Dan Brown , Deception Point, Poche, Paris, 2007, pages 319 à 327 57. 1 Le sénateur Sedgewick Sexton posa son verre cognac sur la cheminée et tisonna le 2 feu, tâchant rassembler ses pensées. Les six hommes assis dans son salon res- 3 taient silencieux, dans l'expectative. Le moment des bavardages était terminé. Il était 4 temps pour le sénateur de leur vendre sa camelote. Ils savaient, il le savait. Un 5 homme politique est d'abord un bon vendeur. 6 - Comme vous le savez peut-être, commença Sexton, en se tournant vers eux, ces 7 derniers mois, j’ai rencontré beaucoup d'hommes dans votre position. Il sourit et 8 s'assit pour se mettre à leur niveau. 9 - Vous êtes les seuls que j'aie invités chez moi. Vous êtes tous des entrepreneurs 10 hors du commun c'est un grand honneur de vous rencontrer. 11 Sexton joignit les paumes et balaya le cercle d'invités du regard, prenant grand soin 12 d'établir un contact visuel avec chacun d'eux. Puis, il se concentra sur première cible. 13 Un grand et fort gaillard coiffé d'un chapeau de cow-boy. 14 - Space Industries of Houston, fit Sexton. Je suis content que vous soyez venu. 15 - Je déteste cette ville, grommela le Texan. 16 - Et je vous comprends très bien. Washington s'est montrée injuste à votre égard. 17 Sous le rebord de son chapeau, le Texan lui lança un regard, mais ne dit rien. 18 - Il y a douze ans, commença Sexton, vous avez fait une proposition au gouverne- 19 ment américain. Vous lui avez offert de construire une station spatiale américaine 20 pour seulement cinq milliards de dollars. 21 - C'est vrai. J'ai encore les plans. Dan Brown , Deception Point Page 2 22 - Et pourtant la NASA a convaincu le gouvernement qu’une station spatiale améri- 23 caine devait être un objet de l'Agence. 24 - Exact. La NASA a commencé la construction de station il y a presque dix ans main- 25 tenant. 26 - Dix ans. Et non seulement cette station n'est pas encore opérationnelle, mais le 27 projet a coûté vingt fois votre offre. En tant que contribuable de ce pays, je suis 28 écoeuré. 29 La pièce résonna de murmures approbateurs. Sexton regarda à nouveau ses invités 30 un à un pour rétablir le contact. 31 - Je suis bien conscient, continua le sénateur, que certains d'entre vous ont offert de 32 lancer des navettes spatiales privées pour la somme très modique de cinquante mil- 33 lions de dollars par vol. 34 Nouveaux murmures favorables. 35 - Et pourtant, la NASA vous a coupé l'herbe sous le pied en ramenant ses tarifs à 36 seulement trente-huit millions de dollars par vol… alors que le coût réel dépasse cent 37 cinquante millions de dollars ! 38 - C'est leur façon de nous interdire la conquête spatiale, fit remarquer l'un des hom- 39 mes. Le secteur privé ne peut pas rivaliser avec une entreprise qui se permet de 40 procéder à des lancements à quatre cents pour cent de perte, et pour laquelle la no- 41 tion de faillite n'existe pas. 42 - C'est de la concurrence déloyale, ajouta Sexton. Nouveaux hochements de tête en 43 face. 44 Sexton se tourna vers son voisin, un entrepreneur au visage austère, un homme 45 dont il avait consulté le dossier avec intérêt. Comme nombre de ceux qui subven- 46 tionnaient la campagne de Sexton, cet homme était un ex-ingénieur militaire que les 47 lourdeurs de l'administration et un salaire modeste avaient lassé, et qui avait démis- 48 sionné de l'armée pour chercher fortune dans l'aérospatiale. Dan Brown , Deception Point Page 3 49 - Kistler Aerospace, reprit Sexton en secouant la tête d'un air de profonde compas- 50 sion. Votre entreprise a mis au point et fabriqué une fusée qui peut placer des satelli- 51 tes en orbite pour seulement quatre mille dollars le kilo alors que le coût de la NASA 52 est de vingt mille dollars le kilo. (Sexton s'arrêta pour ménager son effet.) Et pourtant 53 vous n'avez pas de clients. 54 - Comment pourrais-je dénicher le moindre client? répliqua l'homme. La semaine 55 dernière, la NASA nous a brûlé la politesse en facturant à Motorola seulement mille 56 six cents dollars le kilo pour lancer un satellite de télécoms. Le gouvernement a lan- 57 cé ce satellite avec neuf cents pour cent de pertes ! 58 Sexton acquiesça. Les contribuables subventionnaient bon gré mal gré une agence 59 dix fois moins efficace que l'industrie privée. 60 - Il est devenu douloureusement clair, poursuivit le sénateur d'une voix grave, que la 61 NASA travaille dur pour tuer toute compétition dans l'espace. Elle évince les entre- 62 preneurs privés de l'aérospatiale en fixant ses tarifs très en deçà de la valeur réelle 63 des services qu'elle offre. 64 - Elle se comporte comme un supermarché de l’espace, renchérit le Texan. 65 Sacrée bonne comparaison, songea Sexton. Il faudra que je la replace. Certaines 66 chaînes d'hypermarchés sont connues pour pratiquer le «dumping» quand eIles 67 s'installent dans une nouvelle zone: elles vendent leurs produits au-dessous de leur 68 valeur, contraignant les concurrents locaux à mettre la clé sous la porte. 69 - Je suis écœuré et fatigué, reprit le Texan, d'avoir payer des millions en taxes et im- 70 pôts, tandis qu'Oncle Sam dépense cet argent pour me voler des clients! 71 - Je vous comprends, répondit Sexton. Je vous comprends très bien. 72 - C'est l'absence de financement privé qui tue Rotary Rocket, intervint un homme 73 vêtu d'un impeccable costume à fines rayures. Les lois sur le financement de l'aéros- 74 patiale sont criminelles ! 75 - Entièrement d'accord, fit Sexton. Dan Brown , Deception Point Page 4 76 Le sénateur avait été choqué d'apprendre que la NASA avait trouvé un moyen sup- 77 plémentaire d'assurer son monopole sur l'espace en faisant interdire par la loi toute 78 publicité sur les véhicules spatiaux. Ceux- ci. ne pouvant afficher que le mot USA et 79 le nom de la compagnie qui les lançait, se voyaient interdire les sponsors et les fonds 80 privés, ainsi que les logos publicitaires - une pratique très répandue, par exemple, 81 dans la course automobile. Dans un pays qui dépensait cent quatre-vingt-cinq mil- 82 liards de dollars par an en publicité, les compagnies privées aérospatiales n'en per- 83 cevaient pas un seul cent. 84 - C'est du vol! s'exclama l'un des invités de Sexton. 85 Mon entreprise espère rester dans la course assez longtemps pour lancer le premier 86 prototype de navette touristique en mai prochain. Nous attendons une énorme cou- 87 verture médiatique de l'événement. Nike vient de nous offrir sept millions de dollars 88 en sponsoring pour peindre sur la navette son logo et le slogan: «Just do it !» Pepsi 89 nous a offert le double pour: «Pepsi : le choix d'une nouvelle génération » Mais, se- 90 lon la loi fédérale, si notre navette arbore une quelconque publicité, le lancement de 91 celle-ci sera interdit ! 92 - C'est exact, dit le sénateur Sexton. Et, si je suis élu, je vous promets de supprimer 93 cette législation antisponsoring. Je vous le promets formellement. L'espace sera ou- 94 vert à la publicité comme n'importe quel centimètre carré de notre planète. 95 Sexton regarda ses auditeurs dans les yeux, et déclara d'une voix solennelle: 96 - Il nous faut cependant reconnaître que le plus grand obstacle à la privatisation de la 97 NASA n'est pas la loi, mais plutôt sa perception par l'opinion. La plupart des Améri- 98 cains ont encore une vision romantique du programme spatial de leur pays. Ils 99 croient toujours que la NASA est une agence gouvernementale nécessaire. 100 - Ce sont ces fichues productions hollywoodiennes! s'écria quelqu'un. A combien de 101 films sur la NASA sauvant le monde d'un astéroïde qui risque de faire exploser au- 102 rons-nous encore droit, je vous le demande ? C'est de la propagande pure et simple ! Dan Brown , Deception Point Page 5 103 La multitude de films sur la NASA, Sexton le savait, était juste une question écono- 104 mique. Après l'extraordinaire popularité de Top Gun, dans lequel on voyait Tom 105 Cruise aux commandes d'un avion à réaction - et qui 'est rien d'autre qu'un intermi- 106 nable spot publicitaire pour l'aéronavale américaine -, la NASA avait compris le véri- 107 table potentiel de Hollywood en tant qu'agence de communication. Elle avait donc 108 tout simplement offert aux grands studios de cinéma un accès libre à toutes ses ins- 109 tallations: aires de lancement, tours de contrôle, terrains d'entraînement. Les produc- 110 teurs, qui étaient habitués à payer d'énormes droits pour les décors qu'ils utilisaient 111 habituellement, avaient donc sauté sur l'occasion d'économiser des millions de dol- 112 lars en réalisant les thrillers spatiaux sur des sites de tournage « gratuits ». Bien sûr, 113 ils n'obtenaient le droit de travailler que si la NASA avait approuvé le scénario. 114 - C'est un véritable lavage de cerveau de l'opinion, grommela un homme à l'accent 115 hispanique. Ces films ne sont rien d'autre que des combines publicitaires montées en 116 épingle. Ce film avec de vieux cosmonautes dans l'espace ... et maintenant la NASA 117 annonce une navette à l'équipage strictement féminin! C'est pathétique ! 118 Sexton soupira et prit un ton dramatique. 119 - C'est vrai, et je n'ai pas besoin de vous rappeler ce qui est arrivé dans les années 120 1980, quand le ministère de l'Éducation a été déclaré en faillite et que ses responsa- 121 bles ont reproché au gouvernement de dépenser pour la NASA des milliards qui au- 122 raient pu leur être utiles. L'Agence a répliqué en lançant une opération de relations 123 publiques pour prouver qu'elle aussi avait un rôle éducatif. Ils ont envoyé le profes- 124 seur d'une école publique dans l'espace. 125 Sexton ménagea une pause. 126 - Vous vous rappelez Christa McAuliffe1 ? Tout le monde se tut. 127 - Messieurs, reprit Sexton, qui s'était levé et se tenait immobile devant la cheminée, 128 je crois qu'il est temps que les Américains connaissent la vérité pour le bien de notre 129 avenir. Il est temps que les Américains comprennent enfin que la NASA n'est pas 1 Astronaute américaine disparue avec tout l'équipage dans l'explosion de Challenger en 1986. Dan Brown , Deception Point Page 6 130 l'aventurière de l'espace dont nous avons rêvé, mais, au contraire, celle qui rend 131 toute exploration spatiale impossible. L'aérospatiale ne diffère en rien des autres in- 132 dustries, et évincer le secteur privé de ce domaine confine à un acte criminel. Pre- 133 nons l'exemple de l'industrie informatique, dans laquelle on a assisté à un boum for- 134 midable et dont les progrès sont si rapides qu'on peut à peine les suivre! La raison ? 135 C'est que l'industrie informatique est un secteur soumis à la loi du marché, seule ca- 136 pable d'allier anticipation, efficacité et profits. Imaginez cette industrie dirigée par le 137 gouvernement ? Nous en serions encore à l'âge de pierre! Aujourd'hui, dans l'es- 138 pace, nous stagnons. Nous devrions confier l'exploration spatiale aux entrepreneurs 139 privés à qui, finalement, le revient. Les Américains seraient sidérés par la croissance, 140 les créations d'emplois et les prouesses qu'une telle politique entraînerait. Je crois 141 que nous devrions laisser l'industrie privée nous propulser vers les confins de l'es- 142 pace. Si je suis élu, je ferai de cette question une affaire personnelle. Je ferai sauter 143 le verrou qui vous empêche d'accéder à l'espace, et je vous promets que plus jamais 144 on ne refermera cette porte-là. 145 Sexton leva son verre de cognac. 146 - Mes amis, vous êtes venus ici ce soir pour décider si je suis l'homme auquel vous 147 accorderez votre confiance. J'espère vous avoir montré que j'en suis digne. De la 148 même manière qu'il faut des investisseurs pour bâtir une entreprise, il faut des inves- 149 tisseurs pour forger une présidence. Et tout comme les actionnaires d'une entreprise 150 escomptent des dividendes, vous aussi, investisseurs politiques, attendez des re- 151 tours sur votre investissement. Mon message ce soir est simple: pariez sur Sexton et 152 il ne l'oubliera jamais. Notre mission est la même ! 153 Le sénateur tendit son verre vers ses invités pour porter un toast. 154 - Avec votre aide, mes amis, je serai bientôt à la Maison Blanche… et l'heure sera 155 venue pour vous de réaliser vos rêves. Dan Brown , Deception Point Page 7 156 À environ deux mètres de la porte, Gabrielle Ashe était toujours debout dans le cou- 157 loir obscur, raide comme un piquet. Du salon lui parvinrent les cliquetis joyeux des 158 verres de cognac entrechoqués et le crépitement des bûches dans la cheminée.