Critique de l'exécution viennoise de la suite " Esclarmonde "
de Massenet
Eduard Hanslick, 1892
traduit par Julien Labia , le 23/04/2013
Eduard Hanslick
Extrait de
Cinq années de musique
(« L’opéra moderne », Tome 7)
Berlin, 1895
1892
Musique orchestrale.
Massenet, Suite.
Par une louable courtoisie envers le compositeur Jules Massenet séjournant à Vienne, le chef de la Hofkapelle, Richter, a joué sa suite
d’orchestre « Esclarmonde ». Esclarmonde (abrégé sur nos programmes en « Esclarmond » avec une touchante cohérence) est le rôle-titre
de l’avant-dernier opéra de Massenet. Le compositeur en a extrait quatre scènes qui se laissent ajuster avec de légères retouches en
pièces d’orchestre indépendantes, et les a assemblées en une suite. Chacun de ces quatre numéros forme un tableau de genre
indépendant que son titre explique clairement : « Evocation », « l’Île magique », « Hyménée », « Dans la forêt ». Dans l’intérêt de l’œuvre
et de l’auditeur, il nous faudra pourtant mettre mieux en regard la relation de la Suite avec l’opéra lui-même. La belle Esclarmonde est la
fille d’un roi d’Orient, douée de pouvoirs magiques. Elle s’est éprise d’un chevalier français, un étranger qu’elle peut faire venir de si loin
par magie, avec l’aide de sa légion d’Esprits. Son invocation des Esprits de l’air, du feu et des eaux (au premier acte) est figurée par la
première pièce de la suite (Evocation), un andante maestoso en ré mineur. Massenet a pour cela appelé à son service tous les Esprits et
Démons de l’orchestre : le cor anglais, la clarinette basse, le contrebasson, tam-tam, triangle, grosse caisse, cymbales et harpes. Après les
mugissements, les hurlements tempétueux de cette introduction, un Leitmotiv ascendant et revenant souvent dans l’opéra se fait
entendre (« J’abandonne mon trône à ma fille Esclarmonde ») dans un passage central plus doux en ré majeur. Il s’élève ensuite jusqu’à
un faste imposant. Les Esprits enlèvent le chevalier Roland jusqu’à une merveilleuse île enchantée dont les charmes nous sont décrits par
le deuxième morceau (l’Île magique). Il commence exactement comme l’introduction orchestrale du deuxième acte : de longs trilles
enchaînés des violons par-dessus de bruissants arpèges de harpe introduisent un Allegro Scherzando bondissant qui a quelque chose du
caractère du scherzo des Elfes de Mendelssohn. L’éclat sublime de l’orchestre paré de clochettes accordées déploie sur l’ensemble une
étrange lumière féérique qui se disperse en sons épars d’une douceur fantomatique. Pas de meilleur endroit qu’une telle île pour
l’inévitable duo d’amour entre Esclarmonde et Roland. Son thème enivré d’amour (« Divin moment ! ») est extrait du duo pour la troisième
pièce (Hyménée), que les violons entonnent si largement et avec puissance sur un accompagnement de harpes. Esclarmonde doit rester
voilée jusqu’à sa vingtième année, si elle ne veut pas perdre pour toujours son don magique. Son amant ne doit pas voir son visage, ni lui
demander sa condition ou son nom. C’est pourquoi les parisiens n’ont pas laissé passer l’occasion de lui épingler le surnom de «
Mademoiselle Lohengrin ». Le parfum capiteux qu’exhale cette scène d’amour n’est pas celui des roses, mais plutôt celui du clou de
girofle. Le quatrième et dernier morceau de notre suite (Dans la Forêt) n’est pas aussi étroitement lié à l’action : il assemble deux scènes
parfaitement indépendantes. Son introduction lente, une délicate pastorale en fa majeur entonnée par le hautbois et le basson, est
identique au prélude du quatrième acte, où Esclarmonde apparaît avec sa sœur dans une clairière de la forêt d’Ardenne. Sur le fond
sombre d’un motif grondant en double-croches obstinées aux violons, des appels de cors résonnent, de plus en plus proches et toujours
plus forts. Une chasse file à toute allure et passe sous nos yeux, turbulente et très bruyante, pour s’achever dans un fortissimo rageur. La
chasse ne joue pas dans l’opéra le rôle d’un véritable évènement, mais celui d’une pure fantasmagorie, dès le premier acte d’ailleurs, à la
suite de l’Evocation. Esclarmonde veut voir son chevalier bien-aimé : les Esprits lui accordent une vision magique de la forêt d’Ardenne, où
elle aperçoit Roland à la chasse d’un blanc cerf. La suite de Massenet, bien qu’enlevée au théâtre, reste de part en part une musique pour
le théâtre, une musique décorative. Mince par son contenu, par sa substance, mais d’un brillant extérieur, c’est le triomphe d’une facture
habile. Dans « Werther », nous apprenons à connaître Massenet sous un tout autre angle. Le public s’est livré avec empressement et
reconnaissance à la magie des timbres de sa suite.
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