l`europe sociale : entre modèles nationaux et coordination

L'EUROPE SOCIALE : ENTRE MODÈLES NATIONAUX ET
COORDINATION EUROPÉENNE
Christine Erhel et Bruno Palier
Dalloz | Revue d'économie politique
2005/6 - Vol. 115
pages 677 à 703
ISSN 0373-2630
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-d-economie-politique-2005-6-page-677.htm
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Pour citer cet article :
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Erhel Christine et Palier Bruno , « L'Europe sociale : entre modèles nationaux et coordination européenne » ,
Revue d'économie politique, 2005/6 Vol. 115, p. 677-703.
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L’Europe sociale : entre modèles nationaux
et coordination européenne
Christine Erhel*
Bruno Palier**
D’un point de vue institutionnel, l’Europe sociale est constituée d’interventions à plu-
sieurs niveaux, l’échelon européen étant historiquement faible relativement au niveau
des modèles nationaux, qui apparaît marqué par une forte hétérogénéité au-delà d’un
principe commun de protection des individus. Cet ensemble de politiques doit faire
face à de nouveaux enjeux, résultant d’un ensemble de contraintes économiques, so-
ciales et politiques, tout autant que de la modification du référentiel sur lequel s’ap-
puient les politiques publiques : il en résulte d’une part des transformations des mo-
dèles nationaux de protection sociale, déclinant une tendance commune au retrait de
l’État et à la focalisation sur un objectif d’emploi, d’autre part l’affirmation d’une coor-
dination minimale à l’échelon européen, sur la base des méthodes ouvertes de coor-
dination. L’analyse théorique permet d’identifier un certain nombre de bénéfices asso-
ciés à une coordination renforcée dans le domaine social, mais elle souligne également
la diversité de ses formes potentielles, dont les dispositifs existants ne constituent
qu’un aspect.
Europe - politiques sociales - protection sociale - emploi - coordination
Social Europe: between national models and european
coordination
From an institutional point of view, Social Europe appears like a multi-level set of
policies. The European level itself has remained relatively under-developed, since the
European integration process has focused on the economic components of integration,
whereas social policies, according to the subsidiarity principle, remain mainly of State
competency. Despite some common principles, which build the so-called European
Social Model, national policies exhibit a wide range of policies, which lead to hetero-
geneous models (regimes).
Since the 1980s, these policies and various components of Social Europe have been
facing a new context: on the one hand, the transformations of the economic environ-
ment, of the social and political context, tend to make the traditional components of the
welfare state as well as the Keynesian macroeconomic policies rather difficult to ma-
nage; on the other hand, the emergence of a new paradigm for economic policy, based
on neo-classical economics, calls for a reduction of public expenditure and a focus on
structural policies. In such a situation, theoretical analysis suggests that a better coor-
* Université Paris I, Centre d’Études de l’Emploi – 29, promenade Michel Simon, 93166
Noisy Le Grand Cedex et MATISSE – 106-112 bd de l’Hôpital, 75013 Paris.
** CNRS, CEVIPOF.
•ENTRETIENS / AFSE 2005
REP 115 (6) novembre-décembre 2005
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dination of social policies could benefit to Europe, although the diversity of potential
coordination forms is very high.
The study of the recent dynamics of social Europe shows two trends. First, national
welfare models have been reformed, showing some common trends (State retrench-
ment; activation and welfare to work, both putting the stress on employment as a
prioritary goal), but still exhibitting some national specifities, which is close to the
predictions of the path dependance theory. Second, new forms of coordination have
been created at the European level since 1997, in the field of employment (European
Employment Strategy), and more recently of social inclusion and pensions. This new
tool (Open Method of Coordination) is based on the definition of common goals, ben-
chmarking, and mutual policy learning on the basis of national experiences. Despite its
informal character, it seems to have some impact on national actors behaviour through
a leverage effect. Nevertheless, evaluation studies and theoretical arguments make
think that it might not be enough to reinforce Social Europe.
Europe - social policies - welfare - employment - coordination
Classification JEL: J38, J68, B52
Introduction
Aussi bien dans les débats publics que dans les travaux académiques, la
notion d’Europe sociale apparaît mal définie. Dans un sens restrictif, elle
désigne les interventions des instances communautaires dans le domaine
social : celles-ci se sont développées depuis la fin des années 90, avec la
reconnaissance d’objectifs et d’indicateurs communs en matière d’emploi et
d’« inclusion sociale » (sommets du Luxembourg et de Lisbonne), et l’insti-
tutionnalisation d’échanges d’informations entre les États membres sur ces
questions. Mais l’Europe sociale ne peut se comprendre sans faire référence
aux modèles nationaux de protection sociale, dont l’autonomie est garantie
par le principe de subsidiarité. Dans ce domaine comme dans d’autres, les
politiques européennes forment un système multi-niveaux d’interventions et
d’institutions (Leibfried et Pierson [2000]).
Cet ensemble est particulièrement complexe dans le domaine social,
compte tenu d’une forte hétérogénéité nationale des principes d’interven-
tion et des dispositifs. Cependant, on peut considérer qu’il existe un « mo-
dèle social européen », qui consiste en un socle commun aux pays euro-
péens, construit pendant les Trente Glorieuses. Empiriquement, il s’agit
essentiellement de la garantie de droits sociaux relativement déconnectés
de la situation sur le marché du travail, articulée avec des politiques orien-
tées vers la recherche du plein emploi, et des politiques keynésiennes de
soutien de la demande. D’un point de vue plus normatif, on peut considérer,
comme le faisait Jacques Delors en utilisant cette formule au début des
années 90, que le « modèle social européen » désigne un modèle alternatif à
celui du capitalisme anglo-saxon, une façon proprement européenne de
concilier croissance économique et cohésion sociale. Cette notion, même si
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elle demeure imprécise, est importante pour comprendre la construction de
l’Europe sociale et ses perspectives.
La question du devenir de l’Europe sociale se décline en un double pro-
blème d’opportunité (faut-il plus d’Europe sociale ?) et de moyens (sur
quelle base et avec quels outils institutionnels ?). Nous traiterons des deux
questions en cherchant à relier des travaux souvent épars : analyses com-
paratives des systèmes nationaux de protection sociale et de leurs dynami-
ques récentes ; travaux sur les renouvellements de la construction euro-
péenne en matière sociale (stratégie européenne pour l’emploi et méthodes
ouvertes de coordination) ; approches théoriques de la coordination et le
changement institutionnel (en économie et en science politique).
Après avoir rappelé la relation fondamentale entre l’Europe sociale et les
modèles nationaux de protection sociale (section 1), nous évoquerons suc-
cessivement les enjeux actuels (section 2) et les dynamiques d’évolution
(section 3) des politiques sociales en Europe.
1. L’Europe sociale face à la diversité
des modèles sociaux européens
La notion de modèle social européen, en dépit de son imprécision appa-
rente, est très importante pour comprendre la construction de l’Europe so-
ciale et ses perspectives. Elle comprend une double dimension analytique et
normative (Barbier [2005]). D’un point de vue positif, elle conduit à montrer
que les systèmes nationaux de protection sociale sont marqués à la fois par
des principes communs, qui les différencient du cas américain en particulier,
mais également par une forte diversité. Dans sa dimension normative, ce
concept renvoie également à une série de principes concernant la relation
entre la sphère économique et la sphère sociale, permettant de concilier
compétitivité, croissance et cohésion sociale.
1.1. Les éléments communs du modèle social
européen
Les systèmes européens de protection sociale se sont considérablement
développés au cours des « Trente glorieuses ». Durant cette période, l’objec-
tif central de l’intervention publique est le maintien du plein emploi, les
politiques sociales étant considérées comme un instrument privilégié de
réalisation de cet objectif, complémentaire des politiques macroéconomi-
ques keynésiennes. Les dispositifs de protection sociale ont eux-mêmes des
effets macroéconomiques favorables, par des canaux divers : effet direct sur
les créations d’emploi (au sein des systèmes de santé, des services sociaux
et des administrations de gestion de la protection sociale), effet sur la
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consommation via le maintien ou l’accroissement du revenu disponible des
ménages du fait des prestations sociales (d’autant plus important que
celles-ci conduisent à une redistribution en faveur des catégories à faibles
revenus, ayant les propensions à consommer les plus importantes), via la
réduction de l’épargne de précaution du fait de la sécurisation du lendemain
et les effets de stabilisation en cas de ralentissement de l’activité... La crois-
sance économique des années 1945-1975 repose en grande partie sur ces
interactions vertueuses entre développement industriel, consommation de
masse et généralisation de la protection sociale.
Si les politiques sociales ont favorisé la croissance économique, celle-ci
(et notamment les forts gains de productivité du secteur industriel) a permis
de dégager les ressources nécessaires à un développement sans précédent
des politiques sociales
1
. Les transferts sociaux opérés à travers les politi-
ques sociales ont permis de garantir des droits sociaux à tous les citoyens
européens, sans faire complètement dépendre leur bien-être de leur situa-
tion sur le marché du travail. Dès les années 1940, Karl Polanyi a ainsi pu
identifier un principe commun à tout système de protection sociale (Polanyi
[1944]) : il s’agit de dégager les individus des pures lois du marché, aussi
bien en recherchant le plein emploi qu’en garantissant un revenu de rem-
placement en cas de difficulté. En réponse à l’industrialisation et au déve-
loppement de l’économie de marché, des interventions collectives ont été
mises en place pour ne pas totalement soumettre l’individu aux lois du
marché, en particulier du marché du travail. Grâce aux mécanismes de pro-
tection sociale, le travail de l’individu n’est pas une pure marchandise : il est
stimulé, réglementé, et les transferts sociaux garantissent un revenu de
remplacement en cas d’impossibilité de travailler. Les systèmes de protec-
tion sociale accomplissent ainsi une fonction de démarchandisation des in-
dividus (Esping-Andersen [1990]) : « les droits sociaux... permettent aux in-
dividus de rendre leur niveau de vie indépendant des seules forces du
marché. [Ils] permettent au citoyen de ne pas être réduit au statut de ‘mar-
chandise’ »
2
.
1.2. La diversité des systèmes de protection
sociale
Cependant, chaque système de protection sociale concret a une capacité
plus ou moins grande d’assurer aux individus un revenu de remplacement
et une certaine indépendance par rapport au marché. Cette capacité dépend
du rôle, des principes et des objectifs assignés à la protection sociale. L’in-
1. Ainsi, les seules dépenses d’assurance sociale, collectives et obligatoires de l’Europe de
l’Ouest sont passées en moyenne de 9,3 % du Produit Intérieur Brut (PIB) en 1950 à 19,2 % en
1974 (Cf. Flora [1986, p. XXII]), les dépenses sociales (entendues dans un sens large, incluant
les dépenses de logement et d’éducation) étant passées de 10 à 20 % du PIB à plus du quart
voire du tiers du PIB selon les pays en fin de période. Ce sont les dépenses sociales qui
expliquent la quasi-totalité de l’augmentation des dépenses publiques au cours de ces an-
nées.
2. Esping-Andersen [1990, p. 3].
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