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La jeune fille folle de son âme explore à mon sens la question : que faire de mon corps et du désir qui
l’habite ? Elle inscrit en outre cette question dans ce qui s’apparente à un récit d’initiation. Deux
groupes réunissent en effet la plupart des personnages : un groupe de jeunes gens à peine sortis de
l’adolescence, et un groupe d’êtres plus mûrs (Pierre Piret a eu raison de souligner les parentés entre
le texte de Crommelynck et L’éveil du printemps de Wedekind, même si le texte de Crommelynck est
comme l’envers de celui de Wedekind). Les jeunes gens sont dans une dynamique de découverte du
désir et de la sexualité. Les êtres mûrs semblent tous pris dans une dynamique de reconquête de ce
désir, dont ils ont perdu à tout jamais la fraîcheur, le caractère de première fois : comment maintenir
ou reconquérir le désir vivant, avec tout ce que cela implique de subterfuges et de jeux
fantasmatiques ?
Parmi les jeunes gens, outre Carine et Frédéric, il y a Nency, Christine, Eliane et Evelyne. Parmi les
êtres mûrs, il y a le Chasseur (oncle de Carine), la Mère de Carine et Brissague, amant de la mère de
Carine.
A ces deux groupes, s’ajoutent les Masques, figures du désir anonyme, dont on ne peut évidemment
définir précisément les âges, et les serviteurs au premier rang desquels la Gouvernante et le Valet de
chiens. Serviteurs qui, comme souvent chez Crommelyck, jouent un rôle clef et ambigu.
A l’intérieur de chaque groupe, les différents personnages de la pièce se définissent par une certaine
position vis-à-vis de cette question du corps désirant : découverte joyeuse de la sexualité (Nency),
désir homosexuel non assumé (Christine), désir et passion vécus comme une chaîne (la Mère),
manipulation du désir des autres et voyeurisme (le Chasseur) etc.
Frédéric, tout comme Carine, attache son désir à l’être aimé, mais à la différence de Carine, il se
révélera faillible sur le plan de la fidélité à son désir : il a couché avec Nency pendant que Carine était
au couvent. Au cours de la pièce, Frédéric manifestera également une jalousie d’une grande violence
vis-à-vis de Carine (on trouve chez lui des échos au Bruno du Cocu magnifique, pièce antérieure de
Crommelynck). Indissolublement lié à Carine, il la rejoindra dans la mort.
Carine est celle pour qui le désir physique, assumé et bien réel (bien qu’ayant passé cinq ans au
couvent, Carine n’a rien d’une sainte-nitouche : sa nuit de noce dure 24 heures !) est attaché à un
seul objet : Frédéric. L’amour qu’elle porte à celui-ci s’apparente à un amour divin. Carine dit : « Je
suis au-dessus de l’amour » et « Frédéric n’est pas un homme » (réplique qui donne lieu dans la pièce
à une méprise tragique). « Folle de son âme », c’est à dire indissolublement liée à la pureté, à
l’exclusivité de l’amour qu’elle voue à Frédéric, davantage qu’à l’objet de cet amour, qu’à Frédéric
lui-même. Carine mourra de l’incompatibilité d’un amour aussi absolu, aussi immaculé, avec les
contingences de la vie sociale. Sortie du cocon protégé que représente la chambre nuptiale, elle sera
en effet confrontée à une série d’épreuves, de révélations, subtilement agencées par Crommelynck
comme autant de scènes de théâtre dans le théâtre :
- sa mère se révèle prête à la livrer à la concupiscence de son amant pour conserver celui-ci,
- les masques reprennent les mots d’amour échangés entre Carine et Frédéric pour en faire un jeu
sexuel - ce qui fera dire à Carine : « Non, il n’est pas possible que le mensonge ressemble à la
vérité ! » ;
- et « last but not least » : son homme-Dieu, son Frédéric s’avère capable d’infidélité.
Bien entendu, il n’est pas vraisemblable qu’autant d’épreuves se présentent à un seul être en
quelques heures à peine. C’est que le théâtre de Crommelynck n’a rien de vraisemblable. Si
Crommelynck touche à des thématiques qui s’ancrent dans le réel : la découverte de la sexualité,
l’usure du désir etc. il le fait avec des outils proprement théâtraux. En rassemblant sur une soirée
tous ces événements, il opère une concentration, une condensation qui participe du principe de