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LA NARRATIVITE´ CONTEMPORAINE AU QUE´BEC
Le the´aˆtre
et ses nouvelles
dynamiques narratives
sous la direction de
Chantal He´bert et Ire`ne Perelli-Contos
L E S
P R E S S E S
D E
L’ U N I V E R S I T É
L AVA L
LA NARRATIVITÉ CONTEMPORAINE AU QUÉBEC
2. LE THÉÂTRE ET SES NOUVELLES DYNAMIQUES NARRATIVES
LES AUTEURS
Denise Cliche
Joseph Danan
Caroline Garand
Adeline Gendron
Chantal Hébert
Yves Jubinville
Jean-Marc Larrue
Marie-Christine Lesage
Andrée Mercier
Denyse Noreau
Katherine Papachristos
Irène Perelli-Contos
Élizabeth Plourde
Lucie Robert
Irène Roy
Isabelle Tremblay
sous la direction de
CHANTAL HÉBERT
IRÈNE PERELLI-CONTOS
LA NARRATIVITÉ
CONTEMPORAINE AU QUÉBEC
2. Le théâtre
et ses nouvelles dynamiques narratives
LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des
Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme
de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par
l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de
l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Révision : Jocelyne Côté
Mise en pages : Isabelle Tousignant
Maquette de couverture : Hélène Saillant
Illustration de la couverture : Ronald Dagonnier, Disparition pyramides,
2002 (détail).
© Les Presses de l’Université Laval 2004
Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 1er trimestre 2004
ISBN 2-7637-8063-6
Distribution de livres Univers
845, rue Marie-Victorin
Saint-Nicolas (Québec)
Canada G7A 3S8
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Téléc. (418) 831-4021
http://www.ulaval.ca/pul
Le présent ouvrage, qui porte sur les nouvelles dynamiques narratives au
théâtre, est publié parallèlement à un volume sur les enjeux narratifs de la
littérature québécoise contemporaine. Ce diptyque, dont le titre général est
La narrativité contemporaine au Québec, cherche à approfondir notre
connaissance de la littérature et du théâtre québécois actuels ; les textes
rassemblés dans ces deux ouvrages convoquent sous différents angles le
fait narratif pour tenter de mieux cerner comment racontent les productions
artistiques d’aujourd’hui.
Ce projet est issu des travaux d’une équipe rassemblant des chercheurs de
l’Université Laval, de l’Université du Québec à Rimouski et de l’Université
du Québec à Montréal. Cette équipe, qui s’intéresse aux manifestations
d’une dynamique des genres dans la littérature et le théâtre québécois
contemporains, a voulu, avec la présente publication, s’ouvrir et s’enrichir
de réflexions exogènes. Nous profitons de l’occasion pour remercier les
collaborateurs et collaboratrices qui ont participé à ce projet. Les recherches menées dans ce cadre sont subventionnées par le Fonds québécois de
recherche sur la société et la culture (FQRSC).
ITINÉRAIRE(S) NARRATIF(S)
Chantal Hébert
Irène Perelli-Contos
Le volume que voici est le fruit d’une réflexion collective1 sur
la question de la narration telle qu’elle se pose au théâtre depuis
près de trois décennies. Divisé en quatre parties, il réunit une douzaine de textes qui examinent de nouvelles formes textuelles et
scéniques qui ont fait leur apparition dans les années 1980 et 1990
au Québec. On ne s’étonnera pas de constater que plusieurs des
réflexions formulées ici rejoignent largement les thèses avancées
par Michel Deutsch dans Le théâtre et l’air du temps (2000), JeanPierre Sarrazac dans le numéro 22 d’Études théâtrales (2001),
Joseph Danan et Jean-Pierre Ryngaert dans les numéros 24-25 de
la revue du même nom (2002) ou encore, plus récemment, la thèse
de Hans-Thies Lehmann dans Le théâtre postdramatique (2002).
De ce théâtre dit postdramatique, on a largement souligné la liberté
des formes par rapport à LA forme dramatique canonique et aux
règles de l’écriture théâtrale. De même, on a tout autant souligné
l’aspect fragmentaire de ces formes dramatiques nouvelles que leur
rupture avec la construction (et le jeu) psychologique ou encore
1. Nous voudrions remercier nos assistantes de recherche qui nous ont
épaulées à un moment ou l’autre de notre travail sur ce collectif : Renée
Champagne, Mélissa Comtois, Denyse Noreau, Élizabeth Plourde.
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LA NARRATIVITÉ CONTEMPORAINE AU QUÉBEC
leur structure hybride, comme si on avait oublié que le théâtre
s’inscrit depuis ses origines dans « une dynamique du crossover »
(Lehmann, 2002 : 9). Ce qui semble différent à présent, c’est
« l’abandon de la narration dans les années 1980 […] et la prolifération de micro-récits » (Lehmann, 2002 : 16). Or, curieusement,
alors que l’on épingle la perte narrative dans le théâtre contemporain, force est de constater que le théâtre québécois retourne, depuis
quelques années, à la dimension narrative délaissée depuis fort
longtemps. Ce retour se caractérise par deux tendances : la première concerne les grands récits fondateurs de l’Occident (la Bible,
l’Odyssée, La caverne, etc.) et la seconde ce qu’on peut appeler la
mythologie romanesque (Don Quichotte, Les frères Karamazov,
L’idiot, Crime et châtiment, Candide, Faust, etc.). Après que
Lyotard eut sonné la fin « des grands héros, des grands périls, des
grands périples et des grands buts » ou encore que Ryngaert eut
signalé la fin des grands récits (1993 : 65-66), comment pouvait-on
expliquer ce retour à la narrativité, c’est-à-dire et dans l’acception
la plus simple du terme : le fait de raconter une histoire et de
produire un récit, que l’on a longtemps tenue pour étrangère à la
théâtralité ? C’est à cette question que nous voulons répondre par
cet ouvrage collectif qui, nous l’espérons, permettra de dégager les
caractéristiques d’un phénomène marquant du théâtre québécois
des trente dernières années, et ce, en dépassant la problématique du
postmodernisme. L’objectif de ce livre est donc d’éclairer les
modalités et les voies actuelles de la narration pour pouvoir saisir
comment le théâtre québécois contemporain « raconte ». Il
s’adresse aux personnes désireuses de se familiariser avec un
certain théâtre contemporain souvent qualifié de difficile quand ce
n’est pas tout simplement de vide de sens. Ce livre donc s’attache
à examiner un certain nombre de cas de figure. Il prend appui sur
des exemples tirés principalement du théâtre québécois, mais aussi,
quoique beaucoup plus rarement, du théâtre français contemporain.
Cela permet de développer un point de vue comparatif tout à fait
instructif, car on découvre certaines similarités de relief dans les
paysages théâtraux respectifs. D’ailleurs, plusieurs étapes significatives de l’évolution du théâtre québécois sont liées aux avant8
LE THÉÂTRE ET SES NOUVELLES DYNAMIQUES NARRATIVES
gardes européennes de la première moitié du XXe siècle et à la
modernité française. Une place, du reste, leur est faite dans ces
pages et ce, tout particulièrement dans le texte d’Irène Roy qui
ouvre cet ouvrage.
LE MONOLOGUE : QUÊTE D’AUTHENTICITÉ
ET IMPASSE COMMUNICATIONNELLE
Le premier texte de ce recueil traite des transformations des
modalités d’expression et de communication du personnage de
théâtre au cours du XXe siècle. De Tchekhov à Carole Fréchette, en
passant par Ionesco, Beckett, Brecht, Lagarce, Tremblay, Danis et
Chaurette, Irène Roy brosse à grands traits l’émergence d’un nouveau mode du raconté prenant sa source dans la crise de l’échange
dialogué. Étudiant le passage du dialogue (ou texte en soi) au
monologue (ou texte « soi »), de l’implicite à l’explicite dans le
texte théâtral du XXe siècle, elle cherche à mettre au jour l’évolution des mécanismes de communication. Elle montre comment le
dialogue au théâtre « qui représente le mode d’expression dramatique par excellence » (Ryngaert, 1993 : 104) est remis en question
depuis le début du XXe siècle. Faisant quelques ponctions dans
certains échanges dialogués, Roy fait voir que ceux-ci ont d’abord
caché la vérité profonde du personnage, dont on ne pouvait finalement trouver trace de l’intériorité que dans le sous-texte, avant que
de laisser place, au fil du temps, à l’expression monologuée où le
personnage livre sans fard ses pensées secrètes. Le recours au
monologue, s’il constitue un trait caractéristique ou le nouveau
paradigme du paysage théâtral des trois dernières décennies, se
situe aussi au cœur de la tradition théâtrale québécoise. C’est ce qui
faisait dire à Laurent Mailhot et à Doris-Michel Montpetit : « Le
monologue est la forme la plus ancienne et la plus moderne du
théâtre québécois » (1980 : 11). Le recours à cette forme ne témoigne pas pour autant d’une amélioration des capacités communicationnelles du personnage. Bien au contraire. D’hier à aujourd’hui le
même constat s’impose : la difficulté de se dire. S’il se cachait au
début du siècle derrière des dialogues creux, le personnage se
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LA NARRATIVITÉ CONTEMPORAINE AU QUÉBEC
coupe maintenant du reste du monde, se parlant à lui-même. Il en
résulte une crise de l’échange dialogué et une exhibition de la noncommunication, et ce, même si le dialogue peut tendre occasionnellement à refaire surface, comme on a pu le remarquer ces toutes
dernières années. Roy fait voir que le modèle d’échange qui
s’installe n’est pas sans rapport avec la valorisation actuelle de
l’individualité et du besoin d’introspection qui en découle. Il vise à
ébranler l’autre en dérogeant aux règles de communication et en
montrant l’incompétence relationnelle. Le personnage de la nouvelle dramaturgie joue la carte de la sincérité et de l’inconvenance,
tout en ayant conscience que le langage ne pourra jamais tout dire.
Le texte suivant pousse plus loin la réflexion sur les liens entre
parole sociale et parole théâtrale ou dramatique. Yves Jubinville
étudie les liens entre l’émergence du témoignage (confession, aveu,
récit de vie, déposition, etc.) sur la scène théâtrale québécoise
contemporaine et le contexte social actuel, en s’appuyant sur trois
pièces de théâtre : Le chant du Dire-Dire de Daniel Danis, Fragments d’une lettre d’adieu lus par des géologues de Normand
Chaurette et The Dragonfly of Chicoutimi de Larry Tremblay. Il
soutient qu’à l’image du discours social qui est passé d’un « dialogue démocratique » à « l’expression monologique de la personnalité », la parole scénique, de plurielle et collective qu’elle était,
s’est intimisée et prêtée à l’exhibition du moi, reproduisant ou
déformant la fascination télévisuelle pour les reality shows. Miroir
des dislocations sociales et existentielles, cette dramaturgie est
celle de l’homme « séparé » (des autres, du corps social, de Dieu et
de lui-même). L’auteur s’attarde à l’un des effets d’une telle forme
qui n’épouse pas parfaitement le modèle d’un théâtre épique. Dans
le témoignage, explique-t-il, le narrateur, parce qu’il est le témoin
d’un événement, modifie le pacte de « lecture » et de communication avec le spectateur. On attend de lui qu’il dise la vérité. Or, la
structure du témoignage, parce qu’elle se fait plutôt le miroir du
désordre, du choc ressenti par le témoin au contact du réel, brouille
les frontières entre réel et fictif, public et privé, clarté et émotivité,
acteur et personnage, et permet au personnage de prendre
conscience de lui-même et de sa présence au monde. Pour certains,
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LE THÉÂTRE ET SES NOUVELLES DYNAMIQUES NARRATIVES
l’expression de cette subjectivité peut être vue comme une contamination – ou un risque de contamination – de la sphère sociale par
le virus du narcissisme menaçant l’édifice social. Pour d’autres, le
témoignage, en donnant à voir et à connaître l’Autre, pourrait
favoriser l’unification sociale. Chose certaine, en remettant l’expérience et le vécu à l’ordre du jour, les auteurs dramatiques contemporains traduisent cette pensée du temps : dans un monde où les
certitudes n’existent plus, n’est vrai que ce que l’on sent. Dans cet
ordre d’idées, le témoignage redonne droit de cité à la vérité
affective et sensorielle.
Dans « Le Grand Récit féminin », Lucie Robert s’interroge sur
les « tensions entre le narratif et le dramatique » dans le théâtre des
femmes de la fin du XXe siècle. Elle relève les transformations des
modalités d’écriture opérées par la nouvelle génération d’auteures
dramatiques. Elle montre comment le monologue, caractéristique
du théâtre féminin, tout en continuant d’être présent dans le théâtre
actuel, participe d’une nouvelle dynamique. Faisant osciller la
forme théâtrale entre le narratif et le dramatique, le monologue
marque les tensions entre la nécessité de « raconter » (faire émerger
une parole féminine par le récit de Soi) et la nécessité de « montrer » (mise en scène du conflit entre le Sujet féminin et l’Autre).
Tout en privilégiant une approche historique, l’auteure, par l’analyse de plusieurs textes représentatifs du théâtre des femmes depuis
1980, pose les questions suivantes : Le monologue s’inscrirait-il
simplement dans la tendance contemporaine générale de la narrativisation du théâtre québécois ? Ou participerait-il plutôt d’un
nécessaire retrait du monde qu’éprouve le personnage désireux de
reprendre enfin contact avec lui-même ? Peut-être ne traduit-il
seulement que l’incapacité du Sujet féminin de se dire face à
l’Autre. Il ressort du texte de Robert que, bien qu’elle utilise plusieurs formes, la narrativité, qui permet la confidence authentique,
non pervertie par le rapport à l’Autre, est la pierre angulaire du
théâtre des femmes des trente dernières années. Elle en est l’élément fondateur, celui-là même qui a relayé le conflit dramatique.
Le monologue est la forme privilégiée de cette narrativité et c’est
sous cette forme que les premiers textes des femmes, dans les
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LA NARRATIVITÉ CONTEMPORAINE AU QUÉBEC
années 1970, sont construits. De strictement narratifs (singuliers ou
pluriels), les monologues deviendront plus dramatiques par
l’introduction, dans les années 1980, d’un deuxième ou de
plusieurs autres personnages qui permettront l’affrontement entre
le personnage principal et, la plupart du temps, la Mère ou le Père,
mais sans pour autant faire place à un véritable dialogue et au
conflit dramatique. Ici c’est sous forme de fragments, d’anecdotes,
d’historiettes ou de récits croisés – autrement dit par le nécessaire
recours à la narrativité – que la relation à l’Autre cherche à s’instaurer. Marquant le refus du système d’échanges dialogués, ce
recours à la narrativité se solde par un échec de la communication,
le récit de Soi ne trouvant aucun destinataire. Dans la dernière
partie de son texte, intitulée « Le récit des autres », Robert démontre que les auteures mettent en scène une nouvelle narrativité,
encore plus affirmée, mais n’ayant plus pour objet le seul récit de
Soi, et où le personnage absorbe plutôt le discours des autres avant
que de le retransmettre. La fin de la réflexion évoque la résolution
du problème d’échange et de communication avec l’Autre, le
personnage assumant désormais le rôle de passeur de récits.
LA PAROLE NARRATRICE DU ROMAN
VUE À TRAVERS LE PRISME DE LA SCÈNE
Partant du constat selon lequel les nombreuses adaptations
scéniques, comme celles que l’on a pu voir se multiplier sur les
scènes québécoises ces dernières années, constituent pour le théâtre
le retour à l’une de ses pratiques fondatrices, la narration épique,
Denyse Noreau s’arrête à une étude de cas, celle de l’adaptation à
la scène par Oleg Kisseliov du roman de Vladimir Nabokov,
Camera obscura. Étant entendu que l’on ne raconte pas de la même
manière à la scène que dans un roman, l’auteure se penche d’abord
sur la structure narrative du roman, dont elle dégage les différents
niveaux d’énonciation avant que de chercher à savoir ce qu’il
advient des modalités narratives propres au roman, dès lors que
celui-ci est adapté à la scène. Il ressort de son analyse que la principale stratégie adaptative est, dans le cas à l’étude, la prise en
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LE THÉÂTRE ET SES NOUVELLES DYNAMIQUES NARRATIVES
charge de la voix principale du roman, celle du narrateur extradiégétique, omniscient, maître de l’histoire et des personnages, par un
personnage, celui de Little Man (créature virtuelle que l’on retrouve
au début de la version russe du roman sous le nom de Cheepy), et
à qui Kisseliov a confié sur scène le rôle de narrateur. D’abord narrateur, extradiégétique, homodiégétique et hétérodiégétique, Little
Man quittera peu à peu ce rôle pour devenir un personnage à part
entière. Noreau montre que cette modification, si elle entraîne
certaines pertes sur le plan narratif, a par ailleurs des incidences
d’ordre éthique. Sa réflexion sur la problématique de la narration,
dans l’adaptation signée par Kisseliov, repose sur l’articulation de
la perspective esthétique ou formelle et du point de vue éthique.
Après avoir constaté que la présence ou l’incarnation de Little Man
sur scène ne permet pas de rendre compte, avec autant de force que
dans le roman, de la manipulation dont est victime le personnage
principal (Bruno Kretchmar), l’auteure arrive à la conclusion que
l’analyse de la situation narrative ne mène pas à la compréhension
de la portée métaphorique de l’œuvre. Il ressort de cette contribution qu’une étude formelle portant sur une question d’esthétique
théâtrale n’est pas sans englober des questions d’ordre éthique, que
vient soulever une réflexion sur les normes sociales de la
perception et du comportement.
Bien que l’approche utilisée par Élizabeth Plourde soit très
différente de celle de Denyse Noreau, celle-là, comme celle-ci,
examine comment la parole narratrice présente au sein d’une œuvre
littéraire a été prise en charge par la scène. Postulant que l’écriture
scénique actuelle peut être vue comme « récit narratif », Plourde
jette un éclairage nouveau sur l’acte de narration au théâtre, qui
devient ainsi lié non seulement à la parole mais également aux
différents langages artistiques convoqués à et par la scène et, aussi,
à leurs interactions. Après avoir expliqué que les écrivains scéniques du théâtre actuel semblent mus par une même interrogation, le
« comment raconter ? », interrogation à laquelle ils tentent de
répondre en utilisant les outils spécifiques de l’art théâtral, l’auteure analyse la fonction du narrateur-personnage dans l’adaptation
scénique de L’odyssée de Dominic Champagne. Il s’agit là d’une
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LA NARRATIVITÉ CONTEMPORAINE AU QUÉBEC
figure narratrice multiforme et polyphonique, dont la fonction
consiste à prendre en charge le récit et à faire le lien entre celui-ci
et le spectateur. Dans L’odyssée de Champagne, la présence du
narrateur-personnage permet de conserver l’essence de l’épopée
épique d’Homère, en explorant le potentiel narratif de l’écriture
spectaculaire, et elle a également pour fonction d’organiser le récit,
en assurant le relais narratif et en devenant en quelque sorte catalyseur d’images. De fait, le narrateur-personnage est ici au centre
d’un système scénique complexe qu’il organise et dirige par un
récit polyphonique (plusieurs voix narratives) et protéiforme
(conteur, personnage, incarnation de l’auteur, éléments scéniques,
imageries). Ce narrateur multiple, décomposable, constitué de différentes strates, se présente et raconte des faits, en utilisant tous les
langages de la scène (texte, lumière, vidéo, etc.). Il se manifeste, en
effet, sous différents aspects physiques ou virtuels et il emprunte
plusieurs voix : celle de l’auteur du récit initial (Homère), celle du
narrateur explicite et attesté (Phémios) et celles de huit narrateurspersonnages délégués (à qui Phémios cède la parole), dont la voix
du héros lui-même. Un narrateur « poupée russe », donc, car
composé de plusieurs entités et voix qui s’emboîtent les unes dans
les autres tout en étant chacune unique, image renforcée par l’utilisation d’un seul comédien pour incarner plusieurs des différentes
facettes de cette figure inusitée.
APPROPRIATION DE LA PAROLE :
EXPRESSION ET QUÊTE DU REGARD,
FRAGMENTATION DE L’ÊTRE ET DE L’ÉCRITURE
Dans chacun des trois textes qui suivent, une œuvre dramatique particulière est observée et analysée du point de vue de la
narrativité, mettant à jour certaines caractéristiques originales. Le
premier de ces trois textes est celui de Caroline Garand qui soutient
que la parole chez Jean-Pierre Ronfard, même lorsqu’elle ne
communique rien d’apparemment utile ou qu’elle ne s’adresse à
personne en particulier, est signe d’une prise de pouvoir, d’une
affirmation. Elle permet, en effet, à ses personnages de s’approprier
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LE THÉÂTRE ET SES NOUVELLES DYNAMIQUES NARRATIVES
et de réinventer le monde, donc de le recréer selon leur fantaisie.
C’est particulièrement vrai dans Hitler, pièce ici à l’étude. Les
personnages se font les porte-parole d’un discours quasi autosuffisant qui parvient presque, et c’est le but, à faire disparaître les
personnages en tant qu’individus. Dans Hitler, la parole du personnage crée un ordre chronologique nouveau et hiérarchise les événements du passé du protagoniste, témoignant de la prise de pouvoir
du personnage sur le Temps et sur l’Histoire. Toutefois, paradoxalement, plus le personnage parle et plus il recrée le monde, plus il
se perd en tant qu’individu, comme le soulignent les transformations du mode de narration et différentes stratégies scéniques (utilisation d’un pantin, de moments de fixité de différentes natures,
d’enregistrements sonores historiques et de personnages-fantômes).
L’utilisation de la parole est donc ici, comme le fait ressortir
Garand, autant dans sa structure que dans son contenu, une métaphore du processus de création, impliquant prise de possession du
monde, remodelage à son image puis autonomisation de l’œuvre.
L’on pourrait s’interroger sur le choix de la figure d’Hitler pour
évoquer la parole réinventant le monde. Toutefois, son utilisation,
à première vue choquante, n’en demeure pas moins pertinente et
percutante : le Führer n’a-t-il pas presque réussi à recréer le monde
selon ses aspirations par l’utilisation de l’art du discours ? Voulant
reconstruire le monde par le discours, le personnage soumet le réel
aux exigences de sa conception personnelle du monde, ce qui lui
permet d’acquérir une certaine emprise sur le monde qui l’entoure,
en imposant une nouvelle réalité logique et définitive. Par la parole
solitaire, le personnage élimine progressivement son individualité
au profit de la création d’un être qui serait le pur produit d’une
volonté, d’un travail de construction. Le monologue permet de
donner naissance à cette entité symbolique qui n’existerait qu’en
fonction de son rôle joué dans la collectivité. Raconter peut également devenir une stratégie scénique qui permettrait au personnage
d’enfanter d’autres personnages, facilitant ainsi ce passage entre
l’univers de l’individualité émotive et l’être issu d’un travail de réflexion. De fait, l’auteure démontre que, chez Ronfard, « raconter »
devient l’ultime moyen de mourir à soi-même pour renaître sous la
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LA NARRATIVITÉ CONTEMPORAINE AU QUÉBEC
peau d’un autre « je » parfaitement construit. Elle conclut que la
prise de parole refléterait un processus de création où l’individu
tente de posséder le monde en le remodelant à sa façon, tout en se
soustrayant à l’identification possible de lui-même à ce dernier.
La dramaturgie contemporaine a transformé la scène, faisant
du lieu de l’action qu’elle était le lieu privilégié de l’introspection,
où prévaut désormais le long récit erratique de personnages en
proie à un désordre intérieur. Fortes de cette constatation, MarieChristine Lesage et Adeline Gendron se sont penchées sur les deux
formes d’expression de cette introspection, soit le monologue et le
soliloque. Elles soutiennent, après avoir défini le récit, qu’il s’agit
bien de deux modes de récit dont chacun, cependant, présente
suffisamment de particularités pour qu’une distinction nette puisse
être établie entre eux. Ainsi, selon les auteures, trois critères peuvent servir à démarquer l’un de l’autre : l’adresse, l’intention de
l’émetteur et l’effet créé/souhaité chez le spectateur. Dans le monologue, le discours, raisonné et ordonné, s’adresse directement au
spectateur. Le personnage vise, par ce moyen, à restaurer son unité
et à séduire l’autre. Il cherche, de plus, la reconnaissance du spectateur qui, elle, se traduit par une participation observatrice de ce
dernier. Quant au soliloque, son discours, souvent erratique et incohérent, ne s’adresse qu’indirectement au spectateur. Il exhibe la
faiblesse du personnage, qui n’est plus en possession de lui-même,
qui a perdu son identité, un manque qu’il veut compenser par la
parole. Le personnage qui soliloque ne recherche pas la reconnaissance du spectateur mais son empathie. Ces dernières années, le
discours raisonné du monologue a glissé de plus en plus vers une
pensée guidée par l’instinct et l’émotivité. Ce glissement ressort
bien de l’étude de Leçon d’anatomie et de The Dragonfly of Chicoutimi, de Larry Tremblay, par les auteures qui y soulignent
l’oscillation entre soliloque et monologue, bien marquée dans la
première pièce mais plus subtile dans la seconde, où le glissement
vers le soliloque se fait plus progressif. Dans ces pièces, les vains
efforts de (re)construction identitaire du personnage sont certes
source d’inconfort chez le spectateur qui assiste à l’effondrement
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LE THÉÂTRE ET SES NOUVELLES DYNAMIQUES NARRATIVES
du pont avec autrui que le personnage tentait désespérément de
construire à travers le monologue.
Échec de la parole monologuée ou soliloquée, impuissante, en
dépit de sa fonction communicationnelle, à restaurer l’unité du personnage ? C’est ce que vient corroborer l’analyse faite par Katherine Papachristos des deux pièces les plus narratives de Daniel
Danis : Celle-là et Cendres de cailloux, pièces structurées par des
récits parallèles qui sont très concluants à cet égard. Chez Danis,
c’est le regard qui, déclenchant des souvenirs ou des rêves, établit
des relations entre les personnages dont les discours se situent audelà des mots, dans l’espace de la mémoire et du rêve. Face à
l’impasse du langage verbal dans sa fonction d’acte communicationnel, c’est le regard porté sur une photographie ou concentré sur
une fenêtre qui est l’occasion, pour le personnage, d’exorciser ses
douleurs passées ou de se projeter dans un univers imaginé (passé
ou futur ?). Le regard devient un autre mode de dialogue suppléant
à la parole, et ce regard, pour se dire, crée un nouveau langage, une
théâtralité défiant l’incommunicabilité, une imagerie poétique qui
fait appel à l’inconscient du spectateur. Les récits-poèmes auxquels
il donne lieu rompent avec la logique dialogale traditionnelle basée
sur la linéarité spatio-temporelle et, du même coup, organisent
autrement la structure dramatique. L’action n’est donc pas représentée mais racontée. Elle est racontée pêle-mêle, au gré des souvenirs, et est tout empreinte de la subjectivité des personnages qui,
monologuant, racontent des faits, disent leurs aspirations mais
restent des figures spectrales, privées qu’elles sont d’une réelle
communication avec les autres et avec le monde, parce que prisonnières de leur univers intérieur. Lieu de « regardants » et de
« regardés », le théâtre de Danis, traduisant la difficulté de dire et
d’être, développe une poétique introspective qui permet aux personnages, au moyen du monologue, de faire parler leur subjectivité
et de poser un regard neuf sur le monde. L’omniprésence du regard
impose l’utilisation d’une langue non conventionnelle, développant
la fonction poétique du langage dont les multiples images, nées
d’associations inattendues, accentuent la dimension visuelle et la
puissance émotive de l’écriture. Outrepassant les limites du visible,
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LA NARRATIVITÉ CONTEMPORAINE AU QUÉBEC
le langage suggestif de Danis, à défaut de rétablir le personnage
dans son unité, fait entendre le récit de la mémoire et donne à voir
la matérialité du langage.
Le personnage à la recherche de son unité, de son identité, est,
de plus, dans la dramaturgie de Carole Fréchette en quête de
l’attention de l’autre (les autres personnages et les spectateurs), car
l’attention, soit le regard de l’autre, alimente la parole et donne vie
au personnage, lui permet d’exister. La dramaturgie de Carole
Fréchette rejette tout réalisme et ne peut être saisie que par le
prisme de l’imaginaire. Cet imaginaire s’exprime par une écriture
de la fragmentation, témoignant du refus d’une vision totalisante et
de l’impossibilité d’une vision ordonnée. Denise Cliche, Andrée
Mercier et Isabelle Tremblay posent l’hypothèse que la parole
créatrice de Fréchette jaillit de la rencontre de deux langages : un
langage verbal et un langage corporel. La fragmentation, procédé
de construction du texte de Fréchette, apparaît dans le discours des
personnages mais aussi dans leur corps morcelé, comme le montrent les trois auteures qui ont étudié cinq pièces de la dramaturge :
Baby blues, Les quatre morts de Marie, La peau d’Élisa, Les sept
jours de Simon Labrosse et Morceaux choisis. Cliche, Mercier et
Tremblay soutiennent que le désir des personnages de Fréchette de
s’ouvrir aux autres passe par le monologue et le langage corporel.
Offrant différentes pistes de lecture, les discours monologués
s’amalgament pour créer le texte dramatique qui devient un objet à
reconstruire, une parole non définitive, en évolution. Le monologue
donne lieu à un texte jamais achevé, et le corps morcelé figure le
morcellement de l’être, un être dont l’unité ne peut se réaliser que
par la reconnaissance de ses dimensions affective et sensible.
Fidèles au procédé de fragmentation, les discours s’entrecroisent
sans liens évidents et les changements d’espace et de temps viennent en briser le rythme. Néanmoins, le récit monologué n’est pas
seulement synonyme d’incommunicabilité, il est aussi l’occasion
d’échanges, car l’appropriation de la parole solitaire, si elle
entraîne le personnage dans un voyage introspectif, permet également à ce dernier de se (re)construire pour en arriver à communiquer avec l’autre.
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LE THÉÂTRE ET SES NOUVELLES DYNAMIQUES NARRATIVES
NOUVELLES RÈGLES POUR LA MISE EN JEU
DE LA NARRATION
Si la scène contemporaine n’est pas toujours le lieu de
l’accomplissement des personnages, le lieu de la (re)construction
identitaire, elle est certainement le lieu privilégié d’exploration de
nouveaux langages pour raconter leur mal-être, pour dire leur désir,
voire leur besoin de communiquer avec l’autre. Mais le récit, qu’il
soit regard neuf sur le monde, rappel du passé ou projection dans le
rêve, est-il l’apanage des personnages ? La parole est-elle toujours
le passage obligé du récit, fût-elle incohérente, torturée, fragmentée ? La scène, lieu incontestable de la parole, ne serait-elle pas
aussi, voire d’abord, lieu d’action et, pourquoi pas ? lieu d’exploration des autres sens que la vue ? C’est ce que soutiennent respectivement les auteurs des deux derniers textes. Joseph Danan signale
d’emblée, par le titre de son article : « Je ne raconte pas d’histoire », ses vues sur le rôle secondaire sinon effacé de l’histoire, du
récit, par rapport à l’action, vues qui traduisent la tendance du
théâtre français des dernières années. Selon Danan, le mot action a
deux sens : action représentée, ou fable organisée en actions, et
action de représenter, ou jeu des acteurs. Pour Danan, ce qui prime,
paradoxalement, c’est le présent de la scène et non le texte, même
si ce dernier est antérieur au premier, parce que la représentation
(l’action) est intrinsèque au théâtre. Le théâtre-récit ne vise plus à
raconter une histoire mais à laisser l’action s’inventer par le jeu des
acteurs. Le cas limite de la danse-théâtre est pur drama (action).
L’histoire (fable) au théâtre tient plus de la juxtaposition des
séquences et des liens qui en découlent ou fragments que d’une
continuité dramaturgique. De l’organisation des actions qui fait
surgir des fragments de fable, le spectateur peut constituer sa
propre histoire, et plus le théâtre travaille sur les affects, plus les
histoires possibles sont nombreuses, de fait aussi nombreuses que
les spectateurs. L’écriture dramatique, selon Danan, doit accorder
son mouvement à celui des acteurs et de la mise en scène. Elle y
parvient par la production de mouvements internes de l’écriture,
soit des stratégies qui suppléent l’absence de récit. Le théâtre
19
LA NARRATIVITÉ CONTEMPORAINE AU QUÉBEC
français des dernières années, y compris le théâtre-récit, met l’accent sur le présent de la représentation et se rapproche du théâtre
performance, où la parole est action tout autant que le pas de danse.
Avec « Une musique qui fait voir : paradoxe de la musique au
théâtre », Jean-Marc Larrue, s’appuyant sur les travaux de Murray
Schafer et de Michel Chion, ouvre une autre perspective offrant un
élargissement de la question de la narration au théâtre. Quelles sont
aujourd’hui la place et la fonction occupées par les sons et le
paysage sonore sur la scène théâtrale ? Ceux-ci « racontent-ils » ?
À l’époque de la Renaissance, la révolution scripturaire favorisa le
déclin, déjà amorcé, de la culture auditive-orale au profit d’une
culture essentiellement visuelle. Malgré le développement de la
musique, on assista à un débalancement sensitif, à une hypertrophie
de la vue aux dépens des autres sens, particulièrement de l’ouïe,
auparavant privilégiée pour la communication humaine ainsi que
l’appréhension et la représentation du monde. Dans cette société
maintenant dénaturée par le visuel, certains artistes, depuis une
centaine d’années, sont à la recherche d’un nouvel équilibre des
sens dans un principe perceptif unificateur qui relierait l’œil (qui
s’adresse à l’homme extérieur) et l’oreille (qui s’adresse à l’homme
intérieur), favorisant ainsi l’émergence de nouvelles habitudes
perceptives (plus efficaces, universelles et satisfaisantes) et d’une
harmonie nouvelle.
Le théâtre, par son hybridité, a permis ce renouvellement de la
perception. En effet, après la suprématie du mot sur la scène – le
mot plat, le mot pour le mot –, puis la crise du mot – une remise en
question brutale et salutaire de la tyrannie du verbe sur les autres
modes d’expression théâtraux –, on assista à la recherche d’un nouveau langage théâtral, qui s’est manifestée par la quête d’une
nouvelle théâtralité et la restructuration de la pratique théâtrale.
Larrue montre que cette recherche poussa les créateurs dit scénocentristes, surtout, à toutes sortes d’explorations dont, entre autres,
l’intégration du visuel et du sonore, créant ainsi une expérience
perceptive où le son et l’image sont interdépendants et indispensables l’un à l’autre (contrairement au cinéma où la bande-son
a une certaine autonomie). Dans ce théâtre scénocentriste, le sens
20
LE THÉÂTRE ET SES NOUVELLES DYNAMIQUES NARRATIVES
d’un message scénique ne peut être perçu que par l’intégration, par
le spectateur, des sensations visuelles et auditives qu’il reçoit. Cette
perception nouvelle, plurisensorielle et unifiante à la fois, ne peut
toutefois se réaliser qu’en l’absence (ou la quasi-absence) de la
voix humaine, celle-ci subordonnant tout le reste autour d’elle. Le
mot empêcherait-il la scène de « parler » ?
*
*
*
Toutes les analyses présentées dans cet ouvrage constituent
des réponses à la question : comment le théâtre québécois contemporain raconte-t-il ? Or, poser cette question, c’est supposer que
nous ne sommes pas « à la fin d’une ère où raconter n’a plus de
place », possibilité évoquée jadis par Walter Benjamin (cité par
Ricœur, 1984 : 48). S’il est vrai que les courants postmoderne et
déconstructiviste ont à peu près tout remis en cause sous nos yeux,
nous croyons, à l’instar de Paul Ricœur, que « de nouvelles formes
[…], que nous ne savons pas encore nommer, sont en train de
naître » (1984 : 48) ; c’est ce que nous soutenons dans notre texte
de clôture. Ces nouvelles formes, ici textuelles et scéniques, sont
tributaires et révélatrices d’un vaste système de représentation. Si
elles sont l’expression d’une nouvelle vision du monde, elles
attestent néanmoins que le théâtre participe toujours, plus qu’il ne
le croit ou qu’on ne le croit, à l’art immémorial de (ra)conter et ce
même lorsque l’être humain et le personnage ne semblent plus
avoir d’expérience à partager. Dans une telle extrémité, parler de
crise du drame, de logique ou de programme narratif, de critères
d’unité, de complétude ou d’incomplétude du récit, peut paraître
dérisoire. Car là plus que jamais, dans cette mise en scène de notre
rapport au monde, la quête du sens demeure fondamentale et
insoluble. C’est au regard de ce constat que notre question de
départ portant sur la mise en jeu de la narration se révèle féconde.
LA NARRATIVITÉ CONTEMPORAINE AU QUÉBEC
BIBLIOGRAPHIE
DEUTSCH, Michel (2000), Le théâtre et l’air du temps, Paris, L’Arche.
Études théâtrales (2001), « Poétique du drame moderne et contemporain.
Lexique d’une recherche », no 22, sous la dir. de Jean-Pierre Sarrazac,
Louvain-la-Neuve, Études théâtrales.
Études théâtrales (2002), « Écritures dramatiques contemporaines (19802000). L’avenir d’une crise », nos 24-25, Textes réunis par Joseph
Danan et Jean-Pierre Ryngaert, Louvain-la-Neuve, Études théâtrales.
LEHMANN, Hans-Thies (2002), Le théâtre postdramatique, Paris, L’Arche.
MAILHOT, Laurent, et Doris-Michel MONTPETIT (1980), Monologues
québécois 1890-1980, Montréal, Leméac.
RICŒUR, Paul (1984), Temps et récit, tome II, Paris, Seuil.
RYNGAERT, Jean-Pierre (1993), Lire le théâtre contemporain, Paris, Dunod.
LE MONOLOGUE :
QUÊTE D’AUTHENTICITÉ
ET IMPASSE COMMUNICATIONNELLE
DU TEXTE EN « SOI » AU TEXTE « SOI »
Irène Roy
Elvire, m’as-tu fait un rapport bien
[sincère ?
Ne déguises-tu rien de ce qu’a dit
[mon père ?
Pierre CORNEILLE,
Le Cid.
Les inquiétudes de Chimène font écho à l’essence même du
théâtre : proférer une parole qui oscille entre le déguisement et la
sincérité. Dissimulation de l’être d’un personnage qui, sous les
apparences, cache la présence de l’auteur, dans sa forme linguistique, le discours théâtral épouse la double énonciation du dit et du
non-dit qui met en jeu les manifestations cachées d’un état intérieur. Cette dynamique communicationnelle, traditionnellement
dévolue à l’expression du conflit dramatique dans l’esthétique
naturaliste, a été remise en cause à plusieurs reprises au cours du
XXe siècle et plus particulièrement dans les deux dernières
décennies, où la narrativité a pris une place prépondérante dans la
construction du récit dramatique. Certaines des modalités qui en
entourent l’expression laissent croire que l’implicite, qui était la
norme dans les œuvres du début du siècle, a laissé de plus en plus
de place à l’explicite dans ces nouvelles dramaturgies, au fur et à
25
LA NARRATIVITÉ CONTEMPORAINE AU QUÉBEC
mesure que le théâtre s’est éloigné de la représentation réaliste.
Cette tendance, répandue au Québec et ailleurs dans le monde, sera
examinée ici sous l’angle expressif de l’intériorité, ce texte porté et
caché en soi qui communique, au regard de la subjectivité, le point
de vue des protagonistes. Aussi, nous traiterons de la narrativité au
théâtre, en tant que phénomène d’énonciation discursive d’un « je »
explicite centré sur la sincérité, cette dernière impliquant le passage
du sous-texte de l’échange dialogué à la structure monologique et
narrativisée du théâtre contemporain. Après avoir montré l’évolution des aspects formels et des mécanismes communicationnels qui
ont assuré le fonctionnement interne de ces discours, nous essaierons d’en dégager les implications culturelles dans la société
contemporaine. Notre hypothèse suppose que la progression de
l’articulation de stratégies, qui éloignent et enferment en euxmêmes les personnages au lieu de les opposer, trouve son sens dans
la difficulté de communiquer, résultant des contraintes paradoxales
qui habitent l’être humain de nos jours.
LE TEXTE EN « SOI »
Le premier axiome de la théorie de la nouvelle communication
(nous faisons référence ici à l’école de Palo Alto) nous rappelle que
nous communiquons en toutes circonstances et que tout est dans la
manière de le faire. Le naturalisme hérité de la fin du XIXe siècle
incite des auteurs dramatiques comme Anton Tchekhov à tenter de
reproduire fidèlement la complexité des mécanismes de la vie. Dès
lors, la communication interpersonnelle prise dans sa globalité
recoupe nécessairement le dit et le non-dit, ce dernier étant le plus
souvent perceptible dans les comportements des personnages, ces
actions physiques chères à Stanislavski, qui, parfois, dénoncent
leurs véritables intentions. Pour employer l’expression de Erving
Goffman, nous assistons à la mise en scène de la vie quotidienne
(1973) dans tout ce qu’elle comporte de paradoxal. Dans La cerisaie, l’un des moments tragiques de la pièce tient en une toute
petite scène de l’acte IV entre Varia et Lopakhine, après que celui-
26
LE THÉÂTRE ET SES NOUVELLES DYNAMIQUES NARRATIVES
ci eut accepté de la demander en mariage sous l’insistance de sa
mère adoptive, Lioubov Andréevna :
VARIA, examinant attentivement les bagages. – C’est
étrange, je ne le retrouve pas…
LOPAKHINE. – Que cherchez-vous ?
VARIA. – Je l’ai emballé moi-même, mais je ne sais plus où.
Un temps
LOPAKHINE. – Où
Mikhaïlovna ?
irez-vous
maintenant,
Varvara
VARIA. – Moi ? Chez les Ragouline… Je me suis arrangée
avec eux… pour être comme leur… gouvernante, je pense.
LOPAKHINE. – À Yachnevo, alors ? D’ici, ça fait dans les
soixante verstes… (Un temps).
Et voilà, la vie dans cette maison, c’est fini…
VARIA, examinant les bagages. – Mais où l’ai-je mis ? À
moins que ce soit dans une malle… Oui, la vie dans cette
maison est finie… et ne recommencera plus jamais…
LOPAKHINE. – Et moi, je pars pour Kharkov tout à
l’heure… par le même train. J’ai beaucoup à faire. Je
laisse Épikhodov ici. Je l’ai engagé.
VARIA. –Pourquoi pas ?
LOPAKHINE. – L’année dernière, à la même époque, il
neigeait déjà, vous vous en souvenez, et aujourd’hui, quel
temps calme, ensoleillé… Sans le froid !
… Trois au-dessous.
VARIA. – Je n’ai pas regardé le thermomètre. (Un temps).
D’ailleurs, le nôtre est cassé.
Un temps. Une voix dans la cour : « Ermolaï Alexéitch ! »
27
LA NARRATIVITÉ CONTEMPORAINE AU QUÉBEC
LOPAKHINE, comme s’il attendait cet appel depuis longtemps. – Voilà !
Il sort rapidement. Varia, assise par terre, la tête posée sur
un baluchon, sanglote doucement. La porte s’ouvre. Lioubov Andréevna entre sans bruit (Tchekhov, 1960 : 93-94).
Les deux acteurs qui jouent cette scène mettront l’accent sur
les temps, les points de suspension, la déception cachée de Varia
qui voit s’évanouir son espérance d’un mariage qui lui assurerait la
sécurité loin de ceux qu’elle aime. Préoccupé de sa réussite sociale,
Lopakhine n’éprouve pour elle aucun désir et ne trouve pas les
mots pour le dire. L’intérêt pour la température et l’examen des
bagages déguisent la sincérité des deux personnages qui va apparaître dans leurs intonations et leurs actions faussement désintéressées
au regard du malaise qui entoure la situation.
C’est tout le plaisir pour l’acteur de jouer Tchekhov, de rendre
la vérité du non-dit qui trouve sa signification à travers les éléments
du contexte qui construisent l’action. Cette communication indirecte de l’échange rejoint le spectateur à l’affût des moindres
indices pouvant lui confirmer qu’il y a bien dissimulation, comme
dans la « vraie vie », où la vérité joue souvent selon le mode de
l’implicite. En conflit avec lui-même, divisé intérieurement par la
poursuite d’objectifs contradictoires, soumis aux contraintes qui
amplifient la situation paradoxale où il s’est engagé, le personnage
tchekhovien cache, sous la surface des mots, l’insécurité, la peur, la
honte, un secret enfoui qui lui appartient, bref, tout ce qu’il n’ose
dire dans sa rencontre avec l’autre et que l’auteur souhaite faire
découvrir au spectateur. Comment la scène serait-elle présentée
aujourd’hui ? Nous pouvons supposer que Varia et Lopakhine
raconteraient l’événement à leur façon, chacun de leur côté, confieraient au spectateur, parfois avec explications à l’appui, ce qu’ils
n’ont osé se dire et éviteraient toute forme d’affrontement autre que
la juxtaposition formelle de leurs points de vue. Quelles transformations humaines et sociales ont présidé à l’apparition de ces
nouvelles stratégies de communication sur la scène ? Pourquoi le
personnage ressent-il le besoin d’informer le public de ce qu’il
28
LE THÉÂTRE ET SES NOUVELLES DYNAMIQUES NARRATIVES
aurait caché autrefois, sans plus d’audace, puisque, s’il évitait alors
le rapport direct qui aurait engendré l’éclatement d’un conflit, c’est
vers le spectateur qu’il se tourne aujourd’hui. Dans Lire le théâtre
contemporain, Jean-Pierre Ryngaert propose une première
interprétation :
L’usage des monologues après l’événement ou en dehors
de l’événement exclut les situations trop fortes, diminue
ou élimine la part du dramatique. Celui qui raconte peut
revivre avec force ce qu’il a vécu, il n’en est pas moins
coupé de ce que son passé imposait de plus pathétique. Le
montage de plusieurs récits de vie impose un temps théâtral de la mise au point, de la réflexion et la prise de
distance (1993 : 77).
Mais allons plus avant dans notre investigation. À la suite de
Tchekhov, plusieurs auteurs ont choisi de continuer l’exploration
de la complexité de la vie individuelle en accordant autrement de
l’importance à l’expression des nuances associées au sous-texte.
Certains, comme Ionesco et Beckett, ont amplifié la remise en
cause de la sincérité du personnage, en adoptant une position formelle centrée sur la démonstration de l’incommunicabilité. Comme
l’explique Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre III :
Un exemple superbe, au début de La cantatrice chauve :
« Nous avons bu de l’eau anglaise […] ». Ici, la violence
faite à la loi de pertinence a pour conséquence directe la
perception de l’absurde qu’exhibe ainsi l’écriture dramatique […] Tout le texte de Ionesco est le répertoire des
mille et une manières d’utiliser la non pertinence
relationnelle (1996 : 85).
Ce type d’échange dialogué, centré sur la modalité relationnelle, recoupe les compétences communicationnelles individuelles.
Cette problématique prendra de plus en plus d’ampleur dans la seconde moitié du XXe siècle. Ubersfeld, soulignant que « le théâtre
29
LA NARRATIVITÉ CONTEMPORAINE AU QUÉBEC
est le lieu où les lois conversationnelles sont en vedette, exposées
pour être montrées, vues et entendues […] » (1996 : 79), ajoute :
Dans le dialogue de théâtre, l’échange parlé se fait non
seulement sous les yeux, mais à l’intention d’un tiers, le
spectateur : il s’agit non tant de communiquer que de
montrer que l’on communique, et d’exhiber les ratés et les
réussites de la communication (1996 : 81).
Au sujet du résultat d’un échange, Alex Mucchielli associe la
compétence relationnelle à la justesse, la convenance et la sincérité
qui accompagnent le locuteur dans son appréciation de la situation
et sa participation à la transmission de l’information. Il analyse
également le dialogue sous l’angle de la modalité normative ou
mise au point des règles de l’échange dans la construction d’une
situation de communication (1991 : 14-17). La dramaturgie
brechtienne nous semble emprunter et accentuer cette dernière
perspective, en mettant de l’avant des procédés de distanciation
qui, en effectuant une coupure informationnelle entre les actions et
la sincérité du personnage, orientent et guident la réflexion du
spectateur. Brecht manipule l’interaction en imposant au spectateur
les règles d’un jeu où la narration occupe une place prépondérante.
Si les partisans du naturalisme l’ont tenue comme étrangère à toute
forme de théâtralité qui se donne comme réalité, la narration,
associée à la naissance du théâtre occidental dans la Grèce antique,
a adopté différentes formes dans l’histoire de la dramaturgie. Dans
l’esthétique brechtienne, le récit des faits d’un événement est une
stratégie contraire à l’identification qui, par exemple, prend le
relais du dialogue dans une situation inachevée et communique
directement au spectateur la justesse de l’information qu’il aurait
pu y déceler. Dans Le cercle de craie caucasien, Groucha et Simon,
séparés de force par la guerre, se retrouvent au hasard d’une
rencontre. Des circonstances antérieures ont obligé Groucha à se
marier pour protéger sa vie et celle d’un enfant abandonné qu’elle
a trouvé et élevé. Quand vient le temps des explications, le dialogue
est remplacé par une narration chantée qui rend de façon explicite
le sous-texte des personnages :
30
LE THÉÂTRE ET SES NOUVELLES DYNAMIQUES NARRATIVES
LE CHANTEUR :
Il y a ce qu’on dit et ce qu’on ne dit pas.
Le soldat est venu. D’où revient-il ? Silence.
Voilà ce qu’il pensait et qu’il ne disait pas :
Dans le petit matin commença la bataille.
À midi c’était le carnage. […]
[Après le récit de la pensée du soldat, suit celui de
Groucha]1
LE CHANTEUR :
[…]Voici ce qu’elle pensait et ne disait pas :
Lorsque tu combattais, soldat,
Dans le rouge et noir du combat
J’ai trouvé un enfant perdu.
Mon cœur n’a pas pu le laisser.
Je dus soigner ce corps fragile,
Me courber vers le sol pour ramasser des croûtes,
Je dus me déchirer pour qui n’était mien,
Pour l’étranger. […] (1956 : 66-67).
DIRE LE TEXTE EN « SOI »
Imprégnée de toutes ces influences, la dramaturgie postbrechtienne va amplifier cette alternance entre récit et dialogue en
accordant de plus en plus de place au monologue2. Cette tendance
marque également la trajectoire québécoise et prend son envol dans
l’univers des personnages de Michel Tremblay où la structure
1. C’est nous qui donnons cette information qui n’apparaît pas dans le
texte.
2. Nous ne prendrons pas position ici quant aux critères qui peuvent
différencier monologue et narration. Nous traitons de la narrativité en tant
que procédé d’écriture global, qui intègre l’un et l’autre dans un même
discours, où c’est le rapport au sous-texte qui importe et fait l’objet de
notre étude de la sincérité du personnage. Ceux que la question intéresse
se référeront à la thèse de doctorat de Caroline Garand, « Le monologue et
les formes discursives apparentées dans le théâtre de Jean-Pierre
Ronfard », Faculté des études supérieures de l’Université Laval, 2001.
31
LA NARRATIVITÉ CONTEMPORAINE AU QUÉBEC
monologique permet au spectateur d’entrer dans le sous-texte,
d’avoir un accès direct à la sincérité du personnage. Dans Les
belles-sœurs (1972), les confidences de Rose Ouimet, de Pierrette
Guérin, de Lise Paquette et d’autres personnages font contrepoids
aux préjugés et suppositions de leur entourage.
Isolés dans l’espace et en eux-mêmes pendant quelques
minutes, ces personnages (qui parfois s’adressent en même temps à
une personne de confiance) exposent leur point de vue, en intégrant
au récit temporel des faits les contradictions et les émotions qui les
habitent. Pour juger de la justesse de leur propos, le spectateur doit
prendre en compte tous les éléments du contexte qui les amènent à
se confier à lui, et dans le cas présent, ce refus de passer ouvertement aux aveux semble jouer sur ce que Mucchielli appelle la règle
de convenance quant au jugement d’autrui – qui peut-être traduit
par « que va-t-on penser de moi ? » –, jugement que Goffmann
associe à la notion de « sauver la face » :
Dès qu’elle pénètre dans une situation où elle reçoit une
certaine face à garder, une personne prend la responsabilité de surveiller le flux des événements qu’elle croise. Elle
doit s’assurer du maintien d’un certain ordre expressif,
ordre qui régule le flux des événements, importants ou mineurs, de telle sorte que tout ce qu’ils paraissent exprimer
soit compatible avec la face qu’elle présente (1974 : 13).
Patrice Pavis propose une typologie du monologue où trois
caractéristiques qu’il associe à la fonction dramaturgique s’ajoutent
à nos observations : l’exposition d’événements passés (aspect technique du récit), le caractère lyrique et émotionnel des propos du
personnage et la tonalité réflexive où celui-ci « s’expose à luimême les arguments et les contre-arguments d’une conduite »
(1996 : 216). Dans toutes les définitions qu’on en donne, la destination du monologue est perçue comme ambiguë, l’émetteur
pouvant se parler à lui-même, à un autre personnage ou au spectateur. Qu’il y ait présence affirmée ou non de cet interlocuteur, on
suppose toujours l’écoute indirecte du spectateur qui agit en tant
que témoin du récit.
32
LE THÉÂTRE ET SES NOUVELLES DYNAMIQUES NARRATIVES
Jusqu’à maintenant nous n’avons pas mis l’accent sur les
cadres de référence culturels qui suscitent l’apparition de ces réaménagements de la structure artistique. Dans les années 1970, la
situation politique a favorisé l’utilisation du monologue dans la
dramaturgie québécoise. Les créations collectives ont imposé au
personnage une parole qui exprime le besoin de « se dire », d’expliquer ses prises de position dans le monde et face à son environnement. Le discours s’est extériorisé avec encore plus de force au fur
et à mesure que les débats sociaux ont envahi la place publique. La
montée du féminisme, entre autres, a suscité l’apparition d’un
théâtre où le monologue impose une vision qui engage la sincérité
du personnage au détriment d’un dialogue qui ouvrirait la porte à la
confrontation. Nous en avons un exemple dans La nef des sorcières
(Guilbeault, 1976) où les personnages, comme l’a fait remarquer la
critique, affirment un point de vue éloigné de toute forme
dialectique sur la scène afin de déplacer la discussion dans la salle.
Suivront des œuvres comme Being at home with Claude de
René-Daniel Dubois (1986) et La déposition d’Hélène Pedneault
(1988), un théâtre récit qui, bien que construit sur l’échange dialogué, met en opposition vérité et mensonge à travers les interrogatoires des accusés. En même temps que leurs longues dépositions
narrées dans le détail, une forme d’arbitraire envahit la scène et
remet en cause la justesse du propos. Nous rappelant l’énumération
des critères de Mucchielli quant à la réussite d’un échange,
pouvons-nous y voir une autre des manifestations qui a fissuré le
dialogue théâtral, en même temps que l’implicite devient de plus en
plus explicite dans les propos des personnages et dans la structure
formelle de ces nouvelles dramaturgies ?
LA CRISE DE L’ÉCHANGE DIALOGUÉ
Bientôt les compétences communicationnelles des personnages contemporains ne sauront plus s’exprimer que dans la solitude, en-dehors de toutes les règles relationnelles de l’échange
conventionnel. Jean-Pierre Ryngaert définit cette tendance de la
façon suivante :
33
LA NARRATIVITÉ CONTEMPORAINE AU QUÉBEC
Des œuvres entrecroisent les monologues successifs de
plusieurs personnages qui ne se rencontrent que fugitivement ou même jamais et dont les points communs éventuels
ne sont pas donnés d’emblée. Ces monologues proposent
des points de vue multiples sur une même réalité, reçue ou
vécue diversement. La fable se construit par l’agencement
de ces voix qui se recoupent parfois de manière évidente ;
parfois les recoupements éventuels sont laissés à
l’initiative du lecteur ou du spectateur (1993 : 74).
Au Québec, on reconnaît dans ce modèle les dramaturges Normand Chaurette et Daniel Danis. La force poétique qui se dégage
de leurs textes adopte cette position esthétique. Tout leur parcours
a évolué dans ce sens et des œuvres comme Le passage de
l’Indiana (1996), Stabat Mater (1999), Cendres de cailloux (1992)
et Celle-là (1993) additionnent les points de vue à l’aide de longs
passages monologués, marqués par le récit des événements et la
présence d’indices qui, le plus souvent, brouillent les pistes significatives et obligent le spectateur à mettre en question la pertinence
et la justesse de l’information. Qui dit vrai ? Jusqu’où va la sincérité du propos ? L’ensemble est relativisé par la confrontation
juxtaposée des visions mais en-dehors de tout dialogue conflictuel
sur scène. Le personnage évite de se mesurer directement à l’autre
privilégiant, face au public, le récit des manifestations intérieures
qui l’habitent. Le tableau intitulé « La rencontre manquée » dans
Cendres de cailloux illustre bien cette structure. On y trouve le récit
d’une même situation vue par trois personnages : Shirley, Pascale
et son père Clermont.
PASCALE. – Shirley, la fille de la biblio, en ville
me posait toujours des questions.
A voulait savoir qu’est-ce qu’il faisait
à quoi il pensait, à quoi il jouait
quand il lance ses gros cailloux dans la rivière.
Au début
j’la trouvais drôle
surtout dans sa période aux cheveux verts.
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