AAC sciences sociales face au complot

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Les sciences sociales face au complot
Traitement social des “théories du complot” & enquêtes sur le secret
Appel à communications
Colloque 2013 (27 septembre) de l’ED de science politique de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Les propositions de communication doivent être envoyées avant lundi 18 mars 2013 à :
[email protected]
Elles comprennent 4000 à 6000 caractères et s’appuient sur un travail empirique :
terrain ethnographique, archives, entretiens, étude de documents…
Merci de préciser vos nom, téléphone, adresse e-mail et labo de rattachement.
Le thème du complot a bénéficié ces dernières années d’une activité éditoriale riche, entre
rééditions (Hofstadter, 2012 ; Dard, 2012), numéros spéciaux de revue (Agone, 2012 ; Raison
Publique, 2012), et travaux inédits (Boltanski, 2012 ; Malandin, 2011 ; Dablon & Nicolas, 2010 ;
Kreis, 2009). Sous ce terme de “complot”, les chercheurs en sciences sociales ont en grande majorité
fait de leur travail un complément érudit des constats des journalistes.
Jusqu’ici, sociologues, historiens, philosophes ou psychosociologues se sont livrés
principalement à une déconstruction des “théories du complot”. On peut distinguer plusieurs figures
de cette déconstruction. Parmi les plus courantes, l'analyse de leur “fonction sociale” de rationalisation
du monde face aux incertitudes (Kaplan, 1982 ; Malandin, 2011 ; Taguieff, 2004), ou de leur structure
et de leur logique internes, proches de mythes sécularisés ou de contes (Taïeb, 2010). Ensuite, la
question de la diffusion de ces “théories”, que ce soit pour retracer les étapes de la diffusion
internationale de l'une d'entre elles (Taguieff, 2004) ou en s’intéressant plus spécialement aux moyens
de cette diffusion, en premier lieu la rumeur (ou récemment Internet) (Taïeb, 2006). Enfin, par un
retour aux textes, le complot a été abordé à travers une analyse philologique (pour montrer le montage
d’un faux, comme dans le cas des Protocole des sages de Sion), une mise en contexte et une
comparaison de différentes théories du complot (Kreis, 2009) ou l’analyse de la rhétorique utilisée
(Dablon & Nicolas, 2010).
Si les théories du complot ont bénéficié de nombreux travaux, c’est principalement à travers
une optique scientifiquement militante : soit en étudiant quasi-uniquement des faux complots, soit en
abordant en fait un autre objet dont le complot est porteur ou par lequel il est porté (la rumeur,
l’antisémitisme, une époque ou un besoin humain que l’analyse d’un complot révèlerait).
C’est à une autre forme de travail que cette journée sera consacrée : passer de ces
analyses du complotisme et des “théories du complot” particulières, à un questionnement plus général
sur la notion même de complot en sciences sociales, et sur la possibilité d’une analyse plus empirique.
L’idée d’étudier un éventuel complot apparaît comme une source de malaise dans la
recherche. Notamment parce que parler du complot présente le risque, par le fait même de la critique,
de légitimer des explications du social produites hors du champ scientifique. Ce terme indigène,
encombrant, ressemble souvent moins à un concept susceptible d’être construit avec sérieux qu’à une
arme de stigmatisation commode dans les luttes de champ, notamment scientifique. Pierre-André
Taguieff et Nathalie Heinich ont par exemple lancé une controverse sur certains écrits de Pierre
Bourdieu en leur attribuant l’étiquette de “traduction académique” d’idées complotistes (Taguieff,
2011 ; Park Jung, Chun Sang, 2011 ; Heinich, 2009. Voir la réponse de Champagne et Maler, 2012).
Ce que nous proposons ici est d’aller au-delà des recherches sur les “théories du
complot”, pour comprendre et dépasser ce malaise du chercheur – sociologue ou politiste – à
travers deux axes dans lesquels les propositions s’inscriront :
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Axe 1 : Le traitement social des “théories du complot” dans la recherche
L’usage de la notion de complot dans la recherche semble quasi-impossible. Plusieurs autres
notions et objets la recouvrent partiellement et évitent de l’aborder explicitement. Rumeurs, scandales
(Boltanski (dir.), 2007 ; Revue Politix, 2005), affaires (Lascoumes, 1999), collusions et réseaux sont
souvent utilisés de façon interchangeable et gagneraient à être mieux délimités.
Il n’est pas difficile de trouver de nombreuses remarques dans des travaux qui anticipent
l’accusation de complot et s’en défendent (Hamman, 2009 ; Mills, 2012, par exemple), et constituent
ainsi des indices de ce malaise et du risque d’être étiqueté “complotiste” dans le champ scientifique.
Notion tantôt simpliste, tantôt pathologique ou paranoïaque, de façon générale notion “peu
sérieuse”, le complot est écarté des définitions légitimes de la réalité (Berger et Luckmann, 2006), et
relégué à un quasi statut de “déviance académique”. On peut trouver à cela des explications tactiques,
historiques et épistémologiques.
A) La “théorie du complot” comme étiquette stigmatisante
La première partie de cette journée d’étude pourra porter sur le complot en tant que label. Une
attention particulière sera portée aux usages tactiques qui en sont fait dans le champ des sciences
sociales (cf. par exemple la controverse entre Pierre Favre et Didier Bigo en 1997 dans la RFSP, qui
montre bien l’usage possible du terme). Les débats récents autour de Pierre Bourdieu en sont un bon
exemple. Les communications pourraient porter sur les explications de ce que les chercheurs en
sciences sociales “font” ainsi du complot : comment usent-ils des labels “complot” et “théorie du
complot” ? Sur quels raisonnements et arguments s’appuie le recours à ces labels ?
On peut se demander si le rapport au complot des sciences sociales est similaire ou différent
d’autres champs, notamment le champ journalistique. De nombreux terrains pourraient servir de point
de comparaison : l’usage tactique de la notion concernant Dominique Strauss-Kahn (Matonti, 2012),
les accusations de complotisme envers Denis Robert à son procès concernant l’affaire Clearstream, les
problèmes rencontrés par Frédéric Taddeï, accusé par des collègues journalistes d’avoir invité des
complotistes dans son émission et surtout de ne pas avoir été assez ferme avec eux (Fay, 2011), la
veille de certains sites internet comme “Conspiracy Watch”, etc.
B) Histoire et épistémologie de l’“anti-complotisme”
Plusieurs questions, liées à l’histoire ou à l’épistémologie des sciences sociales, pourraient être
aussi abordées à ce propos. D’abord la menace que font peser les explications en terme de complot sur
certaines croyances au fondement du savoir scientifique, sur des formes de “prénotions savantes” :
rationalité limitée des acteurs, maîtrise limitée de leurs stratégies, présence d’effets pervers, absence
de primauté du caché sur le visible.
Ensuite, une hypothèse à documenter pourrait être que les sciences sociales en général ou
certaines théories en particulier se sont historiquement constituées (entre autres) contre les explications
en termes de complot, et/ou que le “complot” pourrait constituer une figure privilégiée du problème de
la surinterprétation.
Enfin, il pourrait être intéressant de comparer le traitement et l’analyse des théories
médiatiques du complot à d’autres cas où se joue la frontière entre science et fausse science,
notamment le négationnisme, souvent invoqué comme point de comparaison, et qui a lui aussi fait
l’objet d’un fort investissement militant des chercheurs.
Les communications pourraient aborder ces questions sous des angles d’histoire des sciences,
et/ou avec une optique comparatiste (différences de tolérance à cette notion suivant les époques ou les
espaces).
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Axe 2 : Normaliser la notion de complot
La possibilité de rencontrer de “vrais” complots sur un terrain de recherche doit être envisagée
avec sérieux, pas seulement sur des questions politiques ou à une grande échelle (Dobry, 2009). Est-il
possible d’observer des complots en étudiant des objets banals, qui n’ont pas cet exotisme du secret ?
Et surtout qu’est-ce qu’une science sociale des complots analyserait en les étudiant sérieusement ?
L’un des objectifs de cette journée sera de contribuer à conceptualiser ce que recouvrent les
notions de complots, conspirations, ententes illicites, autrement dit, des modes d’action collectifs
secrets et/ou illégitimes et/ou subversifs. On pourra se demander ce qui les différencie d’autres modes
d’organisation plus couramment étudiés. La question centrale dans ce panel sera de savoir si la notion
de complot ne recouvre pas parfois des situations communes.
A) Des complots sur le terrain : le complot comme mode d’action ?
La question pourrait se poser à petite échelle, lorsque, par exemple, le chercheur est témoin
d’une entente qui est qualifiée de “complot” par certains acteurs, mais qu’il est scientifiquement
illégitime de nommer ainsi. Il ne s’agit pas forcement de se prononcer sur les macro-complots
médiatiques, mais de voir comment les chercheurs sont parfois confrontés à cet objet sur des terrains
très divers et quelles formes il prend concrètement.
On saisit facilement dans quels domaines d’étude la notion affleure le plus : travaux sur les
entreprises (Baker, Faulkner, 1993) et les “ententes” entre elles, plus classiquement dans les travaux
sur les “dominants” et les “élites” (Pinçon, Pinçon-Charlot, 2005). Le problème se rencontre encore
plus particulièrement dans les travaux qui abordent les élites intersectorielles ou les zones floues de
rencontres et de passages (entre l’économie et la politique, entre plusieurs pays, plusieurs champs,
etc.), il se rencontre aussi dans l’étude des décisions et de l’économie informationnelle où la question
du secret est centrale (Brayard, 2012).
La comparaison de ces complots avec d’autres, moins imposants, moins évidents, moins
occidentalo-centrés, et dans d’autres domaines que la politique ou l’économie, pourra être mobilisée
utilement. C’est seulement à ce titre que l’on pourra légitimement penser le complot comme un mode
d’action, sans que celui ci soit a priori corrélé à certains acteurs, certains domaines, une certaine taille
critique, une certaine durée (le complot est plus probablement un mode d’action de courte durée,
qu’une organisation permanente comme on peut en trouver dans les théories du complot médiatiques),
certains espaces spatio-temporels, ou certains contextes (de crise notamment, cf. Dard, 2012). Ainsi,
cette journée d’étude valorisera aussi les communications où ce mode d’action sera étudié dans
d’autres espaces que le politique (accords entre entreprises, dopage et truquage des matchs en sport,
réputation d’un artiste dans le milieu de l’art, etc.), et à d’autres échelles que celles des grands
complots historiques.
B) Revisiter les terrains et les acteurs du complot
L’une des particularités des théories du complot par rapport à des théories “surnaturelles”
auxquelles elles sont souvent associées est qu’elles mobilisent des acteurs et des institutions bien réels
mais peu étudiés par les sciences sociales : think tanks, groupes de pression (Offerlé, 1993) et “clubs”
politiques, sociétés secrètes et semi-secrètes (francs-maçons), réunions internationales, acteurs des
nouvelles technologies (hackers), mafias, services secrets. Elles mobilisent aussi des notions comme la
Raison d’Etat.
Une partie de la journée pourra être consacré à un point sur les recherches et les savoirs sur
certains de ces objets, mais peut-être avant tout à un point sur les difficultés à les aborder : l’analyse
du secret qui les entoure, leur caractère marginal dans la recherche, la manière d’utiliser ou non le
corpus non-scientifique à leur propos, les difficultés pratiques à en faire un terrain de recherche pour
ceux qui s’y sont essayé, pour finalement interroger leur éventuelle particularité par rapport à des
terrains apparemment plus “ouverts”.
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On pourra aussi s’intéresser aux principaux producteurs d’informations sur ces objets, qui ne
sont pas souvent eux-mêmes analysés. Au-delà des “adeptes des théories du complot” souvent plus
stigmatisés qu’étudiés, on peut penser aux journalistes d’investigation (Marchetti, 2000), à certains
journaux comme le Canard Enchaîné ou Mediapart. Des communications pourraient nous éclairer sur
le caractère très concret de leur travail, et sur la distance ou la proximité qu’ils prennent avec toute
notion de complot, et le public qu’ils touchent.
On peut enfin se demander dans quels autres univers on pourrait rencontrer la notion, qui
d’autre “manie le complot” comme catégorie d’analyse : si celui-ci (et dans ce cas comment) apparaît
dans le travail de certains policiers, militaires, magistrats, politiques, voire certains univers
professionnels (renseignement privé, intelligence économique, etc.). Tous ayant pour point commun
de s’approcher de ces objets du complot, pour différentes raisons : chercher des complots pour les
prévenir, en parler comme un risque, vendre des solutions techniques, etc.
Organisateurs :
William Blanc (LAMOP), Pierre France (CESSP), Miguel Herrera (CESSP), Victoria Lickert
(CESSP), Alessio Motta (CESSP), Charlotte Pouly (IDHE)
Bibliographie indicative :
Baker Wayne E., Faulkner Robert, «The Social Organization of Conspiracy: Illegal Networks in the Heavy. Electrical
Equipment Industry», American Sociological Review, Vol. 58, n°6, 1993, pp. 837-860
Berger Peter et Luckmann Thomas, La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 2006
Boltanski Luc, Enigmes et complots. Une enquête à propos d'enquêtes, Paris, Gallimard, 2012
Boltanski Luc, Claverie Elizabeth, Offenstadt Nicolas, Van Damme Stéphane (dir.), Affaires, scandales et grandes causes.
De Socrate à Pinochet, Paris, Stock, 2007
Brayard Florent, Auschwitz, Enquête sur un complot nazi, Paris, Seuil, 2012
Briquet Jean-Louis et Favarel-Garrigues Gilles, Milieux criminels et pouvoir politique. Les ressorts illicites de l’Etat, Paris,
Karthala, 2008
Champagne Patrick, Maler Henri, « Usages médiatiques d’une critique “savante” de “la théorie du complot” », Agone, n°47,
2012
Danblon Emmanuelle et Nicolas Loïc (dir.), Les Rhétoriques de la conspiration, Paris, CNRS Éditions, 2010
Dard Olivier, La Synarchie ou le mythe du complot permanent, Paris, Perrin, 2012
Dobry Michel, « Le renseignement politique dans les démocraties occidentales. Quelques pistes pour l'identification d'un
objet flou », Cahiers de la sécurité intérieure (I.H.E.S.I.), n°30, 1997
Dobry Michel, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Science Po, 2009
Fay Bruno, Complocratie, Paris, Editions du Moment, Paris, 2011
Festinger Léon, Rieken Hank, Schachter Stanley, L’échec d’une prophétie, Paris, PUF, 1993
Hamman Philippe « Patrons et milieux d’affaires français dans l’arène politique et électorale : quelle historiographie ? »,
article publié dans le dossier », Politix, vol. 21, n° 84, 2008, pp. 35-59
Hostadter Richard, Le style paranoïaque en politique, Théories du complot et droite radicale en Amérique, Paris, Bourin
Editeur, 2012
Kaplan Steven, Le complot de famine : histoire d’une rumeur au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, cahier des annales,
1982
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Kreiss Emmanuel, Les puissances de l'ombre : Juifs, jésuites, francs-maçons, réactionnaires... la théorie du complot dans les
textes, Paris, CNRS Editions, 2009
Lascoumes Pierre, « Au nom du progrès et de la nation : les “avions renifleurs”. La science entre l'escroquerie et le secret
d'Etat », Politix, n°48, 1999, pp. 129-155
Malandain Gilles, L’introuvable Complot, Paris, Ed. de l’EHESS, 2011
Marchetti Dominique, « Les révélations du “journalisme d’investigation” », Actes de la recherche en sciences sociales, n°
131-132, 2000, pp. 30-40
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Revue Politix, « à l’épreuve du scandale », n°71, 2005
Revue Raison Publique, « terreur et complot », n°16, 2012
Taguieff Pierre-André, Les Protocoles des sages de Sion. Faux et Usages d'un faux, Paris, Fayard, 2004
Taguieff, Pierre-André, « La pensée conspirationniste : origines et nouveaux champs », in Danblon Emmanuelle et Nicolas
Loïc (dir.), Les Rhétoriques de la conspiration, Paris, CNRS Éditions, septembre 2010, pp. 279-321
Taïeb Emmanuel, « Logiques politiques du conspirationnisme », Sociologie et sociétés, vol. XLII, 2, Automne 2010, pp. 265289
Taïeb Emmanuel, « La “rumeur” des journalistes », Diogène, « Rumeurs et légendes urbaines », n°213, 2006, pp. 133-152
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