- Il faut se replacer dans le contexte. Marivaux fut un auteur plutôt méconnu à son époque. Voltaire le
méprise. On juge son oeuvre gentille, on ne voit pas que, s'il y a un héritier possible pour Racine, c'est
plutôt Marivaux que Voltaire. Il sera très peu joué. La Comédie Française elle-même mettra des années
à l'adopter à son répertoire. Parce qu'on ne voit, dans son théâtre, que des rapports de badinage. Les
acteurs interprètent les personnages de la façon la plus légère possible. On s'ingénie, par exemple, à
multiplier les signes pour que le spectateur comprenne que tel ou tel personnage est en train de
mentir. Ce qui a créé la surprise, en 1959, c'est que les menteurs que je mettais en scène parlaient
vrai. C'était de bons menteurs. Ce ton de vérité a stupéfié. Brusquement, la dureté du texte de
Marivaux apparaissait à tous. Et on a pu écrire que Marivaux était mort, que je l'avais tué.
Aujourd'hui, on a compris que ce théâtre avait secrètement la dureté de celui de Racine. Alors que
Voltaire n'en a que l'emphase tragique. Marivaux a lu attentivement Racine. Il a vu que la force de son
théâtre résidait dans le fait que les choses se passent ici et maintenant, entre des personnages qui sont
là, présents. Ce qui fait la grandeur d'un auteur de théâtre est sa capacité à faire qu'il se passe
réellement quelque chose sur la scène pendant le temps de la représentation. Ce que Corneille par
exemple, malgré la force poétique de son écriture, ne fait que parfois. Deux ou trois grands auteurs ont
su mettre en avant cet aspect, ce sont les plus grands, Racine, Marivaux, puis, bien plus tard,
Tchekhov.
- Ce n'est pas une caractéristique du théâtre actuel...
- Non. Je suis en opposition avec un théâtre où l'on essaie de déconstruire la fable, d'introduire du
récit, d'évacuer la notion de temps. Pour moi, le temps est l'essence de l'écriture théâtrale. Car c'est,
comme dans nos vies, l'introduction de l'irrémédiable. C'est un débat central. Je crois que c'est une
erreur d'essayer de faire sortir le temps du théâtre. Des jeunes auteurs s'acharnent à l'évacuer alors
qu'il est l'écriture même de Tchekhov, de Racine, de Marivaux. C'est fondamental. Pour moi, c'est
presque un manifeste, un combat artistique.
- Marivaux cherche-t-il à traiter d' un problème social ?
- Il faut le dire, car on le nie souvent. Marivaux était avocat, il connaissait très bien le problème social
fondamental de son temps qui était qu'à ce moment-là une femme qui se mariait donnait tout, ses
biens et sa liberté, à celui qu'elle épousait. Dans de nombreux Etats aujourd'hui, cela reste d'actualité.
Marivaux ne va pas cesser d'écrire sur cette question. L'éternelle histoire de la veuve très riche qui
hésite à se marier s'explique ainsi. Il y a un côté profondément féministe chez Marivaux. Il traite de
sujets qui sont encore préoccupants aujourd'hui. Le questionnement actuel de beaucoup de femmes sur
ce qu'elles ont perdu en gagnant la liberté est la même question retournée. Les pièces de Marivaux
contiennent aussi des précisions que l'on ne soupçonne pas sur le pouvoir. Le problème du pouvoir, à
partir du statut de la femme, est posé. Sans vouloir à tout prix trouver une actualité à la pièce, le
problème des quotas de femmes en politique ne relève-t-il pas de la même interrogation?
- Pourquoi avez-vous introduit deux autres textes de Marivaux dans la pièce ?
- Ce sont quelques phrases d'Hermocrate, personnage d'un récit écrit une dizaine d'années auparavant,
ainsi que deux courtes scènes de La Réunion des amours, petite pièce que Marivaux a composée
l'année précédente, sous la forme d'un grand dialogue entre Cupidon et l'Amour-Amitié. J'ai trouvé
intéressant de donner une résonance encore plus grande à la pièce en citant ces textes qui ne sont
presque jamais montés. Hermocrate est un double du jeune Marivaux, dont il énonce la pensée
profonde. La Réunion des amours est d'un ton et d'un contexte très proches. Le débat que Marivaux y
mène est celui qui va être au coeur du XVIIIème siècle.
- Le mot de "bonté" revient souvent chez vous. A propos du Triomphe de l'amour, vous citez ce vers
d'Apollinaire: "...Bonté, contrée énorme où tout se tait"...
- J'aime en effet les auteurs, les peintres qui sont préoccupés par la bonté, que voulez-vous !
Aujourd'hui, dans les films américains, ou français, je vois des gangsters qui parlent très exactement le
langage du nihilisme et du cynisme. Et ils n'en sortent que pour entrer dans la sentimentalité plate et
gluante. Ce nihilisme, ce cynisme, on ne peut toutefois pas le leur reprocher, il est celui des grands
décideurs qui ont le pouvoir sur le monde. Le cinéma ne fait que reprendre ce langage-là. En un mot,
partout la fin justifie les moyens. On a l'impression, aujourd'hui, que plus on montre des sentiments
http://www.theatre-odeon.fr/public/histor/saisons/9798/triomam2.htm (3 sur 10) [17/07/2006 12:56:06]