Par-delà les spécificités nationales : comprendre - chu

Sociologie
du
travail
55
(2013)
172–190
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en
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sur
www.sciencedirect.com
Par-delà
les
spécificités
nationales
:
comprendre
les
expériences
de
mobilité
sociale
en
France,
aux
États-Unis
et
en
Inde
Beyond
national
specificities:
Understanding
the
experiences
of
upward
social
mobility
in
France,
in
the
United
States
and
in
India
Jules
Naudeta,,b
aCentre
de
sciences
humaines
(CNRS/MAE),
2,
Aurangzeb
Road,
110011
New
Delhi,
Inde
bÉquipe
de
recherche
sur
les
inégalités
sociales
(ERIS),
centre
Maurice-Halbwachs
(EHESS/ENS/CNRS),
48,
boulevard
Jourdan,
75014
Paris,
France
Disponible
sur
Internet
le
7
mai
2013
Résumé
Cet
article
propose
un
cadre
d’analyse
permettant
de
rendre
compte
des
récits
de
réussite
de
personnes
ayant
connu
une
très
forte
ascension
sociale
en
France,
aux
États-Unis
et
en
Inde.
Il
propose
une
réflexion
sur
la
meilleure
combinaison
des
différentes
échelles
d’analyse,
et
défend
l’idée
que,
s’il
est
important
de
s’interroger
sur
le
poids
du
contexte
national,
il
est
impératif
de
ne
pas
lui
sacrifier
l’importance
d’autres
niveaux
d’analyse.
Si
l’identification
de
répertoires
d’évaluation
nationaux
et
de
spécificités
institutionnelles
s’avère
décisive,
elle
ne
suffit
néanmoins
pas
à
rendre
compte
complètement
de
la
fac¸on
dont
est
vécue
la
mobilité.
Les
récits
de
réussite
sociale
sont
en
effet
marqués
par
l’influence
composite
des
répertoires
culturels
et
des
idéologies
qui
sont
dominants
au
sein
du
pays,
de
la
famille,
du
milieu
professionnel,
des
établissements
scolaires
et
universitaires
fréquentés,
de
la
génération,
de
la
classe
d’origine,
du
quartier
et,
le
cas
échéant,
de
la
caste
ou
du
groupe
minoritaire
auquel
on
appartient.
Cet
article
propose
le
concept
d’«
idéologie
instituée
»
pour
donner
sens
aux
modalités
d’encastrement
de
toutes
ces
échelles.
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2013
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droits
réservés.
Mots
clés
:
Comparaison
internationale
;
Échelles
d’analyse
;
Mobilité
sociale
;
France
;
États-Unis
;
Inde
Abstract
The
analytical
framework
presented
here
allows
us
to
account
for
the
success
stories
of
people
having
experienced
strong
upward
mobility
in
France,
in
the
United
States
and
in
India.
Reflecting
on
the
best
way
to
combine
different
scales
of
analysis,
it
defends
the
idea
that,
though
it
is
important
to
take
into
account
national
Centre
de
sciences
humaines
(CNRS/MAE),
2,
Aurangzeb
Road,
110011
New
Delhi,
Inde.
Adresse
e-mail
:
0038-0296/$
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J.
Naudet
/
Sociologie
du
travail
55
(2013)
172–190
173
contexts,
other
levels
of
analysis
must
not
be
overlooked.
In
order
to
satisfyingly
account
for
the
way
mobility
is
experienced,
identifying
national
repertoires
of
evaluation
and
institutional
specificities
is
decisive,
yet
limited.
Achievement
narratives
are
actually
marked
by
the
composite
influence
of
the
cultural
repertoires
and
the
ideologies
dominant
among
one’s
nation,
family,
occupational
context,
school
and
university,
generation,
social
class
of
origin,
neighborhood
and,
when
applicable,
caste
or
minority
group.
To
make
sense
of
how
all
these
scales
work
together,
we
introduce
the
concept
of
“instituted
ideology”
(idéologie
instituée).
©
2013
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Masson
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All
rights
reserved.
Keywords:
International
comparison;
Scales
of
analysis;
Upward
mobility;
France;
United
States;
India
«
La
sociologie
comparée
n’est
pas
une
branche
de
la
sociologie
;
c’est
la
sociologie
même
»
(Durkheim,
1986,
p.
137).
Cette
célèbre
maxime
d’Émile
Durkheim
est
fréquemment
mobilisée
par
les
sociologues
cherchant
à
légitimer
et
à
justifier
une
démarche
de
comparaison
internationale.
Néanmoins,
si
comparer
c’est
faire
de
la
sociologie,
l’enjeu
essentiel
réside
dans
le
choix
du
niveau
auquel
cette
comparaison
doit
être
menée.
L’échelle
nationale
est-elle
vraiment
la
plus
pertinente
?
Est-il
possible
d’isoler
des
phénomènes
sociologiques
s’expliquant
uniquement
par
une
«
culture
nationale
»
(D’Iribarne,
1991)
ou
par
un
«
effet
sociétal
»
(Silvestre
et
al.,
1992)
?
Les
spécificités
nationales
peuvent-elles
être
vraiment
considérées
comme
autonomes
d’autres
niveaux
d’analyse
traditionnellement
mobilisés
par
les
sociologues
(classe
sociale,
quartier,
genre,
âge,
etc.)
?
À
sa
manière,
la
sociologie
de
la
mobilité
sociale
est
au
cœur
de
ces
débats,
et
il
est
frappant
de
voir
à
quel
point
la
comparaison,
en
particulier
internationale,
influence
la
fac¸on
dont
sont
pensés
les
déplacements
dans
l’espace
social
(Naudet,
2012a,
chap.
2).
Nous
avons
fait
le
choix
de
nous
intéresser
plus
particulièrement
à
trois
pays
qui
sont
au
centre
des
débats
comparatifs
sur
la
mobilité
sociale
:
les
États-Unis,
la
France
et
l’Inde.
Ces
trois
pays
sont
couramment
associés
à
des
types
de
mobilité
sociale
ascendante
très
différenciés.
Les
États-
Unis
représenteraient
l’archétype
de
la
société
ouverte
caractérisée
par
de
faibles
obstacles
à
la
mobilité
et
des
statuts
sociaux
considérés
comme
«
acquis
»
(achieved
status),
et
les
critères
raciaux
occupent
une
place
centrale.
À
l’opposé,
l’Inde
serait
l’archétype
de
la
société
fermée
marquée
par
le
poids
du
système
de
castes
et
par
des
statuts
sociaux
considérés
comme
assignés
(ascribed
status),
même
si
une
certaine
mobilité
sociale
y
demeure
possible.
Entre
le
modèle
d’une
société
ouverte
et
celui
d’une
société
fermée,
la
France
paraîtrait
davantage
structurée
par
la
notion
de
classes
sociales
qui
continue
d’orienter
l’analyse
du
système
de
stratification.
Par
ailleurs,
la
France
serait
un
pays
déchiré
entre
l’attachement
aux
principes
égalitaires
d’un
côté,
et
le
maintien
de
formes
de
distinction
héritées
de
sa
tradition
aristocratique
de
l’autre1.
Afin
d’apporter
une
contribution
originale
aux
débats
sur
les
spécificités
nationales
des
sys-
tèmes
de
stratification
sociale,
nous
avons
fait
le
choix
de
nous
concentrer
sur
l’expérience
de
la
mobilité
dans
ces
trois
pays.
En
effet,
si
les
travaux
quantitatifs
permettent
de
corriger
un
certain
nombre
de
préjugés
sur
les
niveaux
de
mobilité
et
les
chances
d’ascension
sociale
dans
ces
trois
systèmes
de
stratification
(Naudet,
2012a,
p.
44–53),
ils
ne
nous
disent
cependant
rien
de
la
fac¸on
dont
la
mobilité
est
vécue.
L’analyse
que
nous
proposons
ici
s’appuie
sur
un
ensemble
de
150
entretiens
biographiques
réalisés
en
France,
en
Inde
et
aux
États-Unis
auprès
de
hauts-fonctionnaires,
de
personnes
occupant
des
positions
élevées
dans
le
secteur
privé
et
d’universitaires.
Les
parents
des
interviewés
franc¸ais
1Pour
plus
de
détails
sur
les
spécificités
des
représentations
de
la
mobilité
sociale
associées
à
chacun
de
ces
trois
pays,
voir
Naudet,
2012a
(chap.
2).
174
J.
Naudet
/
Sociologie
du
travail
55
(2013)
172–190
et
américains
étaient
tous
ouvriers
ou
employés
peu
qualifiés.
Les
parents
des
interviewés
indiens
étaient
agriculteurs
sans
terre,
petits
paysans,
ouvriers,
travailleurs
manuels
ou
employés
peu
qualifiés2.
Cet
article
s’attache
plus
particulièrement
à
détailler
la
fac¸on
dont
notre
démarche
méthodologique
et
notre
cadre
d’analyse
s’accompagnent
d’une
réflexion
sur
le
meilleur
moyen
de
combiner
différentes
échelles
d’analyse.
Il
s’agit
donc
d’un
retour
sur
des
résultats
présentés
ailleurs
(Naudet,
2012a,b,c,d)
et
sur
lesquels
s’appuie
cet
article.
Nous
défendons
ainsi
l’idée
que,
s’il
est
important
de
s’interroger
sur
le
poids
du
contexte
national,
il
est
impératif
de
ne
pas
sacrifier
l’importance
d’autres
échelles
d’analyse.
Nous
commencerons
par
détailler
la
démarche
retenue
pour
mener
à
bien
la
comparaison,
avant
de
présenter
les
spécificités
nationales
des
discours
recueillis.
Si
l’identification
de
réper-
toires
d’évaluation
nationaux
et
de
spécificités
institutionnelles
s’avère
décisive,
elle
ne
suffit
pas
néanmoins
à
rendre
compte
complètement
de
la
fac¸on
dont
est
vécue
la
mobilité.
Il
s’agit
en
effet
de
se
garder
de
toute
tentation
essentialiste
et
exagérément
culturaliste
ou,
inversement,
excessi-
vement
institutionnaliste.
L’identification
de
spécificités
nationales
doit
relever
davantage
d’une
sociologie
compréhensive
de
la
mobilité,
attentive
aux
spécificités
des
trajectoires
individuelles,
que
d’une
sociologie
qui
pose
que
la
culture
nationale
ou
les
spécificités
institutionnelles
détermi-
neraient
de
manière
mécanique
les
modalités
d’expérience
de
la
mobilité
sociale.
C’est
pourquoi
nous
achevons
cet
article
sur
l’importance
du
concept
d’«
idéologie
instituée
»,
qui
permet
de
combiner
l’échelle
d’analyse
nationale
à
d’autres
échelles
d’analyse
plus
fines.
1.
Fonder
la
comparaison
internationale
sur
une
approche
phénoménologique
de
l’expérience
de
mobilité
sociale
La
personne
en
forte
mobilité
sociale
est
condamnée
à
jongler
avec
au
moins
deux
mémoires,
deux
histoires,
celle
de
son
groupe
d’origine
et
celle
de
son
groupe
d’arrivée,
qui
ne
peuvent
être
actualisées
simultanément
et
dans
le
même
contexte.
Certaines
pratiques,
certaines
histoires,
certaines
expressions
ne
trouvent
leur
place
que
dans
l’un
des
deux
milieux.
L’individu
ayant
connu
une
double
socialisation
est
condamné
à
une
oscillation
permanente
entre
ses
deux
groupes
de
référence,
d’où
une
«
tension
»
entre
milieu
d’origine
et
milieu
d’arrivée.
Cette
tension
n’est
par
ailleurs
pas
seulement
liée
aux
différences
sociologiques
entre
les
deux
groupes.
Elle
comporte
également
une
dimension
affective
et
morale,
liée
au
possible
sentiment
de
trahison
des
siens
à
mesure
que
l’on
s’éloigne
d’eux.
Les
personnes
en
très
forte
mobilité
ascendante
sont
donc
soumises
à
une
double
contrainte
:
d’un
côté,
il
leur
est
important
d’avoir
le
sentiment
de
ne
pas
trahir
leurs
parents
et
leur
famille
et,
de
l’autre,
il
leur
est
nécessaire
d’acquérir
la
maîtrise
des
schèmes
d’action
et
de
perception
valorisés
dans
leur
milieu
d’arrivée
(Naudet,
2011).
Une
acculturation
minimale
au
milieu
d’arrivée
et
un
certain
légitimisme
sont
en
effet
impératifs
pour
espérer
obtenir
des
rémunérations
en
termes
de
pouvoir,
de
statut
et
de
revenus.
Les
discours
des
personnes
en
mobilité
sont
marqués
par
des
stratégies
narratives
visant
à
réduire
l’impact
de
cette
tension
entre
milieu
d’origine
et
milieu
d’arrivée.
Ils
sont
porteurs
des
traces,
plus
ou
moins
explicites,
de
l’effort,
plus
ou
moins
conscient,
qu’elles
font
pour
s’adapter
à
une
situation
de
double
attache
(double
bind).
Leurs
stratégies
narratives
sont
ainsi
révélatrices
du
compromis
réalisé
entre
l’attachement
à
leur
groupe
d’origine
et
la
volonté
de
s’adapter
au
nouveau
groupe.
2Pour
une
présentation
détaillée
des
échantillons
et
de
la
méthodologie
retenue
voir
Naudet,
2012a
(chap.
2).
J.
Naudet
/
Sociologie
du
travail
55
(2013)
172–190
175
Notre
travail
de
comparaison
présuppose
que
l’analyse
de
l’expérience
de
la
mobilité
sociale
nécessite
le
recours
à
une
approche
de
type
phénoménologique
qui
s’avère
particulièrement
uni-
versaliste
:
chaque
fois
qu’un
individu
originaire
d’un
groupe
social
défavorisé
parvient
à
atteindre
une
position
sociale
relativement
élevée
et
prestigieuse,
il
est
confronté
aux
mêmes
problèmes,
quel
que
soit
le
contexte
national
et
culturel.
Il
sera
toujours
amené
à
ressentir
une
tension
entre
son
groupe
d’origine
et
le
groupe
auquel
il
tente
de
s’intégrer,
tension
liée
à
la
distance
culturelle,
cognitive,
économique
et
sociale
qui
sépare
les
deux
groupes.
Ce
présupposé,
que
nous
avons
discuté
plus
en
détail
ailleurs
(Naudet,
2011),
constitue
le
point
de
départ
d’une
analyse
phéno-
ménologique
de
la
mobilité
sociale
et,
par
là-même,
facilite
grandement
la
mise
en
œuvre
de
la
comparaison.
L’enjeu
est
alors
de
voir
si
les
personnes
interviewées
font
face
à
cette
tension
de
la
même
fac¸on
d’un
pays
à
l’autre.
Une
telle
ambition
se
heurte
alors
à
la
difficulté
qu’il
y
a
à
travailler
à
partir
de
récits
rétrospectifs
dont
on
ne
sait
jamais
vraiment
dans
quelle
mesure
ils
sont
le
produit
d’une
reconstruction
du
passé.
Il
faut
donc
prendre
acte
de
ce
fait
et
analyser
ces
récits
en
connaissance
de
cause.
La
mise
en
récit
de
soi-même,
quelles
que
soient
les
modalités,
quelles
que
soient
les
qualités
du
narrateur,
constitue
la
seule
chose
que
l’interviewé
offre
à
l’enquêteur.
En
raison
des
imperfections
de
la
mémoire,
du
risque
de
reconstruction
du
passé,
des
inévitables
stratégies
de
présentation
de
soi,
le
discours
sur
soi,
et
ce,
en
dépit
de
tout
effort
de
réflexivité,
d’auto-analyse,
ne
peut
jamais
prétendre
parvenir
à
l’objectivité.
Tout
au
plus
peut-il
tendre
vers
cet
idéal.
Cependant,
pour
le
sociologue
qui
considère
que
les
faits
sociaux
ne
se
limitent
pas
aux
simples
pratiques
et
incluent
également
la
sphère
du
discours,
cela
ne
doit
pas
constituer
un
problème
majeur.
De
même
que,
comme
l’a
bien
établi
l’approche
structuraliste
du
récit
par
Algirdas
J.
Greimas,
le
récit
repose
toujours
sur
des
structures
de
récit
(Greimas,
1986),
le
récit
de
mobilité
s’adosse
toujours
à
des
formes
de
récit
qui
le
précèdent
et
que
l’individu
en
mobilité
va
s’approprier
pour
définir
son
rapport
au
monde
et
la
place
qu’il
occupe
dans
l’espace
social.
En
effet,
si
le
discours
n’est
jamais
objectif,
il
peut
en
revanche
être
objectivé.
Comme
le
dit
Bernard
Lahire,
reprenant
une
formule
célèbre
de
Pierre
Bourdieu,
il
existe
une
«
objectivité
du
«
subjectif
»
»
(Lahire,
1998,
p.
229–34),
et
le
discours,
tout
subjectif
qu’il
soit,
demeure
le
révélateur
de
structures
objectives.
Il
existe
en
effet
des
«
structures
objectives
de
la
pensée,
de
la
perception,
de
l’évaluation,
de
l’appréhension,
de
la
croyance.
.
.
qui
se
donnent
à
voir
dans
les
actions
ou
les
pratiques
(langagières
ou
non
langagières)
»
(ibid.,
p.
230).
Pour
raconter
leurs
trajectoires
de
réussite
et
ainsi
justifier
la
place
qu’ils
occupent
désormais
dans
l’espace
social,
les
individus
en
mobilité
sociale
s’appuient
sur
un
certain
nombre
d’idées,
de
répertoires,
de
modes
de
justification
qui
leur
préexistent.
Tout
l’enjeu
est
donc
d’objectiver
les
régularités
qui
existent
dans
les
manières
de
mettre
en
récit
sa
réussite.
Il
s’agit
principalement
de
saisir,
à
travers
le
discours
des
personnes
en
mobilité,
ce
que
Michèle
Lamont
et
Laurent
Thévenot
appellent
des
«
répertoires
d’évaluation
»
(Lamont
et
Thévenot,
2000).
Selon
ces
deux
auteurs,
chaque
nation
offre,
à
travers
son
histoire
et
ses
institutions,
des
schèmes
d’évaluation
différents,
des
outils
culturels
qui
permettent
aux
acteurs
de
construire
et
d’évaluer
le
monde
qui
les
entoure.
La
comparaison
internationale
constitue
indéniablement
le
meilleur
moyen
de
mettre
à
jour
ces
répertoires
culturels
nationaux.
Outre
ces
«
répertoires
d’évaluation
»,
il
s’agit
également
d’identifier
les
idéologies
sur
les-
quelles
les
personnes
en
mobilité
sociale
s’appuient
pour
donner
sens
à
leur
déplacement
dans
l’espace
social.
Nous
employons
ici
le
terme
d’idéologie
dans
l’acception
de
Clifford
Geertz
(1964),
c’est-à-dire
comme
constituant
une
sorte
de
carte
symbolique,
un
ensemble
d’images
évocatrices
(suasive
images)
fournissant
à
l’individu
un
ensemble
de
croyances,
de
récits
histo-
riques,
de
valeurs
qui
l’aident
à
trouver
sa
place
dans
la
société
et
à
s’orienter
dans
ses
actions.
176
J.
Naudet
/
Sociologie
du
travail
55
(2013)
172–190
L’idéologie
constitue
ainsi
une
grille
de
perception
et
de
compréhension
du
monde
extrêmement
séduisante
en
ce
que,
selon
C.
Geertz,
elle
tire
son
pouvoir
de
persuasion
de
sa
capacité
à
rendre
compte
des
aspects
de
la
réalité
sociale
qui
produisent
un
décalage
entre
les
valeurs
des
individus
et
leurs
pratiques
telles
qu’elles
sont
motivées
par
leurs
intérêts.
Ce
cadre
d’analyse
de
l’expérience
de
la
mobilité
sociale
nous
semble
particulièrement
utile
pour
réaliser
un
travail
comparatif.
En
effet,
si
l’on
considère
que,
quel
que
soit
le
pays
considéré,
la
tension
entre
milieu
d’origine
et
milieu
d’arrivée
est
au
centre
de
l’expérience
de
la
mobilité
sociale,
que
cette
tension
appelle
à
être
réduite,
que
la
réduction
de
cette
tension
passe
par
une
mise
en
récit
de
la
réussite
sociale,
et
que
les
formes
principales
de
cette
mise
en
récit
peuvent
être
identifiées,
nous
avons
alors
à
notre
disposition
le
point
d’appui
sur
lequel
fonder
la
comparabilité
de
discours
recueillis
dans
des
contextes
nationaux
différents.
Sur
la
base
de
ce
«
noyau
»
idéal-typique
propre
à
toute
situation
de
mobilité,
il
est
alors
possible
de
s’attacher
à
voir
si
la
tension
est
ressentie
de
la
même
fac¸on
dans
chacun
des
pays,
si
les
personnes
interviewées
décrivent
cette
tension
de
la
même
fac¸on,
si
elles
tentent
de
la
réduire
en
utilisant
le
même
type
de
procédés,
si
elles
déclarent
se
sentir
plus
ou
moins
coupables
d’avoir
«
trahi
»
leur
milieu
d’origine.
L’analyse
de
la
gestion
de
la
tension
entre
deux
groupes
de
référence
révèle
comment
le
contexte
national
influence
la
construction
identitaire
en
situation
de
mobilité.
La
question
que
nous
posons
est
alors
relativement
simple
:
les
personnes
en
mobilité
sociale
dans
chacun
des
pays
étudiés
mobilisent-elles
toutes
les
mêmes
modes
de
réduction
de
la
tension
entre
leur
milieu
d’origine
et
leur
milieu
d’arrivée
?
Ou,
pour
le
formuler
autrement,
une
situation
typique
de
déracinement
et
de
tension
entre
deux
groupes,
l’un
situé
au
bas
de
la
hiérarchie
sociale,
l’autre
hiérarchiquement
dominant,
produit-elle
vraiment
les
mêmes
effets
sur
les
individus
qui
la
vivent
dans
des
contextes
culturels,
politiques,
économiques
et
sociaux
extrêmement
différents
?
2.
Des
récits
de
réussite
fortement
contrastés
Les
discours
recueillis
en
Inde,
aux
États-Unis
et
en
France
nous
ont
permis
de
faire
ressortir
les
caractéristiques
les
plus
singulières
des
récits
de
réussite
dans
chacun
de
ces
pays.
Notre
travail
sur
la
fac¸on
dont
les
personnes
interviewées
rendent
compte
de
leur
réussite
sociale
(Naudet,
2012b)
montre
que
les
Américains
se
distinguent
par
une
tendance
très
prononcée
à
recourir
à
des
répertoires
teintés
de
références
aux
logiques
de
marché,
les
Indiens
par
une
tendance
plus
forte
à
nier
toute
responsabilité
personnelle
dans
leur
réussite
et
les
Franc¸ais
par
une
certaine
gêne
à
admettre
qu’ils
ont
se
mettre
en
avant
pour
réussir.
De
manière
plus
générale,
en
Inde,
les
récits
de
mobilité
sociale
témoignent
avant
tout
d’un
attachement
fort
au
milieu
d’origine
:
les
Indiens
issus
de
milieu
dalit
tendent
en
effet
à
se
définir
contre
les
castes
dominantes
en
s’appuyant
sur
une
idéologie
contre-culturelle.
En
effet,
dans
ce
pays,
la
réussite
professionnelle
ne
suffit
pas
à
effacer
le
stigmate
de
la
caste,
ce
qui
rend
parti-
culièrement
difficile
de
s’intégrer
à
un
groupe
majoritairement
composé
de
membres
des
castes
supérieures.
En
conséquence
de
cela,
la
réussite
va
s’accompagner
d’une
très
grande
solidarité
à
l’égard
du
groupe
d’origine,
avec
un
mot
d’ordre
clé
:
il
faut
«
rembourser
sa
dette
à
la
société
»
(Naudet,
2008).
Beaucoup
des
interviewés
ont
ainsi
monté
des
systèmes
de
micro-crédit,
créé
des
bourses
à
destination
d’étudiants
pauvres,
ouvert
des
écoles
ou
des
bibliothèques
dans
leur
village
d’origine,
et
la
très
grande
majorité
d’entre
eux
continuent
à
se
définir
autour
de
leur
identité
dalit
(Naudet,
2012a,
chap.
3).
À
l’inverse,
en
France,
on
est
loin
d’observer
une
telle
systématicité
de
ces
pratiques
de
solidarité.
Les
récits
des
Franc¸ais
sont
davantage
marqués
par
l’idée
que
le
groupe
d’origine
et
le
groupe
d’arrivée
sont
profondément
différents,
voire
irréconciliables,
et
leurs
récits
font
ainsi
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