Emmanuel me dit « fais quand-même attention à ne pas confondre le Beau et
l’Agréable ! » Ah, tiens, voilà autre chose !! C’est compliqué tout de même, pour quelque chose
qui nous semble si simple. C’est parce que tout ça se trouve à l’intérieur de toi, me répondit-il.
L’agréable, c’est ce qui « flatte tes sens » et que tu voudrais alors « posséder », tandis que la
Beauté, flatte tes sens, certes, mais aussi ton intelligence. Tu ne peux ni la consommer, ni la
posséder. Par exemple, le chou romanesco est Beau, parce que même si vous êtes nombreux à
le trouver beau, personne n’est lésé, tandis que pour le trouver bon, il faut le manger, et plus les
gens le trouvent bon, plus ils en mangent, et moins il y en a dans ton assiette à toi. C’est pour
cela que le Beau peut-être universel, et qu’il est souvent allié au Bien et au Vrai. Et c’est aussi
pour cela qu’on dit de la Beauté qu’elle est « désintéressée », car elle est à elle-même sa propre
fin, elle ne sert à rien d’autre qu’à elle-même : ni à connaître, ni à faire, même si on s’en sert de
guide pour donner un sens à sa vie. Prend un stylo par exemple, il a été inventé parce que l’on
avait besoin d’écrire : sa raison d’être existe avant que l’objet existe. Tu peux vouloir avoir cet
objet pour l’utiliser : c’est un objet technique. Mais les fleurs, ou même toi, vous n’avez pas été
« inventés » comme on invente un outil. Un jour, d’ailleurs, quelqu’un dira « l’existence
précède l’essence »
. C’est pour cela que la Beauté est libre, car elle est dégagée de toute
fonction technique. Et c’est la même chose pour les œuvres d’art. Même si on les a pensées
avant de les fabriquer, du moins en partie, elles n’ont pas d’utilité technique. Elles sont là pour
être là, ça fait du bien de temps en temps, en soi c’est déjà beau : exister pour exister, vivre pour
vivre etc.
Le Beau, c’est ce que l’on appelle un sentiment esthétique, mais il y en a d’autres, à
commencer par son contraire, le laid.
Est-ce que l’art doit chercher le Beau ? En fait je ne savais pas vraiment quoi répondre.
J’avais envie de répondre que oui, je savais que l’art contemporain ne me plaisait pas toujours,
et surtout, j’entendais des phrases que je savais être un peu bêtes, comme « l’art content pour
rien » ou encore « c’est pas de l’art, moi aussi je peux le faire… » Cette phrase, surtout, me
semblait terrible : l’artiste devait donc être meilleur que moi ? M’écraser ? Je me refusais de le
croire. L’artiste n’est pas supérieur au commun des mortels, il fait un travail, parfois sublime,
et parfois qui fait un peu flop. Et alors ? La science n’est pas non plus qu’une suite de succès :
il faut beaucoup chercher pour trouver un peu, il faut beaucoup de temps pour une petite
invention, beaucoup d’efforts pour une petite avancée.
Emmanuel avait un musée magique. Il me fit voir sa collection et invita, pour ce faire,
à ce que j’aille chercher ma douce et tendre compagne (la laisser toute seule à la maison comme
ça, ça ne se fait pas, et l’art est pour tous !)
Nous entrâmes tous les trois, par un petit couloir, à l’intérieur d’une pièce minuscule
couverte de velours rouge, et dans laquelle vivaient d’étranges créatures. Emmanuel nous les
présenta un par un