nos 30 secondes musicales qui ont pris le dessus sur tout le reste. Il s’agirait de préciser que ces dernières peuvent provenir d’une chanson commerciale et surproduite. C’est un grumeau de la « soupe » reniée par les êtres engagés, cultivés et intègres que nous sommes en tant qu’étudiants en art. Mais n’est-ce pas un signe de passivité que de renier catégoriquement une chanson commerciale qui – cela arrive – peut sortir du lot et présenter des arrangements et des harmonies plutôt intéressantes. Faisons donc abstraction de l’envie d’être alternatif dans l’ensemble, et concentrons-nous sur ce détail, ce « gimmick » de qualité qui peut apparaître soudainement dans une chanson au but lucratif. Cela pourrait partir d’un break, un passage à vide dans le « tube » où un chœur discret, un instrument en fond, une sonorité inattendue se laisse entendre. A travers cet exemple, je parle d’un « recyclage » sonore, qui est une manière pour moi de rester en lien avec une certaine culture musicale populaire et conventionnelle, en pêchant et en se réappropriant l’élément d’un produit distribué par un monde qui donne et jette sans s’attarder. L’intérêt est donc de déjouer la fin en soi d’une chanson festive ou dansante à la durée de vie limitée, en examinant un détail qui involontairement pourrait amener, par exemple, à un sentiment de mélancolie, qui sera réinterprété et utilisé dans le travail de composition. * Une notion récurrente apparaît alors dans la création sonore ; il s’agit d’un déplacement des sonorités, le délogement d’un son, séparé volontairement de sa finalité de base. Ce déplacement s’évoque sous différents angles. Il est déjà ressenti dans les influences et la culture musicale. J’ai découvert auparavant la tristesse et les harmonies dépressives avec des groupes comme Shora, Converge ou encore Love Lost But Not Forgotten. Ces derniers présentant tous une musique très violente. Aujourd’hui, en élargissant l’écoute des genres musicaux, je découvre d’énormes ressemblances dans des groupes aux univers plus calmes et posés, en particulier dans le post-rock. Historiquement, Slint ou Sonic Youth sont apparut avant ces groupes de hardcore metal, mais dans un parcours personnel, il s’agit clairement du déplacement de certains riffs de guitare, d’une nouvelle approche de cette mélancolie qui ne m’était connue auparavant qu’à travers des musiques plus extrêmes. Un autre exemple serait le mathcore de The Dillinger Escape Plan et l’impact de ses déstructurations rythmiques que j’apprécie aujourd’hui dans le math rock du groupe Hella, ludique, léger et moins agressif. Une fois de plus, Shora se démarque du reste car je n’ai pas eu besoin de retrouver leur musicalité à travers une autre formation puisqu’ils sont passés eux-mêmes du hardcore metal au post rock. Leur album « Malval », encensé par la presse 37 spécialisée, est une preuve que le metal mène à tout, à condition d’en sortir et démontre l’intérêt d’un déplacement d’une certaine violence et de ses sonorités. Les sous-genres du hardcore ont à mes yeux un fort potentiel, et sont peut être les piliers d’une musicalité mélancolique qui s’ignore. Les musiciens passés par certaines musiques extrêmes se montrent parfois plus doués pour construire les émotions les plus obscurs que les groupes qui ont pratiqué ce style dès le début de leur carrière. Cependant certains « blockbusters » de l’alternatif comme Radiohead ou Portishead démontrent un talent et une capacité à dégager une grande tristesse. Mais il est rare d’entendre quelqu’un dire que certaines mélodies de radiohead s’apparentent énormément à celles connues chez beaucoup de groupes de hardcore dans leurs moments les plus paisibles. Pour moi, c’est indéniable; reste à savoir si Jerome’s Dream ou Shora font partie des influences de Thom Yorke. Je citerais une seconde fois le groupe de hip hop Dälek pour évoquer le déplacement des sonorités car, selon l’analyse qu’il en a été faite, il est très significatif d’un univers distordu (larsens ralentis, nappes saturées et autres déchets sonores) réapproprié dans un genre totalement étranger, donnant à entendre une expérience hybride et effervescente. C’est donc à partir de cela que commence un réel travail de recherche et une transformation de ma propre musique. Dans un premier temps, on part donc de l’envie de conserver le dispositif basique propre aux expériences musicales passées : deux guitares, basse, batterie, voix. Mais l’intérêt est dans ce déplacement, cette inversion des rôles sonores. Les guitares se détachent de leur distorsion habituelle pour donner une nouvelle dimension aux accords qui restent fortement influencés par les dissonances du hardcore mais à travers un son plus clair. Cette distorsion est à ce moment transférée sur la batterie, ce qui donne au rythme une profondeur et nous débarrasse du son trop « propre » d’une rythmique assisté par ordinateur. La voix est remplacée par des morceaux de chœurs provenant d’une musique classique. Le tout donne naissance à une composition s’inscrivant dans un style plus trip hop, et évoquant cette mélancolie du hardcore et ses dissonances dont les structures habituellement alambiquées sont remplacées par de doux rebondissements presqu’imperceptibles construisant la linéarité du morceau. Le rendu final est aussi ce déplacement, puisqu’il reprend les codes d’une musique chaotique, énergique et coupante dans un traitement ralenti et dénudé, une mise à plat, une envie de partager. Ce partage est d’ailleurs le premier déclenchement d’un passage à la vidéo. 38 2) La vidéo au service du partage de la musique. Comment faire partager aux autres nos propres sensations face à une musique ? La parole peut le faire mais au moment de l’écoute elle est plus gênante que constructive. Il est fréquent d’apprécier, à notre grande surprise, une musique qui, en principe, ne nous parle pas mais qui prend toute sa dimension lorsque l’on voit la transe et la passion des musiciens qui la pratique. De plus, il m’est arrivé d’éveiller l’attention de certains amis en mimant les détails sonores que je voulais leur faire partager. Mais ceci peut s’avérer assez fatiguant au bout d’un certain temps. La vidéo est donc le médium qui permet d’universalisé ce dialogue et de faire découvrir la musique que l’on aime sous un autre angle, et de la dégager des idées reçues car elles peuvent bloquer l’écoute à cause d’une image. En effet cette musique est avant tout associée à un visuel, une ambiance que notre cerveau crée inconsciemment. Et lorsqu’un genre ne fait pas partie de notre culture et ne nous intéresse pas, les images qui en ressortent ne seront pas sensibles mais plutôt concrètes. Cela peut paraître irréfléchi, mais par exemple, certains ne s’intéresseront pas à une composition de noisecore ou de screamo et ils ne feront pas l’effort d’y déceler les réels intérêts car ils y percevront l’image d’un gros bonhomme aux cheveux longs, vêtu de noir, criant dans un micro et tapant du pied avec ses rangers. C’est un cliché bien lointain de cette culture, mais si on ne s’y est jamais intéressé, c’est l’image qui en découle souvent et qui part d’un amalgame avec le heavy metal. Mon but est donc, comme à travers le déplacement des sonorités, de faire ressortir la sensibilité et la subtilité d’une musique qui, au premier abord, n’y paraît pas. * C’est en parallèle que se sont développés un travail visuel et une identité plastique afin d’établir ce dialogue de manière plus rigoureuse. Les clichés sont détruits dans un premier temps avec cette errance en ville, ou apparaissent sur la musique les images d’un environnement qui se confrontent totalement avec le son. C’est en observant la jeunesse citadine, les oreilles comblées par les dissonances d’un Pig destroyer, que j’appliquais sur la multitude de portraits que je croisais cette agressivité auditive qui leur donnait un nouveau visage. Ils marchent à présent sur les rythmiques lourdes et les harmonies sombres et abrasives qui les détachent de tous leurs artifices, leurs codes vestimentaires qui définissent leur statut social et leur appartenance à un style ou une communauté souvent conseillés par les médias et la consommation. Mon envie première était donc de mettre en forme ce détachement et de sublimer ces faciès, cette diversité des physiques. Et « Physiques » sera le titre d’un premier projet qui a confirmé un processus de création qui, aujourd’hui, est encré dans mon travail. Le tout à donc commencé par cette « marche musicale », donnant naissance à une composition qui ensuite sera la base d’inspiration pour créer de manière concrète le visuel qui l’accompagnera. 39 Cette concrétisation se définira par ces différents portraits de la jeunesse, filmées et intégrés sur un fond noir. Il n’y a pas d’habit et pas de décor de manière à accentuer l’impact de cette alternance entre les visages. Seul la diversité des physiques compte, et elle s’avère être une réponse aux vêtements et artifices dont s’arment les différents milieux de la jeunesse pour se reconnaître et s’identifier dans la ressemblance. Le mime, évoqué précédemment, se manifestera dans cette vidéo par les membres de ces personnages jaillissant de leur bouche, leur nez ou leurs oreilles. Il y a donc une dimension monstrueuse et difforme mais qui se veut poétique et charnelle. Ces êtres communiquent de manière ludique et sensuelle, dans un monde fantasmé ou la parole laisse place à la danse de ces membres déplacés, qui deviennent le dialogue, l’échange rythmé et traducteur d’une musique accompagnant le projet. Cette vidéo fût la finalité d’un DNAT qui m’a permis de découvrir les nombreux artistes qui ont fortement influencés le travail. Je commencerais par parler de cet intérêt pour le corps et sa déformation, apprécié dans les travaux d’Egon Schiele, Jenny Saville ou Ron Mueck. L’intention de faire de la vidéo incite à prendre connaissance des photographies de John Coplans ou Arno raphael Minkinen qui ont joué avec cette déformation corporelle. Mais à cette époque, c’est surtout les travaux du vidéaste Chris Cunningham dont les clips réalisés pour le musiciens Aphex Twin ont bercé mon travail. Mais avant d’analyser et d’évoquer les intérêts et les aspects de son travail, je m’arrêterai sur cette idée de « clip » qui a remis en question beaucoup de choses et a permis une autocritique, indispensable à l’évolution d’un parcours artistique. Ron Mueck, Mask II, 2001. 40 Egon Schiele, Nu masculin assis, 1910. Jenny Saville, Branded, 1992. John Coplans, Dos bras dessus, 1984. Arno Rafael Minkkinen, Hyvinkaa, Finland, 1974. 41 Projet de DNAT, Physiques, 2009. 42 3) Les apports d’un paysage cinématographique. La musique comme structure de la création peut amener sur certains points à de mauvaises habitudes. C’est au niveau du montage que le côté « clipé » de la chose se ressent le plus. Des images qui varient selon le rythme, qui changent selon tel ou tel à coup ; un impact trop dépendant d’une association image/son saccadée. « Physiques » est aujourd’hui une vidéo artistique a part entière qui a été diffusée sur la chaine Canal+ mais elle est finalement partie d’un fonctionnement assez basique puisqu’au commencement du projet, les images sont arrivées sur le son afin de le mettre en valeur, de le promouvoir. Elles ont par la suite pris le dessus et le travail s’est modulé en fonction de cela, mais l’inspiration était à la base la musique et ce qu’elle réclamait comme univers. Il m’est arrivé par la suite de réaliser des clips pour des musiciens, dont certains m’accordaient beaucoup de liberté. Mais nous restons avec cela dans un travail de commande qui ne peut être considéré comme intégralement révélateur d’une identité, puisque la création sonore est une étape primordiale dans mes réalisations. Et pour le moment, je n’ai pas encore connu l’envie de composer des nappes minimales, des sons uniformes aux infrabasses qui remuent l’estomac et autres genres de traitements sonores proposant aux visuels un aspect plus contemporain et expérimental. Ce serait une trop grande facilité d’échapper de cette façon aux habitudes d’un montage trop rythmé et prévisible. Pour le moment il n’est donc pas question de corrompre à ce point un univers musical qui structure le travail vidéo en rejetant ce qui a permis de construire une personnalité musicale. Mais on assiste à une envie de donner plus de profondeur au travail et de moins se fixer sur l’esthétisant. La musique pousse forcément à esthétiser puisque l’on veut, ici, donner à voir les sons, à les sublimer par l’image. Une voie s’est alors ouverte, établissant un compromis entre cette envie d’approfondir et celle de conserver le sensoriel dû à un travail structuré sur des compositions, il s’agit du cinéma. * Ici, il reste important d’inverser le processus typique de la réalisation cinématographique en restant fidèle à une approche personnelle. C’est-à-dire que le travail commence toujours par une recherche d’images, d’ambiances et autres éléments évoqués précédemment lors de l’écoute d’une musique. La création sonore s’effectue aussi dans cette amorce et c’est à la fin, lorsqu’un univers et des sensations sont ancrés que commence le travail d’écriture. Les images trouvées vont ensuite se concrétiser et se moduler selon le scénario. L’intérêt porté au cinéma fût très enrichissant pour le rapport son/image du travail. 43 S’approprier une culture cinématographique fût un virage à 180 degrés mais aussi une manière de creuser le travail et de se forger un regard plus analytique, une perception gagnant en maturité qui servira par la suite à la réflexion de futurs projets vidéo. Les traitements du son sur l’image chez des réalisateurs comme Stanley Kubrick, David Lynch et Michaël Haneke furent une révélation. Chez Lynch, c’est une notion qui se retrouve presque dans tous ses films et qui aide à faire de ces derniers des œuvres insondables et surréalistes. Mais en ce qui concerne cette approche sonore atypique et inimitable, je citerais son moyen métrage intitulé « The Grand Mother » . Ici on retrouve dans l’ambiance sonore ces notions de saturation, d’abrasivité, à travers des personnages aliénés ne sachant que pousser des cris d’animaux et errant dans une ambiance cauchemardesque mettant en scène un mélange d’animations et de situations filmées propres à l’univers de l’artiste. Je citerais ensuite une œuvre qui me paraît incontournable si l’on s’intéresse à ces expériences du son sur l’image ; il s’agit de « 2001 L’Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick dont l’intemporalité et la puissance mystérieuse feront de mon analyse un grain de poussière parmi la multitude d’interprétations qui en ont découlé depuis sa sortie en 1968. Comme pour la plupart des films cités dans ce paragraphe, il ne m’intéresse pas de faire une analyse cinématographique poussée mais de simplement évoquer quelques notions en rapport avec mon travail sur le son et l’image. Ce qui nous intéresse donc dans le film de Kubrick, c’est l’utilisation du son qui est une pièce principale du moteur qui a fait de ce film un impressionnant contre-pied du genre SF. Par exemple, une des originalités du film réside dans l’ajout de musiques classiques sur des images de planètes et de galaxies. Il en est de même pour les moments où le heros se déplacant seul dans l’espace ne laisse entendre que sa respiration : seul son présent car répercuté sur les parois de son scaphandre. Le réalisteur a respecté le fait qu’une fois sortie de l’atmosphère, il n’existe plus aucun bruit dans l’espace. Il est très plaisant de voir les réacteurs géants des navettes spatiales s’allumer dans le silence le plus complet. Dans ce même genre de mélanges audacieux, mais dans un tout autre style, je parlerais de l’introduction de « Funny Games U.S. » de Michael Haneke, qui est dans cet amas de découvertes, un détail qui est à lui seul une de mes références principales dans cet affront image/son sans concessions. En effet, Haneke nous offre le sursaut le plus agréable de tout son film seulement en faisant apparaître brutalement le titre dans une typographie d’un rouge vif accompagné d’un son d’une extrême violence de John Zorn. Evidemment ce qui fait l’originalité de cet acte, c’est ce qui lui précède : un père, une mère et le fils partant en voyage, et s’amusant à deviner la musique qui passe dans l’autoradio dans une ambiance très saine voire niaise. La caméra se pose enfin face au pare brise avant, de façon à nous montrer les trois membres de la famille, souriants, le regard vide, se laissant bercer par la douce musique ; et c’est sur ce plan assez long qu’apparait soudainement cette typographie destructrice et cette musique improbable. Il n’y 44 a aucun fondu, c’est un ajout brutal qui se veut expérimental et nous plonge déjà dans un effroi qui va perdurer tout le long du film. D’un certain point de vue, on peut noter l’intention du réalisateur à maltraiter ses protagonistes par tous les moyens. Ici, c’est indirect et malgré l’agressivité et la frontalité de la chose, cela peut être considéré comme une manière très subtile et inventive d’introduire le sujet assez embarrassant du film: l’intrusion dérangeante de deux jeunes hommes très polis qui vont séquestrer cette famille dans leur propre maison de vacances. Ce dernier exemple est très éloquent par rapport à ce qui a été dit sur la violence de certaines musiques extrêmes et du rôle qu’on leur attribue. Dans les films de Michael Haneke, elle est traitée d’une manière peut courante. Gratuite et ordinaire, elle est ici pour critiquer la banalisation de cette violence dans la société, les médias et le divertissement. Ce pessimisme, que l’on retrouve aussi chez Kubrick et beaucoup de jeunes réalisateurs européens comme Yorgos Lanthimos, réalisateur de « Canine », ou encore Gaspard Noé, est aussi en lien avec ce que pourrait dégager le hardcore metal d’aujourd’hui dans son nihilisme sonore. Il y a dans certain groupes comme dans le travail de ses réalisateurs, une réappropriation de la violence qui, bien que souvent dérangeante, se veut très constructive. David Lynch, The Grandmother, 1970. Stanley Kubrick, 2001, L’Odyssée de L’espace, 1968. 45 Michael Haneke, Funny Games U.S., 2007. 46 L’analyse de certaines oeuvres cinématographiques a coïncidé et a automatiquement trouvé sa place dans l’évolution des projets musicaux. Des notions se sont rejointes à travers une prise de recul sur mes propres centres d’intérêts. Cette violence traitée avec austérité et détachement, que l’on retrouve aussi dans « No Country For Old Men » des frères Cohen ou « Delivrance » de John Boorman, est une nouvelle approche qui se dresse contre le sang, les explosions et toute la brutalité banalisée des productions Hollywoodiennes. Dans un sens, il est possible de percevoir cette notion d’épuration, de minimalisme, dont il était question face à la musique extrême. Tout comme ces réalisateurs qui se séparent des artifices qui font la base d’une violence inondant le cinéma, la télévision, les jeux vidéo, la minimalisation d’une musique agressive s’assimile à leur démarche. Elle se détache de cette base: une violence complexe, une énergie alambiquée aux nombreux riffs explosifs pour en dégager d’autres aspects et la présenter différemment afin de contourner sa représentation primaire. C’est assez courant, mais il m’a été très agréable de découvrir après le visionnage de ces films, des samples tirés de ces derniers et intégrés dans des compositions de groupes qu’en revanche j’écoutais depuis des années. Le groupe de hardcore français Kickback nous laisse entendre les voix-off reprises des films « Carne » et « Seul contre tous » de Gaspard Noé, que je considère comme ses deux œuvres les plus intéressantes. C’est aussi en découvrant le film « Gummo » d’Harmony Korinne, que j’entends le chant religieux d’un de ses personnages attardé mental, qui a servi à l’introduction du premier album de Love Lost But Not Forgotten. Un album qui a bercé une jeunesse découvrant l’originalité et la puissance émotive du screamo. Et à cette époque, nous n’avions pas forcément l’accès et le réflexe de rechercher sur internet pour savoir d’où provenait ce chant introductif si intrigant. Ce fût donc une grande émotion de trouver presque dix ans plus tard la provenance cet élément sonore dans le film « Gummo » et qui, de plus, n’est pas arrivé par hasard sur mon écran, puisqu’il s’intégrait dans les références en liens avec mon travail. Enfin, on peut aussi parler de la déformation et la monstruosité du corps qui a été perçu sous un autre angle chez les « Freaks » de Todd Browing ou dans les bosses grisâtres d’ « Elephant Man » de Lynch. Ici ce sont des corps déformés avec une histoire, un fond, un travail d’écriture ; et c’est ce que le cinéma m’a vivement conseillé pour aborder les prochaines créations vidéo. Harmony Korine, Gummo, 1997. 47 Conclusion Ce sont les visuels de Whitehouse, Modell 5 de Granular synthesis, le travail de Chris Cunningham et bien d’autres, qui ont cette force déconcertante, déroutante, troublante, et autres termes du même ordre qui sont les synonymes d’une violence visuelle et sonore contournée et utilisée avec finesse et rigueur. Dans le clip de Chris Cunningham réalisé pour la chanson « Come To Daddy » d’Aphex Twin, on remarque une scène très perturbante qui est celle d’un être plutôt monstrueux poussant un cri long et surpuissant au visage d’une grand-mère. C’est un acte agressif et cliché d’une certaine gratuité mais il n’est pas question de s’insurger, on reste interloqué plutôt que choqué. Et cela est dû au talent du réalisateur qui part le temps, le mouvement et le cadrage nous offre la possibilité d’avoir un regard sensibilisé sur un son et une situation considérés comme désagréables. Il en est de même pour le court métrage « Rubber Johnny » dans lequel Cunningham fait danser, là aussi sur une musique d’Aphex Twin, un enfant hybride au crâne démesuré sur un fauteuil roulant. Et malgré l’ambiance sombre et étouffante (filmé en nightshot dans une cave), le résultat n’en est pas moins ludique et plaisant. « Rubber Johnny » est un film qui possède certaines caractéristiques du travail envisagé. Il opère sur le corps, la monstruosité, le mouvement, et surtout sur une musique qui tient une place à part entière car elle structure complètement le montage qui dépend de toutes ses variations et ses caprices. Chris Cunningham, Come To Daddy (Aphex Twin), 1997. 48 Chris Cunningham, Rubber Johnny, 2005. Le projet qui conclura ce cursus restera dans cette logique d’une image en mouvement mettant en valeur un son qui se réfère à une culture sombre et brutale expérimentant ces notions de déchet sonore afin d’en déceler une mélancolie atypique. Mais la composition connaitra un nouveau format (plus de 10 minutes) qui permettra d’établir une trame, un travail d’écriture, une avancée et un développement plus approfondi en lien avec la notion de temps et de mouvement découverte dans les œuvres cinématographiques. Sera-t-il possible d’intégrer un nouveau regard sur l’industrialisation, à travers des décors inspirés du constructivisme russe dont j’ai admiré les perspectives d’Alexandre Rodtchenko ou des frères graphistes Steinberg? Cela permettra-t-il de contester cette géométrie productrice qui nous entoure et qui est la source de cette société consommatrice? La musique pourra entraîner les personnages dans une danse destructrice, brisant les cheminées géantes afin de nous laisser entrevoir la poésie et la beauté de cet univers qui cache un tas de déchets prêts à nous ensevelir pour notre plus grand bonheur. 49 Visuels du concert-performance de Février 2011 50 Références musicales Amen Ra, Mass III, 2006. 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