Anthropologie de la communication, réflexions sur la civilité en

SOiNS CADRES - Supplément au n° 69S18
La communication est le plus souvent appréhendée
sur un mode fonctionnel Son approche anthropologique,
notamment sous l’angle de la civilité, ouvre de nouvelles
voies de réflexion En accord avec la pensée kantienne,
l’homme n’est plus considéré comme un simple moyen
de transmission mais comme une fin Le coaching centré
sur la personne parviendrait à dynamiser une civilité à bout
de souffle.
coaching
Anthropologie de la communication,
réflexions sur la civilité en coaching
DIDIER ZARAYA
PASCAL BARREAU
MOTS CLÉS
• Anthropologie
• Civilité
• Coaching
• Communication
• Incivilité
• Langage
• Parole
• Respect
«S
e moucher dans son bonnet
ou sa veste, est d’un pay-
san, dans son bras ou son coude, d’un
marchand de poisson ; il n’est pas
beaucoup plus poli de le faire dans la
main, si la morve tombe dans la veste.
Il est de recueillir les saletés du nez
dans un mouchoir, en se détournant
un moment, si l’on est avec des supé-
rieurs. Si, en se mouchant dans les
doigts, quelque chose tombe à terre, il
faut l’écraser aussitôt avec le pied »1.
C’est en ces termes qu’Érasme,
humaniste de la Renaissance s’ex-
prime en 1530 à propos des
bonnes manières qu’il convient
d’inculquer aux enfants de la
Cour. Cet extrait illustre de nou-
velles exigences de civilité parmi
l’élite au moment où se mettent
en place les cours princières.
Certes, le trait apparaît aujour-
d’hui quelque peu caricatural.
Pourtant, les actes d’incivilité, véri-
tables détours modernes de lan-
gage, représentent une forme de
communication contre l’ordre éta-
bli du code de bonne conduite.
Faut-il y voir pour autant une déli-
quescence des valeurs humaines?
Pas si sûr. En effet, l’histoire nous
montre que le code des bonnes
manières évolue au gré des coups
de boutoirs irrévérencieux de
quelques-uns. Ces putschs contre
l’establishment s’apparentent à des
actes d’incivilité. Les événements
de mai 1968 et, plus proches de
nous, les émeutes urbaines de l’au-
tomne 2005, ont mis au-devant de
la scène ce mot d’incivilité relé-
guant celui de la civilité à un vague
et lointain souvenir.
La civilité préside aux bonnes rela-
tions entre concitoyens. Elle se défi-
nit par le respect de règles de socia-
lité. Quant à la notion d’incivilité,
elle vient du latin incivilitas dont la
première utilisation remonte à
1426, et est apparue dans la langue
française au XVIIesiècle. Ce terme
exprime un manque de civilité,
c’est-à-dire un non-respect d’une
partie ou de l’ensemble des règles
de vie en communauté. Cela se tra-
duit par un manque de courtoisie
ou de politesse, soit en acte, soit en
parole.
Après un examen approfondi de
la civilité au cours de l’histoire,
nous questionnerons en quoi la
communication en coaching est
un acte de civilité.
LA CIVILITÉ AU COURS
DE LHISTOIRE
Entre la Renaissance et le milieu
du siècle des Lumières,
les traités
de savoir-vivre se multiplient par-
tout en Europe. Ils sont traduits,
réédités, et permettent d’intensifier
le travail de pacification des com-
portements. Ces règles relayées par
le clergé contribuent à consolider
une forme d’organisation sociale
tout en régulant le seuil de tolé-
rance des actes et des paroles de
chacun.
Mais avant cela, la fin du XIIe
siècle marque un virage décisif.
Le cliché littéraire de l’amour
courtois mis en scène dans les
romans de Chrétien de Troyes
inaugure une relation inédite sur
la relation à l’autre. Le clergé
cherchant à légitimer l’institution
naissante du mariage va œuvrer
activement à la mise en place du
stéréotype de l’homme civilisé. En
outre, en instituant la confession
obligatoire en 1215, l’Église par-
vient à instaurer une première
phase d’autocontrôle et une exi-
gence particulière d’introspection
sur fond de culpabilisation des
âmes.
Jusqu’alors, la courtoisie consistait
à user de délicatesse et de préve-
nance selon un code gestuel
“viril” propre à la vie itinérante du
chevalier. Il était convenant de
parler fort, de manger avec fréné-
sie et de sortir sa lame à la
moindre incartade. Le banquet
était l’occasion de régler des
conflits et d’imposer sa présence
par la manifestation de codes mili-
taires. Ce moment de convivialité
par excellence était aussi celui de
tous les dangers. Les “forts en
gueule” téméraires trouvaient là
un exutoire à la hauteur de leurs
ambitions.
savoirs et pratiques
SÉRIE COACHING
• Éthique et déontologie
du coaching. Soins Cadres
de santé, oct. 2008 ;
suppl. au n°67: 15-8.
• Coaching et droit,
une alliance en création.
Soins Cadres de santé,
nov. 2008 ; 68: 49-50.
Anthropologie
de la communication,
réflexions sur la civilité
en coaching.
• Coaching
et communication selon
l’école de Palo Alto.
• Coaching et relation
d’aide.
• Coaching et gestion
du changement.
• Coaching et gestion
du stress.
• Coaching et pédagogie.
• Coaching
et psychothérapie.
• Le pouvoir dans la
relation de coaching.
• Linsight.
• Coaching et énaction.
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Ce n’est qu’au milieu du XVIe
siècle que le modèle italien s’im-
pose.
La stricte observation des
convenances et le renoncement à
toute tournure vulgaire sont la
condition sine qua non pour trou-
ver sa place dans le réseau social.
La bonne société impose une
esthétique du redressement, celle-
là même qui justifiera les écoles
du même nom. Il faut combattre
la “mollesse naturelle” de la
femme et les pulsions du jeune
homme. Les distances interrela-
tionnelles changent sous l’exi-
gence de proxémies nouvelles.
Une plus grande place est laissée
à l’affrontement par le regard. La
nouvelle sensibilité prohibe tout
contact tactile avec son prochain.
Les corps s’éloignent : le vête-
ment prend de l’ampleur, on se
parfume. On assiste à une redéfi-
nition des contours du désirable
et de l’obscène. Le code de la
blancheur s’impose. On va même
jusqu’à s’empoisonner avec de
l’arsenic pour se conformer au
dictat de cette esthétique. Chacun
masque ses odeurs corporelles,
s’épile en fonction des modes,
surveille son embonpoint. Ces
règles de civilité vont peu à peu
uniformiser les attitudes et les ges-
tuelles d’une chevalerie jus-
qu’alors habituée à l’outrance.
Les fondements militaires s’es-
tompent, mais le souci de l’hon-
neur et du prestige demeure.
C’est à Versailles, à la cour du roi
que l’honneur et le prestige s’af-
fichent.
On emploie tous ses reve-
nus à des fins de “paraître”. Cha-
cun s’y voit certifier par d’autres
sa position de force relative. Ce
prestige tire toute sa valeur de sa
confirmation par une attitude rai-
sonnable. Le maintien des dis-
tances est un mobile récurrent du
jeu social. Grâce à une complicité
innovante, les regards, les mots et
les attitudes deviennent commu-
nication : langage et paralangage
servent d’outil de discrimination
sociale. Les codes de politesse éla-
borés à cette époque permettent
de discriminer définitivement
l’élite éduquée du peuple vulgaire
qui ne maîtrise pas ce capital de
civilité.
Après la Révolution,
la bour-
geoisie amplifie le modèle d’auto-
contrôle extrêmement normatif,
largement relayé par un schéma
éducatif fondé sur le refoulement
de toute émotion. L’école de Jules
Ferry, malgré une orientation clai-
rement laïque, n’échappera pas à
ce lobbying. La civilité s’apprend
autant qu’elle s’expérimente par
des enseignements d’éducation
civique à forte connotation mora-
lisatrice.
Avec le XXesiècle, l’apprentis-
sage de la civilité repose sur le
chef de famille.
Il incarne un idéal
masculin “moderne” porteur de
valeurs d’une société qui gagne.
Aujourd’hui, le contexte social
s’est considérablement modifié et
la civilité peine à suivre les mou-
vements structurels. Si elle n’a pas
disparu du paysage social, elle
semble se chercher de nouveaux
contours. Dans ce contexte, le
coaching apparaît plus que jamais
indiqué dans sa fonction restaura-
trice de la civilité.
LE COACHING,UN ACTE
DE CIVILITÉ ?
Le coaching pourrait-il s’appa-
renter à un acte de civilité ?
La
question de prime abord a de
quoi surprendre. Si la cause du
coaching est avant tout d’aider le
sujet à surmonter ses difficultés,
elle n’a pas vocation à suppléer les
faillites d’un système social qui n’a
depuis la seconde guerre mon-
diale jamais généré autant de ten-
sions. Sous prétexte d’une néces-
saire adaptation aux contingences
de la mondialisation, l’entreprise
promeut la réussite à tous crins au
travers une autonomie toujours
plus grande, toujours plus indivi-
dualisante et toujours plus oppres-
sante. La personne qui ne par-
vient plus à “performer” se voit
prescrire des séances de coaching,
qui se transforment en infirmerie
sociale ou évangélisation des âmes
égarées. Soyons clairs, les missions
du coaching ne sont ni thérapeu-
tiques ni pastorales. Elles s’inscri-
vent dans l’anthropologie sociale
et culturelle. En ce sens, le coa-
ching relève de “l’anthropologie
ontologisante”, c’est-à-dire essen-
tiellement orientée vers l’Être
dans son être.
Aux aspects organisationnels du
coaching s’ajoutent ceux métho-
dologiques.
Le coaching ne s’im-
provise pas. Il répond à des règles.
L’une d’entre elles se rapporte à
une technique bien connue en
psychanalyse, l’association libre
qui, en même temps qu’elle libère
la parole, constitue un lieu de
coopération. « C’est cette libre parole,
facilitée par l’écoute neutre et bien-
veillante du coach qui permet au coa-
ché de trouver par lui-même ses solu-
tions. C’est là que réside son travail, sa
production, pour lequel le coach n’est
qu’un facilitateur »2.
La parole est du langage
incarné.
Le langage s’acquiert, la
parole est l’acte d’un sujet. La
parole se donne, se prend,
savoirs et pratiques
Parler représente un risque. Le verbatim est toujours un compromis
entre la pensée et la mise en mots. Cette prise de risque, le coaché
parvient à la surmonter dès lors qu’il est considéré en tant que
personne, c’est-à-dire pleinement reconnu dans sa dignité.
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LES AUTEURS
Didier Zaraya, enseignant, Université
Paris 8, UFR Communication,
Pascal Barreau, coach et formateur-
consultant, Sainte Anne Formation,
Paris (75)
p.barreau@ch-sainte-anne.fr
se rend, se passe. Elle est
Une, c’est-à-dire qu’elle caracté-
rise le sujet dans ce qu’il est.
N’avoir qu’une parole, c’est avant
tout être de parole. Le langage
renvoie à la notion de code, la
parole renvoie à celle de corps.
Elle est particulière et opère un
acte de relation autant que de com-
munication. Expression d’un être
incarné, la parole s’entend comme
expression de l’intime : désirs,
pensées, émotions, souffrances,
aspirations de celui-ci. Autant
d’artéfacts qui intéressent le coach.
Son intervention consiste à inviter
le coaché à relier parole et lan-
gage de manière à faire émerger
son intentionnalité et à envisager
l’action. Bienveillante, la parole
est acte de civilité. A contrario,
péjorative voire insultante, elle est
acte d’incivilité. Elle n’est jamais
neutre dans la mesure où elle
engage l’émetteur comme le
récepteur. Pascal disait qu’elle
appartient autant à celui qui l’é-
nonce qu’à celui qui la reçoit. De
par sa centralité locutoire, elle
définit l’espace de rencontre, lieu
de tous les enjeux interpersonnels,
du partenariat étroit au conflit
tenace. En cas de conflit, la posi-
tion de tiers du coach permet par
son externalité une triangulation
susceptible de décristalliser les
oppositions. C’est donc la posture
d’extériorité qui confère au coach
le statut de son intervention.
Si l’intervention du coach est
déterminée par sa posture d’exté-
riorité, le coaching interne
soulève bien évidemment nombre
de questions, dont celle de l’ap-
partenance du coach au système
du coaché.
La communication, avant même
de s’envisager sous son aspect
opérationnel, doit nécessaire-
ment faire l’objet d’une contex-
tualisation.
Les paramètres situa-
tionnels associés à la demande de
coaching éclairent le coach sur les
accords du contrat relationnel à
passer avec le coaché. Ces accords,
nous dit François Delivré3, por-
tent sur le contenu et le proces-
sus. Le premier imprime les objec-
tifs à atteindre par le coaché tan-
dis que le second exprime les
contours de la plateforme de tra-
vail en termes de socialité. Le
contrat relationnel engage les
signataires dans une dynamique
de collaboration fondée sur le res-
pect mutuel.
Selon Dominique Picard4, le res-
pect peut se définir comme une
forme de politesse débarrassée
des hypocrisies et des visées ségré-
gationnistes de la politesse clas-
sique. La conception de la poli-
tesse de Dominique Picard est
fondamentale en coaching. La
politesse n’a aucun lien avec la
police. Il s’agit bien d’y “mettre
les formes” par le polissage avec
les outils du langage et l’authenti-
cité de la parole.
Pour Pierre Bourdieu5, le travail
de politesse en situation de com-
munication vise à s’approcher le
plus possible de la formule par-
faite sous couvert d’avoir une maî-
trise totale de la situation de com-
munication. Mais cette maîtrise
est illusoire. Le discours est tou-
jours présidé par le souci de bien
dire. Les silences et autres lapsus
sous-tendus par une timidité ou
un sentiment d’inconfort ne
feront donc l’objet d’aucune cor-
rection formelle de la part du
coach. Parler représente un
risque. Le verbatim est toujours un
compromis entre la pensée et la
mise en mots. Cette prise de
risque, le coaché parvient à la sur-
monter dès lors qu’il est considéré
en tant que personne, c’est-à-dire
pleinement reconnu dans sa
dignité.
Le droit du coaché est celui
d’être reconnu comme personne.
Ce droit pourrait d’ailleurs s’envi-
sager comme un devoir pour un
coach, tant il y a, selon Emmanuel
Kant, obligation à aimer l’huma-
nité dans l’autre. Ce dernier va
jusqu’à dire que « c’est un devoir
pour nous que de respecter le droit des
autres et de le considérer comme sacré.
En fait, il n’y a rien de plus sacré en
ce monde que le droit des autres
hommes »6.
CONCLUSION
Dès lors que la communication
est examinée dans ses enjeux
anthropologiques,
elle échappe
aux modèles classiques de la trans-
mission d’un message. Vectrice
des lois de la civilité, elle porte en
elle les identifiants de sa propre
incivilité. Mais toute incivilité n’est
pas pour autant condamnable.
Par exemple, l’incivilité intercul-
turelle commise par méconnais-
sance des règles de la civilité de
l’autre est très vite dépassée pour
peu que les hommes veuillent
bien se parler.
Quel bel outil de partage que la
communication !
Elle rapproche
les hommes animés par la tempé-
rance. Quant aux autres, il est
nécessaire de les accompagner sur
le chemin de la civilisation. Celle-
là même énoncée par Sigmund
Freud : « La civilisation désigne la
totalité des œuvres et organisations
dont l’institution nous éloigne de l’état
animal de nos ancêtres et qui servent
à deux fins : la protection de l’homme
contre la nature et la réglementation
des relations des hommes entre eux »7.
Et lorsque la contradiction vient
heurter ce qui est établi,
bousculer
les règles et les codes traditionnels,
ne faut-il pas voir dans ces
avancées, ce que notre culture
possède de plus grand : le design
par des esprits libérés d’une
société en perpétuel mouvement ?
En ce sens le coaching, en préve-
nant la barbarie, est espace de
libération et de civilisation plus
que de civilité.
savoirs et pratiques
NOTES
1. Erasme
de Rotterdam.
De civilitate marum
puerilium, Chapitre 1,
1530.
2. Devillard O. Coacher,
Paris: Dunod, 2005.
3. Delivré F. Le métier
de coach. Paris: Éditions
d’Organisation, 2007.
4. Picard D. Politesse,
savoir-vivre et relations
sociales. Paris: PUF,
Que sais-je ?, 2003.
5. Bourdieu P.
Ce que parler veut dire.
Poitiers: Fayard, 1982.
6. Kant E. Critique
de la raison pratique
(1788). Paris: PUF, 2003.
7. Freud S. Malaise
dans la civilisation
(1929). Paris: PUF, 1994.
RÉFÉRENCES
Borel F.
Le vêtement incarné,
les métamorphoses
du corps. Paris:
Calmann-Lévy, 1992.
Elias N. La civilisation
des mœurs. Paris:
Calmann-Lévy, 1969.
Mosse-L. G. Limage
de l’homme. Linvention
de la virilité moderne.
Paris: Éditions Abbeville,
1996.
Onfray M.
La sculpture de soi.
Paris: Grasset, 1993.
Picard D. Pourquoi la
politesse, le savoir-vivre
contre l’incivilité. Paris:
Seuil, 2007.
Poirier J. Histoire
des mœurs II, volume 1.
Paris: Gallimard, 1991.
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