Avant-Propos
Le protagoniste (« personnage principal ») de ce cours est le concept de Logos. Ce terme, qui
a façonné le destin de la philosophie européenne, signifie de multiples choses : « langage »,
« parole », « récit », « discours », « énoncé », « argument », « définition », « rapport »,
« proportion », « calcul », « raison humaine », « raison d'être » d’une chose, « raison
universelle », « Verbe divin », etc.
Autant de « figures du Logos », où s’élabore chaque fois une « mise en rapport » (déjà une
des traductions possibles de « logos ») de la pensée (raison), du langage (parole, récit,
discours, définition, etc.) et de la réalité (raison d’être et organisation des choses), mise en
rapport qui se présente tour à tour comme mythique, physique, ontologique, psychologique,
rhétorique, dialectique, logique, anthropologique ou encore cosmologique. En faisant la
promotion— et en combinant plusieurs — de ces différents « logoi », les Thalès, Pythagore,
Héraclite, Parménide, Anaxagore, Démocrite, Gorgias, Protagoras, Socrate, Platon, Aristote,
Pyrrhon, Diogène, Epicure, Epictète et autres Plotin ont, chacun à sa façon, balisé le champ
du connu et de l’inconnu, du pensable et de l’inintelligible, de l’énonçable et de l’indicible.
La suite de l’histoire de la pensée européenne et occidentale peut être lue comme le
développement multiple de ces figures du Logos, jusqu'à l’avènement progressif d’une figure
mondialisée et standardisée de la « rationalité », qui en constitue l’un des principaux
héritages. D’abord, le logos grec se transmet chez les Latins et les Médiévaux (y compris les
Arabes), avec, entre autres, les traductions par verbum et ratio ; ensuite, chez les Modernes,
avec la promotion d’une rationalité physico-mathématique qui se décline sous les formes
antagonistes du rationalisme (Descartes, Spinoza, Leibniz) et de l’empirisme (Hobbes, Locke,
Berkeley, Hume), puis de la philosophie critique (Kant et sa Raison tantôt « pure », tantôt
« pratique ») et de la philosophie de l’Histoire (Hegel et ses « ruses de la Raison ») ; enfin,
chez les Contemporains, qui oscillent entre une tentation de déconstruction du Logos
(Nietzsche, Heidegger) ou de déplacement de son champ d’activités (logos comme « sens »
qui se dérobe dans la phénoménologie et l’herméneutique, ou comme « Langage-monde » et
« langue-forme de vie » dans la philosophie analytique).
L’étude de cette grande tradition européenne, celle des « héritiers du logos », doit être, enfin,
ré-« orientée », complétée par celle de traditions qui, tout en « pratiquant » quelque chose de
l’ordre du logos, ont mis en valeur d’autres modes de rationalité, d’autres plis et d’autres
ressources de la pensée (Inde, Chine), comme une sorte de « dehors » du Logos 1 qui
permettrait, par un jeu de reflets, de mieux comprendre ce dont il est le dehors. Car l’Inde et
la Chine, ces deux autres « berceaux » importants mais souvent ignorés — et d’ailleurs très
différents entre eux — de la pensée philosophique, , nous tendent un miroir pour comprendre
qui nous sommes — nous autres, « héritiers » du logos grec — et comment nous raisonnons,
parlons, représentons le réel… Ce qui est peut-être bien le point le plus important.
11 Les termes issus de langues utilisant un alphabet ou une écriture spécifiques (grec, arabe, sanskrit, chinois,
etc.) seront chaque fois translittérés en alphabet latin, pour la commodité des étudiants.