perception de la douleur et intention de la soulager chez

Vol. 2 no 2, Automne 1998 INTERACTIONS
PERCEPTION ET SOULAGEMENT DE LA DOULEUR
PERCEPTION DE LA DOULEUR ET INTENTION DE
LA SOULAGER CHEZ DE FUTURS MÉDECINS
Stéphanie Murray, Guylaine Carle,
Sonya Audet et Thérèse Audet18
Université de Sherbrooke
RÉSUMÉ
La relation entre une personne qui exprime une douleur et le personnel
soignant peut être problématique. En effet, la douleur ressentie par une
personne ne peut être directement observée et la perception de cette
douleur par le personnel soignant est donc basée sur une série
d’inférences. Le personnel soignant met alors en branle un processus
d’interprétation de la douleur exprimée et certains aspects de la situation
peuvent l’amener à sous-évaluer la douleur et, par conséquent, à ne pas la
soulager adéquatement. L’objectif de cette étude est de regarder l’impact
de deux situations pouvant engendrer des différences dans le
comportement de soulagement de la douleur : une douleur ponctuelle dont
la cause physiologique est connue et une douleur chronique dont la cause
physiologique est inconnue. Un questionnaire évaluant la perception et
l’intention de soulagement de la douleur a été construit, puis complété par
72 étudiantes et étudiants en médecine. Les résultats montrent que la
douleur est perçue comme étant moins intense si elle est chronique et
d’origine physiologique inconnue et que l’intention de la soulager est
aussi moins grande dans ce cas que lorsque la douleur est ponctuelle et
d’origine physiologique connue. L’impact de ces résultats sur la relation
qui existe entre une personne présentant de la douleur et le personnel
soignant est discuté.
18 Pour toute information, communiquer avec Thérèse Audet, Département de psychologie,
Faculté des lettres et sciences humaines, Université de Sherbrooke, Sherbrooke (Québec),
J1K 2R1.
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INTRODUCTION
La douleur est une problématique très présente dans les milieux de soins de santé et
elle peut constituer un obstacle à la relation coopérative. D’une part, la patiente ou le
patient exprime la douleur qui l'habite de façon bien personnelle puisque l'expression
de la douleur est modulée par des facteurs constitutionnels, les expériences passées, la
personnalité et le bagage social et culturel de la personne (Périard, 1993; Davitz et
Davitz, 1981). D'autre part, la perception du message de douleur par le personnel
soignant implique nécessairement des inférences quant à l'intensité et la nature de
cette douleur souvent invisible et impalpable (Davitz et Davitz). Puisque chaque
personne entretient des liens particuliers avec la douleur, la relation entre la personne
qui souffre et le personnel soignant peut être parsemée de difficultés. À cause de ces
difficultés, il arrive alors que la douleur n'est pas soulagée adéquatement. Des
problèmes d'ordre moral et éthique sont engendrés par le non soulagement de la
douleur (Roy, 1993) et c’est pourquoi il est important de chercher à mieux
comprendre cette problématique. Cette recherche vise à documenter certains facteurs
qui influent sur la crédibilité accordée à la douleur exprimée par une patiente ou un
patient par le personnel soignant et, par conséquent, à explorer les éléments qui
modifient les comportements de soulagement de la douleur. Le soulagement de la
douleur dans un contexte où l’espérance de vie est de plus en plus élevée est fort
important. Une meilleure connaissance de ce sujet permettra éventuellement
l'élaboration de plans d'action concrets dans les milieux de soins de santé dans le but
ultime de favoriser une meilleure compréhension mutuelle entre les patientes et les
patients et l'équipe soignante.
LA DOULEUR ET SON SOULAGEMENT
Dans son ouvrage destiné à l'usage du personnel soignant, Harel-Biraud (1991)
définit la douleur comme étant une « expérience sensorielle et émotionnelle
désagréable liée à une lésion tissulaire existante ou potentielle et décrite en fonction
de cette lésion » (p. 99). Le traitement de la douleur, décrite comme une lésion
tissulaire, a atteint une efficacité remarquable ces dernières années. L'Organisation
Mondiale de la Santé (OMS) proclamait en 1985 que la douleur est aujourd'hui
presque toujours maîtrisable et que les patientes et patients, ainsi que leur famille, ont
tous les droits d'exiger un traitement adéquat et suffisant pour libérer la conscience de
l'individu d'une souffrance affligeante (Schattner, 1993). Des données récentes
avancent que 95 à 98 % des douleurs peuvent être supprimées et que les douleurs
rebelles aux traitements peuvent à tout le moins devenir tolérables suite à une
médication adéquate (Barrau, 1993). Pour ce faire, la croyance en une éventuelle
dépendance ou accoutumance engendrées par l'administration d'analgésiques comme
la morphine, doit être démystifiée. À cet effet, il est connu que ces craintes sont
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injustifiées et que même l'état de conscience du malade n'est pas altéré si le
médicament est prescrit correctement (Schattner; Barrau; Périard, 1993).
Il n’y a pas que le traitement de la douleur qui est devenu plus efficace, les outils pour
en évaluer l’intensité se sont aussi développés. L'échelle élaborée par l'OMS pour les
douleurs en cancérologie est un des outils dont dispose le personnel soignant. Cette
échelle est associée à un plan de traitement qui suit des paliers successifs en fonction
de l'intensité de la douleur (faible, moyenne, intense) (Schattner, 1993). L'évaluation
est une étape primordiale dans le processus thérapeutique puisque le traitement repose
sur cette évaluation.
LA RELATION COOPÉRATIVE ET LA PROBLÉMATIQUE DE
LA DOULEUR
L’utilisation de moyens adéquats pour évaluer l’intensité de la douleur et le choix du
traitement constituent le champ de compétences exclusif au personnel soignant. Ce
champ de compétences s’avère complémentaire avec l’expertise de la personne
souffrante, dont la responsabilité est de décrire la douleur. Selon St-Arnaud (1997),
la reconnaissance des champs de compétences respectifs est nécessaire à
l’établissement d’une relation de coopération. Or, les données empiriques laissent
croire que la relation coopérative basée sur la reconnaissance des champs de
compétences respectifs ne prévaut pas toujours dans les milieux de soins de santé,
lorsque la douleur est présente.
Camp et O'Sullivan (1987 ; voir Dufault, Bielecki, Collins et Willey, 1994) arrivent
au résultat que les infirmières interrogées sous-estiment la douleur exprimée par les
patientes et les patients et l’évaluent comme étant de 50% moins intense que
l’évaluation faite par les personnes qui souffrent. Ce comportement des infirmières
serait imputable au fait que celles-ci ne jugent pas la douleur des patientes et des
patients suffisamment importante et ne rapportent donc pas, dans le dossier, une
intensité équivalente à celle exprimée par les personnes qui vivent la douleur. Zalon
(1993) obtient que pour des douleurs post-opératoires, 34,5 % des infirmières
évaluent au même niveau que les patientes et les patients l’intensité de la douleur,
20,2 % la surévaluent, alors que 45,4 % la sous-évaluent. Zalon montre de plus que
la sous-évaluation est présente surtout pour les douleurs plus sévères. Une autre
recherche, visant à estimer la corrélation entre les avis des personnes souffrantes et du
personnel soignant quant à l'évaluation de la douleur et le besoin d'analgésique,
arrivent aux mêmes conclusions: le personnel soignant sous-évalue la douleur du
patient (Olden, Jordan, Sakima et Grass, 1995).
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Compte tenu des résultats présentés ci-dessus, il n’est donc pas surprenant qu’une
étude rapporte que, des trois à cinq millions de personnes souffrant d'une douleur
associée au cancer chaque jour, 80 % ne reçoivent pas un soulagement adéquat de la
douleur (Bonica, 1985, voir Dufault et al, 1994). Il y a donc un écart certain entre la
douleur ressentie par la patiente ou le patient et l’évaluation faite de l’intensité de
cette douleur par le personnel soignant. Il est logique de déduire que si l’intensité de
la douleur est mal évaluée, il arrive alors que les moyens pris pour soulager cette
douleur soient inadéquats.
Un élément qui joue un rôle dans l’explication de l’écart observé entre la douleur
exprimée et l’évaluation faite par le personnel soignant de l’intensité de cette douleur
est la croyance forte chez le personnel soignant en l’existence de douleurs rebelles,
dites douleurs chroniques. À preuve, différents professionnels de la santé, médecins,
aides-soignants et personnel infirmier, pondent oui, dans une proportion de 62,5 %,
76,5 % et 82 %, à la question : « À votre avis, existe-t-il des douleurs rebelles à tout
traitement? » (Salimpour, Breton-Cairaschi, Reynolds et Granon, 1990). De plus,
Salimpour et al. interrogent le personnel soignant sur l’efficacité thérapeutique à
l’égard de certaines douleurs. L’efficacité du traitement est jugée très faible pour la
douleur chronique, alors que pour une douleur ponctuelle postopératoire, l’efficacité
du traitement est jugée excellente. Schattner (p.230) note dans son ouvrage « que la
douleur chronique interpelle le médecin comme au-delà de son statut, de son rôle, de
sa technique, dans l'intimité de son être... et qu'à cela il n'est pas préparé ».
Un autre aspect qui sous-tend l’écart parfois observé entre l’évaluation de la douleur
faite par les patientes et les patients et celle réalisée par le personnel soignant est la
présence d’une lésion tissulaire réelle (appelée douleur lésionnelle) ou son absence
(appelée douleur fonctionnelle) ( Schattner, 1993).
C’est dans ce dernier cas que surgit le plus souvent cet écart. Il paraît donc important
d'explorer les raisons d'une telle prévalante de l'organique. Selon Schattner (1993,
p.230), pour le personnel soignant, "l'organique est le domaine du connu, de l'action,
de la sécurité, de la réussite, de l'efficacité" et en contrepartie, s’il dispose uniquement
de données fonctionnelles, il est confronté à une large part d'inconnu qui éveille des
sentiments d'inefficacité et d'insécurité. D'ailleurs, l’étude de Salimpour et al. (1990),
citée ci-dessus en regard de l’aspect chronique ou non de la douleur, confirme aussi
que la cause physiologique connue (douleur postopératoire) est associée à un
traitement efficace comparativement à la douleur que le personnel soignant qualifie
d’inexpliquée (soit sans cause physiologique connue) et pour laquelle il juge les
traitements inefficaces. Ainsi, selon Salimpour et al., les douleurs les plus souvent
perçues et évaluées correctement sont celles maîtrisables par le personnel soignant,
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soient celles où l'efficacité thérapeutique est la meilleure et pour lesquelles les causes
physiologiques sont connues.
La démarche médicale classique vise donc à déterminer objectivement l'origine de la
douleur et ce, pour toutes les douleurs. Pourtant, selon Schattner (1993), la
dichotomie lésionnel/fonctionnel ne s'applique qu'aux douleurs aiguës. Pour l'auteur,
les patientes et les patients souffrants de douleurs d'origine indéterminée qui sont
évalués selon une telle démarche, reçoivent manifestement un traitement inadéquat.
Toujours selon les propos de Schattner, « ce raisonnement dichotomique risque
d'engendrer des contre-attitudes : multiplication d'investigations qu'une écoute
attentive aurait rendue inutiles, tendance à valoriser les diagnostics somatiques faciles
(arthrose...) ou rejet sous l'étiquette psychosomatisation » (Schattner, p.230).
Il est possible de comprendre à travers ces lignes toutes les difficultés présentes dans
la relation entre le personnel soignant et les personnes souffrantes. Lorsque la cause
objective du symptôme est absente, le médecin se voit confronté à un sentiment
d'échec et d'impuissance puisque pour lui, l'organique prédomine sur le fonctionnel
qui est l'apanage de la subjectivité. La patiente ou le patient qui ne cadre pas dans le
protocole médical classique est dans l'obligation de revendiquer constamment la
reconnaissance de sa douleur (Schattner, 1993).
L'incertitude créée par l’absence de cause organique ou la chronicité de la douleur
influence donc la perception de la douleur faite par le personnel soignant. Hilton
(1991, p.70) définit l'incertitude comme étant un « état cognitif créé lorsqu’un
événement ne peut être adéquatement défini ou catégorisé, dû à un manque
d'information ». Il précise que l'incertitude risque d'avoir un effet immobilisateur sur
l'individu car, ne sachant comment agir pour modifier la situation, il risque de choisir
de ne rien faire.
Il est donc pertinent de vouloir montrer que le seul élément de chronicité de la
douleur sans cause physiologique connue suffira, en comparaison à une douleur
ponctuelle ayant une cause physiologique connue, à amener des différences dans la
perception de l’intensité de cette douleur et dans l’intention de la soulager. C’est ce
que vise la présente étude en proposant, à des étudiantes et des étudiants de médecine,
deux scénarios identiques quant à l’expression de la douleur, mais qui diffèrent quant
à l’origine physiologique de la douleur et à son degré de chronicité, c’est-à-dire une
douleur ponctuelle d’origine connue ou une douleur chronique d’origine inconnue.
La recension des écrits présentée ci-dessus nous renseigne d’une part sur la sous-
évaluation de l’intensité de la douleur par le personnel soignant et sur l’impact de la
présence d’une cause physiologique connue. D’autre part, elle nous informe sur
l’impact de la chronicité de la douleur et sur l’efficacité perçue des traitements.
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