SM157-MNH.qxp 14/04/11 19:10 Page 20 La MNH prend soin de vous La dépendance à internet : mythe ou réalité ? Stocklib © Sebastian Duda S’il n’y a pas de conséquences négatives sur la vie de la personne, l’utilisation excessive d’internet n’est pas un comportement « pathologique ». u début des années 2000, Kimberly Young a mis en avant la notion de « cyberdépendance » (1). À sa suite, plusieurs grilles d’évaluation de ce risque ont été établies, bien que la question ne soit toujours pas tranchée par la communauté internationale (2). Le problème vient en fait de la difficulté à définir la « dépendance » dès que l’on aborde des comportements qui n’impliquent pas de substances. En effet, les mots « addiction », « dépendance », « compulsion » et « obsession » sont souvent utilisés de manière interchangeable. En outre, ils n’ont parfois pas la même signification en anglais et en français. A 20 SANTÉ MENTALE | 157 | AVRIL 2011 Définir la dépendance • Au début des années 1980, l’idée a été lancée qu’il existerait une dépendance aux jeux vidéo et qu’elle présenterait les mêmes caractéristiques que les autres addictions : comportement compulsif, manque d’intérêt pour les activités courantes, association avec d’autres dépendances, symptômes mentaux et physiques lors des tentatives d’arrêt du comportement. Le cas d’un jeune homme se mettant à trembler quand on l’empêchait de jouer, comme un drogué en manque, a même été décrit. Le problème, c’est qu’aucune observation semblable n’a été décrite par la suite. Bien sûr, il peut exister des effets secondaires médicaux graves au jeu excessif : épilepsie photosensible (provoquée par la stimulation lumineuse : télévision, vidéo ou jeux électroniques…), hallucinations auditives, problèmes d’incontinence, troubles musculaires et cutanés, paralysies partielles, tendinites, douleurs articulaires… Ces cas extrêmes sont cependant exceptionnels. En outre, le plus souvent, ils ne mettent pas véritablement en cause le jeu, et surtout, ils ne relèvent pas de ce qu’on appelle une dépendance. • En 2005, Grohol a critiqué le test d’addiction à internet de Kimberley Young : échantillon trop petit, femmes sous-représentées et surreprésentation de personnes utilisant internet à leur travail (3). En outre, ce test mêle un certain opportunisme commercial et professionnel dans la mesure où il est diffusé sur un site marchand. • D’autres grilles d’évaluation ont été mises au point, le plus souvent à partir des critères du jeu pathologique du DSM-IV (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), mais leur usage n’est pas d’un grand intérêt pour les prises en charge cliniques. Lorsqu’un patient est en souffrance autour de ses usages de TIC (Technologies de l’information et de la communication), l’important est d’avantage de l’aider plutôt que de savoir à quel endroit il se situe sur les grilles d’évaluation disponibles. • Enfin, une autre critique faite à l’idée de dépendance à internet est qu’elle a tendance à confondre les préoccupations de contenu avec l’usage excessif de l’outil lui-même. Il faut toujours essayer de distinguer les addictions exercées « sur » internet et l’addiction « à » l’internet lui-même. Certains usages excessifs des TIC sont en effet relatifs à des contenus que les usagers y trouvent plus facilement et non au médium lui-même : c’est le cas de la pornographie ou des jeux d’argent. Les usagers utilisent alors internet pour « alimenter » leur addiction. Au contraire, certains usages problématiques d’internet concernent des activités qui lui sont spécifiques comme le courriel ou les jeux vidéo en réseau. Certains usagers excessifs passent d’ailleurs beaucoup de temps sur internet sans avoir d’objectifs précis (vérification plusieurs fois par jour des courriels, SM157-MNH.qxp 14/04/11 19:10 Page 21 Fiche réalisée en partenariat avec la bavardage sur des forums de discussion…). Pour Davis, seule la seconde catégorie de ces usages problématiques relèverait véritablement d’une « addiction à internet » tandis que les personnes à la recherche de contenus particuliers trouveraient seulement dans l’usage d’internet un facteur facilitant (4). Bien évaluer… Dans les années 1990, consacrer plus d’une trentaine d’heures par semaine aux jeux vidéo était considéré comme un comportement pathologique. Ce n’est pas forcément le casaujourd’hui car on a montré que les enfants peuvent facilement y consacrer trente heures par semaine, tout en faisant leur travail scolaire et en conservant des relations normales avec leur entourage. Cette nouvelle génération d’adolescents est appelée en Angleterre les « screenagers ». Seule une petite minorité de joueurs présente des symptômes qui rappellent ceux de la dépendance : voler de l’argent, faire l’école buissonnière, sacrifier ses activités sociales pour jouer, présenter des signes d’irritabilité, d’anxiété majeure, ou encore mal dormir. Mais en tant que tels, ces symptômes ne « prouvent » pas l’existence d’une dépendance. C’est pourquoi la question essentielle est de distinguer les usages excessifs, qui relèvent de la pas- “ tachement qui correspondent à des modèles mis en jeu dans les premières interactions. La « dyade numérique » Si chacun peut un jour s’adonner à un comportement excessif pour tenter d’oublier un traumatisme, tout le monde n’est pas menacé d’y développer une fixation. Parmi ceux qui se mettent à jouer de façon excessive après une déception ou un traumatisme, la plupart vont s’arrêter quelques semaines ou quelques mois plus tard. C’est toute la différence entre « jouer pour oublier un traumatisme » et « finir par tout oublier en jouant ». Si, dans une culture donnée, les mêmes traumatismes peuvent frapper chacun – comme un deuil ou une séparation –, tous ne sont pas égaux dans leur capacité de s’en remettre. Or il me semble que ceux qui jouent en « oubliant tout le reste » tentent de construire ce que j’ai appelé une « dyade numérique » (5). Le mot « dyade » évoque la relation d’un nouveau-né à son partenaire privilégié censé répondre à chacune de ses attentes, de telle façon qu’il soit dans « l’illusion de créer le monde » (6). La « dyade numérique » obéit au désir de créer avec l’ordinateur une relation semblable. En effet, l’ordinateur a le pouvoir de réactiver la relation première d’un enfant avec son environnement. C’est L’ordinateur est un espace de consolation privilégié. » sion enthousiaste, de ceux véritablement pathologiques. En effet, la passion ajoute à la vie alors que la pathologie l’ampute. S’immerger et s’isoler Internet présente l’avantage d’être d’un accès simple, anonyme et aisé. C’est un espace où les personnes oublient leurs inhibitions et s’échappent de leur vie quotidienne et où l’acceptabilité sociale est plus grande. C’est pourquoi le critère de gravité de l’usage d’internet pourrait être moins le temps passé que la nature des interactions développées. Le passage du normal au pathologique se produirait quand le joueur passe d’interactions complexes dans lesquelles il découvre et se socialise, à des interactions dans lesquelles il s’immerge et s’isole. Ce passage est précisément réalisé quand l’usage des TIC est destiné à réduire une souffrance. Il ne s’agit plus d’augmenter le plaisir, mais de réduire un déplaisir. Celui-ci peut trouver son origine dans une réalité objective particulièrement difficile : échec dans la vie personnelle ou familiale, deuil, harcèlement scolaire… Il peut aussi s’enraciner dans des désordres psychiques personnels : dépression, difficulté à vivre des relations affectives, angoisse de la séparation… Il s’agit alors bien souvent de pathologies de l’at- un espace de consolation privilégié car le joueur a l’impression de construire le monde selon ses désirs. Du coup, si les premiers échanges avec l’environnement ont été satisfaisants, l’utilisateur profite pleinement des jeux vidéo en les constituant en territoires de significations dans lesquels les enjeux symboliques sont au premier plan. Si, au contraire, son histoire précoce a été marquée par l’insécurité, des excitations excessives, insuffisantes ou inadaptées ou de grandes frustrations narcissiques, le risque est qu’il utilise l’ordinateur non pas comme un espace de significations symboliques, mais comme un partenaire d’interactions. Il tente alors avec lui de remettre sur le métier les relations problématiques avec son entourage précoce. Selon le joueur et le moment, la construction de cette « dyade numérique » peut alors privilégier quatre domaines : la sécurisation de l’attachement, l’adéquation du régime d’excitations aux attentes du joueur, la création d’un espace d’accordage multisensoriel ou encore la construction d’une représentation idéalisée de soi et de son interlocuteur privilégié (7). Celui qui se comporte de cette façon veut se guérir, et le danger est qu’il réduise de plus en plus son monde à son jeu, sans vraiment en tirer de véritable satisfaction, jusqu’à un isolement social qui peut être très grave. Le jeu n’est plus qu’une façon de tenter d’échapper à des angoisses plus ou moins catastrophiques Heureusement, cette situation est exceptionnelle. Pour conclure Après une période d’inquiétudes, les recherches actuelles nuancent, pour ne pas dire contredisent, l’utilisation de la métaphore addictive pour désigner les usages problématiques d’internet. En outre, il faut rester prudent sur le risque de « pathologiser » des comportements en pleine expansion dont les éventuelles conséquences, positives et négatives, sont encore très mal connues. Par ailleurs, n’oublions pas que la principale raison mise en avant par les utilisateurs d’internet est le désir de se socialiser, de rencontrer des amis et des partenaires éventuels. Un sentiment important de solitude ou une faible estime de soi peuvent entraîner un usage pathologique d’internet (8). Mais s’il n’y a pas de conséquences négatives sur la vie de la personne, le comportement excessif n’est pas un comportement pathologique (9). Serge Tisseron, psychiatre, psychanalyste, docteur en psychologie. 1- Young K., « Internet addiction, a new clinical phenomenon and its consequences», Americain behavioural scientist, 2004, vol. 48, n° 4 p.402-415. 2- Ni la CIM10 (Classification Internationale des Maladies) de l’Organisation Mondiale de la Santé, ni le DSM IV (Diagnostic and statistical manual) de l’American Psychiatric Association ne reconnaîssent à ce jour l’existence d’une « addiction » ou « dépendance » au virtuel. 3- Grohol J., http://psychcentral.com/blog/archives/2005/04/16/internetaddiction-disorder/ et aussi http://psychcentral.com/netaddiction/quiz 4- Davis R.A., « A cognitive-behavioral model of pathological internet use » Computers in Human Behaviou, 2001, 17, p. 187-195. 5- Tisseron S., « Le virtuel, une relation », In Tisseron S, Missonnier S, Stora M, L’enfant au risque du virtuel, Paris : Dunod, 2006. 6- Winnicott D.W., Jeu et réalité, 1971, Paris : Gallimard, 1975. 7- Tisseron S., Virtuel, mon amour : penser, aimer et souffrir à l’ère des nouvelles technologies, Paris : Albin Michel, 2008. 8- Favresse D., De Smet P., « Tabac, alcool, drogues et multimédias chez les jeunes en Communauté française de Belgique. Résultats de l’enquête HSBC 2006 », Service d’Information Promotion Éducation Santé (SIPES), ESP-ULB, Bruxelles, 2008. 9- Griffiths M., «Does internet and computer “addiction” exist?: Some 15 case study evidence »., International Conference : 25- 27 march 1998, Bristol UK. SANTÉ MENTALE | 157 | AVRIL 2011 21