Le congrès du Bourget
une «fête de l'Humanité» islamique
Samir Amghar
Chaque année et cela depuis 1988, l’UOIF1organise au
palais des expositions du Bourget une grande manifesta-
tion à laquelle participent plus de 200 villes. Des dizaines
de milliers de musulmans de toute la France et de toute
l’Europe viennent assister à des conférences de savants
musulmans sur les conditions de la pratique religieuse en
France et sur la manière dont l’islam doit être vécu dans
une société occidentale. En quelques années, le Bourget
est devenu le rendez-vous «islamique» par excellence. Le
Congrès du Bourget est bien plus qu’une grande manifes-
tation religieuse, il est la vitrine d’une fédération d’asso-
ciations, l’Union des Organisations Islamiques de France
(l'UOIF), lui permettant d'avoir une visibilité sociale et
médiatique importante dans le microcosme islamique.
Pour cette dernière, le «Bourget» constitue un événement
majeur et il se révèle comme un médium important:
«Chaque année, on passe un message aux musulmans et à la société
à travers le Bourget. Le but est de faire connaître à la société les positions des
musulmans sur différentes questions et aux musulmans qui doivent savoir se comporter».
(F. Alaoui - Secrétaire général de l’UOIF).
Se pencher sur cette manifestation peut être une grille d’analyse
et un point de vue intéressant pour qui veut connaître l’UOIF.
Pour cela, l’étude du Congrès du Bourget se fera à 2 niveaux :
par une analyse détaillée des thèmes abordés lors des différents
congrès depuis 1988 et une revue détaillée des personnalités y partici-
pant, nous pourrons expliciter les orientations à la fois doctrinales et
théologiques défendues par les dirigeants de l’UOIF ; et par l’étude de
la population s’y rendant, nous pourrons donner des éclaircissements
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concernant les bases sociales sur lesquelles se fonde l’Union.
Des thèmes fédérateurs et consensuels
Quel sont les thèmes abordés par les conférenciers du «Bourget»?
D'une manière générale, l'UOIF développe un discours républicain en
appelant les musulmans à se rassembler autour de valeurs-symboles,
comme la citoyenneté et l’intégration, et dans cette continuité souhaite
promouvoir un islam citoyen :
«Les participants appellent tous les musulmans de France à respecter les engage-
ments de la bonne citoyenneté, à œuvrer pour le bien public et à diffuser un climat
de paix et de stabilité dans la société»2.
«Etre musulman en France, c’est savoir s’adapter et savoir cohabiter»3.
«Les musulmans de France n’ont ni l’intention de remettre en cause les fonde-
ments de la société, ni de transgresser ses normes et ses lois. Ils ne remettent pas en
cause le principe de la laïcité mais demandent une laïcité neutre qui sauvegarde les
droits de tous et non une laïcité qui persécute les croyances religieuses ou philoso-
phiques»4.
S'opposant à l’extrémisme quel que que soit son origine, l'Union se
veut être le fer de lance d’un «islam du juste milieu». C’est ainsi qu’elle
se présente régulièrement comme le partisan du dialogue, de la modé-
ration et de l'ouverture en condamnant les actes terroristes perpétrés
par les islamistes ces dernières années ou les régimes autoritaires
musulmans, en se prononçant pour un processus de démocratisation
ou encore en appelant à un dialogue islamo-chrétien. Cette modéra-
tion ne l'empêche pas de monter au front pour défendre les intérêts
des musulmans de France et du monde islamique, surtout lors de l'af-
faire du voile ou lors des conflits israélo-palestiniens:
«Les participants appellent au dialogue et aux échanges culturels entre les diffé-
rentes composantes de la société française afin d’assurer la cohabitation et la paix
sociale et faire échec à la xénophobie et au racisme détestable»5.
«Les participants expriment leurs grandes préoccupations et leurs vives condam-
nations de la guerre et du génocide que subit le peuple musulman en Bosnie-
Herzégovine. Ils condamnent la guerre menée contre les musulmans de Tchétchénie
sous le silence indigne de la communauté internationale»6.
«Les participants expriment leur soutien au peuple palestinien dans sa lutte pour
reprendre sa terre et disposer de son destin. Ils considèrent que toutes les initiatives
qui ne garantissent pas les droits légitimes du peuple palestinien ne régleront pas le
conflit»7.
«Les musulmans de France réitèrent leur condamnation solennelle et leur indi-
gnation ferme face aux actes terroristes perpétrés récemment sur notre territoire.
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Actes qui sèment la haine et entretiennent la haine, directement ou indirectement, la
suspicion à l’encontre des musulmans de France»8.
Quels sont les éléments d’analyse qui ressortent de l’étude des
thèmes abordés par les conférenciers du Bourget ?
Le premier élément qui ressort de notre enquête de terrain réside
pour les organisateurs du «Bourget» dans la volonté de mettre en
place un islam français et européen en redéfinissant la pratique de
l'islam en tenant compte de son nouvel environnement occidental.
Cela passe par un travail de «contextualisation» afin d'édicter «une
Shari'a de la minorité». En cela, l'Union défend la vision d'un islam
réformé en voulant inscrire les dynamiques de modernisation dans un
cadre de référence islamique. Cependant, ce réformisme cache une
certaine forme de fondamentalisme. Ainsi, l’UOIF a refusé de recon-
naître la liberté de conscience et le droit à quiconque de changer de
religion dans la déclaration relative aux principes régissant les
rapports entre les pouvoirs publics et les différentes sensibilités de
l’islam de France, texte considéré comme la première étape dans le
processus de la Consultation. Tout en défendant un discours moder-
niste, l'UOIF apparaît aussi comme un courant fondamentaliste dans la
mesure où elle est intransigeante quand les fondamentaux de l'islam
sont en jeu. C’est ainsi que pointe l'analyse de la duplicité du discours
selon lequel l’Union développe toute une rhétorique autour de l’inté-
gration, de la citoyenneté et de la reconnaissance des valeurs républi-
caines afin d'apparaître comme un partenaire «fréquentable» vis-à-vis
des pouvoirs publics. Les médias, l'opinion publique et certains
universitaires voient dans les déclarations de l'Association un
discours non de conviction mais instrumental et stratégique. Mais les
déclarations sont d'une manière générale rassembleuses et populaires,
voire populistes, recouvrant un large spectre de sensibilités idéolo-
giques allant de l’intégration – qui rassurerait les pouvoirs publics ou
des musulmans républicains – jusqu’au soutien à la lutte palesti-
nienne ou à l’opposition légaliste islamiste qui contenterait les musul-
mans les plus affirmés, militants d’une solidarité islamique transna-
tionale.
Etude sociologique des invités et des conférenciers
L’étude du profil des conférenciers invités par l’UOIF révèle être une
excellente grille d’analyse pour décrypter l’orientation intellectuelle et
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théologique que veulent donner les dirigeants à leur discours. Il est
important de dire que la plupart des intervenants sont des hommes et
qu’ils s’expriment en général en français (quelques interventions se
font néanmoins en arabe et sont traduites en français). Chacune des
conférences débute par l’invocation en arabe «Bismillah er-rahmane er-
rahim» («au nom de Dieu, Clément et Miséricordieux») ou par
d’autres invocations religieuses et finissent par des prières, marquant
ainsi la volonté de placer le discours dans une démarche spirituelle.
En premier lieu, on retrouve peu de personnalités du monde poli-
tique français malgré les invitations répétées de l’UOIF : le seul parti
politique français à répondre à l’invitation de l’UOIF est le Parti
Socialiste. Ainsi, Alain Chenal – délégué national du PS chargé des
pays de la Méditerranéenne et auteur du rapport Inviter l’islam à la
table de la République – a été mandaté par François Hollande (secrétaire
général du Parti Socialiste ) pour représenter le Parti Socialiste lors du
Congrès du Bourget. L’absence de partis de droite peut s’analyser par
la méfiance que peut susciter cette association dont les détracteurs
l’accusent d’intégrisme puisqu'elle est considérée comme la branche
française des Frères musulmans9. Mais le plus remarquable est la
présence de nombreuses personnalités politiques du monde
musulman qui sont régulièrement invitées. A l’occasion du premier
congrès du Bourget en 1988, Rachid Ghannouchi a été invité. Celui-ci
préside le parti islamiste légaliste et modéré Nahda, actuellement
interdit en Tunisie. Mahfoud Nahnah, président du parti islamiste
modéré MSP (Mouvement pour la Solidarité et la Paix) a tenu un
discours sur «la spiritualité musulmane à l’épreuve de la mondialisation»
dans le cadre de la 18ème rencontre du Bourget. Toutes ces personna-
lités appartiennent à la mouvance islamiste dite modérée et, d’une
manière générale, cela reflète la sympathie idéologique de l’UOIF
envers un certain type de discours islamiste. Tout comme cette orga-
nisation, elles appartiennent à la «communauté de pensée» des Frères
musulmans10. En cela leur venue peut être vue comme un soutien
tacite en leur donnant la possibilité de s’exprimer, chose qu’ils ne
peuvent pas faire aussi librement dans leur pays d’origine. Ainsi, sans
avoir à produire ce discours, l’UOIF peut récupérer les dividendes
symboliques liés à leur venue. Le Congrès du Bourget apparaît donc
comme le lieu d'expression en Occident de l’idéologie des Frères
musulmans même si les dirigeants de l'Union se défendent d'avoir
des liens organiques avec ces derniers. Enfin, on assiste à l'émergence,
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à travers cette manifestation, d’un nouveau phénomène qui tend de
plus en plus à se constituer en France mais aussi en Europe : l’islam
de France s’intègre dans une logique transnationale. Ainsi, des
réseaux façonnés par des solidarités et des mobilités qui mettent en
relation des espaces géographiques différents se forment (Jocelyne
Césari : «le lien se tisse non pas à partir d'un foyer national ou culturel
d'origine, mais à partir d'un lien universel d'appartenance à la Umma»11).
Cette analyse est également applicable aux théologiens invités lors
du Congrès du Bourget. Ainsi, on peut retrouver des intervenants
comme Ahmed Jaballah, directeur de l’Institut Européen des Sciences
Humaines de Paris, ou encore le recteur de la mosquée de Bordeaux,
président de l’association Imams de France, Tareq Oubrou. Tous deux
sont des acteurs incontournables de l’islam de France et appartien-
nent à «la nébuleuse» UOIF. Mais on y retrouve également des théolo-
giens étrangers. On peut citer par exemple le Cheikh A. Basfar, imam
de Jeddah en Arabie Saoudite. Le Cheikh Youssef Qardawi, théolo-
gien égypto-qatari d’El-Azhar, s’est rendu au Bourget en 2000. Les
savants musulmans invités appartiennent eux aussi à «la commu-
nauté d’esprit» des Frères musulmans. Pour l’UOIF, la présence de
théologiens de renommée internationale représente un enjeu de tout
premier ordre car leur venue cautionne le discours religieux défendu
par cette association dont l'objectif est d’apparaître comme la source
spirituelle légitime de l’islam de France.
D’une manière générale, les intellectuels ou autres intervenants
comme Hassan Iquioussen ou encore Farid Abdelkrim, ex-président
des Jeunes Musulmans de France, et Malika Dif relèvent de la sphère
d’influence de l’UOIF Dans ce contexte, même si on retrouve des
mouvements ou des personnalités n’appartenant pas à la structure
organisationnelle de l’Union, ils sont caractérisés par la même proxi-
mité intellectuelle et idéologique : le réformisme des Frères musul-
mans.
Cette fédération invite aussi des personnalités médiatiques musul-
manes. Par exemple, le joueur de basket converti français, Tarik
Abdelwaheb, évoluant aux Etats-Unis, et l’ancien chanteur anglais
Cat Stevens, de son nom musulman Yusuf Islam, ont participé à la
18ème Rencontre du Bourget. Ce dernier est intervenu pour donner
une conférence dont le thème était «l’Homme en quête de Dieu». Cela
permet de médiatiser une association en lui conférant un «côté show-
bizness» afin d’attirer des jeunes de confession musulmanes.
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