Arcadi > Publications > Arcadi, la revue Tendance par Arafat Sadallah Siwa : fenêtre sur la scène contemporaine arabe Ramener en Europe une autre vision artistique sans réduction, tel est l’objectif principal de Siwa : plateforme de réflexion sur les modes de création et de représentation contemporaines du monde arabe. Elle dessine un espace de liberté et d’échanges pluriels entre les deux mondes. Qu’en est-il du théâtre et de la représentation dans le monde arabe ? Y a-t-il un théâtre (contemporain) là-bas ? Que savons-nous ici de ce qui se passe là-bas au niveau de la création artistique et du spectacle vivant ? Quels sont les problèmes et les difficultés que rencontrent les artistes arabes dans ce domaine ? Comment se positionne cet ensemble d’arts par rapport à la culture et la politique de cette région ?… Autant de questions qui ne se posent pratiquement pas en ce moment dans le monde occidental. Et pourtant ! Elles demandent et exigent d’être pensées et travaillées. Surtout en ce moment où tout ce qui nous arrive de cette aire géographique et culturelle (tellement proche de l’Europe pourtant) n’excède pas des « clichés » médiatiques, très réducteurs de ce qui se passe dans la réalité. C’est de cette exigence urgente qu’est né le Projet Siwa : une plate-forme et un espace (le seul en fait) qui se veut de réflexion sur les modes de création et de représentation contemporaines du monde arabe. À l’initiative de Yagoutha Belgacem (responsable du projet avec la collaboration artistique de Jean-Pierre Han), jeune femme française née de parents émigrés, ce projet constituera un lieu qui engage un débat et une confrontation de http://www.arcadi.fr/publications/larevue/print.php?article=92 (1 sur 4) [09/07/2007 14:49:24] Arcadi > Publications > Arcadi, la revue différents points de vue sur les problématiques de la création artistique contemporaine dans ce que nous appelons encore le « monde arabe » : dorénavant, nous allons toujours mettre ce mot entre des guillemets. C’est une notion qu’il faudra analyser et déplier car elle dissimule beaucoup de différences et de complexités qui la travaillent. En effet, partant du constat d’une certaine régression de la pensée laïque au niveau de cette région, le projet Siwa constituera un espace de résistance (avec toutes les connotations politiques de ce mot) qui donnera la parole à l’autre (les artistes du « monde arabe »), qui laissera arriver l’autre toujours autre sans aucune tentative de réduction. Et c’est l’un des principaux enjeux de ce projet : comment ne pas tomber dans les idées toutes faites et les discours déjà construits sur l’autre et lui donner un espace où il peut garder ses différences et ses particularités. En d’autres termes, faire de Siwa une ouverture à l’artiste du « monde arabe » sans le réduire et sans le faire taire par nos fantasmes qui ne font, finalement, que dérober cet autre à notre regard. Et, par là même, essayer de déconstruire et faire rupture avec un certain discours européen logocentrique qui veut parler à la place de tous les arts et les artistes du monde. Or faire place à l’autre théâtre contemporain du « monde arabe » ici en Europe ne va pas sans une nouvelle considération et interprétation du « contemporain » dans le théâtre, et de l’histoire du théâtre en général. Car l’histoire de la création artistique est liée intrinsèquement à l’histoire des idées dans un espace donné. Siwa a l’ambition de donner lieu au temps de l’autre et essaie de faire venir le théâtre contemporain arabe en restant vigilant pour ne pas homogénéiser une certaine vision (occidentale) de l’histoire du théâtre au détriment de l’autre histoire (arabe) qui répond à d’autres exigences esthétiques, idéologiques, politiques… Un espace de résistance veut dire aussi que Siwa sera un lieu où l’on pourra poser sans contrainte les problèmes que rencontrent les artistes du « monde arabe » : que ce soit sur le plan culturel, social, ou politique. Ce qui ne va pas sans engager des débats et des confrontations sur les problématiques liées à une certaine interprétation de l’Islam. Le spectacle vivant, exigeant par essence le regard de l’autre et l’exposition du corps dans le jeu, ne va pas sans susciter beaucoup de problèmes pour une grande tradition monothéiste qui influence inéluctablement le comportement de l’artiste créatif dans ce domaine. Le corps dans le théâtre se libère et s’expose en produisant une polysémie qui va jusqu’à la dissémination. Ce qui entraîne inéluctablement un ébranlement des interdits et des dispositifs de contrôle et de voilement du corps que met en place l’ordre symbolique de l’Islam. La scène devient ainsi une des rares issues d’où pourra advenir le corps dans toutes ses étendues, déstabilisant les sacralisations construites par la tradition métaphysique, morale, et politique islamiques. Le théâtre est de ce fait la forme artistique qui échappe (encore ?) à la suprématie symbolique de cette culture. Car d’autres arts sont beaucoup plus « domestiqués » par les autorités de ces sociétés. Mais ce fait ne va pas sans une fragilité du théâtre dans le « monde arabe » puisqu’il reste une forme artistique marginale mais dangereuse. Ainsi, par exemple, et comme l’avoue Haytham Abderazzak 1 dans un entretien accordé à l’équipe du Projet Siwa : « Les artistes irakiens craignent d’avouer la réalité. […] Je simule cette réalité d’une certaine manière pour en faire passer l’idée auprès du spectateur. Si je ne simule pas la réalité je ne pourrais pas l’avouer franchement. Nous les artistes en Irak nous avons mis les pieds au mauvais endroit. […] Le théâtre est une valeur démocratique, il se base sur la pluralité des voix, sur le dévoilement des secrets… quand tu mets cette valeur démocratique dans une société fermée, sous l’autorité de politiques répressives. Elle ne peut plus s’exprimer. Elle reste enfermée. Elle se transforme d’une valeur démocratique à une valeur non théâtrale… » Les artistes du « monde arabe » se trouvent isolés sous les répressions de leurs États, la censure politique, mais aussi sociale. Les pressions culturelles et les résistances du conservatisme religieux les encerclent dans leurs pays. Le projet Siwa constituera pour eux un espace de liberté, d’échange et d’innovation qui portera leurs créations à l’autre spectateur (français dans un premier temps, puis européen) et enrichira la vision que portent les uns sur les autres. Il construira des passerelles permettant une communication et un échange entre les deux aires culturelles en marquant à chaque fois la pluralité des points de vue qui constituent ce qu’on a l’habitude de ranger sous des http://www.arcadi.fr/publications/larevue/print.php?article=92 (2 sur 4) [09/07/2007 14:49:24] Arcadi > Publications > Arcadi, la revue désignations générales et réductrices. La création artistique, qui est l’expression même de la liberté et de l’ouverture, constitue dans « le monde arabe » un acte de résistance. L’exigence esthétique n’est-elle pas ce qui élève et travaille toute éthique ou politique ? Surtout en ce qui concerne le spectacle vivant qui, à la différence des autres formes artistiques, permet un déplacement plus direct des valeurs morales et politiques. Et c’est pour cette raison qu’il est le premier domaine artistique à être la cible de la volonté de contrôle et de censure de la part des institutions et des sociétés dans cette région. Permettre donc aux artistes arabes d’exprimer leur créativité devient une urgence qui va les encourager et leur permettre de continuer à déconstruire tout cet héritage patriarcal et logocentrique. Le théâtre, par exemple, a une histoire récente dans le « monde arabe », mais les artistes de ces pays ont vite compris que c’est à travers un passage par cet art « étranger » à leur culture qu’ils peuvent sortir d’un certain enfermement, et déclore ainsi les structures des rapports entres les individus et les communautés sans renier leur héritage culturel et symbolique, mais en travaillant avec lui, contre lui. À partir d’une visée stratégique, le projet Siwa essaie donc de faire connaître et reconnaître ces artistes dans le monde occidental afin de leur permettre une plus grande liberté, et une immunité dans leurs pays, et diminuant ainsi la censure exercée sur leurs performances. Le travail en réseau s’impose par conséquent à Siwa comme le moyen le plus efficace d’arriver à tous ces objectifs cités plus haut. La collaboration entre artistes et structures européens d’une part, et artistes et structures arabes de l’autre permettra ce travail d’innovation et de rupture que cherche à mettre en évidence le projet. Cette rencontre et cet échange entre artistes des deux cultures montreront clairement les différences et l’inégalité des moyens qu’ont les artistes des deux contrées ; les artistes du « monde arabe » sont dépourvus de toute aide et financement de la part des États qui restent craintifs à l’égard de toute innovation artistique. Ainsi, Khalid Roui’i, metteur en scène bahreïni affirme : « L’institution officielle est totalement hors sujet, et la communication entres créateurs et artistes ne la concerne pas. Absolument pas. […] Nos institutions politiques dans le monde arabe représentent un cas spécial : la culture ne les intéresse pas… d’ailleurs, je peux imaginer la situation alarmante qui nous attend même dans les dix prochaines années. Car, fondamentalement, il n y a pas une importance accordée à la culture, ou même aux arts et à la création d’une manière générale. » 2 Aussi la création artistique dans le domaine du spectacle vivant ne va pas sans la question de l’écriture. On a décidé au niveau du projet Siwa de privilégier les textes dramatiques contemporains non traduits. C’est-à-dire des textes qui puisent leurs sources dans la réalité présente. Une commission qui va être créée pour sélectionner des textes qui vont être traduis et publiés en français. En ce qui concerne le public, le projet Siwa donnera une importance particulière au public issu de la tradition musulmane peu habitué au spectacle vivant, en lui proposant des actions de sensibilisation et en lui montrant ce qui travaille sa culture de l’intérieur, et ce qui la relie à travers la création artistique. Siwa cherchera aussi à toucher un public familiarisé avec les performances artistiques, ayant une pratique culturelle de spectateur, et lui fera découvrir ces thématiques du projet. La première édition de Siwa, qui sera plutôt un épisode « pilote », aura lieu les 7, 8 et 9 juin 2007 au théâtre de la Cité internationale et aura des formes multiples (en fonction des partenariats) allant de différentes présentations à des rencontres/débats sur des questions qui touchent les problématiques concernant la création artistique dans le monde arabe : la projection d’un documentaire sur le festival de théâtre de Amman (Jordanie) ; une rencontre/ débat sur la mobilité de l’artiste du monde arabe et les problèmes liés à cette question ; des témoignages d’artistes metteurs en scène/chorégraphes invités sur leurs expériences des libertés ; des lectures croisées : mise en espace de textes contemporains arabes en partenariat avec le Jeune Théâtre national présentée par deux équipes artistiques (une équipe française dirigée par Michel Cerda et une équipe de jeunes comédiens irakiens dirigée par Haytham Abderazzak) et une présentation de danse (en cours) et de théâtre avec le texte de Christophe Martin, http://www.arcadi.fr/publications/larevue/print.php?article=92 (3 sur 4) [09/07/2007 14:49:24] Arcadi > Publications > Arcadi, la revue Syndrome aérien (Kheireddine Lardjam et Didier Ruiz). Siwa, avec sa volonté d’échange et d’ouverture, inscrira de nouvelles perspectives et frayera de nouveaux chemins de communication entre l’« occident » et le « monde arabe » en marquant des ruptures avec les tendances actuelles, des deux côtés, qui homogénéisent et réduisent l’autre. Face à une réduction dialectique de l’autre, Siwa espère ouvrir un dialogue, ou plutôt, un polylogue incessant entre les artistes et les créations artistiques des deux aires culturelles. Un polylogue qui sera un pas en avant pour l’art et le spectacle vivant. Le théâtre n’est-il pas justement ceci : « Parler la langue de l’autre absolument » 3 ? 1 Haytham Abderazzak, auteur, metteur en scène et comédien irakien, membre de la commission « The Right for Actors » depuis 1977. Président de L’institut des Beaux-Arts de Bagdad de 1989 à 1993 et professeur à l’université des Beaux-Arts à Bagdad depuis 2001. 2 Khalid Roui’i, metteur en scène bahreïni, entretien accordé pour le film sur le festival d’Amman, projeté lors de la manifestation Siwa organisée en juin prochain. 3 Hélène Cixous, Théâtre enfoui, p. 76, in Revue Europe n° 726, Oct. 1989 Siwa #0 Les 7, 8 et 9 juin 2007 Théâtre de la cité internationale 17, boulevard Jourdan, Paris www.theatredelacite.com Arafat Sadallah est chercheur en sciences politiques et études féminines (Centre d’études féminines Paris 8-Paris 3). Il est spécialisé dans les questions relatives à l’Islam et participe au Projet Siwa. Yagoutha Belgacem, initiatrice et responsable du Projet Siwa , plate-forme de réflexion sur les modes de création et de représentation contemporaines du monde arabe. Depuis 1997, elle administre des compagnies théâtrales et accompagne les artistes dans l’ensemble des étapes de développement de leur projet. © Arcadi, la revue http://www.arcadi.fr/publications/larevue/print.php?article=92 http://www.arcadi.fr/publications/larevue/print.php?article=92 (4 sur 4) [09/07/2007 14:49:24]