Jaume La pensee en action pour une autre histoire des

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Lucien JAUME
« La pensée en action : pour une autre Histoire des idées politiques ».
Un bilan personnel de recherche.
Avertissement - Ce texte (colloque de Naples, février 2003) a d’abord circulé comme papier
de travail, plusieurs fois remanié. Sous sa forme actuelle, citée à plusieurs reprises par des
participants du colloque de Paris (« Méthodes en histoire de la pensée politique », septembre
2005), il avait été publié en espagnol (Ayer, « Historia de los conceptos », 53/2004, 1,
Madrid). Il vient d’être édité dans les actes du colloque de Naples : Sui concetti politici e
giuridici della costituzione dell’Europa, sous dir. S. Chignola et G. Duso, Milan, Franco
Angeli, 2005. Je remercie Sandro Chignola et Giuseppe Duso pour leur aimable autorisation.
Il n’y a pas eu d’édition en français. Quelques rectifications purement conjoncturelles sont
introduites dans les notes.
Note supplémentaire, février 2007 – D’autres travaux ont été depuis réalisés, de façon à
redéfinir la notion d’idéologie, qui s’avère indispensable.
Introduction : un programme d’étude, les « idéopraxies »
La perspective d’une histoire des concepts fondamentaux du lexique européen pose
deux problèmes distincts : 1) Comment les concepts sont-ils produits, mais aussi retravaillés
et intégrés aux controverses qui scandent l’histoire politique ? 2) Comment l’analyste
construit-il une démarche distincte de la genèse historique, de façon à assigner un contenu
(unifié ou variable) aux concepts et à les insérer dans une histoire de la pensée dont lui seul
établit le rythme, les continuités et les ruptures ? Ce sont les deux questions que j’aimerais
poser à tous ceux qui pratiquent l’histoire des concepts : nous disposons déjà de beaucoup
d’éléments de réponse1, mais je ne puis ici les passer en revue et les soumettre à discussion ;
je voudrais partir d’ailleurs, ou, en quelque sorte, en deçà de la discipline que l’on appelle
histoire des concepts, c’est-à-dire du terrain même où s’élaborent et où se confrontent les
pensées politiques. Il me semble profitable pour le débat d’exposer une recherche menée
depuis une vingtaine d’années2, d’en présenter un bilan, ou du moins l’esquisse d’un bilan et
de réfléchir sur la méthode qui, à travers elle, s’est progressivement constituée.
Cette méthode croise inévitablement l’histoire des concepts (notamment sous la forme
de la Begriffsgeschichte), mais elle suppose une différence première, et majeure, entre les
concepts philosophiques, d’une part, les concepts politiques, d’autre part, tels qu’ils sont
mobilisés dans la controverse et la polémique. Les concepts philosophiques (et, en fait, toute
la pensée philosophique dans sa démarche et son contenu) ont une fécondité spécifique qui
assure leur privilège d’autonomie : cette capacité, en quelque sorte atemporelle, leur permet
1
Je voudrais dire ma reconnaissance à Melvin Richter pour l’effort qu’il a déployé, depuis de nombreuses
années pour comparer et faire dialoguer les approches entre école allemande et perspectives anglosaxonnes sur
l’histoire des idées, l’histoire des concepts, l’histoire de la pensée politique. Son ouvrage de 1995, The history of
political and social concepts. A critical introduction, Oxford University Press, ajoute encore à cet effort qui m’a
été, personnellement, d’un grand profit, et, je crois, à toute la communauté des historiens de la pensée.
2
Etude du discours jacobin (1789-1794), puis du discours libéral français au XIXe siècle. Voir les ouvrages
suivants : Le discours jacobin et la démocratie, Paris, Fayard, 1989, Echec au libéralisme. Les Jacobins et l’Etat,
Paris, Kimé, 1990, (éd. révisée, complétée et trad. it. Scacco al liberalismo, Naples, Editoriale Scientifica, 2003),
L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français (Fayard, 1997), La liberté et la loi. Les origines
philosophiques du libéralisme (Fayard, 2000).
Lucien Jaume
« La pensée en action : pour une autre Histoire des idées politiques ».
2
de se dégager du cadre historique de formation et de laisser à l’arrière-plan, pour qui entre
dans le mouvement du penser philosophique, l’état de société où ils sont apparus3. Au
contraire, il me semble que les concepts politiques ne peuvent être l’objet d’une
compréhension pleine et entière si l’on ne passe d’abord par le moment de l’historicité et,
souvent, de la particularité. Que ce soit, par exemple, l’opinion publique, la liberté
d’association, la société civile ou même la représentation, ces catégories majeures portent
avec elles un impact polémique et historique qu’elles avaient précisément pour fonction de
faire ressentir4. Cette différence étant faite, il me paraît utile d’exposer la méthode que j’ai dû
développer en la matière, qui présuppose directement une conception du politique et une
conception du langage du politique -, tant il est vrai que les débats de méthode reposent, en
dernière analyse, sur des choix philosophiques. Mon propos, comme on le voit, n’est pas
d’écarter la philosophie de ces réflexions, mais de réagir à certaines confusions. Chemin
faisant, il sera possible de relever des éléments de comparaison avec les écoles de Gadamer,
de Koselleck ou de Skinner.
Comment qualifier la méthode utilisée ? En premier lieu, elle privilégie les textes du
débat politique, comme son champ d’investigation, et elle vise à poser la question « Quels
sont les effets proprement politiques des textes où se marque l’intervention d’un acteur
politique ? » De plus, pour souligner le lien qu’il ne faut pas briser entre pensée et action, je
dirais : la première étape réside dans une analyse des textes d’intervention politique5
considérés comme lieux d’incarnation des « idéopraxies »-, par opposition au terme
idéologies ; par le néologisme idéopraxie entendons la mise en œuvre d’une pensée politique
qu’il ne faut pas séparer de ses conditions concrètes de formulation, si l’on veut l’appréhender
et la comprendre.
Mais adopter cette perspective sur la pensée politique - qui ne s’attache donc plus de
façon prioritaire aux « grands auteurs » -, c’est se situer en dehors des catégories polaires
considérées comme structurantes : par exemple, les doctrines opposées aux textes de
circonstance, ou la théorie opposée à la pratique, le général opposé au particulier, ou encore
l’intemporalité du concept opposée au caractère éphémère de l’opinion. En effet, les textes
dont il s’agit portent la trace d’une action, écrite ou orale, qui vise à exposer, convaincre,
discuter, polémiquer, légitimer6 - et ce en fonction de trois choses : 1) un certain public,
lecteur ou auditeur, présent réellement ou virtuellement, 2) un certain enjeu, ou plusieurs
3
Il faut ajouter que le propre de ce que les philosophes appellent concept est de bannir l’équivoque, de le vérifier
dans les développements, les interrogations et les confrontations avec la réalité dont le concept philosophique
doit sortir victorieux. Quand R. Koselleck écrit « Un mot peut - par l’usage qu’on en fait - devenir univoque. Un
concept, par contre, doit rester équivoque », cela ne peut être admis dans le domaine philosophique. C’est là un
point important de divergence avec l’entreprise du Geschichtliche Grundbegriffe (éd. par O. Brunner, W. Conze
et R. Koselleck, 6 vol .). La citation provient de : R. Koselleck, Le futur passé, Paris, Editions de l’EHESS, trad.
J. Hoock et M.-C. Hook, 1990, p. 109. En revanche, on peut montrer qu’un concept philosophique est non pas
équivoque mais générateur d’apories (comme chez Kant) : ce que j’ai essayé de faire dans l’étude sur la
souveraineté du peuple chez Rousseau, citée à la note suivante (n° 4).
4
Il faudrait examiner le programme de recherche de l’école de Padoue, dirigée et animée par Giuseppe Duso, ce
que je ne puis faire ici. Le projet est de conduire l’analyse critique des concepts de philosophie politique
moderne, de façon à exhiber les limites de leur généralité et de leur universalité. Comme l’a bien montré Sandro
Chignola, il s’agit là d’une radicalisation des thèses de Koselleck dans le domaine de la pensée philosophique :
S. Chignola, « History of political thought and the history of political concepts : Koselleck’s proposal and Italian
research », History of Political Thought, XXIII, n° 3, automne 2002. J’ai moi-même donné une étude critique du
concept de la souveraineté du peuple chez Rousseau (ses liens avec la vision absolutiste, ses apories internes)
dans le volume dirigé par G. Duso, Il potere. Per la storia della filosofia politica moderna, Rome, Carocci, 1999.
J’ai repris les développements essentiels dans L. Jaume, La liberté et la loi. Les origines philosophiques du
libéralisme, éd. cit., dans l’appendice : « Rousseau : la liberté aux conditions de la souveraineté ».
5
Ces textes peuvent être et sont souvent des discours tenus par un orateur envers un auditoire déterminé.
6
On verra plus loin que la logique fondamentale est la suivante : inciter à… Cela implique une conception du
politique, assez proche de Hannah Arendt.
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3
enjeux, que le texte institue explicitement ou dont il tient compte implicitement, 3) une
culture politique, acceptée ou contestée, qui fait lien (crée un espace de la communication)
entre l’intervenant et les destinataires.
Prendre pour ressources théoriques de tels textes, et élaborer ensuite un idéaltype, un
concept ou un modèle général - qu’est-ce que l’association et la libre association pour la
culture politique française ? Qu'est-ce que le(s) jacobinisme(s) ? Qu’est-ce que le(s)
libéralisme(s) ? -, c’est, bien entendu, adopter des prémisses théoriques, mais aussi
méthodologiques :
a) sur la nature du politique moderne ;
b) sur le rôle du langage comme lieu d’expression d’une « pensée de la
société »7 ;
c) sur la spécificité du texte « d’intervention politique », qui ne relève
ni du domaine de la philosophie ni de l’ordre de la doctrine ;
d) sur la façon de construire une historicité de la pensée : historicité
qui n’est pas de l’ordre empirique (res gestae), ni donnée dans et
par l’expérience des acteurs, mais relève de l’interprète, de la
construction par voie théorique d’une temporalité historique. Cette
historicité « idéelle » est à bien distinguer de l’histoire empirique ;
elle peut être la substance d’une histoire des concepts,
éventuellement, mais surtout de l’histoire d’un courant considéré
dans ses transformations, par exemple, le libéralisme.
Il me faut donc développer ces prémisses théoriques et méthodologiques, sortes de
thèses métathéoriques, certes controversables, assumées comme telles, et qui, en dernière
analyse, engagent des choix philosophiques. Mais on doit auparavant signaler que le cœur de
la démarche, bien qu’il découle de ces prémisses, ne s’y réduit pas. Le cœur de la démarche
consiste en effet à déterminer par voie d’interprétation8 l’ « effet de sens » du texte
d’intervention politique. Et c’est dans la prise en compte de cet effet de sens que l’on se
trouve amené à réfuter les catégories dichotomiques évoquées plus haut (du type :
doctrine/texte de circonstance), car ce qui fait sens c’est ce par quoi le locuteur, agissant sur
son public, tente de réinstituer la communauté (et souvent y parvient). C’est, bien entendu,
une communauté subjective, celle qu’il espère, qu’il imagine et dont il désire être entendu.
Dans cette parole de l’intervenant on trouvera conjointement teneur théorique et incitation à
l’action, la réunion de ce que l’on répartit souvent entre le pôle de la pensée et celui de
l’action, mais aussi une reprise de la culture politique présente pour cette communauté et, en
même temps, une réorganisation originale9. L’effet de sens du texte d’intervention politique
7
Est acceptée la perspective présente chez Gadamer et chez Koselleck (venue en fait de Heidegger) du langage
comme expérience du monde, que l’on ne peut traiter en « instrument » de communication. La souveraineté du
sujet sur le langage est un présupposé (mais parfois aussi un choix philosophique en relation avec Wittgenstein)
qui, à mon avis, interdit de comprendre la nature du politique comme espace de controverse (et aussi, selon
l’expression de Koselleck, lieu d’un « combat sémantique »).
8
A peu près au sens de Gadamer, Vérité et méthode ( dont il faut préférer, à mon avis, la première traduction en
français, toute incomplète qu’elle soit, Le Seuil, 1976, nettement plus claire que celle de 1996). Ce qui, en
revanche, me paraît non recevable, est la notion de « fusion des horizons » qui permet à Gadamer de surmonter
de façon intégrale la distance temporelle. Par cette notion, Gadamer peut rendre compte de la pensée
philosophique, mais non de l’histoire des idées et de l’histoire du politique : ici la distance de l’interprète avec la
pensée des acteurs reste indépassée et explicitée comme telle. Il n’est pas question, par exemple, de traiter
l’opinion publique chez Necker comme un noyau de sens dont nous serions directement des coparticipants. Voir
notre étude : « L’opinion publique chez Necker : entre concept et idée-force », dans L’avènement de l’opinion
publique, sous dir. Javier F. Sebastián et Joëlle Chassin, Paris, L’Harmattan, 2004.
9
Comme signalé précédemment, c’est Arendt qui, dans sa théorie de l’agir (Condition de l’homme moderne,
chap. V), a le plus approché cette conception du politique. Elle écrit notamment : « Le faiseur d’actes n’est
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4
signe la praxis de l’agent politique dans son rapport aux destinataires et dans la contribution
qu’il apporte à la pensée de la société. De ce point de vue, l’étude du concept, pris de façon
isolée, ne saurait suffire, car c’est l’ensemble et le mouvement de l’agir politique (de tel ou tel
agent à un certain moment) qui doit être pris en compte.
Peut-être, la question globale qui pourrait résumer la perspective adoptée sur la
politique comme pensée et comme action, et donc comme lieu des « idéopraxies », serait la
suivante : « Comment disent-ils ce qu’ils font ? ». Cette question n’implique pas que les
acteurs font bien ce qu’ils disent (c’est là un autre problème)10 -, mais qu’ils font quelque
chose en disant cela 11. Ce faisant, et ce disant, ils expriment une pensée qu’ils tentent de faire
partager (sur l’Etat, sur le pouvoir, sur l’homme, sur la citoyenneté, sur le juste et le bien,
etc.) ; le dialogue entre les pensées est le véritable milieu de vie (Lebenswelt) des concepts
majeurs présents dans la culture politique, elle-même mise en commun entre les adversaires
comme entre les alliés.
Il est très important de remarquer que la question « Comment disent-ils ce qu’ils
font ? » conduit à mettre entre parenthèses la perspective de la vérité - à la différence de
l’interprétation philosophique en histoire de la philosophie12. On ne cherche pas si ce que dit
l’acteur politique - ce qu’il dit à des destinataires dont il faut toujours mesurer l’indice de
présence - est vrai ou non ; car l’interprète ne se situe pas dans un registre de connaissance et
d’enquête sur la société, comme en sociologie, par exemple, mais dans une écoute de ce que
la société est pour une praxis politique en train de s’exercer : pour une certaine pensée, en
fonction de certains enjeux, pour un public envisagé13, en relation avec une culture politique
hégémonique (mais pas nécessairement cohérente et unifiée).
La légitimité de cette démarche ne peut que se renforcer si l’on veut bien considérer
l’incapacité de l’Histoire tout court (par différence avec l’historien de la pensée politique), ou
de la philosophie en tant que telle14, ou de l’historien des doctrines à pénétrer dans la façon
dont « pense la société »15.
possible que s’il est en même temps diseur de paroles » (Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy,
1983, p. 201).
10
Grossièrement parlant, quand Le Chapelier propose en septembre 1791 (cf. fin de cette introduction) de
renforcer le régime représentatif, ou quand Guizot, en mai 1819, propose de fonder la « liberté » des journaux
sur le cautionnement financier, on peut contester cette justification. C’est d’ailleurs ce que font, à ce moment,
Robespierre ou Benjamin Constant : l’un y voit la destruction d’un régime de participation du peuple, l’autre un
refus du pluralisme des opinions.
11
Idée qui nous mène à la nature du politique à l’âge moderne, point qui sera traité ultérieurement. Il est plus
simple de restreindre aux modernes ; en fait, la logique médiévale ou la logique de l’absolutisme n’exclut pas
l’existence de « textes d’intervention politique », mais c’est le rapport à la communauté, le statut de l’autorité,
etc., qui changent.
12
Point lumineusement développé par Yves Zarka : « Que nous importe l’histoire de la philosophie ? », dans Y.
C. Zarka dir., Comment écrire l’histoire de la philosophie ?, Paris, PUF, 2001. De son côté, Arendt avait bien
noté, à propos du politique, la différence entre l’ « intérêt pour la signification » et l’ « intérêt pour la vérité » (si
je résume son propos dans La vie de l’esprit, Paris, PUF, 3ème éd. 1992, t. 1, p. 75). On remarque aussi la
différence avec la perspective de Koselleck, pour laquelle est indispensable une appréciation de la vérité des
concepts : le point est très bien souligné par José Luis Villacañas et Faustino Oncina, dans leur introduction à
Reinhart Koselleck, Hans-Georg Gadamer, Historia y hermenéutica, Barcelone, Paidos, 1997, pp. 34-43.
13
On peut dire que, dans le texte d’intervention politique, le discours porte en lui son destinataire ; il s’agit donc
d’un interlocuteur, ou d’une cible, par imagination.
14
Mais il y a un « usage philosophique », un atelier philosophique d’élaboration de la démarche, qui est de
première importance. J’ai commencé à expliciter cette idée d’un « usage philosophique », du point de vue de
l’élaboration des outils, dans l’étude : « Philosophie en science politique », Le Débat, n° 72, nov.-décembre
1992, pp. 134-145. C’était un premier bilan entre la recherche sur le jacobinisme et celle que j’avais commencée
sur le libéralisme. Voir également la discussion menée dans Le Banquet, n° 17, mai 2002 : « De la philosophie
politique et de son usage dans l’Histoire des idées politiques » (texte d’abord paru dans le Giornale di storia
costituzionale, Universita di Macerata, 2/2001, sous le titre « Riflessioni sulla filosofia politica e sul suo uso
nella storia delle idee politiche »). Aujourd’hui, j’insisterai davantage sur les choix philosophiques et la
Lucien Jaume
« La pensée en action : pour une autre Histoire des idées politiques ».
5
Soyons plus précis pour ce qui concerne la dernière catégorie de travaux, c’est-à-dire
les historiens des doctrines : on ne doit pas conclure de telle philosophie (celle de Locke, par
exemple, dans ses deux Traités du gouvernement) ou de telle doctrine (par exemple, chez
Benjamin Constant, les Principes de politique de 1815) à la réalité sociale et politique du
libéralisme. Car une chose est le théoricien et autre chose le combat politique, aussi « nourri »
de théorie soit-il, et parfois chez le même homme (Constant, Tocqueville, etc.). Pour
appréhender le libéralisme comme pensée vivante et agissante (ce qui a été d’ailleurs sa
première forme historique de manifestation), il faut restituer les divers enjeux (institutionnels,
culturels, idéologiques) autour desquels il prend forme - et, éventuellement, sur lesquels il se
divise. Par exemple, toute étude du libéralisme en France qui ne se pencherait pas sur la
longue controverse concernant le Conseil d’Etat, ne traitera pas de la réalité historique qu’a
revêtue le dit libéralisme : le libéralisme est une pensée « présente à la société » (si on peut
l’exprimer ainsi) lorsque cette dernière sort, avec peine, et du conflit révolutionnaire et de la
domination impériale, le tout sous le joug des puissances alliées de 1814-1815. Or cette
pensée se divise : il y a des libéralismes en présence16. C’est seulement après cette analyse
que l’on peut légitimement, à mon avis, mener la comparaison avec les liberales espagnols
(Constitution de Cadix notamment) et avec les whigs anglais : là aussi un certain
comparatisme terme à terme ou question par question peut être illusoire car l’expérience
historique, la vie du sens (en deçà des significations exprimées) risque d’échapper à
l’historien.
Dans le sens premier du terme17, c’est pratiquer une mé-prise que de « prendre »
Rousseau pour les Jacobins (ou tel courant du jacobinisme), que de « prendre » Montesquieu
ou Locke, mais aussi tel traité de Constant ou telle œuvre de Tocqueville, pour « le
libéralisme ». Car le libéralisme, comme le jacobinisme, ne sont pas des entités : ce ne sont
pas des êtres théoriques, conceptuellement articulés, qui habiteraient a priori dans la pensée
de tel grand auteur (philosophe, doctrinaire, publiciste) et qui, ensuite, descendraient dans la
société pour des « applications » plus ou moins fidèles et réussies. Cette histoire fantastique
(là aussi au sens originaire du terme) est, malheureusement, souvent mise en scène dans
l’Histoire des idées politiques et souvent enseignée dans les facultés de droit.
On parlera alors de « l’influence » d’un auteur sur tel moment ou telle action de la vie
politique ; mais à cette influence supposée, il n’y a ni preuve ni réfutation qui puisse être
apportée, car le raisonnement développe une pétition de principe : puisque Montesquieu est
libéral de pensée, ou puisque Constant est un contemporain libéral, je dois, et je peux, trouver
une « influence » de leur pensée dans les discours et dans les actes de cette période (le
premier XIXème siècle). Ainsi engagée, l’investigation va rencontrer sans beaucoup de frais
des éléments qu’elle pourra tenir pour des « confirmations ». De même que le croyant voit
Dieu partout (attitude légitime dans le cadre de la foi), le rousseauiste verra Rousseau dans
chaque pas des Jacobins. Pourtant, dira-t-on, si les Jacobins citent Rousseau ou si un membre
proximité avec Arendt qui sont à la base de cette démarche : conception du langage comme assujettissement du
sujet, conception du politique comme réseau d’incitations à agir…
15
Une société interprétée par ses élites, certes. Car on attend ici l’objection de certain social scientists : vous ne
parlez pas des couches populaires. Je suis prêt à concéder : « la façon dont pense la société officielle ».
16
Je tente de montrer dans L’individu effacé la controverse entre trois grandes écoles, l’enjeu majeur étant ce que
j’ai appelé « le droit de juger de son droit » : ce concept n’est pas donné de façon explicite dans le discours des
acteurs (sauf cas très rare, une fois chez Lamartine), pas plus que le partage invisible qu’il institue entre les
idéopraxies en présence ; il est ce que l’interprète construit, à partir de l’examen des échantillons qu’il tient pour
« représentatifs ». Ajoutons que ce concept peut être emprunté ailleurs (en l’occurrence à Locke et à Kant), et
possède dès lors le statut de modèle. Une grande différence avec l’école de la Begriffsgeschichte est que, à mes
yeux, le problème majeur en matière de concepts n’est pas de retracer leur usage (synchronique et diachronique)
chez les acteurs, mais d’exhiber les conditions de possibilité chez l’interprète des concepts que, lui, élabore.
17
Imagé par Platon, dans le Théétète, selon l’analogie avec le colombier : on croit saisir tel oiseau et l’on prend
autre chose.
Lucien Jaume
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6
de la Chambre des députés évoque Constant dans ses écrits théoriques, la preuve n’est-elle pas
faite ? Rien n’est moins sûr : on peut citer un auteur, ou un philosophe sans l’avoir lu, ou
encore en lui faisant dire tout autre chose que sa pensée - parfois même le contraire18.
La question appropriée n’est donc pas « Est-ce que Rousseau influence les
Jacobins ? », car la question est indécidable et, en outre, on compare des choses qui ne sont
pas comparables ; la question pourrait être : « Pourquoi certains Jacobins citent-ils
Rousseau ? ». Il faut donc envisager dans quel contexte, pour quels enjeux. Ce qui permet de
faire naître une autre question féconde : pourquoi ne le citent-ils pas en matière de
Gouvernement révolutionnaire (celui de l’an II) et de la Terreur ?19. C’est donc du discoursaction, de l’ « idéopraxie », qu’il faudrait partir, avant de présupposer une communauté de
pensée (qui, en outre, et quand elle existe, passera presque toujours par la culture politique de
l'époque).
Tout autre chose est la recherche d’un éventuel modèle que pourrait fournir, pour
l’analyste, la pensée d’un grand auteur : il ne s’agit plus de l’influence que cet auteur aurait
exercée sur la société, mais du libre choix interprétatif de l’analyste des idées politiques20.
Pour des raisons de limitation, on se bornera ici à développer les prémisses théoriques
qui fondent la démarche : 1) Comment caractériser le politique si l’on se propose de
l’examiner à travers les textes qui en portent la dramatisation ? 2) Quelle conception du
langage sous-tend cette démarche ? 3) Qu’est-ce que la conscience historique et la dimension
historique en matière d’histoire de la pensée politique ?
1 - La parole du politique : une action qui incite à l’action
Analyser les textes par lesquels se mène la controverse politique (controverse orale ou
écrite) conduit à caractériser le politique comme une activité qui, tournée vers d'autres (la
communauté entière ou un groupe), tente de faire partager des conceptions ; on dira donc que
l’activité politique implique l’argumentation, la persuasion ou la discussion au sens de
Habermas. A mon avis, le plus important n’est pas là ; à travers les conceptions, l’acteur
politique incite à agir : le texte d’intervention politique est une action qui pousse à l’action.
A bien y réfléchir, il est remarquable que, traditionnellement, on répugne à associer la
notion d’incitation et le domaine de l’action politique, comme si « l’incitation » restait
marquée par sa qualification spécifiquement pénale (« Sera punie toute incitation à… »), ou
encore, comme si l’exemple fameux des sophistes avait discrédité durablement cet effort pour
remodeler la collectivité dont la sophistique semble avoir compris l’importance dans la
démocratie d’assemblée. Pourtant, l’incitation, si elle ne résume pas tout le politique, est bien
de l’essence du politique, car en elle se laisse percevoir l’appel à des êtres humains dont on ne
peut véritablement contourner la liberté et qu’il faut donc conduire à agir comme s’ils
l’avaient décidé eux-mêmes. On observe cet appel depuis le commandement que donne le
monarque absolu (« De notre certaine science », etc.), jusqu’à la délibération que prend une
18
Sur Rousseau et les Jacobins, voir notamment notre étude parue dans Commentaire, n° 60, hiver 1992-1993,
pp. 929-936. Une traduction italienne a été donnée en appendice à : L. Jaume, Scacco al liberalismo (édition
citée). En Italie, les études de Anna-Maria Battista montrent beaucoup de prudence sur la question du rapport
entre Robespierre et Rousseau. Dans l’ensemble du corpus jacobin, je ne me souviens avoir rencontré qu’un seul
cas où la différence entre « volonté générale » et « volonté de tous » ( une clef essentielle du Contrat social) a
été prise en compte.
19
Le point est signalé par Bernard Manin dans son article « Rousseau », du Dictionnaire critique de la
Révolution française, sous dir. F. Furet et M. Ozouf (Paris, Flammarion, 1987).
20
Comme signalé à la note 16. Je me permets de renvoyer ici à l’étude déjà citée du Débat (« Philosophie en
science politique »), où est évoqué le modèle du rapport souveraineté-représentation dans le Léviathan de
Hobbes, utilisé dans Le discours jacobin et la démocratie. L’analogie structurale entre la théorie hobbesienne et
la métaphore organiciste du Gouvernement révolutionnaire est donc le fait de l’interprète, non d’une action
(improbable) de la pensée de Hobbes sur Montagnards et Jacobins.
Lucien Jaume
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7
assemblée élue (« Au nom du peuple français », etc.), en passant par l’affichage, la prise de
parole dans la rue ou le manifeste publié dans un journal.
Cette « incitation à » peut-elle relever, pour l’analyste, d’une « rhétorique du
politique » ? 21 En fait, il s’agit plutôt d’une pragmatique : le texte d’intervention politique a
une teneur conative. Lors même qu’il peut paraître descriptif (du type « Quelle est la situation
actuelle ? »), il appelle à accomplir des tâches, même si c’est de façon très implicite (mais non
moins efficace, car l’effet de sens ne doit pas être identifié à l’intentionnel). Il aspire à investir
ses destinataires d’une obligation d’agir, même s’il évite de dire en toutes lettres « voilà ce
que vous devez faire ».
Une vue peut-être féconde serait de comparer les textes à teneur conative avec les
textes proprement exhortatifs de la tradition religieuse22 : la comparaison serait conduite à la
lumière de la question " Quel est, dans chacun des deux domaines, le rapport à ce qui fait
autorité et qui permet de parler de façon « autorisée » ? ".
Il n’est pas possible aujourd’hui de développer cette perspective et l’on doit se
borner à résumer le premier point ici traité : il y a, dans le texte d’intervention politique, une
stratégie argumentative que l’on peut caractériser par la formule générale « faire faire ».
L’intervenant fait en disant ce qu’il dit (il légitime ou délégitime, il euphémise ou porte à
l’emphase, etc.), mais ce faire consiste aussi à faire faire ; ou, plus exactement, l’acteur
s’efforce (teneur conative) de faire faire. Il est évident que la politique démocratique déploie
dans le quotidien - et de plus en plus de nos jours - cette qualité déjà présente dans les
sociétés traditionnelles où le pouvoir « s’adresse » à ses sujets à de certains moments. Tandis
que le pouvoir des sociétés traditionnelles exhibe une posture d’autorité, le discours de la
politique démocratique entretient des rapports variés avec l’autorité du souverain
démocratique23.
2 - Le langage n’est pas instrumental
Caractériser ainsi le politique comme pratique d’un discours incitatif conduit, en
second lieu, à tenir le langage pour l’espace24 de réalisation et de prise de conscience d’une
« pensée de la société ». C’est par l’intervention dirigée vers des destinataires (assemblée,
manifestation, club, lectorat) que les positions politiques et la vision de la société sur ellemême arrivent à l’expression et, généralement, à la confrontation25. Loin d’exprimer, sur ce
point, une vision dite idéaliste (les réalités sociales n’existent que sous des catégories
sémantiques et perceptives), la thèse est ici que c’est en partant du discours (pluriel) de la
21
On peut faire nombre de réserves. Il est douteux que la formalisation de figures de rhétorique puisse être
donnée pour l’effet proprement politique du texte, qui est ici notre objectif ; soit on ne fera que retrouver les
traits de la rhétorique en général, soit on devra chaque fois définir une zone spécifiée sans transpositions
présumables (par exemple, le discours jacobin ou le discours bonapartiste).
22
Cf., par exemple, Bourdaloue, Exhortations et instructions chrétiennes.
23
Il ne peut commander qu’au nom du souverain démocratique. Mais « faire faire » ne consiste pas, le plus
souvent, à commander : un rapporteur d’un projet de loi tente de faire adopter l’analyse de sa commission, un
auteur de manifeste tente de rallier des signatures, etc.
24
Espace ou plutôt milieu, au sens d’un milieu de vie (et au sens hégélien) pour une espèce qui est l’espèce
parlante : on naît dans le langage de son temps.
25
On trouve chez P. Rosanvallon l’idée souvent exprimée, et soumise à illustration, que la démocratie, en tant
qu’elle est « au travail sur elle-même », est le moteur de visions qui s’affrontent. Voir, par exemple, Le sacre du
citoyen, Paris, Gallimard, 1992, p. 20 : « L’histoire intellectuelle du politique (…) invite à comprendre la
politique comme le lieu du travail de la société sur elle-même ». Il s’agit donc de « comprendre les conditions
dans lesquelles s’élaborent et se transforment les catégories dans lesquelles l’action se réfléchit ». Du même
auteur, « Pour une histoire conceptuelle du politique », Revue de synthèse, n° 1-2, janvier-juin 1986.
Lucien Jaume
« La pensée en action : pour une autre Histoire des idées politiques ».
8
société que l’on peut comprendre la réalité des enjeux26. Cependant, les enjeux du moment ne
sont pas toujours ceux que les locuteurs soulignent, ils peuvent rester latents ou être
volontairement contournés. Ces enjeux ne sont pleinement intelligibles qu’en rapportant le
texte à la fois aux destinataires qu’il « porte imaginairement en lui » et à la culture politique
qui lie l’auteur (même s’il la conteste) à ces destinataires. C’est en ce sens précis que je
parlerais de « mise en contexte »27.
Il importe de souligner, tant pour la question des enjeux que pour la compréhension de
l’« effet de sens », qu’on doit rompre avec la vision positiviste d’une maîtrise du langage par
l’intervenant. Comme le dit Gadamer, « le sens d’un texte dépasse son auteur, non pas
occasionnellement mais toujours »28 : en d’autres termes, il n’existe pas de souverain du sens.
Sans doute, l’historien, parce qu’il traite le discours seulement comme un document, c’est-àdire comme objet informatif et illustratif, donne-t-il l’impression que tel intervenant a voulu
montrer ceci ou obtenir cela, que son « intention » était telle qu’on peut en rendre compte de
façon claire et concise.
Prenons un exemple. Sous la Révolution française, le dernier jour de l’Assemblée constituante,
Le Chapelier29 soutient, dans un discours remarquable, le projet de loi qu’il présente sur le statut des
clubs et sociétés populaires. Un historien du type Aulard ne s’attarde pas à l’analyse de la sémantique
et de l’argumentation, et réduit le texte à « l’intention d’un modéré de priver les sociétés populaires de
la reconnaissance publique ». Ce faisant, la riche ambiguïté du propos de Le Chapelier, ambiguïté
présente et agissante pour la conscience des auditeurs de la Constituante, est perdue ; en l’occurrence,
les vocables de « corporation » et d’ « affiliations corporatives » qui, en stigmatisant l’organisation
jacobine, constituent un enjeu absolument décisif. Ce qui est perdu également, dans ce désintérêt pour
les catégories supposées anecdotiques dans lesquelles se formule la polémique, c’est toute une
conception de la souveraineté, du régime de monarchie constitutionnelle, et de l’étendue légitime de la
représentation : là réside pourtant la pensée politique de ces députés de la fin de la Constituante, que
l’on peut saisir sur le vif ; en revanche, l’étiquette, commode et rapide, de « modéré » ne saurait tenir
lieu d’une enquête, qu’il faut mener si l’on veut vraiment savoir comment pense un ancien Jacobin
effrayé par les progrès du Club de Paris et de ses filiales. De façon apparemment paradoxale
(paradoxale pour nous, mais pas pour ses auditeurs), Le Chapelier pense la logique corporative comme
un instrument issu de l’Ancien Régime, capté par l’habileté jacobine, et qui n’a plus, du coup, que
l’apparence de la novation ; une sorte de novation archaïsante, si l’on peut utiliser cet oxymore. Entrer
dans cette analyse est fécond car cela nous ouvre directement sur un problème français durable, celui
26
La critique que l’on ne manquera pas de me faire est qu’il faut plutôt partir des faits sociaux (structurels,
statistiques, archivistiques) : je rappelle qu’il s’agit ici non de l’historien en tant que tel, mais de l’histoire de la
pensée politique saisie dans son mouvement et son enracinement. La dualité entre catégories intellectuelles et
faits est encore une dualité à remettre en question pour saisir la « pensée en action ». C’est une différence
importante avec Koselleck, qui, me semble-t-il, plaide sur la défensive devant « l’histoire sociale » et soutient un
postulat de primauté de la « réalité » à laquelle le discours (le concept) serait, ou ne serait pas, adéquat. Cf. Le
futur passé, éd. cit., « Histoire des concepts et histoire sociale », p. 103.
27
En un sens plus précis, et plus restreint, me semble-t-il, que chez Skinner. Quant à la notion de culture
politique, elle est actuellement utilisée en des sens trop variés. Je désigne ici un domaine virtuel mais efficace (ni
refoulé, ni impensé, ni inconscient) qui agit comme matrice de notions ou de nœuds symboliques organisant la
perception collective. Par exemple, très vite la Révolution française établit sa radicalité en s’adossant à une
culture politique où la société ne se compose que d’individus (et non de corps), s’organise autour de la loi
souveraine, et de l’égalité. Tout discours de l’époque révolutionnaire est obligé de composer avec ces noyaux
symboliques (quitte à les combattre, comme chez les contre-révolutionnaires). Ce concept de culture politique
est proche des travaux de Keith Baker qui, cependant, tient davantage la culture politique pour un discours, ou un
répertoire de discours, que pour une matrice de catégories et de nœuds symboliques (cf., par exemple, K. Baker,
Au tribunal de l’opinion, Paris, Payot, 1993, p. 9).
28
H.G.Gadamer, Vérité et méthode, éd. 1976, p. 136.
29
Discours de Le Chapelier, 29 septembre 1791, dans Archives parlementaires, 1ère série, t. XXXI, pp. 617-619.
Il n’est pas possible ici de développer l’analyse de ce texte, l’un des plus importants de la Révolution française.
Le lecteur pourra se reporter à l’étude, relativement brève, donnée dans Le discours jacobin et la démocratie,
éd. cit., pp. 59-65 .
Lucien Jaume
« La pensée en action : pour une autre Histoire des idées politiques ».
9
des associations et corps intermédiaires. Poser le problème tel que les contemporains le ressentaient et
l’exprimaient (à la fois avec confusion et avec sagacité) c’est bien saisir le concept (concept de corps,
de corporation, d’association) dans son historicité et le mettre en perspective par rapport à l’état social
antérieur tout autant que par rapport à notre temps. Inversement faire une histoire du concept qui
n’intégrerait pas ce moment polémique, serait perdre beaucoup de l’héritage historique30.
Il faut donc reprendre la problématique herméneutique de Gadamer, en rappelant avec
lui que si l’idéal classique de l’herméneutique était de « comprendre un auteur mieux qu’il ne
s’est compris lui-même », il convient de récuser cet idéal, tout autant que son opposé,
l’attitude positiviste. L’attitude positiviste, on vient de le voir, réduit le texte à l’intention de
l’auteur31, comme si cette intention pouvait être séparée de la structure textuelle et de la
structure argumentative qui lui donne corps - autrement dit, comme si le langage était un
instrument. En revanche, l’idéal classique de l’herméneutique thématisera le texte en tant que
pensée orientée vers la vérité, porteur d’articulations à révéler et d’une fécondité de
connaissance à déployer : attitude justifiée en philosophie, car on peut se faire cartésien avec
Descartes ou lockien avec Locke et porter ces pensées au-delà de leur contenu authentifié par
le maître. Comprendre un auteur mieux qu’il ne s’est compris lui-même est une formule de
Kant (Critique de la raison pure). Mais devant un texte d’intervention politique, il s’agit de
prendre le texte pour objet et de se demander « Qui est-il celui qui dit cela ? »32 ; et se
demander aussi, pour ce qui concerne l’effet de sens : « Qu’exprime-t-il vis-à-vis des
destinataires, en disant ce qu’il dit ? ». Cette double question est celle d’un historien de la
pensée, tel que je voudrais le définir, par différence avec le questionnement philosophique sur
des œuvres philosophiques33.
30
Ici, la proximité est forte avec les analyses de Koselleck sur le « combat sémantique » mené par Hardenberg
en 1807 : combat autour de Stand/Klasse/Staatsbürger (in Le futur passé, pp. 102-103). J’ai appliqué une
démarche analogue pour le concept de « responsabilité des ministres » chez Benjamin Constant, dont les juristes
disent toujours (à tort) qu’il a « confondu la responsabilité politique avec la responsabilité pénale ». Voir
l’introduction à B. Constant, De la responsabilité des ministres, dans Œuvres complètes, sous dir. O. Devaux et
K. Kloocke, Tübingen, Max Niemeyer, t. IX-1, 2001, pp. 415-496, et l’article suivant : L. Jaume, « Le concept
de responsabilité des ministres chez Benjamin Constant », Revue française de droit constitutionnel, n° 42, 2000,
pp. 227-243.
31
Voir le principe de méthode de Quentin Skinner sur ce point, notamment dans le désormais classique
« Meaning and understanding in the history of ideas », J. Tully ed., Meaning and context. Quentin Skinner and
his critics, Cambridge, Polity Press, Oxford, Basil Blackwell, 1988. De même, J.-F. Spitz, « Comment lire les
textes du passé ? Le programme méthodologique de Q . Skinner », Droits, n° 10, 1989. Je ne peux ici entrer dans
l’examen des divers écrits méthodologiques de Skinner, qui, en outre, et pour certains d’entre eux, ont été
récemment révisés à l’occasion d’une nouvelle édition : Q. Skinner, Visions of Politics, Cambridge University
Press, 2002 (spécialement le volume 1, intitulé « Regarding method »). Une discussion sur le présent texte a été
menée lors d’une rencontre avec Quentin Skinner et également Peter Becker, Hans Bödeker, Martin van
Gelderen, Iain Hampsher-Monk, Willibald Steinmetz, Bo Stråth, à l’Institut Universitaire Européen de Florence,
le 24 novembre 2003. Les interventions n’ont pas été publiées, excepté celle de J. F. Sebastián, dans le numéro
de Ayer déjà cité (53/2004, 1), sous le titre : « Textos, conceptos y discursos políticos en perspectiva histórica ».
32
Alors que, bien entendu, le « Je pense » cartésien désigne littéralement… personne, puisqu’il s’agit d’un sujet
de pensée universel et non d’une individualité concrète. Lors même que le philosophe est aussi un acteur
politique (Spinoza par exemple à un certain moment, Locke surtout ou Leibniz), il est erroné de projeter le
second sur le premier en vue de comprendre le premier. Lorsque la compréhension philosophique s’exerce
(comme le montre bien Y. Zarka), ce n’est jamais comme compréhension « historienne », puisque si un texte a
une valeur philosophique, son premier trait est de repousser à l’arrière-fond son inscription historique.
Inversement, un texte qui possède seulement une valeur documentaire ne relève pas du domaine philosophique.
33
Traiter en historien les Méditations de Descartes, ou même, le Second traité du gouvernement de Locke, c’est
s’intéresser à autre chose que le contenu proprement philosophique. On retrouve ici le sens de la critique
récemment adressée à Q. Skinner par Thierry Ménissier, à propos de la pensée de Machiavel : voir T. Ménissier,
Machiavel, la politique et l’histoire, Paris, PUF, 2001, pp. 175-179 et 180-205. Mais, en l’occurrence, il me
semble que le texte machiavélien gère une ambivalence très calculée : il frôle constamment le statut du texte
d’intervention politique si on le compare, par exemple, aux deux traités politiques de Spinoza. Très significatif,
Lucien Jaume
« La pensée en action : pour une autre Histoire des idées politiques ».
10
La première question cherche à faire apparaître un profil de l’intervenant (qui se peint
inévitablement dans ce qu’il dit), une subjectivité politique et idéologique. La seconde
question (« qu’exprime-t-il ? ») concerne proprement l’effet de sens. Ce dernier ne se réduit
pas au contenu littéral du message (par exemple : proposition de loi portant sur le statut des
sociétés populaires), il n’est pas l’ensemble des significations que le texte porte selon les
usages langagiers communs et dont on pourrait donner un résumé « objectif » ; il ne relève
pas non plus d’une intention préalable, maîtrisée par l’intervenant ; il réside non dans ce qui
est « dit » mais « exprimé » : une thèse ou plusieurs thèses, une vision politique monnayée en
incitation à agir, une image de la communauté telle que l’orateur la conçoit conforme à son
aspiration. Ce qu’il s’agit de « faire faire » aux destinataires (même au titre d’une opinion à
inculquer) : voilà le principal de l’effet de sens - qui réussira ou bien échouera à se faire
entendre, c’est-à-dire à trouver une appropriation de la part du destinataire.
Quel est le sens politique d’un texte d’intervention politique ? Tel est le programme et
l’objet que je cherche ici à définir, en considérant qu’il peut être aussi un préalable fécond à
l’étude des concepts. Cet objet ne peut, à mon avis, être saisi ni dans la méthode
herméneutique de Gadamer en tant que telle ni dans la démarche (à la fois contextuelle et de
recours à l’illocutoire) proposée par Skinner. La méthode gadamérienne est suggestive
(notamment dans la conception du « préjugé » et du « cercle herméneutique ») mais d’une
part elle est trop générale pour l’objet ici considéré, et, surtout, elle ne porte pas intérêt aux
modalités pragmatiques, affectives, qui organisent sans cesse la discursivité politique. La
méthode skinérienne est profondément réductrice34 car elle présuppose une philosophie du
langage telle que l’auteur « sait ce qu’il dit » et calcule « ce qu’il veut montrer ». La difficulté
d’une étude des idéopraxies, précisément, est que l’on y rencontre des stratégies, mais non
réductibles au calcul35. Car c’est là que joue à plein l’efficace du langage, qui « se sert »
autant du sujet de l’action que le sujet veut se servir de lui : l’approche analytique, aimée des
anglo-saxons, supprime d’emblée la vitalité du langage comme expérience du monde et
milieu où nous accédons à la conscience de nous-mêmes (in eo movemur et vivimus). Ce
désaccord avec Quentin Skinner est, incontestablement, à fondement philosophique.
Pour conclure sur ce point, je dirai donc, avec Gadamer, que le projet n’est pas de
comprendre un auteur mieux qu’il ne s’est compris lui-même, mais de le « comprendre
autrement »36. C’est en quoi apparaît pleinement la responsabilité de l’interprète, sur laquelle
Gadamer a insisté avec justesse -, étant entendu que « comprendre autrement » ne peut pas
signifier le droit de faire dire arbitrairement quelque chose à celui qui parle et agit.
3 - Qu’est-ce que la conscience historique pour la pensée politique ?
Dès lors, entre maintenant en jeu la dimension historique qui, à la fois, sépare
l’interprète des textes qu’il étudie et lui permet d’engager un dialogue dans la différence des
positions occupées. La dimension historique, tout comme la différence des cultures, ce n’est
pas seulement cet obstacle si souvent évoqué et qu’il faudrait surmonter, mais aussi ce qui
nous permet, par contraste, de comprendre qui nous sommes et quelles questions nous
voulons poser au texte. Selon Skinner, il faut éviter d’interroger l’auteur sur des objets ou des
également, est le débat suivant : Q. Skinner and Y.C. Zarka, Hobbes. The Amsterdam debate, ed. H. Blom,
Hildesheim, Olms, 2001.
34
Compte non tenu du fait que Skinner entend appliquer sa méthode aux philosophes et aux théoriciens que nous
avons (cf. supra) explicitement exclus du champ des textes d’intervention politique. Il est surprenant, par
ailleurs, que Skinner caractérise le texte comme speech-act à la façon d’Austin, car « l’énonciation » au sens où
l’entend Austin ne peut se concilier avec « l’intentionnalité » au sens où l’entendent Skinner et Spitz. Je compte
revenir prochainement sur cette discussion.
35
Bien entendu, le calcul y tient sa place, faute de quoi la notion de « stratégie » deviendrait absurde.
36
H.G.Gadamer, Vérité et méthode, éd. 1976, p. 137.
Lucien Jaume
« La pensée en action : pour une autre Histoire des idées politiques ».
11
questions qui ne pouvaient être ceux de son temps ; plus généralement, il faudrait éviter
l’attitude téléologique qui lit un texte à travers le devenir ultérieur qui sera le sien ou qui sera
celui de la société : on ne doit pas dire que Locke fonde « le libéralisme », ou qu’il traite du
« government by consent », on ne doit pas dire que Pétrarque inaugure la Renaissance en
gravissant le Ventoux. On ne devrait interpréter le passé qu’à l’aide du passé37.
Ce principe peut paraître irréaliste38, car, au pied de la lettre, il supprime toute
conscience historique et interdit en fait à l’analyste de poser une question ouverte, c’est-à-dire
dont la réponse ne serait pas littéralement préfigurée dans le texte examiné. Cependant, dira-ton, le risque d’anachronisme n’existe-t-il pas, et n’est-il pas le plus dangereux ? Le danger est
effectif mais il est souvent exagérément grossi du fait d’une assimilation, qui est une
confusion, entre deux types de temporalité. Essayons des les distinguer.
Il existe, d’une part, l’expérience historique des acteurs39, qui se dit dans les termes et
les stratégies discursives de l’époque ; il y a aussi, par ailleurs, le « présent de pensée » propre
à l’analyste, qui cherche à établir l’effet de sens du texte ; il rencontre une autre pensée, à la
fois familière (car il y a des invariants) et éloignée. Qu’est-ce que la conscience historique,
sinon la confrontation entre « présent de l’expérience » (celui des acteurs) et « présent de
pensée » - une confrontation, ou plus exactement, une dialectique, qui organise notre rapport
au texte ? Si, d’un côté, l’abus caractérisé qu’est l’anachronisme provient d’une projection
non maîtrisée du présent de l’observateur sur la société observée, de l’autre, la dénonciation
excessive du risque d’anachronisme oublie le caractère fécond d’un présent de pensée
conscient de soi et qui s’affirme comme tel. La réflexion critique sur l’acte d’interprétation,
tel qu’il se déroule dans notre présent, permet d’éviter les deux excès. On sait que de cette
réflexion critique, Gadamer a fait l’un de ses thèmes essentiels, dans la dialectique décrite
entre les « préjugés » et la « tradition ».
Une prise en compte explicite du présent de pensée est donc décisive pour la
compréhension de soi de l’historien des idées ; par elle s’éclaire le fait que nous ne pouvons ni
nous identifier au présent des acteurs, car nous n’entrons pas dans leur expérience, ni les
renvoyer, pour autant, à un « tout autre » énigmatique et obscur. Nous ne pouvons pas non
plus, comme on le dit souvent, « rendre présent le passé » car c’est, de nouveau, confondre la
temporalité empirique et la temporalité élaborée par voie théorique. Ce que, dès lors, nous
avons à construire, est un temps propre à l’entendement historien, que l’on pourrait appeler
« idéel », pour le distinguer du temps des choses, de la société et de l’expérience des acteurs.
Là encore, il faut remarquer que l’histoire des idées politiques est dans une autre
situation que l’histoire tout court, elle a même un avantage très appréciable. En effet, on peut
dire avec Raymond Aron que l’histoire a pour objet « une réalité qui a cessé d’être »40 ; en
revanche, l’historien des idées politiques est en rapport avec une réalité particulière (le texte)
qui lui est effectivement donnée, mais qu’il s’agit d’interpréter. Aussi le privilège de cet autre
historien est d’échapper au difficile problème de ce que Paul Ricoeur a appelé la
37
Q. Skinner, « Meaning and understanding », éd. cit., p. 44 (« the mythology of prolepsis »), pp. 45-46, et la
formule sarcastique : « the action has to await the future to await its meaning » (p. 45).
38
Beaucoup de spécialistes sont d’accord sur le fait que Quentin Skinner n’a pu tenir ce programme. D’abord
parce qu’on ne peut interroger le passé qu’à la lumière du présent ; ensuite parce que Skinner lui-même, dans ses
travaux récents, recherche les effets actuels d’un conflit entre le libéralisme et le républicanisme de type néoromain. Voir Liberty before liberalism, 1998, La liberté avant le libéralisme, trad. M. Zagha, Paris, Le Seuil,
2000, spécialement p. 76, où l’auteur critique « la manie d’antiquaire » de ceux qui relèguent le passé dans le
passé ; voir également l’autocritique acceptée par rapport à l’étude de 1988 ( ibid., note 30, p. 108), concernant
un certain « niveau de continuité, plus profond » que les ruptures antérieurement valorisées.
39
Laquelle se partage, comme le montre Koselleck, entre le « champ d’expérience » (constitué dans le passé) et
un « horizon d’attente » chaque fois spécifique : voir l’excellent développement au début du Futur passé, « Le
futur passé des temps modernes ».
40
R. Aron, Dimensions de la conscience historique, Paris, Plon, 1961, p. 111.
Lucien Jaume
« La pensée en action : pour une autre Histoire des idées politiques ».
12
« représentance »41 : son problème n’est pas celui de la reproduction fidèle, ou du récit
historique (la narrativité) mais de l’élucidation, c’est-à-dire de cette conversion du regard
(« Comment disent-ils ce qu’ils font ? ») qui fait advenir au présent un sens passé ; il ne s’agit
pas de coïncider par le récit avec une réalité et un sens évanouis, mais de faire entrer ce sens
dans une temporalité tout autre, inédite, « artificielle » si l’on veut. Ce que Ricoeur désigne
comme « fiction » se retrouve ici, mais non sous l’exigence de la ressemblance, de la
reproduction, de l’image ou de l’icône. D’où la valeur de généralité qui est le privilège de la
pensée politique : tout en assignant le texte, et donc certains concepts ou certains types de
pensée, à leur histoire (temporalité), nous les faisons aussi sortir de leur cadre particulier en
leur demandant en quoi ils sont, ou ne sont pas, en continuité avec nous.
Pour reprendre le terme de « refiguration » utilisé par Ricoeur, on peut dire que la
pensée politique comme discipline ne refigure rien, car il ne s’agit pas de répéter un sens
passé, il s’agit de le faire advenir pour nous : il est parlant pour nous seuls, il est ce qui nous
permet de comprendre les acteurs autrement qu’ils ne pouvaient se comprendre eux-mêmes.
Le fameux critère de Q. Skinner, selon lequel l’auteur devrait pouvoir se reconnaître dans nos
propos, n’est pas donc pas pertinent, car il entretient une autre mythologie, celle de la
coïncidence avec l’auteur.
Pour conclure sur ce troisième point, dans le cadre d’une histoire des idées politiques,
la conscience historique revêt une modalité spécifique ; sa préoccupation n’est pas de restituer
une réalité disparue en la mettant en récit, mais de construire une temporalité où prendra place
finalement le concept, le modèle ou l’idéaltype qui est la finalité orientant toute la démarche.
Il s’agit, au bout du compte, d’établir en quoi la pensée sociale prise pour objet connaît des
continuités, des mutations ou des métamorphoses, le tout selon une perspective d’ensemble
qu’aucun des acteurs n’a pu connaître ni embrasser. Cet ultime stade interprétatif, qui
engendre une temporalité propre du concept étudié suppose cependant d’expliquer comment
les divers échantillons représentatifs peuvent être comparés, filtrés, réunis dans une synthèse :
il n’est pas possible aujourd’hui d’entrer dans ces précisions. Indiquons simplement que le
caractère « représentatif » d’un échantillon se détermine assez aisément si l’on admet que la
culture politique d’une époque permet un nombre limité d’options idéologiques et de
stratégies discursives (ce que Foucault avait traité à travers la notion d’épistémè). On constate
vite que, pour un matériau riche, et même proliférant, les discours sont redondants, et les
idéopraxies en très petit nombre.
Conclusion : pour une pluralité sans dogmatisme
Ces propositions de méthode ne reviennent pas à tracer une frontière entre les « bons »
et les « mauvais », mais à demander qu’une part soit faite (y compris dans les critères
académiques et la reconnaissance institutionnelle) à une approche de la pensée politique dans
sa dimension historique42. Ce n’est cependant qu’une approche, parmi d’autres : il est évident
que l’étude des doctrines et des systèmes de pensée a sa pleine légitimité, pourvu que la
finalité, et donc les conditions de possibilité de son objet soient clairement définies. Que
cherche-t-on exactement quand on étudie des œuvres, des auteurs, des écrits à ambition
spéculative ? Il est sans discussion également que l’histoire de la philosophie a toute son
importance, pourvu qu’on ne la confonde pas avec l’histoire des idées, qui a pour ambition de
comprendre une société en travail sur elle-même. Quant à « l’histoire des concepts »
41
Voir P. Ricoeur, Temps et récit III. Le temps raconté, Paris, Le Seuil, 1985 : « La réalité du passé historique »
(p. 203 et suiv.) ; ainsi que la notion de « refiguration du temps par le récit » (ibid., p. 226).
42
Je pense avant tout à la France, où il est souhaitable que la dimension historique, en matière de pensée
politique, sorte de l’oubli institutionnel dans lequel elle est tenue.
Lucien Jaume
« La pensée en action : pour une autre Histoire des idées politiques ».
13
(spécialement les concepts politiques), j’espère avoir fait comprendre en quoi la question de
ses conditions de possibilité serait à réexaminer, le profit exact qu’on peut en attendre,
comment, également, il faudrait réapprécier les différences entre concepts politiques et
concepts philosophiques, si l’on n’accepte pas de réduire les philosophies à des idéologies
sociales.
Ce que j’ai voulu montrer aujourd’hui se résume peut-être de la façon la plus simple
dans la distinction des finalités entre mes deux ouvrages consacrés au libéralisme. L’individu
effacé examine le libéralisme en France et au XIXe siècle. Il saisit la racine du discours libéral
et de ses controverses internes dans les enjeux, principalement institutionnels, auxquels ce
discours doit répondre. Il conclut que le « droit de juger de son droit » est l’arête du partage
entre les versants du libéralisme français dans le temps long de sa constitution. La liberté et la
loi, par contre, est un ouvrage de philosophie et, par moments, d’histoire de la philosophie : il
examine les conditions de possibilité d’une tradition libérale, alors que le « libéralisme par les
droits » tend toujours plus à se substituer au « libéralisme par la loi » qui est celui des
rationalistes (mais non des empiristes) classiques. Les deux approches sont complémentaires,
ce qui revient à dire qu’elles ne sont pas identiques : les questions propres au philosophe ne
sont pas celles que l’historien des idées politiques découvre ou invente en procédant à
l’échantillonnage de son corpus. Mais chacun trouve à gagner dans le dialogue avec l’autre.
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