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isolée, ne saurait suffire, car c’est l’ensemble et le mouvement de l’agir politique (de tel ou tel
agent à un certain moment) qui doit être pris en compte.
Peut-être, la question globale qui pourrait résumer la perspective adoptée sur la
politique comme pensée et comme action, et donc comme lieu des « idéopraxies », serait la
suivante : « Comment disent-ils ce qu’ils font ? ». Cette question n’implique pas que les
acteurs font bien ce qu’ils disent (c’est là un autre problème)10 -, mais qu’ils font quelque
chose en disant cela 11. Ce faisant, et ce disant, ils expriment une pensée qu’ils tentent de faire
partager (sur l’Etat, sur le pouvoir, sur l’homme, sur la citoyenneté, sur le juste et le bien,
etc.) ; le dialogue entre les pensées est le véritable milieu de vie (Lebenswelt) des concepts
majeurs présents dans la culture politique, elle-même mise en commun entre les adversaires
comme entre les alliés.
Il est très important de remarquer que la question « Comment disent-ils ce qu’ils
font ? » conduit à mettre entre parenthèses la perspective de la vérité - à la différence de
l’interprétation philosophique en histoire de la philosophie12. On ne cherche pas si ce que dit
l’acteur politique - ce qu’il dit à des destinataires dont il faut toujours mesurer l’indice de
présence - est vrai ou non ; car l’interprète ne se situe pas dans un registre de connaissance et
d’enquête sur la société, comme en sociologie, par exemple, mais dans une écoute de ce que
la société est pour une praxis politique en train de s’exercer : pour une certaine pensée, en
fonction de certains enjeux, pour un public envisagé13, en relation avec une culture politique
hégémonique (mais pas nécessairement cohérente et unifiée).
La légitimité de cette démarche ne peut que se renforcer si l’on veut bien considérer
l’incapacité de l’Histoire tout court (par différence avec l’historien de la pensée politique), ou
de la philosophie en tant que telle14, ou de l’historien des doctrines à pénétrer dans la façon
dont « pense la société »15.
10 Grossièrement parlant, quand Le Chapelier propose en septembre 1791 (cf. fin de cette introduction) de
renforcer le régime représentatif, ou quand Guizot, en mai 1819, propose de fonder la « liberté » des journaux
sur le cautionnement financier, on peut contester cette justification. C’est d’ailleurs ce que font, à ce moment,
Robespierre ou Benjamin Constant : l’un y voit la destruction d’un régime de participation du peuple, l’autre un
refus du pluralisme des opinions.
11Idée qui nous mène à la nature du politique à l’âge moderne, point qui sera traité ultérieurement. Il est plus
simple de restreindre aux modernes ; en fait, la logique médiévale ou la logique de l’absolutisme n’exclut pas
l’existence de « textes d’intervention politique », mais c’est le rapport à la communauté, le statut de l’autorité,
etc., qui changent.
12 Point lumineusement développé par Yves Zarka : « Que nous importe l’histoire de la philosophie ? », dans Y.
C. Zarka dir., Comment écrire l’histoire de la philosophie ?, Paris, PUF, 2001. De son côté, Arendt avait bien
noté, à propos du politique, la différence entre l’ « intérêt pour la signification » et l’ « intérêt pour la vérité » (si
je résume son propos dans La vie de l’esprit, Paris, PUF, 3ème éd. 1992, t. 1, p. 75). On remarque aussi la
différence avec la perspective de Koselleck, pour laquelle est indispensable une appréciation de la vérité des
concepts : le point est très bien souligné par José Luis Villacañas et Faustino Oncina, dans leur introduction à
Reinhart Koselleck, Hans-Georg Gadamer, Historia y hermenéutica, Barcelone, Paidos, 1997, pp. 34-43.
13 On peut dire que, dans le texte d’intervention politique, le discours porte en lui son destinataire ; il s’agit donc
d’un interlocuteur, ou d’une cible, par imagination.
14 Mais il y a un « usage philosophique », un atelier philosophique d’élaboration de la démarche, qui est de
première importance. J’ai commencé à expliciter cette idée d’un « usage philosophique », du point de vue de
l’élaboration des outils, dans l’étude : « Philosophie en science politique », Le Débat, n° 72, nov.-décembre
1992, pp. 134-145. C’était un premier bilan entre la recherche sur le jacobinisme et celle que j’avais commencée
sur le libéralisme. Voir également la discussion menée dans Le Banquet, n° 17, mai 2002 : « De la philosophie
politique et de son usage dans l’Histoire des idées politiques » (texte d’abord paru dans le Giornale di storia
costituzionale, Universita di Macerata, 2/2001, sous le titre « Riflessioni sulla filosofia politica e sul suo uso
nella storia delle idee politiche »). Aujourd’hui, j’insisterai davantage sur les choix philosophiques et la
proximité avec Arendt qui sont à la base de cette démarche : conception du langage comme assujettissement du
sujet, conception du politique comme réseau d’incitations à agir…
15 Une société interprétée par ses élites, certes. Car on attend ici l’objection de certain social scientists : vous ne
parlez pas des couches populaires. Je suis prêt à concéder : « la façon dont pense la société officielle ».