C’est trop beau!!!
Marius a quitté Grand Jo et est monté dans le bus. Son voisin, sur le siège près de la
fenêtre, tenait un livre à la main. Il rentrait chez lui après une journée difficile. L’histoire de
Marius est terminée, c’est l’histoire de cet homme, et de sa charmante épouse, que nous allons
suivre à présent.
Arrivé chez lui, le petit bonhomme retrouva son épouse qui venait tout juste de rentrer
elle aussi. Ils décidèrent de se préparer un bon repas, et de regarder un bon film en DVD avant
d’aller se coucher, car tous deux avaient eu une journée difficile. Tandis qu’elle découpait les
poivrons, elle s’écriait sans cesse, ô, regarde la couleur de celui-ci, il est trop beau, et celui-là
regarde, il est trop beau aussi. Lui, pendant ce temps-là, coupait les oignons : « Ô regarde !
disait-il, il est vraiment trop beau celui-là, et gros avec ça ! Quand tu penses qu’un oignon
représente l’infini, qu’il n’a pas de « noyau », c’est vraiment trop beau ! » Elle sortit le chou
romanesco du réfrigérateur : « quand tu penses qu’il a une forme fractale ! c’est une autre
forme, plus complexe de l’infini, je me dis que wouaou !!! c’est vraiment trop beau !!! »
Bien sûr, tous ces légumes ont l’air bon, a priori, mais ils sont également beaux ! C’est
ainsi que l’histoire de notre petit bonhomme commence, et que nous allons lui laisser la parole
pour qu’il nous la raconte.
Le voisin Kant, on peut lui demander quelque chose car il l’a toujours, en plus il fait très
bien la mayonnaise, et ça, c’est prouvé ! A tout de suite, je vais chez Manu lui taxer des œufs
s’il en a !! Il est un peu bizarre, quand même, ce Manu. C’est vrai qu’il a pas l’air comme ça,
mais il est très sympa, et même drôle. Il fait sa balade tous les jours, tous les jours la même
balade, exactement à la même heure : une véritable horloge ! Mon amoureuse me dit parfois,
quand elle le voit passer : « mais qu’est-ce qu’il faudrait pour qu’il change de sens, une
révolution peut-être ? »
1
Emmanuel Kant était en train d’arroser ses orchidées.
- Elles sont trop belles ! lui dis-je.
- La fleur,pondit Manu, ne dispose pas ses pétales en vue de me plaire. Et pourtant,
quand tu dis qu’elle est belle, tu fais comme si la beauté était une propriété de la
fleur…
- … (…je n’avais rien à dire)
- Pourquoi « trop » ?
- … (je n’avais rien à dire là non plus)
- Et bien, me dit Manu, essaye de définir ce que veut dire le beau, et tu verras ensuite
s’il peut y avoir de l’excès de beauté !
Emmanuel m’expliqua ce qu’était le Beau. Il a commencé par une phrase que je n’ai
absolument pas comprise : « le Beau est ce qui plaît universellement sans concept », mais il
m’a expliqué :
o pourquoi « universellement » ? Parce que quand je dis « c’est beau », je fais comme
si c’était une propriété de l’objet, et que le mot « beau » pouvait décrire l’objet. En
fait, je fais comme si cette « beauté » pouvait être reconnue par tous ;
o pourquoi « sans concept ? » Parce que lorsque j’émets un jugement esthétique, cela
ne me fait pas accéder à une connaissance ;
o néanmoins, j’ai bien compris « ce qui plaît », cela veut dire que la beauté n’est pas
dans l’objet, mais qu’elle réside dans l’état affectif que sa contemplation provoque
en moi.
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Référence à la « légende » qui veut qu’Emmanuel Kant, fort régulier dans sa ballade quotidienne, ait inversé le
sens de son parcours le jour de la Révolution Française.
Les fractales : classe d’objets découverts par Benoît Mandelbrot
Benoît Mandelbrot est un mathématicien franco-américain, né à Varsovie le 20 novembre 1924 et mort le 14
octobre 2010 à Cambridge, dans le Massachusetts. Il a travaillé, au début de sa carrière, sur des applications
originales de la théorie de l’information avant de développer une nouvelle classe d’objets mathématiques : les
objets fractals, ou fractales.
« Les objets fractals peuvent être envisagés comme des structures gigognes en tout point et pas seulement
en un certain nombre de points, les attracteurs de la structure gigogne classique. Cette
conception hologigogne (gigogne en tout point) des fractales implique cette définition tautologique : un objet
fractal est un objet dont chaque élément est aussi un objet fractal » (Le Trésor des Paradoxes, Philippe
Boulanger et Alain Cohen, Éd. Belin, 2007.)
Emmanuel me dit « fais quand-même attention à ne pas confondre le Beau et
l’Agréable ! » Ah, tiens, voilà autre chose !! C’est compliqué tout de même, pour quelque chose
qui nous semble si simple. C’est parce que tout ça se trouve à l’intérieur de toi, me répondit-il.
L’agréable, c’est ce qui « flatte tes sens » et que tu voudrais alors « posséder », tandis que la
Beauté, flatte tes sens, certes, mais aussi ton intelligence. Tu ne peux ni la consommer, ni la
posséder. Par exemple, le chou romanesco est Beau, parce que même si vous êtes nombreux à
le trouver beau, personne n’est lésé, tandis que pour le trouver bon, il faut le manger, et plus les
gens le trouvent bon, plus ils en mangent, et moins il y en a dans ton assiette à toi. C’est pour
cela que le Beau peut-être universel, et qu’il est souvent allié au Bien et au Vrai. Et c’est aussi
pour cela qu’on dit de la Beauté qu’elle est « désintéressée », car elle est à elle-même sa propre
fin, elle ne sert à rien d’autre qu’à elle-même : ni à connaître, ni à faire, me si on s’en sert de
guide pour donner un sens à sa vie. Prend un stylo par exemple, il a été inventé parce que l’on
avait besoin d’écrire : sa raison d’être existe avant que l’objet existe. Tu peux vouloir avoir cet
objet pour l’utiliser : c’est un objet technique. Mais les fleurs, ou même toi, vous n’avez pas été
« inventés » comme on invente un outil. Un jour, d’ailleurs, quelqu’un dira « l’existence
précède l’essence »
2
. C’est pour cela que la Beauté est libre, car elle est dégagée de toute
fonction technique. Et c’est la même chose pour les œuvres d’art. Même si on les a pensées
avant de les fabriquer, du moins en partie, elles n’ont pas d’utilité technique. Elles sont là pour
être là, ça fait du bien de temps en temps, en soi c’est déjà beau : exister pour exister, vivre pour
vivre etc.
Le Beau, c’est ce que l’on appelle un sentiment esthétique, mais il y en a d’autres, à
commencer par son contraire, le laid.
Est-ce que l’art doit chercher le Beau ? En fait je ne savais pas vraiment quoi répondre.
J’avais envie de répondre que oui, je savais que l’art contemporain ne me plaisait pas toujours,
et surtout, j’entendais des phrases que je savais être un peu bêtes, comme « l’art content pour
rien » ou encore « cest pas de l’art, moi aussi je peux le faire… » Cette phrase, surtout, me
semblait terrible : l’artiste devait donc être meilleur que moi ? M’écraser ? Je me refusais de le
croire. L’artiste n’est pas supérieur au commun des mortels, il fait un travail, parfois sublime,
et parfois qui fait un peu flop. Et alors ? La science n’est pas non plus qu’une suite de succès :
il faut beaucoup chercher pour trouver un peu, il faut beaucoup de temps pour une petite
invention, beaucoup d’efforts pour une petite avancée.
Emmanuel avait un musée magique. Il me fit voir sa collection et invita, pour ce faire,
à ce que j’aille chercher ma douce et tendre compagne (la laisser toute seule à la maison comme
ça, ça ne se fait pas, et l’art est pour tous !)
Nous entrâmes tous les trois, par un petit couloir, à l’intérieur d’une pièce minuscule
couverte de velours rouge, et dans laquelle vivaient d’étranges créatures. Emmanuel nous les
présenta un par un
3
:
2
Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un Humanisme.
3
Petit jeu : distinguez les présentations d’œuvres qui relèvent de la philosophie de l’art de celles qui relèvent
de l’histoire de l’art.
Hermès de Praxitèle – IV siècle avant J.-C.
Moi je suis Hermès. Je suis la forme parfaite de la divinité. Je suis le dieu messager, et
comme disent nos rhéteurs (ceux qui travaillent sur l’art de faire de beaux discours, efficaces,
afin de convaincre et persuader leur auditoire), une communication efficace repose sur la
captation de l’attention de son auditoire. C’est sûrement pour cela que je suis le plus beau des
dieux, en tout cas dans mon image de marbre. Le temps a coupé un de mes bras (et autre chose
que je ne nommerai pas ici), mais il m’a laissé ce qui fascine le plus ceux qui me regardent :
mon regard mi-évasif, mi-concentré, vers le lointain, et la marque des dieux que Praxitèle a
marqué sur mon front. Je porte Dionysos, encore enfant, dans le bras qu’il me reste. Certains
disent qu’il va « mal tourner », d’autres disent, qu’étant divin, il est le plus complexe, le plus
fascinant, le plus effrayant et le plus puissant des dieux (même s’il n’est pas le plus fort), car
c’est le dieu des puissances hallucinatoires : le dieu du vin, donc, mais aussi du théâtre. On dit
que la beauté réside dans mes proportions, on croit donc que le Beau est une propriété de l’objet
et l’artiste est celui qui applique les règles qui permettent de créer une œuvre belle : c’est ce
que l’on appelle l’essentialisme en art.
La Joconde, Léonard de Vinci – 1503-1506
Je m’appelle Mona, Mona Lisa mais tout le monde m’appelle La Joconde. On ne sait,
finalement, pas grand-chose de moi, à part que je suis la plus connue, et la plus regardée des
œuvres. Si je suis née à Florence, je suis arrivée en France avec Léonard, à la cour du roi
François Premier. A la mort de Léonard, le roi a tenu à me garder près de lui. Je réside en France
depuis ce temps-là. Un jour, pourtant, je fis une petite escapade, bien malgré moi. Je m’en
souviens comme si c’était hier : c’était en 1911 : dans la nuit du 21 août 1911… L’année
précédente pourtant, quelqu’un avait affirmé qu’il serait impossible de me voler, pas plus qu’il
serait possible de voler les tours de la cathédrale Notre Dame de Paris. Le matin du 22 août
1911, tout le monde s’aperçut que j’avais disparu. On soupçonna tout le monde, à commencer
par certains artistes : Guillaume Apollinaire (qui fit trois jours de prison) et Pablo Picasso. On
me retrouva deux ans plus tard. C’est un antiquaire qui me permis de rentrer chez moi. Il vivait
à Florence, en Italie. Un jour, un monsieur vint le voir et lui dit : venez chez-moi, j’ai quelque
chose à vous vendre quelque chose qui pourrait vous intéresser. L’antiquaire n’en croyait pas
ses yeux : il me tenait dans ses mains. Il promit au Monsieur de revenir, ce qu’il fit,
accompagner de la police qui me ramena chez moi. C’est à ce moment que l’on comprit
comment on avait réussi à me prendre : le voleur s’appelait Vincenzo Peruggia, un vitrier qui
avait participé aux travaux de mise sous verre des tableaux les plus importants du musée. Il
avait réussi, comme dans les films, à se faire enfermer, la nuit, dans le musée pour pouvoir me
voler.
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