l`europe sociale : entre modèles nationaux et coordination

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L'EUROPE SOCIALE : ENTRE MODÈLES NATIONAUX ET
COORDINATION EUROPÉENNE
Christine Erhel et Bruno Palier
Dalloz | Revue d'économie politique
2005/6 - Vol. 115
pages 677 à 703
ISSN 0373-2630
Article disponible en ligne à l'adresse:
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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Erhel Christine et Palier Bruno , « L'Europe sociale : entre modèles nationaux et coordination européenne » ,
Revue d'économie politique, 2005/6 Vol. 115, p. 677-703.
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D’un point de vue institutionnel, l’Europe sociale est constituée d’interventions à plusieurs niveaux, l’échelon européen étant historiquement faible relativement au niveau
des modèles nationaux, qui apparaît marqué par une forte hétérogénéité au-delà d’un
principe commun de protection des individus. Cet ensemble de politiques doit faire
face à de nouveaux enjeux, résultant d’un ensemble de contraintes économiques, sociales et politiques, tout autant que de la modification du référentiel sur lequel s’appuient les politiques publiques : il en résulte d’une part des transformations des modèles nationaux de protection sociale, déclinant une tendance commune au retrait de
l’État et à la focalisation sur un objectif d’emploi, d’autre part l’affirmation d’une coordination minimale à l’échelon européen, sur la base des méthodes ouvertes de coordination. L’analyse théorique permet d’identifier un certain nombre de bénéfices associés à une coordination renforcée dans le domaine social, mais elle souligne également
la diversité de ses formes potentielles, dont les dispositifs existants ne constituent
qu’un aspect.
Europe - politiques sociales - protection sociale - emploi - coordination
Social Europe: between national models and european
coordination
From an institutional point of view, Social Europe appears like a multi-level set of
policies. The European level itself has remained relatively under-developed, since the
European integration process has focused on the economic components of integration,
whereas social policies, according to the subsidiarity principle, remain mainly of State
competency. Despite some common principles, which build the so-called European
Social Model, national policies exhibit a wide range of policies, which lead to heterogeneous models (regimes).
Since the 1980s, these policies and various components of Social Europe have been
facing a new context: on the one hand, the transformations of the economic environment, of the social and political context, tend to make the traditional components of the
welfare state as well as the Keynesian macroeconomic policies rather difficult to manage; on the other hand, the emergence of a new paradigm for economic policy, based
on neo-classical economics, calls for a reduction of public expenditure and a focus on
structural policies. In such a situation, theoretical analysis suggests that a better coor* Université Paris I, Centre d’Études de l’Emploi – 29, promenade Michel Simon, 93166
Noisy Le Grand Cedex et MATISSE – 106-112 bd de l’Hôpital, 75013 Paris.
** CNRS, CEVIPOF.
REP 115 (6) novembre-décembre 2005
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Christine Erhel*
Bruno Palier**
• ENTRETIENS / AFSE 2005
L’Europe sociale : entre modèles nationaux
et coordination européenne
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dination of social policies could benefit to Europe, although the diversity of potential
coordination forms is very high.
The study of the recent dynamics of social Europe shows two trends. First, national
welfare models have been reformed, showing some common trends (State retrenchment; activation and welfare to work, both putting the stress on employment as a
prioritary goal), but still exhibitting some national specifities, which is close to the
predictions of the path dependance theory. Second, new forms of coordination have
been created at the European level since 1997, in the field of employment (European
Employment Strategy), and more recently of social inclusion and pensions. This new
tool (Open Method of Coordination) is based on the definition of common goals, benchmarking, and mutual policy learning on the basis of national experiences. Despite its
informal character, it seems to have some impact on national actors behaviour through
a leverage effect. Nevertheless, evaluation studies and theoretical arguments make
think that it might not be enough to reinforce Social Europe.
Europe - social policies - welfare - employment - coordination
Classification JEL: J38, J68, B52
Aussi bien dans les débats publics que dans les travaux académiques, la
notion d’Europe sociale apparaît mal définie. Dans un sens restrictif, elle
désigne les interventions des instances communautaires dans le domaine
social : celles-ci se sont développées depuis la fin des années 90, avec la
reconnaissance d’objectifs et d’indicateurs communs en matière d’emploi et
d’« inclusion sociale » (sommets du Luxembourg et de Lisbonne), et l’institutionnalisation d’échanges d’informations entre les États membres sur ces
questions. Mais l’Europe sociale ne peut se comprendre sans faire référence
aux modèles nationaux de protection sociale, dont l’autonomie est garantie
par le principe de subsidiarité. Dans ce domaine comme dans d’autres, les
politiques européennes forment un système multi-niveaux d’interventions et
d’institutions (Leibfried et Pierson [2000]).
Cet ensemble est particulièrement complexe dans le domaine social,
compte tenu d’une forte hétérogénéité nationale des principes d’intervention et des dispositifs. Cependant, on peut considérer qu’il existe un « modèle social européen », qui consiste en un socle commun aux pays européens, construit pendant les Trente Glorieuses. Empiriquement, il s’agit
essentiellement de la garantie de droits sociaux relativement déconnectés
de la situation sur le marché du travail, articulée avec des politiques orientées vers la recherche du plein emploi, et des politiques keynésiennes de
soutien de la demande. D’un point de vue plus normatif, on peut considérer,
comme le faisait Jacques Delors en utilisant cette formule au début des
années 90, que le « modèle social européen » désigne un modèle alternatif à
celui du capitalisme anglo-saxon, une façon proprement européenne de
concilier croissance économique et cohésion sociale. Cette notion, même si
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Introduction
L’Europe sociale ————————————————————————————————————————————————————— 679
elle demeure imprécise, est importante pour comprendre la construction de
l’Europe sociale et ses perspectives.
La question du devenir de l’Europe sociale se décline en un double problème d’opportunité (faut-il plus d’Europe sociale ?) et de moyens (sur
quelle base et avec quels outils institutionnels ?). Nous traiterons des deux
questions en cherchant à relier des travaux souvent épars : analyses comparatives des systèmes nationaux de protection sociale et de leurs dynamiques récentes ; travaux sur les renouvellements de la construction européenne en matière sociale (stratégie européenne pour l’emploi et méthodes
ouvertes de coordination) ; approches théoriques de la coordination et le
changement institutionnel (en économie et en science politique).
Après avoir rappelé la relation fondamentale entre l’Europe sociale et les
modèles nationaux de protection sociale (section 1), nous évoquerons successivement les enjeux actuels (section 2) et les dynamiques d’évolution
(section 3) des politiques sociales en Europe.
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La notion de modèle social européen, en dépit de son imprécision apparente, est très importante pour comprendre la construction de l’Europe sociale et ses perspectives. Elle comprend une double dimension analytique et
normative (Barbier [2005]). D’un point de vue positif, elle conduit à montrer
que les systèmes nationaux de protection sociale sont marqués à la fois par
des principes communs, qui les différencient du cas américain en particulier,
mais également par une forte diversité. Dans sa dimension normative, ce
concept renvoie également à une série de principes concernant la relation
entre la sphère économique et la sphère sociale, permettant de concilier
compétitivité, croissance et cohésion sociale.
1.1. Les éléments communs du modèle social
européen
Les systèmes européens de protection sociale se sont considérablement
développés au cours des « Trente glorieuses ». Durant cette période, l’objectif central de l’intervention publique est le maintien du plein emploi, les
politiques sociales étant considérées comme un instrument privilégié de
réalisation de cet objectif, complémentaire des politiques macroéconomiques keynésiennes. Les dispositifs de protection sociale ont eux-mêmes des
effets macroéconomiques favorables, par des canaux divers : effet direct sur
les créations d’emploi (au sein des systèmes de santé, des services sociaux
et des administrations de gestion de la protection sociale), effet sur la
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1. L’Europe sociale face à la diversité
des modèles sociaux européens
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consommation via le maintien ou l’accroissement du revenu disponible des
ménages du fait des prestations sociales (d’autant plus important que
celles-ci conduisent à une redistribution en faveur des catégories à faibles
revenus, ayant les propensions à consommer les plus importantes), via la
réduction de l’épargne de précaution du fait de la sécurisation du lendemain
et les effets de stabilisation en cas de ralentissement de l’activité... La croissance économique des années 1945-1975 repose en grande partie sur ces
interactions vertueuses entre développement industriel, consommation de
masse et généralisation de la protection sociale.
Si les politiques sociales ont favorisé la croissance économique, celle-ci
(et notamment les forts gains de productivité du secteur industriel) a permis
de dégager les ressources nécessaires à un développement sans précédent
des politiques sociales1. Les transferts sociaux opérés à travers les politiques sociales ont permis de garantir des droits sociaux à tous les citoyens
européens, sans faire complètement dépendre leur bien-être de leur situation sur le marché du travail. Dès les années 1940, Karl Polanyi a ainsi pu
identifier un principe commun à tout système de protection sociale (Polanyi
[1944]) : il s’agit de dégager les individus des pures lois du marché, aussi
bien en recherchant le plein emploi qu’en garantissant un revenu de remplacement en cas de difficulté. En réponse à l’industrialisation et au développement de l’économie de marché, des interventions collectives ont été
mises en place pour ne pas totalement soumettre l’individu aux lois du
marché, en particulier du marché du travail. Grâce aux mécanismes de protection sociale, le travail de l’individu n’est pas une pure marchandise : il est
stimulé, réglementé, et les transferts sociaux garantissent un revenu de
remplacement en cas d’impossibilité de travailler. Les systèmes de protection sociale accomplissent ainsi une fonction de démarchandisation des individus (Esping-Andersen [1990]) : « les droits sociaux... permettent aux individus de rendre leur niveau de vie indépendant des seules forces du
marché. [Ils] permettent au citoyen de ne pas être réduit au statut de ‘marchandise’ »2.
1.2. La diversité des systèmes de protection
sociale
Cependant, chaque système de protection sociale concret a une capacité
plus ou moins grande d’assurer aux individus un revenu de remplacement
et une certaine indépendance par rapport au marché. Cette capacité dépend
du rôle, des principes et des objectifs assignés à la protection sociale. L’in1. Ainsi, les seules dépenses d’assurance sociale, collectives et obligatoires de l’Europe de
l’Ouest sont passées en moyenne de 9,3 % du Produit Intérieur Brut (PIB) en 1950 à 19,2 % en
1974 (Cf. Flora [1986, p. XXII]), les dépenses sociales (entendues dans un sens large, incluant
les dépenses de logement et d’éducation) étant passées de 10 à 20 % du PIB à plus du quart
voire du tiers du PIB selon les pays en fin de période. Ce sont les dépenses sociales qui
expliquent la quasi-totalité de l’augmentation des dépenses publiques au cours de ces années.
2. Esping-Andersen [1990, p. 3].
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térêt des travaux comparatifs sur la protection sociale, et notamment de
ceux d’Esping-Andersen [1990], est d’avoir montré que si tous les Étatsprovidence partagent un objectif commun, celui de faire dépendre le bienêtre des individus le moins possible des lois du marché, chaque pays a
développé une conception politique particulière du rôle de la protection
sociale. L’hétérogénéité des systèmes de protection sociale constitue une de
leurs caractéristiques fondamentales, y compris dans l’espace européen. Les
conceptions de la protection sociale se distinguent selon la place donnée
aux différents acteurs (État, partenaires sociaux, famille, marché, associations), selon les objectifs collectifs en termes de situation ou de bien-être
social des citoyens, selon le modèle familial et les rapports entre les hommes et les femmes qu’elles favorisent, selon la volonté ou non de transformer les stratifications sociales et selon les idéologies politiques qui portent
le système. Ces critères aboutissent à dégager trois types idéaux de régime
de protection sociale, qu’Esping-Andersen intitule : le régime « socialdémocrate » des pays scandinaves, le régime « libéral » des pays anglosaxons, et le régime « conservateur-corporatiste » (ou assurantiel) des pays
d’Europe continentale, en différenciant à la fois les objectifs politiques et
sociaux recherchés (respectivement : l’égalité des citoyens, la seule couverture sociale des plus pauvres, le maintien du revenu des travailleurs) et les
instruments utilisés (respectivement : politiques universelles et services sociaux gratuits, politiques sociales ciblées, assurances sociales financées par
des cotisations sociales)3. La typologie d’Esping-Andersen est utile pour
définir des types idéaux et des principes de rapprochement entre pays,
même si dans la réalité, chaque système de protection sociale est hybride.
Les États-Unis sont le plus souvent cités comme l’exemple type du régime
libéral de protection sociale, cependant, on trouve en Europe deux pays qui
s’en rapprochent : le Royaume-Uni et l’Irlande. Les pays nordiques (Danemark, Suède, Finlande, Norvège) apparaissent comme ceux qui ont poussé
le plus loin la logique universelle de la protection sociale, en proximité avec
le modèle social démocrate. Enfin, plusieurs groupes de pays ressortent du
troisième régime, qui apparaît de ce fait le moins homogène.
Tout d’abord les pays du centre du continent européen (l’Allemagne, la
France, le Bénélux et l’Autriche). C’est là que la tradition bismarckienne des
assurances sociales est la plus forte. L’ouverture des droits est le plus souvent conditionnée par le versement de cotisations. Le niveau des prestations
de retraite, de chômage et des indemnités journalières est lié au niveau du
salaire de l’assuré. Les assurances sociales sont obligatoires, sauf dans le
cas de la santé pour les revenus les plus élevés en Allemagne et aux PaysBas. Les cotisations sociales, versées par les employeurs et par les salariés,
constituent l’essentiel des sources de financement du système (la France a
longtemps battu tous les records avec près de 80 % du système financé par
les cotisations sociales jusqu’en 1996). Ces systèmes, souvent très fragmentés, sont organisés au sein d’organismes plus ou moins autonomes de l’État,
gérés par les représentants des employeurs et des salariés (les caisses de
Sécurité sociale en France). Ceux qui ne sont pas ou plus couverts par les
assurances sociales peuvent recourir à un « filet de sécurité » constitué de
3. Pour une présentation plus précise des différents systèmes sociaux, voir Palier [2001].
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prestations minimales, sous condition de ressources, financé par des recettes fiscales. Ces prestations se sont multipliées ces dernières années, sans
pour autant former un ensemble cohérent et standardisé (il existe en France
huit minima sociaux différents).
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Les nouveaux pays membres de l’Union européenne, notamment les pays
d’Europe centrale et orientale, sont difficilement classables dans cette typologie. L’histoire extrêmement mouvementée et chaotique de leur protection
sociale permet difficilement d’identifier un ensemble de traits communs et
distincts. Il est cependant possible de rappeler les grandes étapes de leur
histoire. Avant la seconde guerre mondiale, les pays d’Europe centrale
avaient commencé à développer des régimes d’assurance sociale de type
bismarckien. Après la seconde guerre mondiale, sous l’emprise soviétique,
c’est le modèle universaliste communiste de droits sociaux qui est instauré.
Le premier droit social qui est garanti est l’emploi pour tous. L’ensemble des
autres droits sociaux (accès aux soins de santé, prestations familiales en
espèce mais aussi en services de prise en charge des enfants, pension
d’invalidité et de retraite) est aussi garanti à tous les citoyens par l’État, mais
mis en œuvre le plus souvent par les entreprises nationalisées (les centres
de santé, les crèches sont mises en place dans les grandes entreprises, qui
sont aussi parfois chargées de verser les pensions). Avec la chute du mur,
l’ensemble des dispositifs existant va être remis en cause, notamment par la
privatisation des entreprises, mais aussi par la montée du chômage. Dans
un premier temps, au tout début des années 90, la plupart de ces pays vont
adopter des lois sociales relativement généreuses, prévoyant la mise en
place d’un système d’allocation chômage, le paiement des pensions de retraite, le droit à la santé, l’aide aux familles, etc. Mais la plupart des pays
vont bien vite se retrouver dans l’incapacité de payer les prestations promises. Endettés, une grande partie d’entre eux vont avoir recours aux aides du
FMI et de la Banque mondiale, vers le milieu des années 90. Ces aides seront
soumises à conditionnalité, conditions parmi lesquelles on trouvera l’obligation de privatiser une partie des systèmes de retraite et de santé, l’État
devant se contenter d’une intervention minimale destinée aux plus pauvres
(modèle libéral de protection sociale promu par la Banque mondiale notamment, cf. Palier et Viossat [2001]). Le degré de privatisation des systèmes de
protection sociale de ces pays est ainsi fonction de leur niveau d’endettement (et donc de leur dépendance aux organisations financières internatioREP 115 (6) novembre-décembre 2005
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Les pays d’Europe du Sud (Espagne, Grèce, Italie, Portugal) possèdent des
traits principaux qui se rapprochent du modèle continental (assurances sociales pour les prestations de garantie de revenu). Cependant, ils présentent
des aspects spécifiques : un biais en faveur des personnes âgées, les retraites représentant la plus grande part de leurs dépenses sociales (alors que
les politiques familiales et l’indemnisation du chômage sont très faiblement
développées) ; une grande hétérogénéité entre les différents régimes d’assurances sociales à base professionnelle (particulièrement généreux pour
les fonctionnaires, d’autres professions étant beaucoup moins bien couvertes) ; des services de santé nationaux à vocation universelle dont le développement a commencé dans les années 1975-1985 ; une mise en place
progressive et très récente d’un filet de sécurité garantissant un revenu
minimum, une quasi-absence de politiques familiales.
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nales). Cependant, avec la préparation de l’accession à l’Union européenne
ou avec le rejet politique de méthodes néo-libérales brutales (type thérapie
de choc en Pologne), certains pays ont parfois cherché à améliorer leur
protection sociale publique, leur capacité dans ce domaine dépendant à la
fois de leur capacité institutionnelle (à lever des impôts ou des cotisations
sociales, à cibler les bénéficiaires, à verser les prestations, etc.), et de leur
capacité budgétaire (niveau de croissance économique et d’endettement de
l’État)4.
Sans rentrer dans les débats sur la validité de la typologie d’EspingAndersen5, cette analyse souligne que l’hétérogénéité des modèles existants
en Europe va au-delà de la distinction entre trois types de régimes. L’Europe
sociale ne peut se construire sans tenir compte de cette diversité.
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Depuis le début de la construction européenne, la disparité des systèmes
de protection sociale a été considérée comme un problème, et plus précisément comme une cause de distorsion de concurrence. Beaucoup s’inquiétaient du fait que les entreprises implantées dans un pays où les taux de
cotisations sociales sont plus élevés qu’ailleurs se trouveraient pénalisées
lors de l’ouverture des frontières au sein du marché commun. C’est pourquoi les négociations du Traité de Rome visaient aussi une harmonisation
des niveaux de protection sociale, c’est-à-dire principalement une unification
des taux de cotisations sociales. Cependant, l’harmonisation du droit des
prestations ne fut pas jugée nécessaire pour réaliser une communauté économique européenne dès lors que des solutions techniques étaient trouvées
pour assurer la continuité de la protection sociale des travailleurs se déplaçant au sein de l’espace européen. Ainsi, le Traité de Rome n’a inclus dans
son chapitre social que des articles déléguant à la Communauté des compétences en matière de coordination des régimes de sécurité sociale permettant la libre circulation des travailleurs (anciens articles 48 à 51) ; des
dispositions déclaratives relativement ambitieuses sur le niveau et le
contenu de la protection sociale en Europe mais sans portée opérationnelle
(anciens articles 117 et 118) ; et enfin des dispositions concernant l’égalité
de rémunération entre hommes et femmes (article 119), et la création d’un
Fonds social européen (articles 123 à 125). L’ensemble semble fort modeste
au regard de l’intégration économique européenne, et l’on peut donc rejoin4. Pour une analyse précise des systèmes sociaux des nouveaux pays membres, voir le
numéro spécial de Journal of European Social Policy, co-dirigé par B. Palier et A. Guillen,
intitulé : « EU Accession, Europeanisation and Social Policy » [2004, volume 14, numéro 3].
5. Un point problématique dans cette approche est précisément l’indétermination du régime continental, qui recouvre de fait des modèles distincts. D’autres travaux comparatifs, et
en particulier celui de Théret [1997], permettent de mieux distinguer entre ces pays, au prix
toutefois d’une plus grande complexité.
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1.3. La construction européenne face
à cette diversité : l’absence d’Europe
sociale ?
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dre le diagnostic de Freyssinet [2004] qui constate un « dualisme de l’économique et du social » du Traité de Rome au Traité de Maastricht.
Par ailleurs, la construction européenne repose également sur l’idée que
la création d’un espace multinational économique constitue un facteur d’accélération de la croissance et de réduction des inégalités entre les pays,
exerçant des effets automatiques et positifs sur l’emploi et la cohésion sociale. Cette conception transparaît dans l’article 117 du Traité de Rome, qui
affirme que « l’harmonisation des niveaux de vie résultera du fonctionnement du Marché commun, qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux », ou encore dans les conclusions du Conseil européen de Madrid
[1989], qui présente la réalisation du marché intérieur comme « le moyen le
plus efficace pour la création d’emplois et pour assurer le maximum de
bien-être à tous les citoyens communautaires »6. Cette conception des interactions entre l’économique et le social est contradictoire avec les politiques
nationales des Trente Glorieuses, qui posent au contraire une relation étroite
entre politiques sociales, politiques macroéconomiques keynésiennes, et
performances économiques.
La diversité des systèmes sociaux européens va encore s’accroître au fil
des élargissements, qui stoppent de ce fait les perspectives d’harmonisation
de la protection sociale en Europe, et débouche dans les années 80 sur la
doctrine de la subsidiarité, qui privilégie le niveau national pour les politiques sociales et ne prévoit pas de connexion particulière entre politiques
économiques européennes et politiques sociales nationales. Ce principe de
subsidiarité a été inscrit dans le Traité d’Amsterdam et complique la mise en
place de politiques sociales communes7.
Cependant, à partir du milieu des années 70, tous les systèmes européens
de protection sociale rencontrent des difficultés similaires, qui remettent en
cause les fondements du modèle social européen et qui pourraient justifier
une intervention plus importante des instances européennes en matière de
politiques sociales. On voit alors apparaître des tentatives de la Commission
pour acquérir une dimension sociale telles que l’élaboration d’un programme d’action sociale en 1974, l’affirmation d’un programme de lutte
contre la pauvreté au travers du FEDER et du FSE (Cazes [1994]). Mais toute
tentative d’une trop forte communautarisation des politiques sociales se
heurtera au principe de subsidiarité, comme l’illustre l’opposition allemande
à un programme européen de lutte contre la pauvreté au cours des années 80.
A cette même période cependant, les critiques de la construction européenne se multiplient, l’accusant d’être par trop économique et de négliger
le social. Dans un souci de rééquilibrer ces évolutions, Jacques Delors et les
États membres chercheront à affirmer que l’Europe veut soutenir certains
droits sociaux fondamentaux. Ainsi, la charte communautaire des droits
sociaux fondamentaux [1989] affiche une volonté de construction de l’Eu6. Cf. Cazes [1994].
7. Chaque État membre reste maître de son système de protection sociale, de sa conception, de son organisation et de son financement. Au nom de ce principe, il peut donc
s’opposer à une initiative visant à mettre en place des politiques communes dans le domaine
social.
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Une approche historique et institutionnelle des systèmes de protection
sociale et de la place des politiques sociales dans la construction européenne conduit à deux conclusions principales : tout d’abord, le « modèle
social européen » tel qu’il s’est constitué pendant les Trente Glorieuses est
donc fondamentalement pluriel, le principe commun de protection des individus se déclinant en des régimes nationaux différenciés ; les politiques
communautaires sont marquées par un dualisme initial entre l’économique
et le social, qui demeure au moins jusqu’au Traité d’Amsterdam et interdit
de penser réellement une politique de l’emploi ou une politique sociale
commune. Cependant, depuis les années 80, le modèle social européen
connaît d’importantes difficultés : cette situation justifie-t-elle une intervention plus importante de l’échelon européen ?
2. Les nouveaux enjeux de l’Europe
sociale
Les politiques sociales ont été confrontées à d’importants changements et
contraintes depuis la fin des Trente Glorieuses, au niveau du contexte mondial mais également des conditions d’articulation avec les politiques macroéconomiques, dans le cadre de la constitution de l’Union Économique et
Monétaire. Ce nouveau contexte a d’ores et déjà entraîné des réformes
substantielles dans les politiques nationales et dans les modes d’intervention européens. Quelles en sont les conséquences pour la construction de
l’Europe sociale ? Doit-on en renoncer à toute volonté d’intervention européenne dans ce domaine, ou doit-on au contraire renforcer la coordination
entre les politiques nationales afin de renforcer le modèle social européen et
les garanties accordées aux citoyens ?
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rope sociale : « Tout travailleur de la Communauté Européenne a droit à une
protection sociale adéquate et doit bénéficier, quel que soit son statut et
quelle que soit la taille de l’entreprise dans laquelle il travaille, de prestations de sécurité sociale d’un niveau suffisant. Les personnes exclues du
marché du travail, soient qu’elles n’aient pu y avoir accès, soit qu’elles
n’aient pu s’y réinsérer, et qui sont dépourvues de moyens de subsistance,
doivent pouvoir bénéficier de prestations et de ressources suffisantes, adaptées à leur situation personnelle ». Cependant, l’ensemble de ces tentatives
demeurent limitées jusqu’au Traité d’Amsterdam, qui initie un mouvement
d’élargissement des compétences des autorités européennes (à l’emploi en
particulier) et de coordination des politiques nationales (dans le respect du
principe de subsidiarité).
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L’environnement mondial des États-providence a considérablement
changé au cours des vingt cinq dernières années. Ces mutations sont à la
fois d’ordre économique, social et politique8.
En matière économique, la mondialisation accroît la compétition par les
coûts — notamment salariaux — pour les entreprises, et la compétition
fiscale entre États. Elle engendre une pression à la stabilisation voire à la
réduction des dépenses sociales publiques. Au pire, cette nouvelle situation
économique mondiale pourrait engendrer des stratégies de « dumping social » de la part d’entreprises ou d’États qui sacrifieraient tout ou partie de
leurs politiques sociales afin de produire à des prix suffisamment bas pour
s’imposer face à des produits de coût voire de qualité supérieure. De telles
stratégies n’ont guère été choisies par des États en situation de le faire, la
plupart des pays connaissant un fort « décollage » économique ayant plutôt
choisi de développer leurs politiques sociales que l’inverse. Il en est allé
ainsi du Portugal et de l’Espagne, qui, en rejoignant l’Union européenne, ont
multiplié leurs dépenses sociales par deux et n’ont pas profité de leurs
moindres coûts sociaux pour asseoir leur avantage compétitif au sein du
marché unique9.
Outre la mondialisation, l’environnement économique des politiques sociales est caractérisé par d’autres transformations profondes. Les principaux
secteurs d’activité qui se sont développés au cours des deux dernières décennies dans les pays développés se situent dans le domaine des services.
Cette modification de la structure productive des économies de l’OCDE, qui
va des secteurs agricoles et industriels vers les secteurs des services, a un
impact important sur le marché du travail et sur les infrastructures sociales
qui y sont associés. Les États-providence occidentaux ont été développés en
pleine croissance des activités industrielles, caractérisées par des gains de
productivité très importants et des carrières relativement continues et unilinéaires.
Aujourd’hui, l’organisation du travail est désormais plus flexible et les
carrières moins uniformes. Dès lors, les systèmes de protection sociale qui
avaient été dessinés pour des salariés masculins connaissant une carrière
continue de 40 ou 50 années dans la même entreprise ne sont plus adaptés.
Qu’en est-il en effet de l’acquisition des droits à la retraite, normalement
conditionnée au versement régulier et uniforme de cotisations sociales, pour
des salarié(e)s qui entrent plus tardivement sur le marché du travail du fait
de formations plus longues, qui sont censé(e)s devoir souvent changer de
postes, passer d’une entreprise à l’autre au gré des opportunités, supporter
plusieurs périodes de chômage, voire devenir leur propre employeur ? Le
contexte économique n’est donc pas seulement source de difficultés financières pour les États-providence, mais aussi de défis plus profonds, qui
8. Nous reprenons ici en partie les analyses de Palier et Viossat [2001].
9. Sur la question du « dumping social », voir le numéro spécial du Journal of European
social policy, [Volume 10, n° 2 publié en mai 2000], dirigé par J. Alber et G. Standing.
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2.1. Les politiques sociales sous contrainte
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remettent en cause leurs structures elles-mêmes. Les défis économiques
sont redoublés par les transformations sociales.
Certaines mutations sociales ont eu un impact direct sur les Étatsprovidence : diversification des modèles familiaux ; arrivée massive des
femmes sur le marché du travail ; vieillissement de la population.
Le vieillissement de la population qu’impliquent à la fois l’allongement de
la durée de vie, l’arrivée à l’âge de la retraite de la génération du baby boom,
et la réduction du nombre des naissances pèse sur l’équilibre à venir des
systèmes de protection sociale. Au moment où ces systèmes ont été créés,
seulement un tiers des assurés bénéficiaient effectivement de leur régime de
retraite (les autres étant décédés avant de partir en retraite) et seulement
pour quelques années. Aujourd’hui, le « risque vieillesse » est devenu une
certitude, presque tous les citoyens étant amenés à vivre en retraite pendant
une, deux voire trois décennies, alors que dans le même temps, du fait de la
diminution du nombre des naissances, le nombre de personnes qui travaillent pour financer les régimes de protection sociale va peu à peu diminuer.
Les systèmes traditionnels de protection sociale sont également bouleversés par les mutations des structures familiales. Au cours des trente dernières années, le format traditionnel de la famille où le mari travaille et la
femme reste au foyer a été remis en cause, avec la diversification des modèles de foyers, et notamment l’accroissement des familles monoparentales.
Les systèmes de protection sociale ont le plus souvent été conçus pour
protéger « les travailleurs et leurs familles » pour reprendre les termes de
l’ordonnance de 1945 créant la Sécurité sociale en France. Ils donnent accès
aux protections par le biais des droits sociaux du mari qui travaille et ne sont
donc pas à même de fournir une protection adéquate aux femmes/mères
seules (qui le plus souvent n’ont accès qu’à des emplois atypiques), ni aux
jeunes sans emploi, ni aux chômeurs de longue durée. Par ailleurs, les
systèmes de protection sociale traditionnels, fondés sur les assurances sociales et les transferts sociaux, s’avèrent aussi incapables d’accompagner
l’accroissement de l’activité féminine, qui implique de reconnaître aux femmes des droits sociaux en propre et de développer les services sociaux
(crèches, soins à domicile pour les personnes âgées ou handicapées).
Enfin, l’ensemble de ces mutations économiques et sociales s’accompagne d’un dernier élément de transformation, d’ordre politique : la participation de nouveaux acteurs à la définition et à la mise en œuvre des politiques
sociales. Il convient de souligner le rôle croissant pour la définition des
politiques sociales des organisations internationales, et notamment des organisations financières internationales, mais aussi des organisations supranationales en charge de réguler les pôles régionaux qui se mettent en place
dans le monde, l’Europe en fournissant l’exemple le plus avancé. En outre,
le rapport de forces entre les acteurs traditionnels de la protection sociale
(État, employeurs et salariés) évolue. Les tendances à la privatisation de
certaines fonctions de protection sociale renforcent les acteurs du secteur
privé et les employeurs (assurances, institutions financières notamment).
Par ailleurs, les États voient d’un côté leur souveraineté remise en cause par
la mondialisation, et de l’autre le rôle de l’État central contesté par une
tendance massive à la décentralisation, qui touche souvent les politiques
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L’Europe sociale ————————————————————————————————————————————————————— 687
688 ———————————————————————————————————————— Christine Erhel, Bruno Palier
sociales. Enfin, les syndicats de salariés, représentants traditionnels des assurés, se trouvent affaiblis par la baisse du nombre de leurs adhérents
comme par leur attachement au modèle salarial classique.
Ces transformations ont poussé et pousseront plus encore à l’avenir à
réformer les systèmes de protection sociale : c’est dans ce cadre qu’il faut
penser les dynamiques des politiques nationales et les voies de construction
de l’Europe sociale.
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Les mutations objectives du contexte économique et social de mise en
œuvre des politiques nationales se sont accompagnées d’une transformation du paradigme de référence en matière de politique économique. En
accord avec des développements récents de la science politique (Hall
[1989] ; Muller [2000]), on peut attribuer un rôle important à ces facteurs
cognitifs et « idéologiques » dans les dynamiques des politiques publiques.
Cette perspective rejoint également les analyses proposées par certains économistes institutionnalistes, qui insistent sur le rôle des « idées » dans les
changements institutionnels (notamment North [1990])10.
Dans le domaine des politiques macroéconomiques comme dans celui
des politiques sociales, les vingt dernières années sont marquées par un
éloignement progressif par rapport au référentiel keynésien.
En matière de politiques de l’emploi et de politiques sociales, l’analyse
des rapports de l’OCDE permet de repérer deux changements majeurs (Erhel
et Zajdela [2004]). A la fin des années 80, le modèle de référence pour
l’analyse des effets des politiques sociales sur l’emploi devient le modèle
WS-PS11, qui conduit à considérer que le chômage s’explique en partie par
les effets des systèmes de protection sociale sur le coût du travail (soit
directs par le biais des cotisations sociales, soit indirects via les effets de
pression salariale induits par une générosité excessive des revenus de
remplacement-indemnisation du chômage, minima sociaux...). Même si le
modèle WS-PS peut être considéré comme un modèle de synthèse, résultant du programme de recherche néo-keynésien et des développements des
nouvelles théories du marché du travail, il s’éloigne radicalement de Keynes
en matière d’analyse des causes du chômage et de recommandations de
politique économique. Le chômage dans cette approche théorique est bien
involontaire, mais il est totalement classique, et ne peut être réduit que par
des politiques de baisse du coût du travail et de limitation de la protection
sociale. Un deuxième tournant est observable à la fin des années 90 : les
analyses en termes d’incitation au travail et de « trappes à inactivité » mar10. Pour une application aux politiques sociales et aux politiques de l’emploi, voir Erhel et
Palier [2003].
11. Wage Setting- Price Setting, voir Layard et al [1991] pour une présentation du modèle
et de ses applications.
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2.2. Un changement de référentiel
pour les politiques sociales
L’Europe sociale ————————————————————————————————————————————————————— 689
quent un retour à une conception totalement classique du chômage, considéré comme volontaire.
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Il est très difficile d’expliquer précisément les mécanismes qui ont conduit
à ce changement de référentiel. En matière de politique de l’emploi, on peut
relever une correspondance avec l’histoire des théories économiques du
chômage (Erhel, et Zajdela [2004]) : celle-ci se caractérise par un processus
de perte de substance de la théorie keynésienne du chômage, qui se traduit
tout d’abord par une réconciliation des classiques et des keynésiens autour
de l’idée d’un « chômage naturel d’équilibre », et par un déplacement de
l’analyse des causes du chômage vers un chômage involontaire mais classique, puis par le glissement vers un chômage volontaire. Hall [1986] explique en partie les retournements des politiques économiques en France et en
Grande-Bretagne par le rôle des partis politiques et les intérêts des groupes
sociaux qu’ils représentent, mais également par la diffusion d’idées sur
l’économie. Fitoussi et Le Cacheux [2005] avancent l’idée que l’Union européenne est un « club dont les membres obéissent à une convention sociale », (page 76) : cette convention s’appuie sur les conceptions des élites
en matière d’économie et de société, lesquelles se sont profondément modifiées dans le sens d’une plus forte tolérance aux inégalités sociales, perçues comme une condition nécessaire à tout accroissement de l’efficience
économique. La part des facteurs sociologiques, institutionnels, ou théoriques dans le changement de paradigme économique de référence dépasse
notre propos : néanmoins, ces travaux se rejoignent pour montrer que l’évolution du référentiel des politiques publiques a été radicale, et qu’elle a
conduit à des pressions particulières sur les politiques sociales, qui sont
désormais en partie rendues responsables du chômage et de sa persistance,
alors même qu’elles étaient précédemment un des moteurs du plein emploi.
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Ce changement de référentiel s’observe dans d’autres secteurs des politiques économiques, et en particulier dans le cas des politiques macroéconomiques. La mise en place du grand marché européen (qui garantit une libre
compétition entre toutes les firmes européennes) et les critères du Traité de
Maastricht puis du pacte de stabilité et de croissance (qui correspondent à
une vision cohérente de politique économique : dette et déficit public réduit,
inflation limitée, taux de change fixes) sont significatifs de l’adoption collective d’un nouveau modèle de politique économique, différent des politiques
keynésiennes. Il s’agit de politiques de l’offre (monétariste, néo-classiques)
qui promeuvent la libre concurrence (dérégulation, flexibilisation) et reposent sur l’orthodoxie budgétaire (dette et déficits réduits, taux d’intérêts bas,
taux d’inflation réduits). Alors que ce tournant des politiques macroéconomiques a commencé dès la fin des années 70 et s’est effectué tout au long
des années 80 dans les différents pays européens (Jobert [1994]), les politiques sociales ont dans un premier temps continué de fonctionner sur les
logiques du passé (keynésiennes). Les politiques sociales se sont trouvées
en crise du fait de ce décalage avec les logiques (économiques) globales
nouvelles.
690 ———————————————————————————————————————— Christine Erhel, Bruno Palier
2.3 L’articulation avec l’intégration européenne
Le mouvement de transformation des enjeux des politiques sociales dépasse le cadre des pays européens. Cependant, l’approfondissement de l’intégration économique en Europe (Acte Unique, et surtout Union Économique et Monétaire) crée des problèmes spécifiques pour les politiques
nationales.
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Cependant, elle conduit également à envisager de manière plus directe la
question de la coordination des politiques sociales nationales entre elles, et
des politiques sociales avec les politiques macroéconomiques. Cette question apparaît particulièrement complexe et n’est que peu traitée dans les
travaux portant sur la coordination des politiques économiques en Europe
(CAE [1998]). En effet, l’argumentation standard sur les bénéfices de la coordination s’applique dans deux cas principaux (Thygesen [1992]) : premièrement, lorsque l’on considère que l’objectif de la coordination est de fournir
et de préserver des biens publics internationaux (par exemple le libreéchange, ou la stabilité des taux de change) ; deuxièmement, lorsqu’il existe
des externalités résultant des politiques économiques nationales (par exemple les effets sur les taux d’intérêt de l’ensemble de la zone euro d’une
politique budgétaire menée par un seul pays). Les travaux concernant
l’Union Économique et Monétaire ont essentiellement porté sur ce second
type d’argumentation (CAE [1998]).
En matière sociale et d’emploi, il semble plus difficile de raisonner sur
cette base, les externalités n’étant ici pas bien identifiées, contrairement au
cas des politiques budgétaires nationales par exemple. De plus, les politiques sociales sont marquées par un degré très fort d’imbrication, qui rend
difficile l’identification de composantes isolées de leur contexte national, et
la coordination par type de politique. Ceci irait plutôt dans le sens du maintien d’un principe de subsidiarité strict, sauf dans le cas de la protection
sociale des travailleurs migrants.
Néanmoins, on peut également relever un certain nombre d’arguments de
nature économique en faveur d’interventions européennes dans le domaine
social, et d’une meilleure coordination des politiques sociales.
Tout d’abord, une harmonisation des prélèvements fiscaux et sociaux permettrait d’éviter une concurrence entre les pays membres, qui risque soit de
diminuer le niveau de couverture sociale dans l’ensemble de la zone, soit
d’évincer d’autres types de dépenses publiques (en particulier celles d’investissement, de recherche, d’éducation...), alors même qu’elles sont favorables
à la croissance de long terme. Cependant, une telle politique est difficile à
mettre en œuvre, une harmonisation « par le haut » n’étant pas nécessaireREP 115 (6) novembre-décembre 2005
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En premier lieu, l’intégration européenne renforce l’ensemble des
contraintes relevées précédemment : l’exposition des pays membres à la
concurrence sociale et fiscale est particulièrement élevée dans un contexte
de libre circulation des marchandises, des capitaux, et des travailleurs. Les
contraintes de financement de la protection sociale sont renforcées par les
critères de finances publiques imposés par le Pacte de Stabilité.
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Dans un scénario de type « fédéral » (Boyer [1999]), la protection sociale
peut servir de base à l’établissement de mécanismes de solidarité qui permettraient d’aider à l’amortissement des chocs asymétriques et améliorer le
fonctionnement de la zone euro. L’instauration d’un minimum de fédéralisme, par exemple dans le cadre de l’assurance-chômage (cf. Italianer et
Pisani Ferry [1992]), permettrait d’éviter une pression trop forte sur les prix
et les coûts, ou en d’autres termes sur la flexibilité du marché du travail, qui
apparaît sinon comme la seule solution bien qu’elle se traduise par une
croissance molle. Dans une perspective de réforme plus fondamentale, on
peut penser que la protection sociale constitue le domaine par lequel tout
approfondissement de la coordination européenne, et en particulier toute
avancée dans le sens d’une Europe fédérale, doit débuter : c’est ce que
montre Théret [2002b] à partir d’une comparaison approfondie des dynamiques des systèmes de protection sociale en Europe et au Canada.
Enfin, on peut également considérer qu’un certain nombre de domaines
constituent des « biens publics européens », par exemple la lutte contre la
pauvreté par les minima sociaux, le droit du travail... Toutefois, ceci suppose
un accord entre les pays membres sur la définition de tels biens publics,
lequel apparaît à l’heure actuelle peu probable.
La coordination des politiques sociales en Europe peut donc être fondée
économiquement. Ses formes potentielles sont multiples et leur opportunité
dépend des cas : une coordination par les règles serait optimale dans le cas
des « biens publics européens ». En matière de stabilisation interne à la zone
euro, les mécanismes fédéraux sont adaptés. Pour les autres aspects (et
notamment la question de l’« harmonisation » des prélèvements, mais également celle des salaires), seule une coordination à plusieurs niveaux semble possible, sur la base d’objectifs communs avec des déclinaisons nationales d’instruments. Celle-ci peut également permettre l’échange
d’informations et l’apprentissage sur la base des meilleures pratiques.
C’est précisément cette dernière voie qui a été privilégiée depuis le Traité
d’Amsterdam, conduisant à un système politique multi-niveaux (« multitiered polity », Leibfried et Pierson [2000, page 268]) dans le domaine de
l’emploi et des politiques sociales.
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ment soutenable pour les pays à faible protection sociale, et une harmonisation « par le bas » étant inacceptable pour les pays à forte protection
sociale (Cazes [1994]). Boyer [1999] souligne la nécessité de favoriser la mise
en place d’une coordination salariale au niveau européen : en effet, en l’absence d’intervention, on peut penser que l’Union Monétaire va conduire à
un accroissement du degré de décentralisation des négociations salariales.
Or celle-ci comporte des risques de creusement des écarts de salaires (du
fait de la faible mobilité du travail), mais également d’inflation (du fait des
dérapages possibles provenant du défaut de coordination). En présence
d’une forte variabilité des politiques salariales, la BCE devrait conduire une
politique monétaire plus dure que dans le cas d’une coordination salariale
européenne, pour atteindre le même objectif d’inflation. Cette question s’articule avec celle de l’Europe sociale dans la mesure où l’enjeu est alors de
créer les conditions d’un véritable dialogue social européen (à ce stade
embryonnaire).
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3. La dynamique de l’Europe sociale
et les voies de coordination
Au cours de la période récente, les politiques sociales ont connu de fortes
évolutions, tant au niveau national avec la multiplication de réformes profondes des systèmes nationaux de protection sociale, qu’au niveau européen, avec la mise en place d’une procédure de coordination originale. Les
dynamiques de réponse à la « crise » du modèle social européen doivent
donc être appréhendées à ce double niveau.
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En réponse aux pressions et contraintes exposées précédemment, les politiques sociales et les politiques de l’emploi ont connu de nombreuses
réformes en Europe. Cette dynamique des politiques publiques se caractérise par deux traits essentiels, d’une part la persistance de modèles nationaux hétérogènes, d’autre part la mise en œuvre de tendances communes,
mais avec des déclinaisons nationales différenciées.
3.1.1. Les réformes nationales poursuivent les chemins
historiques
D’un point de vue théorique, un certain nombre de caractéristiques des
systèmes nationaux de protection sociale sont susceptibles de générer des
trajectoires de type « dépendance du sentier », c’est-à-dire de maintien sur
une trajectoire historiquement déterminée (Erhel et Palier [2003]). En particulier, s’il existe des coûts fixes d’installation, des effets de coordination ou
d’anticipations, les rendements le long du sentier sont croissants, et les
coûts de sortie du chemin (i.e. de changement radical de régime) également.
Ces effets sont particulièrement importants dans le cas où les institutions
constituent une « matrice » complexe, un ensemble de règles, de procédures, de nature formelle et informelle, complémentaires et interdépendantes12. Alors un choc commun à plusieurs systèmes institutionnels ne
conduira pas à la convergence, mais il sera filtré par les arrangements institutionnels préexistants, conduisant à des problèmes différenciés, et à des
réponses politiques elles-mêmes différentes13.
12. Ces mécanismes sont ceux que retiennent les auteurs institutionnalistes (dont North
[1990] ; Pierson [2000]).
13. Pour une analyse théorique et empirique appliquée à la comparaison France/RU, cf.
Erhel et Zajdela [2004]. Un élément central de la différenciation des trajectoires de ces deux
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3.1. Des déclinaisons nationales
d’une dynamique globale
L’Europe sociale ————————————————————————————————————————————————————— 693
D’un point de vue empirique, on peut vérifier au travers des réformes
menées en Europe que la distinction entre les trois régimes d’Étatprovidence s’applique également en dynamique, du fait des contraintes historiques et institutionnelles créées par ces trois régimes14. A l’issue d’un
travail comparatif de grande ampleur, Pierson [2001] souligne ainsi qu’au
sein de chaque régime, un type de réforme de la protection sociale prédomine : la « re-marchandisation » (recommodification) dans les Étatsprovidence libéraux, le contrôle des coûts (cost-containment) dans les Étatsprovidence socio-démocrates, les reconfigurations (re-calibration) devant
permettre d’ajuster les programmes sociaux aux nouveaux risques et besoins dans les systèmes continentaux.
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Dans les pays scandinaves, face aux coûts et aux déficits publics engendrés par les politiques sociales de plein emploi, de nouvelles politiques ont
été envisagées, visant à privatiser, décentraliser et « débureaucratiser » certains services, notamment en Suède. Ces nouvelles politiques ont accompagné des politiques de réduction des dépenses sociales comme la restriction
des critères d’éligibilité pour l’accès aux prestations ou la baisse du niveau
des prestations et des services. Après avoir fait subir un ensemble de « coupes égalitaires » à leurs dépenses sociales, ces pays ont cherché à retrouver
les fondements de la « société du travail » dans leurs politiques, notamment
d’emploi, en misant de plus en plus sur l’activation des dépenses sociales,
mais aussi sur l’investissement dans la recherche, l’éducation et la formation.
Dans les pays d’Europe continentale, les changements, plus rares, plus
tardifs et plus limités qu’ailleurs, restent eux aussi pour la plupart inscrits
dans les logiques du système. Tout au long des années 90, les réformes des
retraites, en France comme en Allemagne, ont surtout impliqué un changement du mode de calcul des pensions mais pas un changement de la logique du système. De même, les mesures de maîtrise des dépenses de santé
sont restées inscrites dans le cadre des institutions de l’assurance maladie,
en France comme en Allemagne. Enfin, l’Allemagne a fait la preuve de la
confiance qu’elle place dans sa façon de faire de la protection sociale en
créant, en 1995, une nouvelle assurance sociale pour les soins de longue
durée, qui fonctionne selon des modalités proches de celles des autres
pays tient aux modes de financement de la protection sociale : au Royaume-Uni, les difficultés de financement des dépenses sociales pèsent directement sur le budget de l’État, et
entrent en conflit avec l’objectif d’orthodoxie budgétaire, tandis qu’en France elles grèvent le
coût du travail et posent des problèmes de compétitivité. D’autres exemples figurent dans
Palier et Bonoli [1999].
14. Cf. Esping-Andersen (1996)
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Ainsi, en Grande Bretagne, les politiques mises en œuvre pour faire face
aux difficultés ont visé à se conformer aux pressions engendrées par l’internationalisation de l’économie en développant le rôle du marché dans la
protection sociale (en matière de santé ou de retraite), les politiques de
ciblage des prestations pour les plus démunis et les plus méritants, un
renforcement des mesures de workfare et une flexibilisation croissante du
marché du travail. L’ensemble de ces politiques n’a fait que renforcer la
dimension libérale et résiduelle du système de protection sociale.
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3.1.2. De la démarchandisation à l’activation :
à la recherche d’une nouvelle logique
fondamentale pour l’État-providence
La comparaison des réformes menées dans les différents pays d’Europe
montre un certain nombre de tendances communes qui semblent imposées
par le nouveau contexte économique global. Deux tendances générales marquent l’ensemble des politiques menées dans les différents pays d’Europe :
premièrement, la volonté de limiter les dépenses sociales publiques ;
deuxièmement, la réorientation des programmes sociaux vers l’emploi.
Alors que des années 50 aux années 70, les politiques de protection sociale étaient orientées par la volonté d’étendre et d’augmenter la couverture
sociale, la fin des années 80 et les années 90 sont marquées par la volonté
de réduire le niveau des dépenses sociales.Les pays anglo-saxons furent les
premiers à mettre en œuvre des politiques de retrait de l’État-providence (cf.
Pierson [1994]). Certains travaux comparatifs (George et Taylor-Goobi
[1996]) ont montré que, au-delà des différences institutionnelles et de la
diversité des politiques sociales mises en œuvre dans les différents pays
d’Europe au cours des quinze dernières années, on pouvait retrouver dans
tous les pays les mêmes méthodes qui font reculer l’État-providence
15. La France, mais également l’Allemagne ou la Belgique, constituent des exemples de ce
recours massif aux dispositifs de cessation anticipée d’activité (préretraites et indemnisations du chômage prolongées avec une dispense de recherche d’emploi) (Courtioux et Erhel
[2005]).
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branches de son système. Le plus souvent, dans ces pays, les politiques
mises en œuvre pour faire face aux difficultés dans ces pays n’ont fait que
renforcer à terme les difficultés. En effet, dans les systèmes de protection
sociale fondés sur les assurances sociales, il a souvent été choisi de réduire
l’offre de travail pour faire face au problème de chômage, en incitant les
femmes à rester au foyer, les jeunes à retarder leur entrée sur le marché du
travail (en prolongeant leurs études par exemple), et les travailleurs vieillissants à partir en pré-retraite, en invalidité ou en congé de longue maladie15.
Ainsi, les réformes menées en Europe au cours des vingt dernières années
ne semblent-elles pas avoir changé la nature des États-providence. On peut
même considérer qu’elles ont renforcé la logique propre à chaque système.
Cette conclusion souligne qu’il est difficilement envisageable de vouloir importer telle quelle une politique dans un autre contexte institutionnel. Elle
souligne aussi qu’il n’est pas possible de définir une seule solution universelle et globale pour les problèmes rencontrés par les systèmes de protection sociale. Pour autant, une analyse plus globale des réformes menées
récemment souligne qu’au-delà des différences, il existe des tendances majeures communes à la plupart des mesures adoptées en Europe. Tout se
passe comme si l’agenda des réformes comportait aussi la recherche d’un
nouveau socle commun pour la protection sociale, passant par la redéfinition des objectifs sociaux et des fonctions économiques des politiques sociales.
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aujourd’hui en Europe, en particulier : restriction des critères d’éligibilité
pour l’accès aux prestations ; ciblage des prestations et réduction de leur
niveau ; augmentation (ou apparition) de la charge laissée aux usagers dans
de nombreux services ; développement des services et des assurances privées, au moyen notamment d’incitations fiscales ; délestage de missions
publiques de protection sociale sur les entreprises, les familles ou la société
civile.
Si ces politiques avaient pour but premier de diminuer les dépenses sociales16, elles ont aussi eu deux conséquences importantes pour les conceptions globales de la protection sociale. Dans la mesure où elles ont souvent
réduit la part prise par les dépenses publiques, elles ont conduit à réorganiser la répartition des tâches entre État, famille, marché et société civile.
Dans la plupart des cas, on assiste ainsi à une privatisation partielle des
fonctions de protection sociale. En second lieu, ces politiques de retrait
signifient que l’État-providence, d’un point de vue économique, n’apparaît
plus comme un facteur de croissance économique, mais comme un coût
qu’il convient de diminuer. La solution qui aurait consisté à démanteler
purement et simplement l’État-providence, bien que réclamées par les ultralibéraux, n’est pas à l’ordre du jour, aussi bien du fait des résistances institutionnelles et politiques que de l’attachement des populations européennes
à leur « modèle social ».
La deuxième tendance générale vise à réformer la protection sociale afin
de la rendre plus favorable à l’emploi. Trois séries principales de réformes
ont été engagées dans les différents pays européens afin de rendre effective
cette priorité à l’emploi : des réformes du financement de la protection sociale ; l’instauration de contreparties plus strictes de formation ou d’activité
en échanges de l’octroi des prestations ; la promotion de services collectifs
destinés à favoriser l’activité féminine.
Concernant le financement de la protection sociale, des réformes allant
dans le sens à la fois d’une fiscalisation et d’un élargissement des assiettes
de financement ont été engagées dans les pays continentaux, afin de réduire
le poids des cotisations sociales. Cela a été le cas en France avec notamment
l’instauration d’une nouvelle forme de financement de la protection sociale,
la contribution sociale généralisée (CSG) en 1991, ou, plus récemment en
Allemagne, où un nouvel impôt écologique prélevé sur les activités polluantes et affecté aux dépenses sociales a été créé en 1998.
Le second axe des réformes des politiques sociales européennes a été de
mettre en place des contreparties plus strictes en termes d’activité ou de
formation, en échange de l’octroi d’un certain nombre de prestations. Cela
s’est notamment traduit par le développement de politiques d’activation des
prestations d’assurance chômage ou d’assistance, que l’on retrouve dans
tous les régimes de protection sociale. Les outils utilisés sont proches : il
s’agit principalement d’une part d’un durcissement des conditions d’indemnisation dans le cadre de l’assurance-chômage, ou des conditions d’accès à
16. Ce qu’elles n’ont réussi que partiellement. Après une nouvelle hausse au début des
années 90, liées à la période de récession économique qu’a connue l’Europe, les dépenses
sociales ont été stabilisées au cours des années 90 dans la plupart des pays européens, mais
sont souvent reparties à la hausse au début des années 2000.
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l’assistance, avec le développement d’obligations de participation à des mesures d’insertion ou de formation17, d’autre part de la création ou de renforcement de dispositifs visant à augmenter le différentiel entre revenus d’activité et prestations perçues en cas de chômage ou d’inactivité (de type
impôt négatif ou suppléments familiaux). On peut également considérer que
le développement d’emplois atypiques (temps partiel, mais aussi CDD, interim) au moyen d’assouplissements du droit du travail, voire d’incitations
financières18, procède de cette logique générale d’activation. Les formes
prises par ces mesures diffèrent selon les pays : elles sont globalement plus
contraignantes en Angleterre, se rapprochant du workfare, tandis que dans
le cas des pays scandinaves, il s’est agi de retrouver l’esprit de « la société
du travail » et le principe de la workline (tous ceux qui peuvent travailler le
doivent).
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Une troisième série de réformes destinée à favoriser l’emploi est fondée
sur une approche très différente, visant non pas à restreindre l’accès à certaines prestations monétaires, mais au contraire à faciliter l’accès à certaines
prestations de service destinées à permettre une meilleure conciliation entre
vie professionnelle et vie familiale. Cette stratégie consiste à développer la
création de services sociaux aux personnes (enfants, personnes âgées, handicapés...), afin de favoriser l’emploi des femmes et le maintien de taux de
fécondité élevés, tout en réduisant les niveaux de pauvreté des familles,
notamment mono-parentales, et leur incidence sur les enfants.
La dynamique des réformes va ainsi au-delà d’une simple logique de
maintien des modèles nationaux sur les trajectoires antérieures. Il existe
également des innovations institutionnelles, des instruments nouveaux des
politiques sociales, qui apparaissent comme des déclinaisons nationales
d’une logique de réforme plus globale (répondant au changement de référentiel analysé précédemment). L’Europe sociale d’aujourd’hui serait ainsi
un ensemble de modèles nationaux différenciés et de tendances communes
de réformes : s’il apparaît impossible d’évoquer une convergence des systèmes nationaux de protection sociale (tout au plus serait-elle partielle), les
objectifs et principes de leur réforme sont en partie communs. De plus, d’un
point de vue institutionnel, elle se caractérise par une coordination plus
importante des politiques nationales.
17. Accompagnées, au moins en principe, de sanctions financières en cas de non-respect
de ces obligations.
18. Cf. par exemple l’instauration de baisses de charges pour l’emploi à temps partiel en
France en 1992.
19. Au moins jusqu’au début des années 2000. Les réformes des retraites se sont accompagnées d’une forte limitation des dispositifs de préretraites.
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Dans les pays continentaux, les mesures d’activation sont plus timides, et
le plus souvent marquées par une situation paradoxale voire contradictoire,
puisqu’elles coexistent avec des mesures de retrait du marché du travail
(pré-retraites notamment)19.
L’Europe sociale ————————————————————————————————————————————————————— 697
3.2. Un mode de coordination original ?
La méthode ouverte de coordination
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Sur la base d’une analyse historique de l’origine de la méthode ouverte de
coordination (Mandin et Palier [2004]), on peut considérer que celle-ci s’inscrit tout d’abord dans une volonté politique de repenser la coopération
européenne dans le domaine des politiques sociales, pour qu’elle ne soit
pas synonyme de retrait des États-Providence face aux exigences du marché
unique, mais conduise plutôt à des pactes sociaux renouvelés et permette
progressivement de contribuer à l’élaboration d’une justice sociale « soutenable » en Europe. Par ailleurs, elle découle également de la prise de conscience de l’impossibilité d’imposer une législation classique dans le domaine de la protection sociale. Depuis le Traité de Maastricht, le nombre de
directives proposées et adoptées a décliné. Cette tendance s’est prolongée
après l’adoption du Traité d’Amsterdam, malgré l’introduction du Titre sur
l’emploi. Le processus de promotion du dialogue social n’a pas été plus
fructueux, puisque seulement trois conventions collectives ont abouti à des
directives.
Ce processus de coordination dans le domaine de l’emploi et des politiques sociales repose sur l’idée qu’il est possible d’obtenir une convergence
minimale en matière d’emploi et de protection sociale à partir de procédures
de coordination non contraignantes, fondées sur l’échange d’informations et
la discussion entre les pays. En conformité avec les approches institutionnalistes, on peut en effet penser que dans le cas de systèmes institutionnels
complexes et interdépendants, la fixation de règles contraignantes n’est pas
nécessairement le meilleur moyen d’infléchir les trajectoires nationales20.
Au contraire, les institutions peuvent jouer un rôle de filtre, et aboutir à des
20. Cf. notamment Hall et Soskice [2001] ; pour une discussion, Erhel et Palier [2003].
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L’intervention du niveau européen en matière d’emploi et de politiques
sociales est devenue de plus en plus importante au cours des dernières
années. C’est pour remédier à un décalage croissant entre les politiques
économiques européennes et les politiques sociales nationales que cette
intervention européenne s’est développée dans un domaine normalement
réservé aux États. La « méthode ouverte de coordination », inspirée du processus de convergence économique à partir des critères de Maastricht puis
du processus de Luxembourg lançant une stratégie européenne pour l’emploi en 1997, vise à pallier l’incapacité de l’Union à imposer un processus de
coordination des politiques sociales grâce à une harmonisation législative
classique, et à construire une nouvelle méthode de gouvernance de la protection sociale en Europe. Depuis le sommet de Lisbonne, elle a été étendue
à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion en 2000, à celui des retraites en
2001 et à celui de la santé en 2004. Cette méthode s’appuie sur la circulation
des idées, propose de nouveaux principes d’action pour faire face aux défis
communs auxquels les États membres sont confrontés, et incarne ou cherche à incarner une politique de protection sociale nouvelle.
698 ———————————————————————————————————————— Christine Erhel, Bruno Palier
réponses nationales qui demeurent différenciées en fonction des caractéristiques antérieures, avec maintien de la dépendance du sentier. Il semble en
revanche plus adapté de chercher à coordonner l’orientation générale des
réformes, chacun choisissant les instruments les mieux adaptés à son
contexte pour les atteindre.
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Cependant, et c’est le deuxième résultat de ce type d’étude, si l’effet de la
coordination nationale ne semble pas être direct, cela ne signifie pas qu’il
soit nul. Tout d’abord, les personnes interviewées mentionnent le plus souvent un effet d’« apprentissage », ou de constitution d’un savoir commun lié
à la MOC et aux échanges portant sur les expériences nationales et les
meilleures pratiques. De plus, outre cet effet d’harmonisation cognitive, les
entretiens mettent également en évidence une utilisation stratégique des
outils fournis par la MOC (indicateurs, lignes directrices, modèles, arguments) : ceux-ci constituent des ressources pour les acteurs nationaux, qu’ils
utilisent dans le processus de définition des politiques. La coordination
européenne aurait dans cette perspective un « effet de levier » (Coron et
Palier [2002]) sur les politiques nationales, qui transite par quatre canaux.
Tout d’abord, la rédaction des Plans d’Action Nationaux a permis une rationalisation des politiques existantes et de leurs justifications. De plus, ce
processus a conduit à une amélioration de la coordination au sein de l’administration, au niveau horizontal (entre les Ministères), et vertical (entre le
niveau national et les échelons locaux ou régionaux) : en ce sens, la MOC
semble désormais constituer un outil de gestion interne à l’administration
de l’emploi. La question de la décentralisation et de ses enjeux en termes
d’information est récurrente dans nos entretiens. Par ailleurs, la stratégie
européenne pour l’emploi donne une référence nouvelle, et permet aux
acteurs de légitimer leurs positions, et le cas échéant de servir leurs intérêts
dans le débat national. Enfin, les acteurs s’accordent sur l’idée que la SEE
21. Pour la France, il s’agit des travaux de Barbier et Sylla [2001, 2004], Coron et Palier
[2002] ; Erhel, Mandin et Palier [2005], Raveaud [2001]. Une perspective comparative des cas
nationaux est donnée dans Pochet et Zeitlin [2005].
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Les principaux résultats des travaux empiriques sur la MOC21 sont les
suivants : premièrement, il ne semble pas y avoir d’influence directe (au
sens d’un processus de diffusion par le haut) de la stratégie européenne
pour l’emploi et des MOC inclusion et retraites sur les réformes nationales
des politiques de l’emploi et des politiques sociales, celles-ci étant en général antérieures à la définition et à la mise en oeuvre de la stratégie de
Lisbonne. En France par exemple (Erhel, Mandin et Palier [2005]), les acteurs
interviewés citent en ce sens l’exemple des baisses de charges, qui apparaissent dès la fin des années 70 dans le cadre des Pactes pour l’emploi,
avant de connaître une logique de généralisation dès le début des années
90, ou encore la création du RMI en 1988. Au-delà de cet effet d’antériorité et
de décalage temporel, la plupart des personnes enquêtées mentionnent également un problème d’opportunité politique : il serait selon eux préférable
de ne pas mentionner une référence européenne pour qu’une réforme aboutisse. Ainsi le débat sur les retraites aurait-il été volontairement circonscrit
au cadre national, alors même que le processus de coordination européen
débutait dans ce domaine.
L’Europe sociale ————————————————————————————————————————————————————— 699
avait conduit à un accroissement de l’implication des partenaires sociaux
dans la définition des orientations des politiques de l’emploi.
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D’un point de vue théorique, l’analyse de la coordination des politiques
sociales et des politiques de l’emploi et de sa mise en œuvre au travers des
MOC peut également s’appuyer sur certains résultats des travaux sur le
fédéralisme. Les développements récents des approches économiques du
fédéralisme ont intégré les apports de l’économie de l’information, et prennent en compte les problèmes informationnels (hasard moral, sélection adverse) et les coûts de transaction (Oates [1999]). Concernant la relation entre
fédéralisme et changement ou innovation politique, ces travaux aboutissent
à des résultats ambigus. Ils montrent d’une part que les systèmes
fédéraux22offrent des possibilités d’expérimentation et d’apprentissage par
l’expérience au niveau des États membres, qui peuvent conduire à la diffusion d’innovations politiques efficaces. L’avantage de l’expérimentation décentralisée est d’autant plus important que l’incertitude sur l’impact des
politiques est importante (ce qui est le cas pour les politiques de l’emploi).
Mais d’autre part, l’existence d’externalités d’information (le résultat des
expérimentations des États membres se diffuse aux autres) peut au contraire
réduire l’incitation à l’innovation, par rapport à une situation centralisée
(Oates [1999]). Pire, l’existence d’une compétition juridique et fiscale entre
les États peut conduire à une course vers le bas (Volden [2002]). Ces effets
constituent un argument fort en faveur d’une mise en œuvre centralisée de
la coordination, même si celle-ci se fait sur la base d’un apprentissage décentralisé. Le rôle de l’échelon central dans la convergence est donc d’autant
plus fort que la politique concernée constitue un terrain de concurrence
entre les États membres : ceci vaut tout particulièrement dans le domaine de
la réglementation du marché du travail et des politiques sociales. En revanche, compte tenu de la faible mobilité du travail en Europe, les politiques de
l’emploi (du moins celles qui sont centrées sur l’offre de travail) ou les
politiques de retraite peuvent faire l’objet d’une coordination décentralisée
avec un rôle minimal de diffusion de l’information pour l’échelon central.
22. Un système fédéral est défini dans cette littérature comme un système où il existe
plusieurs niveaux de gouvernement, chacun ayant une autorité politique, indépendamment
de toute constitution formelle : il est donc différent du fédéralisme au sens politique du
terme.
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Pour toutes ces raisons, la méthode ouverte de coordination constitue
plus qu’un outil politique virtuel, et participe aux facteurs de changement
institutionnel. Cependant, le fait qu’il existe des changements innovants, et
que ces changements soient influencés par la MOC, ne signifie pas que l’on
aboutisse par ce biais à une convergence « substantive » entre les modèles
nationaux européens. Les facteurs d’influence supra-nationaux, y compris
cognitifs, sont nombreux (incluant les dimensions macroéconomiques de la
politique européenne, mais également les analyses et recommandations des
experts internationaux, tels que ceux de l’OCDE), et leur mobilisation n’est
pas uniforme dans les pays membres de l’UE. Les travaux comparatifs sur la
MOC soulignent ainsi des différences dans le recours à la SEE, par exemple
en ce qui concerne l’implication des partenaires sociaux (Pochet et Zeitlin
[2005]).
700 ———————————————————————————————————————— Christine Erhel, Bruno Palier
Ces analyses conduisent donc à douter de l’efficacité de la méthode ouverte
de coordination dans le domaine social, tout en reconnaissant sa pertinence
dans le domaine de l’emploi.
*
*
*
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La question de l’avenir de cet ensemble complexe reste ouverte, même si
la plupart des travaux sur la coordination européenne et l’avenir de l’Europe
sociale vont au-delà de l’analyse de l’existant et présentent une forte dimension prospective. Certains présentent des scénarios d’évolution très généraux, qui dépassent la question de l’Europe sociale et s’interrogent sur l’avenir institutionnel et politique de l’Union européenne (Boyer [1999]). Ceux-ci
s’articulent avec la question plus précise du modèle social européen, pour
lequel on peut distinguer entre trois scénarios d’évolution (Barbier [2004]) :
ceux qui privilégient l’hypothèse que les MOC ont essentiellement une composante « symbolique », sans impact réel sur les trajectoires nationales et
sans réduire la dichotomie fondamentale entre l’économie et le social au
niveau européen ; des auteurs qui voient dans la SEE et les MOC un outil de
promotion d’une stratégie néo-libérale en Europe, participant ainsi à la soumission des politiques sociales aux objectifs macroéconomiques, via la flexibilité, la baisse du coût du travail (Salais [2004]) ; enfin des travaux considérant les MOC comme un outil de défense du modèle social européen, ou
de promotion d’un modèle renouvelé (Goestchy [2003] ; Atkinson et al.
[2004] ; Théret [2002a]). Dans cette dernière perspective, la coordination par
les MOC constitue une étape de construction de l’Europe sociale, préalable à
la mise en place de mécanismes de redistribution et à l’accroissement du
budget européen, qui constituent les conditions nécessaires d’efficacité de la
coordination en matière sociale (Théret [2002b])23.
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constituer une étape vers le fédéralisme.
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L’Europe sociale est constituée d’interventions à plusieurs niveaux, l’échelon européen étant historiquement faible relativement au niveau des modèles nationaux, qui apparaît marqué par une forte hétérogénéité au-delà d’un
principe commun de protection des individus.Elle apparaît marquée par de
nombreuses réformes depuis les années 80, tant au niveau des politiques
nationales, que des modalités de coordination organisées par les politiques
européennes.
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