Dossier : f20593 Fichier : meta03-05 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 20 Page : 404
à coup sûr, l’ouvrage de théorie économique le plus important du XXesiècle.
J’ai formulé en 1985 l’hypothèse selon laquelle sa posture méthodologique si
particulière 1pouvait être éclairée (sinon même avoir été suscitée) par l’évolution
philosophique de Wittgenstein depuis son retour à Cambridge, plus précisément
le passage à ce qu’il est convenu d’appeler sa seconde philosophie.
Cette hypothèse a naturellement été discutée, pour la rejeter (Rivot, 2001),
la corriger (Berthoud, 1988 ; Ventelou, 1997), la nuancer (De Vroey, 2004) ou
la développer (Cartelier, 1995 ; Lavialle, 1997, 2001 ; Combemale, 1999). Mon
propos ici sera de profiter du recul de ces vingt années, à travers la poursuite
des travaux de recherche consacrés à ces deux figures marquantes du siècle
écoulé, en économie comme en philosophie, pour offrir davantage de prise à
la critique, en renforçant la prise de risque, à rebours de la démarche habituel-
lement recommandée (et recommandable) consistant à chercher le salut dans la
prudence. La Théorie générale (1936) est bien, pour l’économie, dans le même
rapport avec le Traité de la monnaie (1930) qu’est, pour la philosophie, mutatis
mutandis, l’ouvrage posthume de Wittgenstein, les Investigations philosophi-
ques (1953), avec le Tractatus logico-philosophicus (1921) : ou, pour éviter tout
anachronisme 2, il y a bien deux Keynes, comme il y a deux Wittgenstein, et le
passage du premier au second Keynes offre un parallèle impressionnant avec
le passage du premier au second Wittgenstein : chaque fois la question est celle
de la place respective du langage ordinaire et du langage savant dans les dis-
ciplines des sciences humaines et sociales, notamment l’économie et la philo-
sophie. Le parallèle est assez impressionnant pour que l’on explore plus avant
la possibilité d’un lien de causalité entre les deux passages. L’enquête historique
et théorique montre que cette version forte de l’hypothèse a plutôt gagné en
plausibilité avec le temps. La configuration (postmoderne ?) des sciences socia-
les, non moins que la représentation géométrique du monde non euclidienne,
doit-elle admettre que les parallèles peuvent se rencontrer, ceci valant même
caractérisation de l’une comme de l’autre 3?
Dans une première partie, je me propose de raconter l’histoire de l’émergence
de la seconde économie de Keynes, du point de vue le plus strictement écono-
1. Rappelée et résumée ci-après dans la note 4.
2. Les Investigations sortent apparemment de la période qui va nous intéresser le plus (1929-
1936) dans les rapports entre Keynes et Wittgenstein, même si leur conception peut remonter à
cette période ; inversement, la première œuvre majeure de Keynes est le Traité de probabilité, paru
en 1921, comme le Tractatus, mais, outre que cette similitude de date est sans intérêt, cet ouvrage
est antérieur à la spécialisation économique de Keynes ; en revanche, il donne les fondements
philosophiques de ce que sera la première approche keynésienne de l’économie, celle justement
qu’abandonne Keynes avec la Théorie générale.
3. Voir l’allusion de Keynes (1936, p. 16) ; voir aussi Lyotard (1979), pour une construction de
la postmodernité en termes de jeux de langage.
404 Olivier Favereau
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