Histoires de mammifères

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Av a n t - P r o p o s
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a
u mois d’octobre 2004, toute la France s’est émue de la disparition
de Cannelle, le dernier ours femelle des Pyrénées. Elle a été abattue par un chasseur qui l’a surprise en compagnie de son petit. Sa
disparition violente marquait la fin programmée d’une espèce endémique des Pyrénées. Comme elle, de nombreux animaux sont devenus
les symboles de la disparition des espèces : le panda en Chine, l’éléphant
d’Afrique, le rhinocéros de Java, la marmotte de l’île de Vancouver, le
dauphin du Yang-Tsé Kiang, … Tous ces animaux ont en commun des
caractéristiques, comme le fait d’allaiter leurs petits par exemple, qui permettent de les rassembler dans un groupe particulier d’espèces animales :
les mammifères.
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Certains représentants du groupe, comme les mammouths, ces géants
de la préhistoire, font rêver et donnent lieu à quelques ouvrages ou expositions. Mais curieusement, si le public se passionne pour les dinosaures,
il marque généralement peu d’intérêt pour l’histoire des mammifères, à
l’exception de celle qui le concerne très directement, l’histoire de l’homme.
Pourtant, nous sommes nous aussi des mammifères et l’histoire du chien,
du chat, du hamster ou de la vache, c’est aussi un peu la nôtre. Il est vrai
que cette histoire de famille est dérangeante car elle nous ramène tout le
temps à notre côté animal. Mais c’est sans doute dans cette proximité animale qu’il faut chercher l’origine des réactions attendries des humains
devant les bébés mammifères.
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Les mammifères ont une longue histoire paléontologique derrière
eux. Ils sont apparus à peu près en même temps que les dinosaures, il y
a environ 220 millions d’années et on pensait que dans les premiers temps
de leur histoire, ils vivaient dans l’ombre de ces terribles animaux. Or, tout
récemment, les chercheurs ont été très surpris de trouver des restes de dinosaures dans l’estomac d’un mammifère datant de 130 millions d’années.
L’animal, baptisé Repenomamus giganticus, mesurait un mètre de long,
pesait une dizaine de kilogrammes et n’hésitait pas à mettre des dinosaures
à son menu. Cette découverte provoque actuellement une évolution très
Reconstitution de Repenomamus giganticus.
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rapide des idées des spécialistes sur les mammifères primitifs. Depuis
une trentaine d’années, les techniques d’analyse moléculaire se développent considérablement et contribuent également à remettre en cause
l’histoire du groupe, poussant sans cesse les paléontologues et les morphologistes à étudier à nouveau les éléments dont ils disposent.
Depuis plus de deux siècles, les paléontologues vont de découverte en
découverte, arpentant les déserts brûlants ou glacés de la planète, scrutant le moindre indice dans les terres cultivées, explorant les carrières
pour reconstituer cette histoire de famille et une généalogie qui est en fait
la nôtre. Avec l’aide des biologistes moléculaires, ils sont en train d’esquisser
une nouvelle version de cette histoire. À partir de quelques exemples
choisis, cet ouvrage tente, en mêlant histoire des sciences, biographies de
chercheurs, anecdotes et informations scientifiques, de tracer les grandes
lignes des connaissances actuelles sur ces animaux qui sont tous, sans
exception, nos cousins plus ou moins éloignés.
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HISTOIRE 1
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Carl von Linné
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des Mammiferes
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c a r l vo n l i n n é
L
’invention du mot « mammifère » est due au botaniste suédois Carl
von Linné qui crée en 1758, dans sa dixième édition du Systema naturae, le groupe des Mammalia, les mammifères. Il n’a pas manqué
de remarquer que les femelles de ce groupe, pourvues de mammelles,
allaitent leur progéniture et que le corps des mammifères est recouvert
d’un pelage plus ou moins dense qui intervient dans la régulation thermique. Leurs membres sont situés verticalement au-dessous du corps, le
maintenant en général plus haut par rapport au sol que celui des crocodiles ou des sauriens. Leur mâchoire se compose d’un seul os, le dentaire,
qui porte une série de dents différenciées en incisives, canines, prémolaires et molaires.
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Rien ne semblait destiner Carl von Linné à devenir un grand scientifique. Il naît le 23 mai 1707 à Rashult, dans la province de Smaland, au sud
de la Suède. Aîné d’une famille de cinq enfants, il est âgé de deux ans
quand sa famille s’installe dans la bourgade voisine de Stenbrohult, où
son père est pasteur. Dès l’âge de neuf ans, le jeune Linné, que son père
veut faire entrer dans les ordres, entreprend des études. Mais l’enfant
s’intéresse beaucoup plus aux fleurs qu’aux saintes Écritures et il fait fréquemment l’école buissonnière pour assouvir sa passion. Persuadés qu’il
n’a aucune disposition pour œuvrer au service de Dieu, ses professeurs
recommandent alors à son père de le mettre en apprentissage chez un
artisan. Mais le professeur d’histoire naturelle a bien remarqué l’intérêt
de son élève pour la botanique et il suggère de faire suivre à Carl des
études de médecine. À cette époque, les médecins assurent eux-mêmes
la préparation de leurs potions, dont beaucoup sont à base de végétaux.
Le jeune homme entame ainsi des études à l’université de Lund en 1727
puis, l’année suivante, à Uppsala. Les études de médecine ne sont guère
prisées par les étudiants mais Carl n’abandonne pas et il publie dès 1729
un premier ouvrage de botanique qui lui permet d’accéder à un poste
d’enseignant au jardin botanique de l’université. C’est à cette époque
qu’il se lie d’amitié avec un des étudiants les plus brillants, Peter Artedi.
Il entreprend avec lui la classification du monde vivant. Linné se réserve
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Pages d’un ouvrage
de Carl von Linné sur
les plantes médicinales.
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les oiseaux, les insectes et les fleurs, laissant à
Artedi les espèces qu’il considère répugnantes,
comme les reptiles ou les poissons, et les plantes
ombellifères. En 1732, la Société royale des
sciences suédoise le missionne en Laponie pour
tenter de trouver de nouvelles ressources
exploitables pour le pays. De retour, en 1734, il
rencontre la fille du médecin de Falun, qu’il
souhaite épouser. Mais les parents de la jeune
fille ne l’entendent pas ainsi : il doit d’abord
obtenir son diplôme de médecin et faire la
preuve qu’il peut gagner correctement sa vie.
Linné se rend alors en Hollande et y obtient en
huit jours son diplôme de médecine. Il
séjourne trois ans dans ce pays où il publie en
1735 sa première édition du Systema naturae,
Paysage de Laponie.
Gravure du xviii siècle.
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dans lequel il expose sa classification des êtres vivants. En 1738, il rentre
en Suède et ouvre un cabinet de médecin à Stockholm. Malgré des débuts
difficiles, il finit par se faire connaître en soignant la reine contre une mauvaise toux. Il fait dès lors partie de la haute société suédoise. En 1739, il
fonde avec quelques autres scientifiques l’Académie des sciences suédoise
et peut enfin épouser sa fiancée Sara Lisa Moraea. Il est nommé deux ans
plus tard professeur à l’université de médecine d’Uppsala, où il partage son
temps entre des explorations de la Suède, ses enseignements et la rédaction de publications. Adolphe-Frédéric anoblit Carl von Linné en 1757 en
raison des immenses services qu’il a rendus à la science et à son pays. À sa
mort, le 10 janvier 1778, il a ainsi publié soixante-dix ouvrages, trois cents
articles scientifiques et il a décrit quatre mille quatre cents espèces.
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De tous les travaux de Linné, c’est son mode de classification des êtres
vivants qui l’a rendu célèbre. À la suite d’autres botanistes, il nomme
toutes les espèces par deux noms en latin : le premier indique le genre, le
second l’espèce. Ainsi, la banane, qui est pour lui le fruit défendu qu’Ève
a offert à Adam, reçoit le nom scientifique de Musa paradisiaca : Musa
est son genre, paradisiaca son espèce. La classification de Linné est ensuite
construite comme un système de poupées russes : les espèces sont regroupées dans les genres, les genres dans les familles, les familles dans les
ordres, les ordres dans les classes. Son trait de génie a été de systématiser
cette nomenclature à l’ensemble des êtres vivants et de considérer l’espèce
comme l’unité de base de la classification. Notons que le concept de
famille n’existait pas dans le système de Linné : il a été développé par
ses successeurs.
Le nombre d’espèces connues de mammifères a considérablement
augmenté depuis le xviii siècle et la manière de classer ces espèces les
unes par rapport aux autres a changé. Les zoologistes ont recensé plus de
cinq mille espèces de mammifères actuelles et on estime à quinze mille
le nombre d’espèces fossiles. Leur taille varie de quelques centimètres à
plusieurs dizaines de mètres et leur poids, pour les espèces actuelles,
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s’échelonne entre deux grammes pour le pachyure étrusque, une petite
musaraigne, et cent trente tonnes pour la baleine bleue, le plus gros animal ayant jamais vécu sur notre planète. Ce sont des animaux vertébrés,
leur corps est soutenu par une colonne vertébrale. Comme les crocodiles, les salamandres et les oiseaux, ils appartiennent au groupe des tétrapodes, les animaux à quatre membres. Initialement adaptés à la vie sur
la terre ferme, certains mammifères ont par la suite conquis le milieu
aquatique en perdant leurs membres postérieurs, comme les baleines et
les dauphins. Pour d’autres, les chauves-souris, les membres antérieurs
transformés en ailes leur ont permis de gagner le milieu aérien. La température corporelle des mammifères est constante (on dit qu’ils sont
homéothermes), aux alentours de 36 °C à 39 °C selon les espèces. Comme
chez tous les amniotes (ensemble qui regroupe mammifères, crocodiles,
tortues, serpents et oiseaux), le bébé mammifère se développe à l’intérieur
d’un « sac » délimité par une membrane (le placenta) qui enveloppe
complètement le fœtus. Cependant, on peut distinguer trois grands
ensembles de mammifères actuels.
Le premier est celui des Protothériens connus par une dizaine
d’espèces fossiles et représentés de nos jours par les trois espèces de
monotrèmes : les deux échidnés et l’étonnant ornithorynque. Chez ces
animaux, la femelle pond des œufs dans lesquels se développe l’embryon.
Après leur naissance, les petits sont allaités par leur mère. Leurs plus
anciens représentants connus datent d’environ 120 millions d’années et
ont été découverts en Australie. Ils constituent certainement le groupe le
plus primitif de mammifères.
Les Métathériens forment le deuxième ensemble de mammifères.
Leurs représentants fossiles les plus anciens sont connus dès 125 millions
d’années en Asie et ils sont représentés dans la nature actuelle par les
marsupiaux comme les sarigues, les kangourous et les koalas. Chez ces
animaux, les petits quittent l’utérus maternel à l’état de fœtus et achèvent
leur développement dans une poche située sur le ventre de la femelle
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qu’ils rejoignent grâce à des membres antérieurs bien développés. Ils se
fixent alors à un mamelon pour achever leur croissance. L’aire de répartition des marsupiaux actuels recouvre l’Australie, l’Amérique du Sud et
le sud de l’Amérique du Nord.
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Reconstitution d’Eomaia.
Le dernier ensemble regroupe les Euthériens. Le plus ancien de tous
est un animal découvert en Chine qui date de 125 millions d’années.
Baptisé Eomaia, il a la taille d’une grosse souris et vivait certainement
dans les arbres, comme le montrent notamment ses phalanges recourbées. Dans la nature actuelle, les Euthériens sont représentés par les mammifères placentaires chez lesquels toute la croissance du fœtus se déroule
dans l’utérus de la mère. C’est à ce groupe que nous appartenons. Il est
divisé en une vingtaine de sous-groupes qui, depuis Linné, sont classiquement définis par des caractères morphologiques particuliers. Des
relations de parenté entre les différents sous-groupes ont été élaborées à
partir de ces caractères.
Mais l’avènement de nouvelles techniques en biologie moléculaire
dans les années 1960 a amené les biologistes à comparer les structures des
protéines puis de l’ADN des différentes espèces. De nouvelles relations de
parenté entre les sous-groupes ont été proposées et elles sont aujourd’hui
très vivement débattues par les scientifiques. Par exemple, alors que l’on
rapproche traditionnellement les chauves-souris des lémurs volants, les
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études d’ADN les font considérer comme plus proches des taupes ! Cette
question est importante pour déterminer notre propre position dans le
monde animal : pour les uns, les chauves-souris sont proches de nous,
alors que pour les autres, elles sont plus proches des carnivores, comme
les lions ou les renards. Jusqu’à présent, les études prenant en compte les
données morphologiques et les données moléculaires ont été assez rares
et aucune n’a intégré l’ensemble des données disponibles. Des bases de
données regroupant l’ensemble des observations morphologiques effectuées dans le monde entier sont aujourd’hui en cours de constitution. Cet
immense travail mobilise aussi bien les paléontologues que les zoologistes
puisqu’il ne faut pas oublier que trois espèces de mammifères sur quatre
sont des espèces fossiles. Dans de nombreux groupes, la biodiversité
actuelle n’est que le pâle reflet d’une biodiversité passée. En outre, de nombreux groupes, aujourd’hui disparus, viennent s’intercaler entre ceux que
nous pouvons encore observer et permettent d’obtenir des informations
qui peuvent être capitales. L’apport de l’étude des espèces fossiles à la
connaissance des relations de parenté entre les espèces actuelles demeure
donc fondamental. Près de trois siècles après Linné, les relations de parenté
entre les groupes de mammifères placentaires ne sont toujours pas définitivement établies. Malgré les progrès conceptuels et techniques, nous
ne sommes pas encore parvenus à exaucer le vœu de Darwin : faire en sorte
que la classification des espèces reflète exactement leur histoire évolutive.
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