DU MtME AUTEUR INTRODUCTION La philosophie comparée (P.U.F., Alcan, 2e éd., 1931). Esquisse d'une histoire de la philosophie indienne (Geuthner, 1923). L'Inde antique (Albin Michel, coll. « L'Evolution de l'Humanité », 1933). La philosophie en Orient, premier fascicule iupplémentaire de l' Histoire de la philosophie, par EInile BRÉmER (P.U.F., 3e éd., 1948). Lefait métaphysique (P.U.F., 1941). La morale et l'histoire (P.U.F., 1955). ~~'t"'""i'II!....))"9. :; liH<....?J.< • . ; ,.;:et J:P''''~t.''I''''~-'''~r.~''''''::~'''-.;~'\'ll- Définition dt eANfONAU: . P UNtVERSHAIAE aia.UOt~E~U-~ 19. JUIN 1984 lAUSANNE:/OQrlgny Dépôt légal. - Ire édition: 3" trimestre 195.1 7" édition: 4" trime~tre 1976 © 1954. Presses Universitaires de France Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays 1 D,I./" f~7 /1·, / Qu'est-ce que le Yoga? Voici d'abord ce qu'il n'est pas. Rien de pire que préjuger, c'est-à-dire croire trop tôt, sans vérification ni contrôle, que l'on sait. Il n'est pas de l'être, une réalité. Ni être absolu, ni être relatif. « Ontologie du yoga» serait un nonsens. Ni essence, ni existence, car il n'a pas été enseigné par Platon ou \Aristote. 6 1 PH:ILOSOPH:IE DU YOGA Il n'est pas pensée. Il ne raisonne point; il ne juge même pas. Il ne risque aucune erreur; n'en attendons aucune vérité. . On l'a érigé en méthode universelle; mais craignons les abus de langage. Méthode est une notion grecque. Ce n'est pas un processus naturel. Nature, d'après le latin nascor, signifie spontanéité vitale. Le yogi ne s'accepte pas tel qu'il est né, tel qu'il vivrait spontanément. Voilà, par contraste, ce qu'il est, d'après ce que font et enseignent les yogis. U ne pratique : entraînement à ce qu'on peut devenir en se faisant, ou mieux : par certaines manières de se faire. Un« sadhana», tâche d' auto~ réalisation. Une carrière, à la fois champ d'action et tâche qu'on assume. Une hardiesse, une témérité parmi des risques redoutables. Entreprise contre nature; ascèse (au sens d'entraînement) farouche, pouvant s'associer, mais ne s'associant pas nécessairement à de la religion ou de l!l piété. Une gymnastique plutôt qu'un culte; n'espérer que de son effort. En compa~ raison les stoïciens (tel Marc .Aurèle) sont des chrétiens qui s'ignorentl , Le yogi n'est ni libertin, ni dévot. Il se livre, dirions-nous volontiers, à un sport ascétique. Effort de solitaire absolu, même dans ces foules 1. Ils témoignent, dit Tertullien, d'une quasi-vocation chrétienne (testimonium animae naturaliter christianae). DÉFINITION 7 indiennes si opaques. Aucun monacat, aucune cohabitation, aucune discipline collective dans une caste ou une secte, quoique les religieux tibétains ou cinghalais participent à l'assiduité du yoga. Le yogi complet n'attend rien d'autrui, quoiqu'il n'ait pas besoin de fuir la société, en laquelle il ne trouve ni péril, ni aide. Instruisons-nous pourtant du yoga partout où il se rencontre, avec des modalités et des genres de vie divers. Les plus anciens échantillons du yoga vécu nous sont attestés dans la discipline des Jaïns et des Bouddhistes, vers le milieu du 1er millénaire av~ J.-C.; mais les témoignages les plus concrets et complets sont presque sous nos yeux dans l'Hindouisme de basse époque. L'authenticité du Toga Le yoga est à la fois du voulu et du vécu. Non pas quelconque; non pas brahmanique, car il n'est affaire ni de véda, ni de caste; il est donc extérieur à l'office sacerdotal. Ses deux premières manifestations indiennes, jaïnisme et bouddhisme, ne se situent pas dans le clergé mais dans l'aristocratie. Nous y insistons, car c'est le point de départ pour· toute documentation quant à cette ascèse particulière que nous devons étudier. En toute histoire, mais surtout quand il s'agit de l'Inde, il est question non de vérité, mais d'authenticité. La vérité n'est envisagée qu'en logique et dans les sciences relevant des mathématiques; 8 DÉFINITION 1 PHILOSOPl!IE DU YOGA ajoutons que c'est une notion « occidentale», tandis que l'authenticité vaut comme critère suprême pour l'Inde, religieusement fidèle - qu'il . s'agisse d'orthodoxie, de sectarisme ou de yoga. Le brahmane maintient l'authenticité d'expression vocale dans le sacré, au service duquel est cette langue « achevée }), « parfaite }), le sanskrit; le sectaire maintient le prestige des attitudes spirituelles et des mœurs qui firent la vocation du chef de secte; le yogi pousse le plus à fond possible les hardiesses de comportement qui donnèrent tant d'efficience à ses maîtres. Lui seul peut innover sans déchoir : magistral disciple il dépasse ses devanciers. L'effort voulu a été vécu; j'Hindou ne s'intéresse qu'à ces conquêtes-là, car leur audace confirme et parfait la tradition. Alors que les castes maintiennent toute tradition, sans plus, quelques yogis corroborent, de temps en temps, la précieuse authenticité de maîtrises plus· décisives. Ces victorieux n'ont été dupes ni de leurs sens, ni de leur pensée. Chefs en empirisme pragmatiste : d'eux s'honore l'Inde grandement, sans jalouser ce que l'Europe doit aux maîtres en rationalité. L'authentique n'est ni du vrai, ni du réel; plutôt du spontané qui, exploré, pratiqué, devient théorique et même classique. La Grèce, paraît-il, a reconnu, jaugé la raison. Pas du tout! elle l'a faite, et à sa façon. Puissante en sa simplicité, rudimentaire auprès de la logistique moderne. Le yogi explore et précise des comportements, découvre une logique des gestes. Cela pouvait paraître arbitraire lors du scientisme; mais après 1 9 la psychologie de la tension chez Pierre Janet ou le pragmatisme de W. James, après Binet et la psychotechnique, après la réflexologie de Pavlov et au temps de Merleau-Ponty, que nous serions naïfs si le yoga nous semblait impensable! il découvre, précise la complexité des fonctions vitales. Son authenticité s'atteste par expérience vécue (Erlebnis disent les Allemands). Une discipline du comportement Le yoga est extrêmement psychophysiologique. Refusons de le considérer comme relevant soit du corps soit de l'esprit: l'homme indien n'offre pas cette dualité. Admettons seulement l'être humain pourvu de sa conscience et de ses organes. Il se découvre possesseur de certaines manières d'être, ou manières de se faire. Les Grecs ont créé la gymnastique, les Romains ont apprécié la thérapeutique balnéaire. Apprenons que les variantes du comportement, recherchées, classées, explorées avec acharnement, furent le grand sport de l'Inde. Nous en avons l'assurance depuis le milieu du dernier millénaire avant l'ère chrétienne, époque où les fondateurs des deux premières sectes, celle des Jaïns et celle des Bouddhistes, acquirent de merveilleuses aptitudes en de farouches ascèses. Mais pour les âges antérieuts, ignorance totale, car la haute antiquité de cet Iran, patrie de l'Inde brahmanique, n'atteste aucune pratique comparable au yoga. 10 1 PIOLOSOPI{IE DU YOGA La tradition des brahmanes atteste qu'ils vouent un culte à l'expressivité de leur langue« parfaite», le sanskrit, qui plane au-dessus des langues parlées, évoluantes : respect comparable à celui des Indo-Européens modernes pour la mathématique. Appliquons donc notre attention au mot même, yoga. La racine yuj1 signifie joindre. Yoga jonction. Le yogi est« joint ». Non pas primitivement à quelque chose, mais en soi; absolument; au participe passé passif :yukta, en état de jonction, unifié. Exemple classique : quelle élégante solidité dans la roue construite par un charron ~ Les rais s'emboîtent adéquatement dans le moyeu et dans la jante. Si la goutte d'eau, bindu, symbolise l'unité de l'unique, la roue symbolise l'unité dans le complexe. L'ascète achevé, maître de ses muscles, de ses organes, de sa vitalité. Mais ne celons pas plus longtemps au lecteur qu'interfère un sens secondaire du terme yukta : joint à l'absolu, relation du dévot au Principe qu'il vénère. Expression non plus de vigoureuse rigueur, comme dans l'adonnement à Çiva, mais de fade langueur comme dans la piété à Visnu. En term~ de chrétienté française : vigueur pascalienne, déliquescence fénelonienne. . De quoi donc le soi se compose-t-il ? De quelle sorte d'efforts dépend sa ferme réalisation? Il s'agit d'attitude à obtenir, pour la maintenir ou la varier. Mentalité, mode de réaction. Evitons I. La même qu'en français joug, pour un attelage. DÉFINITION 1 11 de rien préjuger. Point n'est question d'harmoniser des idées. Il ne s'en trouve que dans la tradition platonicienne. Pourquoi postulerait-on qu'il fût question de sentiments, puisque l'ascète est enclos en soi? Avec prudence répétons qu'il est question de comportement. Non pas parce que ce terme fut récemment à la mode, mais parce qu'il a dans son horizon : gestes, tendances... Certaine façon d'agir, à la recherche d'une manière d'être. A mesure que l'acte s'ébauche l'être se modifie. Point n'est question de connaître; peut-être s'agitil de se faire. Les Hellènes furent esthètes et guerriers; les yogis ne le sont en aucune façon. Dira-t-on, dans le langage de notre XVIIe s., qu'en eux l'âme est maîtresse du corps qu'elle habite? A cela près, qu'ils n'admettent aucune substance pensante, qui serait jointe au corps. . Le yoga est une discipline autonome et volontaire du comportement humain individuel. Il n'a comporté des règles monacales qu'appliqué au bouddhisme; Si déterminée que soit la rigueur avec laquelle il exclut la complaisance pour soi, le yogi suit son chemin propre, comme s'il était seul au monde. Sa présence parmi la foule ne le rend pas social. Quoique son égoïsme soit annihilé, son altruisme, lui aussi, est réduit à zéro. Rien en lui de tel que l'esprit de. cordée chez l'alpiniste. Cet ascète qui n'attend rien du prochain ne fait rien non plus pour quelque autre qui l'avoisine sous le soleil ou dans la nuit, en son isolement ou parmi la plus opaque densité humaine: il réalise 12 1 PHILOSOPH:IE DU YOGA l' « unique» (Einzige) selon Stirner. Quoique formé dans l'obédience d'une tradition collective. Point son fait, non plus, ce seul à seul avec l'absolu, qui serait le plérôme de la plus riche société. Ne préjugeons pas que le yogi refrène avec fureur ses appétits vitaux, comme nos ascètes. Il n'aspire ni à la mort, ni au néant; il exacerbe frénétiquement l'énergie vitale en excluant la concupiscence. Quel abîme de compétence réflexologique chez ces audacieux, observateurs non moins critiques, certes, que hardis! Qui donc en Occident vivrait sans nourriture pendant des semaines, accroissant sa vigueur au lieu de défaillir? Qui commanderait à son cœur comme à ses poumons, maîtrisant l'usage de ses muscles, qu'ils soient lisses ou striés? Usage mystique des fonctions vitales : telle est la tâche de ces subtils maîtres en physiologie. Ces gens ne sont soutenus ou bernés par aucun dogme; leur savoir s'atteste par leur pouvoir. Ne les taxons pas de fanatisme, ce sont des expérimentaux. Lentement, sûrement ils acquièrent des puissances dont à peine nous-soupçonnons la possibilité. Ils se situent donc à l'opposé du moine chrétien, qui dédaigne et abhorre sa chair pour exalter son âme; le prince vital du yogi est immanent à l'ensemble de ses organes, sur lesquels il obtient une maîtrise croissante. Compétence charnelle qui s'oppose à la charnelle complaisance : juste l'opposé de nos religieux qui geignent de cette « épreuve» : posséder un corps. Il faut coïncider avec ses organes pour en posséder toutes les res- DÉFINITION 1 13 sources et les régir. On ne se libère pas:à l'encontre de l'organisme, mais en découvrant et développant les ressorts de son fonctionnement. Occurrence, remarquons-le, singulière, même paradoxale. Il n'est pas constant - est-il même possible? que certaine humanité archaïque se reconnaisse ignorante et sans ressource devant une tâche qu'elle conçoit. Comment la concevrait-elle, étant dans la naïveté de l'ignorance? Les techniques religieuses sont routinières puisque sacrées; toute prétention à inventer y serait non seulement présomptueuse, mais impie. Archaïque ou ultérieur, le yoga fut non pas rite, mais ardente, systématique recherche. Les efforts ascétiques du Jina et du Bouddha, ces premiers connus parmi les yogis de l'Inde, sont prouesses exceptionnelles, exemptes de tout culte. Le yoga en lequel ils ont forgé leur maîtrise n'est ni foi ni vénération, mais merveilleux sport psychophysiologique. Où en situer les origines? serait-ce en quelque discipline sacrée qui, n'étant pas d'origine indienne, né serait pas solidaire de cette obsession hindoue: éluder les vicissitudes de la transmigration? Les motifs d'ascèse ne sont pas partout les mêmes. Dans l'Occident asiatique, en Egypte, en Europe il s'agit d'écarter la« coulpe» ou souillure; en Extrême-Asie de fonder une liberté: sur l'ordre universel dans le confucéïsme, sur l'ironie chez les taoïstes. Dans l'entre-deux où se gîte le monde indien il n'y a pas d'autonomie correcte hors l'accomplissement du devoi.r de caste: cela produit le 14 1 PHILOSOPIUE DU YOGA b~a?~ane, no~ pas le yogi. On aperçoit sous ce bIaIs a quel pomt le yogi se taille une carrière hors cadre, paradoxe social et moral. Scandale vivant pour la règle du dharma (devoir de caste), il acquiert un immense, prestige par son dharma hors cadre abhidharma en tant qu'extra-social. Dualisme désormais foncier : respect absolu du brahmane, mais abîme de vénération devant ces anarchistes, ces téméraires dont l'effort. transcende tous devoirs. Ici nous apparaît le motif pour lequel l'Inde si religieuse ou si héroïque ignora ce que nous appelons la morale : une correction des mœurs valables pour tous les hommes (pensons à Kant 1). Et nous saisissons du même coup la nécessité sociale qui juxtaposa auprès de l'homme de caste, fondement de la soci.été, .l'homme de secte hors rang, hors cadres, pIOnmer des hardiesses. Si l'Inde fut plus qu'une ruche humaine, c'est parce que la fidélité du respect fut compensée par la plasticité de l'innovation éthique et sociale. Il y eut quelque yogi, non pas seulement de saints hommes, à l'origine de chaque initiative sectaire, car si la piété est conservatrice, le yoga est frénétique de novation. Yoga et indianité Elle est si grande, la part du yoga dans l'india~ nité et si constante que l'on pourrait être tenté de l'envisager comme le fond permanent de la culture indienne. Mais attention aux mots. DÉFINITION 1 15 Pas du tout de la civilisation indienne ! C'est le régime des castes qui précise la façon sociale pour l'Inde d'exister. 11 n'y a rien de social dans le yoga. Quoi de plus pittoresque pour des gens de notre formation européenne moderne, que de contempler dans l'indianité un ample passé collectif, reposant sur deux bases, dont une seule est sociale? Rassurons-nous. Par ses origines « indo-européennes » ou aryennes l'Inde fut façonnée en sa culture védique, jumelle de la culture avestique. Mais le yoga ne fut jamais apanage des Iraniens. La pensée indienne exista et aurait pu continuer d'exister sans le yoga, mais abstraite et théorique, d'une sécheresse analogue à la sécheresse iranienne. L'Iran fut contemplatif et hiératique, comme l'hellénisme où règnent les idées platoniciennes ... avec la séduction des Grâces. La vérité alors n'est que lumière. En effet le brahmanisme indien ne fut que connaissance rituelle: véda. Nous entrevoyons ainsi que l'Inde doit au yoga ce qui en son bagage spirituel n'est pas iranien ou théorique. Avec le Jina elle s'écarte de ce simplisme schématique : lumière et bien, ténèbres et mal. L'élasticité du progrès spirituel est une ferveur qui chasse les abstractions et ouvre une voie comme, vers le même temps, le taoïsme fut, en Chine, une ruée de l'élan vital à l'encontre de hiératiques solennités (confucéennes). Sàns le yoga l'Inde ne connaîtrait pas d'autre action que le karman, cet asservissement. L'entreprise osée par le yogi dissipe cette fatalité de la vie 16 1 PHILOSOPHIE DU YOGA' vécue; elle fait concevoir de l' entreprise libéra~ trice, juste le contraire des actes qui encombrent, entravent, paralysent. Aucune logique n'explique la coexistence de ces deux jugements opposés : futilité et misère de l'acte, salut par l'audacieuse carrière; le yoga est d'un autre ordre que le kar~ man : entreprise ardente et non fatalité. Ce yoga n'est pas brahmanique et orthodoxe, mais sec~ taire; il ignore castes et védas; les Hindous, si religieux, y oublient leurs dieux; ils y puisent non de la croyance, mais de l'essor. A tel point qu'ils oublient presque le panthéon védique, mais fondent les deux religions sectaires, bientôt suivies d'innombrables autres sectes. Les textes que nous présentons dans la seconde partie de cet ouvrage préciseront diverses moda~ lités du yoga selon les temps et les écoles, ortho~ doxes ou non. On y remarquera la part du discer~ nement et celle de l'effort ascétique. Le premier dominait dans le yoga antique : jaïn, bouddhique, upanisadique; le second l'emporte dans le tan~ trisme médiéval. Entre les deux se situe le yoga superficiel et fadasse des épopées et des purânas. Voici quelques directives sommaires : Le yoga antique se garde d'opposer esprit et corps. La régulation de la fonction respiratoire prépare la discipline mentale. A la faveur d'un entraînement portant sur les attitudes, l'esprit s'affranchit par pure connaissance. Le délivré vivant (jivanmukta) atteste un désintéressement absolu. Le yoga ultime, dit tantrique, effectue l'évasion du principe pensant hors de l'organisme. Effort DÉFINITION 1 17 non de connaissance mais d'autonomie. Par libé~ ration physiologique on s'échappe à soi~même en désertant son corps. Yoga et comportement L'actuelle« psychologie du comportement» doit permettre à un plus large public que jadis certaine intelligence du yoga, bien qu'un immense écart sépare de cette ascèse soit nos religieux, soit nos sportifs. Beaucoup de ces civilisations que Lévy~ Bruhl, sans aucune illusion, taxait de primitives, ne conçoivent pas l'accès à l'âge adulte sans des initiations et des épreuves rigoureuses. Ce sont des mœurs obligatoires, alors que le yoga n'eut jamais ce caractère et qu'il est une discipline à poursuivre jusque dans la vieillesse et la mort, mais. individuelle, non collective. La Mongolie eut ses sorcières avant d'avoir des sorciers. Mais la vocation du yoga est masculine et si elle comporte une gymnastique sexuelle, celle-ci ne vise aucunement à régir la génération. Le yogi tantrique est extrêmement expert en ce domaine, mais il vise à transcender; non à jouir. Il transporte en maîtrise ce que le kâmasütra exerce pour la volupté. L'Inde, si religieuse, diffère à cet égard de l'Iran et de Byzance: elle ne révère ni anges ni archanges. Le saint n'est pas un eunuque; il lui faut posséder toutes les forces vitales pour dominer; l'ascète n'est pas un débile anémié, mais celui qui doit tout éprouver pour tout dépasser. 18 DÉFINITION 1 1 PHILOSOPHIE DU YOGA . ~,~ Une caractéristique foncière de l'indianité, c'est son indigence en« morale », par contraste avec son héroïsme surhumain en ascèse. Il y a les mœurs canoniques des castes : autant de castes, autant de dharmas. Il y a les vocations inspiratrices des sectes. Jamais d'impératif catégorique valable pour tous. Un chaos humain plus encore qu'une mixture. Seul rencontra et voulut la morale Gandhi, parce qu'il n'était pas brahmane, mats juriste à l'européenne. La biologie témoigne de structures et Marx. nous a fait admettre la réalité de structures sociales. Les Hindous savent que l'organisme est structuré, ainsi que le système des castes. Mais il sont obsédés par l'importance des postures individuelles, dont nous devons remarquer qu'elles sont l'origine même des sectes. Les structures attestent une fatalité mécanique, les postures une souplesse de comportement. Le statisme de la structure s'est fait, mais il est fait; le dynamisme de la posture est du « se faisant» (bergsonien). Il y a comme une harmonie préétablie entre ces bases foncières et d'une part la biologie, d'autre part la linguistique indiennes. Samskara, « confection », aptitude à se faire par comportement. Samskrta, parfaitement composé, achevé, adéquation du langage à la totalité du signifiable : valeur hors pair du « sanscrit». Structures : des postures incrustées dans la plasticité vitale, karman. On parle de structure là où l'expression est nécessaire 19 en tant que préformée; de posture là où elle est souple et vivante (pas seulement vécue). La réalisation de postures difficiles à découvrir atroces ou terrifiantes à maintenir : rude écol~ d'énergie, de sang-froid, d'autonomie. Lutte contre les rigueurs du climat, le vertige, la douleur, les privations, le désespoir. Maintien d'une placidité parfaite contre les artifices de magies hostiles. Par contraste, que les Stoïciens furent vaniteux et impuissants! Bénignité de leur nil mirari. Ils se bornent à supporter, sans aller au-devant des efforts où risque de sombrer l'équilibre. Ils nient le jugement «je souffre! » au lieu de se jeter dans l'épreuve pour la surmonter. Auprès de cette « réalisation », sadhana, où l'Hindou s'oublie combien est vain cet orgueil des Grecs d'Asie : « Ne s'étonner de rien », pas plus; au lieu d'affronter les risques suprêmes. C'est se payer en fausse monnaie, au lieu de s'enrichir en désintéressement. Le vrai courage est de dominer toute faiblesse, au lieu de s'en remettre à l'abstraite raison. Origines Sylvain Lévi et Pelliot ont envisagé en linguistes ce problème : le çramay.a bouddhique serait-il le chamane mongol? Si oui l'origine du yoga pourrait être cherchée vers la Sibérie orientale, et tel fut le point de départ des recherches auxquelles se 20 1 PHILOSOPHIE DU YOGA livra l'orientaliste anthropologue Mircea Eliade1 • Après une vaste enquête personnelle il a pris en grande considération les. résultats obtenus par Sirokogorov : au lieu que le chamane témoigne d'un vieil archaïsme septentrional ayant dans le Nord-Est de l'Asie précédé l'essor bouddhique, il faut le considérer comme saturé de ce bouddhisme tibétain, le lamaïsme, doctrine mixte qui aurait gagné la Corée dès le Ille siècle, mais la Mongolie seulement au XIIIe et la région de l'Amour au Xve. Quant aux Mandchous ils ne l'auraient reçue qu'entre le XIVe et le XVIIe siècle2 • Si donc nous nous intéressons moins à la confrontation des divers bouddhismes qu'à la recherche de l'origine du yoga, ce n'est pas plus la Sibérie que le Tibet qui nous renseignera. \ Pas non plus l'Iran, quoique l'orthodoxie brahmanique soit étroitement connexe des mazdéismes successifs, et bien que le mystérieux Zoroastre se situe dans le dernier millénaire av. J."C,,, assez près du Jina. Mais s'il est vrai que les passes aboutissant à Peshawar sont presque le seul accès normal à l'Inde penjabique, il se peut que nous ayons tort d'oublier qu'à travers le Beloutchistan le bas Indus est accessible à des Mésopotamiens, et qu'au surplus les communications maYoga, Paris, 1. 1948· 2. Geuthner, 1936; Techniques du yoga, Paris, Gallimard, Revue de l'Histoire des Religions, t. CXXXI, 1946, p. 48. DÉFINITION 1 21 nomes du golfe Persique à Karachi furent toujours èffectives. Or c'est un fait que les fouilles de Sir John Marshall à Mohenjo Daro (Bas-Indus) ont révélé une indianité non pas iranisante, mais déjà hindouisante à très haute époque. Il s'agit de tablettes en céramique toutes semblables, présentant un personnage assis comme un Hindou et possédant trois yeux. Effigie même, semble-t-il, du dieu Çiva, qui à l'âge historique sera le patron des yogis. Ces tablettes datent d'environ deux millénaires et demi avant le jina et le bouddha1 • Attestation non pas d'une indianité selon quelque style mésopotamien, mais purement hindoue et contemporaine de l'antique Mésopotamie. Le plus vieux yoga est indien de la plus vieille Inde, celle de l'Indus, celle du IVe millénaire. En fait la notion chaldéenne de la voûte céleste percée de trous (que nous croyons être des astres), par lesquels le monde sublunaire communique avec l'éternelle lumière accumulée au-delà de cette carapace, une telle notion s'exprime dans les upanisads. Le culte du lingam ou phallus, qui sera toujours çivaite, est attesté à Mohenjo-Daro. Selon J. Przyluski le terme austro-asiatique lak (pénis), se reflétant dans le sanskrit langula (charrue), instrument de fertilisation, aurait communiqué son sens au mot lingam. On est tenté de supposer que certaines postures de yoga servaient à régir la nature. [. La civilisation « suméro-dravidienne» de l'Indus pratiquait déjà certaines postures du yoga. Cf. MARsHALL, pl. XII, [7; pl. XCVIII du vol. III; p. 44 et 53-4 du t. I. 22 1 PHlLOSOPItIE DU YOGA CHAPITRE PREMIER Yogi ni (yogi au féminin) a désigné un démon femelle de la végétation, peut-être avant que cet absolu, Çiva, fût la conciliation des contraires sous son double aspect ascétique et phallique. On devine ainsi un stade archaïque où yoga et génération furent dans un rapport de cause à effet; on s'explique la coutume d'élever des lingam sur les tombes des yogins (Eliade,· p. 305). Le çivaisme pleinement historique paraît bien avoir explicité le contenu virtuel du proto-çivaïsme. Les premiers yogas sectaires Jaïns et Bouddhistes . \ La carrière du Jina, ce Victorieux, et celle du Bouddha, ce Lucide, sont des paradigmes de libération. L'Occident chercherait chez des faibles ou des asservis l'aspiration à l'autonomie. Il se référerait à l'esclave Epictète, au tuberculeux polisseur de lunettes, Spinoza. Pourtant le stoïcisme a libéré l'empereur Marc Aurèle et le bouddhisme cet autre empereur, Açoka. Où mieux trouver l'affranchissement que chez les puissants qui domi- & 24 1 PIlILOSOPHIE DU YOGA LES PREMIERS YOGAS nèrent leur pouvoir? Certes l'historicité du Jina et du Bouddha n'est pas aussi positive que celle de ces sages potentats. Mais elle est plus documentaire, car l'inconcevable misère indienne est richis. sime en désintéressements; chaque surhomme fut approximé par d'innombrables inconnus. Abstenons-nous aussi de confondre avec l'indigence la maîtrise de soi. Le Jina, puis le Bouddha furent ~es aristocrates, des souverains qui renoncèrent à toute gloire, à tout pouvoir pour dominer l'appétit de vivre même le plus humble. Nous recevons la leçon des pauvres d'Israël; admetto?s que l'~ndi­ gence volontaire chez ceux des pUIssants qUI re- . noncent à toute gloire et s'avèrent les plus purs témoigne de la vraie vertu, celle qui s'atteste maîtrise. L'humilité indienne est le contraire de l'orgueil stoïque. Aussi la vraie libération dépasset-elle la vertu intégrale. Il faut dominer tout vouloir vivre, pour, en renoncement total, acquérir la maîtrise universelle. Le vrai conquérant va audelà de toute conquête. En ce milieu du dernier millénaire avant notre ère il ne semble pas que le yoga ait encore été assimilé par les brahmanes. Ceux-ci. possédaier:-t une formation aryenne, puisque védIque, tandIS que l'aristocratie détenait comme son patr~.moine des cultes de noblesse à base de yoga. Le Jma, le bouddha sont, en fait, les premiers yogis que repère l'histoire : des souverains qui ne veulent commander qu'à eux-mêmes, posséder qu'une méthode de salut. Mais leur zèle altruiste est à l'échelle des monarques « universels»; c'est en 1 25 oubli de soi qu'ils s'attestent « impérialistes ». Les ascèses suprêmes détiennent l'efficience de la plus haute autorité. L'Inde n'ayant pas conçu de divinité se sacrifiant pour les humains, aucune religion ne peut prévaloir sur cette frénésie de désintéressement. Jaïnisme et bouddhisme fournissent des sagesses collectives plus puissantes que tous les cultes et valables pour tous les hommes, pas seulement pour ceux qui les ont promus. Décisif avantage de la secte, inconcevable dans la caste. Ces deux ferveurs exemptes de théologie offrent avant Auguste Comte des religions de l'humanité; elles furent plus ou moins imitées, avec des moyens :elativement faibles, par les innombrables tentatIves sectaires, très diverses désormais. Si encline qu'elle fût à la fidélité envers son p~ssé, l'Inde entra dans l'histoire par étrange novatIon. Les faits normaux, n'étant que mœurs et non événements, ne sont pas remarqués. Voici l'événement, qui est double. Au VIe siècle avant notre ère par le jaïnisme, puis au ye par le bouddhisme, au pays des castes - régIme permanent surgissent deux sectes, à l'encontre de la tradition. Elles sont presque coulées dans le même moule, en opposition au régime .ancestral. L~ br~h­ manisme antérieur, normal pUIsque sans hIstOIre, avait été l'extension au Penjab (bassin du haut Indus de cultes iraniens, connexes de la form~~e zoroastrienne. La double novation se prodUISIt 26 1 PHILOSOPH:IE DU YOGA· dans la caste des nobles, cette aristocratie dont les membres sont des rois (raja). Evénement non du Penjab mais de l'Hindoustan, entre Gange et Himalaya, dans une zone perméable à des infiltrations tibétaines. Deux humains cent pour cent concrets et historiques? ou une geste d'aristocratie à deux exemplaires, certes distincts, mais« superposables »? Il serait naïf de postuler que vrai et réel fussent synonymes; mais on ne se tromperait pas en affirmant que si, dans la 6rconstance, l'historicité des deux sages éminents n'est pas intégrale, d'innombrables inconnus ont approximé l'effort surhumain qui eut en le Jina et le Bouddha - le Victorieux et le Lucide - ses prototypes. Le « dénominateur commun », en la circonstance, est le yoga. Cet entraînement, déjà fort spécialisé, est étranger à la caste brahmanIque, dont l'office consiste en rite sacrificiel selon les bdihmanas. Avant le Moyen Age ne nous attendons pas à trouver le yoga chez les spécialistes du culte. Par contre, comme grand « sport» de vigueur et d'audace, constatons-le en pratique parmi l'aristocratie. Exempt de tout rapport à une fonction ou une institution quelconque, il anime ceux qui se vouent à l'exceptionnelle hardiesse, quoiqu'il ne se confonde pas avec les règles d'honneur dans la caste des nobles. Il ne deviendra scolastique et doctrinal que mille ans après avoir inspiré au Victorieux les moyens de la véritable victoire. Le yoga est entrainement; jaïnisme et bouddhisme sont religions. Pas du tout théologies, mais techniques de salut. Terme encore scabreux! le LES PREMIERS YOGAS 1 27 salut, à l'indienne, est voie, chemin vers un but définitif : mok§1a, la délivrance. Notion nouvelle, désormais prestigieuse. Admettant une inéluctable et indéfinie transmigration (samsàra), l'Indien ne pouvait concevoir la mort comme négation de la vie; elle est à ses yeux transition d'une existence à une autre. Seule la délivrance extrait l'individu de cette géhenne, la « roue» des vicissitudes. Telle fut la prouesse réalisée par le Jina et le Bouddha : ayant résorbé tout le stock de karman accumulé dans leurs existences antérieures; ayant réussi à ne plus s'empêtrer en karman nouveau, grâce à un absolu désintéressement et à un total dévouement pour la libération des humains, ils ont trouvé issue hors de la transmigration, ils sont devenus délivrés vivants (jîvanmukta). Au lieu de trépasser ils accédèrent au nirvana. Cela signifie : par extinction définitive de tout karman, épuisement de la nécessité de renaître. Ouvrant une voie ils ont révélé le salut. On n'appréciera le sens et les moyens du yoga que si nous montrons que la pensée indienne opère sur un autre plan que celle de l'Europe. Celle-ci, à travers l'héritage grec, la scolastique, Descartes, Hegel; cherche la vérité, pensée juste, maîtresse en logique et en mathématiques. L'Inde fournit à ses populations, disparates, des règles de vie : celles des castes, auxquelles se sl,lrajoutèrent les règles sectaires~ Ce fut toujours à travers le devenir des sectes que le yoga évolua parmi maintes appli- 28 1 PH:ILOSOPHIE DU YOGA . cations; mais ce fut toujours dans l'effort biologique individuel qu'il explora, qu'il osa et réalisa (sadhana). Première dans la succession des sectes, la réalisationjaïna existe encore en son lieu d'origine, après vingt-cinq sièc1es : dans l'Hindoustan le long de l'Himalaya, dans la moitié occidentale de l'Inde centrale. Elle porte en soi des souvenirs de l'Iran oriental, du zoroastrisme, du Penjab. Sagesse pratique et réaliste; modestie mais intégrité. Aussi n'a-t.:elle jamais attiré la foudre à l'encontre de son destin. Probité en affaires, sagesse diaphane; zèle en cas de vêtement, proverbial pour blancheur et pureté dans le nudisme. La foi jaïna réalisa autant d'intégrité en affaires qu.e d'honnêteté dans les mœurs. Test irrécusable: féroces à l'encontre des moines bouddhiques, les Musulmans vainqueurs ont respecté les adeptes modestes du Victorieux. Quelques précisions s'imposent pour situer la pensée jaïna, première en date de toutes les (innombrables!) philosophies indiennes. Elle est à la fois spiritualiste et matérialiste, mais pas du tout un dualisme de substances. A la fois du vivant Uiva) et du non-vivant (ajïva). A ces deux« principes» s'ajoutent les irruptions ou influx (asrava); le lien (bandha) ; 5° La défense (samvara) ; 60 L'anéantissement (nirjara); 7° La libération ou délivrance (moksa). Des facteurs, ou comportements, non des fonctions, encore moins des LES PREMIERS YOGAS 1 29 « choses ». Le spirituel et le matériel se jouxtent, c'est-à-dire joignent par un yoga plus constitutif que disciplinaire; seul Helmuth von Glasenapp l'a précisé. Un encombrement matériel, karman, s'insère dans les âmes, malgré qu'elles soient spirituelles; entravé ou favorisé, leur comportement résulte de contact ou jonction. Yoga en ce sens le plus archaïque désigne ainsi l'équilibre plus ou moins réalisé entre l'autonomie du principe spirituel et les accrochages ou obnubilations qui surviennent1. Si le premier témoignage plastique du yoga en action est l'effigie du« Çiva» (?) de Mohenjo Daro, le premier document philosophique de ce comportement est ainsi l'usage du mot yoga dans le canon jaïna, qui atteste une ascèse plus chargée d'archaïsme que le canon bouddhique. Même à travers les siècles ultérieurs, quand il y eut quelque rivalité entre Jaïns et bouddhistes, les premiers ne montrèrent jamais la moindre intention de moderniser leur canon. Comme gage d'authenticité, l'archaïsme, dans l'Asie entière, passe pour plus précieux que les développements ultérieurs. Un fruste matérialisme fonde la théorie jaïna du karman. L'inanimé (ajïva) consiste en diverses substances : l'extension (akaça), le mouvement (dharma), le repos (adharma), la matière (pudgala) qui implique des emplacements (pradeça) où se localisent des simples (anu) , petitesses ou 1. La théorie du karman dans la philosoPhiejaina, I9I5; Lejainisme, 19 2 5Sa Philosophie der Inder, de I949, a été traduite en français (Paris, Payot, 195I). Nous nous référons aux pp. 23I et 232. 30 1 PllILOSOPllIE DU YOGA . ......extrêmement petits (paramanu). Atomes? sauf que ni l'étendue, ni l'infiniment petit, ni l'insécabilité ne les définit. Dans les interstices que recèlent les agrégats (skandha), fussent-ils spirituels, des éléments matériels se peuvent insinuer: le karman n'est que l'encombrement de l'âme par des résidus d'actes antérieurs, sédiments matériels; tout comme nous admettons que l'arthrite résulte de l'accumulation d'urates dans les articulations. Remettre à sa place chaque sorte de substance, expurger le spirituel du matériel : telle est la voie du salut ou de la santé, expressions équivalentes. L'ascèse hâte la dissolution des résidus karmiques, tandis que la claire compréhension, accompagnée d'initiatives purement spirituelles (vïrya) parachève la délivrance et institue la liberté. La région où s'est constitué le bouddhisme n'est pas fort lointaine de celle qui produisit le jaïnisme. L'écart de temps qui sépare ces deux événements n'est guère que de deux ou trois générations. Le sage des Çakyas (Çakyamuni), lui aussi; est un souverain qui renonce au pouvoir temporel pour affranchir les humains de l'égoïsme et du désir: comportement plus absurde encore à ses yeux que pour le Jina, car il a la conviction que les âmes ne sont pas des substances, mais de simples phénomènes. Même opposition que dans nos temps modernes, entre le réalisme de Descartes et le phénoménisme de David Hume. Dans la nature et dans la société, le dharma, structure effective du LES PREMIERS YOGAS 1 31 réel, n'est plus substance, mais phénomène, c'està-dire donnée sensible inconsistante et passagère. Un immense progrès de critique à l'encontre du réalisme naïf: c'est l'originalité philosophique du bouddhisme. Sa formule de la « production conditionnée» des phénomènes met d'emblée la spéculation de l'Inde au niveau de la pensée européenne la plus hardie du XVIIIe siècle européen. Il faut toujours redire, à ce propos, que l'idéalisme bouddhique, ayant débuté par le stade« Hume », s'est placé plus tard et non plus tôt - au stade Berkeley. Mais nous n'avons pas à traiter ici de la philosophia universalis qui ne peut être que comparative. Le potentiel métaphysique du bouddhisme, qui est pourtant critique sévère, ne doit pas être laissé sous silence, même dans la plus sommaile présentation. Tout comme en Grèce la spéculation physique, en tant qu'elle suppose une philosophie « première », aboutit à une métaphysique, la réflexion sur le dharma suscita une critique des conditions de l'existence, abhidharma, sorte de métaphysique adaptée à une philosophie où l'être dépend de l'acte. Les valeurs suprêmes, « triple joyau» du bouddhisme, sont symétriques de celles du jaïnisme : l'initiateur devenu par contention de lucidité pur être de bodhi, c'est-à-dire de connaissance juste; sa Loi (dharma); sa communauté (samgha). Limite extrême de l'effort et de la lucidité, c'est-à-dire état terminal et définitif, où toute aberration par égoïsme se trouve surmontée (on 32 1 PHILOSOPHIE DU YOGA dirait en allemand : aufgehoben), voilà le but. C'est l'extinction, nirvana. Pas du tout un capotage dans quelque néant, « néantisation )} sartrienne. Tout ce qui a été supprimé était négatif. N'en concluons pas que ce qui subsiste soit positif. Mais l'illusion est devenue impossible, surtout l'illusion de l'être, celle de l'égoïsme et de l'ego. Eteint, le vouloir-vivre (Wille zum Leben, de Schopenhauer). Aucune possession, ni d'être, ni de béatitude; mais diminution intégrale des intérêts et des vanités. La vanitas vanitatum, amertume du désenchantement, n'existe pas dans le nirvana; délivrance totale. L'affinité est incontestable entre les deux sectes, entre ces deux gestes de noblesse, jaïnisme et bouddhisme. Leur affinité est surtout évidente dans les premiers âges; plus tard le jaïnisme se contentera de destinées très honorablement modestes, tandis que le bouddhisme prendra un immense essor. Ni caste, ni secte ne cherche ce que nous appelons de la vérité. Les brahmanes s'adonnent au sacrifice védique; les nobles cherchent, en guise de salut, la délivrance, mais par des moyens autres que guerriers. L'ascèse est lutte sévère, non routine sacerdotale. Pas de délivrance sans effort, donc sans yoga; mais le yoga au service de la délivrance peut aboutir à l'état de« délivré vivant» (jivanmu~ta). Prouesse immensément supérieure à la sagesse même intégrale des innombrables doctes que nous appelons philosophes LES PREMIERS YOGAS 1 33 indiens. Il suffit à un Grec d'être sage en conformant son action à son idéal, pourvu qu'il pense sub specie. teternitatis, car son idéal est souverainement intellectualiste; mais le but suprême pour l'Inde excède sagesse ou raison. La résorption par usure tenace de l'immense karman accumulé, à travers tant d'existences successives, dissociation d'agrégats matériels dans le jaïnisme, dissociation de complexes psychiques dans l'idéalisme bouddhique, sont des tâches surhumaines. En effet dans ce . compartiment de l'indianité il n'y a aucun appel, aucun espoir en une grâce divine; c'est du pragmatisme absolu que doit fournir une con~­ cience radicalement« relative ». Le double exploIt du Jina et du Bouddha ne fut renouvelé par personne. Notre lecteur pourra constater par la suite que l'expérience indienne s'en rendit compte,puisque les tantrikas bornèrent leur effort, déjà inouï pour des Européens, à dominer leurs foncti?ns psychophysiologiques (la « torsion)} bergsomenne). Jaïnisme et bouddhisme ~'on~ pas, :o~~e la fiction légendaire semble l enseIgner, JaIllI tout faits d'une révélation de deux initiateurs. Chacun des deux canons s'est constitué graduellement, et les deux sectes ne restèrent pas figées quand les canons furent au complet. Il y a aussi contraste entre la relative simplicité, immutabilité de la dogmatique jaïne et l'extrême plasticité du bouddhisme. P. MASSON-OURSEL 2 34 1 PH:ILOSOPHIE DU YOGA Le .do,gme ,des Jaïns impliquait une physique m~térIalI~t~, a .laquelle se juxtaposait un dynamIsme spIrItualIste. La première freinait le second. Au contraire le bouddhisme, sous sa forme initiale fut un idéalisme circonspect (Petit Véhicule Hï~ nayana); ,sous ,sa forme ultime, au Moyen 'Age, chez les TIbétams et en Asie centrale un idéalisme aussi grandiose que celui de la« deu~sche Romantik» avec Fichte et Hegel (Grand Véhicule Maha- )1" EpanOUlssement ' , yana d'une pensée puissante, non étrIquée selon les conventions traditionnelles de la philosophie brahmanjque (ou texte de base , sutras; ou commentaire). - Au cours des temps l'orthodoxie brahmanique assume l'attitude d'une pleine autonomie comme si les deux sectes lui étaient complèteme~t étrangèrc;s. A!fectation! ~ette orthodoxie s'appliqua toujours a écarter le rIsque de verser dans l'hérésie. Mais la « critique» occidentale a dit son opinion sur les origines bouddhiques. La thèse d'Emile Senart : le bouddha, mythe solaire, ne doit être ni oubliée, ni traitée à la légère. Les travaux ultérieurs deJ. Przyluski ont montré ce que le bouddha non du passé, mais de l'avenir, Maitreya doit à Mithra, cette divinité d'Asie centrale qui exerça tant de prestige sur les légionnaires romains. Le sage des Çakyas (Çakyamuni) dut n'être, origi1. Cf, notre Esquisse d'une histoire de la philosophie indienne Paris Geuthner; notre Inde antique, Paris, Evolution de l'Humanité ~llectio~ Henri Berr; les ouvrages de LA VALLÉE-POUSSIN de STC~ERBATSKY de LAMOTTE, de GROUSSET, ' , LES PREMIERS YOGAS 1 35 nairement, ni homme ni dieu, mais Sôter selon le mode irano-grec : un sauveur. Cette foi en la lumière et la sérénité purement âryenne se chargea de lourds développements selon l'hindouisme dans ces deux gestes ou romanceros successifs, le jaïnisme et le bouddhisme, comme quelques siècles plus tard ramaïsme, krsnaïsme, double piété à Visnu· et à Çiva constituèrent parallèlement les deux épopées (Mahabharata, Ramayana). Il est dans « l'ordre des choses» que les diaphanes thèmes irano-penjabiques s'empâtent en un fouillis légendaire illimité lorsqu'ils s'expriment selon la fantaisie massive et chaotique de l'Hindoustan. Les deux gestes salvatrices, les deux épopées sont des incidences comparables dans lesquelles l'esprit aryen s'est hindouisé. Concluons que jaïnisme et bouddhisme ont mis le yoga au service de la « délivrance»; dans ce moule prendront forme toutes les philosophies, chacune visant certaine forme de salut. Nous éviterons de situer sur même plan l'officielle religion de caste et la sectaire ferveur; car la secte, à haute époque, implique répudiation de la caste : saut dans l'arbitraire, proclamation d'infidélité. Jaïnisme, bouddhisme ne furent pas cultes de tout repos, mais gageures, ouvrant ]a voie à la fantaisie sectaire, qui remplit le Moyen Age. Immense mérite de sincérité absolue, danger croissant d'arbitraires novations. Mécanique et routinière par ses castes, l'Inde fut non seulement libérale mais anarchique dans ses initiatives hors caste. Singulière conciliation des contraires dans une société r 1 36 1 PFnLOSOPHIE DU YOGA où la ferveur refuse de s'endormir en routine pieuse; dans une société trop vaste, trop multiple et trop dense pour permettre un régime d' « état ». Voilà l'occasion de remarquer à quel point furent solidement constituées les deux premières sectes, par contraste avec l'arbitraire et la fragilité qu'attestent les sectes ultérieures. Elles fournissent règles de vie, strictes manières de penser, dont procéda, en une large mesure, la logique indienne. Elles ne se bornèrent donc pas à prôner certains dogmes. L'ascèse du Jina, celle du Çakyamuni ont chacune son originalité quoiqu'elles présentent beaucoup de traits communs. Elles condensent une immense expérience spirituelle de nature collective malgré leur aspect d'individuelle initiative; expérience fort rationaliste en comparaison du pragmatisme qui inspirera la plupart des sectes médiévales. Le jaïnisme attesta sa solidité en ne risquant pas de périr, soit condamné par l'orthodoxie, soit persécuté par les musulmans. Le bouddhisme, religion de moines plus que de probes commerçants, fut anéanti dans l'Hindoustan, rejeté dans l'Himalaya, bloqué à Ceylan, mais se donna essor, comme Petit Véhicule dans le Sud-Est asiatique, comme Grand Véhicule, dans tout le Nord-Est, jusqu'en Chine et au Japon, mais en subissant de paradoxales altérations. Il transféra le yoga aux pays du tao. Nous envisagerons ultérieurement l'époque la plus glorieuse du Grand Véhicule, celle des Yogacaras (ve.;vu e siècle). Ce fut un moment crucial de la philosophia universalis. LES PREMIERS YOGAS 1 1 1 1 1 t i ; 1 1 ! j \ !t t } 1 f 1 1 ~. i 1 1 37 Retenons surtout ce fait capital : dès le plus ancien témoignage d'un yoga chez les premiers Jaïns - cette discipline est en pleine possession de ses moyens. Le Toga face aux religions et aux théologies Le yoga est ascèse et non piété. Ascèse individuelle; susceptible cependant de devenir collective, en tant que monacale, mais un monastère n'est pas une société (Tibet). Le yoga est ferveur de secte, non tradition de caste. Alors que la caste modèle les individus dans le même moule la secte arrache l'individu à son milieu natif et le forme en l'isolant... parmi d'autres. L'Inde fut religieuse par régime de caste, mais découvrit et cultiva la spiritualité dans des initiatives sectaires. Elle développa de façon parallèle et rivale à la fois, le social dans l'individu (caste), l'individu dans le social (secte). Conservatisme de caste, originalités sectaires. La caste est une ruche, la secte un parti, une vocation, une initiative d'individu se prolongeant par forme de vie collective. Ainsi le yoga ne fut pas, comme on le préjuge en Occident, un pur sport individuel. Gymnastique physiologique, il suscita quantité d'expériences sociales. Dès le début de l'histoire indienne jaïnisme et bouddhisme, types originaux de vie commune. Ensuite toute la succession, toute la variété des sectes. 38 1 PHILOSOPHIE DU YOGA Si l'Inde fut religieuse par ses brahmanes elle fut mystique par ses yogis. Ces deux sources de sa piété à la fois s'opposent et se complètent. Elles s'opposent beaucoup plus que clergé et monacat en Occident. Ici moine et prêtre sont deux « hommes de Dieu)}; là-bas le ritualiste et l'improvisateur social sont à peine commensurables. L'Inde parut mystérieuse et confite en dévotion tant que l'indianiste s'intéressa exclusivement aux castes, qui sont sans nombre dans la réalité concrète. Mais quand les Européens« réaliseront» à quel point elle fut hardie en initiatives sectaires que ne freinait plus aucune institution conservatri.c~, ils remarqueront avec surprise que ce fut le milieu le plus susceptible de contingences innombrables, sans même que l'on tînt compte des Indes ?o!oniales. L'hétérogénéité des populations, des Idiomes, des mœurs au lieu d'aboutir comme ailleurs, à de la centralisation unificat:ice, s'affirma en complexité croissante. Masse trop diverse pour se régir, trop colonisatrice pour être ellemême colonisable. Si l'effigie de Mohenjo-Daro, vieille aujourd'hui de cinq mille ans, est bien celle de Çiva, patron des yogis, l'Inde est beaucoup plus ancienne par son yoga que par son véda connexe de l'iranisme. Quel bouleversement dans l'interprétation de l'indianité entière! un archaïsme suméro-dravidien, autrement foncier que l'affinité irano-indienne, manifeste, mais tardive. Nous n'avions pas tort d~ remarquer combien yoga et véda sont en prinCIpe et au fond étrangers l'un à l'autre. En fait LES PREMIERS YOGAS 1 39 le yoga conquit et assimila peu à peu toute l'indianité; l'emploi de ce terme fut incroyablement généralisé. N'importe quelle pratique, et même théorie, se réclame de ce singulier comportement, surtout depuis que le védisme authentique, apa-! nage de la seule caste des brahmanes, se trouve: alourdi par les novations sectaires. Toute l'histoire de l'Inde implique ce graduel étouffement. CHAPITRE II Upanisads) Visnuisme épique) Grand Véhicule - 3 00 A 300 Le· Yoga s'insère entre rite et gnose: premières Upanisads Nous avons remarqué que le yoga n'a aucun rapport à la caste : indice de son caractère extrabrahmanique; mais qu'il est le ferment ou le moyen privilégié des sectes. Rien ne montre mieux à la fois combien il est étranger aux institutions et èombien les Hindous, quoique épris de tradition, 42 1 pmLOSOPl:{IE DU YOGA mirent espoir en son efficience. Il est susceptible de discipliner l'arbitraire et même l'anarchie, car il est une règle pour l'individu; mais il se dépense au service des initiatives les plus différentes, car il n'implique aucune prétention à valoir collectivement. Ainsi alors que le dharma est régulateur de la caste, le yoga est l'inspirateur de la secte. Grâce à un yoga particulier l'individu détend la rigueur de son devoir quant à la caste. Opposition complète entre l'autorité impersonnelle de ce groupe social et la cohésion fortuite de certains individus, sectateurs de quelque initiative en morale. Cohésion fragile, arbitraire, sinon anarchique : juste le contraire de celle qui régit la caste. Mais cohésion passionnée. Ayant pourvu à la masse par le lourd mécanisme des castes, l'Hindou envisage d'individuelles initiatives en s'agrégeant, dans la secte, avec des libertaires, par une émulation allègre. Attitude presque contraire à celle du socialisme européen, promoteur d'une puissance de masse; plutôt effort pour corriger l'excessive massivité de la caste par un appel collectif au libre épanouissement individuel. En résumé, alors que la caste imposait des conditions sociales, la secte ouvrait selon le choix de chacun la possibilité d'un coude à coude selon certaine discipline préférentielle. Il y avait du yoga à tous les degrés, depuis le « sport» jusqu'à l'appel mystérieux des plus profondes vocations. L'ambiguïté est bien plus dans le terme« brahmanisme» que dans l'usage du mot yoga. Si les Hindous ont tellement prôné l'unicité, l'éternité UPANISADS, VISNUISME ÉPIQUE 1 43 invariable, extra-temporelle du brahmanisme, c'est parce qu'ils s'inquiétaient de ses incontestables transformations. Le véda est sans yoga, le yoga sans véda; pourtant l'usage du yoga par les théoriciens du véda fut bientôt le brahmanisme. Précisons : dès que les praticiens du sacrifice védique joignirent de la spéculation à la ponctualité rituelle; quand la technique des brahmanas s'accompagna de cette spéculation gnostique, l'upanisad. C'est sous l'influence du yoga qu'ils se transformèrent ainsi, car cette gymnastique de psychophysiologie suggérait une infinité d'attitudes subtiles et fuyantes, non canoniques comme l'opération sacrificielle. Au sens ancien et strict, le brahmanisme est la théorie et la pratique de l'efficience rituelle dont la caste des brahmanes détient le monopole et dont les moyens sont précisés dans les brahmanas. Il s'agit d'un sacrifice à exécuter. Nullement de dévotion ou de piété, mais de magie sacramentelle; le sacrifice vaut par lui-même, non comme moyen d'évoquer ou d'honorer quelque divinit~ qui s'appellerait Brahmâ. Le brahman, substan~f, désigne bien moins ou bien plus: la toute-pUIssan~e du rite oral congrûment prononcé par un techmcien de la caste brahmanique. La mystique n'a pas été œuvre sacerdotale, ni le yoga ferveur des brahmanes, quoiqu'il se f~t graduellement imposé à eux. Leur tâche ~taIt rituelle. Ce sont les théosophes modernes qUI, ne s'intéressant qu'aux gnoses, ont préjugé gnostique l'Inde la plus ancienne. Se croire« initié» à l'india- ~: 44 1 PHILOSOP$E DU YOGA n~sme par la lecture superficielle de quelques upamsads et de la Gîtâ, c'est comme si l'on prétendait chercher l'essence de la chrétienté chez Fénelon ou Lamartine. L'adoption graduelle d'un certain yoga par le brahmanisme s'implante par la nécessité où se trouvèrent les brahmanes de combattre la double hérésie jaïna et bouddhique, où le yoga s'attestai,t moyen essentiel de l'acheminement à la « délivrance », autrement dit moyen de « salut » _ tâches d'abord insoupçonnées, mais qui devinrent capitales, puisqu'elles s'imposèrent à l'orthodoxie. Désormais le brahmanisme ne fut plus seulement l'acte propre, svadharma, des brahmanes (leur compétence rituelle), mais une religion salvatrice, pour tous les Hindous. Remarquons à quel point le yoga est extérieur à l'horizon normal du brahmanisme. Celui...;ci redoute les modalités de l'action [karman], comme engageant inéluctablement l'homme en des vicissitudes illimitées [samsara] qui éloignent d'autant plus cette sortie hors de tous les devenirs, la délivrance [moksa]. Le yoga n'est-il pas de l'agir, effectué en vue d'une· auto-libération? y a-t-il une activité affranchissante? Seule réponse possible : le yoga libérateur n'était pas prévu dans le brahmanisme des· textes dénommés brahmanas; il n'apparaît que dans les upanisads, cette littérature de moins en moins rituelle, de plus en plus gnostique. Mais que le lecteur soit mis en garde ! ce qu'il prendra pour poésie sera méprise : allusion à UPANISADS, VISNUISME ÉPIQ.UE 1 45 quelque texte ou quelque rite qui nous échappe. Rien d'arbitraire, sauf nos erreurs d'interprétation. Sans un doigté fort délicat dégageant la stricte information quant aux rites la manipulation des upanisads n'aboutit qu'à de piètres classements. De l'arbitraire? nulle part, sauf à proportion de notre légèreté. Tout a une valeur abstraite, sûrement sans fantaisie. L'élément poétique, s'il existe, est ailleurs que là où nous croyons le discerner; il se greffe sur quelque base ritualiste que nous méconnaissons. Pas de théologie, mais piété; pas de métaphysique, mais scolastique rituelle. Pas d'art, sauf la densité expressive du sanskrit : c'est pour le pandit « connaisseur» la précision même. La première utilisation brahmanique du yoga, attestée par les upanisads, n'est que faiblement discipline physiologique, mais c'est déjà l'adoption assidue de certaines attitudes. Ne disons pas encore « postures », sereines ou téméraires. Mais acheminement de la conscience à une valeur absolue, béatement appréciée; transition graduelle ou continue, si profondément reconnue du soi-même, atman, à l'entité intégrale, éterneHe, le brahman (le « sacré» selon Durkheim qui, ainsi que Marcel Mauss, entrait avec une rigueur inégalée dans l'intelligence de ces termes indiens). C'est l'absolu en tant que rituel dans la Katha U., selon le brahmanisme archaïque. Cependant, dès la çvetasvatara U., c'est adonnement à une divinité, celle déjà qui prédominera au Moyen Age, Çiva. Tibétain le yoga avait été comportement; dans le brahmanisme archaïque il fut comportement sa- ~'., 46 1 PIJILOSOPIJIE DU YOGA cr~mentel; dans le brahmanisme dévot, piété. Pomt de départ : esquiver la transmigration' point . ée : s'ffi ' était d ,arnv a rmer maître de son sort. Tant déplorée cette servitude, la succession des' naissances (samsara), que tout l'effort visait à la rompre; l'obsession visait libération, non liberté. Le Yoga épique de l' Hindouisme L'Inde se respect~ elle-même dans la fidélité à son :passé; elle n'a jamais cherché de valeurs plus précIeuses que son héritage védique. Malgré cet attach~ment à la tradition il lui fut impossible de . rester Immuable à travers la succession des siècles. Ce que l'on appellerait l'ère védique relève de la préhistoire et d'une communauté irano-indienne que nous ne concevons que par induction. Mais cette Inde fut « brahmanique» par ses brahmanes, auteurs des brahmanas, traités de technique rituelle. Ainsi entra-t-elle dans l'histoire, telle que nous concevons cette science. La double hérésie jaïna et bouddhique s'était enclavée en pleine période brahmanique pour contrecarrer les rites sacerdotaux et inaugurer des cultes d~a:istocratie. Cependant restait prestigieuse la VIeIlle culture fondée sur les védas, jumelle de la culture avestique, et qui avait eu son centre au Penjab, cette Inde première. . Le terme hindouisme sert à désÎgner la produëtion d'une époque ultérieure, entre deux siècles avant et deux siècles après le début de l'ère chré- UPANISADS, VISNUISME ÉPIQ.UE 1 47 tienne ; alors s'élaborèrent ces encyclopédies romancées, le Mahiibhiirata et la Riimiiyana, qui se prolongent par des puranas. Littérature aristocratique, non cléricale, où la piété est exempte de technicité sacrificielle. Les dieux ne sont plus des rites personnifiés, mais seigneurs de haut rang, élégances princières - tel Rama. Le suprême est absolu par la multiplicité de ses attributions, mondaines quoique surhumaines. Krsna (Krichna) est foudre de guerre et aimable enfant, pastoral et féodal, doucereux et impitoyable, amant des bergères et inaccessible. Sylvain Lévi s'expliquait les deux prétendues épopées comme texture de thèmes chers à une société élégante, somme de légendes et de traditions que, devant des invasions, l'Inde gangétique aurait amalgamées pour les confier à des mémoires fidèles. L'ascèse des yogis n'était dans ses origines ni brahmanique ni féodale ; cependant les brahmanes appréciaient sa rigueur et les nobles son héroïsme. Ne nous y trompons pas: le yoga impliquait fervente discipline, mais point chasteté monacale. Païenne et voluptueuse était l'Inde en son sacerdoce comme en sa noblesse ; les occasions ne nous manqueront pas de constater qu'elle trouva de rigoureuses applications de cette discipline, tant à satisfaire qu'à brimer la sexualité. Le yoga de l'hindouisme, selon épopées et puranas, est associé à cette disposition intérieure connotée par le terme de bhakti. De même que la pratique du yoga met celui qui s'y entraîne dans l'état de yukta (joint), la pratique de bhakti fait 48 1 PIULOSOPIUE DU YOGA l~?hakta. P~r« participation}) on devient « par~ tlclpant». Ajoutons que l'entité qui se laisse possé~ der par participation est bhagavant : celui qui se donne en partage, qui se communique en participation. Son absoluité, chez Krsna, avatar de Visnu, consiste à 'se laisser posséder : thème du si célèbre texte inclus dans le Mahabharata : la Bhagavadgïta, chant de celui qui se laisse participer. Le culte de Çiva, qui rivalisa avec celui de Visnu et dans une large mesure lui succéda durant le Moyen Age s'est prêté accidentellement à cette sorte de culte: l'lfvaragïta, Chant du Seigneur, est un décalque de la plus fameuse des gitas. Pourtant il s'agit alors d'un maître, non d'un ami ou amant; maître sévère qu'il faut suivre, mais qui, lui, incite les humains à se dépasser, au lieu de se complaire en faiblesse. Entre l'antiquité et les temps modernes, l'Inde eut ainsi le choix parmi deux idéaux: la débile douceur et l'âpre violence. Une conclusion, ici, s'impose à nous : rien de commun entre la dévotion (bhakti) et la possession de soi (yoga). La dévotion met l'ascète au modeste niveau des fidèles, mais aussi des médiocres et des hypocrites (humilité peut-être salutaire ; mais y consent-on définitivement?) ; le yoga l'érige au rang des maîtres. Il y eut, en la circonstance, un quiproquo. L'idée de jonction a fait illusion. Adonnement à... peut être faiblesse ; mais à la possession de soi se mesure la valeur. Nous avons fait remarquer que le yoga du brahmanisme n'était pas brahmanique, mais brahmanisé. Celui de l'hindouisme est débrahmanisé ; car UPANISADS, VISNmsME ÉPIQUE 1 49 que signifie brahmanisme, au propre, sinon ce qui agrée à la caste des brahmanes? or le yoga hindou est affaire de secte, non de caste. Dans l'antiquité ily avait une orthodoxie indienne : ce qu'agréait la caste brahmanique. Dans la phase hindouiste rien ne freine les initiatives sectaires : les brahmanes s'y résignent, car il leur devient impossible de s'enfermer dans la tradition. Ceux qui ont charge de faire vivre la religion ne sauraient s'abstraire des cultes vivants, même si ceux-là relèvent des nobles plus que du clergé, même s'ils appartiennent aux petites gens. Tout le long de l'Hindoustan des infiltrations tibétaines entretiennent certain yoga qui ne doit rien aux brahmanes, mais auquel les brahmanes doivent toujours plus. Encore le yoga ne fascinait-il que les zélateurs de l'ascèse. Mais la foule et quelles foules ganexigeait des rites pastoraux et ~ur~u:~:, gétiques ! de montagnards et de bouviers, cette thénolatne qui se survit dans la notion de samsar~ : une m~me vie commune aux hommes et aux betes. QUOl de plus caractéristique que le prestige sacré du phallus, linga? La suprême vertu n'exige-t-elle pas fécondité autant que continence? Les religions de Visnu et de Çiva, qui pourvoient à tout l'hindouisme, étaient faiblement brahmaniques. Qu'était le Visnu védique? l'omnipénétration de la lumière. Pour qu'il de,,:"înt, comme il le fallait, non un absolu, l'absolu! Il se constitua par fusion d'entités inégalement concrètes et magistrales : Vasudeva, Narayana, surtout 50 1 PllILOSOPH.IE DU YOGA Krsna, qui se rendent participables et qui, comme tels, font de.leurs fidèles des bhaktas« participants». Et de ÇIVa quels étaient les titres à l'autorité suprême? le nom qu'il porte lui est antérieur. Les bergers amadouaient Rudra, destructeur des troupeaux, en l'invoquant comme propice, çiva. Le grand dieu resta« pati », berger, ses ouailles étant « paçu », troupeau. Artifice plus simple que la dialectique hégélienne pour surmonter la contradiction : voilà un absolu qui anéantit mais qui crée ; il épouvante mais console. La souplesse avec laquelle il se joue des apparences contraires s'exprime dans le mythe de Çiva dansant, qui par ses rythmes opère toutes les magies. Il sera le seigneur, Içvara, de fidèles très divers, recrutés parmi les adeptes des divinités grossières et horrifiques de l'Inde méridionale, comme parmi les théoriciens des philosophies samkhya ou vedanta. L'équipollence S iirnkhya- roga Les deux épopées présentent sous un aspect déjà très net, et comme parallèles, deux des systèmes de philosophie indienne classique, le yoga - surtout affaire de pratique - et le samkhya, plutôt théorique. Cette disposition classificatoire atteste que le comportement des yogis est désormais hindouisé, puisqu'on se le représente comme la mise en application d'un système spéculatif purement indien. Qu'est-ce que le samkhya épique? une« énumé- UPANISADS, VISNUISME ÉPIQUE 1 51 ration» des principes ontologiques, dans l'ordre où ils se hiérarchisent: au plus bas le manas, enregistrement empirique des données sensibles; audessus l'ahamkara, fonction du moi, le«je pense» ; plus haut la buddhi qui juge et décide. Ainsi trois facultés appartenant à la nature, prakrti ou pradhanam : leur fonctionnement relève de l'ordre matériel et une évolution les régit. Le pur esprit, purusa, les domine et les met en œuvre. C'est la forme première de la philosophie samkhya. Le yoga selon les épopées offre un sens général et vague : toute pratique ou méthode. Plus précisément gymnastique respiratoire et concentration de la pensée. L'obstination« épique» à proclamer ne faisant qu'un le samkhya et le yoga témoignent du dessein de les présenter comme pratique et théorie complémentaires. A coup sûr nulle part le relief de la notion de yoga ne fut aussi atténué : simple application d'une théorie tout indienne. L'hindouisme affadit tout ce qui s'impose à lui : telle est la vocation des syncrétismes. Présenter sous forme de deux systèmes équivalents le samkhya comme théorie, le yoga comme pratique, c'était donc façon pour le yoga de se situer parmi les« darçanas» (systèmes) classiques ; façon pour le samkhya, pure spéculation, de joindre la vie vécue. Le samkhya est une gnose qui énumère les étapes jalonnant l'effort vers l'autonomie spirituelle. D'autre part un syncrétisme obstiné exigea que le yoga prît place parmi les moyens corrects, c'est-à-dire brahmaniques, d'acquérir la délivrance. Pourtant 52 1 PHJLOSOPH:IE DU YOGA le yoga était et demeurait gymnastique, le samkhya savoir, mais savoir qui s'acquiert par degrés, au cours d'un effort. Il faut de l'ascèse pour obtenir la . lucidité qui permet de gravir la hiérarchie des comportements. Clarté de spéculation (samkhya), assiduité d'effort (yoga) se complètent. Ainsi se justifia lui-même le syncrétisme, si arbitraire et médiocre fût-il. Une pratique devient philosophie, un programme théorique prend valeur confirmative. Tout peut se dire, mais tout se peut-il faire? L'alpiniste doit avoir « travaillé» «·au piolet la muraille à ascender, pour installer en son sommet une échelle de corde. Le samkhya jalonne, mais c'est l'effort du yogi qui atteint. L'âge épique met le yoga en littérature. Seules les upanisads en ont traité adéquatement, sans que la magnificence du style fît tort à la doctrine. Elles n'ont pas éprouvé le besoin de présenter le yoga comme une théologie, pour qu'il agréât aux adeptes« mondains» des avatars visnuites ou aux sombres ouailles de Çiva. Reconnaissons que l'Içvara selon Patafijali, auteur des yoga sütras, a l'abstraction d'un Seigneur, non les caractères concrets d'une déité polymorphe telle que Visnu et même le Çiva médiéval, qui sera le patron des yogis. Nous venons de présenter comme syncrétisme médiocre cette mentalité artificielle qui s'étale dans le Mahabhiirata, le Riimiiyana et se prolonge dans les puriinas. Impression dont l'orientaliste occidental ne croit pas devoir se défendre, par respect UPANISADS, VISNUISME ÉPIQ.,UE 1 53 pour l'Inde antique. Mais sachons nous mettre en garde contre ce préjugé européen, si bien intentionné qu'il fût. La phase épique de l'indianité « tourne le dos» au brahmanisme ancien, mais opère la transition vers l'hindouisme médiéval. L'âge brahmanique s'achève en attribuant autant d'importance au yoga sectaire, non védique et pas même brahmanique! qu'à cette stricte gnose où se résume la philosophie des upanisads, le samkhya. Mais voici que s'inaugure l'hindouisme où la secte l'emportera sur la caste, la piété sur la sagesse, la torsion sur l'équilibre. Alors le samkhya dans sa sérénité n'aura qu'un faible prestige en comparaison des audaces si téméraires des yogis tantriques. En somme la phase de l'équipollence fut une transition . nécessaire. Samkhya signifie énumération, échelonnement hiérarchique des fonctions mentales, depuis la base jusqu'au sommet. Il appartient au yoga de fournir l'effort ascensionnel. Les deux systèmes sont donc présentés comme complémentaires, ainsi que théorie et pratique. Mais leurs origines· diffèrent, puisque les épopées et les puranas s'évertuèrent à prôner leur équivalence. Discernement et ténacité, les immenses mérites du Jina et du Bouddha; mérites tout à fait extérieurs à cette scolastique des sacrifices, tâche des brahmanes. L'héroïsme est l'apanage des nobles, comme le scrupule dans les rites celui du clergé. Nous nous tromperions fort 54 1 PHlLOSOPlUE DU YOGA en tenant pour schismatiques les vocations parti. culières à l'aristocratie. Jamais l'Inde n'a connu de « papisme », et il serait malséant de juger comme telle lamaïsme tibétain, puisqu'il est bouddhiste, non brahmanique. La déclaration d'équipollence signifiait l'accession de la pratique des yogis à la dignité officielle de l'orthodoxie; après la phase épique le yoga peut faire« cavalier seul» : il s'impose à l'indianité entière, indépendamment de toute culture ou de toute caste, et chaque secte y trouve son fo"ndement. Le Yoga bouddhique des sept premiers siècles ap. J.-G. Que l'on tienne pour « historique» ou pour légendaire la personnalité du Bouddha (elle a ces deux caractères à la fois), sa carrière est celle d'un yogi de première grandeur. A beaucoup d'égards doublet de la carrière du Mahâvira (grand héros) jaïna. Ces deux carrières furent pour les Hindous la révélation de ce qui se peut obtenir sur la base du yoga. L'enseignement qu'y puisèrent les brahmanes fut médité par les auteurs d'upanisads. Bien entendu moines jaïnas et moines bouddhiques vécurent cet enseignement et le propagèrent. Le yoga devint ainsi la base même de tout effort spirituel, très peu par quelque fondement doctrinal, constamment par pratique assidue. Les deux canons, jaïna et bouddhique, mettent ainsi à notre disposition quantité d'éclaircisse- BOUDDHISME DU HAUT MOYEN AGE 1 55 ments sur le yoga, bien que cette pratique soit alors exercée non pour elle-même, mais au service de carrières spirituelles très spécifiées. La doctrine jaïna, précisée en une pratique sévère, demeura assez fidèle à ses origines. Mais la doctrine bouddhique, dans les sept premiers siècles de notre ère, prit un essor de puissante originalité : le Grand Véhicule, auprès duquel tout le bouddhisme antérieur apparaît comme une approximation sommaire, le Petit Véhicule. La Perfection de sapience, PrajilâPâramitii (1 er et ne siècles) ouvre la voie à de puissantes philosophies : celle des Mâdhyamikas (Nâgârjuna, Âryadeva entre 150 et 250) et celle des Yogâcâras (IVe-Vue siècles), que précède la forte personnalité d'Açvagho§a (Ile siècle). Yogâcâra signifie : pratiquant l'entraînement du yoga; sous-entendu: pour l'obtention des fins bouddhiques, salut individuel et zèle pour le salut d'autrui. En d'autres termes liquidation par ascèse du karman accumulé, donc acheminement vers la délivrance (moksa) ; autrement dit, à la limite d'une immense purification et d'un immense effort, si l'on peut dire : négatif (car ce n'est plus de l'acte !), obtention de cet état qui n'est. p~int béatitude mais désintéressement absolu, le rurvana. Précisons : entreprise bouddhique avec des moyens de yoga. Car le yoga antérieur visait l'autonomie, non la délivrance ; c'était une gymnastique psychophysiologique, non une religion de salut. Le Çâkyamuni avait été délivré-vivant Uivanmukta) pour avoir trouvé, effectué la voie décisive de 56 1 PHILOSOPHIE DU YOGA libération, à travers sa magistrale possession du yoga, mais nous devons réserver le terme yogacara pour désigner une philosophie bouddhique, postérieure d'au moins un millénaire. Jaïnisme et bouddhisme, avec le yoga qu'ils comportent, sont apparus dans une Inde limitrophe du Tibet. Abstenons-nous de supposer que toutes les formes de bouddhisme soient également à base de yoga. Le non-réalisme, le refus de se laisser berner par l'illusion pèsent d'un plus grand poids. Eviter la fausse connaissance est l'essentiel, quoiqu'il faille posséder une rigoureuse maîtrise non seulement sur les sens mais sur le vouloirvivre. La perspicacité désintéressée exige entraînement et maîtrise totale de soi ; c'est elle qui définit le salut bouddhique, au service duquel s'exerce l'ascèse. Ainsi le yoga est un moyen, non une fin, et le bouddhiste ne se fait yogi que pour devenir lucide. Pas le moins du monde pour fair~' pénitence àla chrétienne! L'adversaire n'est pas le péché, ni même le Malin (quoique celui-ci existe dans le bouddhisme), mais le vouloir-vivre naïvement, sottement égoïste. Les yogacaras planent au sommet de la dis~i­ pline idéaliste en « pensée pure ». L~ur thèse,. d!-te vijfianavadin, « il n'y a que des ,Idées », Jo~n.t l'aphorisme de Berkeley esse est perczpere aut perczpz. Affinité très digne de retenir l'attention des historiens de la philosophie, car le passage de l'idéalisme selon Berkeley à l'idéalisme selon Fichte et Novalis (idéalisme cèmstructifet absolu) eut son équivalent dans l'Inde du VIle siècle, quand l'Abhi- BOUDDHISME DU HAUT MOYEN AGE 1 57 dharmakofa de Vasubandhu (Grand Véhicule) fut suivi du Mahâyânasütrâlamkara de son frère Asanga, épisodes fort remarquables de l'histoire universelle de laphilosophie l • Ce puissant essor métaphysique ne se produisit jamais dans le Petit Véhicule. Celui-ci eut pour domaine Ceylan et le Sud-Est asiatique jusqu'à Singapour. En Indonésie il se rencontra avec le Grand Véhicule, qui conquit, à travers maintes transformations, le Tibet, le Turkestan oriental et s'implanta selon des modes multiples, à des degrés très variables, en Chine et au Japon. Le plus intelligent, le plus strict scrupule fut mis en œuvre par les traducteurs bouddhiques dans la collaboration sino-indienne ; mais un vocabulaire confucéen est peu adéquat· et un vocabulaire taoïque scabreux pour interpréter des pratiques inspirées du yoga soit originaire, soit bouddhisé.Les références tibé- taines sont les plus s1ires ; les mandchoues et les mongoles ne sont jamais négligeables; la maigre originalité de pensée chez des peuples peu susceptibles de littérature rend plus instructifs leurs efforts de traduction. Essayons de dominer les faits. Les bouddhistes ont pratiqué, avant notre ère, un yoga, celui du Petit Véhicule (Hinayana), imputé à l'enseignement du çakyamuni. En fonction de ce repère on discerne le coefficient de bouddhisme recélé dans I. Cf. Histoire de la Philosophie, par BRÉHIER; munéro supplémentaire La PhilosoPhie en Orient, par P. MASSON-OURSEL (P.U.F.), 1948, p. 102- I04· 58 1 PlULOSoplUE DU YOGA les upanisads. - Mais l'idéalisme métaphysique des Yogacaras (gens ayant conduite de yogis), c'est l'essor du Grand Véhicule (Mahayana) vers les confins chinois; un message de l'Inde à l'extrême Asie, que les linguistes traducteurs soit hindous, soit chinois, s'efforceront de transmettre avec le moins d'altération possible. Impressionnants efforts de linguistique pour obtenir des traductions non traîtresses 1 Dans quelle mesure le vocabulaire taoique des Chinois permet-il d'exprimer des notions bouddhiques? Ce fut la plus mémorable rencontre entre Indiens et Chinois, ces humains qui pour ainsi dire se tournent le dos quand ils ne se rencontrent pas au Tibet : deux civilisations aussi séparées que possible sur le même continent. Episode d'humanisme comme le fait que nous désignons de ce terme quand il s'agit de l'Occident chrétien retrouvant le passé des Hellènes et des divers Sémites. CHAPITRE III Tantrisme civaïte, absorption du bouddhisme IVe·XVe SIÈCLES Le Yoga médiéval Définit-on le Moyen Age par la scolastique? il est aussi net dans les multiples Indesque dans la petite Europe. C'est un certain mode tant de pensée que d'enseignement; disons mieux : la pensée y est conditionnée par l'enseignement. Beaucoup moins par la recherche spéculative. On croit tenir la vérité, mais elle s'exprime en des 60 1 PHILOSOPHIE DU YOGA systèmes rivaux. Aucune orthodoxie officielle ne l'édicte, mais chacun des systèmes en lesquels on l'exprime a déjà une longue tradition d'enseignement oral. Il se fixe en des textes d'une concentration maxima (les sütras) ; la spéculation ultérieure n'aura rien à découvrir, mais devra rester apte à justifier. Chaque texte, définitif en son libellé, pourra comporter, tour à tour, des justifications diverses. Le yoga n'est plus, comme naguère, en marge de la compétence des brahmanes. Il a été adopté par eux, comme orthodoxe. Mais il continue à être vécu sans eux par des gens de n'importe quelle caste et même sans caste. Il a l'estampille brahmanique dans ses sutras, ceux de Patafijali, mais il ne dépend que de sa propre fécondité, de sa propre expérience jamais tarie, que renferment les tantras, à plus ou moins basse époque. Les sütras sont secs et abstraits en comparaison du double yoga jaïn et bouddhique, quoique précis en comparaison du yoga épique, offert dans le Gua du Bhagavat. Les tantras, eux, vaudront par leurs audaces d'exploration psychophysiologique et par la mysticité qui les a suggérés. Dans les documents présentés à la suite de cet exposé le lecteur trouvera la traduction de l'un des quatre chapitres de Patafijali. D'abondantes clartés sur la littérature tantrique seront trouvées dans les riches publications d'Arthur Avalon (sir John W oodroffe) . T A..'N"TRISME 1 61 Parmi les psychologies indiennes la psychagogie du 'Yoga Le savoir indien, auquel se réfère plus ou moins toute spéculation comme on se référerait chez nous à la science, est religieux et traditionnel, non physique et rationaliste. Il a nom veda. L'étymologie suggère une connaissance acquise par la vue ; de fait les sages de la préhistoire, desquels on le suppose procéder, sont dits rsis (prononcer richis), « voyeurs ». Cependant le fond révélé de ce savoir vaut pour le sens de l'ouïe et pour la façon de prononcer les syllabes. y a-t.;il quelque observation « naturelle» à la base du savoir védique? Nous nous garderons bien de soutenir comme tant d'Hindous venus en Europe, qu'il y ait dans cette scolastique religieuse quelque prénotion de nos idées occidentales sur la structure de la matière, mais nous conviendrons que la réflexion védico-brahmanique manifesta de bonne heure un sens très avisé des rythmes soit humains, soit cosmiques. La correspondance des uns avec les autres, leur mutuelle interprétation, voilà tout ensemble ce que renferme de plus indien et de plus « scientifique» le véda. Les premiers indianistes européens apprécièrent comme poésie ce qu'en ce moment nous avouons posséder quelque valeur de science. A part cela, des vœux, des hymnes, des louanges, de la magie rituelle ne sauraient, pour nous, s'appeler ainsi. Le brahmanisme, système construit non par les aèdes du Rgvéda mais par les théoriciens d'un 62 1 PlULOSOPHIE DU YOGA culte et d'un régime de castes, se présente comme fidélité au véda, quoiqu'il utilise les hymnes en guise de liturgie. A cet égard le véda constitue le pramiina des pramanas, l'autorité suprême. Possédant cette conviction, les brahmanes se bouchaient les yeux devant les innovations que s'incorpora leur doctrine ; ils ne furent accessibles à de l'insolite que pour mieux sauvegarder le prestige de la révélation originelle. L'interprétation même de ce révélé (ffuti, l' « entendu») ne fut que transmission mnémonique (smrti). On peut imaginer que l'Inde n'ait vu se dresser aucune hérésie à l'encontre de la tradition védique et de la technique sacerdotale. On peut même feindre qu'elle ait ignoré cette ascèse psychophysiologique, le yoga. La seule connaissance qui l'eût intéressée, ç'aurait été l'exégèse : la mïmiimsii. Investigation fouillée, discussion approfondie portant sur le Véda et l'usage rituel (karma mïmiimsii) des hymnes. Le mot n'a plus qu'un sens vague quand on l'applique; comme« mimamsa seconde », à la métaphysique védantine. Au propre, il désigne un effort d'analyse - parallèle à celui de la grammaire - sur les moyens de la technique rituel1e. C'est par excellence la réflexion sacerdotale des brahmanes. La métaphysique des upanisads succéda, dans le brahmanisme, à la technique rituelle. La connaissance de Brahman-Âtman, qui est salvatrice, porte le nom de jfi.iina. Ce n'est pas une TANTRISME 1 63 enquête, mais une révélation sur la destinée ultime des hommes. Le principe de ce savoir fut d'abord l'évidence sensible, comme manifeste clarté (jfi.iinaprabha, jiiiinaprakiiça l'éclat de la lumière; jiiiinabhiiskara, soleil de connaissance; jiiiinacaksus, œil de l'intellect), l'ensemble lumineux de l'expérience des sem. Mais comme la réflexion découvre des obscurités dans la vision même, a fortiori des difficultés à bien connaître, il y eut deux évidences : celle des sens et celle, supérieure, de l'entendement, « troisième œil ». Le manas, conscience empirique, n'est que le lieu, le foyer commun des sensations; il est dominé par une connaissance d'intelligence. La plus authentique connaissance accède au céleste, réservoir universel, permanent, de lumière et de vie: c'est l'absolu de l'illumination, éternelle splendeur. Les âryas de l' « Iran », comme ceux de l'Indus, ont trouvé là haut l'origine de toute valeur ou certitude. Mais au plus bas, en ce sous-sol où résident la plupart des morts, il y a l'énigme du trépas; l'upanisad en fournit le secret. Manifestation lumineuse, révélation de mystère : deux interprétations qui bientôt fusionnèrent comme contacts avec l'absolu. Notre origine, notre destination : deux aspects de notre être véritable. L'idée que la connaissance juste délivre l'esprit occupe une place centrale dans toute spéculation de l'Inde orthodoxe ou sectaire, mais postérieure au plus ancien véda, qui ne se souciait d'aucune servitude. Le samsara des jaïns, puis des bouddhistes, paraît avoir inauguré, puis implant~ dans l'âme indienne la conviction que notre eXIstence 64 1 PIULOSOPHJE DU YOGA native ou naïve que notre nature empIrIque est toute de malheur et de misère, mais que nous pouvons nous soustraire à c.ette fatalité par un savoir particulier, libérateur.' On s'est évertué à chercher l'origine de cette idée dans les premières méditations brahmaniques sur le véda, ou dans quelque mythe austro-asiatique et océanien, voire dans le « tohu-bohu » suméro-babylonien,ce désordre de l'être avant que des divinités ne l'ordonnent. Les brahmanes trouvent l'asservissement dans l'illusion, les hérétiques le discernent dans le désir égoïste. Quiconque échappe à la méprise, à la rapacité s'égalise à soi, au lieu de se travestir. Or s'égaliser à soi, c'est dans le védanta se reconnaître l'absolu même; dans le bouddhisme non absolu mais tout lucide et bénéfique. La connaissance qui sauve c'est quelque initié (d'un ésotérisme) ou initiateur (sauveur) qui la prônent. En Asie occidentale on la nomme gnose, on la recueille auprès d'un sôter. En Iran oriental, au Penjab, en Asie centrale on la nomme jnana (= yvwmç) et l'obtient des bodhisattvas. La connaissance non pas absolue, mais normale à un esprit vivant parmi les dharma ou phénomènes, .c'est pour brahmanes et bouddhistes vijnana.· Le préfixe vi équivaut ici au préfixe dis en latin; traduisons : discrimination, distinction, car il s'agit d'opérations analytiques. VijiUina « discerne» la spécificité des choses ou des actions dans TANTRISME 1 6S ce milieu peuplé d'existences relatives où la naissance nous a placés, où le désir de vivre nous fait rester. Que ceci donc soit clair : selon le brahmanisme vijfiana désigne l'opération du connaître à l'intérieur du connaissable; selon les bouddhistes la connaissance qui n'atteint que les phénomènes, ou plutôt qui pose les phénomènes en les Rensant, si nous nous référons à l'idéalisme - quasI berkeleyen - des vijfianavadin. Il n'y a, dans ce ~as, pas d'autre être que l'acte du penser et ce résIdu tout relatif: le pensé. Même racine, nantie d'un autre préfixe, dans le terme prajna, connaissance éminente. Il possède sa valeur précise en bouddhisme, dans le passage du Petit au Grand Véhicule par la Perfection de sapience, Prajnaparamitiï : entité quasi divi?e comme la Sophia hellénistique ou ces al!égones solennelles, orgueil du panthéon zoroastnen. Ce comble de la sagesse consiste à extirper la croyance en la réalité ontologique des dharmas (qm sont des « phénomènes », non des « noumènes») ; on rabâche que tout dharma est non-dharma parce que« phénomène» sans consistance ni perm~nenc:. Répétition qui réduit à néant (vacUIté, çunyata) ce semblant d'être en le hachant au couperet; acharnement à nier l'entité de l'être .. La lucidité en laquelle les bouddhist.es cherchent la délivrance, c'est-à.;dire l'expurgatIOn du karman se nomme bodhi; elle s'apparente à cette fonction de connaissance claire que les samkhyas P. lI'IASSON-OURSEL 3 66 1 PH;ILOSOPF.(IE DU YOGA dénomment bu~dhi. La « racine» d'où poussèrent ces. deux excrOIssances verbales implique un éveil. DéJ~ la ~rha~tirar!yaka upanisad(III, 8), mentionne c,:IUI qUI « S év~Ille à l'atman ». Dans 16 système samkhya buddhI est la plus haute opération intellectuelle .don; soit susceptible la nature (prakrti) ; elle ConsIste a reconnaître que l'absolu transcende toutes les qualités (guna) naturelles. La bodhi, compréhensIOn de cette série de conditions qui ~chemin~ de l'ignorance (avidya) à la transmigratIon (naIssance et mort, à l'infini par vouloirvivre), est aussi une façon, pour la p~nsée empêtrée dans.le ~arman, d'apercevoir que la paix, la liberté du mrvana en sera l'élimination. Ici et là connaissance positive d'une nécessité négative éveil d'une réalisation de transcendance. ' Autant, pour les samkhyas, l'intelligence buddhi l'emporte sur le sens commun manas et sur ce sens commun égotisé ou égoïste par l'effet de l' a~amkara -. autant, chez un bhiksu (moine bouddhiq~:) bodht dépasse citta (la pensée empirique). Bodhzcztta, « la pensée de bodhi» c'est toute la méditation bouddhique ; la bodhl réalisée, c'est l'état de délivré-vivant (jïvanmukta), celui de ces ~and,s l~cides qui n'existent que par lucidité (au heu d eXIster par karman et de simplement aspirer à la ~]arté) : les bodhisattva, gens dont l'être est bodhi. Par contre la clarté de la buddhi chez les sa~khyas,. c'est celle de sattva phénoménal, pas moms malS pas plus que le plus diaphane des guna. La psychologie normale, au sens de journalière, chez les adeptes du Çakyamuni, se situe sur le plan TANTRISME 1 67 de citta : non pas connaissance mais pensée empirique, ce salmis incohérent d' « id~es » ou, ce polypier d'images que, l~s ~eux MIll et, T~ne décrivent selon l'associatIOmsme. Les agItatIons de cette mentalité sans structure, cittavrtti, sont ce que l'ascèse du yoga écarte ou arrête ~ès sor: déb~t. Le bouddhisme redoute que sous 1 mtentIOnalIté de la conscience, cetana, se dissimule un naïf m~s nocif appétit d'appropriation. Aussi absorbe-t-~l, pour l'adapter à ses fins, l'entraînement des yOgIS. Opérations extra-normales: dhyiina, samâdhi L'Inde prêta un maigre intérêt à la psychologie « courante» mais un intérêt passionné à la psychagogie. Elle' se plut à quantité de te.chniques" en marge de la vie individuelle ou ~ollectIve, et ~eme à rebours du vital et du collectIf. Nous les dIrons méta..; ou plutôt para-psychologiques. Alors que la conscience nous fait tendus vers l'avenir, le brahmanisme bloque ses zélateurs dans l'intégrale conservation du passé .. La gageure des bouddhistes requiert, pour en fimr avec les samsktira ou le karman, une récupération du stock mnémonique en sens inve:se du te~ps, retro~va~t ~e contenu des vies antérIeures qUI ont prodUIt 1 eXIStence actuelle. Bien plus : il faut dépouiller sa nature, s'évader de ce que l'on est pour aller ve:s la libération. Notre corps ne doit plus nous servI~ à jouir de la vie, ni notre esprit à connaître. Ce qUI 68 1 PHILOSOPIflE DU YOGA vaut d'être connu, ce sont les moyens d'enrayer l'~ttachement à l'être, plus encore la fécondité vItale.; les façons d'extirper la croyance au réel et les e;ag.ences du moi. Mais prenons-y garde: point ~e s agIt de persécuter, de mortifier; au contraire Il fa~t dé."elopper !a vitalité pour en acquérir pleine dommatIOn. Ne dIsons pas qu'il faille maîtriser son esprit, puisqu'il n'y a point d'âme' les fonctions mentales sont biologiques. Le but' sera de surmonter le vouloir-vivre par l'entière possession des énergies vitales. . ~e yoga d~it ~tre à la base de cette ascèse. Il mtegre ou rémtegre peu à peu dans la conscience e~ le vo.uloir les rythmes respiratoires, ceux de la cIrculatIon, ceux de l'influx nerveux. A la limite d'~r: tel effort, s'il pouvait s'achever, le yukta serait « J~mt » en perfection, c'est-à-dire posséderait les !eVlen: de commande qui meuvent tous ses organes; Il feraIt de son énergie ce qu'il voudrait. Et comme chacun de ses sens ou de ses organes d'action le :tn~t en rapport avec les rythmes de l'énergie cosmIque, sa présence, son pouvoir s'étendent au monde entier, qui par réciprocit/ retentit en lui. I:'u,biquité, l'omnipotence du yogi sont d'obtention severe, donc rares, non supra-normales' mais échapper à la vie par l'efficience de la vie ~ê~e, comme y prétend le bouddhiste, voilà ce qui est extranormal, contre nature. Dhyiina, la méditation et samiidhi, le recueillemen~, s~nt les opérations décisives dans le yoga, en partIculier sous sa forme bouddhique. D'ordinaire la seconde de ces disciplines passe pour la plus TANTRISJl.Œ 1 69 haute, mais toutes deux sont des concentrations. Entendons par là beaucoup plus que la fixation, très relative d'ailleurs, nommée chez nous attention. Surtout ne croyons pas qu'il s'agisse d'acquérir de la clarté intellectuelle sur quoi que ce soit. Il n'y a rien à analyser ou contempler, puisque le contenu banal de la pensée fut d'emblée exclu, et qu'il n'existe aucun « monde intelligible» à refléter dans l'entendement, les phénomènes étant inconsistants. Concentration signifie application dense et tenace de la vitalité consciente sur quelque point du corps humain ou quelque partie du cosmos. Notre énergie, qui ne s'enferme pas dans les limites de notre corps, se peut placer ici ou là et y produire des effets. A l'intérieur de notre corps elle peut innerver ou congestionner tel ou tel organe, obtenant par fièvre ou par soulagement divers effets. D'où tant de sensibilisations ou d'insensibilisations qui stupéfient l'Occident. Ces concentrations psychophysiologiques aboutissent à des dextérités mentales, des intuitions, des extases dont le point de départ et le témoignage extérieur apparaissent dans les attitudes (iisana) corporelles, si canoniquement repérées dans la plastique des statuaires. Gestes extérieurs, postures mentales s'impliquent selon une nécessité sur laquelle nous avons tout à apprendre par jonction de gymnastique intégrale et de psychagogie. Parmi les écoles bouddhiques, afortiori parmi les castes orthodoxes et les sectes indépendantes, les formes de méditation varient à l'infini. Le yogi veut maîtrise, le bouddhiste extinction. Çankara gagne 70 1 PlULOSOPHIE DU YOGA l'authentique en fuyant l'illusoire. A la suite de l'Inde mystique du Moyen Age, l'Inde politique moderne obtint la délivrance sans prétendre à la liberté : juste l'attitude opposée à celle des Européens, qui se déclarèrent, avec Rousseau, libres par nature! Les Hindous, que nous supposons rêveurs, savent que tous les buts!, y compris l'absolu, ne s'acquièrent que si on les obtient par sadhana réalisation. ' Le Yoga tantrique Les trois derniers siècles de la période que nous appelons, en Occident, Moyen Age terminent cet immense effort spéculatif: les vocations spirituelles de l'Inde; le XVIe siècle y est presque stérile. La chute de Vijayanagar (1565) marque l'ultime défaillance politique d'une civilisation qui se refusait à la politique, c'est-à-dire à la compétition entre Etats. Désormais aucune région n'est interdite aux musulmans qui ont le sens politique et tiennent la guerre pour sainte quand l'Islam est en jeu. Des étrangers, venus de l'extrême Occident par des navires qui doublent le Sud-Mricain, s'installent sur les côtes, tandis que les cavaliers de la steppe nordique, naguère brigands féroces, disposent à leur gré des entrées de l'Inde, si réduites, I. Le mot artha désigne à la fois objet et fin, chose et but. La science d~ l'artha, c'~st l'é~onomie et la politique, la technique des valeurs. L Inde ne crOIt pas a des essences, comme la Grèce; elle est pragmatiste. TANTRISME 1 71 si étroites et fondent, en Chine même, afortiori dans l'Hindoustan, des empires. L'Inde spirituelle n'est pas encore inerte. Elle rassemble son bagage traditionnel et le reconsidère. Chacune de ses religions et de ses philosophies a une longue histoire et fourmille de commentaires dans l'extrême multiplicité des Etats et à travers la diversité des idiomes. Fouillis inconcevable de cultes et de pensées à travers toutes les provinces des trois Indes (Indus, Gange, péninsule). Les castes subsistent et prolifèrent à l'infini dans le chaos de l'opacité humaine; c'est pour ainsi dire le facteur subconscient du gigantesque organisme. Mais les sectes surgissent ou disparaissent, ici, là, partout, sans aucun plan systématique. Les deux premières avaient été, dans l'âge antique celle du Jina, modeste mais jamais interrompue; celle du Bouddha, que l'Islam a chassée de partout, sauf de Ceylan, du Cachemire et du Népal, anfractuosités himalayennes. Les sectes sont des groupements isolés, arbitraires, accidentels comme entreprises d'individus audacieux ou profonds. Elles constituent l'inspiration contingente, accidentelle ou locale, mais non officielle; risquons ce mot: libre - à travers la massivité colossale du corps indien, à peine organique au (naturel) ou organisé (par effort humain). Le Moyen Age fut l'ère des sectes, principalement visnuites ou çivaïtes ; dans sa première moitié Visnu, dans sa deuxième Çiva prédominèrent. Deux théologies, deux humanismes. Leur concurrence a sévi surtout au Dekkan, cette troisième 72 1 PHILOSOPHIE DU yOGA Inde, où succomba l'indianité classique, après s'y être « ramassée » en forteresses et en universités, malgré cette disparité foncière du marathe et du dravidien. La littérature spirituelle de cette ultime période est dite tantrique. Les tantras sont des traités sectaires de rituel et de liturgie. Dans le culte de Visnu on les nomme samhita ; dans celui de Çiva, agama ; une troisième variété est le culte çakta, qui a aussi ses tantras. Mais tantrique est aussi une épithète désignant certains ouvrages bouddhiques. Les éditions et traductions d'Arthur Avalon (sir John Woodroffe) ont présenté toute une bibliothèque de ces textes. Ils avaient naguère assez fâcheuse réputation: abstrus, obscènes. Extrême technicité, certes; d'autre part yoga sexuel et symbolisme sexualiste, sans aucune pudeur mais sans la moindre intention c?rruptrice. Ne reprochons pas à l'Inde son paganIsme, ne nous rendons pas incapables d'entrevoir un aspect essentiel de ses rites. Les Romantiques de la première heure n'étaient pas loin d'entrevoir et d'apprécier l'Inde telle qu'elle fut, malgré leur manque d'information; Gœthe en particulier, lorsqu'il a déclaré avec sérénité que l'éternel féminin peut susciter chez l'homme le contraire même de la dégradation. « Das ewige Weibliche zieht uns hinan. » La courtisane n'est pas plus honnie dans ]' Asie que dans l'Athènes antique ; l'épouse n'y est pas TANTRISME 1 73 moins respectée que dans la République romaine, et l'Inde a beaucoup plus que tout autre peuple indo-européen cultivé le prestige de la Mère initiale ; les trois Indes se tiennent non pour une patrie, mais pour une « matrie ». De nos jours encore, à la suite de Ramakrsna, combien un Tagore, un Aurobindo chérirent d'un même zèle l'archaïque déité antérieure aux dieux, dont est fille « mother India» ! Les épouses de Visnu et de Çiva sont moins leurs compagnes que leur primordiale essence. Aussi leur culte a-t-il tellement prospéré dans ce Dekkan qui révérait « la divinité» plus que les dieux, tant du côté tamoul que du côté marathe. Mystère de la génération première, sans fécondation. Quittons ce stade archaïque ; il nous faut constater foison de symbolismes féminisants. Le pouvoir se manifeste en œuvre; l'absolu apparaît dans sa manifestation, l'activité est féminine relativement à l'agent. Tel est le sens foncier du terme çakti. Et les sectes« çakta» enseignent que pour atteindre à l'absolu il faut avoir pénétré, assimilé son expression : l' « éternel féminin ». Ne peut outrepasser la génération que celui qui a percé ses mystères ; le yoga sexuel que nous taxons imprudemment de voluptueux est un rite mystique l , en lequel l'homme doit se libérer, non s'asservir. La piété çakta embraye le fidèle dans les cinq 1. Ne cherchons pas l'intelligence de ce rite da~s, le K.àm.asütra, manuel d'érotisme, sans plus. L'Inde a tout sco;astxse, la JOUISsance autant que l'intérêt, la guerre ou la chasse. Le ça~tJ.sme est ferveur, non débauche. 74 1 PHILOSOPHIE DU YOGA éléments et lui confère ainsi l'efficience suprême. Par le vin il s'assimile le feu ; par la viande l'air ; par le poisson l'eau ; par les gestes (mudra) la terre; par le coït (maithuna) l'espace [interpénétrationJ. La « réalisation» (sadhana) çakta est un comportement (yoga) symbolique par lequel la vitalité organique - jouant ici le rôle de çakti et dénommée kundalinï - ascende (en termes modernes) la colonne vertébrale pour fusionner avec Çiva dans le haut du crâne : libération (en termes de biologie mystique) des divers centres nerveux. Ainsi, alors que le jouisseur ignorant fait sa servitude, l'ascète tantrique se libère grâce à l'emprise qu'il sait acquérir sur l'automatisme des fonctions. Jusque-là le bouddhisme se bornait à prôner la continence, les brahmanes à estimer la maîtrise sur les sens. Mais le yogi tantrique, détenant la disposition de ses forces vitales, sait mater la sexualité parce qu'il en a acquis une pratique de virtuose. Rien de métaphorique, malgré du symbolique, dans ce salut que le tantrika réalise par sa propre opération. Salut qui exigeait et la perspicacité bouddhique et la maîtrise des· comportements, obtenue de façon si adéquate par yoga; le tantrisme adopte en pleine conscience ces deux exigences comme complémentaires. Chacune séparément restait vaine, et la simple piété plus vaine encore, quoique lucide. Le lecteur sera bien inspiré, s'il confronte cette façon d'obtenir le salut par des moyens physiologiques avec les prouesses de notre YOGA ET OCCIDENT 1 75 toute récente cure de maladies mentales par intervention de chirurgie. Ainsi l'inspiration dernière de l'indianité n'a pas croupi dans le vague ni dans l'obscène. Elle accrut l'expérience par des expérimentations, dont à peine nous entrevoyons l'audacieuse positivité. Entreprises en marge de la science occidentale, mais poussées très loin, grâce à ce que le yoga révèle sur les possibilités que fournit l'organisme vivant. Il y eut ainsi de téméraires entreprises suscitées par ce système çakta, dans lequel sont paradoxalement réunis le Bouddha et Çiva, chacun flanqué d'une parèdre, leur« énergie» (çakti). Expressions symboliques, expressions verbales d'efforts, non verbiage. Puissent ceux qui ne prennent pas au sérieux les vrais yogis aller assister à leurs comportements. Le 'Yoga et l'Occident Devant le mysticisme indien l'Occident rationaliste se déconcerte. Les théosophes n'osent rien rejeter de la mentalité asiatique, surtout si elle défie la critique. Les hygiénistes acceptent que de faux yogis soient consultés pour parfaire la gymnastique (d'origine grecque) ou employés comme masseurs. Cependant notre Rodin a médité la polyvalence de cette forme de l'absolu : Çiva, dont la « danse» n'a pas place au music-hall. En fait les humains ne pensent que des relations ; mais alors que l'Europe cherche les lois de la nature, l'Asie repère les conditions de l'efficace ; 76 [ PH;ILOSOPH;IE DU YOGA YOGA ET OCCIDENT 1 aussi J'application ultime du yoga fut-elle d'ordre magique. Le« mécanisme» selon l'Occident passe de la mathématique à la physique, puis à la biologie ; la relativité universelle prise à l'indienne avec un dynamisme vital pour base, aboutit à de l~ pa:apsychologie. Trop tard toutefois pour qu'on ~u:sse espé~er amples développements dans la positiVIté, ~ar 1 Inde cesse d'être le pays le plus fermé, le plus Isolé sur une planète que l'aviation rend de plus en plus exigue. Déjà la notion de yoga se dégage de tout mystère par la critique à laquelle la soumet l'Occident. Pourtant elle révèle à Ja science occidentale des faits insoupçonnés. Le pouvoir (des yogis) peut étendre le savoir (des biologistes). Ainsi une élève du cardiologue Ch. Laubry, le Dr Thérèse Brosse, publia en 193 6 (Presse médicale, nO 83), des observations obtenues sur un yogi par enregistrement simultané du pouls, de la respiration et de l'électrocardiogramme. Cet ascète réduisait à un tel degré les battements de son cœur qu'il paraissait les suspendre; il les rétablissait avec virtuosité. D'autres ont établi devant le corps médical de Paris que les deux voies d'évacuation dont dispose le corps humain peuvent être utilisées comme moyens d'absorption. Le jeu des muscles lisses et des muscles striés peut contredire les données de l'expérience constante en Occident. Tous subterfuges mis à part, on ne saurait nier que certains yogis acquièrent dans la maîtrise de leurs organes des résultats pour nous insoupçonnables. Pour trier l'effectif parmi l'illusoire il est fort 77 précieux que dans la lignée ~e~ orientali~tes s: affirme l'autorité du Dr Jean FIlhozat, aUSSI maltre en langues anciennes qu'en physiologie. Son principal mérite fut de s'interdire tout j,,:gement sur !es yogis avant d'avoir scruté l'anatoffile et la ph~SIO­ logie indiennes, fort différentes des conceptIOns occidentales1 • Les textes Que les physiologistes étudient de visu e~ par, des moyens précis le comportement des yogms, a la bonne heure. Mais comme ils ne possèdent et ne veulent acquérir aucune co~pétence d,ans l'ordre de l'expérience vécue leur Jugement rIsque de se situer et leur rajsonn~ment risque d'aboutir hors de la question. Même la façon d'exister, pour les œuvres de la pure pensée, dans l'Inde, diff~re de l'allure ~es systèmes philosophiques en OCCIdent, !,a rédac~lOn des sütras texte canonique de tel systeme, fixaIt le sujet ne ~arietur; c'étai~ l'aboutissement, de réflexions pratiquées depUIS longtemps, arrlvé~s au maximum de rigueur tant verbale que, ?Ialectique. Ainsi les yoga sütras énoncent au IVe slecle de notre ère, en un certain libellé, l'essen~e du yoga, sans approuver ni critiquer le yoga mIS en œuvre par le Jina et le Bouddha, environ neuf cents ans 1. Magie et médecine, Paris, 194~. L~s origines d'une .te~hnique mystique indienne, Revue philosophzque, avr;l. I~46, Les lmutes des dans l'Inde, Etudes carmelttames, 1953. hn~~;~s poUVOirS ~~, 78 1 PlULOSOPHlE DU YOGA p_Ius tôt. Et ~e yoga poursuit sa carrière après ses sutras canomques, en des œuvres à demi fidèl 'd lOb ' es, a eml Ires d allure, quoique les solutions satisfaIsa~tes passent pour avoir été obtenues dans un certam texte. ~n somme les systèmes continuent d'évoluer ' meme après les sütras qui devaient les fixer. ~e sort du yoga en tant que système philosophIque a dépendu de plusieurs facteurs : rO Le contenu du double yoga jaïna et bouddhique, le premier demeurant assez fixe le second a?,~n! beaucoup subi de transformations et de VICIss:tu~es (Ceylan, Tibet, Turkestan iranien et chinOIS) ; 2° La relation entre le système orthodoxe dit samkhya, surto~t théOI:-iq"':1e et le système dit yoga, surt?ut pratique (amsl les sütras du yoga furent suscItés par la Samkhya Karika). 0 0 o Ajo~to~s qu'après le yoga épique il y eut tou- Jours a cot~ des I?urs yogis certains brahmanes ~lus ou moms yogIsés et les yogis sectaires, exté{neurs au brahmanisme orthodoxe. 1 E~~n .à l'intérieur du yoga classique, celui de • P,:tanJalI, tenu pour« royal », c'est-à-dire ayant la • pnmauté en orthodoxie, s'adjoignit le Hatha yoga « yoga, de ~a cellule ou du cloître» (hatha), qui es~ pour.I ascete ce .que sa carapace est à la tortue: son l~eu n~cessalre et naturel, non seulement de r~tralte malS de vie permanente. Preuve de syncré~lsm:, cette affir~~tion que le. Hatha yoga est ImplIqué dans le Raja yoga, obstmation à répéter: YOGA ET OCCIDENT 1 79 Pas de Hatha yoga sans Raja yoga, ni de Raja sans Hatha. Aussi s'imposent à l'étude les trois expressions du Hatha : - la Hathayoga pradïpika (lampe du H. Y.) ; - la Gheranda samhita (recueil des enseignements de Gheranda) ; et la Çiva-samhita (recueil des enseignements de Çiva). C'est l'annexion officielle du yoga par le Çivaïsme, de plus en plus prépondérant au cours ~u Moyen Age. Çiva : antique prototype des yOgIS, archaïque dieu yogi, le yogi absolu. Finies les fadaises visnuites de l'âge épique (Mahabharata, Ramayana, puranas), les dieux de mollesse ~ont périmés. Le yoga, seule valeur exempte des. illusions possibles de la foi selon des cultes divers, c'est; personnifié, le dieu suprême. Si, durant le haut Moyen Age, la mythologie çivaïte se décalque sur celle de Visnu1 , c'est pour que l'absoluité du dieu des ascètes ne s'impose pas moins aux consciences que naguère le relativisme syncrétique vécu par une noblesse amollie, déchue de ,la vigu~,:r qu'elle avait attestée en concevant d abord Jalnisme et bouddhisme. Rappelons que les dieux védiques ~vaient été des rites personnifiés ; d'où le brahm~msme, ~ech­ nique sacerdotale. Rappelons 9-ue VlSnu. avaIt été l'idéal syncrétique de la féodalité mondame, guer1. Par exemple dans l'lftlara gîtâ, transposition çivaïte de la Gï!ii du Bhagavat (Krsna Visnu). Le lecteur en pourra juger par les extraits présentés plus loin. 80 1 PHILOSOPHIE DU YOGA rière et mystique : Krsna, foudre de guerre et amant des bergères, âpre et tendre; Rama, élégant aristocrate. Au contraire Çiva : non un dieu de caste protecteur de gens ayant leur dharma, mais idéal divin des sectes médiévales. Dieu est exigé de toutes parts au Moyen Age, alors qu'il n'était pas dans l'horizon des plus grands spirituels au temps du Jina et du Bouddha. Le Moyen Age sait que Moïse a proclamé Yahvé, que le Fils crucifié atteste la divinité du Père, que l'agitateur arabe voulut faire descendre sur terre le règne de Dieu. L'Iran musulman n'est plus terre païenne. Le prestige médiéval de Çiva est bénéfique indépendamment de toute caste, aux sans caste, aux hors-caste. Aussi le plus archaïque (peut-être) des dieux de l'Inde devint le plus moderne: patron de l'ascèse, de la douleur, mais aussi de l'espérance. L'Inde çivaïte ne fut pas férue de justice, mais d'amour, au double sens d'éros et de sacrifice, alors que Visnu-Krsna-Rama n'avait été qu'idéal de volupté. Conclusion Un lecteur attentif remarquera sans doute que le terme yoga, ambigu dès l'antiquité, fut employé dans des significations disparates, toujours plus diverses. L'ambiguïté originaire, c'était: 10 Le yukta est joint (en et avec lui-même), donc vigoureux par sa cohésion; 2° Le yukta est joint à l'absolu. Les CONCLUSION 1 81 deux acceptions interfèrent sans cesse dans la GUa. Manifestement elles paraissaient complémentaires, quoique la première fût, sans conteste possible, essentielle et foncière, la seconde dérivée, adventice déjà. Ce qui nous donne ici toute assurance, c'est l'usage primitif du mot chez Jaïns et Bouddhistes de la« première heure» : le Mahavïra et le Çakyamuni sont insurmontables par leur prodigieuse ascèse, non par piété puisqu'ils ne sont en aucune façon théistes ou dévots. Les Upanisads les plus anciennes sont celles qui ne font état que du premier sens. La littérature épique, au contraire, se plaît à associer, presque à confondre la signification âprement sévère et réaliste avec l'usage piétiste et fadasse. Rappelons que les deux religions principales du Moyen Age ont fait leur choix. Celle de yisnu se complut dans l'emploi piétiste, celle de ÇI:va ~ans l'usage rigoureux. Mais que de contammatIOns entre ces inspirations d'abord diverses, ensuite rivales, l'une et l'autre exaltantes, car n'importe quel « Hindou» porte en soi un voluptueux et ~n ascète ! Aussi le « dernier mot» de la sagesse Indienne fut-il de faire fusionner ces deux aspects de l'humain dans les tantras. Ceux-ci furent une revanche de la rigueur contre la mollesse, quoique l'interprétation européenne eût commis le préjugé contraire. Mais quel abus du mot yoga, qui en vient à désigner n'importe quelle I?ra~ique, m~~e n'importe quelle spéculation! Cnténum décl~If : le terme veda, si prestigieux, si sacré, ne déSIgne plus que 82 1 PIDLOSOPIDE DU YOGA CONCLUSION 1 l'occupation et presque le métier du brahmane. Les sect~s le respectent, ce mot, pourtant, elles l'ont placé aIlleurs que dans l'orthodoxie leur cœur et leur foi. Le yoga domine autant la tradition que les initiatives sectaires. 83 Le Yoga selon l'Inde moderne Entre le Grand Mogol Akbar Ct 1605) et la reine Victoria, impératrice des Indes CI8IQ-I9.0I), l'Inde a continué sans la renouveler sa méditatIOn enclose dans la ferveur. L'extension de l'autorité musulmane avait coupé court à la touffue scolastique sans susciter ni « réforme », ni « renaissance» ; réalisation de puissance et de paix, mais .stérili~é de l'esprit; symbio~e i~posée p,ar la d:x~énté ~O~I­ tique de dynastes mdIfférents a la ,relIgIon .. D ~l­ leurs les progrès européens quant a la naVl.gatIOn et à la force guerrière ouvrent aux ~ortugrus, aux Français, aux Anglais le Dekkan, pUIS les bouches ~Gan~. .. . L'Inde subit avec apathie cette dommatIOn bntannique, surajoutée à, la 'prése~ce ~usulmane. POUItant la présence d AlbIOn eXIgeaIt bea~coup plus: les Hindous risquaient de« ~erdre leur ame». D'où leur réveil spirituel, anténeur de ~eux o~ trois générations à tout projet de libératlon polItique. N'ignorons pas que ~e 9-ue ~ous autres appelons liberté politique n'avrutJamaIs été conçu dans aucune des trois Indes continentales. Les Gangétiques n'éprouvèret;t au.cu~ entho~­ siasme à étudier soit la psychologIe, SOlt 1 économl~ selon Stuart Mill et Spencer à Calcutta et même a Oxford; la mère Inde possédait d'archaïques ressources non humiliantes pour ses fils ; véda ~t yoga, fidélité sacerdotale et initiative dans la VIgueur, attitude d'aristocratie; patrimoine des deux castes Le yoga tantrique fut héritier à la fois de la civilisation si dense du Gange, et de celle du Dekkan, si multiple et diverse, où se jouxtent le marathe et le tamoul, où, jusqu'à la chute de Vijayanagar, l'Inde se survit à elle-même parmi l'irruption musulmane. Quoique l'Islam ait anéanti les monastères de l'Hindoustan, le souvenir du bouddhisme y res~e tenace aux confins de l'Himalaya, comme il est VIvace à Ceylan. L'inspiration bouddhique se survit dans les tantras, souvent tenue pour conciliable avec l'hindouisme militant des derniers mystes indiens. Ainsi l'hérésie antique apparaît comme patrimoine aussi sacré que l'enseignement des ?rahmanes dans la résistance désespérée à l'invasion totale. Les érudits explorateurs du yoga çivaite furent peu nombreux. Honneur à sir John Woodroffe (Arthur Avalon) qui pendant plus d'un demi-siècle édita et traduisit de nombreux tantras. Le Journal asiatique a présenté successivement ses publications. Dans l'unique fascicule qu'ait publié la revue allemande Yoga (éditeur H. Palmié, Harburg-Wilhelmsburg, 193 1), l'indianiste Heinrich Zimmer a étudié le Hatha et Woodroffe la kundalini. 1 84 '\ PIULOSOPHIE DU YOGA dominantes, avec la propension à des tentatives de sectes. Dans la seconde moitié du XIXe siècle le plus puissant ascète, méritant la considération universelle, fut Ramakrsna : un Titan aussi maître de sa pensée que le Titan Nietzsche fut accablé de perdre la sienne. Tout est audace et gageure, chez l'un et l'autre; mais les téméraires de l'Inde possèdent le secret de la santé, tandis que les fervents du romantisme sont en coquetterie avec Douleur et Mort. Ramakrsna voulait non pas s'assurer quelque contact avec de l'absolu mais coïncider avec l'absoluité du divin, dans ses trésors les plus secrets. Forme exigeante et téméraire du sadhana indien comme de l'Erlebnis germanique : se mettre à l'unisson non de différentes piétés, mais du souverain maître en chacune d'elles. Il vou]ut coïncider non seulement avec toutes les entités indiennes, mais avec Allah, avec la Trinité chrétienne ; lancer des coups de sonde au fond des abîmes et au plus haut des cieux. Mais comment, s'il a compris ce qu'il fit si bien comprendre, Romain Rolland put-il mettre ce mystique le plus prodigieux en parallèle, mieux : en diptyque avec son disciple simplistement humain, cet Hindou qui a « découvert l'Amérique» : Vivekananda? La totale virtuosité artistique de Rabindranath Tagore ne fut pas moins exceptionnelle que le total génie métaphysique de Ramakrsna. Elle fit descendre sur terre l'idéal du viçvakarman, l' omniréalisateur. Les Hellènes, qui créèrent tous les arts, ne les crurent jamais réalisables pour un même CONCLUSION 1 85 artiste; ils conçurent cette merveilleuse famille de divinités inspirées, les Muses. Léonard de Vinci domine Tagore par la science et par la grâce ; mais qui donc autre? Peut-on supposer un yoga de l'art? L'art est façon de faire, le yoga façon de se faire. Gandhi, qui n'était pas de haute caste, fut un yogi par l'insurmontabilité de sa vertu et de son dévouement, par sa capacité de jeûne illimité. Dirons-nous qu'il fut le yogi du droit? La revendication politique et sociale est hors caste, même hors secte. A la fois retors et impeccable, il échappait à toute prise, tant il était humain. Il déplorait la mort d'un Anglais autant que celle d'un compatriote. En fait, comme avocat des droits de l'homme il est plus européen qu'asiatique. Avant lui, se~es la Chine confucéenne et la France de 89 avalent placé le devoir des hommes dans le respect de l'humanité. Pour ce même motif il est le seul Indien qui ait « vécu» et fait vivre la morale : non une obligation (dharma) de caste ou de secte, mais une obligation universelle, comme selon Kant, sans aucun motif ou mobile religieux. Quelle ignorance, donc, chez ceux qui croient Gandhi l'Hindou typique, intégral! Il souffrait pour l'humain tout entier, ses adversaires comme ses compatriotes. Yoga de la patrie, comme chez la seule Jeanne d'Arc ; yogi de l'humanité. Ses pensées lui viennent de l'Europe, sa réalisation libère, dans l'homme indien, l'humain. Dernier yogi de réputation universelle : Aurobindo Ghosh, le sage de pondichéry. Quel signe 86 1 PH;ILOSOPF(IE DU YOGA des temps, un Hindou qui ne découvrit ses propres ancêtres qu'après avoir acquis le savoir et l'élégance d'un jeune Anglais! Il montra autant de courage civique, certes, que de sainteté. Dans la seconde guerre mondiale il ose déclarer que l'Angleterre et l'Inde ont accompli leur devoir en luttant contre Hitler. Mais il étend à l'excès l'usage du mot yoga : toute spéculation désintéressée, comme tout devoir, est yoga. Nous ne saurions ignorer ni oublier, nous autres, que le véda et le brahmanisme, valeurs bien indiennes, furent extérieurs au domaine propre des yogis. Telles sont les grandeurs de l'Inde moderne, désormais sans castes mais non sans honneur; d'une Inde où Musulmans et Hindous doivent . vivre distincts (Pakistan musulman, Inde), toutefois entremêlés1• CHAPITRE IV Techniques non indiennes comparables au yoga I. D'autres gurus (maîtres) honorent notre époque. Le§-Publications de Jean Herbert (Paris, Albin Michel) rendent accessibles à tout lecteur, sans aucun préjugé « théosophique », les trésors spirituels de l'Inde moderne et divers textes essentiels du passé. Derviches et Çûfis iraniens L'Iran eut ses derviches, comme l'Inde ses yogis. Les derviches tourneurs sont des mystiques de l'Iran devenu musulman. Ce vieux domaine aryen fut islamisé presque aussitôt après la mort du Prophète; tandis que l'Hindoustan et le. Dekkan furent envahis - sans subir une converSIOn, neuf siècles plus tard. Le paradoxe alors fut de chercher 88 1 PIDLOSOPH:IE DU YOGA accès à une mentalité transcendante non dans le repli silencieux et immobile du myste en son for inté~ie?r, ma!s ~n tournoiement de plus en plus précIpIté,~ Il s agIt de surmonter la conscience par frénét~que rotation. Sorte d'ivresse obtenue par tourbIllonnement. La conscience se refuse à penser selon la mentalité empirique dite normale; elle s'exult:, s'affole et le corps s'effondre, en proie à une cnse nerveuse. Cette recherche d'un gabarit de conscience exceptionnel, grisant et délirant, n'est pas autre chose que la stimulation produite par absorption d'un excitant. Lévy-Bruhl, naguère, a signalé en maintes civilisations « primitives)} de tels efforts pour réaliser collectivement quelque mentalité paranormale. Les rythmes frénétiques ont leur magie. Toutefois cet appel à un affolement nerveux de la conscience tant individuelle que collective n'a rien de commun avec le yoga. Il fait participer la conscience à un délire physiologique, alors qu'au contraire la discipline du yogi étend incroyablement la prise de possession sur la vie organique.\., La conscience du derviche s'écroule dans la chute du corps entier. La frénésie dans les gestes scandés et précipités ne réalise pour ainsi dire que boussole affolée; juste le contraire de la placide et méthodique domination de soi qui procure au yogi l'exploration méthodique, acharnée de ses fonctions, le repérage de ses ressources, l'extension illimitée de ses efficiences. Interprété à l'indienne le cas du derviche serait un anti-yoga, défaillance voulue dans l'agitation confuse du samsara : juste TECHNIQ.UES NON INDIENNES 1 89 le contraire de l'effort vers l'apaisement (çanti), vers ce salut définitif, conçu « à la limite» : le nirvana. Si l'Européen se trompe en la circonstance, c'est parce qu'il méconnaît les garanties, les sécurités que s'assure le yogi dans son lucide héroïsme qui est tout l'opposé d'une ivresse. Refusons de confondre l'effort visant à une complète maîtrise avec la technique du complet abandon. Les artifices d' « extase» (au sens propre) obtiennent un renoncement paresseux; au contraire les ressources d' « instase » sont ardues, mais progressives au-delà de toute limite qu'on puisse préjuger. Le Çûfisme (prononcer Soufisme) iranien est le contraire même de griserie ou affolement : une mystique de l'amour divin. Adonnement complet à Dieu ; non pas comme cadaver, mais comme dasa, esclave ; pourvu que esclavage signifie renonciation joyeuse à soi, enthousiasme absolu pour l'absolu. Recommandons pour accès au çûfisme non seulement traditionnel mais relativement ancien la solide étude fournie par K. M.Jamill, érudit pakistanais, sur le grand mystique Rümi (né en 120 7 à Balkh). Œuvres principales : Mathnawi, Divan. Rümi n'est pas de ces musulmans qui exagèrent l'influence grecque sur les sectateurs du Prophète ; c'est de l'Islam exclusivement que se réclame le dévot de l'Amour absolu. La valeur du soi se réduit à zéro; mort à lui-même, le çûfi vit en Dieu; 1. De l'Osmania University (Hyderabad) : Introduction to Rumi's thought, 1950. 90 ) P!tILOSOPHIE DU YOGA Malebranche et Spinoza, voilà les Européens qui se réclamèrent d'une attitude analogue. Avant Jamil Nicholson était l'exégète le plus c?mpéten~ s~r l'œuvre de Rfuni, car il avait pré~Isé la filIatIOn à laq~ell~ il s'attache : non pas 1 aryenne, persane ou mdienne, mais la sémitique (E~te, Szrie, Arabie). Le myste musulman appréCIe la VIe, alors que l'indien veut s'enquérir sur sa structure pour éviter d'en être victime mais si possible, en triompher. ' N'omettons pas de signaler le Tahkïk-i Hind, œuvre en laquelle le grand musulman Beruni a traduit les Yoga sütras de Pa tafiiali. Œuvre du e ., 1 ffi ::J XI Siec e, e ort pour présenter objectivement le contenu du yoga classique aux gens d'Islam sans altérer l'exposé indien par des préjugés musulmans. Louis Gardet dans la Revue thomiste (I 95 0) a précisé la sorte d'extase qui se rencontre chez 'les çüfis dès le xe siècle, en particulier chez Kalâbâdhi (t ~~5). Le ~ajd, ~{ ~ho~ mental» (Massignon) ; le wUJud, « eXIstentIahsation », c'est-à..:dire position hors d: ses c~u,ses ; ek-stases qui opèrent la création par DIeu, voila le ressort mental caractéristique de leur comportement. {{ L'audition des cœurs et leur ~~e », une « flamme qui nait dans l'intime de 1 etre » ; elle est pa~sagère, alors que la gnose est stable. {( Quand DIeu est présent disparaît l'extase... L'extase ne peut atteindre que formes périssables et s'efface eHe-même à l'instant où la vision commence ». TECHNIQUES NON INDIENNES ) 91 Mais Hallâj affirme une union transformante dans et par l'amour, non plus anéantissante : Les états d'extase divine, c'est Dieu qui les provoque tout entiers, quoique la sagacité des maîtres renonce à la comprendre. L'extase, c'est une incitation, puis un regard qui croît et flambe dans les consciences. Lorsque Dieu vient l'habiter ainsi, la conscience double d'acuité et trois phases alors s'offrent aux voyants: Celle où la conscience, encore extérieure à l'essence de l'extase, reste spectatrice étonnée; Celle où la ligature au sommet de la conscience s'opère; et (celle) alors (où) elle se tourne vers une Face dont le regard la ravit à tout autre spectacle. Hésychasme et roga Les moines chrétiens du mont Athos ont manifesté des efforts ascétiques plus proches du yoga que la recherche de l'évanouissement chez les derviches. Surtout entre le XIe et le XIVe siècle, à l'époque même où le Çivaïsme tantrique prenait tant d'essor en Inde centrale et méridionale. Yoga chrétien? formule séduisante, bien qu'on ne puisse la prendre à la lettre. Pourquoi? parce que le christianisme n'admet pas cette transmigration, samsâra, que veut éluder la mystique indienne. Parce que la tâche du chrétien n'est pas de se délivrer à l'égard du péché originel, mais d'accueillir le salut que lui apporte le Sauveur. II y eut des bhaktas parmi nos ancêtres: les piétistes à la façon de Fénelon; en eux Dieu 92 1 PHILOSOPHIE DU YOGA s'affirme lui-même, Fils coïncidant avec Père. Mais quelle mollesse cette théologie suggère au fidèle! Heureusement l'ascension dans l'amour divin s'éloigne fort de cette fadaise chez sainte Thérèse et Jean de la Croix. Nul ne mérite la grâce. Salut par la foi, sans doute ; mais par les œuvres? ces œuvres que la conscience indienne, unanime, tient pour asservissantes? pour elle la libération est le contraire de l'œuvre. Les moines de l'Athos sont des Grecs. Comment peuvent-ils être chrétiens? Les chrétiens modernes sont habitués par le souvenir de la scolastique à cette persuasion : la possibilité d'être aristotélicien et fidèle au Christ. Mais Platon se scolastise moins qu'Aristote; cherche.;t-on Platon en Plotin? le paganisme de Platon n'est pas niable. - Sans doute fut-il surmonté par l'ascèse de l'Athos, qui se dénomme hésychaste l • Elle sanctifie les deux premières facultés humaines admises par Platon : le voüç, pensée; le OUfJ-Oç, cœur; elle exclut la troisième, èmOufJ-Eoc, concupiscence, par l'entraÎnement monacal. De ce vocabulaire platonicien l'usage est tout autre que dans le platonisme. La vie religieuse exige que la pensée se soumette à l'amour divin, donc au « cœur » : précepte contraire à celui de la sagesse moyenne. Cela suppose évidemment qu'âme et corps soient deux aspects d'un même devenir. Rien d'absolu ou d'immortel chez le 1. Prononcer « caste »; le mot 1jcruXL<X n'a rien de commun avec le latin castus, « chaste ». II signifie paix et repos; disons quiétude. TEcaNIQ.UES NON INDIENNES 1 93 chrétien; son salut dépend de son comportement. Donc à une ontologie antique s'est substituée une technique spiritualisante ; ne rien attendre de la grâce, mais pratiquer une ascèse assidue ; effort tout à fait parallèle à celui du tantrisme indien, de moins en moins spéculatif, de plus en plus pragmatiste ; opérant dans la chair vivante au lieu. de spéculer sur de l'éternel. Ces deux entreprIses encadrent symétriquement les milieux les plus religieux de l'Eurasie: Grèce christianisée, Sémites juifs et musulmans, Iran zoroastrien et Mésopotamie, compacte indianité. Aucune section de l'humanité ne se comprend par elle-même. Cessons d'être trompés par de trop tenaces illusions : la prétendue distinction entre Europe et Asie, la prétendue opposition âme-corp~, la prétendue incompatibilité de l'aryen et du sémItique. Daignons remarquer sur la car~e, mên: e sommaire, que Méditerranée et mer NOIre ne diffèrent que par leurs noms; que passé le Cauc~se, la Caspienne leur fait suite, et que les ancIe~s fonds marins s'étendent jusqu'au Turkestan ChInois : mê,me latitude tout le long de la même route, celle de la soie, depuis la Chine jusqu'ar:x Dardanelles. Oui, une seule route réelle et pOSSIble. Cela explique des destinées comparables, souv:nt com: plémentaires, presque sous une ~ême latitude. SI l'inspection de la carte ne des~Ille pas nos yeux, sachons par l'histoire des Mongols que toutes les vieilles civilisations s'échelonnent d'Irkoutsk à Byzance et le long du Dan~be, e~ d~rec,tion. du Rhin. Sophistes grecs et sophIstes chmOIs n avalent 94 1 PHILOSOPHIE DU YOGA· pas tort: tout est à la fois de l'autre et du même, à coup sûr du solidaire. L'hellénisme s'étant mêlé à l'indianité avec et après Alexandr~, il ne serait pas inconcevable que quelque indianité fût à l'origine de Phésychasme. La quasi-ubiquité de l'Islam (Asie entière, Afrique, Europe) serait bien plus incroyable si, pour mieux comprendre, nous restions susceptibles de nous étonner. La circulation du souffie intéresse les moines de l'Athos: ils doivent faire rétention du souffie pour séquestrer l'intellect dans le cœur. Ne sont-ce pas des chrétiens qui aiment le fils de Dieu? Ils se réfugient fidèlement dans l'amour absolu, tandis que les yogis tantriques, résorbant tour à tour les fonctions vitales, s'évadent par le sommet du crâne en une libération physiologique: précisions comparables, puisque opposées. Yoga et tao Aucune pratique attestée par l'anthropologie ne ressemble autant au yoga que le taoïsme chinois. Mais la double compétence indianistique et sinologique est tout à fait exceptionnelle. La coopération si fructueuse d'Edouard Chavannes et de Sylvain Lévi aurait pu, dans les quinze premières années du xxe siècle, établir d'emblée, à ce propos, les précisions nécessaires, mais d'autres tâches, plus ardues, accaparèrent leur effort commun, hélas trop court. Inde et Chine, à elles deux, constituent environ TECHNIQUES NON INDIENNES 1 95 les deux tiers de l'humanité. Elles sont très séparées, mais réunies aussi, par le Tibet, où le yoga est« authentique)}, et le mohde mongol a toujours pesé sur l'une et sur l'autre. L'expansion du bouddhisme vers l'Asie la plus orientale y a fait connaître ce que peut obtenir ou suggérer l'ascèse du yoga ; expansion non moins maritime que continentale. Par contre le taoïsme ne fut que très exceptionnellement signalé aux Hindous, quoique l'usage du vocabulaire taoïque intervînt quelquefois dans la traduction en chinois des textes indiens ou tibétains. Expliquer la vie par la circulation de souffies, donc la régir par une gymnastique respiratoire, telle est en bref la prétention commune des yogis et des taoïstes, comme ce fut le programme des solitaires de l'Athos ; mais les conditions diffèrent selon les milieux. L'hésychasme hérite d'une civilisation dans laquelle à travers Platon, Aristote, Plotin, les Stoïciens ne cessa de varier l'usage du terme meü!lot;; si chrétien qu'il soit, un moine byzantin ne saurait penser comme saint Augustin ou comme un pape romain. Comment se pourrait présenter dans les mêmes conditions la discipline des souffies en des milieux aussi différents qu'Inde et Chine? L'Inde est triple : Penjab, Gange, péninsule; cet ensemble est clos : immense souricière dont on ne s'échappe guère si l'on y est entré. La Chine est double par ses bassins fluviaux, une par sa continuité depuis la Mandchourie jusqu'au Tonkin; aussi ouverte et béante que possible au nord, tou- 96 TEClINIQUES NON INDIENNES 1 1 PHILOSOPHIE DU YOGA jours envahissable par des Mongols, même avec sa Grande Muraille; l'afflux réguHer des reîtres lui est d'ailleurs aussi indispensable que périlleux. Ce pays est nécessairement guerrier, au moins par intermittence. La politique y sévit avec frénésie, à toute époque, tandis que l'Inde ne se situe dans la concurrence et l'équilibre du monde qu~ depuis Gandhi. L'horizon des individus est clos dans le devoir de caste et la prolifération illimitée des castes interdit, même aux souverains, qui ne sont en droit que des nobles, et qui furent souvent des esclaves, toute action gouvernementale. Aucune possibiHté d'opinion publique. Un régime préjugé parfait, éternel, absolu, et respecté comme tel dans des groupements dont chacun est fixé dans sa loi propre, le devoir de caste (svadharma), c'est de l'ordre, mais inconscient faute de toute critique, de toute initiative, comme celui qui règne chez abeilles et fourmis. Certes la possibilité de fonder des sectes, aussi contingentes et accidentelles que les castes étaient immuables, ouvrait à la société de l'innovation et de l'initiative, en des dharmas particuliers et arbitraires ; mais quel saut dans l'inconnu, cette désertion de la caste ! Seuls des yogis manifestent telle témérité: le Jina, le Bouddha, d'autres moins illustres, et quantité d'inconnus parmi le fouillis des lieux et des époques. La secte est un exutoire, non une institution; loin de la réformer, elle fuit la société. 97 Le milieu chinois est toujours agité de secousses politiques. Alors que le yogi s~ met en m~rge ?e la société souvent de toute SOCIété, le taOlste Juge, et très' crûment, tout pouvoir, t?ute autorit~. Il boude, ou il ricane ; Il peut SUSCIter des réactIOns collectives. Il insiste sur la faiblesse,des forts, sur la force des faibles. Il joue avec son propre esprit et se joue de l'esprit d' autrui. Dialecti~ien et sophiste (s'il est permis de parler grec), combl~n cet homm.e diffère du yogi ! Celui-ci ne veut agIr que ,sur SOI: il ignore autrui ;. railler les mœurs humaI~es lu~ paraîtrait futilité. Quelle erreur co~mettraIt-on SI l'on admettait qu'il pense! le premIer précepte du yoga est de couper court aux démarches de la pensée. , . . La pensée chinoise, dans 1 antIqUIté, comporte deux « pôles» : la nature selon Lao (q~e. ~e p,remier taoïste soit mythique ou non), la CIvilisatIon selon Confucius . et il n'est pas absurde que l'on interprète cette o'pposition comme analogue à celle de Rousseau et Voltaire dans notre XVIIIe siècle, car très peu de mi1i~ux huma~ns ,montrèr~nt. ~n esprit aussi ouvert et divers, aUSSI aVIsé dans l agilité critique, certes, que les « cent philosophes}) de la vieille Chine. . Ajoutons que Lie et Tchouang furent dans l'antIquité taoïste des noms aussi considérables. que Fichte et Hegel dans la splend~u: ,du .roman.tis~e germanique. L'apogée de la CIVIlIsation chinOIse est à tous égards antérieur à notre ère. Il y eut , ' . d des époques incomparables aIlleurs que ~~s l'Athènes de Périclès ou dans la Toscane du xve Sle4 P. MASSON-OURSEL 98 1 PlDLOSOPlIIE DU YOGA cle. L'histoire n'a de sens que complète, et on ne trouvera le reflet de la pensée humaine que dans une philosophia universalis. C'était déjà manifeste bien avant que les distances parussent incroyablement se réduire en conséquence de ce fait dont nous sommes contemporains, l'accélération toujours plus poussée des communications sur notre planète. Il exista de la foi sans ascèse, de l'ascèse sans foi. Ce dernier cas est manifeste chez le yogi pur et simple, ni pieux ni pensant, mais résolu à se posséder en acquérant l'emprise sur ses fonctions vitales ; le taoïste est un yogi sarcastique, ironiste et frondeur, que la contradiction stimule au lieu d'accabler: le paradoxe est son critère de vérité, de même que surmonter la contradiction est critère de vérité pour Hegel. De la logique il se gausse; le yogi, lui, l'ignore; autant qu'il ignore la société. Quoi de plus curieux, pour des Français habitués à respecter le social depuis Comte et le rationnel depuis Descartes, comme si le Discours sur l'esprit positif complétait le Discours de la méthode! Résumons. Le yogi ne s'intéresse ni à la nature, ni à la société. Son monde, c'est son corps. Il n'émet ou ne postule aucun jugement. Au contraire le taoïste puise sa vigueur dans les éléments naturels. Juché sur un roc, il domine le torrent qui bouillonne au plus bas et court vers des fonds plus bas encore; il vit dans la clarté, en méditant la modestie absolue de l'eau. Insolence du pic, discrétion des sources pures : chan chouei. Orgueil et humilité. Cet ascète qui domine ainsi l'abîme, alors TECHNIQUES NON INDIENNES 1 99 que quelque paysan, tout en bas, passe sur un pont en dos d'âne, que fait-il? Crispé en un ricanement, il s'est mis à l'unisson des cimes et défie le vertige. Notre lecteur est-il naïf, ou averti? dans la première hypothèse, il admirera « l'art» le « pittoresque » - alors qu'il se trouve en présence d'un schéma mystique. L'intérêt pour ce « paysage» est illusion d'Européen : les détails manifestent une signification doctrinale. Point n'est question, non plus, des rêveries de quelque promeneur solitaire, "quoique J .-J. Rousseau atteste vraiment Ul1e humeur taoïste ! mais rappel à un cul te précis, plus ni moins que chez quelque peintre italien ou espagnol la figuration du Calvaire. D'ailleurs un texte accompagne normalement l'effigie. Ainsi paré, nous éviterons la confusion. Le yogi est un Hindou qui se libère de la transmigration (cet épouvantail, cette obsession de l'Inde) en acquérant par comportement pleine emprise sur la vie : héroïque explorateur de la biologie vécue. Le taoïste est un Chinois insociable qui réalise son autonomie par dressage des fonctions vitales, donc respiratoires, et purification de son jugement ; qui se met à l'unisson de la nature, agréée en ses aspects opposés mais complémentaires. Cabré contre les prénotions humaines, il cherche l'intelligence dans l'ironie et le paradoxe, l'efficience dans l'alchimie et la magie, laissant aux confucéens le sens commun et la formation des fonctionnaires, dans un Etat qui a perdu son aristocratie. L'emprise que le taoïste acquiert sur la vie, il la doit à une technologie autant qu'à un comportement, à des ni 100 1 PHILOSOPH;IE DU YOGA drogues autant qu'à des méditations. Il est en rivalité avec le yoga bouddhique, c'est-à-dire inclus dan~ le bouddhisme, plus qu'avec le yoga simple ~u mtégral ; aussi exerce-t-il une efficience politique en même temps que magique. Les ,:ais connaisseurs, à ce propos, sont rares en OCCIdent, quoique chaque génération, depuis la fin du XIX e siècle, ait donné à la France _ pour ne parler que d'elle - un ou plusieurs sinologues éminents. Pelliot savait tout, jusqu'aux plus modestes dialectes, et son érudition fut inégalable, mais il dédaignait de« produire}). Granet virtuose dan: l'interprétation des origines chinois~s, négligeaItl'examen des époques historiques. Henri Maspero seul consacra sa carrière à l'interprétation de la pensée chinoise antique, puis médiévale l • Essayons de ne pas fausser Je sens qu'il donne au mot tao. Décidons de le nommer l'Originaire, ou l'Un. Le Deux en résulte, c'est le yin (pair) ; puis le Trois : c'est le yang (impair). Le yin est le tao à l'état de repos ; le yang son état de mouvement. Succession, alternance de ces contraires, voilà le ressort de ce que les Occidentaux appellent« mécanique universelle », règle du devenir, ce « changement », yi, constitutif de tout le réel et de tout le .1. La Chine antique, Paris, de Boccard, 19 2 7. _ I. Les religions chiIUllses; II. Le tllO~me, Publications du Musée Guimet, 1950, Mélanges posthumes présentes par P. DEMIÉVILLE. Il faut aussi chercher dans l'œuvre de FORKE une solide documentation moyenne sur l'ensemble du passé chinois. TECHNIQUES NON INDIENNES 1 101 pensable ; qui au surplus fait, chez les confucéens, l'objet du Yi king. Cependant, alors que l~ confucéen cherche là un moyen de contrôler SI le souverain s'accorde avec le Ciel, le taoïste trouve dans l'identification au principe des changements un biais pour coïncider avec la nature, en capter les énergies, lui faire produire de la surnaturel. Cette physique, explication des« phénOl:lène~ » explique aussi comment s'acquiert une VIe SpIrItuelle. De ce biais elle rejoint en quelque sort.e l'ascèse des yogis. Car l'efficience, comme .la félIcité s'obtient par résorption dans le non-agIr (wou wei) du tao, acquisition de la vac~ité ; l'ascète indien rétracte ses fonctions senSOrIelles dans le cœur et vide son esprit par une gymnastique respiratoire analogue à l'ascèse chinoise. Le taoïsme fut pour la Chine, comme le yoga P?~r l'Inde, b~u­ derie à l'égard de la religion tradItIonnelle et zele ardent pour l'absolu. Dernière rema~que : nous sommes moins surpris que le grand SInologue de ce que l'érudit moderne Hou Che ait prés~nté la doctrine de Tchouang tseu comme un systeme de logique (p. 492) : il s'agit d'une logique hégélienne, non aristotélique. Envisageons maintenant, après le taoïsme ~nti­ que celui du Moyen Age, moins métaphYSIque mais rival du bouddhisme, donc conçu dans une ambiance de terminologie indienne. Tout Euro1. Cf. notre Philosophie en Orient, tome sUl(plémentaire de l' Hist. de la Phil. de BRÉHIER (P. U. F., 1948), p. 140 a 145· 102 J PHILOSOPEJE DU YOGA péen cultivé devrait être informé de ce fait si ~m~ortant :.la tr~nslation des textes bouddhiques Indiens ou tibétaIns en chinois ultérieurement dans l'idiome japonais, œuvre de collaboration entre doctes de l'Inde et doctes de l'extrême Asiefut un effort d' « humanisme» aussi remarquable que cet humanisme de la « Renaissance» en lequel I:Eu:opéen moderne comprit ce qu'il devait à l'antIqwté gréco-latine e~ sémitique., Mais ce ne fut pas seule,ment le ?oudd~Isme chmOIs qui dut acquérir une mformation séneuse sur l'indianité : ce fut le ta~ïsme même, malgré ses origines proprement chinOIses~ Car« 'p~)Ur la constitution du corps immortel, le taOIsme utilise des drogues préparées à base de pla~tes et surto~t de produits minéraux, particuherement de cmabre et d'autres sels de mercure. Pour obtenir la Longue-Vie l'Inde a pareillement développé toute une branche de sa médecine végétale, et surtout elle a constitué toute une chimie des corps mercuriels ». Au Dr Filliozat revient le mérite d'avoir précisé ce fait important, dans une conférence, le 16 mai 1949 à Hanoi (<< Dân Viêt Nam », août 1949). C'est là confirmer et étendre la portée d'un travail 9-u'Henri Maspero, en quatre conférences, voulait présenter à l'Université de Montpellier en 1941 (Mélanges posthumes, t. I). ?n peut dir~,:( en gros », que le taoïsme antique étaIt. ~étaphysiclen, que celui du Moyen Age fut magICIen. Il y a plus de vérité à remarquer que Tchouang tseu règne magnifiquement sur ces deux époques: «Je plains les gens du monde qui pensent TECHNIQ,UES NON INDIENNES 1 103 que les procédés pour nourrir le corps suffisent à faire durer la vie éternellement. Nourrir le corps n'y suffit pas ». Mais ceux qu'il plaignait pullulèrent dans les siècles ultérieurs ; ils admirent que la vie éternelle requiert des procédés pour éterniser le corps. « Nourrir le principe vital» et « se nourrir de soufRe» : formules complémentaires. Que conclure quant à la confrontation IndeChine, c'est-à-dire yoga et tao ? Beaucoup d'intentions analogues : le salut cherché dans des disciplines vitales, non pas « spirituelles ». Dans l'Inde c'est la respiration, en Chine la nutrition qui l'emporte. Mais le bouddhisme a implanté chez les Jaunes le yoga gangétique, celui de l'antiquité. Au Moyen Age c'est le yoga des tantras qui chemine vers l'Extrême-Orient soit en direction de Singapour, soit en visant la Mandchourie et la Corée. Gardons-nous d'ignorer que toutes ces exportations aboutissent dans l'Asie insulaire, archipel japonais, archipel océanien jusqu'à Bali. Ne méconnaissons pas non plus que se jouxtent en Indochine le yoga cambodgien et le tao annamite. Les complexités de la Chine philosophique reflètent à maints égards la perméabilité ou l'irréductible spécificité du yoga et du tao. Le confucéisme s'imprégna souvent de taoïsme ; le bouddhisme des Jaunes garda son intrinsèque coefficient de yoga. Mais les angles s'arrondissent dans l'inévitable incompréhension et dans le syncrétisme. La 104 1 PHILOSOPHIE DU YOGA Chine reçoit ses eaux du Tibet, où perdure un très strict yoga. Pourquoi n'a-t-elle pas reçu de même, par là, le yoga directement transmis? Parce que la civilisation chinoise prédominante s'est faite par le Nord, côté où, répétons-le, elle s'ouvre béante aux Mandchous et aux Mongols ; parce que la vieille Chine, c'était la vallée de la Wei et le bassin du Fleuve Jaune, non celui du Fleuve Bleu. Refusons surtout de confondre, sous prétexte de comprendre. L'Européen n'est pas immédiatement apte à l'assimilation des mœurs asiatiques. Le nonagir, wou wei, des taoïstes n'a rien de commun avec la réprobation des actes dans le bouddhisme. Cette dernière vise à éviter l'asservissement par accumulation du karman (résidus de l'action). Le nonagir, supérieur à toute action, est pouvoir suprême. Sans le tao toujours non-agissant, rien ne se ferait. Cet adage est décisif; remarquons sa congruence avec cette conviction de Platon, d'Aristote et de Plotin : tout ce qui devient exprime l'éternité de l'être. La pure métaphysique n'est pas le patrimoine exclusif de la Grèce classique; c'est ce que nous avons naguère mis en relief dans notre ouvrage Le fait métaphysique1• [. Presses Universitaires de France. CHAPITRE V Véda et yoga L'indianité a deux aspects : véda, yoga. Inspirations différentes : technicité rituelle des brahmanes, zèle des yogis pour un .certain c~mpor­ tement. Les yogis ne forment 111 caste, nI secte, mais ils ont promu l'esprit« sectaire >~ quan~.le~r conduite au lieu de rester au seul servIce de 1 mdlvidu, vis~ des fins collectives. Le véda est du savoir, . le yoga du pouvoir. Dans ces deux entreprises l'homme de l'Inde 106 1 PffiLOSOPffiE DU YOGA· fait son sort; la foi pour lui n'est pas espoir, mais obtention graduelle de compétence. L'Inde ignore l'hypothèse pascalienne d'une grâce éventuelle, baume qui ouvre l'espoir au douteur. Q:ue soit la croyance proportionnelle au doute, c'est éventualité européenne; se la masquent les naïfs, elle est compensatoire. Au pays le plus religieux du monde il n'y eut jamais guerres de religion; l'Islam y eût été agréé s'il ne se fût pas imposé. Personne, là-bas, ne croit qu'une religion puisse être vaine ou fausse; on ne la méprise ni ne la combat. Le yoga n'est pas croyance, mais pouvoir ; il ne refuse pas de s'associer à un culte pour le corroborer. Ce que nous appelons l'hindouisme, n'est-ce pas, très exactement, un yoga se mettant au service du brahmanisme, à basse époque? comme s'était mis naguère au service des deux hérésies jaïna et bouddhique le plus vieux yoga de l'Hindoustan. L'Inde s'intéresse au vécu autant qu'au pensé; or le yoga est frénésie vitale, conditionnée par un blocage de la pensée (cittavrttinirodha). Pragmatisme réaliste. Vécue à l'indienne, la religion ne consiste pas à croire (en une parole, une promesse, une personnalité transcendante), mais à obtenir par œuvre ou par recours. Aucune anxiété, mais pas de paresse! On fait confiance, on essaie en dépit de toutes difficultés, au lieu de refuser par inertie ou copfiance. Ainsi s'opèrent adaptation, assimilation. L'efficience que procure le yoga récompense le myste de son effort confiant, robuste, héroïque. Notre Pascal paraîtrait là-bas aussi sceptique, VÉDA ET YOGA 1 10 7 assurément, que Montaigne ; alors que le chrétien conçoit volontiers Pascal comme à demi montanien, à demi fervent. Le yoga n'est pas une foi, mais il fournit, ou refuse des critères de positivité dans l'efficience. Certes l'Inde n'ignorait pas ce qu'on peut espérer d'une grâce divine, mais les adeptes de Visnu n'en ont que trop abusé; le Çivaisme médiéval réagit contre l'écœurant laxisme de la période« épique », pendant laquelle le yoga lui-même perdait sa vigueur. Quel redressement au nom de Çiva, le dieu ascète ! Ce ne sont pas les brahmanes qui fournissent le plus de yogis, ni comme naguère les féodaux, mais souvent, répétons-le, gens de basse caste, même des hors caste. Le yoga n'est pas une religion, idoine dans telle couche de la société, mais une vocation, un « sport» sévère, où abondent les terribles critères d'énergie inlassable. Rien à croire, ni à savoir, mais que d'épreuves dans l'absolue solitude ! celle qui se trouve parmi la foule comme sur une grève lointaine ou en altitude vertigineuse. L'homme moderne d'Europe ou d'Amérique n'a jamais encore structuré son effort dans des disciplines aussi sévères. Il se montre capable d'héroïsmef.> magnifiques, dans lesquels le plus méritoire courage est indispensable : hardiesse et dévouement, avec les moyens d'action que fournit la science dite physique. Prouesses isolées, pour promouvoir la connaissance pure, mais qui ne se trouvent qu'accidentellement moyens, prétextes pour le progrès spirituel. Annexes 1 Sàmkhya et yoga dans le Mahàbhàrata (Bhagavadgità, section 2) ,- Texte caractéristique de la doctrine et de la phraséologie selon la littérature épique (entre - 200 et 200 de l'ère chrétienne). Richesse du style, mais imprécision dans l'emploi des termes philosophiques, si nets dans les upanisads. Littérature de nobles, non l 10 1 PHILOSOPH:IE DU YOGA dt; ~rahmanes. Pensée sectaire, exempte de technicité védl~ue : secte. des bhagavatas. Krsna, le Bhagavat (celUI qUI s~ 1a1~S~ participer) y apparaît tantôt sous son aspect .ImperIeUX et guerrier, tantôt comme aimable et aImé. ~ci samkhya et yoga ne désignent pas deux systèmes phIlos?phique~ ~ifférents. S. signifie supputation, cor:n~Issance mtegrale du devoir; y. signifie règle maltnse. ' 31. Dès que tu as aperçu ton devoir propre (svadharma) , tu n'as plus sujet de trembler' sur le ~ombat exigé par le devoir rien, ;our un ksatnya (noble) ne saurait prévaloir. 3 2 • Heureux le sort qui vous gagne vous ouvre la porte du ciel! ' Le bonheur des ksatriyas, ô fils de Prthâ, est d'accepter le combat qui y mène. 33· Mais si .tu ne fais pas cette lutte, par le devoir prescnte, alors délai.ssant ton devoir propre (svadharma) et ta glOIre, tu auras le crime pour partage. 34· Ta honte, les êtres la proclameront ineffaçable' et pour un homme d'honneur la hon;e est pire qu~ la mort. 35· C'est par peur, penseront les guerriers aux grands chars, que tu auras déserté la bataille' après avoir possédé leur haute estime, tu' deviend~as pour eux objet de mépris. 36 . Matnte: paroles qui ne devraient pas être prononcees ser?nt profé:é~s à ton propos par les malveIllants, decnant ta valeur; quoi de plus malheureux? 37· Ou. tu seras. tu~, et tu gagneras le ciel; ou victoneux, tu JOUIras de la terre. Allons, debout, fils de Kuntî, décide-toi au combat! ANNEXES 1 l l l 38. Tiens plaisir et douleur pour indifférents, comme gain et perte, victoire et défaite. Allons, apprête-toi au combat : alors le crime ne sera pas ton partage. 39. Je viens là de t'exposer la doctrine du samkhya. Ecoute maintenant celle du yoga qui, si tu t'y appliques, ô fils de Prtha, te délivrera du lien des œuvres. 40. Car rien ici-bas ne détruit l'effet de l'acte exécuté, revenir sur ses pas est inconcevable; mais si peu qu'on s'adonne à la règle susdite, on se préserve d'un avenir fort redoutable. 41. De doctrine contraire il n'yen a qu'une ici-bas, ô favori des Kurus, mais variées, infiniment nombreuses sont les doctrines des incertains. 42. Certes un langage fleuri se rencontre sur les lèvres des ignorants, de ceux qui, se complaisant à la parole du véda, ô fils de Prthâ, disent qu'il n'y a rien au delà. 43. Le désir dans l'âme, aspirant au ciel, ils sont voués à la renaissance comme fruit de l'acte, et aux distinctions rituelles multiples, pour s'être engagés dans la voie de la jouissance et du pOUVOIr. 44. Attachés à la jouissance et au pouvoir, et par là dépossédés de leur propre esprit, ils n'arrivent pas à concevoir dans leur méditation la certitude de cette doctrine. 45. Les Trois qualités!, voilà l'objet des védas; déprends-toi des trois qualités, Arjuna! 1. Selon la philosophie sâmkhya la matière (prakrti) se présente sous trois modes (guna) : sattva (pureté), rajas (passion), tamas (obscurité). Mais l'absolu est sans modes (nirguna). 1 12 1 PH;ILOSOPH:IE DU YOGA Sois étranger aux oppositions, installe-toi dans l'être éternel; n'aie souci ni d'acquérir, ni de posséder, mais possède l'atman1• Autant est précieux un réservoir où affiue l'eau de toutes parts, autant renferment de ressources les trois védas pour un brahmane savant2 • 47· Occupe-toi des actes, mais de leurs fruits jamais s• Les fruits des actes, que la terre ne les produise pas pour toi; ne t'attache pas non plus à l'abstention d'agir. Adonné au yoga, accomPlis les actes en rejetant l'attachement" ô Dhananjaya. Te rendant égal dans le succès et l'insuccès, tu posséderas cette égalité d'dme qu'on nomme yoga. Sois identifié à l'âme universelle (âtman). Ironique: la valeur des védas ne leur vient que de l'esprit qu'on leur infuse, si on ne sacrifie que par amour pour Bhagavat, non pour eS1?érer un résultat de l'accomplissement des rites. A la technique sacrifiCIelle des brahmanes on oppose ici le piétisme mystique. 3· Etre indifférent au fruit (résultat) des actes, mais ne pas se dérober à l'acte prescrit par le devoir propre (svadharma), selon la caste à laquelle on appartient : telle est la morale de la Gîtâ. Ainsi se concilient l'aspect quiétiste et l'aspect agissant, même militant, de la doctrine. Prétendre s'abstenir de l'acte serait encore une forme d'attachement à l'acte, de même que l'ascétisme est encore une forme authentique de sensualité. Il n'est ni souhaitable, ni d'ailleurs possible, de ne pas agir. Le bien consiste donc dans l'action, accomplie sans qu'on vise le fruit qu'elle procure. 4. Le yoga dont traite ce chant n'est pas le yoga classique. Celui-ci se définit« suppression des modalités de la pensée» (cittavrtti-nirodha, Yoga sülras, 1, 2). Il prétend y parvenir par une technique intellectuelle qui semble s'être progressivement greffée sur une très vieille gymnastique respiratoire. Vidé de ses modalités, l'esprit réalise l'absolu. Ici le yoga consiste à vider l'esprit de l'attachement aux actes, de façon à réaliser l'égalité d'âme. Plus tard, au cours du poème, il consistera à fusionner avec la personnalité divine. Cf. MASSON-OURSEL,' Sur la signification du mot yoga, R. de l'Hist. des Religions, 1913. 1. 2. ANNEXES 1 1 13 49. L'acte, en effet, est inférieur à la pratique de la doctrine, ô Dhanaftjaya. C'est dans la doctrine qu'il faut chercher ton refuge. Bien misérables, ceux qui ont les fruits (de l'acte) pour mobiles. 50. En pratiquant la doctrine on se déprend ici-bas et des biens et des maux. Donc adonne-toi au yoga! Le yoga, c'est dans les actes l'excellence1 • 51. Le fruit résultant de l'acte, les hommes adonnés à la doctrine le rejettent; délivrés de la chaîne des naissances ils s'engagent dans une voie exempte de périls. 52. Quand la doctrine t'aura fait franchir les broussailles de l'égarement, tu seras alors parvenu à ignorer ce que la révélation est censée devoir t'apprendre ou t'avoir appris; 53. Et quand ta connaissance de la doctrine, naguère fourvoyée par la révélation, s'implantera fermement, sans fluctuation, dans ta méditation, alors tu auras obtenu le yoga. 1. Le poème jongle en un double emploi du mot yoga: le sens vague de pratique, méthode à laquelle on« s'adonne », et un sens plus rigoureux : certain comportement, l'égalité d'âme, possession de soi, même certaine action. Yogâya yujyasva annonce l'expression ultérieure : yogayukta. - Quoique le thème constant de la philosophie indienne soit la nécessité de rejeter la servitude que crée l'acte, on voit poindre l'idée qu'un certain acte peut nous libérer. Selon les Jaïns c'est l'acte proprement spirituel, accompli, avec la leçyâ blanche (pureté parfaite du principe pensant), sans contamination de la matière ni connivence des Karmosu kaufalam (de kUfa, herbe sacrée) : habileté facteurs corporels. à cueillir connaître) en ce qui concerne les actes, pour effectuer ceux que prescrit la caste, sans attachement aux fruits (résultats). II4 1 ANNEXES PIlILOSOPFUE DU' YOGA II Le yoga dans l' Ifvaragitéi Chapitres II et XI Traduction par P.-K DUMONT (Paris, Geuthner, 1933) Le « Chant du Seigneur» (îçvara) est le pendant çivaïte du « Chant du Bienheureux» (Bhagavat), Krsna, avatar de Visnu. Œuvre postérieure d'au moins un millénaire, car l'expansion du culte çivaïte est nettement médiévale, alors que le Mahabharata visnuite se situe aux approches ou au début de l'ère chrétienne. Il est avéré que la Gîta çivaïte existait au début du XIe s. Le piétisme de la bhakti et la philosophie samkhya, pièces essentielles de la première Gîtâ, se retrouvent dans la seconde, sous forme plus condensée. Que le lecteur ne s'attende pas à trouver dans la Gîta çivaïte l'âpreté du çivaïsme ultérieur et tantrique. Au contraire nous sommes en présence d'un conciliateur : « Ceux qui considèrent que Visnu et Çiva sont différents l'un de l'autre, ceux-là n'obtiennent pas la délivrance, et ils renaissent sans cesse. Mais ceux qui voient que Visnu, l'irrévélé, et moi, le suprême Seigneur, nous ne faisons qu'un, ceux-là ne renaissent point. Aussi devez-vous considérer Visnu comme étant moi, et l'adorer comme tel. » La densité expressive du texte est portée au maximum. La rigueur des termes s'affirme en des assertions d'apparence paradoxale. L'absolu en tant que Çiva se joue d'une diversité apparemment contradictoire: en cela consiste sa première« danse». Son yoga eS,t une magie (yogin en tant que mayin). Ses diverses carac- 1 1 15 téristiques se concilient comme des phases ou des aspects complémentaires selon des moments différents. Non pas identité hégélienne des contraires, mais équivalence à travers le devenir d'aspects distinctsl. (II) 5. Il est celui qui gouverne de l'intérieur (antaryami), l'esprit (purusa), le souffle vital (prana), le seigneur suprême (maheçvarah), le temps (kala) en ce monde, l'irrévélé (avyaktam = non manifesté), le véda. Telle est la tradition (çruti). 6. De lui naît l'univers (viçvam), en lui l'univers se dissout. Lùi, le magicien (mayi), quand il est enchaîné par sa magie, il crée les différentes apparences. 7. Mais lui, il ne change pas; le Seigneur (prabhu) n'est pas transmigratoire (samsiiramayah). Il n'est ni terre, ni eau, ni feu, ni air, ni éther. 8. Il n'est ni le soufRe vital (prana), ni l'entendement (manas), ni le non-manifesté (avyaktam); il n'est ni le son, ni l'objet du toucher, ni la forme, ni la saveur, ni l'odeur; il n'est pas agent (kartii, agissant); ni la parole (vac). 9. Ni mains, pieds, organe d'évacuation, organe de génération; ni l'agissant (karta), ni le jouissant (ou subissant, bhokta); il n'est point nature (prakrti) et esprit (purusa), ni illusion (maya), ni soufRes vitaux (Prana); non certes! 10. De même qu'il n'y a pas conjonction de lumière et d'obscurité, de même il y a unité, non conjonction des phénomènes (prapafica) et de l'atman suprême (paramatman). 1. Nous nous sommes perTIÙs de rendre plus simple ou plus stricte l'excellente traduction de Dumont. ,! 1 16 II. PHILOSOPHIE DU YOGA ANNEXES De même que, dans ce monde, ombre et soleil diffèrent, de même les phénomènes (prapafica) et le purusa sont foncièrement distincts. . . . .. .. .. .. .. .. .. . .. .. .. .. . .. . .. .. .. .. 14· L'opinion:« C'est moi qui suis agisseur, heureux ou malheureux, petit ou grand, les hommes l'établissent dans l'atman à cause de la qualité d'agent que possède l'ahamkara (l'individuation) ; 15· Ceux (par contre) qui connaissent le véda disent que l'Esprit suprême est le témoin de la Nature (prakrti), qu'il en jouit (bhoktar), qu'il est inaltérable (aksara), intelligent (buddha), omniprésent. 16. C'est pourquoi le cycle des transmigrations (samsara) dans lequel sont entraînées toutes les âmes a pour origine l'ignorance (ajfiana) et cette erreur (anyathàjfianat) que l'Etre essentiel (tattvam) est uni à la nature (prakrti) primordiale. I7· Astre toujours levé, brillant par lui-même, c'est parce qu'il ne fait point de distinction entre lui et le principe d'individuation (ahamkara) que l'Esprit suprême (purusa), qui pénètre partout, se figure être l' agent (kartar). . 22. .. . .. .. .. .. .. .. . . .. .. .. .. .. . .. .. .. . Toujours et partout le secret atman est immuable et exempt d'altération. Unique (ekah), il ne participe de la puissance créatrice (çakti) que par illusion (maya), non par sa propre essence (svabhavatah). Le texte ci-dessus est un exposé du système samkhya. Quelle connexion y a-t-il entre cette métaphysique et la pratique des yogis? 1 1 17 40. Je viens de vous exposer le samk.hya, ~nose ,suprême (jfianam uttamam), qUI contIent 1 essence de tout le védanta. Y concentrer sa pensée, c'est le yoga. Ici védanta signifie l'ultin:e s~voi~ (no~ u~ systèrr:e différent du samkya) ; yoga sIgmfie 1 appli.catI~n .à penétrer le samkhya, non un~ P;Ulosop~Ie dIs,tI?-~te. Façons de faire admettre qu'Il n y a <}u ,une vente là où la tradition conçut des systèmes dlfferents. Eclectisme présenté comme progrès en p~ofondeur .. La stance suivante renchérit en condensatIOn : l'ultIme, l'unique méthode est le yoga. 4 I. Du yoga naît la connaissance Uiian~), de la connaissance naît le yogà. Pour qill possède yoga et connaissance il n'y a rien d'autre à obten.Ïr. C'est le dernier mot du yoga çivaïte. Trouvons-en la confirmation dans la troisième stance du texte suivant. (XI) Le Seigneur (içvara) dit: I. Je vais maintenant vous exposer le yoga, extrêm:ment difficile à atteindre, par lequel les 'yOgis se voient en leur atman comme le resplendIssant Seigneur. 2. Le feu du yoga brûIe rapidement, complèt~ment, cette cage, le péché (papa); d'où co~a.lSs~ce Ufianam) claire, immédiatement reahsatrice du nirvana. Remarquer qu'au Moyen Age la notion de nirvana est usuelle en dehors du bouddhisme. 1 18 1 PHILOSOPIDE DU YOGA 3· Du yoga naît la connaissance, de la connaissance l~ yoga. Il accorde sa bienveillance à qui pratIque yoga et connaissance, le suprême Seigneur (Maheçvara = Çiva). ., .. .. .. .. .. .. ~ .. . 5· Il'y a .deux sortes de yo~a.· L~ ~r~~ie; s;a~p~ll~ meXIstence (abhava). Mais l'autre le gr d ,an yoga, est 1e mei'11eur de tous. 6. On <:ppelle yo~ abhava celui par lequel le yogi VOlt le SOl (atman) en considérant sa nature propre (svarüpa) comme vide (çünya) et dépourvue de tout faux-semblant. 7· Le yo?~ p~r lequel il voit que l'atman immaculé es: JOIe eterx:elle, et qu'il est identique à moim:me [le SeIgneur], je rai appelé le yoga supreme (para ma). 8. Et tous les autres yogas des yogis, tous autres dont on parle dans la multitude des traités ne valent pas la seizième partie du yoga qui a ~our objet le brahman [l'absolu]. .. .. .. . .. .. .. " .. . " II. Le ~on~ôle de la respiratio; (~rân~yi~a)', l~ ~é~ dltat~on (dhyana), le non-intérêt pour les objets extérIeurs (pratyahara), la concentration de pens~e (~ha~ana) et la contemplation extatique (samadhi), 0 excellents munis ainsi que les ob.servances générales (yama) et spéciales (:uyama), la façon de siéger pour la méditation (asana). 12. Ainsi 9.ue ~e fait de fixer sa pensée sur moi (mayye:acIt~ta) constituent le yoga selon mes insruchons ... 34· Ce ~?~a' q~i ~~; a~p~Ié s~n~;ha: (-' (j~V~rp~): e~ qUI est la VIctoire du sagarbha (obtenue par ANNEXES 1 1 19 prânayama fécond), les sages ont déclaré que c'est la marque du pranayama des yogisl. 36. Dans tous les traités le priinayama est appelé recaka, püraka et kumbhaka par les yogins qui ont dompté leur pensée. 37. Le recaka est le soufRe qui se dirige vers le dehors; le pfuaka est le soufRe qui le retient. On appelle kumbhaka l'arrêt produit par l'équilibre (du r. et du p.). 38. Le fait de maîtriser les sens, qui, par nature, dispersent leur activité sensorielle vers les objets extérieurs, est appelé pratyahara par les sages:'!. 39. La dharana (concentration) consiste à :fixer sa pensée sur le lotus du cœur, ou sur le nombril, sur la tête, sur un membre, sur le crâne, ou en quelque autre endroit (du corps). 40. Les sages appellent dhyana (méditation) l~ continuation de l'activité de la pensée qui, quand elle s'est:fixée sur un endroit (du corps),ne se laisse pas détourner (distraire) par les objets à proximité. 41. Il faut que le samadhi (contemplation ~xt<l;tique) n'ait qu'un seul aspect (l'aspect de 1 obJet suprême de la contemplation) et soit indépendant de l'endroit (du corps) (sur lequel la pensée s'est d'abord :fixée). En effet la certitude (est produite) uniquement par l'objet (réel) (de la contemplation), (non par ce qui a servi d'abord à :fixer la pensée) : c'est le suprême commandement du yoga. 1. Cette présence d'un tenne grec, sanscritisé, donne . lieu à ,une note fort importante de Dumont (p. 192 à; 195}. Proclu,: (envU'on 500 ans après].-C.) dé~igne ainsi le contact.d~ ~,!X'l] et de VO\)~, rapport intennédiaire entre unIon, lVCJ)crt~ et partiCIpation (J.éae~t~. . 2. Remarquer que les sensations, à l'indienne, sont des exertlons, non des façons de subir. 120 1 PHILOSOPHIE DU YOGA ANNEXES 42. Douze pranayamas constituent le dharana' douze dha:an~s ,co~stituent le dhyana. On di; que le sa~adhl eqUIvaut à douze dhyanas [= se prodUIt quand on a atteint le douzième dhyana]. , Invitons le lect~ur 'à compléter son information par 1 exa:nen du chapItre V; il explique les suaves effigies de Çiva dansant, celle surtout qui accueille le visiteur du Mus~e Guimet. Le cercle dans lequel se meut le danseur Importe ~utan.t que l~ divin personnage; c'est la ro~e des .tranSInlgratlOns. DIvin artiste : ainsi jugeait ~odm, malS non Tagore. La maya de Çiva est la totalIté des rythmes cosmiques et des ferveurs humaines. pans l~exp?sé de, cette GIta l'entité suprême est 1 ;ra, ~aI~ ylSnu ,lUI est presque égalé. Aucune oppoSItIon, SI legere SOIt-elle, ne sépare ces deux aspects de !'absolu,..du m~me absolu. Conciliation non par J~~apOSItlOn _mc:ls p,:r ~n~té foncière; tandis que la ~Ita ~lu Mahabharata etait 1 apanage de certains dévots vIsnUItes, ceux qui révèrent Krsna; tandis aussi que les farou;hes tantrikas d'un Moyen Age plus avancé seront zelateurs .d'un çivaïsme forcené, auquel répugneront les fadaIses des sectateurs de Visnu. 9 III Sur le yoga indien 1 Toga-Soûtras Aphorismes sur la « cohérence » intérieure IVe ou v e s. de notre ère , ~reI;lÎèr~ Partie :. concentration. - Ile : moyens elOlgnes d y parvemr. IIIe; moyens prochains; 1. Etudes tarmélitaines, octobre 1937 (Illuminations et sécheresses), p. 167. 1 121 pouvoirs ou facultés supra-normaux qui se développent au cours de la pratique du yoga, comme des perfections relatives et de surcroît. - IVe: l'état de perfection absolue et d'isolement spirituel (kaivalya). La libération Spirituelle ne s'obtient que par réduction de l'actuel au virtuel des activités. de la pensée empirique; les esprits en leur pure essence sont simples [note : sans différenciation interne], immobiles, inactifs; tout mouvement et toute activité ressortissent à la nature matérielle, absolument séparée de l'esprit bien qu'elle lui soit co-éternelle et ordonnée par une double finalité spontanée : celle de lui procurer la jouissance de ses chatoyantes et changeantes richesses en se déployant devant lui, et celle de lui permettre, par la leçon de cette expérience ambiguë qui débouche inévitablement dans la douleur, de retrouver sa véritable essence et de s'y reposer inamissiblement; la nature est par elle-même rigoureusement inconsciente, ne jouit pas d'elle-même, n'est pas pour elle-même; l'esprit se suffit absolument à lui-même et ne sort jamais vraiment de lui-même, mais il prête sa lumière à la nature qui se met alors à mimer l'esprit, pour autant qu'elle le peut; ainsi se constitue une zone de rencontre, un ordre psychologique, qui participe de la matière en tant que soumis au devenir, et à l'esprit en tant que conscient; et c'est dans cet ordre que se passe le drame de l'asservissement par intérêt pour le jeu de la nature, et de la délivrance par renoncement à ces prestiges; ordre paradoxal où la matière devient pensante et fournit toute la substance d'une évolution de la conscience, où l'esprit semble s'engager et s'empiéger dans une activité contraire à sa nature par cela seul qu'il se laisse prendre en perspective et participer par la matière, d'une participation qui n'est ni ontologique ru dynamique, sans être pour 122 1 PInLOSOPl{1E DU YOGA autant illusoire, l'illusion ne venant qu'au second temps lorsque le sujet psychologique ainsi constitué confond en lui-même ce qui procède de l'esprit et ce qui procède de la matière; ordre à double polarité, comportant un sens d'activité positive (PravrittiJ , tournée vers la jouissance du monde, qui redouble le mouvement de manifestation et d'évolution de la nature naturante, et un sens de comportement restrictif (nivritti ) qui utilise aux fins de la délivrance le mouvement d'involution de la natùre; ordre qui se définit pratiquement pour ou contre le caractère fluctuant (vrittiJ de l'activité psychologique et du déploiement de la nature par opposition au caractère absolument stable et simple de l'esprit, stabilité et simplicité que la méthode du yogui vise à établir progressivement dans la vie psychologique. Gardons constamment en mémoire, si nous voulons bien entendre les intentions de la mystique indienne, ce primat ultime de l'immutabilité et de l'indifférenciation : nous serons constamment sollicités à trouver pauvre le contenu terminal de l'ascèse du yoga, plus pauvre que le contenu des étapes intermédiaires, plus pauvre même que le contenu de la conscience empirique. L'Indien ne saurait juger ainsi parce que la suprême simplicité spirituelle se définit pour lui par l'indifférenciation en contraste avec la diversité changeante des manifestations cosmiques. Il y a lieu de distinguer au surplus deux sortes de fluctuations psychologiques : celles qui sont affectées du coefficient de l'asservissement métaphysique, et celles qui en sont dégagées. Les unes et les autres devront en définitive être apaisées, ramenées à une condition virtuelle. Mais les premières sont radicalement viciées, même s'il s'agit de connaissances empiriques correctes, ou du sommeil ou de la mémoire (Y.-S., I, ANNEXES 1 12 3 5-11), et requièrent avant tout une purification, un redressement. Elles procèdent de cinq facteurs dont le plus foncier est l'ignorance qui ne discerne pas entre l'esprit et la matière; puis viennent l'égoïsme, l'attachement, l'aversion et le vouloir-vivre (Y.-S., II, 3). Ces facteurs de servitude sont à la racine de nos actes et de leurs fructifications d'existence en existence (loi du karman, Y.-S., II, 12-14) et font que l'expérience mondaine est essentiellement douloureuse (Y.-S., II, 15). En sorte que pour .réaliser son idéal de stabilité intérieure pacifique et concentrée, le yogui doit d'abord compter avec un instrument psychologique et physique profondément indiscipliné, dont l'activité fluctuante tend à l'anarchie et à la dispersion sous toutes leurs formes : erreurs perceptives, doute, incapacité de faire effort d~ns le sens de la spiritualité ou d'y persévérer, et dans le corps lui-même, mauvaise régulation des rythmes biologiques et particulièrement du plus fondamental, du rythme respiratoire (Y.-S., I, 29-31). Il faudra donc, tout d'abord, triompher de ces derniers obstacles pour s'attaquer ensuite aux facteurs d'asservissement, les exténuer, les réduire. Viendra alors, démarche ultime, l'apaisement de toute fluctuation psychologique et la dissolution du lien vital. La méthode du yoga est à deux faces : exercice assidu et détachement. L'exercice assidu tend à rendre permanentes les dispositions à l'immobilité introduites dans la pensée par le yoga. Le détachement est la maîtrise consciente de celui qui s'est débarrassé de toute concupiscence pour les objets empiriques ou supraempiriques; elle culmine dans un détachement suprême à l'égard de toute relation vitale avec la nature principielle elle-même. D'un autre point de vue le yoga intègre en son unité 12 4 1 PHILOSOPHIE DU YOGA une discipline morale, une discipline intellectuelle et une discipline d'ascèse psycho-physique. Enfin le yoga de Patafijali est dit comporter huit membres ou moyens dont les cinq premiers sont indirectement et les trois derniers directement ordonnés à la délivrance. Premier groupe de moyens médiats (Y.-S., II, 30 -3 1 ) : ne faire violence à aucun être, dire la vérité, ne point voler, garder la continence, ne pas accepter de dons. La pratique de telles vertus, malgré leur caractère négatif, implique l'héroïsme si on les pousse jusqu'à leurs exigences extrêmes. Second groupe (Y.-S., II, 32) : propreté physique et morale, contentement, macération, étude, dévotion au Seigneur. On notera que la piété n'est ici qu'un moyen médiat du salut; la vie spirituelle n'est pas essentiellement une communion avec Dieu; la grâce divine n'est qu'adjuvante. Au fond le système du yoga fait presque entièrement abstraction de Dieu, et ne lui donne quelque place qu'en raison, probablement, des exigences religieuses du temps et du milieu où les Y.-S. ont reçu la forme qu'ils ont présentement. Notons, par contre, à leur actif de délicates et nobles aperceptions morales: il faut cultiver l'amitié envers le bonheur d'autrui, la compassion envers sa peine, la joie à l'égard de ses mérites, l'indifférence à l'égard de ses démérites (Y.-S., I, 33). Troisième groupe (Y.-S., II, 46-48) : postures physiques favorables au bon équilibre du corps et donc à la méditation et à la concentration. Quatrième moyen médiat (Y.-S., II, 49-52) : régulation de la respiration et par elle des rythmes biologiques et psychologiques en sorte que l'organe interne devienne capable d'attention fixe. Cinquième moyen médiat (Y.-S., II, 54-55) : rétraction ANNEXES 1 12 5 dei fonctions sensorielles. En se détachant de leurs objets propres les sens externes se résorbent pour ainsi dire en la matière pensante, se conforment à son mode d'être à elle, et passent progressivement sous son entière maîtrise. Il convient d'ailleurs pour achever ce procès que l'organe interne se maîtrise lui-même : alors son empire sur le sens est parfait, et leur unisson à son propre régime tout spontané et non plus contraint. Quant aux moyens immédiats, dont l'ensemble est appelé « discipline intérieure », ils s'échelonnent sur trois degrés : 1 0 Fixation de l'activité sur un lieu circonscrit: par exemple le nombril, ou le centre du cœur,· ou la lumière qui brille dans la boîte crânienne, ou la pointe du nez, ou la pointe de la langue, ou même quelque lieu extérieur. C'est le dharana (Y.-S., III, 1); 2 0 Recueillement de la pensée par collocation en ce lieu choisi et fixé de la représentation d'un objet à contempler, en écartant du courant psychologique toute représentation hétérogène. C'est le dhyana (Y.-S., III, 2) ; 30 Concentration parfaite de la pensée par absorption dans l'intention objective, la conscience subjective se vidant, pour ainsi dire, de soi, le dualisme de la connaissance et de l'objet connu disparaissant. C'est le samâdhi (Y.-S., III, 3). Il peut sembler que cette méthode d'absorption dans l'objet tourne le dos à la loi d'introversi<?D; mys: tique et soit en désaccord avec la fin pourSUIVIe qm est de retrouver le sujet pur. Il n'en est rien cependant. Il convient en effet de distinguer nettement ce samadhi, qui n'est encore qu'un moyen, du samadhi ter~?al dit sans connaissance d'objet ou sans germe par OppOSItion au premier qui comporte connaissance d'objet et germe. 126 1 PHILOSOPIUE DU YOGA C'est le sujet psychologique, non le sujet spirituel qui se vide de lui-même et se perd en l'objet par ajustement (samiipatti) du connaissant au connu. L'échelle objective qui va des objets empiriques les plus grossiers aux objets métempiriques les plus décantés et les plus sublimes, en passant par mille degrés, entraîne la pensée à se raffiner de plus en plus. Mais toute cette dialectique tend en définitive à libérer la pure conscience spirituelle qui s'actualise dans la concentration sans germe ... ................... Au terme, l'isolement spirituel est à la fois toute perfection et tout dépouillement, perfection indifférenciée, apaisée, stabilisée, dépouillement du divers, du changeant, de toute richesse adventice. Et la question se pose de savoir si cet état d'isolement spirituel ou de libération de la matière comporte encore quelque chose qui ressemble à la conscience. La réponse est malaisée. Il faut en effet reconnaître que les docteurs n'ont pas manqué dans l'Inde pour affirmer que l'état de délivrance est strictement inconscient en son immutabilité; pour eux c'est une condition comparable à celle de la pierre. Mais tout, à l'inverse, et c'est, semble-t-il, le courant le plus fort, beaucoup pensent dès le temps des Oupanichads que le délivré est au-delà de la conscience et non pas en deçà, que l'esprit libre est vraiment et pleinement pour soi, encore que sans repli, ni dualité, ni réflexion internes. On constate d'autre part qu'au long de l'histoire l'accent se porte de plus en plus vers la conception positive du salut, dans le Bouddhisme comme dans le Brahmanisme, et donc vers la notion de conscience absolue; ce mouvement apparaît d'ailleurs comme coordonné au développement de la bhakti et de la dialectique de l'absolu et du relatif. Quelle est la ANNEXES 1 12 7 position exacte des Yoga-Soûtras sur ce point? Elle reste peut-être encore indécise sur le plan philosophique : d'une part le dualisme radical du système, la thèse consécutive de l'isolement spirituel, le rejet constant de tout contenu de pensée du côté de la matière rendent presque inconcevable la notion d'une conscience ou d'une super-conscience qui serait actuelle sans s'appliquer à ce contenu; d'autre part, pourtant, les soutras ne disent nulle part que l'âme délivrée est comme une pierre, et qu'elle n'est pas pour soi. Mal~­ dresse ou volontaire réserve devant l'ineffable, Ils nous laissent en suspens. Olivier LACOMBE. IV Yoga-Sütras de Patafijali , Sanscritistes et indologues consulteront l'ouvrage crucial de James Houghton Woods, l'indianiste américain1 • Le texte comporte quatre chapitres : 1 ° La concentration; son utilisation dans la vie spirituelle; 2° La concentration; sa pratique; 3° Pouvoirs; 4° Indépendance (kaivalyam). Le second sütra du premier chapitre annonce et déjà résume tout le contenu des sÜtras. Yoga, dans ce H. The roga System of Pataiijali; t~e Comment called attributed to. VedalD'tÏsa '!fld the explanatJon called TattvaVaifliradi of Viicaspatimtfra, CambrIdge (Massachusetts), Harvard 1. J. WOODS, roga-Bhii~a, University Press, 1914. 1 128 1 PH1LOSOPIUE DU YOGA texte du IVe siècle de notre ère, ne désigne pas, comme dans le Jaïnisme et le Bouddhisme les plus anciens, une ascèse; pas non plus, comme au Moyen Age, une gymnastique psychophysiologique; mais l'acquisition d'une emprise sur la pensée. Non la pensée logique, non la pensée métaphysique, non la· pensée comme moyen de connaissance, mais la pensée comme attitude et comportement. Directives comparables à celles que fournit, en religion, un directeur de conscience, mais indépendantes de tout culte; car. le yoga s'isole ici de toute application qu'on en puisse faire; régulation psy_ chologique pure et simple. Nous· préférerions ce terme à celui de concentration. Couper court aux fluctuations de la pensée, cittavrittinirodha : telle est la tâche - donc la définition - du yoga. Le mot que nous traduisons : fluctuations, vrtti, implique tourbillonnement, agitation désordonnée. Remplacer cette vaine mobilité par un refrénement qui l'abolit; cela doit permettre de préciser l'usage légitime de la pensée, mais l'auteur de ce texte, Patafijali, n'en a cure; son yoga est cathartique, non constructif. Puissante catharsis, très positiviste, non pas romantique comme le tantrisme... ou la psychanalyse. TI ne faut pas, en lisant ce texte, ignorer ou méconnaître que les premiers documents sur le yoga Uaïnisme, bouddhisme) sont de neuf ou huit cents ans antérieurs; que le yoga des premières upanisads existe depuis environ sept cents ans; celui des épopées depuis quatre ou trois cents ans. Scolastique, non improvisation ! Aucun terme qui n'ait déjà sa longue histoire. 1 ANNEXES 1 12 9 v Pluralité des yogas L'état de « libéré» (mukta) représente la parfaite santé spirituelle. Dans le:: y<:g~ la voie d.é~endra, tant des imperfections dont l'md1V1du est afflIge au depar:t que des énergies qui sont en lui et dan~ lesque~es Il peut puiser... Pour les fins du yoga les Hmdous repartissent les hommes en plusieurs catégories, selo~ que prédominent en eux l'activité intellectuelle cOn~Cle?te, le besoin de travail et le discernement, les aspIratIOns affectives, la soif d'ascèse, etc. A chacune . . de ces catégories correspond l'un des yogas prmcIpaux. Dans la recherche assidue de l'unité l'homme peut s'attaquer soit directement à l'infinie multiplicité du cosmos po~r l'englober en un tout unique ou l~ réduire à une essence unique (c'est lejfianayog~),. S?I; s'attaquer seulement à un él~ment de multlp~cIte ou ~e différenciation pour arrIver par cet;e, et;tde p:u-ticulière à l'état de supraconscience d ou } on. ;'OIt l.a vérité, non pas seulement de ce qu'on a etudIe, maiS de tout. . " Si l'on se prend soi-même pour obJ~t d ~tude et de dépouillement (raj~ yoga), il fau: se dISSOCIer de. tout ce qui est acceSSOIre et adventice (corps physI9-,:e, pensées, sentiments, désirs, etc.); il faut aUSSI se desmtéresser de tout ce qui constitue pour nous le monde extérieur, en tournant vers le dedans notre me~t~l habitué à s'occuper du dehors; il faut enfin se salSlr de l'essence même de notre être vrai, d'abord ~n se: manifestations les plus grossières et les plus facIles a saisir, ensuite dans des manifestations de plus en plus subtiles. 13 0 ANNEXES 1 1 PHILOSOPHIE DU YOGA Dans le karma yoga on s'efforce surtout de faire tomber la barrière que nous avons érigée entre le moi et le non-moi, et qui est la différenciation fondamentale, à la base de toutes les autres. On l'attaque dans sa manifestation la plus virulente, celle des conflits d'intérêts qu'elle engendre. Par la pratique du désintéressement, par une attitude d'instrument entre les mains du Divin, le yogin parvient à ne pas envisager l'action comme une lutte contre un élément extérieur à lui, à ne plus sentir en son prochain que le prolongement de lui-même, à ne plus faire aucune distinction entre toi et moi. Dans le bhakti yoga il s'agit de faire disparaître la différence entre l'être imparfait que nous avons conscience d'être et la perfection absolue que nous nous représentons dans une certaine mesure par notre imagination et nous désirons réaliser en nous-mêmes. Pour cela le yogin personnifie son idéal en un« Dieu» qu'il façonne à son gré (ishta devata) et s'efforce d'arriver avec lui à une union totale par la voie de l'amour et de l'adoration. Parvenu au but, il n'a évidemment pas réalisé en lui les caractères accessoires de son Dieu, mais il en a pénétré l'essence et s'est ainsi transporté sur le plan de ce Dieu. Dans le hatha yoga on cherche à réaliser la fusion, l'union entre deux ordres de courants psychiques, prana et apana, absorption et rejet, dont la dualité crée la vie différenciée. Jean HERBERT, Spiritualité hindoue, p. 355. 13 1 VI L'initiation tantrique L'acte essentiel de l'initiation, qui dans l'ensemble s'inspire de la diksâ Védique, est l'octroi du mantral à l'élève par son maître spirituel, le guru, qui peut être son père, ou même une femme, par exemple sa mère. L'initiation est la « racine du mantra », lequel est «la racine de la divinité», elle-même à son tour« racine de la réalisation ». Le futur initié est soumis à certaines épreuves. Le choix du mantra est déterminé par le « cercle» des initiés. Il y a quatre modes d'initiation, qui se distinguent par le temps. Dans la samayadîksâ la grâce accède lentement : le guru invoque Çiva; l'élève, les yeux bandés, est conduit autour du pavillon où se trouve le vase consacré. Le guru place sa main droite sur la tête de l'élève en prononçant un mantra, puis sur différentes parties de son corps (technique du nyasa). Celui-ci répand des fleurs sûr le vase et reçoit son nom d'initié, dont la structure dépend de la direction où les fleurs sont tombées. Il devient alors samayin et obtient ce qu'on appelle « le séjour de Rudra ». L'initiation « semi-Iente » s'appelle viçysa; elle ressemble à la préc~dente; ;eux qui l'ont atteinte sont des« fils» et ont drOlt au« sejour du Seigneur ». La dîksa« rapide» et la dîksa« instantanée» portent le nom de nirvana; les liens sont coupés avec le monde, alors même que l'élève possède encore son corps matériel. On jette au feu ces liens (qui symbolisent les trois souillures de l'âme des doctrines I. Répétition de noms divins ou de syllabes sacrées. (Note ajoutée au texte.) 132 1 PHILOSOPHIE DU YOGA çivaïtes : maya, karman, kala; son âme devient égale à Çiva en pureté; elle participe aux six qualités de Çiva. Ces deux dernières formes d'initiation font de l'impétrant un sadhaka « celui qui possède la réalisation », qualifié pour exécuter les rites fixes, ou un âcârya ou maître, qualifié en outre pour les rites occasionnels. L'ensemble constitue quatre voies : celle du samaya (<< convention») s'appelle la« voie des esclaves» parce que ses adeptes sont les esclaves de Çiva; la voie des« fils» s'appelle putramarga, celle des sâdhaka est le sahamârga « voie des associés », celle des âcarya le sanmârga« voie du Sant» : ses adeptes se conduisent comme Çiva lui-même. D'après le Pârânanda la dîksâ comporte vingtquatre jours de préparation, consistant en silence, chasteté, jeûne, interdiction de couper les cheveux et la barbe, onction de santal, port des couleurs et insignes de la divinité qu'on va adopter. Outre la dîksâ d'introduction, il existe des aspersions (abhiseka) qui marquent des étapes successives : « l'aspersion plénière », la plus haute, est décrite longuement dans le Mahiinirviina Tantra, chap. X : offrandes à Ganeça, imposition, contrôle du souffle, méditation sur Ganeça, hommage aux huit çaktis et aux dix régents des régions, consécration préliminaire (adhivasana). Le jour de la dîksâ distribution de dons, hommage à la Trimûrti, aux planètes, aux seize mères, exécution du vrddhiçrâddha, prière au guru avec des dons. Le guru construit un autel de terre, trace le diagramme appelé sarvatobhadra, que suit l'hommage mental des assistants, la purification du sol, la consécration des cinq substances (paftcatattva). La jarre est placée sur le mandala, emplie de vin ou d'eau consacrée; on récite trois fois l'alphabet (mâtrka), on dispose les neuf coupes. On fait des libations aux quatre guru, ANNEXES 1 133 à la Déesse, etc. Le guru invite l'élève à adorer la déesse dans la jarre, puis il l'asperge, lui confère son nom d'initié. L'élève adore alors le guru en lui présentant les cinq substances et adore sa « divinité d'élection» dans un diagramme ... Le rite de l'ascension de la kundalinî repose sur l'antique notion du microcosme reproduisant à l'intérieur du corps l'ordonnance du cosmos : la partie inférieure du corps représente les sept étages infernaux; la partie supérieure, c'est-à-dire les sept « cercles» qui vont de la base de l'épine dorsale au cerveau, équivalent aux sept mondes. Les cinq premiers cercles (en commençant par le bas) sont le siège des cinq éléments soit, en allant de bas en haut et du grossier au subtil: terrre, eau, feu, air, âkâça (éther); le sixième, au-dessus, est le siège des manifestations internes (buddhi, manas, etc.); le septième (qui souvent n'est pas compté dans la liste, d'où la dénomination courante des« six cercles », celui de la conscience pure (samvid) ... Le cercle supérieur est le sahasrâra « lotus à mille pétales» qui, situé au haut du cerveau est le siège de Çiva suprême et de la nirvânaçakti. Ainsi que l'indique ce nom même de sahasrâra, on se représente souvent les cakra comme d'imperceptibles lotus (padma) sis dans la colonne vertébrale, à l'intérieur de la susumnâ nâdî. Les pétales de ces lotus sont, de bas en haut, au nombre de quatre, six, dix, douze, seize et deux, soit cinquante au total, chiffre répondant à celui des lettres de l'alphabet (mâtrkâ), qui sont elles-mêmes incluses en chaque pétale et représentent autant de çakti : en sorte que l'ensemble constitue le corps « mantrique », autrement dit la figuration littérale de la divinité. Dans le lotus sahasrâsa chacune des lettres est répétée vingt fois. Ces pétales dessinent le pourtour des in- 134 1 PHILOSOPHIE DU YOGA nombrables nâdî - on donne souvent les chiffres de soixante-douze mille ou de trois cent mille - à la fois vaisseaux, nerfs et conduits d'air, qui alimentent chaque cercle. Enfin ces derniers sont imaginés en même temps sous forme de mandala contenant le bîja d'une divinité (avec la « monture» afférente) et une çakti; trois d'entre eux ont en outre un linga et une yoni [pénis, matrice]. Chacun est censé commander à des organes des sens et aux perceptions qui y sont liées. Alors que dans la vie ordinaire l'air inspiré (prâna) descend par la pingala, l'air expiré (apana) remontant par l'idâ - on donne aussi la répartition inverse -le rite de kundalini, sous son aspect primaire, physiologique, consiste à réunir prâna et apana, à les faire passer par la susumnâ et remonter de là au brahmarandhra « l'ouverture de Brahman» (prétendûment la fontanelle antérieure) (Avalon). Pour aboutir à ce résultat il a été imaginé la représentation (elle aussi d'origine cosmogonique, cf. le serpent sous Visnu dormant) de kundalinî ou kundalî la « lovée» : serpent endormi replié autour du linga sis au centre du « cercle» inférieur, c'est-à-dire autour du pénis, serpent qui symbolise la çakti du corps humain, le corrélat microscopique de la çakti-démiurge. La méthode consiste à éveiller le serpent, à le faire passer de cercle en cercle (c'est le satcakrabheda« le brisement des six cercles »), poussé par le souffle vers la fontanelle. Des moyens préliminaires sont mis en œuvre, enseignés par le yoga : pression exercée sur le ventre, bloquage des souffles dans le corps par obstruction des orifices et compression; l'élévation de température ainsi produite éveille la kundalinî, l'attire vers le haut; en montant elle résorbe« les éléments» de chaque cercle (layakrama « processus de résorp- ANNEXES 1 135 tion ») qu'elle émettra en redescendant (srstikrama processus d'émission). Le rite s'appelle kundaliyog~ ou laya yoga « Yoga de résorption »; on dit aussi ~rîvidyâ« scien:e sacrée »; une forme réduite, symbolIque, est la bhutaçuddhi. D'après Avalon la base de la théorie des cakra serait r~elle. : une sorte d'anticipation des plexus de la phys,I~logie moderne. Il se peut en effet que, en dépit des elements fantastiques, la représentation ait voulu tr~nscrire quelque réalité organique; mais il y faudrait VOlr, avec certaines transpositions, un développement de la thé?x;.ie dc;s .marman et de descriptions analogues des samhzta medicaies. Quant aux données sur les nâdî et les souffles, elles remontent aux plus anciennes Up~nisa~, ta~dis que l'image de la kundalinî a pu sortIr speculatlVement de la notion du purusa (Walte~);. c~rtaines Upanisad « moyennes» (Maitri, etc.), decnvaient la délivrance comme un forage de bas en haut, ayant pour effet de relier l'âme à l'absolu. ~he~ les ~antristes, selon leurs tendances générales, la sIgmficatlOn est d'abord ésotérique. Il s'agit d'unir avec la conscience la çakti corporelle, de l'introduire ~ul?rès de ç~,:a. s~égeant au sommet du corps et de JOUIr de la felIcIte de cette union. Accessoirement le kundalîyoga confère des pouvoirs magiques dont l'intensité croît à mesure qu'on avance d'un cercle au cercle supérieur. Cette surrection de la çakti représente la dissolution (laya) et création (srsti) du cosmos: la dualité Çiva-Çakti est résolue, le monisme originel rétabli et le processus de création du monde renouvelé en sens inverse. .Le rite de la kundalinj est décrit dans les textes tantrIques (notamment le!Satcakranirûpana) et, avec des vanantes, dans le Hathayoga; il Y est fait allusion chez Çankara, Bhavabhûti (Mdlat. acte 5, str. 2), 136 1 PHILOSOPHIE DU YOGA dans plusieurs purana (Agni, Linga, Devibhâg.) et chez les commentateurs du yoga. Louis RENOU. (L'Inde classique, Paris, Payot, 1947, p. 597 à 600.) VII Continence et sexualité dans le bouddhisme et les disciplines de yoga ... Les pratiques des Tantra bouddhiques rejoignent certaines pratiques du yoga indien généraL Celui-ci, discipline rigoureuse du corps et de l'esprit, et dont le point de départ paraît être dans des expériences p~y­ siologiques tentées en vertu d'une anCIenne ~octrllle pneumatiquel, consiste, dans sa forme essentlelle, en un arrêt volontaire des phénomènes instables de conscience (cittavrttinirodha) pour prise de position (samadhi) sur le fonds stable inconscient, pour atteindre l'être en soi, dégagé du phénoménal. Il est évident que, dans cette discipline ainsi conçue, l'attitude à l'égard de la sexualité doit être, C?:n:me dans le bouddhisme ancien, résolument restrIctlve. Toute impulsion capable de troubler la maîtrise de soi et de produire des éléments actifs du phénomènal qu'on veut éteindre, est nécessairement à enr~yer. Mais à côté de cette discipline idéale du yoga, Il en est d'autres qui lui sont apparentées par la technique générale (attitudes, exerci~es respir~toire.s, concentration psychique, etc.), qm font aUSSI partle du yoga, 1. Les origines d'une technique mystique indienne, Revue philoso- phique, avril-juin 1946, p. QoB ... ANNEXES 1 137 et qui, pourtant, ont des tendances différentes. Ces yoga tendent non plus seulement au retour de soi à son être absolu hors du phénoménal, mais bien à une maîtrise du phénoménal, visant la puissance soit pour elle-même, soit, selon un idéal plus élevé, pour l'employer à se hausser hors du phénoménal. Car le but général est en principe le même dans le yoga classique et dans les autres. La différence est que le premier élève au-dessus d'un phénoménal écrasé, les autres au-dessus d'un phénoménal gouverné. Le premier refoule les énergies qui paraissent extérieures au soi absolu, les autres travaillent à les capter. Ils les jugent, d'ailleurs, moins étrangères au soi qu'il n'y paraît, car ils les ramènent à ce soi, seul existant, en les regardant comme des visions passagères. Ils ne répugnent pas à jouer d'elles, à condition de bien les distinguer de l'absolu qui les sous-tend, et de ne point se laisser prendre à elles, comme si elles étaient la réalité foncière. Il existe alors la même différence entre ces yoga et le yoga classique qu'entre le bouddhisme tantrique et le bouddhisme orthodoxe et cette différence consiste en un rétablissement de valeur des énergies phénoménales. La sexualité redoutée et refoulée, dans le yoga classique et le bouddhisme orthodoxe, est alors rétablie dans des droits accrus, en vue ou sous le prétexte d'une utilisation supérieure. Cependant, le yoga, même classique, c'est-à-dire tel qu'il est décrit et défini dans les 'Yogasütra de Patanjali, ne redoute pas la sexualité autant que le fait le bouddhisme ancien. S'il prescrit rigoureusement la continence, ce n'est point seulement par crainte des traces funestes que le libre cours de la sexualité pourrait laisser dans l'individualité transmigrante, c'est aussi en vue d'une accumulation d'énergie. Le~ 'Yogasütra s'expriment nettement à ce sujet: « Quana il y a = 13 8 1 PHILOSOPHIE DU YOGA établissement de la continence, il y a acquisition d'énergie ... » Dans les autres formes du yoga, particulièrement dans le hathayoga, « yoga de force », et surtout dans les yoga des Tantra hindouistes, parallèles aux Tantra bouddhiques, la vertu de la continence est pareillement admise pour l'atteinte de la perfection, mais celle-ci une fois obtenue, l'adepte peut, comme dans les Tantra bouddhiques, abandonner sans déchoir les pratiques d'abstention qui l'ont placé au-dessus de la morale vulgaire. C'est alors qu'intervient l'utilisation de la sexualité, en principe sublimée par un symbolisme. Elle intervient moins que dans les Tantra bouddhiques, mais de façon analogue, tantôt effectivement, tantôt en représentation psychique. Une conception spéciale veut que, dans la partie inférieure du tronc sommeille, comme un serpent enroulé, une énergie appelée Kundalini, qui doit s'éveiller et monter vers le sommet de la tête pour s'unir à la Vie (jîva), et cette union représente, dans le microcosme qu'est l'homme, l'union cosmique de Çiva et de son énergie (çakti)1 ... Au symbolisme s'ajoutent d'autres considérations pour motiver les pratiques précitées. L'union symbolique de Çiva et de l'Energie doit se produire à l'intérieur du microcosme qu'est le corps, si elle veut représenter une union qui a lieu à l'intérieur du macrocosme. D'autre part, la conservation ou la reprise du liquide séminal est motivée par une idée particulière. TI est admis, en effet, qu'il dépend de la pensée ( cittâyatta) que la vie (jivita) dépend de lui et que, par conséquent, il faut le sauvegarder en même temps I. Gherandasamhitii (III, 39-41). ANNEXES 1 139 que l'esprit et avec autant de soin (Hathayogapradïpika, III, go). Le yogin, rompant avec la continence et n'en tenant plus compte du point de vue moral, qu'il juge avoir dépassé, cherche au moins à n'en point perdre les avantages supposés, entend garder sur l'acte qu'il consent la même maîtrise réprimante de retenue à soi qu'il exerce par le yoga sur son esprit Par toutes ces pratiques, sexuelles et autres, le yogin se donne une conscience exaltante de prise sur l'univers, d'atteinte à l'être absolu. D'abord affranchi, par un ascétisme achevé, des dangers de la sexualité, il utilise celle-ci comme évocation du grand mystère cosmique de fusion de l'énergie universelle avec le principe suprême. Il se juge ainsi avoir renversé sa position première d'homme ordinaire par rapport à la sexualité. Primitivement soumis à son empire, c'est lui maintenant qui, l'ayant vaincue, la place sous le sien, pour en employer le potentiel à son gré ... Dans les formes anciennes· et orthodoxes du bouddhisme la continence a été conçue comme une nécessité absolue par crainte du danger de la sexualité attachant aux existences. Dans le yoga classique elle a été prescrite pour écarter les perturbations de la maîtrise de soi et pour trouver gain d'énergie en la vertu du renoncement. Dans le hathayoga et les tantra hindouistes et bouddhistes la sexualité a paru utilisable comme source de puissance et d'énergie spirituelle, une fois qu'on a cru l'avoir définitivement dominée, au lieu d'être dominé par elle et à la faveur d'un symbolisme théorique de sublimation, hérité en grande partie du brahmanisme des Upanisad. Jean FILLIOZAT dans Mystique et Continence, Etudes carmélitaines, 1952. 140 1 PHILOSOPHIE DU YOGA vIn L'aridité spirituelle selon les auteurs musulmans 1 Du fait que l'Islam pose Dieu comme inaccessible à l'homme, non seulement en droit, mais en fait, et professe que la foi seule (dans le Dieu d' Abraham), et non la charité, fait e~trer au Paradis, la doctrine théologique des deux écoles primitives de scolastique est unanime; les seules joies des élus, anticipables ou non dès cette vie d'oraison, sont des impressions visuelles ou tactiles matérielles concernant des objets crees. L'école ash'arite admet qu'il y a en Paradis une vision de Dieu positive, mais non transformante, qui « anéantit» momentanément l'élu, qui reprend haleine, après la vision, dans des jouissances créées; cette vision transnaturelle ne peut donner à l'élu aucune joie (nafy al..taladhdhadh : IbntAqîl et Jo~ wayni, ap. Ibn Taymiya, rasail kobra, II, p. 122, 131). L'école mot tazilite nie toute possibilité de vision, et ironise à la pensée des dévots qui s'imaginent pouvoir jouir d'une familiarité avec Dieu; elle leur prête des mots désenchantés à la pensée de l'éternité aride qui les attend, où ils demeurent des « esclaves du marché ». Plus tard, la conjonction de l'expérience de certains mystiques avec l'infiltration de la théorie plotinienne I. L'Européen ne peut prendre quelque connaissance de l'Inde médiévale s'il ignore complètement la façon, plus âpre et sèche dont l'Islam concevait les anxiétés du salut si profondément scrutées par les yogis. Cette brève, mais saisissante présentation jouxte l'article d'O. LACOMBE dans les Etudes carmélitaines de 1937 (p. 177). ANNEXES 1 14 1 de la béatitude discursive des élus, professée par des philosophes hétérodoxes (Farabi, Ibn Sina) , contaminera quelques théologiens syncrétistes. Mais toute l'apologétique musulmane condamne comme chrétienne l'idée d'un Paradis de liesse divine. La dévotion orthodoxe primitive a tiré de ces prémisses théologiques des règles rigoureuses pour la vie d'oraison; c'est une voie d'endurance de Dieu, toute négative, où toute joie, même de compréhension analogique admirative des attributs divins est exclue comme une tentation. Le but est de se consumer, sans modes, devant la gloire de l'inaccessible Unité divine. La résurrection sera pour les plus saints, une comparution où ils sueront d'épouvante, dans leur corps comme dans leur âme (car pour l'Islam primitifles âmes et les anges sont composés de matière subtile); avant d'accéder à cette vision qui « les ramènera à leur commencement de manière qu'ils soient tels qu'ils étaient, avant d'être» (c.-à-d. de simples idées divines (Jonayd). Chez les mystiques modernes il n'y a pas l'équivalent des trois signes de Tauler saint Jean de la Croix - mais la tendance à l'endurance (sabr) de la pauvreté (faqr) en soi, comme manifestant seule le triomphe de l'omnipotence divine sur la créature anéantie. Se référer à un texte (ap. mon Recueil, 192 9, p. 4344, sur l'ascète Abou Shotayb al Moqaffat, mort vers 902 de notre ère, qui montre l'ascète se refusant à admettre qu'une voix divine puisse le consoler, qui loue Dieu, durant son agonie, tandis que ses articulations craquent. Louis MASSIGNON. 2 142 1 PInLOSOPHIE DU YOGA ANNEXES 1 143 Qu) a-t-il de grand à s'envoler de son siège et à tournoyer comme corbeaux et vautours? IX Le yoga devant le syncrétisme indo-musulman Diffus lors du visnuisme épique, âpre dans le çivaïsme médiéval, le yoga n'est guère que référence périmée dans le syncrétisme indo-musulman. Sa technicité, qui s'effaçait déjà chez les Hindous éclectiques, se réduit encore davantage quand elle s'affronte avec des entraînements moins spécialisés, tel le çoufisme. Les derniers penseurs indiens - ceux des XIX e et xxe s. mis à part - sont des bhaktas qui révèrent Rà:ma. La fidélité pieuse exclut la rigueur ascétique. Voilà pourquoi, malgré son éclectisme, Kabir se montre si sévère pour les yogis, alors que ses ancêtres spirituels, les bhagavatas de la littérature épique, éprouvaient tant d'enthousiasme à leur égard. Le yogi dit: le yoga est beau, rien ne l'égale, ôfrère. Le yogi au chignon tressé, le rasé, le silencieux, celui qui porte natte, dites, où ont-ils trouvé la perfection? La bhakti ne consiste guère à contorsionner le corps. Beaucoup de gens prennent les attitudes pour règle. On n'accepte pas le lien imposé par contrainte, [mais seulement] quand on a le cœur ravi. ns ont une chose à la bouche, une autre au cœur; même dans le rêve ils ne m'ont pas connu. n arrache sa natte et porte un collier; pratiquant le yoga, il se gonfle d'orgueil. Yusuf HUSAIN, L'Inde )mystique au Moyen Age, Hindous et Musulmans, Paris, Maisonneuve, 1929, p. 83 ... La passivité du mystique s'atteste de même chez les saints Marathes; elle les détourne du yoga. ]fianeçvar fait dire à Krsna (]fiiinaçvarî, IX) :« Ce n'est pas dans le ciel que je réside, ni où se trouve l'orbe du soleil. Bien plus haut que là où s'élèvent les visions du yogi se trouve une tranquille résidence. » (Vers 1 290). Tukâram, çüdra grainetier, né en 1608, près de Poona, déclare que Dieu ne se peut atteindre ni par le pouvoir du yoga, ni par sacrifice ou austérité, mais par l'amour (I. P. 810). Le syncrétisme indo-musulman ne fut possible que moyennant l'abandon de toute théologie, même de toute mysticité concrète. Ainsi le bhakta marathe . Namdeva (première moitié du xv e s.) : « L'Hindou est aveugle, le musulman borgne. CelUI qui comprend est plus sage qu'eux deux. Les Hindous font leurs dévotions dans les temples, les musulmans dans les mosquées. Il (Namdeva) sert le Nom qui n'a ni temple ni mosquée. » « Que faire de la caste et de la secte? Il faut répéter le nom de Rama jour et nuit. » Mot de la fin ! Lucide formule. Usure du régime des castes', épuisement même des initiatives. sectaires. L'Inde classique n'est plus. Elle ne reVIvra, avec Ramakrsna, Tagore, Aurobindo, Gandhi que par réaction à l'occupation anglaise et accommodement à une symbiose avec l'Islam. P. M.-O. 2 a&&Ja 144 1 PH,ILOSOPHIE DU YOGA x L'art et le yoga La création artistique, comme la découverte scientifique, est envisagée dans le système hindou comme la révélation d'une réalité supérieure, d'un principe jusqu'alors caché sous l'apparence des formes. Un masque de cire exactement pareil à un visage connu n'est pas réellement une œuvre d'art. L'œuvre d'art doit styliser, extraire des traits caractéristiques, exprimer un caractère, non pas photographier la nature mais, comme l'expliquait Ananda Coomaraswamy, imiter la nature dans le procédé par lequel elle crée. L'artiste doit donc chercher à percevoir la réalité int~ri~ure des choses. Il le fait parfois par intuition, malS Il peut, par des méthodes de concentration mentale, y arriver plus rapidement et plus sûrement. C'est ici que les méthodes de yoga prennent une grande importance dans les arts et que l'art lui-même peut être considéré comme l'une des formes essentielles de yoga :« Une concentration dans laquelle toute distinction entre le sujet et l'objet disparaît et qui est un moyen d'achever l'harmonie ou l'unité de la conscience »1. L'intensité de la concentration de l'artisan, de l'artiste, a été donnée en exemple dans le Bhiigauata Puriina, où le sage Dattatreya, énumérant les vingtquatre maîtres desquels il apprit la sagesse, mentionne parmi eux un artisan qui fabriquait des flèches : « Un artisan qui fabriquait des flèches était si entièrement plongé dans son travail qu'il ne s'aperçut pas 1. A. COOMARJ\SWAMY, Dance of Shiva, p. 43. ANNEXES 1 145 que la procession royale passait à grand bruit à côté de lui; de même celui dont la pensée est immergée dans la seule contemplation du Divin ne perçoit plus rien d'autre, ni en lui-même ni au-dehors l • Shankarâchârya reprend cette comparaison dans ses commentaires sur les Brahma soutras. Shoukracharya, dans le IVe chapitre de son Shoukranitisiira, explique l'importance de la concentration mentale: « L'artiste doit réaliser la ressemblance des dieux exclusivement par la concentration mentale. C'est la vision spirituelle qui est le meilleur, le vrai modèle pour lui. C'est sur cette vision qu'il doit se baser et non pas sur les objets visibles perçus par les sens. L'artiste doit s'efforcer de peindre des êtres divins. Reproduire de simples corps humains est mauvais et même irréligieux. Il est préférable de représenter un être divin, même désagréable à voir, plutôt qu'une simple forme humaine, même belle. )} C'est que le but de l'art n'est pas de copier l'œuvre divine, entreprise impossible et sacrilège, mais de révéler sèS prototypes transcendants, de détacher l'homme des illusions du monde en lui donnant un avant-goût de l'harmonie céleste. « C'est en méditant avec amour sur la nature de la divinité qu'il veut représenter que le sculpteur arrive à façonner les images du temple. Pour mener à bien cette forme de yoga, il lui faut d'abord établir les proportions générales d'après les données des livres traditionnels1 . » L'artiste doit d'abord établir un tracé géométrique d'après les proportions symboliques correspondant à l'image qu'il veut représenter; puis il doit concentrer 1. Bhâgavata Purâna, 2. SHOUXRÂCHÂRYA, II, 9, I3. op. cit. 146 1 PlULOSOPIDE DU YOGA sa vision et sa pensée sur ce diagramme magique ou yantra jusqu'à ce qu'il perçoive à travers les lignes géométriques la forme qu'il doit sculpter. Cette concentration créative de l'artiste est une des formes les plus hautes, les plus complètes de concentration. Shoukracharya insiste sur ce point : « Il n'existe aucune forme de concentration plv.s absolue que celle par laquelle sont créées les images; la vision directe d'un objet tangible ne permet jamais une telle intensité.» La forme de concentration du peintre, du sculpteur ne diffère pas essentiellement de la méditation religieuse ou de l'extase mystique. L'une comme l'autre mènent à la réalisation d'un aspect de la divinité immanente. Pour réaliser la signification totale des modes de la musique, un procédé de vision mentale est aussi parfois employé. L'atmosphère du mode est alors représentée par des images visuelles exprimées dans de courts poèmes. C'est seulement lorsque le musicien, en méditant sur le poème du mode choisi et sur les sons qui lui correspondent, a réalisé en lui-même l'état d'âme qu'il doit traduire, qu'il devient capable de transmettre sa vision à ses auditeurs par l'intermédiaire magique des sons ... La danse et la musique ont fait l'objet d'une importante littérature technique à toutes les époques depuis plus de deux millénaires ... La légende représente la création même de l'univers par la danse de Shiva, et, lors de ses descentes sur la terre, ce dieu danse nu, dans les forêts, la danse masculine (tandava). C'est Parvati, l'époux de Shiva, qui enseigna aux bergères des premiers âges la danse féminine (lasya). C'est le dieu Krichnajouant de sa flûte magique qui révéla aux hommes les seize mille modes principaux de la musique et les seize mille rythmes différents. ANNEXES 1 147 ... La musique, la peinture, la sculpture, l'architecture étaient considérées comme des sciences ( vi4Y a) par les anciens Hindous tout comme la géométrie, la grammaire ou la logique. Le terme d'art (kala) était réservé aux arts mineurs, à l'artisanat. (Extrait de l'article intitulé Les arts traditionnels et leur place dans la culture de l'Inde, par Alain DANIÉLOU, dans L'originalité des cultures, Unesco, Paris, 1953, p. 203 à 208 et 230.) L'ensemble des œuvres de A. Coomaraswamy fournit la meilleure introduction aux arts et à l'esthétique de l'Inde. Conclusion A travers la diversité des contrées et la succession des époques, la bibliographie du yoga défie tout inventaire. Comme l'énumération des castes, elle « irait» à l'infini, car, le véda au sens strict mis à part, tout le contenu de l'indianité participe de cette tâche : le savoir-faire, le savoir-vivre, le savoir-penser ; compétence indépendante de toute foi, mais qui s'acquiert par des manières de « se faire ». &&2 LE ISO 1 PHILOSOPHIE DU YOGA Le yoga n'a rien de commun avec la correction du comportement de caste, mais il est le« commun dénominateur » des mœurs sectaires, depuis le Jina et le Bouddha jusqu'à nos jours, jusqu'à Aurobindo ou Gandhi. Gardons-nous d'interpréter la non-orthodoxie comme schismatique ou révolutionnaire : les Indes ne sont pas la petite Europe, avec ses papes et ses régimes politiques ; là-bas le maximum de ferveur s'accompagne d'une complète tolérance. Incroyable, mais vrai : le yoga, 100 % , non védique, a discipliné l'orthodoxie autant que les hétérodoxies. Les ascèses du Jina et du Bouddha sont pour nous les premiers exemplaires du yoga vécu, en même temps que d'une pensée sectaire, étrangère à la caste brahmanique, mais propre à cette seconde caste : l'aristocratie, nobles et rois. Viennent ensuite les Upanisads brahmaniques, où se constitue un yoga dans lequel décroît l'ascèse, mais s'accroît la spéculation métaphysique : âge d'or de cette fine littérature, qui durera jusqu'aux temps modernes, mais alourdie de scolastique. La transition entre ce que l'Occident appelle antiquité et débuts de l'ère chrétienne, c'est pour l'Inde l'énorme élucubration des épopées, puis des puranas (<< vieilles » inspirations encombrées de cultes nouveaux et sectaires). . Le haut Moyen Age est l'époque où se constituent les textes de base - les sütras - pour la plupart des systèmes. Cela signifie qu'ils ont été médités jusqu'à se condenser en précisions définitives et, si l'on peut dire, éternelles. Mais ce maxi- CONCLUSION 1 15 1 mum de rigueur, aboutissement de la conception, est aussitôt point de départ de discussion et d'éristique. Pour apprécier la densité, il faut la diluer, et cette dilution fait entrevoir des biais non aperçus dans l'élaboration. Tout texte comporte des interprétations diverses : résultats d'une longue réflexion, les sütras amorcent, à leur tour, des arguties, des subtilités imprévues. Le Moyen Age est scolastique, théologique aussi, dans les Indes comme en toute l'Eurasie, mais avec une massivité qui déconcerte l'imagination. Tout Européen s'en peut informer grâce à l'excellent manuel de Farquhar (An outline oJthe religious literature of India, Oxford University Press, 1920). Du me au XVIe siècle de notre ère, quel immense effort de spéculation, plus compact que celui de la Chine et celui de l'Europe durant la même période! Il Y eut deux Chines, mais beaucoup plus que deux Indes. Pour toute époque il faut terur compte des deux yogas, jaïna et bouddhique ; le premier. sec et pratique, le second immensément épanoUI au TIbet, en Sérinde, en Chine et au Japon, puis en Mongolie : c'est le Grand Véhicule, Mahayana ; - ou à Ceylan et jusqu'à l'Insulinde : c'est le Petit Véhicule, Hïnayana. A toute époque et surtout dans l'Inde propre ont pullulé des yogis soit de hautes, soit de basses castes , soit hors caste, relevant de telle. secte. ou indépendants de tout groupement sectaIre. In~vidus extra-sociaux, d'immense ambition, malS. limitée aux bornes de leur vitalité organique. ParmI eux se situent les efforts les plus pauvres et médio- 152 1 PHILOSOPHIE DU YOGA cr~s, ce~x aussi. les plus puissants ; ces gens ne dOIvent a la socIété que leur sport étrange qui les exclut de toute société. Ces prodigieuses prouesses ou bizarreries spirituelles sont suggérées, amorcées par des textes écrits, quoiqu'elles s'épanouissent dans le secret de la mysticité. Déjà quelqu'un qui ne donne aucun sens concret au mot « art )} ou à celui de « métaphysique» ne soupçonnera rien de ce que ces t~rmes désignent. Quelqu'un qui croirait apprOXImer le yoga parce qu'il est gymnaste ou s1?or~f resterait en semblable aveuglement. Les cItatIOns que le lecteur trouvera ici des Sûtras du yoga et ~e quelques autres textes n'éclaireront que ceux qUI donnent un sens à connaître et comprendre, à vouloir et endurer, à faire soi-même son destin. Textes jaïml-s et bouddhiques : la voie du nirvana, qui ne s'atteint qu'à la limite d'un effort poursuivi pendant des vies successives. Dans les deux cas, un yoga non théiste. De plusieurs siècles ultérieures la Bhagavadgïtii du Mahiibhiirata et la Maitriiyana Upanisad. La célèbre Gïtii est l'expression d'un yoga krsnaïte (adoration de Krsna, avatar, c'est-à-dire incarnation particulière du dieu Visnu) ; la Maitriiyana est athée, la Chülikii théiste. En bouddhisme le Yoga-avatiira de Nagarjuna (milieu ne siècle) ; le Yogiiciira-bhümi-fâstra d'AsaIiga (début IVe siècle). Le IVe siècle de notre ère (vers 300) a vu l'essor CONCLUSION 153 de l'idéalisme bouddhique vijiianavadin ( le réel n'est que connaissance, non« être»), celui des y ogacaras (<< ayant une conduite de yogis»), période la plus glorieuse du Mahayana (Grand Véhicule). Au milieu de ce siècle, après la parution du principal texte samkhya la Silmkhya Kiirikil, se situe celle des Yogasütras de Patafijali. Ce texte capital, ainsi que son bhasya (commentaire), œuvre de Veda-Vyasa (vue ou vm e siècle), et la Tattvavaifilradï de Vacaspatimiçra (vers 890 ), ont été traduits par Woods, indianiste américain. Au xue siècle le Yogafiistra d'Hemacandra, jaïna. Au XVIe siècle Vijfianabhiksu a donné un Yogaviirttika et un Yogasilrasamgraha. En somme, quoiqu'il ait été profondément intégré au brahmanisme et admis parmi les systèmes orthodoxes au point d'être présentable comme l'aspect pratique du système samkhya, jamais ne fut oubliée l'origine extra-brahmanique du yoga; il resta la ferveur licite pour tous, même les horscaste, tels les bouddhistes et les jaïns qui l'ont introduit dans les mœurs. Aussi existe-t-il, à la fois pour lui-même et comme ayant la charpente théorique du samkhya : celui-ci est la théorie, l'autre est la pratique. Le yoga se brahmanisa comme s'il eût été toujours la façon de faire vivre le samkhya. Accroché de façon contingente à l'indianité, il fut promoteur: ainsi que l'acte pur d'Aristote, ~e sommet fascinant par sa transcendance, Kawalyam, ou le Seigneur, içvara, se surimpose comme vingtsixième principe à la hiérarchie ontologique. .. ~ 154 1 PHILOSOPHIE DU YOGA Le yoga n'étant ni de la religion, ni de la littérature, peut paraître un aspect contingent, très limité, de l'immense indianisme. Evitons cette illusion. Le yoga ne fut qu'occasionnellement une piété, mais il fut partout incitateur. Il a prévalu sur la caste dans le foisonnement des sectes. Même en son classicisme, le yoga ne fut jamais routine car son prestige ne fut jamais celui du sacré. Son prestige se situe dans la novation indéfinie quoique non révolutionnaire. Pourquoi non révolutionnaire? parce que le yoga décide du sort des individus, sans jamais devenir instigation sociale. Jamais de corpus collectif chez les yogis; ce sont des ingénieurs de biologie individuelle, non des fanatiques sociaux, car la secte est une collectivité de solitaires, comme un monastère ou un béguinage. Cependant si les brahmanes vivent dans le sacré, les sectaires vivent dans une ferveur mouvante. Le passé du yoga est assez riche pour que nous refusions de le justifier par des considérations toutes modernes : telle la psychanalyse. Celle-ci est une recherche; il est un entraînement. Il est, d'autre part, assez précis pour que nous ne le confondions pas avec les pratiques« barbares» de peuples tenus pour « primitifs ». Qu'il intéresse l'anthropologie, soit; mais il appartient à l'histoire et se localise géographiquement1• l. Les meilleurs critiques du yoga étant, comme nous l'avons reconnu, M1.f. Eliade et Filliozat, signalons l'intérêt d'une note de F. sur E. dans R. Hist. des Rel., janv. 1949, p. 118-120. INDEX abhidharma, 14, 3 1 • Abhidharmakofa, 56. AçOKA, 23. Açvagho!a, 55· ahamkâra, 51, 1I6. AKBAR, 83· ALLAH, 84· ALEXANDRE, 94· art, 144, artha, 70. Aryadeva, 55· asana, 69, 118. AsAnGA, 57, 152 • atman, 66, Il5· AUROBINDO, 73, 85· AVALON (Arthur), voir WOODROFFE. avidya, 66. Beloutchistan, 20. BERKELEY, 31, 56, 65· BERuNÏ,9 0 • Bhagavadgïtâ, 48, 79· bhagavant, 48· bhakta, 48, 142. bhak-ti, 47, 48, II4, 126, 130, 142 . bodhi, 65, 66. bodhisattva, 64, 66. BOUDDHA, 23, 33, 53, 9 6 . bouddhisme, 30, 32, 55, 56. brahman, 43, 45· brahmanas, 44· brahmanes, 43, 53· Brahmanisme, 43, 44, 45, 61. BROSSE (Dr Thérèse), 76 • buddhi, 66. Byzance, 93, 17· 156 1 çakti, I I 6. Çàkyamuni, 57, 66. Çankara, 69. caste, 13, 16, 18, 25, 38, 39, 71, 80,86, g6. Chine, 15, 57, 85, 93, 95, 97, 103. citta, 66, 67. cittavrtti, 67, 106, 112. Çiva, 10, 21, 22, 29, 35, 38, 45, 49, 50, 7 1, 7 2, 73, 75, 79, 80, 107, 131, 132, 138. civilisation, 15. commentaires, 127, 153. comportement, 9. COMTE (A.), 98. CONFUCIUS, 97. COOMARASWAMY, 144. Corée, 20. çramana, 19. çruti, 62. çûfis,87. çunyatâ, 65. Çvelâsvatara Upanisad, 45. DANIÉLOU, 147. délivrance, 27, 28, 30, 32, 35, 44, 55, 126. derviches, 87. DESCARTES, 30, g8. dhârana, 119, 125. dharma, 14, 18,3°,31,64,85. dhyâna, 68, II9, 125. Dieu, 79, 80. DuMONT, II 5, II9. (Mircea), 20, 22, 154. Erlebnis, 84. ELIADE 141. 15I. FICHTE, 34, 56, 97. FrLLIOZAT (Dr Jean), 77, 102, 139. FARABI, FARQUHAR, GANDHI, GARDET INDEX 1 PHILOSOPHIE DU YOGA 18, 85, 96. (L.), 90. GLASENAPP (H. von), 29. gnose, 43, 51, 64. GœTHE, 72. GRANET, 100. GROUSSET, 34. guna, 66. HALLA.], 91. Hatha yoga, 79, II 2, 130, 135, 138, 139· HEGEL, 34, 97· HEMACANDRA, 153. HERBERT (J.), 86. hésychasme, gI, 95. Hinayana (Petit Véhicule), 57. Hindouisme, 46. Hou CHE, 101. Humanisme, 58. HUSAIN (Y.), 143. 141. 50, 52. Ifliaragitâ, 48, 79. Indus, 20. Iran, 15, 17, 20, 87. Islam, 70, 80, 106, 140, 141. IBN SINA, ! ÇVARA, Jaïnisme, 31, 33, 36, 54, 56. Japon, 57. Jina, 20, 24. jivanmukta, 16, 27, 32, 55, 66. jfiàna, 62, 64, 117, 129. J&ANEçvAR, 143. KABIR, 142. kaivalyam, 127. kâla, [15, 147. KALABADHÏ, 90. Kâmasütra, 17, 73. KANT, 14, 85. karman, 15, lB, 29, 30 , 44, 67. karma yoga, 130. Krsna, 47, 48, 80. kundaIinî, 74, 82, 134, 135. LACOMBE (O.), 120-127. lak, 21. Lamaïsme, 20, 54. LAMOTTE, 34. lângula, 2 1. LAO, 97. LAUBRY (Ch.), 76. LA VALLÉE-POUSSIN, 34. layayoga, 135. LÉVI (Sylvain), Ig, 41. LÉvy-BRUHL (L.), 88. Lm, 97. lingam, 21, 22. logique, 36, 101. Mâclhyamikas, 55. MaMbMrata, 35, 47, 48, 511 • Mahâvira (le Jina), 54. Mahâyâna, 34, 57, 58. Maitreya, 34. manas, 63, 66, 115· Mandchous, 20. MARC AURÈLE, 6. MARX, 18. MAsPERO (H.), 100, 102. MASSIGNON (L.), 141. MAsSON-OURSEL (P.), 57· MAUSS (M.), 45· màyâ, 115. Mère, 73. Mésopotamie, 21. mimàmsâ, 62. Mithra, 34. Mohe~o-DaTO, 21, 29, 38 . moksa (cf. délivrance), 27, 44, 55· morale, 18, 85. Musulmans, 28, 86. Nàgârjuna, 55, 15 2 • 143. Narâyana, 49· NICHOLSON, 90. nirvâna, 27, 3 2 , 55, Sg, II7· NOVALIS, 56. NÂMDEVA, PATANJALI, 52, 78, PELLIOT, 19, 100. 157 90, 137, 153· Penjab, 25, 46. pradhânam, prakrti, 5 l, 66, [15· prajîia, 65. Prajiiiipiiramitii, 55, 65· pramâna, 62. prâna, Il5' pranàyama, 118, 120. PROCLUS, II9. PRZYLUSKI (J.), 21, 34· purâna, 52. purusa, Il5. raja yoga, 12g. RÂMA, 47, 80, 142. Râmakrsna, 73, 84· Râmàyana, 35, 47, 52. RENOU (L.), 136. RODIN, 75, [20. ROLLAND (Romain), 84· ROUSSEAU (J.-J.), 99· Rudra, 50. RÜ:MI, 8g, 90. sacrifice, 43. siidhana, 19, 28, 70, 84· salut, 44· samàdhi, 68, 118, 119, 12 5, samâpatti, 126. samgha, 31. sâmkhya, 50-53, 65-6 7, 78, 153· samsara, 27, 44, 46, 49· samskâra, 18. I I 7, SCHOPENHAUER, 311. secte, 14, 16, 18, 25, 27, 36, 37, 49, 7 1 , 96, 105, 15I. SENART (E.), 34. Sibérie, Ig. SIROKOGOROV, 20. smrti,62. socialisme, 42. Sôter, 35. 158 1 PHILOSOPHIE DU YOGA STCHERBATSKV, 34. STIlUŒR, 12. Stoïciens, 6, 1g. structures, 18. suméro-dravidiens, 21. 'sunaphà, 1I8. sutra, 60, 90. svadharma, 44. TAGORE (Rabindranath), 84, 120. tantra, 17, 33, 60, 70, 93, 138. Taoïsme, 15, 36, 57, 94. TCHOUANG, 97. théosophes, 43. Tibet, 20, 34, 37, 56, 57. TuKÀRÀM, 143. upanisads, 21, 41, 45, 53, 63, 81, 152. VXCASPATIMIÇRA, 153. Vasubandhu (Grand Véhicule), 57· Vasudeva, 49. véda, 15, 38, 43, 61, 81, 105. védànta, 1 17. VEDA-VVAsA, 153. Véhicule (Petit - , Grand --), 55. vérité, 32. vidyâ, 147. Vijayanagar, 82. vijfiàna, 64. VI]NÂNABHIKSU, 153. vijiiânavàdin, 56, 153. virya, 30. vrtti, 128. Visnu, 10, 48,49, 52, 71, 80, 107. TABLE DES MATIÈRÈS WOODROFFE (sir John) = AVALON (Arthur), 60, 72, 82, 134. WOODS (J. H.), 127, 153yantra, I46. Yogâcâra, 36, 55, 58. Yogini, 22. yukta, 68, 80. ZIMMER (H.), 82. ZOROASTRE, 20, 28. Introduction : Le yoga, comportement vital tout individuel, non aryen 5 Chapitre Premier. - Les premiers yogas sectaires Jaïns et Bouddhistes 23 II. III. IV. - V. - Upanisads, Visnuisme Grand Véhicule épique, IVe·XV e siècles : Tantrisme çivaïte, absorption du Bouddhisme 59 Techniques non indiennes, comparables au yoga : çufisme, hésy· chasme, taoisme 87 Véda et yoga 160 1 PHILOSOPHIE DU YOGA Annexes (textes) 1. Sâmkhya et yoga dans le Makabkiirata 1 Bkagavadgitii ILLe Yoga dans l'IfVaragitii (traduction de P.-E. DUMONT) III. Sur les yoga sodtras, texte d'Olivier LACOMBE IV. Présentation de The roga System of Patàiijali, par James Houghton WOODS V. Pluralité des yogas, par Jean HERBERT VI. L'initiation tantrique, par Louis RENOU (extrait de L'Inde classique) VII. Continence et sexualité dans le bouddhisme et les disciplines de yoga, par Jean FILLIOZAT VIII. L'aridité Spirituelle selon les auteurs musulmans, par Louis MAsSIGNON IX. Le yoga devant le syncrétisme indo-musulman /' X. L'art et le yoga, par Alain DANIÉLOU lOg 114 120 127 129 131 136 140 142 144 Conclusion 149, Index 155 Imprimé en France, à Vendôme Imprimerie des Presses Universitaires de France Imp. nO 25 338 Édit. nO 34820 1976