QUAND LES PARALLÈLES SE RENCONTRENT : KEYNES ET
WITTGENSTEIN, L'ÉCONOMIE ET LA PHILOSOPHIE
Olivier Favereau
Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale »
2005/3 n° 47 | pages 403 à 427
ISSN 0035-1571
ISBN 9782130553717
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2005-3-page-403.htm
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Pour citer cet article :
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Olivier Favereau, « Quand les parallèles se rencontrent : Keynes et Wittgenstein, l'économie et la
philosophie », Revue de métaphysique et de morale 2005/3 (n° 47), p. 403-427.
DOI 10.3917/rmm.053.0403
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Dossier : f20593 Fichier : meta03-05 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 20 Page : 403
Quand les parallèles se rencontrent :
Keynes et Wittgenstein,
l’économie et la philosophie*
RÉSUMÉ.—Il y a une seconde économie de Keynes, comme il y a une seconde
philosophie de Wittgenstein : l’une et l’autre ont été élaborées sur le même campus,
dans la même période (1930-1936), avec un même tournant décisif en 1933, par un
économiste et un philosophe qui ont eu de nombreuses et importantes discussions. Tous
deux entendaient lutter contre de puissantes orthodoxies, dans lesquelles s’inscrivaient
leurs premières œuvres, pour faire émerger une nouvelle figure de l’économie comme
de la philosophie, enfin lucides sur leur inscription dans le « jeu de langage » de leur
communauté académique. L’hypothèse d’une certaine interdépendance entre ces deux
découvertes gagne fortement en plausibilité quand on prête attention, dans la rédaction
de la Théorie générale, à l’apologie keynésienne du « sens commun » et du « langage
ordinaire », face aux dangers des langages formels, qui menacent le discours savant sur
l’économie.
ABSTRACT.—There is Keynes’s later economics, as there is Wittgenstein’s later
philosophy : both were conceived on the same campus, in the same period, with a similar
turning point around 1933, by an economist and a philosopher, who had together nume-
rous important discussions. Both intended to fight against powerful orthodoxies, to which
they used to belong, in their prime works, in order to develop a new view of economics
and philosophy at last consciously embedded inside the « language game » of their
academic community. The conjectured interdependence between these two discoveries
can be made more plausible when we take into account, throughout the writing of the
General Theory, the Keynesian defense of « common sense » and « ordinary discourse »,
along with the weaknesses of formal languages, which hinder the scientific approach in
economics.
Quelles que soient les critiques dont il a pu faire l’objet, ou peut-être même
en raison du fait qu’il continue d’être la cible principale des critiques du courant
dominant (dit « néoclassique » ou standard), la Théorie générale de l’emploi,
de l’intérêt et de la monnaie, publiée par John Maynard Keynes en 1936, est,
* Je remercie pour leurs commentaires (sans impliquer leur responsabilité dans les thèses ici
défendues) : Jean Cartelier, Pascal Combemale, Jacques Merchiers, François Vatin.
Revue de Métaphysique et de Morale, No3/2005
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à coup sûr, l’ouvrage de théorie économique le plus important du XXesiècle.
J’ai formulé en 1985 l’hypothèse selon laquelle sa posture méthodologique si
particulière 1pouvait être éclairée (sinon même avoir été suscitée) par l’évolution
philosophique de Wittgenstein depuis son retour à Cambridge, plus précisément
le passage à ce qu’il est convenu d’appeler sa seconde philosophie.
Cette hypothèse a naturellement été discutée, pour la rejeter (Rivot, 2001),
la corriger (Berthoud, 1988 ; Ventelou, 1997), la nuancer (De Vroey, 2004) ou
la développer (Cartelier, 1995 ; Lavialle, 1997, 2001 ; Combemale, 1999). Mon
propos ici sera de profiter du recul de ces vingt années, à travers la poursuite
des travaux de recherche consacrés à ces deux figures marquantes du siècle
écoulé, en économie comme en philosophie, pour offrir davantage de prise à
la critique, en renforçant la prise de risque, à rebours de la démarche habituel-
lement recommandée (et recommandable) consistant à chercher le salut dans la
prudence. La Théorie générale (1936) est bien, pour l’économie, dans le même
rapport avec le Traité de la monnaie (1930) qu’est, pour la philosophie, mutatis
mutandis, l’ouvrage posthume de Wittgenstein, les Investigations philosophi-
ques (1953), avec le Tractatus logico-philosophicus (1921) : ou, pour éviter tout
anachronisme 2, il y a bien deux Keynes, comme il y a deux Wittgenstein, et le
passage du premier au second Keynes offre un parallèle impressionnant avec
le passage du premier au second Wittgenstein : chaque fois la question est celle
de la place respective du langage ordinaire et du langage savant dans les dis-
ciplines des sciences humaines et sociales, notamment l’économie et la philo-
sophie. Le parallèle est assez impressionnant pour que l’on explore plus avant
la possibilité d’un lien de causalité entre les deux passages. L’enquête historique
et théorique montre que cette version forte de l’hypothèse a plutôt gagné en
plausibilité avec le temps. La configuration (postmoderne ?) des sciences socia-
les, non moins que la représentation géométrique du monde non euclidienne,
doit-elle admettre que les parallèles peuvent se rencontrer, ceci valant même
caractérisation de l’une comme de l’autre 3?
Dans une première partie, je me propose de raconter l’histoire de l’émergence
de la seconde économie de Keynes, du point de vue le plus strictement écono-
1. Rappelée et résumée ci-après dans la note 4.
2. Les Investigations sortent apparemment de la période qui va nous intéresser le plus (1929-
1936) dans les rapports entre Keynes et Wittgenstein, même si leur conception peut remonter à
cette période ; inversement, la première œuvre majeure de Keynes est le Traité de probabilité, paru
en 1921, comme le Tractatus, mais, outre que cette similitude de date est sans intérêt, cet ouvrage
est antérieur à la spécialisation économique de Keynes ; en revanche, il donne les fondements
philosophiques de ce que sera la première approche keynésienne de l’économie, celle justement
qu’abandonne Keynes avec la Théorie générale.
3. Voir l’allusion de Keynes (1936, p. 16) ; voir aussi Lyotard (1979), pour une construction de
la postmodernité en termes de jeux de langage.
404 Olivier Favereau
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mique, afin de repérer en creux, à travers les discontinuités dans le récit, les
moments et les lieux conceptuels où s’impose à l’économiste l’hypothèse d’une
possible influence de l’émergence en parallèle de la seconde philosophie de
Wittgenstein.
Dans une seconde partie, j’essaierai de me placer de l’autre côté – philoso-
phique – de l’histoire, pour, d’abord, vérifier que ce que l’on sait aujourd’hui
de l’émergence de la seconde philosophie de Wittgenstein donne du sens et de
la logique aux discontinuités du récit précédent, et, ensuite, expliciter l’effet en
retour d’une telle convergence sur l’épistémologie des sciences humaines et
sociales.
I. LA SECONDE ÉCONOMIE DE KEYNES :
« HYPOTHÈSE WITTGENSTEIN »
ET « SYNDROME DE L’HOMME ORDINAIRE »
Le titre de cette partie ne peut que paraître obscur au lecteur, dans ses deux
composantes, qu’il convient donc de clarifier sans attendre.
Il est impossible de rendre intelligible le passage du Traité de la monnaie à
la Théorie générale sans évoquer la construction de la notion d’« économie
orthodoxe », absente du Traité, omniprésente 4dans la Théorie – et également
impossible de rendre intelligible cette notion sans poser le problème du (jeu de)
langage pratiqué par les économistes dans leur activité professionnelle au jour
le jour (avec son impact sur la culture économique des praticiens) : d’où
l’« hypothèse Wittgenstein ».
Toutefois, ce résumé de mon propos laisse dans l’ombre deux éléments :
d’abord le contenu ou l’objet central de cette « économie orthodoxe », ensuite
le processus de découverte-invention par l’économiste théoricien. Certes, ce
dernier élément est généralement tenu à l’écart des présentations savantes, y
compris en philosophie des sciences, soit parce que le mode d’administration
4. Le lecteur non averti et-ou sceptique est invité à (re)lire le premier paragraphe de la préface
à l’édition française, et le si singulier chapitre 1, lequel comporte en tout et pour tout quatre phrases
(et une note) ! La Théorie générale ne contient pas moins de treize mentions, totales ou partielles,
de l’argument selon lequel (I) l’ensemble des théories économiques reçues (depuis Ricardo jusqu’aux
contemporains de Keynes) se voit conférer une unité en profondeur, symbolisée par le label « théorie
classique » (ou « orthodoxe »), qui procède de ce que les théoriciens classiques ne sont pas
conscients du fait qu’ils ne peuvent traiter de situations de chômage massif de façon logiquement
cohérente, compte tenu de leurs hypothèses et techniques de modélisation ; (II) une théorie nouvelle
doit donc être construite pour traiter des situations autres que le plein emploi, mais en partant de
la théorie classique, en y minimisant les nécessaires changements d’hypothèses et techniques de
modélisation, et en s’imposant la contrainte que cette théorie nouvelle retrouve la théorie classique,
si l’économie revient au plein emploi (Favereau, 1985, p. 38, et 1988, p. 216, n. 7).
405Keynes et Wittgenstein, l’économie et la philosophie
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de la preuve est trop délicat, soit parce que les qualités techniques du produit
fini sont supposées essentiellement indépendantes de la démarche toujours
contingente par laquelle le théoricien y est parvenu. Il se trouve qu’en l’occur-
rence ce serait particulièrement dommageable, car, même si Keynes a été par-
faitement clair sur l’identification de ce qui est au cœur de l’orthodoxie, il
demeure une inconnue de taille : en quoi ce premier élément relève-t-il de la
catégorie « orthodoxie » (plutôt que d’une catégorisation moins polémique, telle
que : « domaine d’investigation délaissé ou maltraité ») ? Après tout, quelle que
soit la discipline, les tenants d’un programme de recherche scientifique sont
réticents devant sa remise en cause et on ne voit pas ce que l’on gagne en
efficacité critique à utiliser le qualificatif d’« orthodoxie ». C’est justement le
deuxième élément qui permet de répondre : ilya«orthodoxie », on le verra,
quand le « théoricien » ne perçoit plus, du fait de son langage théorique, ce que
l’« homme ordinaire 5» perçoit mais sans disposer des mots pour se faire enten-
dre du théoricien, en l’absence d’un espace conceptuel où les deux puissent
débattre. Imaginons maintenant que, dans la dynamique d’exploration du théo-
ricien, puisse brusquement émerger l’intuition d’un tel espace. La constatation
de l’existence de l’orthodoxie s’impose simultanément à la révélation de son
centre de gravité. C’est ce que nous nous efforcerons ci-dessous d’isoler, dans
le travail de Keynes, sous le terme de « syndrome de l’homme ordinaire 6».
L’« économie orthodoxe » : première caractérisation (générique)
Il me faut donner au lecteur, notamment à celui qui n’est pas économiste, la
vue d’ensemble la plus rapide et la plus synthétique possible de l’approche
keynésienne de l’orthodoxie (économique). Pour cela, je vais recourir à une
image, en comparant l’existence d’une orthodoxie avec le fait de parler un
certain langage. Avec cette image en tête, réexaminons le fonctionnement d’une
communauté scientifique et ses incessantes controverses. Le débat scientifique
peut d’abord être considéré comme un affrontement entre des théories distinctes
mais relevant d’un même langage théorique : c’est ainsi qu’on opposera (par
exemple) en économie la théorie du salaire d’efficience et la théorie « insider-
outsider » sur l’explication du chômage involontaire. Ces deux théories four-
5. J’emprunte cette expression (et bien davantage, en réalité) à de Certeau (1980, 1re partie, cf.
p. 33) qui, lui-même, s’inspire très explicitement de Wittgenstein. La perception de l’homme
ordinaire est à rapprocher de la notion de sens commun, au centre de l’ouvrage de Coates (1996)
et de notre seconde partie.
6. Je l’ai introduite dans Favereau (2001), dont, pour cette raison, la première partie de cet article
reprend (avec des modifications significatives) divers développements.
406 Olivier Favereau
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