Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 Par-delà les spécificités nationales : comprendre les expériences de mobilité sociale en France, aux États-Unis et en Inde Beyond national specificities: Understanding the experiences of upward social mobility in France, in the United States and in India Jules Naudet a,∗,b b a Centre de sciences humaines (CNRS/MAE), 2, Aurangzeb Road, 110011 New Delhi, Inde Équipe de recherche sur les inégalités sociales (ERIS), centre Maurice-Halbwachs (EHESS/ENS/CNRS), 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France Disponible sur Internet le 7 mai 2013 Résumé Cet article propose un cadre d’analyse permettant de rendre compte des récits de réussite de personnes ayant connu une très forte ascension sociale en France, aux États-Unis et en Inde. Il propose une réflexion sur la meilleure combinaison des différentes échelles d’analyse, et défend l’idée que, s’il est important de s’interroger sur le poids du contexte national, il est impératif de ne pas lui sacrifier l’importance d’autres niveaux d’analyse. Si l’identification de répertoires d’évaluation nationaux et de spécificités institutionnelles s’avère décisive, elle ne suffit néanmoins pas à rendre compte complètement de la façon dont est vécue la mobilité. Les récits de réussite sociale sont en effet marqués par l’influence composite des répertoires culturels et des idéologies qui sont dominants au sein du pays, de la famille, du milieu professionnel, des établissements scolaires et universitaires fréquentés, de la génération, de la classe d’origine, du quartier et, le cas échéant, de la caste ou du groupe minoritaire auquel on appartient. Cet article propose le concept d’« idéologie instituée » pour donner sens aux modalités d’encastrement de toutes ces échelles. © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Comparaison internationale ; Échelles d’analyse ; Mobilité sociale ; France ; États-Unis ; Inde Abstract The analytical framework presented here allows us to account for the success stories of people having experienced strong upward mobility in France, in the United States and in India. Reflecting on the best way to combine different scales of analysis, it defends the idea that, though it is important to take into account national ∗ Centre de sciences humaines (CNRS/MAE), 2, Aurangzeb Road, 110011 New Delhi, Inde. Adresse e-mail : [email protected] 0038-0296/$ – see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.03.013 J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 173 contexts, other levels of analysis must not be overlooked. In order to satisfyingly account for the way mobility is experienced, identifying national repertoires of evaluation and institutional specificities is decisive, yet limited. Achievement narratives are actually marked by the composite influence of the cultural repertoires and the ideologies dominant among one’s nation, family, occupational context, school and university, generation, social class of origin, neighborhood and, when applicable, caste or minority group. To make sense of how all these scales work together, we introduce the concept of “instituted ideology” (idéologie instituée). © 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: International comparison; Scales of analysis; Upward mobility; France; United States; India « La sociologie comparée n’est pas une branche de la sociologie ; c’est la sociologie même » (Durkheim, 1986, p. 137). Cette célèbre maxime d’Émile Durkheim est fréquemment mobilisée par les sociologues cherchant à légitimer et à justifier une démarche de comparaison internationale. Néanmoins, si comparer c’est faire de la sociologie, l’enjeu essentiel réside dans le choix du niveau auquel cette comparaison doit être menée. L’échelle nationale est-elle vraiment la plus pertinente ? Est-il possible d’isoler des phénomènes sociologiques s’expliquant uniquement par une « culture nationale » (D’Iribarne, 1991) ou par un « effet sociétal » (Silvestre et al., 1992) ? Les spécificités nationales peuvent-elles être vraiment considérées comme autonomes d’autres niveaux d’analyse traditionnellement mobilisés par les sociologues (classe sociale, quartier, genre, âge, etc.) ? À sa manière, la sociologie de la mobilité sociale est au cœur de ces débats, et il est frappant de voir à quel point la comparaison, en particulier internationale, influence la façon dont sont pensés les déplacements dans l’espace social (Naudet, 2012a, chap. 2). Nous avons fait le choix de nous intéresser plus particulièrement à trois pays qui sont au centre des débats comparatifs sur la mobilité sociale : les États-Unis, la France et l’Inde. Ces trois pays sont couramment associés à des types de mobilité sociale ascendante très différenciés. Les ÉtatsUnis représenteraient l’archétype de la société ouverte caractérisée par de faibles obstacles à la mobilité et des statuts sociaux considérés comme « acquis » (achieved status), et où les critères raciaux occupent une place centrale. À l’opposé, l’Inde serait l’archétype de la société fermée marquée par le poids du système de castes et par des statuts sociaux considérés comme assignés (ascribed status), même si une certaine mobilité sociale y demeure possible. Entre le modèle d’une société ouverte et celui d’une société fermée, la France paraîtrait davantage structurée par la notion de classes sociales qui continue d’orienter l’analyse du système de stratification. Par ailleurs, la France serait un pays déchiré entre l’attachement aux principes égalitaires d’un côté, et le maintien de formes de distinction héritées de sa tradition aristocratique de l’autre1 . Afin d’apporter une contribution originale aux débats sur les spécificités nationales des systèmes de stratification sociale, nous avons fait le choix de nous concentrer sur l’expérience de la mobilité dans ces trois pays. En effet, si les travaux quantitatifs permettent de corriger un certain nombre de préjugés sur les niveaux de mobilité et les chances d’ascension sociale dans ces trois systèmes de stratification (Naudet, 2012a, p. 44–53), ils ne nous disent cependant rien de la façon dont la mobilité est vécue. L’analyse que nous proposons ici s’appuie sur un ensemble de 150 entretiens biographiques réalisés en France, en Inde et aux États-Unis auprès de hauts-fonctionnaires, de personnes occupant des positions élevées dans le secteur privé et d’universitaires. Les parents des interviewés français 1 Pour plus de détails sur les spécificités des représentations de la mobilité sociale associées à chacun de ces trois pays, voir Naudet, 2012a (chap. 2). 174 J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 et américains étaient tous ouvriers ou employés peu qualifiés. Les parents des interviewés indiens étaient agriculteurs sans terre, petits paysans, ouvriers, travailleurs manuels ou employés peu qualifiés2 . Cet article s’attache plus particulièrement à détailler la façon dont notre démarche méthodologique et notre cadre d’analyse s’accompagnent d’une réflexion sur le meilleur moyen de combiner différentes échelles d’analyse. Il s’agit donc d’un retour sur des résultats présentés ailleurs (Naudet, 2012a,b,c,d) et sur lesquels s’appuie cet article. Nous défendons ainsi l’idée que, s’il est important de s’interroger sur le poids du contexte national, il est impératif de ne pas sacrifier l’importance d’autres échelles d’analyse. Nous commencerons par détailler la démarche retenue pour mener à bien la comparaison, avant de présenter les spécificités nationales des discours recueillis. Si l’identification de répertoires d’évaluation nationaux et de spécificités institutionnelles s’avère décisive, elle ne suffit pas néanmoins à rendre compte complètement de la façon dont est vécue la mobilité. Il s’agit en effet de se garder de toute tentation essentialiste et exagérément culturaliste ou, inversement, excessivement institutionnaliste. L’identification de spécificités nationales doit relever davantage d’une sociologie compréhensive de la mobilité, attentive aux spécificités des trajectoires individuelles, que d’une sociologie qui pose que la culture nationale ou les spécificités institutionnelles détermineraient de manière mécanique les modalités d’expérience de la mobilité sociale. C’est pourquoi nous achevons cet article sur l’importance du concept d’« idéologie instituée », qui permet de combiner l’échelle d’analyse nationale à d’autres échelles d’analyse plus fines. 1. Fonder la comparaison internationale sur une approche phénoménologique de l’expérience de mobilité sociale La personne en forte mobilité sociale est condamnée à jongler avec au moins deux mémoires, deux histoires, celle de son groupe d’origine et celle de son groupe d’arrivée, qui ne peuvent être actualisées simultanément et dans le même contexte. Certaines pratiques, certaines histoires, certaines expressions ne trouvent leur place que dans l’un des deux milieux. L’individu ayant connu une double socialisation est condamné à une oscillation permanente entre ses deux groupes de référence, d’où une « tension » entre milieu d’origine et milieu d’arrivée. Cette tension n’est par ailleurs pas seulement liée aux différences sociologiques entre les deux groupes. Elle comporte également une dimension affective et morale, liée au possible sentiment de trahison des siens à mesure que l’on s’éloigne d’eux. Les personnes en très forte mobilité ascendante sont donc soumises à une double contrainte : d’un côté, il leur est important d’avoir le sentiment de ne pas trahir leurs parents et leur famille et, de l’autre, il leur est nécessaire d’acquérir la maîtrise des schèmes d’action et de perception valorisés dans leur milieu d’arrivée (Naudet, 2011). Une acculturation minimale au milieu d’arrivée et un certain légitimisme sont en effet impératifs pour espérer obtenir des rémunérations en termes de pouvoir, de statut et de revenus. Les discours des personnes en mobilité sont marqués par des stratégies narratives visant à réduire l’impact de cette tension entre milieu d’origine et milieu d’arrivée. Ils sont porteurs des traces, plus ou moins explicites, de l’effort, plus ou moins conscient, qu’elles font pour s’adapter à une situation de double attache (double bind). Leurs stratégies narratives sont ainsi révélatrices du compromis réalisé entre l’attachement à leur groupe d’origine et la volonté de s’adapter au nouveau groupe. 2 Pour une présentation détaillée des échantillons et de la méthodologie retenue voir Naudet, 2012a (chap. 2). J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 175 Notre travail de comparaison présuppose que l’analyse de l’expérience de la mobilité sociale nécessite le recours à une approche de type phénoménologique qui s’avère particulièrement universaliste : chaque fois qu’un individu originaire d’un groupe social défavorisé parvient à atteindre une position sociale relativement élevée et prestigieuse, il est confronté aux mêmes problèmes, quel que soit le contexte national et culturel. Il sera toujours amené à ressentir une tension entre son groupe d’origine et le groupe auquel il tente de s’intégrer, tension liée à la distance culturelle, cognitive, économique et sociale qui sépare les deux groupes. Ce présupposé, que nous avons discuté plus en détail ailleurs (Naudet, 2011), constitue le point de départ d’une analyse phénoménologique de la mobilité sociale et, par là-même, facilite grandement la mise en œuvre de la comparaison. L’enjeu est alors de voir si les personnes interviewées font face à cette tension de la même façon d’un pays à l’autre. Une telle ambition se heurte alors à la difficulté qu’il y a à travailler à partir de récits rétrospectifs dont on ne sait jamais vraiment dans quelle mesure ils sont le produit d’une reconstruction du passé. Il faut donc prendre acte de ce fait et analyser ces récits en connaissance de cause. La mise en récit de soi-même, quelles que soient les modalités, quelles que soient les qualités du narrateur, constitue la seule chose que l’interviewé offre à l’enquêteur. En raison des imperfections de la mémoire, du risque de reconstruction du passé, des inévitables stratégies de présentation de soi, le discours sur soi, et ce, en dépit de tout effort de réflexivité, d’auto-analyse, ne peut jamais prétendre parvenir à l’objectivité. Tout au plus peut-il tendre vers cet idéal. Cependant, pour le sociologue qui considère que les faits sociaux ne se limitent pas aux simples pratiques et incluent également la sphère du discours, cela ne doit pas constituer un problème majeur. De même que, comme l’a bien établi l’approche structuraliste du récit par Algirdas J. Greimas, le récit repose toujours sur des structures de récit (Greimas, 1986), le récit de mobilité s’adosse toujours à des formes de récit qui le précèdent et que l’individu en mobilité va s’approprier pour définir son rapport au monde et la place qu’il occupe dans l’espace social. En effet, si le discours n’est jamais objectif, il peut en revanche être objectivé. Comme le dit Bernard Lahire, reprenant une formule célèbre de Pierre Bourdieu, il existe une « objectivité du « subjectif » » (Lahire, 1998, p. 229–34), et le discours, tout subjectif qu’il soit, demeure le révélateur de structures objectives. Il existe en effet des « structures objectives de la pensée, de la perception, de l’évaluation, de l’appréhension, de la croyance. . . qui se donnent à voir dans les actions ou les pratiques (langagières ou non langagières) » (ibid., p. 230). Pour raconter leurs trajectoires de réussite et ainsi justifier la place qu’ils occupent désormais dans l’espace social, les individus en mobilité sociale s’appuient sur un certain nombre d’idées, de répertoires, de modes de justification qui leur préexistent. Tout l’enjeu est donc d’objectiver les régularités qui existent dans les manières de mettre en récit sa réussite. Il s’agit principalement de saisir, à travers le discours des personnes en mobilité, ce que Michèle Lamont et Laurent Thévenot appellent des « répertoires d’évaluation » (Lamont et Thévenot, 2000). Selon ces deux auteurs, chaque nation offre, à travers son histoire et ses institutions, des schèmes d’évaluation différents, des outils culturels qui permettent aux acteurs de construire et d’évaluer le monde qui les entoure. La comparaison internationale constitue indéniablement le meilleur moyen de mettre à jour ces répertoires culturels nationaux. Outre ces « répertoires d’évaluation », il s’agit également d’identifier les idéologies sur lesquelles les personnes en mobilité sociale s’appuient pour donner sens à leur déplacement dans l’espace social. Nous employons ici le terme d’idéologie dans l’acception de Clifford Geertz (1964), c’est-à-dire comme constituant une sorte de carte symbolique, un ensemble d’images évocatrices (suasive images) fournissant à l’individu un ensemble de croyances, de récits historiques, de valeurs qui l’aident à trouver sa place dans la société et à s’orienter dans ses actions. 176 J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 L’idéologie constitue ainsi une grille de perception et de compréhension du monde extrêmement séduisante en ce que, selon C. Geertz, elle tire son pouvoir de persuasion de sa capacité à rendre compte des aspects de la réalité sociale qui produisent un décalage entre les valeurs des individus et leurs pratiques telles qu’elles sont motivées par leurs intérêts. Ce cadre d’analyse de l’expérience de la mobilité sociale nous semble particulièrement utile pour réaliser un travail comparatif. En effet, si l’on considère que, quel que soit le pays considéré, la tension entre milieu d’origine et milieu d’arrivée est au centre de l’expérience de la mobilité sociale, que cette tension appelle à être réduite, que la réduction de cette tension passe par une mise en récit de la réussite sociale, et que les formes principales de cette mise en récit peuvent être identifiées, nous avons alors à notre disposition le point d’appui sur lequel fonder la comparabilité de discours recueillis dans des contextes nationaux différents. Sur la base de ce « noyau » idéal-typique propre à toute situation de mobilité, il est alors possible de s’attacher à voir si la tension est ressentie de la même façon dans chacun des pays, si les personnes interviewées décrivent cette tension de la même façon, si elles tentent de la réduire en utilisant le même type de procédés, si elles déclarent se sentir plus ou moins coupables d’avoir « trahi » leur milieu d’origine. L’analyse de la gestion de la tension entre deux groupes de référence révèle comment le contexte national influence la construction identitaire en situation de mobilité. La question que nous posons est alors relativement simple : les personnes en mobilité sociale dans chacun des pays étudiés mobilisent-elles toutes les mêmes modes de réduction de la tension entre leur milieu d’origine et leur milieu d’arrivée ? Ou, pour le formuler autrement, une situation typique de déracinement et de tension entre deux groupes, l’un situé au bas de la hiérarchie sociale, l’autre hiérarchiquement dominant, produit-elle vraiment les mêmes effets sur les individus qui la vivent dans des contextes culturels, politiques, économiques et sociaux extrêmement différents ? 2. Des récits de réussite fortement contrastés Les discours recueillis en Inde, aux États-Unis et en France nous ont permis de faire ressortir les caractéristiques les plus singulières des récits de réussite dans chacun de ces pays. Notre travail sur la façon dont les personnes interviewées rendent compte de leur réussite sociale (Naudet, 2012b) montre que les Américains se distinguent par une tendance très prononcée à recourir à des répertoires teintés de références aux logiques de marché, les Indiens par une tendance plus forte à nier toute responsabilité personnelle dans leur réussite et les Français par une certaine gêne à admettre qu’ils ont dû se mettre en avant pour réussir. De manière plus générale, en Inde, les récits de mobilité sociale témoignent avant tout d’un attachement fort au milieu d’origine : les Indiens issus de milieu dalit tendent en effet à se définir contre les castes dominantes en s’appuyant sur une idéologie contre-culturelle. En effet, dans ce pays, la réussite professionnelle ne suffit pas à effacer le stigmate de la caste, ce qui rend particulièrement difficile de s’intégrer à un groupe majoritairement composé de membres des castes supérieures. En conséquence de cela, la réussite va s’accompagner d’une très grande solidarité à l’égard du groupe d’origine, avec un mot d’ordre clé : il faut « rembourser sa dette à la société » (Naudet, 2008). Beaucoup des interviewés ont ainsi monté des systèmes de micro-crédit, créé des bourses à destination d’étudiants pauvres, ouvert des écoles ou des bibliothèques dans leur village d’origine, et la très grande majorité d’entre eux continuent à se définir autour de leur identité dalit (Naudet, 2012a, chap. 3). À l’inverse, en France, on est loin d’observer une telle systématicité de ces pratiques de solidarité. Les récits des Français sont davantage marqués par l’idée que le groupe d’origine et le groupe d’arrivée sont profondément différents, voire irréconciliables, et leurs récits font ainsi J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 177 plus souvent mention d’un profond isolement, d’un sentiment de n’appartenir ni à un groupe ni à un autre (Naudet, 2012a, chap. 5). On note également que la mobilité est tout particulièrement vécue sur le mode d’une quête de ce que beaucoup appellent « les codes » et les mentions de l’importance des logiques de distinction (Bourdieu, 1979) sont très nombreuses. Il ressort de leurs discours l’idée d’une société française marquée par des frontières de classe très rigides, et le sentiment qu’il est extrêmement difficile d’acquérir les dispositions les plus légitimes, qui sont pourtant considérées comme le sésame pour se sentir à sa place au sein du nouveau groupe. Les récits des Américains témoignent quant à eux d’une tendance forte à minimiser les différences qui opposent leur groupe d’origine et leur groupe d’arrivée (Naudet, 2012a, chap. 4). Pour beaucoup d’entre eux, la réussite semble « aller de soi » et leurs récits sont marqués par une tendance à nier que la mobilité sociale implique une transformation de soi radicale. Ils semblent convaincus qu’aux États-Unis les différences de statut sont avant tout économiques, mais qu’il n’existe pas de différences profondes dans les manières de penser d’un ouvrier et d’un cadre dirigeant. Si l’on s’en remet aux discours des interviewés, ressort l’idée d’une société caractérisée par un continuum des positions plus que par des groupes fortement différenciés et séparés par des frontières rigides. Il se dégage alors le sentiment d’une société sans classes, qui serait unie autour de valeurs communes, fortement intégratrices. Ces observations vont dans le sens des représentations de ces trois systèmes de stratification présentées en introduction et confirment partiellement ce que suggère déjà la littérature sur ces trois pays. On observe ainsi en Inde, société marquée par le poids des castes et décrite par Louis Dumont comme s’opposant aux sociétés occidentales, que le phénomène hiérarchique est particulièrement saillant (Dumont, 1979). Ces résultats vont également dans le sens des travaux comparatifs de Michèle Lamont et de Laurent Thévenot ou de Marion Fourcade, qui ont mis en évidence l’importance de la référence au marché dans les répertoires d’évaluation culturels mobilisés par les Américains (Lamont et Thévenot, 2000, conclusion ; Fourcade, 2011). D’autres travaux de M. Lamont (Lamont, 1995 ; Lamont et Mizrachi, 2012 ; Fleming et al., 2012) semblent également confirmer cette prédominance des logiques de compétition et de marché dans le contexte américain. Enfin, nos résultats vont également dans le sens des travaux comparatifs d’Alain Ehrenberg qui, remarquant une injonction beaucoup plus forte à l’autonomie et à la responsabilité individuelle aux États-Unis, concluent à une plus forte institutionnalisation de l’individu en France (Ehrenberg, 2010). 3. L’identification de spécificités nationales est-elle nécessairement essentialiste ? Quelle est la valeur de ces conclusions ? La comparaison internationale est en effet un exercice délicat, et le risque est toujours grand de glisser vers une interprétation abusivement culturaliste et essentialiste des faits observés. Les conclusions auxquelles nous sommes parvenus quant aux spécificités de chacun des trois pays sont avant tout le produit d’une analyse idéal-typique, insistant sur les différences les plus saillantes entre les pays étudiés3 . Il ne s’agit cependant que de distinctions fluides4 qui aident à donner du sens à la réalité 3 Nous reprenons ici la définition de Max Weber : « On obtient un idéal-type en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène [einheitlich] » (Weber, 1959, p. 180–1). 4 L’expression de « distinction fluide » est également empruntée à M. Weber. Dans L’Éthique économique des religions mondiales, il revient sur l’analyse typologique des éthiques économiques des religions qui « se doit d’accuser très fortement 178 J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 mais qui ne doivent pas faire oublier la complexité de chacune des sociétés étudiées. Les « cas » que nous étudions sont « des singularités historiques en tant que telles inépuisables » et le partage, dans une « infinité inépuisable de traits singuliers, entre les traits pertinents et ceux qui ne le sont pas » ne peut s’opérer que « dans le déroulement d’une argumentation singulière » (Passeron, 1996, p. 34–35). 3.1. Identifier des régularités dans les discours recueillis Si nous avançons que les récits des Français sont marqués par la prégnance des logiques de distinction et que les discours des Américains révèlent une tendance plus prononcée à minimiser les différences entre groupes sociaux, nous ne défendons pas pour autant l’idée que la société américaine serait exempte de toute logique de distinction et que tous les Américains seraient convaincus de vivre dans une société sans classe. Les travaux de Thorstein Veblen sur la classe de loisir (Veblen, 1970) ou de Willian Lloyd Warner sur la ville de Yankee City (Warner et Lunt, 1963) ont au contraire bien mis en évidence l’importance des stratégies de distinction aux États-Unis. Le fait que les Français mentionnent davantage les questions de distinction sociale et de légitimité culturelle dans leurs discours doit plutôt être lu comme la conséquence de répertoires d’évaluation particuliers. Ces répertoires correspondent à des représentations spécifiques de l’organisation de la société et conduisent donc les individus vivant dans ces pays à penser différemment la place qu’ils y occupent. L’importance spécifiquement française des logiques de statut dans les récits de mobilité sociale nous amène donc à émettre l’hypothèse qu’en France, les représentations de la société prennent une forme particulière, marquée par une interdépendance plus forte des logiques de classe et de statut. À l’opposé, aux États-Unis, la question de la légitimité culturelle est beaucoup moins centrale dans les récits de réussite, et cela laisse deviner des représentations de la société marquées par une influence plus faible des logiques de prestige : pour les Américains, le statut social serait avant tout donné par la possession de capital économique et émanerait donc plus directement de la position de classe5 . Enfin, nos travaux sur l’Inde révèlent de manière nette le caractère central de la caste dans les représentations de la société ; le recours à une idéologie contre-culturelle permet ainsi aux personnes issues de castes dites « intouchables » de dégager leur émancipation économique et professionnelle de toute assimilation à un processus de « sanskritisation », c’est-à-dire d’imitation des pratiques et modes de vie des castes supérieures. 3.2. Rendre compte des variations entre pays : les apports d’une perspective attentive aux singularités institutionnelles Afin de rendre compte de ces variations, l’attention aux formes que prennent les institutions et les organisations dans chaque pays permet d’offrir des éléments précieux. Notre travail a ainsi souligné l’importance extrêmement grande que jouent les institutions qui décident des trajectoires scolaire et professionnelle des individus en ascension sociale. Selon Pitirim Sorokin (1927), il existe des « agences de sélection, de distribution et d’évaluation » qui sont censées les traits qui, appartenant en propre à une religion en particulier, opposent celle-ci à d’autres et qui en même temps sont importants pour les connexions qui l’occupent » (Weber, 1996, Introduction p. 374, 365). 5 Cette hypothèse va dans le sens des travaux de M. Lamont (1995, chap. 3) qui remarque que les membres des professions libérales et les cadres français se soucient moins de la réussite matérielle que les Américains. J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 179 évaluer, sélectionner et distribuer les talents et les compétences. Il est particulièrement important de comprendre comment celles-ci fonctionnent dans chaque pays afin d’identifier le poids qu’elles auront dans l’expérience de la mobilité sociale. Nous avons ainsi pu identifier des spécificités du rôle de ces agences dans les trois pays étudiés, et plus particulièrement le rôle joué par le système des réservations en Inde, la pluralité des voies d’accès à l’élite aux États-Unis et le monopole du système des grandes écoles pour accéder aux positions les plus prestigieuses en France (Naudet, 2012a, chap. 3, 4 et 5). Pour illustrer les spécificités nationales de ces agences de sélection, il est possible de prendre l’exemple de l’accès à la haute fonction publique. En Inde, le système des réservations (politiques de quota dans l’enseignement supérieur et la fonction publique) joue un rôle clé. Si les interviewés travaillant dans la haute fonction publique sont, pour la très grande majorité d’entre eux, toujours très solidaires de leur milieu d’origine, deux dimensions institutionnelles permettent d’en rendre compte. La première est le passage par l’université, quasi obligé en Inde, pour accéder à la haute fonction publique. Par opposition aux écoles d’ingénieurs et de commerce (IIT et IIM), les grandes universités indiennes font une large place aux groupes dalits et constituent donc un lieu de forte sensibilisation à leur cause, ou de renforcement de cette sensibilité lorsque l’on est soi-même originaire de ce groupe. Or, les personnes interviewées sont généralement entrées à l’université grâce aux places qui leur étaient réservées en raison de leur appartenance de caste. La pression y est donc forte pour assumer ouvertement son identité de « basse » caste. Le second argument est que la plupart des interviewés ont également bénéficié des politiques de réservation pour entrer cette fois dans la haute fonction publique et que cela constitue une information accessible à leurs collègues : il leur est donc nécessaire d’assumer cet aspect de leur identité. De plus, contrairement au secteur privé, il existe des associations professionnelles réunissant des hauts fonctionnaires issus de castes répertoriées, ce qui permet une relative institutionnalisation de l’identité dalit. Les spécificités de l’entrée dans la haute fonction publique lorsque l’on est originaire de castes répertoriées conduisent donc à assumer pleinement son identité de caste, et à réinvestir le discours de solidarité qui est au cœur de l’identité dalit. Cet aspect central des réservations dans l’expérience de la mobilité sociale se retrouve également chez ceux des interviewés qui ont fait leur carrière dans le privé ou dans la recherche. Aux États-Unis, l’arrivée aux positions les plus prestigieuses de la haute fonction publique ne passe pas, comme en France et en Inde, par la réussite d’un concours très sélectif (École nationale d’administration ou Indian Administrative Service). Au contraire, les voies d’accès aux positions les plus élevées révèlent une diversité des trajectoires possibles. Il n’existe pas en effet de régularité dans les trajectoires universitaires et professionnelles des hauts fonctionnaires. Certains ont commencé leur parcours dans le supérieur directement dans des universités de l’Ivy League, d’autres dans des community colleges. Certains ont réalisé tout leur parcours dans des universités prestigieuses et d’autres ont obtenu tous leurs diplômes dans des universités peu cotées. D’autres ont obtenu leurs diplômes à mesure qu’ils grimpaient dans la hiérarchie. Si avoir obtenu son diplôme d’une université prestigieuse constitue un avantage évident pour trouver des emplois au sein de l’élite, cela ne constitue jamais, dans le contexte d’un système d’enseignement supérieur extrêmement diversifié, une condition sine qua non à l’entrée dans l’élite de la fonction publique fédérale, contrairement à ce que l’on observe en France et en Inde où le concours est la norme. La pluralité irréductible des parcours d’accès aux positions de Senior Executive Officer de la fonction publique fédérale semble être la règle et vient ainsi renforcer la croyance en un système méritocratique. Si le système de recrutement offre de multiples possibilités de réussite à ceux qui ont du talent et qui sont laborieux, alors cela conduit à légitimer l’idée que l’échec est avant tout 180 J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 la conséquence de déficiences individuelles. L’ouverture affichée du recrutement participe ainsi à la construction de l’illusion d’une société sans classes6 . De la même façon, les spécificités de l’École nationale d’administration (ENA) en France permettent de comprendre l’importance accordée aux stratégies de distinction dans les récits de réussite. Beaucoup des interviewés font ainsi état du sentiment d’avoir pénétré « un monde à part », un monde qui est celui de la grande bourgeoisie, des fils de grandes familles et des « fils d’archevêques ». Comme le rappelle Jean-Michel Eymeri, la scolarité à l’ENA, et plus particulièrement les stages en ambassade et en préfecture, constituent une véritable « épreuve de bourgeoisie » (Eymeri, 2001, p. 127)7 , et beaucoup des interviewés confirment indirectement cette analyse en affirmant que ces stages ont constitué pour eux une épreuve sociale traumatisante, à l’occasion de laquelle ils ont pu prendre la mesure de leurs handicaps sociaux et de leur mauvaise maîtrise des « codes ». Il en ressort ainsi l’idée selon laquelle la scolarité à l’ENA constitue un moment pendant lequel est effectué un profond travail de réforme de ses dispositions afin de se conformer aux attentes. En cela, de tous les contextes sociaux évoqués par les interviewés des trois pays, la scolarité à l’ENA constitue le cadre qui contraint le plus à l’acquisition de manières d’agir et de penser propres aux classes supérieures8 . 4. Introduire différentes échelles d’analyse S’il est important de s’interroger sur le poids du contexte national, aussi bien dans sa dimension « culturelle » que dans ses dimensions davantage institutionnelles, il ne faut pas perdre de vue l’importance d’autres échelles analyse. Les récits de réussite sociale sont en effet marqués par l’influence composite des répertoires culturels et des idéologies qui sont dominants au sein du pays, de la famille, du milieu professionnel, des établissements scolaires et universitaires fréquentés, de la génération, de la classe d’origine, du quartier et, le cas échéant, de la caste ou du groupe minoritaire auquel on appartient. Nous voudrions donc évoquer ici comment l’intériorisation de certaines idéologies, de certains répertoires culturels ou, pour le dire autrement, de certains schèmes d’action et de perception à ces différents niveaux joue un rôle décisif dans l’expérience de la mobilité sociale. 4.1. Socialisation primaire et idéologie familiale Un lien peut être établi entre ce que l’on pourrait appeler, à la suite de Jean-Pierre Terrail (1984), « les mobilisations parentales9 » et la façon dont est ressentie la tension entre milieu d’origine et milieu d’arrivée. Si pour J.-P. Terrail, la mobilisation parentale constitue essentiellement un facteur d’explication de la réussite, nous pensons que cette notion est surtout utile pour penser le rapport à la mobilité. En effet, l’intériorisation précoce de certaines idéologies familiales semble avoir un 6 Pour un développement plus conséquent de ce point, voir Naudet, 2012a (p. 134–40). Cette formule fait directement écho à celle d’E. Goblot qui, près de 75 ans plus tôt, décrivait le baccalauréat comme un « brevet de bourgeoisie » : « Le baccalauréat, voilà la barrière sérieuse, la barrière officielle et garantie par l’État, qui défend contre l’invasion. On devient bourgeois, c’est vrai ; mais pour cela, il faut d’abord devenir bachelier » (Goblot, 1925). 8 Pour davantage de détails sur ce point, voir Naudet, 2012a (chap. 5). 9 Dans son ouvrage 1 sur 500, J.-P. Laurens a discuté l’approche de Terrail (Laurens, 1992, chap. 8). Si nous reprenons le terme de « mobilisation parentale », nous en élargissons cependant la définition. Il faut en effet noter, à la suite de J.-P. Terrail (1984) et surtout de B. Lahire (1995), que les personnes en mobilité sociale ne sont pas nécessairement issues de familles fortement mobilisées par le succès scolaire, et c’est en cela que nous préférons parler d’« idéologie familiale ». 7 J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 181 impact sur la façon dont les personnes en mobilité sociale décrivent la tension entre leur milieu d’origine et leur milieu d’arrivée. Par idéologies familiales nous entendons les représentations dominantes au sein de la famille quant à la façon dont s’organise la société et dont s’agencent les groupes sociaux entre eux. Deux pôles structurent notamment l’idéologie familiale populaire. Il y a d’abord le pôle collectif ou pôle relativiste, qui se caractérise par la conviction que la place occupée dans la société est avant tout donnée par l’appartenance à un groupe dominé porteur d’une histoire et d’une mémoire collective forte. Dans cette perspective, la préservation du lien collectif est un impératif fort. Le second est le pôle individualiste ou pôle légitimiste, qui se caractérise par la conviction que la place occupée dans la société est principalement la conséquence des efforts consentis. Dans cette perspective, l’accent est donc mis sur les efforts de réussite individuelle ou familiale. Ces deux pôles renvoient généralement à des convictions politiques, et parfois religieuses, très différentes10 . Si les familles se rapprochant du pôle collectif sont le plus souvent marquées par des convictions politiques de gauche ou de gauche révolutionnaire, les familles se rapprochant du pôle légitimiste sont généralement – mais pas systématiquement – caractérisées par des convictions politiques centristes ou de droite, ainsi que par une pratique religieuse assez forte. Il peut ainsi être avancé que plus « l’idéologie familiale » est éloignée du milieu d’arrivée, plus l’ajustement risque d’être difficile. Cette observation a d’ailleurs été, d’une certaine manière, confirmée par des travaux de psychologie sociale qui montrent que les personnes issues de milieu social modeste s’adaptent mieux au changement brutal que représente l’arrivée à l’université lorsqu’elles sont issues de familles qui témoignent de dispositions favorables à l’égard de l’enseignement supérieur (Jetten et al., 2008 ; Iyer et al., 2008). 4.2. Socialisation secondaire et quartier Les entretiens menés révèlent que le type de quartier dans lequel on a grandi influe sur la façon dont sera ressentie la mobilité sociale. Le quartier, en ce qu’il incarne l’espace dans lequel se croise tout un réseau de relations sociales comprenant les amis du quartier, les amis d’école, les amis des parents, les amis du club de sport, etc., constitue un lieu important à prendre compte pour comprendre l’expérience de la mobilité sociale. L’inscription dans ce faisceau de relations sociales conduit bien souvent à intérioriser un rapport à l’altérité sociale propre à cet espace et l’expérience des différences de classe est, en effet, fortement liée au type de quartier dans lequel on réside. Grandir dans un espace relativement bourgeois permet de se familiariser aux situations d’interaction avec des personnes issues d’autres classes sociales et de développer des schèmes d’action et de perception permettant de faire face à la rencontre de l’altérité sociale. À l’inverse, la personne qui a grandi dans un quartier ségrégé et majoritairement populaire sera amenée à voir différemment les classes supérieures avec lesquelles elle a très rarement eu l’occasion d’avoir des interactions : celles-ci demeurent davantage « mystérieuses », inconnues, objet de nombreuses interrogations. Cette méconnaissance des 10 Il existe certainement une homologie entre les deux pôles que nous distinguons et les deux pôles structurant les classes populaires que distingue J. Rupp (1995), dans la continuité des travaux de P.B ourdieu. Pour J. Rupp, qui s’appuie sur la notion d’investissement dans une forme de capital plutôt que sur le critère de volume de capital détenu, un premier pôle des classes populaires se caractériserait par des investissements tournés avant tout vers la culture et un second pôle tourné essentiellement vers l’économie. De la distinction de ces deux pôles, J. Rupp émet l’hypothèse de deux formes distinctes de l’habitus populaire. 182 J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 classes supérieures rend nettement plus probable le fait de vivre l’entrée dans l’élite comme un choc. Il faut également noter que, quand le choix des parents d’habiter dans un quartier non populaire n’est pas la conséquence directe d’un « hasard » (mère gardienne d’immeuble, par exemple), il est souvent le reflet de dispositions parentales bien particulières, et du choix délibéré de ceux-ci d’inscrire leur famille dans une dynamique de mobilité sociale. Il est ainsi fréquent que certaines familles réalisent des efforts financiers conséquents pour « prendre de la distance » avec ce qu’ils considèrent être la « mauvaise influence » de leurs pairs. 4.3. Socialisation secondaire et effet d’établissement Le troisième niveau d’analyse que nous distinguons renvoie, lui, à un « effet d’établissement ». Cet effet est relativement complexe : d’un côté, les établissements fortement élitistes, en ce qu’ils sont très différents du milieu d’origine, peuvent rendre plus traumatisante l’arrivée dans le nouveau monde ; mais, de l’autre côté, en ce qu’ils offrent le plus de garanties de débouchés professionnels et assurent une formation impliquant une forte socialisation anticipatrice à l’appartenance à l’élite, ils peuvent aussi favoriser la transition d’un monde à l’autre. Quand la composition sociale de l’établissement est relativement variée (donc, la plupart du temps, quand l’établissement est peu prestigieux socialement), la remise en cause des appartenances est susceptible d’être moins violente : il est ainsi plus facile d’échapper à une confrontation permanente à l’altérité sociale, plus facile de se constituer un cercle d’amis exclusivement composé de personnes de la même origine sociale, et plus facile de perpétuer l’idée que l’on est encore partie prenante de son groupe d’origine (même s’il n’en demeure pas moins que faire des études supérieures constitue une expérience étrangère au groupe d’origine). Lorsque l’établissement fréquenté a pour vocation première la formation aux professions de l’élite (comme les grandes écoles en France), l’effet sur la question des appartenances est beaucoup plus ambigu. Un établissement fortement élitiste dans son recrutement risque de renforcer le sentiment de « ne plus savoir où l’on est », en ce que la position radicalement minoritaire est susceptible de produire une impression de déracinement. Ainsi, les travaux d’Elizabeth Aries et de Maynard Seider (2005) montrent, qu’aux États-Unis, les étudiants issus de milieu populaire sont confrontés à davantage de problèmes d’ajustement quand ils étudient dans des établissements dits d’élite que quand ils étudient dans des State colleges. Cependant, de manière presque paradoxale, certains établissements d’élite, en ce qu’ils portent une attention forte à préparer leurs étudiants à accepter leur identité de membres de l’élite, peuvent les aider à se préparer à cette nouvelle situation en leur fournissant une idée plus précise de ce que sera leur avenir, ainsi que les principes de justification de leur appartenance future à l’élite11 . Earl Hopper (1981) montre qu’une personne issue de milieu populaire ayant fait ses études à Cambridge sera moins soumise aux « aléas mentaux » de la mobilité qu’une personne ayant étudié à Leicester : la première peut en effet s’appuyer sur la perspective de lendemains qui chantent quand la seconde doit fournir des efforts supplémentaires pour consolider sa réussite. L’intérêt du travail d’E. Hopper est ainsi de montrer que la distance sociale entre milieu d’origine et milieu d’arrivée n’est pas la seule cause des « désordres mentaux » liés à la mobilité : il s’agit avant tout d’observer quels sont les chemins empruntés pour atteindre la position finalement occupée. 11 M. Duru-Bellat et E. Tenret (2009) ont ainsi montré que les étudiants des classes préparatoires aux grandes écoles perçoivent la société comme étant plus méritocratique que ne le font les étudiants des premiers cycles universitaires. J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 183 4.4. Socialisation secondaire et milieu professionnel Les entretiens menés dans le cadre de notre enquête révèlent que les personnes travaillant dans le secteur privé, et dans une moindre mesure les personnes travaillant dans la haute fonction publique, ont tendance à davantage privilégier des modes de description du milieu d’origine qui minimisent les différences entre le milieu d’origine et le milieu d’arrivée (ce qui va de pair avec une faible insistance sur la tension entre les deux milieux), ou au contraire à insister fortement sur les différences matérielles entre les deux milieux (ce qui permet de convertir plus facilement l’origine en ressource afin de procéder à un travail de « retournement du stigmate » de l’origine populaire). De la même manière nous avons pu noter que les universitaires définissent plus fréquemment leur groupe d’origine en insistant sur son autonomie culturelle. Ce lien entre mode de définition du groupe d’origine et secteur professionnel peut s’interpréter de deux manières. Dans une première hypothèse, ce sont les mêmes raisons qui ont poussé l’individu à choisir son secteur d’activité et à décrire son milieu d’origine de cette façon : la vision du milieu d’origine serait donc donnée dès le départ, notamment par l’idéologie et les dispositions familiales. On choisirait de faire carrière dans le secteur privé parce qu’on a grandi dans un milieu qui valorisait directement ou indirectement ce type de carrière. Dans la seconde hypothèse, la vision du milieu d’origine est reconstruite a posteriori : c’est sous l’influence de la socialisation secondaire et des répertoires prédominants au sein de son secteur d’activité que l’individu va redéfinir son milieu d’origine. Rien ne nous permet de trancher entre l’hypothèse de socialisation primaire et l’hypothèse de réécriture de l’histoire personnelle, et il est probable que, selon les cas, les deux mécanismes peuvent fonctionner. 4.5. L’appartenance à une minorité : caste, race et migration Katherine Neckerman, Prudence Carter et Jennifer Lee (1999) ont forgé le concept de minority culture of mobility pour évoquer les spécificités de l’expérience de la mobilité par les membres de groupes minoritaires. Selon elles, les efforts d’acculturation au nouveau groupe sont profondément affectés par les spécificités culturelles de la minorité à laquelle appartiennent les personnes en ascension sociale, rendant ainsi leur expérience de mobilité singulière au regard de celle de personnes également originaires de milieu populaire mais appartenant à la majorité ethnique de leur pays. Les membres de minorités en ascension sociale seraient ainsi amenés à forger une « culture minoritaire de la mobilité » qui leur fournit un ensemble de symboles, de pratiques, de répertoires propres à leur groupe et sur lesquels ils pourraient s’appuyer pour faire face aux défis de la mobilité. Notre travail nous a permis d’identifier différentes « cultures minoritaires de la mobilité » propres aux minorités de chacun des trois pays étudiés. La distinction opérée par John Ogbu (Ogbu et Simons, 1998) entre les « minorités volontaires », qui ont émigré dans le but d’améliorer leur situation économique, et les « minorités involontaires », qui doivent leur statut de minorité au fait que leurs ancêtres ont souffert de la colonisation ou de l’esclavage et qui n’ont pu être véritablement assimilés, permet notamment de rendre compte des variations entre nos trois terrains. Aux États-Unis, les Afro-américains que nous avons interviewés montrent clairement une plus grande tendance à définir leur milieu d’origine en insistant sur le sentiment d’appartenir à un groupe fortement structuré autour d’une mémoire collective. Les personnes issues de l’immigration sont, au contraire, beaucoup plus promptes à définir leur milieu d’origine sur un mode légitimiste, et notamment en mettant en avant le fait que l’expérience migratoire 184 J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 de leur famille s’inscrit dans un projet de réussite sociale et économique. La condition de « minorité involontaire » des dalits en Inde semble également avoir un impact fort sur la définition qu’ils donnent de leur groupe d’origine, qu’ils tendent à définir plus souvent sur le mode d’une communauté de destin. En France, les personnes issues des « minorités volontaires » que nous avons interviewées (immigration polonaise, italienne et portugaise principalement) avaient également tendance à décrire leur groupe d’origine sur un mode légitimiste. Le statut de nos interviewés français issus de l’immigration des anciennes colonies est plus difficile à faire entrer dans la typologie proposée par J. Ogbu : cette minorité porte à la fois les caractéristiques des « minorités volontaires » (l’émigration–immigration) et des « minorités involontaires » (le fait d’être issus d’une ancienne colonie française). Les entretiens réalisés avec des personnes originaires d’anciennes colonies françaises laissent entrevoir un mode de définition du groupe d’origine plus ambigu, marqué par l’influence de l’idéologie républicaine de l’intégration qui les pousse à osciller entre une mise en avant des aspects les plus légitimistes de leur communauté et une insistance sur l’appartenance à une communauté minoritaire. 4.6. Génération et âges de la vie Enfin, la façon dont est ressentie la tension entre milieu d’origine et milieu d’arrivée, et donc la façon dont celle-ci est gérée, varie dans le temps. Ces variations temporelles peuvent dépendre à la fois de la génération à laquelle on appartient (Chauvel, 1998) et de l’âge de la vie auquel on se situe. Notre travail a ainsi permis de mettre en évidence que, en France, le répertoire du républicanisme était beaucoup plus fréquemment mobilisé par les universitaires et les haut-fonctionnaires les plus âgés et qu’il demeurait au contraire très peu mobilisé par les plus jeunes des interviewés (Naudet, 2012a, p. 221–31). Aux États-Unis, Jodi Vandenberg-Daves a, elle, cherché à mettre en évidence l’évolution entre les années 1950 et 1980 des récits de succès des femmes blanches issues des classes populaires. Elle remarque ainsi un déclin de l’influence des valeurs patriarcales dans les récits de réussite : les structures narratives des récits des femmes les plus jeunes seraient ainsi très différentes de celles des plus âgées (Vandenberg-Daves, 2002). Par ailleurs, la mobilité sociale ne produit pas des effets qui perdurent de manière homogène dans le temps, et il est possible de distinguer, au cours d’une même vie, plusieurs étapes de l’expérience de la mobilité ascendante (Naudet, 2012d). La grande majorité des évocations d’une expérience difficile du changement de classe est ainsi très marquée dans le déroulement de l’histoire de vie et la période autour des études supérieures condense toutes les contradictions auxquelles doivent faire face ces personnes. Plus tard, les personnes en ascension prennent acte de l’éloignement de leur milieu d’origine. Elles reconnaissent que leur nouveau statut social est profondément différent de celui de leurs parents et ce constat froid et lucide appelle à la mise en place de stratégies d’ajustement au nouveau statut. C’est ainsi à partir du moment où le changement de statut est reconnu et acté que la personne va commencer à déployer un discours de justification de la position qu’elle occupe. Tant que l’on a un pied dans chacun des deux mondes et que les études n’ont pas encore été converties en un statut professionnel prestigieux, il est difficile de s’investir dans un travail de stabilisation de son identité. L’enjeu est différent une fois le nouveau statut social confirmé. Constatant l’éloignement de son milieu d’origine, la personne en mobilité doit légitimer cette prise de distance ou, tout du moins, elle doit lui donner sens afin de ne pas en être victime. J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 185 5. L’idéologie instituée : un concept pour articuler les différents niveaux d’analyse S’il est important de s’interroger sur le poids du contexte national, il ne faut donc pas non plus perdre de vue l’importance d’autres échelles analyse. Nous proposons donc un concept qui nous semble être en mesure de permettre la réconciliation de ces différentes échelles : « l’idéologie instituée ». 5.1. Vers une définition du concept d’idéologie instituée Ce que nous appelons « idéologie instituée » renvoie au degré de congruence des idéologies présentes sur les diverses échelles d’analyse : plus l’idéologie dominante de l’un de ces segments sociaux est également dominante dans les autres, plus il est facile pour l’individu en mobilité de déployer un récit insistant sur l’idée d’une permanence à soi-même. Une idéologie que l’on va retrouver sur l’ensemble des échelles est donc une « idéologie instituée ». La présence, sur des échelles sociales multiples, d’un même corpus idéologique permet en effet d’asseoir sa légitimité et de renforcer la probabilité selon laquelle un individu s’en remettra de manière univoque à cette grille de perception et de compréhension du monde. L’individu en mobilité sociale aura ainsi à sa disposition une idéologie plus ou moins instituée : plus une idéologie est dominante dans l’ensemble des segments sociaux qui ont laissé leurs empreintes sur un individu, plus celui-ci considérera que cette idéologie va de soi et lui suffit à comprendre le monde et la place qu’il y occupe. Ce concept rejoint donc l’idée défendue par M. Lamont selon laquelle l’identité est à la fois contrainte et produite par les répertoires culturels auxquels ont accès les individus et par le « contexte structurel » dans lequel ils vivent (Lamont, 2001, p. 171). Le concept d’idéologie instituée que nous proposons s’appuie sur deux concepts majeurs de la sociologie, celui d’idéologie et celui d’institution, et entend faciliter la compréhension de la façon dont se construit l’identité narrative des personnes en forte mobilité sociale. L’enjeu est en effet de saisir pourquoi certaines personnes parviennent plus facilement que d’autres à donner sens aux contradictions suscitées par la tension entre leur milieu d’origine et leur milieu d’arrivée. La définition de l’idéologie sur laquelle nous nous appuyons est celle, déjà évoquée plus haut, de C. Geertz : elle constitue une grille de perception et de compréhension du monde. L’idéologie renvoie donc ici à la dimension culturelle de l’identité narrative des personnes en mobilité, au sens où la culture peut-être comprise comme une « toile d’araignée » offrant des « réseaux de signifiance » (Geertz, 1998). La référence à l’institution insiste davantage sur les contraintes qui conditionnent l’intériorisation de certaines idéologies, inégalement accessibles en fonction des contextes culturels et sociaux. Nous cherchons pour cela à concilier le sens qu’attribuent à ce concept Maurice Merleau-Ponty et Émile Durkheim. Pour M. Merleau-Ponty, une « institution » est un de « ces événements d’une expérience qui la dotent de dimensions durables, par rapport auxquelles toute une série d’autres expériences auront sens, formeront une suite pensable ou une histoire, – ou encore les événements qui déposent en moi un sens, non pas au titre de survivance ou de résidu, mais comme appel à une suite, exigence d’un avenir » (Merleau-Ponty, 2003, p. 124). La définition de M. Merleau-Ponty insiste donc sur le rôle de l’institution dans la formation du sens et permet de comprendre comment celui-ci va être intériorisé par un individu. De son côté, dans une perspective davantage « holiste », É. Durkheim insiste sur la capacité de l’institution 186 J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 à imposer du sens aux membres d’une collectivité : « On peut [. . .] appeler institutions, toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité » (Durkheim, 1986, p. XXII). La conciliation des deux définitions que nous proposons repose sur le fait que chaque individu intériorise certaines idéologies (qui vont ainsi être « instituées » au sens où l’entend M. Merleau-Ponty, c’est-à-dire devenir un évènement majeur de leur expérience), mais que les probabilités d’intériorisation de ces idéologies dépendent de leur force au sein des institutions (au sens où l’entend É. Durkheim) qu’incarnent la famille, le pays, le milieu professionnel, les établissements scolaires et universitaires fréquentés, la génération, la classe d’origine, le quartier et éventuellement la caste ou le groupe minoritaire auquel on appartient. Par ailleurs, si l’on suit toujours M. Merleau-Ponty, l’idée selon laquelle une institution constitue « une suite pensable ou une histoire – ou encore les événements qui déposent en moi un sens, non pas au titre de survivance ou de résidu, mais comme appel à une suite, exigence d’un avenir » permet de comprendre en quoi une idéologie peut être plus ou moins instituée. La définition de l’institution insiste en effet sur sa dimension ouverte, non figée et adaptable : ce qui est institué risque toujours de s’éteindre, de se confiner et relèverait alors d’une « historicité de mort » (Merleau-Ponty, 1960, p. 101)12 . Le sens originaire de l’institution doit donc être sans cesse réactivé, réanimé. Le concept d’idéologie instituée offre ainsi les moyens de mobiliser un grand nombre de niveaux d’analyse pour rendre compte des variations des parcours de réussite13 . 5.2. Idéologie instituée et expérience de la mobilité sociale Les analyses que nous avons menées montrent bien qu’il n’existe pas une façon de raconter sa réussite propre à chaque pays. En revanche, il existe des homologies fortes entre les interviews réalisées auprès de personnes résidant dans un même pays, travaillant dans un même secteur d’activité, appartenant à la même minorité, à la même caste ou à la même fraction de classe, et ces homologies nous amènent à distinguer différents niveaux d’analyse. La combinaison de ces différentes caractéristiques permet de mieux comprendre la façon qu’ont les interviewés de donner sens à la tension entre leur milieu d’origine et leur milieu d’arrivée. Nous avons ainsi rencontré les cas d’institution d’une idéologie les plus forts chez certains Blancs américains travaillant dans le secteur public ou dans le secteur privé : l’idéologie familiale était particulièrement légitimiste (Naudet, 2012a, chap. 4). Ces personnes sont dans une configuration où, de l’idéologie nationale du rêve américain à l’idéologie familiale construite autour d’un projet transgénérationnel de réussite sociale, en passant par un contexte professionnel valorisant fortement la compétition, l’ensemble des idéologies et des répertoires culturels socialement valorisés entrent en résonance les uns avec les autres. En France, c’est certainement chez les hauts fonctionnaires les plus âgés, donc issus d’une génération encore fortement imprégnée des principes du républicanisme, que nous avons rencontré les meilleurs exemples d’une idéologie instituée : ceux d’entre eux qui ont grandi dans une famille valorisant fortement la réussite 12 Sur ce point, voir aussi Vallier, 2005. Il pourrait être intéressant de rapprocher l’« idéologie instituée » de la notion d’« épistémè » proposée par Michel Foucault (1966) dans Les Mots et les choses et qui, au travers d’une « archéologie du savoir », cherche à rendre compte de ce qui détermine les façons de penser et les conceptions scientifiques à une période donnée de l’histoire. Si pour M. Merleau-Ponty, l’étude de l’institution constitue une sorte d’archéologie du présent, l’idéologie instituée, au sens où nous l’entendons, constitue une sorte d’épistémè réduite à l’échelle de l’histoire d’un individu. 13 J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 187 scolaire, qui ont eu la chance d’étudier dans des établissements fréquentés par les classes supérieures, sont les Français dont les récits de réussite mettent le plus en avant un sentiment de continuité entre milieu d’origine et milieu d’arrivée. Ces personnes vont en effet avoir tendance à construire leurs récits de mobilité autour du thème de la méritocratie républicaine (Naudet, 2012c, chap. 5). En Inde, ce sont chez certains des hauts fonctionnaires et des universitaires dalits que l’on trouve les meilleurs exemples d’idéologie instituée. Lorsque ces personnes sont nées dans une famille sensibilisée aux luttes de B.R. Ambedkar, qu’elles ont étudié dans des universités où il existe des réseaux de militants dalits fortement structurés, et qu’elles évoluent dans un milieu professionnel où il est légitime de revendiquer son identité dalit, leurs discours de réussite sont généralement marqués par ce que nous avons défini comme une « idéologie dalit de la mobilité sociale ». Ce corpus idéologique constitue ainsi le soubassement d’un récit d’une mobilité sociale dans lequel la réussite n’implique aucune trahison et va de pair avec une forte solidarité avec le milieu d’origine (Naudet, 2008, 2012a, chap. 3). À l’opposé, plus les dissonances idéologiques sont importantes entre les différentes sphères sociales traversées, plus il sera difficile pour l’individu en mobilité sociale de donner sens aux différences sociologiques entre son milieu d’origine et son milieu d’arrivée. Ainsi, les Afroaméricains, dont le sentiment d’appartenance à une minorité raciale va de pair avec une tendance nette à rejeter toute allégeance à l’idéologie du rêve américain, ont davantage tendance à développer un récit de réussite marqué par le sentiment d’une vive tension entre leur milieu d’origine et leur milieu d’arrivée. De même, les Français issus de familles fortement imprégnées d’une culture ouvrière et qui sont entrés tardivement dans des grandes écoles ont davantage tendance à développer des récits marqués par un sentiment de n’appartenir ni à un groupe ni à un autre. Toujours selon le même principe, les Indiens issus de castes répertoriées qui ont fréquenté des établissements d’élite et qui ont fait carrière dans le secteur privé développent des récits qui témoignent d’une grande difficulté à assumer leur identité de caste. Nos travaux montrent ainsi que plus les dissonances idéologiques sont nombreuses entre les différentes sphères traversées par un individu, moins il sera facile d’identifier une trame unique de récit de la réussite – et par conséquent un effet proprement « national » de la mobilité sociale – et plus la mise en récit de la réussite consistera en un bricolage à partir de différents répertoires, parfois contradictoires14 . 6. Conclusion La dimension nationale de l’analyse des récits de réussite ne prend toute son ampleur qu’au regard du concept d’« idéologie instituée ». L’analyse comparative permet en effet de donner à voir un ensemble de configurations qui témoignent d’un agencement différent des congruences ou des dissonances idéologiques entre les différents segments sociaux qui laissent leur empreinte sur l’individu en mobilité sociale15 . Si l’analyse idéal-typique que nous avons réalisée permet de saisir les dynamiques principales qui sont à l’œuvre dans chaque société et qui permettent 14 La complexité de l’analyse qui découle de la faible institution d’une idéologie n’empêche cependant pas complètement l’identification d’effets « nationaux » de la mobilité : elle ne fait que la rendre plus difficile. Notre travail permet en effet de voir que les configurations qui créent de la dissonance sont propres à chaque pays. Dans chacun des pays étudiés, les segments sociaux vont peser différemment dans la création de discontinuités car ils sont légataires d’une historicité particulière qui conduit à faire varier leur dissonance ou leur assonance avec les autres segments. 15 Une telle analyse comporte cependant des limites évidentes en ce qu’elle ne donne qu’un aperçu, au moment t de l’enquête, de configurations sociales qui sont le produit de l’histoire de chacun des segments sociaux composant cette configuration. 188 J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 aux modalités de récit de trajectoires individuelles de prendre sens, elle montre en outre que l’approche en termes de « répertoires d’évaluation » nationaux (Lamont et Thévenot, 2000) ne peut fonctionner de manière purement autonome. L’échelle d’analyse nationale n’offre tout son potentiel heuristique que si elle est combinée à d’autres échelles d’analyse plus fines et si l’on cherche à mettre en évidence les modalités d’encastrement de toutes ces échelles. L’analyse de la « variable » nationale est primordiale mais ne peut se suffire à elle-même. Aucun travail comparatif ayant pour ambition de comprendre le rôle des « répertoires d’évaluation culturels nationaux », ou des idéologies nationales dans l’expérience de la mobilité sociale, ne peut faire l’économie d’une analyse des trajectoires individuelles. Pour pouvoir « monter en généralité » et comprendre les principales variations dans l’intériorisation de certains schèmes culturels, il est nécessaire d’identifier les singularités des trajectoires ou des « voies de mobilité » empruntées dans un pays donné et le rôle joué par les spécificités nationales des « agences de sélection » qui jalonnent ces voies de mobilité. Cette attention aux trajectoires individuelles constitue un moyen de réconcilier une approche dite « culturaliste », c’est-à-dire attentive au rôle des représentations, à une approche davantage attentive au rôle des institutions propres à chaque pays. Il est en effet indispensable d’inclure dans l’analyse les spécificités du système éducatif, les spécificités des « agences de sélection » et des modes de recrutement (comment entre-t-on dans la haute fonction publique ? comment accède-ton aux positions les plus prestigieuses dans le secteur privé ?, etc.). C’est par cette attention aux dimensions institutionnelles que nous avons, par exemple, pu mettre en avant le rôle singulier des réservations en Inde, le rôle de l’architecture du système éducatif aux États-Unis, ou le poids du système des grandes écoles en France. Affirmer que le travail de comparaison ne doit pas s’arrêter à l’échelle nationale mais se décliner à toutes les échelles, c’est en revenir au mot d’ordre d’É. Durkheim cité en introduction à cet article : la comparaison, c’est la sociologie même. La dimension nationale n’est qu’une des nombreuses échelles auxquelles doit se décliner le travail comparatif. S’il s’agit d’une dimension souvent négligée car très difficile à mettre en œuvre, son pouvoir heuristique est pourtant extrêmement puissant : la comparaison entre États permet d’objectiver très rapidement des contrastes forts, et donc de mieux comprendre des phénomènes que la perspective d’une monographie nationale ne permettrait pas nécessairement de faire ressortir. En comparant la France, l’Inde et les États-Unis, nous avons pu identifier avec clarté des dimensions de l’expérience de la mobilité que d’autres focales ne nous auraient pas permis d’observer. À l’inverse, notre travail comparatif se serait trouvé considérablement affaibli s’il en était resté à un niveau uniquement « national ». Tout l’enjeu et toute la difficulté du travail de comparaison consistent donc à ne pas sacrifier la pluralité des niveaux d’analyse sur l’autel de la « spécificité nationale ». Déclaration d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références Aries, E., Seider, M., 2005. The interactive relationship between class identity and the college experience: the case of lower income students. Qualitative Sociology 28 (4), 419–443. Bourdieu, P., 1979. La Distinction : critique sociale du jugement. Éditions de Minuit, Paris. Chauvel, L., 1998. Le destin des générations : structure sociale et cohortes en France au xxe siècle. PUF, Paris. J. Naudet / Sociologie du travail 55 (2013) 172–190 189 Dumont, L., 1979. Homo hierarchicus : le système des castes et ses implications. Gallimard, Paris. Durkheim, E., 1986. Les règles de la méthode sociologique. PUF, Paris, 1894. Duru-Bellat, M., Tenret, E., 2009. 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