Tribune d’éthique Me Michel T. Giroux Me Michel T. Giroux est avocat et docteur en philosophie. Il enseigne la philosophie au Campus Notre-Dame-de-Foy et la bioéthique à des étudiants de deuxième cycle en médecine à l’Université Laval, Québec. Consultant en bioéthique, il est conseiller en éthique au FRSQ et directeur de l’Institut de consultation et de recherche en éthique et en droit (ICRED). Le triangle de la minorité Deny a 15 ans. À la suite d’infections urinaires à répétition, il a développé une insuffisance rénale aiguë pour laquelle il a été en dialyse pendant un peu plus de deux ans. Puis, on lui a greffé un rein, mais à cause de certaines complications, ce rein n’a été fonctionnel que pendant deux mois. Il a alors fallu reprendre la dialyse. Depuis la chirurgie d’il y a un an, Deny a développé une hypertension artérielle contrôlée par des médicaments. Le patient se rend à l’hôpital trois fois par semaine pour sa dialyse. Il continue d’aller à l’école. Depuis quelques semaines, Deny se montre de plus en plus sombre et préoccupé. Il manifeste des réti- cences au moment de ses traitements. Il répète à ses parents que l’échec de la greffe lui a ouvert les yeux sur ses possibilités réelles de s’en sortir et qu’il refuse une existence maintenue par des tubes, des machines et des médicaments. Les parents de Deny, dont les relations avec leur fils sont excellentes, expliquent les états d’âme de celui-ci au Dr Clinicos, son médecin traitant. Quelle devrait être la conduite du Dr Clinicos? Discussion Aspect juridique. Les traitements de dialyse sont des soins au sens du Code civil (C.c.). Ces traitements nécessitent le consentement du patient ou de la personne habilitée à consentir pour lui. Si Un cas difficile? Tout médecin se trouve un jour confronté à une situation difficile dans laquelle il devra prendre position. Me Michel T. Giroux, avocat spécialisé en bioéthique, vous propose d’éclaircir, aux termes de la loi et suivant l’éthique, certains cas dont vous nous ferez part, afin d’en faire profiter vos collègues de la profession médicale. Faites-nous parvenir vos cas d’éthique par télécopieur au (514) 695-8554, ou téléphonez-nous au (514) 695-7623 et demandez Isabelle Gagnon ou Sylvie Lahaie. le clinicien mars 1998 61 Tribune d’éthique Deny en venait à refuser catégoriquement les traitements de dialyse, ses parents disposeraient-ils d’un recours juridique par lequel Deny pourrait être contraint à se soumettre aux traitements? En même temps que le principe de l’autonomie du patient s’est affirmé depuis une génération, on a reconnu progressivement aux mineurs le droit de participer aux décisions médicales les concernant. Le caractère plus ou moins décisif de cette participation dépend notamment de l’âge et du niveau de maturité psychologique et intellectuelle du mineur. Pour notre C.c., le critère de l’âge est déterminant. Rappelons qu’une personne est mineure tant qu’elle n’a pas 18 ans (article 153 C.c.). L’article 14 C.c. confie au titulaire de l’autorité parentale ou au tuteur le pouvoir de consentir pour le mineur aux soins requis par son état de santé. Cette disposition concerne toutes les personnes âgées de moins de 18 ans. Cependant, le même article reconnaît au mineur de 14 ans et plus le droit de consentir seul aux soins requis par son état de santé. Le législateur a établi une présomption partielle de capacité à l’égard du mineur de 14 ans et plus, car sa capacité se limite à pouvoir décider seul de recevoir des soins requis par son état de santé. À la différence de ce que peut faire le majeur, la capacité du mineur de consentir seul aux soins requis par son état de santé ne comporte pas celle d’exercer un refus qu’on estimerait injustifié de recevoir des soins requis par son état de santé. Si le refus d’un mineur de 14 ans et plus de recevoir des soins requis se révèle injustifié, un recours devant le tri- 62 le clinicien mars 1998 bunal est possible. Suivant l’article 16 C.c., ce recours demande au tribunal l’autorisation de soumettre le mineur aux soins qu’il refuse : «L’autorisation du tribunal est nécessaire en cas d’empêchement ou de refus injustifié de celui qui peut consentir à des soins requis par l’état de santé d’un mineur ou d’un majeur inapte à donner son consentement. [...] Elle est, enfin, nécessaire pour soumettre un mineur âgé de quatorze ans et plus à des soins qu’il refuse, à moins qu’il n’y ait urgence et que sa vie ne soit en danger ou son intégrité menacée, auquel cas le consentement du titulaire de l’autorité parentale ou du tuteur suffit.» Le succès d’un tel recours nécessiterait que l’on prouve le caractère injustifié du refus de Deny. Dans l’hypothèse où le tribunal autoriserait que l’on soumette Deny à la dialyse malgré son refus, il faut comprendre que ce jugement donnerait son accord à un traitement imposé physiquement. Aspect éthique. Le triangle de la minorité. La figure géométrique du triangle représente adéquatement la situation respective de chacun des acteurs lorsque le patient est un mineur. Les trois côtés du triangle sont clairement distincts les uns des autres, mais ils se retrouvent au sein d’une interrelation nécessaire; c’est le contexte que connaissent le patient mineur, le médecin traitant et les parents. On retrouve ce triangle dans tous les cas où le patient a moins de 14 ans, et dans la grande majorité des situations où le patient est un mineur de plus de 14 ans. L’autonomie. L’évolution de la pratique depuis les 25 dernières années tient plus compte des Tribune d’éthique préférences, des préoccupations, des craintes et des espérances exprimées par les jeunes patients. Cette évolution est devenue inévitable, notamment face à certains nouveaux traitements dont les inconvénients peuvent être très lourds et les bénéfices incertains. Elle se justifie par le fait que c’est non seulement l’enfant qui vit la maladie, qui reçoit les traitements, et bénéficie des avantages procurés par les soins, mais que c’est également lui qui porte le fardeau des inconvénients de ces traitements. Enfin, une décision prise sans consulter le patient pourrait être contraire à ce qu’il souhaite et miner la confiance nécessaire à l’existence même du triangle. Le principe d’autonomie suppose que l’adulte apte est la personne la mieux placée pour décider de ce qui lui convient. On attribue à l’adulte un développement psychologique et intellectuel suffisant pour qu’il exerce son autonomie; c’est l’absence de cette capacité qu’il faut démontrer. Chez le mineur, la supposition est inversée, et c’est la présence de cette capacité qu’il faut démontrer. La question pertinente est celle de savoir si le mineur est capable de parvenir à une décision éclairée et personnelle. La capacité de savoir si le mineur est capable de parvenir à une décision éclairée est évaluée d’après certains critères : l’âge, la capacité à comprendre les informations le concernant, la cohérence de sa réflexion et la compréhension générale de son état. Le mineur doit pouvoir évaluer la nature des soins proposés, leurs conséquences, leurs inconvénients et 64 le clinicien mars 1998 leurs bénéfices. Quant au caractère personnel de la décision, cet aspect concerne la possibilité de prendre une décision dégagée de l’autorité naturelle des parents et de celle des membres de l’équipe soignante, notamment le médecin. Remarquons qu’une application stricte de tous ces critères pourrait révéler chez de nombreux adultes une incapacité à décider de façon éclairée et personnelle. Les critères d’évaluation doivent être utilisés avec discernement dans chaque cas particulier. Au cours des années, la relation entre les parents et leur enfant doit évoluer suivant une variation du tandem décision-implication. Quand l’enfant est encore très jeune, le consentement revient exclusivement aux parents. Par après, l’implication de l’enfant existe suivant ce dont il est capable. Alors que l’enfant évolue, le rapport décision-implication s’inverse progressivement, jusqu’à ce que l’enfant atteigne l’âge de 18 ans. Le développement de la capacité du mineur limite de façon toujours plus étroite l’exercice de l’autorité parentale. Il semble largement reconnu que les enfants atteints d’une maladie chronique ou d’autres problèmes majeurs de santé peuvent avoir développé une maturité supérieure à celle rencontrée habituellement chez les jeunes de leur âge. La souffrance, les hospitalisations multiples et les traitements à répétition créent des occasions de réfléchir au sens de l’existence, à l’opportunité de poursuivre les traitements, à la mort. Par contre, plus les volontés de l’adolescent sont Tribune d’éthique lourdes de conséquences, plus on doit exiger une maturité développée et une compréhension des enjeux dans toute leur complexité. La bienfaisance. Le principe de bienfaisance rappelle au praticien que son obligation originelle et fondamentale existe à l’égard de son patient. Rien dans le fait de la minorité du patient ne réduit cette obligation de bienfaisance. Au contraire, la dépendance et l’immaturité possibles du patient accentuent l’obligation de bienfaisance. Les obligations du praticien à l’égard des proches du patient, dont ses parents, viennent ensuite. Les parents sont, eux aussi, appelés à exercer la bienfaisance à l’endroit de leur enfant. Lorsque l’enfant est trop jeune pour décider, ils prennent les décisions pour lui. On s’attend à ce que leur bienfaisance protège le mineur contre lui-même et contre les autres. Ils le protègent contre lui-même en circonscrivant les rebondissements de ses états affectifs. Ils le protègent contre les autres, par exemple en empêchant les aventures médicales. La prospective. La présence de conséquences à long terme implique la nécessité de savoir si le mineur est capable de prospective, c’est-à-dire s’il est capable de se représenter lui-même dans l’avenir. Il faut distinguer le respect immédiat de l’autonomie du mineur de son intérêt à long terme. Ici, les principes d’autonomie et de bienfaisance s’affrontent. Que doit-on faire? Respecter l’autonomie du mineur ou insister auprès de lui pour 66 le clinicien mars 1998 faire ce qui nous paraît à l’évidence le mieux pour lui? La prospective cherche à évaluer les bénéfices des traitements et ceux de leur cessation dans une projection qui dépasse des états émotifs compréhensibles mais vraisemblablement passagers. Certains inconvénients que Deny perçoit actuellement comme insurmontables pourraient lui sembler avoir valu la peine dans quelques années. L’alliance thérapeutique. L’alliance thérapeutique qui se rapporte à un mineur opère à partir des mêmes principes que si le patient était un adulte : communication ouverte, franchise, empathie, respect de la confidentialité. Cependant, les conditions de réalisation de l’alliance thérapeutique entre les trois éléments constitutifs du triangle devront varier suivant la capacité du patient à prendre des décisions. Si l’enfant est en bas âge, il est évidemment incapable de décider, et son consentement n’est requis en aucune façon. L’obligation d’informer sur le diagnostic, le pronostic et les traitements possibles sera remplie auprès des parents à titre de dépositaires du consentement substitué. Toutefois, on devrait informer l’enfant autant que son âge et ses capacités le permettent en utilisant un langage qui lui sera compréhensible. Il faudrait chercher à savoir s’il est en accord ou en désaccord avec la démarche clinique projetée. L’équipe traitante devrait aussi tenir compte des peurs, des désirs et des inconforts de l’enfant, de manière à ajuster les interventions thérapeutiques pour Tribune d’éthique que l’enfant les trouve moins pénibles ou plus acceptables. Lorsque le mineur est jugé apte à décider, il doit être informé comme on le ferait avec tout adulte. Le patient devrait avoir la possibilité de discuter avec son médecin en présence de ses parents, mais aussi seul avec lui. L’honnêteté et la compréhension manifestées par le médecin traitant faciliteront le maintien de l’alliance thérapeutique. Pascal estime que nous acceptons des opinions depuis deux voies d’entrée en nous : l’entendement et la volonté. Par «entendement», il faut comprendre l’esprit; par la «volonté», il faut comprendre le cœur : «Je ne parle donc que des vérités de notre portée, et c’est d’elles que je dis que l’esprit et le cœur sont comme les portes par où elles sont reçues dans l’âme, mais que bien peu entrent par l’esprit, au lieu qu’elles y sont introduites en foule par les caprices téméraires de la volonté, sans le conseil du raisonnement.»1 Généralement, ce qui est entendu doit plaire pour être reçu. Comment faire recevoir une vérité déplaisante? La création d’une alliance thérapeutique est possible si le praticien suscite un sentiment de confiance chez son patient. Pour y parvenir, il doit d’abord compter sur les voies du cœur. Les voies de l’esprit s’ouvriront après la conquête de celles du cœur. La nécessité, présente dans l’univers des adultes, de créer la confiance par le cœur devient plus impérative à l’étape de l’adolescence, en conséquence des fragilités de cet âge. Conduite à tenir Les comportements récents et le message de Deny à ses parents doivent être pris au sérieux. Une démarche de clarification avec le patient s’impose, car sa perception de interventions médicales antérieures pourrait compromettre l’alliance thérapeutique établie au sein du triangle. L’exposé des faits ne révèle en rien un adolescent incapable de comprendre sa situation et de se décider par lui-même. L’interlocuteur essentiel du Dr Clinicos sera donc Deny. Il faudra par contre impliquer les parents, qui continuent d’être proches de leur fils et qui peuvent exercer sur lui une saine influence. L’échec de la greffe a découragé Deny. Cette réaction est parfaitement compréhensible. Il faut reprendre la discussion à partir de ce que la médecine peut maintenant offrir au patient. Le Dr Clinicos exposera à Deny et à ses parents les objectifs cliniques accessibles et poursuivis à long terme ainsi que les contraintes qu’ils impliquent. Il faudra mettre en évidence le fait que les interventions nécessaires sont proportionnelles aux résultats escomptés. Deny et ses parents doivent être informés avec honnêteté. Une démarche de vérité est susceptible de prévenir les attente démesurées et les découragements exacerbés. Les parents de Deny pourront l’aider à percevoir sa situation dans une perspective de long terme et d’espérance. Le Dr Clinicos pourrait examiner avec Deny les aspects des traitements que celui-ci trouve particulièrement lourds ou irritants, de manière à le clinicien mars 1998 67 Tribune d’éthique améliorer si possible cette dimension de la condition du patient. La coercition judiciaire pour obtenir que Deny se soumette à des traitements devrait être considérée comme une manœuvre désespérée; il faudrait vraiment avoir tout tenté avant d’y recourir. 1. Pascal, B : De l’esprit géométrique et de l’art de persuader. Œuvres complètes, Pléiade, Paris, 1954, p. 593. Principes fondamentaux de la bioéthique La bienfaisance, la non-malfaisance Ce principe prescrit deux devoirs moraux assez évidents par eux-mêmes : faire le bien et éviter le mal. Ces devoirs du médecin apparaissaient déjà dans le Serment d’Hippocrate. La bienfaisance prescrit l’action lorsque le médecin sait comment contribuer au bien de son patient et qu’il est effectivement en mesure de poser le geste approprié. La bienfaisance fonde la pratique médicale en tant que relation d’aide par laquelle un professionnel agit dans l’intérêt de son patient. La non-malfaisance prescrit l’abstention de poser tout acte qui serait un mal pour le patient, «mal» étant entendu au sens le plus large et non seulement en termes strictement cliniques. Le devoir de nonmalfaisance ne vise pas seulement un tort clinique, mais toute forme de tort, qu’il provienne de l’ignorance inavouée, d’une intention ou d’une négligence, qu’il soit physique, psychologique ou social. L’autonomie L’autonomie désigne la capacité de se diriger d’après sa propre volonté. Ce principe établit que la personne est maîtresse d’elle-même et qu’il lui revient de décider par elle-même de ce qui lui convient. La reconnaissance de l’autonomie apporte une protection contre toute intrusion dans la sphère privée de la personne, qui doit disposer librement de son être. L’application du principe d’autonomie implique le consentement libre et éclairé aux soins et à l’expérimentation. La justice La philosophie définit la justice comme la vertu morale qui fait rendre à chacun son dû. La justice implique d’abord l’égalité des citoyens entre eux. La justice appelée «distributive» a pour objet la répartition du bien commun; elle fixe un partage proportionné et un usage adéquat des ressources. Enfin, la justice protège les groupes de personnes faibles ou démunies dans les obligations qu’on voudrait leur imposer au nom de la solidarité sociale (par exemple, pour favoriser la recherche scientifique). 68 le clinicien mars 1998