- PAUL MASSON

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DU MtME AUTEUR
INTRODUCTION
La philosophie comparée (P.U.F., Alcan, 2e éd., 1931).
Esquisse d'une histoire de la philosophie indienne (Geuthner, 1923).
L'Inde antique (Albin Michel, coll. « L'Evolution de l'Humanité »,
1933).
La philosophie en Orient, premier fascicule iupplémentaire de l' Histoire
de la philosophie, par EInile BRÉmER (P.U.F., 3e éd., 1948).
Lefait métaphysique (P.U.F., 1941).
La morale et l'histoire (P.U.F., 1955).
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Définition
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19. JUIN 1984
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Dépôt légal. - Ire édition: 3" trimestre 195.1
7" édition: 4" trime~tre 1976
© 1954. Presses Universitaires de France
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays
1
D,I./"
f~7
/1·, /
Qu'est-ce que le Yoga?
Voici d'abord ce qu'il n'est pas. Rien de pire que
préjuger, c'est-à-dire croire trop tôt, sans vérification ni contrôle, que l'on sait.
Il n'est pas de l'être, une réalité. Ni être absolu,
ni être relatif. « Ontologie du yoga» serait un nonsens. Ni essence, ni existence, car il n'a pas été
enseigné par Platon ou \Aristote.
6
1
PH:ILOSOPH:IE DU YOGA
Il n'est pas pensée. Il ne raisonne point; il ne
juge même pas. Il ne risque aucune erreur; n'en
attendons aucune vérité.
. On l'a érigé en méthode universelle; mais craignons les abus de langage. Méthode est une notion
grecque.
Ce n'est pas un processus naturel. Nature,
d'après le latin nascor, signifie spontanéité vitale.
Le yogi ne s'accepte pas tel qu'il est né, tel qu'il
vivrait spontanément.
Voilà, par contraste, ce qu'il est, d'après ce que
font et enseignent les yogis.
U ne pratique : entraînement à ce qu'on peut
devenir en se faisant, ou mieux : par certaines
manières de se faire. Un« sadhana», tâche d' auto~
réalisation.
Une carrière, à la fois champ d'action et tâche
qu'on assume.
Une hardiesse, une témérité parmi des risques
redoutables. Entreprise contre nature; ascèse (au
sens d'entraînement) farouche, pouvant s'associer,
mais ne s'associant pas nécessairement à de la
religion ou de l!l piété. Une gymnastique plutôt
qu'un culte; n'espérer que de son effort. En compa~
raison les stoïciens (tel Marc .Aurèle) sont des
chrétiens qui s'ignorentl , Le yogi n'est ni libertin,
ni dévot. Il se livre, dirions-nous volontiers, à un
sport ascétique.
Effort de solitaire absolu, même dans ces foules
1. Ils témoignent, dit Tertullien, d'une quasi-vocation chrétienne
(testimonium animae naturaliter christianae).
DÉFINITION
7
indiennes si opaques. Aucun monacat, aucune
cohabitation, aucune discipline collective dans
une caste ou une secte, quoique les religieux tibétains ou cinghalais participent à l'assiduité du
yoga. Le yogi complet n'attend rien d'autrui,
quoiqu'il n'ait pas besoin de fuir la société, en
laquelle il ne trouve ni péril, ni aide.
Instruisons-nous pourtant du yoga partout où
il se rencontre, avec des modalités et des genres de
vie divers. Les plus anciens échantillons du yoga
vécu nous sont attestés dans la discipline des
Jaïns et des Bouddhistes, vers le milieu du 1er millénaire av~ J.-C.; mais les témoignages les plus
concrets et complets sont presque sous nos yeux
dans l'Hindouisme de basse époque.
L'authenticité du Toga
Le yoga est à la fois du voulu et du vécu. Non
pas quelconque; non pas brahmanique, car il
n'est affaire ni de véda, ni de caste; il est donc
extérieur à l'office sacerdotal. Ses deux premières
manifestations indiennes, jaïnisme et bouddhisme,
ne se situent pas dans le clergé mais dans l'aristocratie. Nous y insistons, car c'est le point de
départ pour· toute documentation quant à cette
ascèse particulière que nous devons étudier. En
toute histoire, mais surtout quand il s'agit de
l'Inde, il est question non de vérité, mais d'authenticité. La vérité n'est envisagée qu'en logique
et dans les sciences relevant des mathématiques;
8
DÉFINITION
1 PHILOSOPl!IE DU YOGA
ajoutons que c'est une notion « occidentale»,
tandis que l'authenticité vaut comme critère suprême pour l'Inde, religieusement fidèle - qu'il
. s'agisse d'orthodoxie, de sectarisme ou de yoga.
Le brahmane maintient l'authenticité d'expression
vocale dans le sacré, au service duquel est cette
langue « achevée }), « parfaite }), le sanskrit; le
sectaire maintient le prestige des attitudes spirituelles et des mœurs qui firent la vocation du chef
de secte; le yogi pousse le plus à fond possible les
hardiesses de comportement qui donnèrent tant
d'efficience à ses maîtres. Lui seul peut innover
sans déchoir : magistral disciple il dépasse ses
devanciers. L'effort voulu a été vécu; j'Hindou ne
s'intéresse qu'à ces conquêtes-là, car leur audace
confirme et parfait la tradition. Alors que les
castes maintiennent toute tradition, sans plus,
quelques yogis corroborent, de temps en temps, la
précieuse authenticité de maîtrises plus· décisives.
Ces victorieux n'ont été dupes ni de leurs sens, ni
de leur pensée. Chefs en empirisme pragmatiste :
d'eux s'honore l'Inde grandement, sans jalouser
ce que l'Europe doit aux maîtres en rationalité.
L'authentique n'est ni du vrai, ni du réel; plutôt
du spontané qui, exploré, pratiqué, devient théorique et même classique. La Grèce, paraît-il, a
reconnu, jaugé la raison. Pas du tout! elle l'a
faite, et à sa façon. Puissante en sa simplicité,
rudimentaire auprès de la logistique moderne.
Le yogi explore et précise des comportements,
découvre une logique des gestes. Cela pouvait
paraître arbitraire lors du scientisme; mais après
1
9
la psychologie de la tension chez Pierre Janet ou
le pragmatisme de W. James, après Binet et la
psychotechnique, après la réflexologie de Pavlov
et au temps de Merleau-Ponty, que nous serions
naïfs si le yoga nous semblait impensable! il découvre, précise la complexité des fonctions vitales.
Son authenticité s'atteste par expérience vécue
(Erlebnis disent les Allemands).
Une discipline du comportement
Le yoga est extrêmement psychophysiologique.
Refusons de le considérer comme relevant soit
du corps soit de l'esprit: l'homme indien n'offre
pas cette dualité. Admettons seulement l'être
humain pourvu de sa conscience et de ses organes.
Il se découvre possesseur de certaines manières
d'être, ou manières de se faire. Les Grecs ont créé
la gymnastique, les Romains ont apprécié la thérapeutique balnéaire. Apprenons que les variantes
du comportement, recherchées, classées, explorées
avec acharnement, furent le grand sport de l'Inde.
Nous en avons l'assurance depuis le milieu du
dernier millénaire avant l'ère chrétienne, époque
où les fondateurs des deux premières sectes, celle
des Jaïns et celle des Bouddhistes, acquirent de
merveilleuses aptitudes en de farouches ascèses.
Mais pour les âges antérieuts, ignorance totale,
car la haute antiquité de cet Iran, patrie de l'Inde
brahmanique, n'atteste aucune pratique comparable au yoga.
10 1 PIOLOSOPI{IE DU YOGA
La tradition des brahmanes atteste qu'ils vouent
un culte à l'expressivité de leur langue« parfaite»,
le sanskrit, qui plane au-dessus des langues parlées, évoluantes : respect comparable à celui des
Indo-Européens modernes pour la mathématique.
Appliquons donc notre attention au mot même,
yoga.
La racine yuj1 signifie joindre. Yoga
jonction. Le yogi est« joint ». Non pas primitivement à
quelque chose, mais en soi; absolument; au participe passé passif :yukta, en état de jonction, unifié.
Exemple classique : quelle élégante solidité dans
la roue construite par un charron ~ Les rais s'emboîtent adéquatement dans le moyeu et dans la
jante. Si la goutte d'eau, bindu, symbolise l'unité de
l'unique, la roue symbolise l'unité dans le complexe. L'ascète achevé, maître de ses muscles, de
ses organes, de sa vitalité.
Mais ne celons pas plus longtemps au lecteur
qu'interfère un sens secondaire du terme yukta :
joint à l'absolu, relation du dévot au Principe qu'il
vénère. Expression non plus de vigoureuse rigueur,
comme dans l'adonnement à Çiva, mais de fade
langueur comme dans la piété à Visnu. En term~
de chrétienté française : vigueur pascalienne, déliquescence fénelonienne.
.
De quoi donc le soi se compose-t-il ? De quelle
sorte d'efforts dépend sa ferme réalisation?
Il s'agit d'attitude à obtenir, pour la maintenir
ou la varier. Mentalité, mode de réaction. Evitons
I.
La même qu'en français joug, pour un attelage.
DÉFINITION
1
11
de rien préjuger. Point n'est question d'harmoniser des idées. Il ne s'en trouve que dans la tradition platonicienne. Pourquoi postulerait-on qu'il
fût question de sentiments, puisque l'ascète est
enclos en soi? Avec prudence répétons qu'il est
question de comportement. Non pas parce que ce
terme fut récemment à la mode, mais parce qu'il
a dans son horizon : gestes, tendances... Certaine
façon d'agir, à la recherche d'une manière d'être.
A mesure que l'acte s'ébauche l'être se modifie.
Point n'est question de connaître; peut-être s'agitil de se faire.
Les Hellènes furent esthètes et guerriers; les
yogis ne le sont en aucune façon. Dira-t-on, dans
le langage de notre XVIIe s., qu'en eux l'âme est
maîtresse du corps qu'elle habite? A cela près,
qu'ils n'admettent aucune substance pensante, qui
serait jointe au corps.
.
Le yoga est une discipline autonome et volontaire du comportement humain individuel. Il n'a
comporté des règles monacales qu'appliqué au
bouddhisme; Si déterminée que soit la rigueur avec
laquelle il exclut la complaisance pour soi, le yogi
suit son chemin propre, comme s'il était seul au
monde. Sa présence parmi la foule ne le rend pas
social. Quoique son égoïsme soit annihilé, son
altruisme, lui aussi, est réduit à zéro. Rien en lui
de tel que l'esprit de. cordée chez l'alpiniste. Cet
ascète qui n'attend rien du prochain ne fait rien
non plus pour quelque autre qui l'avoisine sous
le soleil ou dans la nuit, en son isolement ou
parmi la plus opaque densité humaine: il réalise
12 1 PHILOSOPH:IE DU YOGA
l' « unique» (Einzige) selon Stirner. Quoique
formé dans l'obédience d'une tradition collective.
Point son fait, non plus, ce seul à seul avec l'absolu,
qui serait le plérôme de la plus riche société.
Ne préjugeons pas que le yogi refrène avec
fureur ses appétits vitaux, comme nos ascètes. Il
n'aspire ni à la mort, ni au néant; il exacerbe
frénétiquement l'énergie vitale en excluant la
concupiscence. Quel abîme de compétence réflexologique chez ces audacieux, observateurs non
moins critiques, certes, que hardis! Qui donc en
Occident vivrait sans nourriture pendant des semaines, accroissant sa vigueur au lieu de défaillir?
Qui commanderait à son cœur comme à ses poumons, maîtrisant l'usage de ses muscles, qu'ils
soient lisses ou striés? Usage mystique des fonctions vitales : telle est la tâche de ces subtils
maîtres en physiologie.
Ces gens ne sont soutenus ou bernés par aucun
dogme; leur savoir s'atteste par leur pouvoir. Ne
les taxons pas de fanatisme, ce sont des expérimentaux. Lentement, sûrement ils acquièrent des
puissances dont à peine nous-soupçonnons la possibilité. Ils se situent donc à l'opposé du moine chrétien, qui dédaigne et abhorre sa chair pour exalter
son âme; le prince vital du yogi est immanent à
l'ensemble de ses organes, sur lesquels il obtient
une maîtrise croissante. Compétence charnelle qui
s'oppose à la charnelle complaisance : juste l'opposé de nos religieux qui geignent de cette
« épreuve» : posséder un corps. Il faut coïncider
avec ses organes pour en posséder toutes les res-
DÉFINITION 1
13
sources et les régir. On ne se libère pas:à l'encontre
de l'organisme, mais en découvrant et développant
les ressorts de son fonctionnement.
Occurrence, remarquons-le, singulière, même
paradoxale. Il n'est pas constant - est-il même
possible? que certaine humanité archaïque se
reconnaisse ignorante et sans ressource devant une
tâche qu'elle conçoit. Comment la concevrait-elle,
étant dans la naïveté de l'ignorance? Les techniques religieuses sont routinières puisque sacrées;
toute prétention à inventer y serait non seulement
présomptueuse, mais impie. Archaïque ou ultérieur, le yoga fut non pas rite, mais ardente, systématique recherche.
Les efforts ascétiques du Jina et du Bouddha,
ces premiers connus parmi les yogis de l'Inde, sont
prouesses exceptionnelles, exemptes de tout culte.
Le yoga en lequel ils ont forgé leur maîtrise n'est ni
foi ni vénération, mais merveilleux sport psychophysiologique. Où en situer les origines? serait-ce
en quelque discipline sacrée qui, n'étant pas d'origine indienne, né serait pas solidaire de cette obsession hindoue: éluder les vicissitudes de la transmigration?
Les motifs d'ascèse ne sont pas partout les
mêmes. Dans l'Occident asiatique, en Egypte, en
Europe il s'agit d'écarter la« coulpe» ou souillure;
en Extrême-Asie de fonder une liberté: sur l'ordre
universel dans le confucéïsme, sur l'ironie chez les
taoïstes. Dans l'entre-deux où se gîte le monde
indien il n'y a pas d'autonomie correcte hors l'accomplissement du devoi.r de caste: cela produit le
14 1 PHILOSOPIUE DU YOGA
b~a?~ane, no~ pas le yogi. On aperçoit sous ce
bIaIs a quel pomt le yogi se taille une carrière hors
cadre, paradoxe social et moral.
Scandale vivant pour la règle du dharma (devoir
de caste), il acquiert un immense, prestige par son
dharma hors cadre
abhidharma
en tant
qu'extra-social. Dualisme désormais foncier : respect absolu du brahmane, mais abîme de vénération devant ces anarchistes, ces téméraires dont
l'effort. transcende tous devoirs. Ici nous apparaît
le motif pour lequel l'Inde si religieuse ou si héroïque ignora ce que nous appelons la morale :
une correction des mœurs valables pour tous les
hommes (pensons à Kant 1). Et nous saisissons du
même coup la nécessité sociale qui juxtaposa
auprès de l'homme de caste, fondement de la soci.été, .l'homme de secte hors rang, hors cadres,
pIOnmer des hardiesses. Si l'Inde fut plus qu'une
ruche humaine, c'est parce que la fidélité du
respect fut compensée par la plasticité de l'innovation éthique et sociale. Il y eut quelque yogi,
non pas seulement de saints hommes, à l'origine
de chaque initiative sectaire, car si la piété est
conservatrice, le yoga est frénétique de novation.
Yoga et indianité
Elle est si grande, la part du yoga dans l'india~
nité et si constante que l'on pourrait être tenté de
l'envisager comme le fond permanent de la culture
indienne. Mais attention aux mots.
DÉFINITION 1
15
Pas du tout de la civilisation indienne ! C'est le
régime des castes qui précise la façon sociale pour
l'Inde d'exister. 11 n'y a rien de social dans le
yoga. Quoi de plus pittoresque pour des gens de
notre formation européenne moderne, que de
contempler dans l'indianité un ample passé collectif, reposant sur deux bases, dont une seule est
sociale?
Rassurons-nous. Par ses origines « indo-européennes » ou aryennes l'Inde fut façonnée en sa
culture védique, jumelle de la culture avestique.
Mais le yoga ne fut jamais apanage des Iraniens.
La pensée indienne exista et aurait pu continuer
d'exister sans le yoga, mais abstraite et théorique,
d'une sécheresse analogue à la sécheresse iranienne.
L'Iran fut contemplatif et hiératique, comme l'hellénisme où règnent les idées platoniciennes ... avec
la séduction des Grâces. La vérité alors n'est que
lumière. En effet le brahmanisme indien ne fut
que connaissance rituelle: véda.
Nous entrevoyons ainsi que l'Inde doit au yoga
ce qui en son bagage spirituel n'est pas iranien
ou théorique. Avec le Jina elle s'écarte de ce simplisme schématique : lumière et bien, ténèbres et
mal. L'élasticité du progrès spirituel est une ferveur
qui chasse les abstractions et ouvre une voie comme, vers le même temps, le taoïsme fut, en
Chine, une ruée de l'élan vital à l'encontre de
hiératiques solennités (confucéennes).
Sàns le yoga l'Inde ne connaîtrait pas d'autre
action que le karman, cet asservissement. L'entreprise osée par le yogi dissipe cette fatalité de la vie
16
1 PHILOSOPHIE DU YOGA'
vécue; elle fait concevoir de l' entreprise libéra~
trice, juste le contraire des actes qui encombrent,
entravent, paralysent. Aucune logique n'explique
la coexistence de ces deux jugements opposés :
futilité et misère de l'acte, salut par l'audacieuse
carrière; le yoga est d'un autre ordre que le kar~
man : entreprise ardente et non fatalité. Ce yoga
n'est pas brahmanique et orthodoxe, mais sec~
taire; il ignore castes et védas; les Hindous, si
religieux, y oublient leurs dieux; ils y puisent non
de la croyance, mais de l'essor. A tel point qu'ils
oublient presque le panthéon védique, mais
fondent les deux religions sectaires, bientôt suivies
d'innombrables autres sectes.
Les textes que nous présentons dans la seconde
partie de cet ouvrage préciseront diverses moda~
lités du yoga selon les temps et les écoles, ortho~
doxes ou non. On y remarquera la part du discer~
nement et celle de l'effort ascétique. Le premier
dominait dans le yoga antique : jaïn, bouddhique,
upanisadique; le second l'emporte dans le tan~
trisme médiéval. Entre les deux se situe le yoga
superficiel et fadasse des épopées et des purânas.
Voici quelques directives sommaires :
Le yoga antique se garde d'opposer esprit et
corps. La régulation de la fonction respiratoire
prépare la discipline mentale. A la faveur d'un
entraînement portant sur les attitudes, l'esprit
s'affranchit par pure connaissance. Le délivré vivant
(jivanmukta) atteste un désintéressement absolu.
Le yoga ultime, dit tantrique, effectue l'évasion
du principe pensant hors de l'organisme. Effort
DÉFINITION
1
17
non de connaissance mais d'autonomie. Par libé~
ration physiologique on s'échappe à soi~même en
désertant son corps.
Yoga et comportement
L'actuelle« psychologie du comportement» doit
permettre à un plus large public que jadis certaine
intelligence du yoga, bien qu'un immense écart
sépare de cette ascèse soit nos religieux, soit nos
sportifs. Beaucoup de ces civilisations que Lévy~
Bruhl, sans aucune illusion, taxait de primitives,
ne conçoivent pas l'accès à l'âge adulte sans des
initiations et des épreuves rigoureuses. Ce sont
des mœurs obligatoires, alors que le yoga n'eut
jamais ce caractère et qu'il est une discipline à
poursuivre jusque dans la vieillesse et la mort,
mais. individuelle, non collective.
La Mongolie eut ses sorcières avant d'avoir des
sorciers. Mais la vocation du yoga est masculine
et si elle comporte une gymnastique sexuelle,
celle-ci ne vise aucunement à régir la génération.
Le yogi tantrique est extrêmement expert en ce
domaine, mais il vise à transcender; non à jouir.
Il transporte en maîtrise ce que le kâmasütra
exerce pour la volupté. L'Inde, si religieuse, diffère
à cet égard de l'Iran et de Byzance: elle ne révère
ni anges ni archanges. Le saint n'est pas un eunuque; il lui faut posséder toutes les forces vitales
pour dominer; l'ascète n'est pas un débile anémié,
mais celui qui doit tout éprouver pour tout dépasser.
18
DÉFINITION 1
1 PHILOSOPHIE DU YOGA .
~,~
Une caractéristique foncière de l'indianité, c'est
son indigence en« morale », par contraste avec son
héroïsme surhumain en ascèse. Il y a les mœurs
canoniques des castes : autant de castes, autant de
dharmas. Il y a les vocations inspiratrices des
sectes. Jamais d'impératif catégorique valable
pour tous. Un chaos humain plus encore qu'une
mixture. Seul rencontra et voulut la morale
Gandhi, parce qu'il n'était pas brahmane, mats
juriste à l'européenne.
La biologie témoigne de structures et Marx. nous
a fait admettre la réalité de structures sociales.
Les Hindous savent que l'organisme est structuré,
ainsi que le système des castes. Mais il sont obsédés
par l'importance des postures individuelles, dont
nous devons remarquer qu'elles sont l'origine
même des sectes. Les structures attestent une fatalité mécanique, les postures une souplesse de comportement. Le statisme de la structure s'est fait,
mais il est fait; le dynamisme de la posture est du
« se faisant» (bergsonien).
Il y a comme une harmonie préétablie entre ces
bases foncières et d'une part la biologie, d'autre
part la linguistique indiennes. Samskara, « confection », aptitude à se faire par comportement.
Samskrta, parfaitement composé, achevé, adéquation du langage à la totalité du signifiable : valeur
hors pair du « sanscrit». Structures : des postures
incrustées dans la plasticité vitale, karman. On
parle de structure là où l'expression est nécessaire
19
en tant que préformée; de posture là où elle est
souple et vivante (pas seulement vécue).
La réalisation de postures difficiles à découvrir
atroces ou terrifiantes à maintenir : rude écol~
d'énergie, de sang-froid, d'autonomie. Lutte
contre les rigueurs du climat, le vertige, la douleur, les privations, le désespoir. Maintien d'une
placidité parfaite contre les artifices de magies
hostiles.
Par contraste, que les Stoïciens furent vaniteux
et impuissants! Bénignité de leur nil mirari. Ils
se bornent à supporter, sans aller au-devant des
efforts où risque de sombrer l'équilibre. Ils nient le
jugement «je souffre! » au lieu de se jeter dans
l'épreuve pour la surmonter. Auprès de cette
« réalisation », sadhana, où l'Hindou s'oublie
combien est vain cet orgueil des Grecs d'Asie :
« Ne s'étonner de rien », pas plus; au lieu d'affronter les risques suprêmes. C'est se payer en
fausse monnaie, au lieu de s'enrichir en désintéressement. Le vrai courage est de dominer toute
faiblesse, au lieu de s'en remettre à l'abstraite
raison.
Origines
Sylvain Lévi et Pelliot ont envisagé en linguistes
ce problème : le çramay.a bouddhique serait-il le
chamane mongol? Si oui l'origine du yoga pourrait être cherchée vers la Sibérie orientale, et tel
fut le point de départ des recherches auxquelles se
20 1 PHILOSOPHIE DU YOGA
livra l'orientaliste anthropologue Mircea Eliade1 •
Après une vaste enquête personnelle il a pris en
grande considération les. résultats obtenus par
Sirokogorov : au lieu que le chamane témoigne
d'un vieil archaïsme septentrional ayant dans le
Nord-Est de l'Asie précédé l'essor bouddhique, il
faut le considérer comme saturé de ce bouddhisme
tibétain, le lamaïsme, doctrine mixte qui aurait
gagné la Corée dès le Ille siècle, mais la Mongolie
seulement au XIIIe et la région de l'Amour au Xve.
Quant aux Mandchous ils ne l'auraient reçue
qu'entre le XIVe et le XVIIe siècle2 •
Si donc nous nous intéressons moins à la confrontation des divers bouddhismes qu'à la recherche de l'origine du yoga, ce n'est pas plus la
Sibérie que le Tibet qui nous renseignera.
\
Pas non plus l'Iran, quoique l'orthodoxie brahmanique soit étroitement connexe des mazdéismes successifs, et bien que le mystérieux
Zoroastre se situe dans le dernier millénaire av.
J."C,,, assez près du Jina. Mais s'il est vrai que les
passes aboutissant à Peshawar sont presque le seul
accès normal à l'Inde penjabique, il se peut que
nous ayons tort d'oublier qu'à travers le Beloutchistan le bas Indus est accessible à des Mésopotamiens, et qu'au surplus les communications maYoga, Paris,
1.
1948·
2.
Geuthner,
1936; Techniques du yoga, Paris, Gallimard,
Revue de l'Histoire des Religions, t. CXXXI, 1946, p. 48.
DÉFINITION 1 21
nomes du golfe Persique à Karachi furent toujours èffectives.
Or c'est un fait que les fouilles de Sir John Marshall à Mohenjo Daro (Bas-Indus) ont révélé une
indianité non pas iranisante, mais déjà hindouisante à très haute époque. Il s'agit de tablettes en
céramique toutes semblables, présentant un personnage assis comme un Hindou et possédant
trois yeux. Effigie même, semble-t-il, du dieu Çiva,
qui à l'âge historique sera le patron des yogis. Ces
tablettes datent d'environ deux millénaires et demi
avant le jina et le bouddha1 •
Attestation non pas d'une indianité selon quelque
style mésopotamien, mais purement hindoue et
contemporaine de l'antique Mésopotamie. Le plus
vieux yoga est indien de la plus vieille Inde, celle
de l'Indus, celle du IVe millénaire. En fait la notion chaldéenne de la voûte céleste percée de trous
(que nous croyons être des astres), par lesquels le
monde sublunaire communique avec l'éternelle
lumière accumulée au-delà de cette carapace, une
telle notion s'exprime dans les upanisads.
Le culte du lingam ou phallus, qui sera toujours
çivaite, est attesté à Mohenjo-Daro. Selon J. Przyluski le terme austro-asiatique lak (pénis), se reflétant dans le sanskrit langula (charrue), instrument de fertilisation, aurait communiqué son sens
au mot lingam. On est tenté de supposer que certaines postures de yoga servaient à régir la nature.
[. La civilisation « suméro-dravidienne» de l'Indus pratiquait déjà
certaines postures du yoga. Cf. MARsHALL, pl. XII, [7; pl. XCVIII
du vol. III; p. 44 et 53-4 du t. I.
22
1
PHlLOSOPItIE DU YOGA
CHAPITRE PREMIER
Yogi ni (yogi au féminin) a désigné un démon
femelle de la végétation, peut-être avant que cet
absolu, Çiva, fût la conciliation des contraires
sous son double aspect ascétique et phallique. On
devine ainsi un stade archaïque où yoga et génération furent dans un rapport de cause à effet; on
s'explique la coutume d'élever des lingam sur les
tombes des yogins (Eliade,· p. 305). Le çivaisme
pleinement historique paraît bien avoir explicité
le contenu virtuel du proto-çivaïsme.
Les premiers yogas sectaires
Jaïns et Bouddhistes
.
\
La carrière du Jina, ce Victorieux, et celle du
Bouddha, ce Lucide, sont des paradigmes de libération. L'Occident chercherait chez des faibles ou
des asservis l'aspiration à l'autonomie. Il se référerait à l'esclave Epictète, au tuberculeux polisseur de lunettes, Spinoza. Pourtant le stoïcisme
a libéré l'empereur Marc Aurèle et le bouddhisme
cet autre empereur, Açoka. Où mieux trouver
l'affranchissement que chez les puissants qui domi-
&
24
1
PIlILOSOPHIE DU YOGA
LES PREMIERS YOGAS
nèrent leur pouvoir? Certes l'historicité du Jina
et du Bouddha n'est pas aussi positive que celle
de ces sages potentats. Mais elle est plus documentaire, car l'inconcevable misère indienne est richis. sime en désintéressements; chaque surhomme fut
approximé par d'innombrables inconnus. Abstenons-nous aussi de confondre avec l'indigence la
maîtrise de soi. Le Jina, puis le Bouddha furent ~es
aristocrates, des souverains qui renoncèrent à toute
gloire, à tout pouvoir pour dominer l'appétit de
vivre même le plus humble. Nous recevons la leçon des pauvres d'Israël; admetto?s que l'~ndi­
gence volontaire chez ceux des pUIssants qUI re- .
noncent à toute gloire et s'avèrent les plus purs
témoigne de la vraie vertu, celle qui s'atteste maîtrise. L'humilité indienne est le contraire de l'orgueil stoïque. Aussi la vraie libération dépasset-elle la vertu intégrale. Il faut dominer tout vouloir vivre, pour, en renoncement total, acquérir
la maîtrise universelle. Le vrai conquérant va audelà de toute conquête.
En ce milieu du dernier millénaire avant notre
ère il ne semble pas que le yoga ait encore été
assimilé par les brahmanes. Ceux-ci. possédaier:-t
une formation aryenne, puisque védIque, tandIS
que l'aristocratie détenait comme son patr~.moine
des cultes de noblesse à base de yoga. Le Jma, le
bouddha sont, en fait, les premiers yogis que repère
l'histoire : des souverains qui ne veulent commander qu'à eux-mêmes, posséder qu'une méthode de salut. Mais leur zèle altruiste est à
l'échelle des monarques « universels»; c'est en
1
25
oubli de soi qu'ils s'attestent « impérialistes ». Les
ascèses suprêmes détiennent l'efficience de la plus
haute autorité.
L'Inde n'ayant pas conçu de divinité se sacrifiant pour les humains, aucune religion ne peut
prévaloir sur cette frénésie de désintéressement.
Jaïnisme et bouddhisme fournissent des sagesses
collectives plus puissantes que tous les cultes et
valables pour tous les hommes, pas seulement
pour ceux qui les ont promus. Décisif avantage de
la secte, inconcevable dans la caste. Ces deux ferveurs exemptes de théologie offrent avant Auguste
Comte des religions de l'humanité; elles furent
plus ou moins imitées, avec des moyens :elativement faibles, par les innombrables tentatIves sectaires, très diverses désormais.
Si encline qu'elle fût à la fidélité envers son p~ssé,
l'Inde entra dans l'histoire par étrange novatIon.
Les faits normaux, n'étant que mœurs et non
événements, ne sont pas remarqués.
Voici l'événement, qui est double. Au VIe siècle
avant notre ère par le jaïnisme, puis au ye par le
bouddhisme, au pays des castes - régIme permanent
surgissent deux sectes, à l'encontre de la
tradition. Elles sont presque coulées dans le même
moule, en opposition au régime .ancestral. L~ br~h­
manisme antérieur, normal pUIsque sans hIstOIre,
avait été l'extension au Penjab (bassin du haut
Indus de cultes iraniens, connexes de la form~~e
zoroastrienne. La double novation se prodUISIt
26
1 PHILOSOPH:IE DU YOGA·
dans la caste des nobles, cette aristocratie dont les
membres sont des rois (raja). Evénement non du
Penjab mais de l'Hindoustan, entre Gange et
Himalaya, dans une zone perméable à des infiltrations tibétaines. Deux humains cent pour cent
concrets et historiques? ou une geste d'aristocratie
à deux exemplaires, certes distincts, mais« superposables »? Il serait naïf de postuler que vrai et
réel fussent synonymes; mais on ne se tromperait
pas en affirmant que si, dans la 6rconstance, l'historicité des deux sages éminents n'est pas intégrale,
d'innombrables inconnus ont approximé l'effort
surhumain qui eut en le Jina et le Bouddha - le
Victorieux et le Lucide - ses prototypes.
Le « dénominateur commun », en la circonstance, est le yoga. Cet entraînement, déjà fort
spécialisé, est étranger à la caste brahmanIque,
dont l'office consiste en rite sacrificiel selon les
bdihmanas. Avant le Moyen Age ne nous attendons pas à trouver le yoga chez les spécialistes du
culte. Par contre, comme grand « sport» de vigueur et d'audace, constatons-le en pratique parmi
l'aristocratie. Exempt de tout rapport à une fonction ou une institution quelconque, il anime ceux
qui se vouent à l'exceptionnelle hardiesse, quoiqu'il ne se confonde pas avec les règles d'honneur
dans la caste des nobles. Il ne deviendra scolastique
et doctrinal que mille ans après avoir inspiré au
Victorieux les moyens de la véritable victoire.
Le yoga est entrainement; jaïnisme et bouddhisme sont religions. Pas du tout théologies, mais
techniques de salut. Terme encore scabreux! le
LES PREMIERS YOGAS
1
27
salut, à l'indienne, est voie, chemin vers un but
définitif : mok§1a, la délivrance. Notion nouvelle,
désormais prestigieuse. Admettant une inéluctable
et indéfinie transmigration (samsàra), l'Indien ne
pouvait concevoir la mort comme négation de la
vie; elle est à ses yeux transition d'une existence à
une autre. Seule la délivrance extrait l'individu de
cette géhenne, la « roue» des vicissitudes. Telle
fut la prouesse réalisée par le Jina et le Bouddha :
ayant résorbé tout le stock de karman accumulé
dans leurs existences antérieures; ayant réussi à
ne plus s'empêtrer en karman nouveau, grâce à un
absolu désintéressement et à un total dévouement
pour la libération des humains, ils ont trouvé issue
hors de la transmigration, ils sont devenus délivrés
vivants (jîvanmukta). Au lieu de trépasser ils
accédèrent au nirvana. Cela signifie : par extinction définitive de tout karman, épuisement de la
nécessité de renaître. Ouvrant une voie ils ont
révélé le salut.
On n'appréciera le sens et les moyens du yoga
que si nous montrons que la pensée indienne opère
sur un autre plan que celle de l'Europe. Celle-ci,
à travers l'héritage grec, la scolastique, Descartes,
Hegel; cherche la vérité, pensée juste, maîtresse
en logique et en mathématiques. L'Inde fournit à
ses populations, disparates, des règles de vie :
celles des castes, auxquelles se sl,lrajoutèrent les
règles sectaires~ Ce fut toujours à travers le devenir
des sectes que le yoga évolua parmi maintes appli-
28
1
PH:ILOSOPHIE DU YOGA .
cations; mais ce fut toujours dans l'effort biologique individuel qu'il explora, qu'il osa et réalisa
(sadhana).
Première dans la succession des sectes, la réalisationjaïna existe encore en son lieu d'origine, après
vingt-cinq sièc1es : dans l'Hindoustan le long de
l'Himalaya, dans la moitié occidentale de l'Inde
centrale. Elle porte en soi des souvenirs de l'Iran
oriental, du zoroastrisme, du Penjab. Sagesse pratique et réaliste; modestie mais intégrité. Aussi
n'a-t.:elle jamais attiré la foudre à l'encontre de son
destin. Probité en affaires, sagesse diaphane; zèle
en cas de vêtement,
proverbial pour blancheur
et pureté dans le nudisme. La foi jaïna réalisa autant d'intégrité en affaires qu.e d'honnêteté dans
les mœurs. Test irrécusable: féroces à l'encontre
des moines bouddhiques, les Musulmans vainqueurs ont respecté les adeptes modestes du Victorieux.
Quelques précisions s'imposent pour situer la
pensée jaïna, première en date de toutes les (innombrables!) philosophies indiennes. Elle est à
la fois spiritualiste et matérialiste, mais pas du tout
un dualisme de substances. A la fois du vivant
Uiva) et du non-vivant (ajïva). A ces deux« principes» s'ajoutent les irruptions ou influx (asrava);
le lien (bandha) ; 5° La défense (samvara) ;
60 L'anéantissement (nirjara); 7° La libération ou
délivrance (moksa). Des facteurs, ou comportements, non des fonctions, encore moins des
LES PREMIERS YOGAS 1
29
« choses ». Le spirituel et le matériel se jouxtent,
c'est-à-dire joignent par un yoga plus constitutif
que disciplinaire; seul Helmuth von Glasenapp
l'a précisé. Un encombrement matériel, karman,
s'insère dans les âmes, malgré qu'elles soient spirituelles; entravé ou favorisé, leur comportement
résulte de contact ou jonction. Yoga en ce sens le
plus archaïque désigne ainsi l'équilibre plus ou
moins réalisé entre l'autonomie du principe spirituel et les accrochages ou obnubilations qui
surviennent1.
Si le premier témoignage plastique du yoga en
action est l'effigie du« Çiva» (?) de Mohenjo Daro,
le premier document philosophique de ce comportement est ainsi l'usage du mot yoga dans le canon
jaïna, qui atteste une ascèse plus chargée d'archaïsme que le canon bouddhique. Même à travers les siècles ultérieurs, quand il y eut quelque
rivalité entre Jaïns et bouddhistes, les premiers ne
montrèrent jamais la moindre intention de moderniser leur canon. Comme gage d'authenticité,
l'archaïsme, dans l'Asie entière, passe pour plus
précieux que les développements ultérieurs.
Un fruste matérialisme fonde la théorie jaïna du
karman. L'inanimé (ajïva) consiste en diverses
substances : l'extension (akaça), le mouvement
(dharma), le repos (adharma), la matière (pudgala) qui implique des emplacements (pradeça)
où se localisent des simples (anu) , petitesses ou
1. La théorie du karman dans la philosoPhiejaina, I9I5; Lejainisme, 19 2 5Sa Philosophie der Inder, de I949, a été traduite en français (Paris, Payot,
195I). Nous nous référons aux pp. 23I et 232.
30 1 PllILOSOPllIE
DU YOGA .
......extrêmement petits (paramanu). Atomes? sauf que
ni l'étendue, ni l'infiniment petit, ni l'insécabilité
ne les définit. Dans les interstices que recèlent les
agrégats (skandha), fussent-ils spirituels, des éléments matériels se peuvent insinuer: le karman
n'est que l'encombrement de l'âme par des résidus d'actes antérieurs, sédiments matériels; tout
comme nous admettons que l'arthrite résulte de
l'accumulation d'urates dans les articulations.
Remettre à sa place chaque sorte de substance,
expurger le spirituel du matériel : telle est la voie
du salut ou de la santé, expressions équivalentes.
L'ascèse hâte la dissolution des résidus karmiques,
tandis que la claire compréhension, accompagnée
d'initiatives purement spirituelles (vïrya) parachève la délivrance et institue la liberté.
La région où s'est constitué le bouddhisme n'est
pas fort lointaine de celle qui produisit le jaïnisme.
L'écart de temps qui sépare ces deux événements
n'est guère que de deux ou trois générations. Le
sage des Çakyas (Çakyamuni), lui aussi; est un
souverain qui renonce au pouvoir temporel pour
affranchir les humains de l'égoïsme et du désir:
comportement plus absurde encore à ses yeux que
pour le Jina, car il a la conviction que les âmes
ne sont pas des substances, mais de simples phénomènes. Même opposition que dans nos temps
modernes, entre le réalisme de Descartes et le
phénoménisme de David Hume. Dans la nature et
dans la société, le dharma, structure effective du
LES PREMIERS YOGAS 1
31
réel, n'est plus substance, mais phénomène, c'està-dire donnée sensible inconsistante et passagère.
Un immense progrès de critique à l'encontre du
réalisme naïf: c'est l'originalité philosophique du
bouddhisme. Sa formule de la « production conditionnée» des phénomènes met d'emblée la spéculation de l'Inde au niveau de la pensée européenne
la plus hardie du XVIIIe siècle européen. Il faut
toujours redire, à ce propos, que l'idéalisme bouddhique, ayant débuté par le stade« Hume », s'est
placé plus tard
et non plus tôt - au stade Berkeley. Mais nous n'avons pas à traiter ici de la philosophia universalis qui ne peut être que comparative.
Le potentiel métaphysique du bouddhisme, qui
est pourtant critique sévère, ne doit pas être laissé
sous silence, même dans la plus sommaile présentation. Tout comme en Grèce la spéculation physique, en tant qu'elle suppose une philosophie
« première », aboutit à une métaphysique, la réflexion sur le dharma suscita une critique des conditions de l'existence, abhidharma, sorte de métaphysique adaptée à une philosophie où l'être dépend
de l'acte.
Les valeurs suprêmes, « triple joyau» du bouddhisme, sont symétriques de celles du jaïnisme :
l'initiateur devenu par contention de lucidité pur
être de bodhi, c'est-à-dire de connaissance juste; sa
Loi (dharma); sa communauté (samgha).
Limite extrême de l'effort et de la lucidité,
c'est-à-dire état terminal et définitif, où toute
aberration par égoïsme se trouve surmontée (on
32
1 PHILOSOPHIE DU YOGA
dirait en allemand : aufgehoben), voilà le but.
C'est l'extinction, nirvana. Pas du tout un capotage
dans quelque néant, « néantisation )} sartrienne.
Tout ce qui a été supprimé était négatif. N'en
concluons pas que ce qui subsiste soit positif. Mais
l'illusion est devenue impossible, surtout l'illusion
de l'être, celle de l'égoïsme et de l'ego. Eteint, le
vouloir-vivre (Wille zum Leben, de Schopenhauer). Aucune possession, ni d'être, ni de béatitude; mais diminution intégrale des intérêts et des
vanités. La vanitas vanitatum, amertume du désenchantement, n'existe pas dans le nirvana; délivrance totale.
L'affinité est incontestable entre les deux sectes,
entre ces deux gestes de noblesse, jaïnisme et
bouddhisme. Leur affinité est surtout évidente
dans les premiers âges; plus tard le jaïnisme se
contentera de destinées très honorablement modestes, tandis que le bouddhisme prendra un
immense essor. Ni caste, ni secte ne cherche ce
que nous appelons de la vérité. Les brahmanes
s'adonnent au sacrifice védique; les nobles cherchent, en guise de salut, la délivrance, mais par
des moyens autres que guerriers. L'ascèse est lutte
sévère, non routine sacerdotale. Pas de délivrance
sans effort, donc sans yoga; mais le yoga au service
de la délivrance peut aboutir à l'état de« délivré
vivant» (jivanmu~ta). Prouesse immensément supérieure à la sagesse même intégrale des innombrables doctes que nous appelons philosophes
LES PREMIERS YOGAS 1
33
indiens. Il suffit à un Grec d'être sage en conformant son action à son idéal, pourvu qu'il pense
sub specie. teternitatis, car son idéal est souverainement intellectualiste; mais le but suprême pour
l'Inde excède sagesse ou raison. La résorption par
usure tenace de l'immense karman accumulé, à
travers tant d'existences successives, dissociation
d'agrégats matériels dans le jaïnisme, dissociation
de complexes psychiques dans l'idéalisme bouddhique, sont des tâches surhumaines. En effet dans
ce . compartiment de l'indianité il n'y a aucun
appel, aucun espoir en une grâce divine; c'est du
pragmatisme absolu que doit fournir une con~­
cience radicalement« relative ». Le double exploIt
du Jina et du Bouddha ne fut renouvelé par
personne.
Notre lecteur pourra constater par la suite que
l'expérience indienne s'en rendit compte,puisque
les tantrikas bornèrent leur effort, déjà inouï pour
des Européens, à dominer leurs foncti?ns psychophysiologiques (la « torsion)} bergsomenne).
Jaïnisme et bouddhisme ~'on~ pas, :o~~e la
fiction légendaire semble l enseIgner, JaIllI tout
faits d'une révélation de deux initiateurs. Chacun
des deux canons s'est constitué graduellement, et
les deux sectes ne restèrent pas figées quand les
canons furent au complet. Il y a aussi contraste
entre la relative simplicité, immutabilité de la
dogmatique jaïne et l'extrême plasticité du
bouddhisme.
P. MASSON-OURSEL
2
34
1 PH:ILOSOPHIE DU YOGA
Le .do,gme ,des Jaïns impliquait une physique
m~térIalI~t~, a .laquelle se juxtaposait un dynamIsme spIrItualIste. La première freinait le second.
Au contraire le bouddhisme, sous sa forme initiale
fut un idéalisme circonspect (Petit Véhicule Hï~
nayana); ,sous ,sa forme ultime, au Moyen 'Age,
chez les TIbétams et en Asie centrale un idéalisme
aussi grandiose que celui de la« deu~sche Romantik» avec Fichte et Hegel (Grand Véhicule Maha- )1" EpanOUlssement
'
,
yana
d'une pensée puissante,
non étrIquée selon les conventions traditionnelles
de la philosophie brahmanjque (ou texte de base ,
sutras; ou commentaire).
-
Au cours des temps l'orthodoxie brahmanique
assume l'attitude d'une pleine autonomie comme
si les deux sectes lui étaient complèteme~t étrangèrc;s. A!fectation! ~ette orthodoxie s'appliqua
toujours a écarter le rIsque de verser dans l'hérésie.
Mais la « critique» occidentale a dit son opinion
sur les origines bouddhiques. La thèse d'Emile
Senart : le bouddha, mythe solaire, ne doit être
ni oubliée, ni traitée à la légère. Les travaux ultérieurs deJ. Przyluski ont montré ce que le bouddha
non du passé, mais de l'avenir, Maitreya doit à
Mithra, cette divinité d'Asie centrale qui exerça
tant de prestige sur les légionnaires romains. Le
sage des Çakyas (Çakyamuni) dut n'être, origi1. Cf, notre Esquisse d'une histoire de la philosophie indienne Paris
Geuthner; notre Inde antique, Paris, Evolution de l'Humanité ~llectio~
Henri Berr; les ouvrages de LA VALLÉE-POUSSIN de STC~ERBATSKY
de LAMOTTE, de GROUSSET,
'
,
LES PREMIERS YOGAS 1
35
nairement, ni homme ni dieu, mais Sôter selon le
mode irano-grec : un sauveur. Cette foi en la
lumière et la sérénité purement âryenne se chargea
de lourds développements selon l'hindouisme dans
ces deux gestes ou romanceros successifs, le jaïnisme et le bouddhisme, comme quelques siècles
plus tard ramaïsme, krsnaïsme, double piété à
Visnu· et à Çiva constituèrent parallèlement les
deux épopées (Mahabharata, Ramayana). Il est
dans « l'ordre des choses» que les diaphanes
thèmes irano-penjabiques s'empâtent en un fouillis
légendaire illimité lorsqu'ils s'expriment selon la
fantaisie massive et chaotique de l'Hindoustan.
Les deux gestes salvatrices, les deux épopées sont
des incidences comparables dans lesquelles l'esprit
aryen s'est hindouisé.
Concluons que jaïnisme et bouddhisme ont mis
le yoga au service de la « délivrance»; dans ce
moule prendront forme toutes les philosophies,
chacune visant certaine forme de salut. Nous éviterons de situer sur même plan l'officielle religion de
caste et la sectaire ferveur; car la secte, à haute
époque, implique répudiation de la caste : saut
dans l'arbitraire, proclamation d'infidélité. Jaïnisme, bouddhisme ne furent pas cultes de tout
repos, mais gageures, ouvrant ]a voie à la fantaisie
sectaire, qui remplit le Moyen Age. Immense mérite de sincérité absolue, danger croissant d'arbitraires novations. Mécanique et routinière par ses
castes, l'Inde fut non seulement libérale mais
anarchique dans ses initiatives hors caste. Singulière conciliation des contraires dans une société
r
1
36
1 PFnLOSOPHIE DU YOGA
où la ferveur refuse de s'endormir en routine
pieuse; dans une société trop vaste, trop multiple
et trop dense pour permettre un régime d' « état ».
Voilà l'occasion de remarquer à quel point
furent solidement constituées les deux premières
sectes, par contraste avec l'arbitraire et la fragilité
qu'attestent les sectes ultérieures. Elles fournissent
règles de vie, strictes manières de penser, dont
procéda, en une large mesure, la logique indienne.
Elles ne se bornèrent donc pas à prôner certains
dogmes. L'ascèse du Jina, celle du Çakyamuni ont
chacune son originalité quoiqu'elles présentent
beaucoup de traits communs. Elles condensent
une immense expérience spirituelle de nature collective malgré leur aspect d'individuelle initiative; expérience fort rationaliste en comparaison
du pragmatisme qui inspirera la plupart des
sectes médiévales. Le jaïnisme attesta sa solidité
en ne risquant pas de périr, soit condamné par
l'orthodoxie, soit persécuté par les musulmans.
Le bouddhisme, religion de moines plus que de
probes commerçants, fut anéanti dans l'Hindoustan, rejeté dans l'Himalaya, bloqué à Ceylan, mais
se donna essor, comme Petit Véhicule dans le
Sud-Est asiatique, comme Grand Véhicule, dans
tout le Nord-Est, jusqu'en Chine et au Japon,
mais en subissant de paradoxales altérations. Il
transféra le yoga aux pays du tao.
Nous envisagerons ultérieurement l'époque la
plus glorieuse du Grand Véhicule, celle des Yogacaras (ve.;vu e siècle). Ce fut un moment crucial
de la philosophia universalis.
LES PREMIERS YOGAS 1
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37
Retenons surtout ce fait capital : dès le plus
ancien témoignage d'un yoga
chez les premiers
Jaïns - cette discipline est en pleine possession
de ses moyens.
Le Toga face aux religions
et aux théologies
Le yoga est ascèse et non piété. Ascèse individuelle; susceptible cependant de devenir collective, en tant que monacale, mais un monastère
n'est pas une société (Tibet).
Le yoga est ferveur de secte, non tradition de
caste. Alors que la caste modèle les individus dans
le même moule la secte arrache l'individu à son
milieu natif et le forme en l'isolant... parmi d'autres.
L'Inde fut religieuse par régime de caste, mais
découvrit et cultiva la spiritualité dans des initiatives sectaires. Elle développa de façon parallèle
et rivale à la fois, le social dans l'individu (caste),
l'individu dans le social (secte). Conservatisme de
caste, originalités sectaires. La caste est une ruche,
la secte un parti, une vocation, une initiative d'individu se prolongeant par forme de vie collective.
Ainsi le yoga ne fut pas, comme on le préjuge en
Occident, un pur sport individuel. Gymnastique
physiologique, il suscita quantité d'expériences
sociales. Dès le début de l'histoire indienne jaïnisme et bouddhisme, types originaux de vie commune. Ensuite toute la succession, toute la variété
des sectes.
38
1
PHILOSOPHIE DU YOGA
Si l'Inde fut religieuse par ses brahmanes elle
fut mystique par ses yogis. Ces deux sources de sa
piété à la fois s'opposent et se complètent. Elles
s'opposent beaucoup plus que clergé et monacat
en Occident. Ici moine et prêtre sont deux
« hommes de Dieu)}; là-bas le ritualiste et l'improvisateur social sont à peine commensurables.
L'Inde parut mystérieuse et confite en dévotion
tant que l'indianiste s'intéressa exclusivement aux
castes, qui sont sans nombre dans la réalité concrète. Mais quand les Européens« réaliseront» à
quel point elle fut hardie en initiatives sectaires
que ne freinait plus aucune institution conservatri.c~, ils remarqueront avec surprise que ce fut le
milieu le plus susceptible de contingences innombrables, sans même que l'on tînt compte des Indes
?o!oniales. L'hétérogénéité des populations, des
Idiomes, des mœurs au lieu d'aboutir comme
ailleurs, à de la centralisation unificat:ice, s'affirma en complexité croissante. Masse trop diverse
pour se régir, trop colonisatrice pour être ellemême colonisable.
Si l'effigie de Mohenjo-Daro, vieille aujourd'hui
de cinq mille ans, est bien celle de Çiva, patron
des yogis, l'Inde est beaucoup plus ancienne par
son yoga que par son véda connexe de l'iranisme.
Quel bouleversement dans l'interprétation de l'indianité entière! un archaïsme suméro-dravidien,
autrement foncier que l'affinité irano-indienne,
manifeste, mais tardive. Nous n'avions pas tort
d~ remarquer combien yoga et véda sont en prinCIpe et au fond étrangers l'un à l'autre. En fait
LES PREMIERS YOGAS 1
39
le yoga conquit et assimila peu à peu toute l'indianité; l'emploi de ce terme fut incroyablement
généralisé. N'importe quelle pratique, et même
théorie, se réclame de ce singulier comportement,
surtout depuis que le védisme authentique, apa-!
nage de la seule caste des brahmanes, se trouve:
alourdi par les novations sectaires. Toute l'histoire
de l'Inde implique ce graduel étouffement.
CHAPITRE II
Upanisads) Visnuisme épique)
Grand Véhicule
- 3 00 A
300
Le· Yoga s'insère entre rite et gnose:
premières Upanisads
Nous avons remarqué que le yoga n'a aucun
rapport à la caste : indice de son caractère extrabrahmanique; mais qu'il est le ferment ou le
moyen privilégié des sectes. Rien ne montre mieux
à la fois combien il est étranger aux institutions et
èombien les Hindous, quoique épris de tradition,
42
1 pmLOSOPl:{IE DU YOGA
mirent espoir en son efficience. Il est susceptible de
discipliner l'arbitraire et même l'anarchie, car il
est une règle pour l'individu; mais il se dépense au
service des initiatives les plus différentes, car il
n'implique aucune prétention à valoir collectivement. Ainsi alors que le dharma est régulateur de
la caste, le yoga est l'inspirateur de la secte. Grâce
à un yoga particulier l'individu détend la rigueur
de son devoir quant à la caste. Opposition complète entre l'autorité impersonnelle de ce groupe
social et la cohésion fortuite de certains individus,
sectateurs de quelque initiative en morale.
Cohésion fragile, arbitraire, sinon anarchique :
juste le contraire de celle qui régit la caste. Mais
cohésion passionnée. Ayant pourvu à la masse
par le lourd mécanisme des castes, l'Hindou envisage d'individuelles initiatives en s'agrégeant, dans
la secte, avec des libertaires, par une émulation
allègre. Attitude presque contraire à celle du socialisme européen, promoteur d'une puissance de
masse; plutôt effort pour corriger l'excessive massivité de la caste par un appel collectif au libre
épanouissement individuel. En résumé, alors que
la caste imposait des conditions sociales, la secte
ouvrait selon le choix de chacun la possibilité d'un
coude à coude selon certaine discipline préférentielle. Il y avait du yoga à tous les degrés, depuis le
« sport» jusqu'à l'appel mystérieux des plus profondes vocations.
L'ambiguïté est bien plus dans le terme« brahmanisme» que dans l'usage du mot yoga. Si les
Hindous ont tellement prôné l'unicité, l'éternité
UPANISADS, VISNUISME ÉPIQUE
1
43
invariable, extra-temporelle du brahmanisme,
c'est parce qu'ils s'inquiétaient de ses incontestables transformations. Le véda est sans yoga, le
yoga sans véda; pourtant l'usage du yoga par les
théoriciens du véda fut bientôt le brahmanisme.
Précisons : dès que les praticiens du sacrifice
védique joignirent de la spéculation à la ponctualité rituelle; quand la technique des brahmanas
s'accompagna de cette spéculation gnostique,
l'upanisad. C'est sous l'influence du yoga qu'ils se
transformèrent ainsi, car cette gymnastique de
psychophysiologie suggérait une infinité d'attitudes subtiles et fuyantes, non canoniques comme
l'opération sacrificielle.
Au sens ancien et strict, le brahmanisme est la
théorie et la pratique de l'efficience rituelle dont la
caste des brahmanes détient le monopole et dont
les moyens sont précisés dans les brahmanas. Il
s'agit d'un sacrifice à exécuter. Nullement de
dévotion ou de piété, mais de magie sacramentelle;
le sacrifice vaut par lui-même, non comme moyen
d'évoquer ou d'honorer quelque divinit~ qui
s'appellerait Brahmâ. Le brahman, substan~f, désigne bien moins ou bien plus: la toute-pUIssan~e
du rite oral congrûment prononcé par un techmcien de la caste brahmanique.
La mystique n'a pas été œuvre sacerdotale, ni
le yoga ferveur des brahmanes, quoiqu'il se f~t
graduellement imposé à eux. Leur tâche ~taIt
rituelle. Ce sont les théosophes modernes qUI, ne
s'intéressant qu'aux gnoses, ont préjugé gnostique
l'Inde la plus ancienne. Se croire« initié» à l'india-
~:
44 1
PHILOSOP$E DU YOGA
n~sme par la lecture superficielle de quelques upamsads et de la Gîtâ, c'est comme si l'on prétendait
chercher l'essence de la chrétienté chez Fénelon
ou Lamartine.
L'adoption graduelle d'un certain yoga par le
brahmanisme s'implante par la nécessité où se
trouvèrent les brahmanes de combattre la double
hérésie jaïna et bouddhique, où le yoga s'attestai,t
moyen essentiel de l'acheminement à la « délivrance », autrement dit moyen de « salut » _
tâches d'abord insoupçonnées, mais qui devinrent
capitales, puisqu'elles s'imposèrent à l'orthodoxie.
Désormais le brahmanisme ne fut plus seulement
l'acte propre, svadharma, des brahmanes (leur
compétence rituelle), mais une religion salvatrice,
pour tous les Hindous.
Remarquons à quel point le yoga est extérieur à
l'horizon normal du brahmanisme. Celui...;ci redoute les modalités de l'action [karman], comme
engageant inéluctablement l'homme en des vicissitudes illimitées [samsara] qui éloignent d'autant
plus cette sortie hors de tous les devenirs, la délivrance [moksa]. Le yoga n'est-il pas de l'agir,
effectué en vue d'une· auto-libération? y a-t-il
une activité affranchissante? Seule réponse possible : le yoga libérateur n'était pas prévu dans le
brahmanisme des· textes dénommés brahmanas;
il n'apparaît que dans les upanisads, cette littérature de moins en moins rituelle, de plus en plus
gnostique.
Mais que le lecteur soit mis en garde ! ce qu'il
prendra pour poésie sera méprise : allusion à
UPANISADS, VISNUISME ÉPIQ.UE
1
45
quelque texte ou quelque rite qui nous échappe.
Rien d'arbitraire, sauf nos erreurs d'interprétation.
Sans un doigté fort délicat dégageant la stricte
information quant aux rites la manipulation des
upanisads n'aboutit qu'à de piètres classements.
De l'arbitraire? nulle part, sauf à proportion de
notre légèreté. Tout a une valeur abstraite, sûrement sans fantaisie. L'élément poétique, s'il existe,
est ailleurs que là où nous croyons le discerner; il
se greffe sur quelque base ritualiste que nous méconnaissons. Pas de théologie, mais piété; pas de
métaphysique, mais scolastique rituelle. Pas d'art,
sauf la densité expressive du sanskrit : c'est pour
le pandit « connaisseur» la précision même.
La première utilisation brahmanique du yoga,
attestée par les upanisads, n'est que faiblement
discipline physiologique, mais c'est déjà l'adoption
assidue de certaines attitudes. Ne disons pas encore
« postures », sereines ou téméraires. Mais acheminement de la conscience à une valeur absolue,
béatement appréciée; transition graduelle ou
continue, si profondément reconnue du soi-même,
atman, à l'entité intégrale, éterneHe, le brahman
(le « sacré» selon Durkheim qui, ainsi que Marcel
Mauss, entrait avec une rigueur inégalée dans
l'intelligence de ces termes indiens). C'est l'absolu
en tant que rituel dans la Katha U., selon le brahmanisme archaïque. Cependant, dès la çvetasvatara U., c'est adonnement à une divinité, celle
déjà qui prédominera au Moyen Age, Çiva. Tibétain le yoga avait été comportement; dans le
brahmanisme archaïque il fut comportement sa-
~'.,
46
1
PIJILOSOPIJIE DU YOGA
cr~mentel; dans le brahmanisme dévot, piété.
Pomt de départ : esquiver la transmigration' point
. ée : s'ffi
' était
d ,arnv
a rmer maître de son sort. Tant
déplorée cette servitude, la succession des' naissances (samsara), que tout l'effort visait à la
rompre; l'obsession visait libération, non liberté.
Le Yoga épique de l' Hindouisme
L'Inde se respect~ elle-même dans la fidélité à
son :passé; elle n'a jamais cherché de valeurs plus
précIeuses que son héritage védique. Malgré cet
attach~ment à la tradition il lui fut impossible de .
rester Immuable à travers la succession des siècles.
Ce que l'on appellerait l'ère védique relève de la
préhistoire et d'une communauté irano-indienne
que nous ne concevons que par induction.
Mais cette Inde fut « brahmanique» par ses
brahmanes, auteurs des brahmanas, traités de
technique rituelle. Ainsi entra-t-elle dans l'histoire, telle que nous concevons cette science. La
double hérésie jaïna et bouddhique s'était enclavée en pleine période brahmanique pour contrecarrer les rites sacerdotaux et inaugurer des cultes
d~a:istocratie. Cependant restait prestigieuse la
VIeIlle culture fondée sur les védas, jumelle de la
culture avestique, et qui avait eu son centre au
Penjab, cette Inde première.
. Le terme hindouisme sert à désÎgner la produëtion d'une époque ultérieure, entre deux siècles
avant et deux siècles après le début de l'ère chré-
UPANISADS, VISNUISME ÉPIQ.UE
1
47
tienne ; alors s'élaborèrent ces encyclopédies romancées, le Mahiibhiirata et la Riimiiyana, qui se
prolongent par des puranas. Littérature aristocratique, non cléricale, où la piété est exempte de
technicité sacrificielle. Les dieux ne sont plus des
rites personnifiés, mais seigneurs de haut rang,
élégances princières - tel Rama. Le suprême est
absolu par la multiplicité de ses attributions, mondaines quoique surhumaines. Krsna (Krichna) est
foudre de guerre et aimable enfant, pastoral et
féodal, doucereux et impitoyable, amant des bergères et inaccessible. Sylvain Lévi s'expliquait les
deux prétendues épopées comme texture de thèmes
chers à une société élégante, somme de légendes
et de traditions que, devant des invasions, l'Inde
gangétique aurait amalgamées pour les confier à
des mémoires fidèles.
L'ascèse des yogis n'était dans ses origines ni
brahmanique ni féodale ; cependant les brahmanes
appréciaient sa rigueur et les nobles son héroïsme.
Ne nous y trompons pas: le yoga impliquait fervente discipline, mais point chasteté monacale.
Païenne et voluptueuse était l'Inde en son sacerdoce comme en sa noblesse ; les occasions ne nous
manqueront pas de constater qu'elle trouva de
rigoureuses applications de cette discipline, tant à
satisfaire qu'à brimer la sexualité.
Le yoga de l'hindouisme, selon épopées et puranas, est associé à cette disposition intérieure
connotée par le terme de bhakti. De même que la
pratique du yoga met celui qui s'y entraîne dans
l'état de yukta (joint), la pratique de bhakti fait
48
1 PIULOSOPIUE DU YOGA
l~?hakta. P~r« participation}) on devient « par~
tlclpant». Ajoutons que l'entité qui se laisse possé~
der par participation est bhagavant : celui qui se
donne en partage, qui se communique en participation. Son absoluité, chez Krsna, avatar de
Visnu, consiste à 'se laisser posséder : thème du si
célèbre texte inclus dans le Mahabharata : la Bhagavadgïta, chant de celui qui se laisse participer.
Le culte de Çiva, qui rivalisa avec celui de Visnu
et dans une large mesure lui succéda durant le
Moyen Age s'est prêté accidentellement à cette
sorte de culte: l'lfvaragïta, Chant du Seigneur, est
un décalque de la plus fameuse des gitas. Pourtant
il s'agit alors d'un maître, non d'un ami ou amant;
maître sévère qu'il faut suivre, mais qui, lui, incite
les humains à se dépasser, au lieu de se complaire
en faiblesse. Entre l'antiquité et les temps modernes, l'Inde eut ainsi le choix parmi deux idéaux:
la débile douceur et l'âpre violence.
Une conclusion, ici, s'impose à nous : rien de
commun entre la dévotion (bhakti) et la possession
de soi (yoga). La dévotion met l'ascète au modeste
niveau des fidèles, mais aussi des médiocres et des
hypocrites (humilité peut-être salutaire ; mais y
consent-on définitivement?) ; le yoga l'érige au
rang des maîtres. Il y eut, en la circonstance,
un quiproquo. L'idée de jonction a fait illusion.
Adonnement à... peut être faiblesse ; mais à la
possession de soi se mesure la valeur.
Nous avons fait remarquer que le yoga du brahmanisme n'était pas brahmanique, mais brahmanisé. Celui de l'hindouisme est débrahmanisé ; car
UPANISADS, VISNmsME ÉPIQUE 1
49
que signifie brahmanisme, au propre, sinon ce qui
agrée à la caste des brahmanes? or le yoga hindou
est affaire de secte, non de caste.
Dans l'antiquité ily avait une orthodoxie indienne : ce qu'agréait la caste brahmanique. Dans
la phase hindouiste rien ne freine les initiatives
sectaires : les brahmanes s'y résignent, car il leur
devient impossible de s'enfermer dans la tradition.
Ceux qui ont charge de faire vivre la religion ne
sauraient s'abstraire des cultes vivants, même si
ceux-là relèvent des nobles plus que du clergé,
même s'ils appartiennent aux petites gens. Tout le
long de l'Hindoustan des infiltrations tibétaines
entretiennent certain yoga qui ne doit rien aux
brahmanes, mais auquel les brahmanes doivent
toujours plus.
Encore le yoga ne fascinait-il que les zélateurs
de l'ascèse. Mais la foule
et quelles foules ganexigeait des rites pastoraux et ~ur~u:~:,
gétiques !
de montagnards et de bouviers, cette thénolatne
qui se survit dans la notion de samsar~ : une m~me
vie commune aux hommes et aux betes. QUOl de
plus caractéristique que le prestige sacré du phallus, linga? La suprême vertu n'exige-t-elle pas
fécondité autant que continence?
Les religions de Visnu et de Çiva, qui pourvoient à tout l'hindouisme, étaient faiblement
brahmaniques. Qu'était le Visnu védique? l'omnipénétration de la lumière. Pour qu'il de,,:"înt,
comme il le fallait, non un absolu, l'absolu! Il se
constitua par fusion d'entités inégalement concrètes
et magistrales : Vasudeva, Narayana, surtout
50
1
PllILOSOPH.IE DU YOGA
Krsna, qui se rendent participables et qui, comme
tels, font de.leurs fidèles des bhaktas« participants».
Et de ÇIVa quels étaient les titres à l'autorité
suprême? le nom qu'il porte lui est antérieur. Les
bergers amadouaient Rudra, destructeur des troupeaux, en l'invoquant comme propice, çiva. Le
grand dieu resta« pati », berger, ses ouailles étant
« paçu », troupeau. Artifice plus simple que la
dialectique hégélienne pour surmonter la contradiction : voilà un absolu qui anéantit mais qui
crée ; il épouvante mais console. La souplesse avec
laquelle il se joue des apparences contraires s'exprime dans le mythe de Çiva dansant, qui par
ses rythmes opère toutes les magies. Il sera le seigneur, Içvara, de fidèles très divers, recrutés parmi
les adeptes des divinités grossières et horrifiques
de l'Inde méridionale, comme parmi les théoriciens des philosophies samkhya ou vedanta.
L'équipollence S iirnkhya- roga
Les deux épopées présentent sous un aspect déjà
très net, et comme parallèles, deux des systèmes
de philosophie indienne classique, le yoga - surtout affaire de pratique - et le samkhya, plutôt
théorique. Cette disposition classificatoire atteste
que le comportement des yogis est désormais hindouisé, puisqu'on se le représente comme la mise
en application d'un système spéculatif purement
indien.
Qu'est-ce que le samkhya épique? une« énumé-
UPANISADS, VISNUISME ÉPIQUE 1
51
ration» des principes ontologiques, dans l'ordre où
ils se hiérarchisent: au plus bas le manas, enregistrement empirique des données sensibles; audessus l'ahamkara, fonction du moi, le«je pense» ;
plus haut la buddhi qui juge et décide. Ainsi trois
facultés appartenant à la nature, prakrti ou pradhanam : leur fonctionnement relève de l'ordre
matériel et une évolution les régit. Le pur esprit,
purusa, les domine et les met en œuvre. C'est la
forme première de la philosophie samkhya.
Le yoga selon les épopées offre un sens général
et vague : toute pratique ou méthode. Plus précisément gymnastique respiratoire et concentration
de la pensée. L'obstination« épique» à proclamer
ne faisant qu'un le samkhya et le yoga témoignent
du dessein de les présenter comme pratique et
théorie complémentaires. A coup sûr nulle part le
relief de la notion de yoga ne fut aussi atténué :
simple application d'une théorie tout indienne.
L'hindouisme affadit tout ce qui s'impose à lui :
telle est la vocation des syncrétismes.
Présenter sous forme de deux systèmes équivalents le samkhya comme théorie, le yoga comme
pratique, c'était donc façon pour le yoga de se
situer parmi les« darçanas» (systèmes) classiques ;
façon pour le samkhya, pure spéculation, de joindre
la vie vécue.
Le samkhya est une gnose qui énumère les étapes
jalonnant l'effort vers l'autonomie spirituelle. D'autre part un syncrétisme obstiné exigea que le yoga
prît place parmi les moyens corrects, c'est-à-dire
brahmaniques, d'acquérir la délivrance. Pourtant
52
1 PHJLOSOPH:IE DU YOGA
le yoga était et demeurait gymnastique, le samkhya
savoir, mais savoir qui s'acquiert par degrés, au
cours d'un effort. Il faut de l'ascèse pour obtenir
la . lucidité qui permet de gravir la hiérarchie des
comportements. Clarté de spéculation (samkhya),
assiduité d'effort (yoga) se complètent.
Ainsi se justifia lui-même le syncrétisme, si arbitraire et médiocre fût-il. Une pratique devient
philosophie, un programme théorique prend valeur confirmative. Tout peut se dire, mais tout se
peut-il faire? L'alpiniste doit avoir « travaillé»
«·au piolet la muraille à ascender, pour installer
en son sommet une échelle de corde. Le samkhya
jalonne, mais c'est l'effort du yogi qui atteint.
L'âge épique met le yoga en littérature. Seules
les upanisads en ont traité adéquatement, sans que
la magnificence du style fît tort à la doctrine. Elles
n'ont pas éprouvé le besoin de présenter le yoga
comme une théologie, pour qu'il agréât aux adeptes« mondains» des avatars visnuites ou aux sombres ouailles de Çiva. Reconnaissons que l'Içvara
selon Patafijali, auteur des yoga sütras, a l'abstraction d'un Seigneur, non les caractères concrets
d'une déité polymorphe telle que Visnu et même
le Çiva médiéval, qui sera le patron des yogis.
Nous venons de présenter comme syncrétisme
médiocre cette mentalité artificielle qui s'étale dans
le Mahabhiirata, le Riimiiyana et se prolonge dans
les puriinas. Impression dont l'orientaliste occidental ne croit pas devoir se défendre, par respect
UPANISADS, VISNUISME ÉPIQ.,UE
1
53
pour l'Inde antique. Mais sachons nous mettre en
garde contre ce préjugé européen, si bien intentionné qu'il fût.
La phase épique de l'indianité « tourne le dos»
au brahmanisme ancien, mais opère la transition
vers l'hindouisme médiéval. L'âge brahmanique
s'achève en attribuant autant d'importance au
yoga sectaire, non védique et pas même brahmanique! qu'à cette stricte gnose où se résume la
philosophie des upanisads, le samkhya. Mais voici
que s'inaugure l'hindouisme où la secte l'emportera
sur la caste, la piété sur la sagesse, la torsion sur
l'équilibre. Alors le samkhya dans sa sérénité n'aura
qu'un faible prestige en comparaison des audaces
si téméraires des yogis tantriques. En somme
la phase de l'équipollence fut une transition
. nécessaire.
Samkhya signifie énumération, échelonnement
hiérarchique des fonctions mentales, depuis la base
jusqu'au sommet. Il appartient au yoga de fournir
l'effort ascensionnel. Les deux systèmes sont donc
présentés comme complémentaires, ainsi que théorie et pratique. Mais leurs origines· diffèrent, puisque les épopées et les puranas s'évertuèrent à
prôner leur équivalence. Discernement et ténacité,
les immenses mérites du Jina et du Bouddha;
mérites tout à fait extérieurs à cette scolastique des
sacrifices, tâche des brahmanes. L'héroïsme est
l'apanage des nobles, comme le scrupule dans les
rites celui du clergé. Nous nous tromperions fort
54 1 PHlLOSOPlUE
DU YOGA
en tenant pour schismatiques les vocations parti.
culières à l'aristocratie. Jamais l'Inde n'a connu
de « papisme », et il serait malséant de juger
comme telle lamaïsme tibétain, puisqu'il est bouddhiste, non brahmanique.
La déclaration d'équipollence signifiait l'accession de la pratique des yogis à la dignité officielle
de l'orthodoxie; après la phase épique le yoga
peut faire« cavalier seul» : il s'impose à l'indianité
entière, indépendamment de toute culture ou de
toute caste, et chaque secte y trouve son fo"ndement.
Le Yoga bouddhique
des sept premiers siècles ap. J.-G.
Que l'on tienne pour « historique» ou pour
légendaire la personnalité du Bouddha (elle a ces
deux caractères à la fois), sa carrière est celle d'un
yogi de première grandeur. A beaucoup d'égards
doublet de la carrière du Mahâvira (grand héros)
jaïna. Ces deux carrières furent pour les Hindous
la révélation de ce qui se peut obtenir sur la base
du yoga. L'enseignement qu'y puisèrent les brahmanes fut médité par les auteurs d'upanisads. Bien
entendu moines jaïnas et moines bouddhiques vécurent cet enseignement et le propagèrent. Le yoga
devint ainsi la base même de tout effort spirituel,
très peu par quelque fondement doctrinal, constamment par pratique assidue.
Les deux canons, jaïna et bouddhique, mettent
ainsi à notre disposition quantité d'éclaircisse-
BOUDDHISME DU HAUT MOYEN AGE
1
55
ments sur le yoga, bien que cette pratique soit
alors exercée non pour elle-même, mais au service
de carrières spirituelles très spécifiées. La doctrine
jaïna, précisée en une pratique sévère, demeura
assez fidèle à ses origines. Mais la doctrine bouddhique, dans les sept premiers siècles de notre ère,
prit un essor de puissante originalité : le Grand
Véhicule, auprès duquel tout le bouddhisme antérieur apparaît comme une approximation sommaire, le Petit Véhicule. La Perfection de sapience, PrajilâPâramitii (1 er et ne siècles) ouvre la
voie à de puissantes philosophies : celle des
Mâdhyamikas (Nâgârjuna, Âryadeva entre 150
et 250) et celle des Yogâcâras (IVe-Vue siècles),
que précède la forte personnalité d'Açvagho§a
(Ile siècle).
Yogâcâra signifie : pratiquant l'entraînement
du yoga; sous-entendu: pour l'obtention des fins
bouddhiques, salut individuel et zèle pour le salut
d'autrui. En d'autres termes liquidation par ascèse
du karman accumulé, donc acheminement vers la
délivrance (moksa) ; autrement dit, à la limite
d'une immense purification et d'un immense effort,
si l'on peut dire : négatif (car ce n'est plus de
l'acte !), obtention de cet état qui n'est. p~int
béatitude mais désintéressement absolu, le rurvana.
Précisons : entreprise bouddhique avec des moyens
de yoga. Car le yoga antérieur visait l'autonomie,
non la délivrance ; c'était une gymnastique psychophysiologique, non une religion de salut. Le
Çâkyamuni avait été délivré-vivant Uivanmukta)
pour avoir trouvé, effectué la voie décisive de
56
1
PHILOSOPHIE DU YOGA
libération, à travers sa magistrale possession du
yoga, mais nous devons réserver le terme yogacara
pour désigner une philosophie bouddhique, postérieure d'au moins un millénaire.
Jaïnisme et bouddhisme, avec le yoga qu'ils
comportent, sont apparus dans une Inde limitrophe du Tibet. Abstenons-nous de supposer que
toutes les formes de bouddhisme soient également
à base de yoga. Le non-réalisme, le refus de se
laisser berner par l'illusion pèsent d'un plus grand
poids. Eviter la fausse connaissance est l'essentiel,
quoiqu'il faille posséder une rigoureuse maîtrise
non seulement sur les sens mais sur le vouloirvivre. La perspicacité désintéressée exige entraînement et maîtrise totale de soi ; c'est elle qui
définit le salut bouddhique, au service duquel
s'exerce l'ascèse. Ainsi le yoga est un moyen, non
une fin, et le bouddhiste ne se fait yogi que pour
devenir lucide. Pas le moins du monde pour fair~'
pénitence àla chrétienne! L'adversaire n'est pas
le péché, ni même le Malin (quoique celui-ci existe
dans le bouddhisme), mais le vouloir-vivre naïvement, sottement égoïste.
Les yogacaras planent au sommet de la dis~i­
pline idéaliste en « pensée pure ». L~ur thèse,. d!-te
vijfianavadin, « il n'y a que des ,Idées », Jo~n.t
l'aphorisme de Berkeley esse est perczpere aut perczpz.
Affinité très digne de retenir l'attention des historiens de la philosophie, car le passage de l'idéalisme selon Berkeley à l'idéalisme selon Fichte et
Novalis (idéalisme cèmstructifet absolu) eut son
équivalent dans l'Inde du VIle siècle, quand l'Abhi-
BOUDDHISME DU HAUT MOYEN AGE
1
57
dharmakofa de Vasubandhu (Grand Véhicule) fut
suivi du Mahâyânasütrâlamkara de son frère Asanga,
épisodes fort remarquables de l'histoire universelle
de laphilosophie l •
Ce puissant essor métaphysique ne se produisit
jamais dans le Petit Véhicule. Celui-ci eut pour
domaine Ceylan et le Sud-Est asiatique jusqu'à
Singapour. En Indonésie il se rencontra avec le
Grand Véhicule, qui conquit, à travers maintes
transformations, le Tibet, le Turkestan oriental et
s'implanta selon des modes multiples, à des degrés
très variables, en Chine et au Japon. Le plus intelligent, le plus strict scrupule fut mis en œuvre par
les traducteurs bouddhiques dans la collaboration
sino-indienne ; mais un vocabulaire confucéen est
peu adéquat· et un vocabulaire taoïque scabreux
pour interpréter des pratiques inspirées du yoga
soit originaire, soit bouddhisé.Les références tibé- taines sont les plus s1ires ; les mandchoues et les
mongoles ne sont jamais négligeables; la maigre
originalité de pensée chez des peuples peu susceptibles de littérature rend plus instructifs leurs
efforts de traduction.
Essayons de dominer les faits. Les bouddhistes
ont pratiqué, avant notre ère, un yoga, celui du
Petit Véhicule (Hinayana), imputé à l'enseignement du çakyamuni. En fonction de ce repère on
discerne le coefficient de bouddhisme recélé dans
I. Cf. Histoire de la Philosophie, par BRÉHIER; munéro supplémentaire
La PhilosoPhie en Orient, par P. MASSON-OURSEL (P.U.F.), 1948, p. 102-
I04·
58
1
PlULOSoplUE DU YOGA
les upanisads. - Mais l'idéalisme métaphysique
des Yogacaras (gens ayant conduite de yogis),
c'est l'essor du Grand Véhicule (Mahayana) vers
les confins chinois; un message de l'Inde à l'extrême Asie, que les linguistes traducteurs soit hindous, soit chinois, s'efforceront de transmettre avec
le moins d'altération possible. Impressionnants
efforts de linguistique pour obtenir des traductions
non traîtresses 1 Dans quelle mesure le vocabulaire
taoique des Chinois permet-il d'exprimer des notions bouddhiques? Ce fut la plus mémorable
rencontre entre Indiens et Chinois, ces humains
qui pour ainsi dire se tournent le dos quand ils ne
se rencontrent pas au Tibet : deux civilisations
aussi séparées que possible sur le même continent.
Episode d'humanisme comme le fait que nous
désignons de ce terme quand il s'agit de l'Occident
chrétien retrouvant le passé des Hellènes et des
divers Sémites.
CHAPITRE III
Tantrisme civaïte,
absorption du bouddhisme
IVe·XVe SIÈCLES
Le Yoga médiéval
Définit-on le Moyen Age par la scolastique?
il est aussi net dans les multiples Indesque dans
la petite Europe. C'est un certain mode tant de
pensée que d'enseignement; disons mieux : la
pensée y est conditionnée par l'enseignement.
Beaucoup moins par la recherche spéculative. On
croit tenir la vérité, mais elle s'exprime en des
60
1
PHILOSOPHIE DU YOGA
systèmes rivaux. Aucune orthodoxie officielle ne
l'édicte, mais chacun des systèmes en lesquels on
l'exprime a déjà une longue tradition d'enseignement oral. Il se fixe en des textes d'une concentration maxima (les sütras) ; la spéculation ultérieure n'aura rien à découvrir, mais devra rester
apte à justifier. Chaque texte, définitif en son
libellé, pourra comporter, tour à tour, des justifications diverses.
Le yoga n'est plus, comme naguère, en marge
de la compétence des brahmanes. Il a été adopté
par eux, comme orthodoxe. Mais il continue à être
vécu sans eux par des gens de n'importe quelle
caste et même sans caste. Il a l'estampille brahmanique dans ses sutras, ceux de Patafijali, mais il ne
dépend que de sa propre fécondité, de sa propre
expérience jamais tarie, que renferment les tantras,
à plus ou moins basse époque. Les sütras sont secs
et abstraits en comparaison du double yoga jaïn
et bouddhique, quoique précis en comparaison du
yoga épique, offert dans le Gua du Bhagavat. Les
tantras, eux, vaudront par leurs audaces d'exploration psychophysiologique et par la mysticité qui
les a suggérés. Dans les documents présentés à la
suite de cet exposé le lecteur trouvera la traduction
de l'un des quatre chapitres de Patafijali. D'abondantes clartés sur la littérature tantrique seront
trouvées dans les riches publications d'Arthur
Avalon (sir John W oodroffe) .
T A..'N"TRISME
1
61
Parmi les psychologies indiennes
la psychagogie du 'Yoga
Le savoir indien, auquel se réfère plus ou moins
toute spéculation comme on se référerait chez nous
à la science, est religieux et traditionnel, non
physique et rationaliste. Il a nom veda. L'étymologie suggère une connaissance acquise par la vue ;
de fait les sages de la préhistoire, desquels on le
suppose procéder, sont dits rsis (prononcer richis),
« voyeurs ». Cependant le fond révélé de ce savoir
vaut pour le sens de l'ouïe et pour la façon de
prononcer les syllabes.
y a-t.;il quelque observation « naturelle» à la
base du savoir védique? Nous nous garderons bien
de soutenir comme tant d'Hindous venus en Europe, qu'il y ait dans cette scolastique religieuse
quelque prénotion de nos idées occidentales sur
la structure de la matière, mais nous conviendrons
que la réflexion védico-brahmanique manifesta de
bonne heure un sens très avisé des rythmes soit
humains, soit cosmiques. La correspondance des
uns avec les autres, leur mutuelle interprétation,
voilà tout ensemble ce que renferme de plus indien
et de plus « scientifique» le véda. Les premiers
indianistes européens apprécièrent comme poésie
ce qu'en ce moment nous avouons posséder quelque
valeur de science. A part cela, des vœux, des
hymnes, des louanges, de la magie rituelle ne sauraient, pour nous, s'appeler ainsi.
Le brahmanisme, système construit non par les
aèdes du Rgvéda mais par les théoriciens d'un
62
1 PlULOSOPHIE DU YOGA
culte et d'un régime de castes, se présente comme
fidélité au véda, quoiqu'il utilise les hymnes en
guise de liturgie. A cet égard le véda constitue le
pramiina des pramanas, l'autorité suprême. Possédant cette conviction, les brahmanes se bouchaient
les yeux devant les innovations que s'incorpora
leur doctrine ; ils ne furent accessibles à de l'insolite que pour mieux sauvegarder le prestige de la
révélation originelle. L'interprétation même de ce
révélé (ffuti, l' « entendu») ne fut que transmission
mnémonique (smrti).
On peut imaginer que l'Inde n'ait vu se dresser
aucune hérésie à l'encontre de la tradition védique
et de la technique sacerdotale. On peut même
feindre qu'elle ait ignoré cette ascèse psychophysiologique, le yoga. La seule connaissance qui l'eût
intéressée, ç'aurait été l'exégèse : la mïmiimsii.
Investigation fouillée, discussion approfondie portant sur le Véda et l'usage rituel (karma mïmiimsii)
des hymnes. Le mot n'a plus qu'un sens vague
quand on l'applique; comme« mimamsa seconde »,
à la métaphysique védantine. Au propre, il désigne
un effort d'analyse - parallèle à celui de la grammaire - sur les moyens de la technique rituel1e.
C'est par excellence la réflexion sacerdotale des
brahmanes.
La métaphysique des upanisads succéda, dans
le brahmanisme, à la technique rituelle. La
connaissance de Brahman-Âtman, qui est salvatrice, porte le nom de jfi.iina. Ce n'est pas une
TANTRISME 1
63
enquête, mais une révélation sur la destinée ultime
des hommes. Le principe de ce savoir fut d'abord
l'évidence sensible, comme manifeste clarté (jfi.iinaprabha, jiiiinaprakiiça l'éclat de la lumière; jiiiinabhiiskara, soleil de connaissance; jiiiinacaksus, œil
de l'intellect), l'ensemble lumineux de l'expérience
des sem. Mais comme la réflexion découvre des
obscurités dans la vision même, a fortiori des difficultés à bien connaître, il y eut deux évidences :
celle des sens et celle, supérieure, de l'entendement,
« troisième œil ». Le manas, conscience empirique,
n'est que le lieu, le foyer commun des sensations;
il est dominé par une connaissance d'intelligence.
La plus authentique connaissance accède au
céleste, réservoir universel, permanent, de lumière
et de vie: c'est l'absolu de l'illumination, éternelle
splendeur. Les âryas de l' « Iran », comme ceux
de l'Indus, ont trouvé là haut l'origine de toute
valeur ou certitude. Mais au plus bas, en ce
sous-sol où résident la plupart des morts, il y a
l'énigme du trépas; l'upanisad en fournit le secret. Manifestation lumineuse, révélation de mystère : deux interprétations qui bientôt fusionnèrent
comme contacts avec l'absolu. Notre origine, notre
destination : deux aspects de notre être véritable.
L'idée que la connaissance juste délivre l'esprit
occupe une place centrale dans toute spéculation
de l'Inde orthodoxe ou sectaire, mais postérieure
au plus ancien véda, qui ne se souciait d'aucune
servitude. Le samsara des jaïns, puis des bouddhistes, paraît avoir inauguré, puis implant~ dans
l'âme indienne la conviction que notre eXIstence
64
1
PIULOSOPHJE DU YOGA
native ou naïve que notre nature empIrIque est
toute de malheur et de misère, mais que nous
pouvons nous soustraire à c.ette fatalité par un
savoir particulier, libérateur.'
On s'est évertué à chercher l'origine de cette
idée dans les premières méditations brahmaniques
sur le véda, ou dans quelque mythe austro-asiatique et océanien, voire dans le « tohu-bohu »
suméro-babylonien,ce désordre de l'être avant
que des divinités ne l'ordonnent. Les brahmanes
trouvent l'asservissement dans l'illusion, les hérétiques le discernent dans le désir égoïste. Quiconque échappe à la méprise, à la rapacité s'égalise
à soi, au lieu de se travestir. Or s'égaliser à soi,
c'est dans le védanta se reconnaître l'absolu même;
dans le bouddhisme non absolu mais tout lucide
et bénéfique.
La connaissance qui sauve c'est quelque initié
(d'un ésotérisme) ou initiateur (sauveur) qui la
prônent. En Asie occidentale on la nomme gnose,
on la recueille auprès d'un sôter. En Iran oriental,
au Penjab, en Asie centrale on la nomme jnana
(= yvwmç) et l'obtient des bodhisattvas.
La connaissance non pas absolue, mais normale
à un esprit vivant parmi les dharma ou phénomènes, .c'est pour brahmanes et bouddhistes vijnana.· Le préfixe vi équivaut ici au préfixe dis en
latin; traduisons : discrimination, distinction, car
il s'agit d'opérations analytiques. VijiUina « discerne» la spécificité des choses ou des actions dans
TANTRISME
1
6S
ce milieu peuplé d'existences relatives où la naissance nous a placés, où le désir de vivre nous fait
rester. Que ceci donc soit clair : selon le brahmanisme vijfiana désigne l'opération du connaître à
l'intérieur du connaissable; selon les bouddhistes
la connaissance qui n'atteint que les phénomènes,
ou plutôt qui pose les phénomènes en les Rensant,
si nous nous référons à l'idéalisme - quasI berkeleyen - des vijfianavadin. Il n'y a, dans ce ~as,
pas d'autre être que l'acte du penser et ce résIdu
tout relatif: le pensé.
Même racine, nantie d'un autre préfixe, dans
le terme prajna, connaissance éminente. Il possède
sa valeur précise en bouddhisme, dans le passage
du Petit au Grand Véhicule par la Perfection de
sapience, Prajnaparamitiï : entité quasi divi?e
comme la Sophia hellénistique ou ces al!égones
solennelles, orgueil du panthéon zoroastnen. Ce
comble de la sagesse consiste à extirper la croyance
en la réalité ontologique des dharmas (qm sont
des « phénomènes », non des « noumènes») ; on
rabâche que tout dharma est non-dharma parce
que« phénomène» sans consistance ni perm~nenc:.
Répétition qui réduit à néant (vacUIté, çunyata)
ce semblant d'être en le hachant au couperet;
acharnement à nier l'entité de l'être ..
La lucidité en laquelle les bouddhist.es cherchent
la délivrance, c'est-à.;dire l'expurgatIOn du karman se nomme bodhi; elle s'apparente à cette
fonction de connaissance claire que les samkhyas
P. lI'IASSON-OURSEL
3
66 1 PH;ILOSOPF.(IE
DU YOGA
dénomment bu~dhi. La « racine» d'où poussèrent
ces. deux excrOIssances verbales implique un éveil.
DéJ~ la ~rha~tirar!yaka upanisad(III, 8), mentionne
c,:IUI qUI « S év~Ille à l'atman ». Dans 16 système
samkhya buddhI est la plus haute opération intellectuelle .don; soit susceptible la nature (prakrti) ;
elle ConsIste a reconnaître que l'absolu transcende
toutes les qualités (guna) naturelles. La bodhi,
compréhensIOn de cette série de conditions qui
~chemin~ de l'ignorance (avidya) à la transmigratIon (naIssance et mort, à l'infini par vouloirvivre), est aussi une façon, pour la p~nsée empêtrée
dans.le ~arman, d'apercevoir que la paix, la liberté
du mrvana en sera l'élimination. Ici et là connaissance positive d'une nécessité négative éveil d'une
réalisation de transcendance.
'
Autant, pour les samkhyas, l'intelligence buddhi
l'emporte sur le sens commun manas
et sur ce
sens commun égotisé ou égoïste par l'effet de
l' a~amkara -. autant, chez un bhiksu (moine bouddhiq~:) bodht dépasse citta (la pensée empirique).
Bodhzcztta, « la pensée de bodhi» c'est toute la
méditation bouddhique ; la bodhl réalisée, c'est
l'état de délivré-vivant (jïvanmukta), celui de ces
~and,s l~cides qui n'existent que par lucidité (au
heu d eXIster par karman et de simplement aspirer
à la ~]arté) : les bodhisattva, gens dont l'être est
bodhi. Par contre la clarté de la buddhi chez les
sa~khyas,. c'est celle de sattva phénoménal, pas
moms malS pas plus que le plus diaphane des guna.
La psychologie normale, au sens de journalière,
chez les adeptes du Çakyamuni, se situe sur le plan
TANTRISME 1
67
de citta : non pas connaissance mais pensée empirique, ce salmis incohérent d' « id~es » ou, ce
polypier d'images que, l~s ~eux MIll et, T~ne
décrivent selon l'associatIOmsme. Les agItatIons
de cette mentalité sans structure, cittavrtti, sont ce
que l'ascèse du yoga écarte ou arrête ~ès sor: déb~t.
Le bouddhisme redoute que sous 1 mtentIOnalIté
de la conscience, cetana, se dissimule un naïf m~s
nocif appétit d'appropriation. Aussi absorbe-t-~l,
pour l'adapter à ses fins, l'entraînement des yOgIS.
Opérations extra-normales:
dhyiina, samâdhi
L'Inde prêta un maigre intérêt à la psychologie
« courante» mais un intérêt passionné à la psychagogie. Elle' se plut à quantité de te.chniques" en
marge de la vie individuelle ou ~ollectIve, et ~eme
à rebours du vital et du collectIf. Nous les dIrons
méta..; ou plutôt para-psychologiques.
Alors que la conscience nous fait tendus vers
l'avenir, le brahmanisme bloque ses zélateurs dans
l'intégrale conservation du passé .. La gageure des
bouddhistes requiert, pour en fimr avec les samsktira ou le karman, une récupération du stock mnémonique en sens inve:se du te~ps, retro~va~t ~e
contenu des vies antérIeures qUI ont prodUIt 1 eXIStence actuelle. Bien plus : il faut dépouiller sa
nature, s'évader de ce que l'on est pour aller ve:s
la libération. Notre corps ne doit plus nous servI~
à jouir de la vie, ni notre esprit à connaître. Ce qUI
68
1 PHILOSOPIflE DU YOGA
vaut d'être connu, ce sont les moyens d'enrayer
l'~ttachement à l'être, plus encore la fécondité
vItale.; les façons d'extirper la croyance au réel et
les e;ag.ences du moi. Mais prenons-y garde: point
~e s agIt de persécuter, de mortifier; au contraire
Il fa~t dé."elopper !a vitalité pour en acquérir pleine
dommatIOn. Ne dIsons pas qu'il faille maîtriser son
esprit, puisqu'il n'y a point d'âme' les fonctions
mentales sont biologiques. Le but' sera de surmonter le vouloir-vivre par l'entière possession des
énergies vitales.
. ~e yoga d~it ~tre à la base de cette ascèse. Il
mtegre ou rémtegre peu à peu dans la conscience
e~ le vo.uloir les rythmes respiratoires, ceux de la
cIrculatIon, ceux de l'influx nerveux. A la limite
d'~r: tel effort, s'il pouvait s'achever, le yukta serait
« J~mt » en perfection, c'est-à-dire posséderait les
!eVlen: de commande qui meuvent tous ses organes;
Il feraIt de son énergie ce qu'il voudrait. Et comme
chacun de ses sens ou de ses organes d'action le
:tn~t en rapport avec les rythmes de l'énergie cosmIque, sa présence, son pouvoir s'étendent au
monde entier, qui par réciprocit/ retentit en lui.
I:'u,biquité, l'omnipotence du yogi sont d'obtention
severe, donc rares, non supra-normales' mais
échapper à la vie par l'efficience de la vie ~ê~e,
comme y prétend le bouddhiste, voilà ce qui est
extranormal, contre nature.
Dhyiina, la méditation et samiidhi, le recueillemen~, s~nt les opérations décisives dans le yoga, en
partIculier sous sa forme bouddhique. D'ordinaire
la seconde de ces disciplines passe pour la plus
TANTRISJl.Œ
1
69
haute, mais toutes deux sont des concentrations.
Entendons par là beaucoup plus que la fixation,
très relative d'ailleurs, nommée chez nous attention. Surtout ne croyons pas qu'il s'agisse d'acquérir de la clarté intellectuelle sur quoi que ce
soit. Il n'y a rien à analyser ou contempler, puisque
le contenu banal de la pensée fut d'emblée exclu,
et qu'il n'existe aucun « monde intelligible» à
refléter dans l'entendement, les phénomènes étant
inconsistants. Concentration signifie application
dense et tenace de la vitalité consciente sur quelque
point du corps humain ou quelque partie du cosmos. Notre énergie, qui ne s'enferme pas dans les
limites de notre corps, se peut placer ici ou là et
y produire des effets. A l'intérieur de notre corps
elle peut innerver ou congestionner tel ou tel
organe, obtenant par fièvre ou par soulagement
divers effets. D'où tant de sensibilisations ou d'insensibilisations qui stupéfient l'Occident. Ces
concentrations psychophysiologiques aboutissent
à des dextérités mentales, des intuitions, des extases
dont le point de départ et le témoignage extérieur
apparaissent dans les attitudes (iisana) corporelles,
si canoniquement repérées dans la plastique des statuaires. Gestes extérieurs, postures mentales s'impliquent selon une nécessité sur laquelle nous avons
tout à apprendre par jonction de gymnastique
intégrale et de psychagogie.
Parmi les écoles bouddhiques, afortiori parmi les
castes orthodoxes et les sectes indépendantes, les
formes de méditation varient à l'infini. Le yogi veut
maîtrise, le bouddhiste extinction. Çankara gagne
70
1
PlULOSOPHIE DU YOGA
l'authentique en fuyant l'illusoire. A la suite de
l'Inde mystique du Moyen Age, l'Inde politique
moderne obtint la délivrance sans prétendre à la
liberté : juste l'attitude opposée à celle des Européens, qui se déclarèrent, avec Rousseau, libres par
nature! Les Hindous, que nous supposons rêveurs,
savent que tous les buts!, y compris l'absolu, ne
s'acquièrent que si on les obtient par sadhana
réalisation.
'
Le Yoga tantrique
Les trois derniers siècles de la période que nous
appelons, en Occident, Moyen Age terminent cet
immense effort spéculatif: les vocations spirituelles
de l'Inde; le XVIe siècle y est presque stérile. La
chute de Vijayanagar (1565) marque l'ultime défaillance politique d'une civilisation qui se refusait
à la politique, c'est-à-dire à la compétition entre
Etats. Désormais aucune région n'est interdite aux
musulmans qui ont le sens politique et tiennent la
guerre pour sainte quand l'Islam est en jeu.
Des étrangers, venus de l'extrême Occident par
des navires qui doublent le Sud-Mricain, s'installent sur les côtes, tandis que les cavaliers de la
steppe nordique, naguère brigands féroces, disposent à leur gré des entrées de l'Inde, si réduites,
I. Le mot artha désigne à la fois objet et fin, chose et but. La science
d~ l'artha, c'~st l'é~onomie et la politique, la technique des valeurs.
L Inde ne crOIt pas a des essences, comme la Grèce; elle est pragmatiste.
TANTRISME
1
71
si étroites et fondent, en Chine même, afortiori dans
l'Hindoustan, des empires.
L'Inde spirituelle n'est pas encore inerte. Elle
rassemble son bagage traditionnel et le reconsidère.
Chacune de ses religions et de ses philosophies a une
longue histoire et fourmille de commentaires dans
l'extrême multiplicité des Etats et à travers la
diversité des idiomes. Fouillis inconcevable de
cultes et de pensées à travers toutes les provinces
des trois Indes (Indus, Gange, péninsule).
Les castes subsistent et prolifèrent à l'infini dans
le chaos de l'opacité humaine; c'est pour ainsi dire
le facteur subconscient du gigantesque organisme.
Mais les sectes surgissent ou disparaissent, ici, là,
partout, sans aucun plan systématique. Les deux
premières avaient été, dans l'âge antique celle du
Jina, modeste mais jamais interrompue; celle du
Bouddha, que l'Islam a chassée de partout, sauf de
Ceylan, du Cachemire et du Népal, anfractuosités
himalayennes. Les sectes sont des groupements
isolés, arbitraires, accidentels comme entreprises
d'individus audacieux ou profonds. Elles constituent l'inspiration contingente, accidentelle ou
locale, mais non officielle; risquons ce mot: libre
- à travers la massivité colossale du corps indien,
à peine organique au (naturel) ou organisé (par
effort humain).
Le Moyen Age fut l'ère des sectes, principalement visnuites ou çivaïtes ; dans sa première moitié
Visnu, dans sa deuxième Çiva prédominèrent.
Deux théologies, deux humanismes. Leur concurrence a sévi surtout au Dekkan, cette troisième
72
1 PHILOSOPHIE DU yOGA
Inde, où succomba l'indianité classique, après s'y
être « ramassée » en forteresses et en universités,
malgré cette disparité foncière du marathe et du
dravidien.
La littérature spirituelle de cette ultime période
est dite tantrique. Les tantras sont des traités
sectaires de rituel et de liturgie. Dans le culte de
Visnu on les nomme samhita ; dans celui de Çiva,
agama ; une troisième variété est le culte çakta,
qui a aussi ses tantras. Mais tantrique est aussi une
épithète désignant certains ouvrages bouddhiques.
Les éditions et traductions d'Arthur Avalon (sir
John Woodroffe) ont présenté toute une bibliothèque de ces textes.
Ils avaient naguère assez fâcheuse réputation:
abstrus, obscènes. Extrême technicité, certes;
d'autre part yoga sexuel et symbolisme sexualiste,
sans aucune pudeur mais sans la moindre intention
c?rruptrice. Ne reprochons pas à l'Inde son paganIsme, ne nous rendons pas incapables d'entrevoir
un aspect essentiel de ses rites. Les Romantiques
de la première heure n'étaient pas loin d'entrevoir
et d'apprécier l'Inde telle qu'elle fut, malgré leur
manque d'information; Gœthe en particulier,
lorsqu'il a déclaré avec sérénité que l'éternel féminin peut susciter chez l'homme le contraire
même de la dégradation. « Das ewige Weibliche
zieht uns hinan. »
La courtisane n'est pas plus honnie dans ]' Asie
que dans l'Athènes antique ; l'épouse n'y est pas
TANTRISME
1
73
moins respectée que dans la République romaine,
et l'Inde a beaucoup plus que tout autre peuple
indo-européen cultivé le prestige de la Mère initiale ; les trois Indes se tiennent non pour une patrie, mais pour une « matrie ». De nos jours encore,
à la suite de Ramakrsna, combien un Tagore, un
Aurobindo chérirent d'un même zèle l'archaïque
déité antérieure aux dieux, dont est fille « mother
India» !
Les épouses de Visnu et de Çiva sont moins leurs
compagnes que leur primordiale essence. Aussi leur
culte a-t-il tellement prospéré dans ce Dekkan qui
révérait « la divinité» plus que les dieux, tant du
côté tamoul que du côté marathe. Mystère de la
génération première, sans fécondation.
Quittons ce stade archaïque ; il nous faut constater foison de symbolismes féminisants. Le pouvoir se manifeste en œuvre; l'absolu apparaît dans
sa manifestation, l'activité est féminine relativement à l'agent. Tel est le sens foncier du terme
çakti. Et les sectes« çakta» enseignent que pour
atteindre à l'absolu il faut avoir pénétré, assimilé
son expression : l' « éternel féminin ». Ne peut
outrepasser la génération que celui qui a percé ses
mystères ; le yoga sexuel que nous taxons imprudemment de voluptueux est un rite mystique l , en
lequel l'homme doit se libérer, non s'asservir.
La piété çakta embraye le fidèle dans les cinq
1. Ne cherchons pas l'intelligence de ce rite da~s, le K.àm.asütra,
manuel d'érotisme, sans plus. L'Inde a tout sco;astxse, la JOUISsance
autant que l'intérêt, la guerre ou la chasse. Le ça~tJ.sme est ferveur, non
débauche.
74
1
PHILOSOPHIE DU YOGA
éléments et lui confère ainsi l'efficience suprême.
Par le vin il s'assimile le feu ; par la viande l'air ;
par le poisson l'eau ; par les gestes (mudra) la
terre; par le coït (maithuna) l'espace [interpénétrationJ. La « réalisation» (sadhana) çakta est un
comportement (yoga) symbolique par lequel la
vitalité organique - jouant ici le rôle de çakti et
dénommée kundalinï - ascende (en termes modernes) la colonne vertébrale pour fusionner avec
Çiva dans le haut du crâne : libération (en termes
de biologie mystique) des divers centres nerveux.
Ainsi, alors que le jouisseur ignorant fait sa servitude, l'ascète tantrique se libère grâce à l'emprise
qu'il sait acquérir sur l'automatisme des fonctions.
Jusque-là le bouddhisme se bornait à prôner la
continence, les brahmanes à estimer la maîtrise
sur les sens. Mais le yogi tantrique, détenant la
disposition de ses forces vitales, sait mater la sexualité parce qu'il en a acquis une pratique de virtuose.
Rien de métaphorique, malgré du symbolique,
dans ce salut que le tantrika réalise par sa propre
opération. Salut qui exigeait et la perspicacité
bouddhique et la maîtrise des· comportements,
obtenue de façon si adéquate par yoga; le tantrisme adopte en pleine conscience ces deux exigences comme complémentaires. Chacune séparément restait vaine, et la simple piété plus vaine
encore, quoique lucide. Le lecteur sera bien inspiré,
s'il confronte cette façon d'obtenir le salut par des
moyens physiologiques avec les prouesses de notre
YOGA ET OCCIDENT 1
75
toute récente cure de maladies mentales par intervention de chirurgie.
Ainsi l'inspiration dernière de l'indianité n'a pas
croupi dans le vague ni dans l'obscène. Elle accrut
l'expérience par des expérimentations, dont à peine
nous entrevoyons l'audacieuse positivité. Entreprises en marge de la science occidentale, mais
poussées très loin, grâce à ce que le yoga révèle
sur les possibilités que fournit l'organisme vivant.
Il y eut ainsi de téméraires entreprises suscitées par
ce système çakta, dans lequel sont paradoxalement
réunis le Bouddha et Çiva, chacun flanqué d'une
parèdre, leur« énergie» (çakti). Expressions symboliques, expressions verbales d'efforts, non verbiage. Puissent ceux qui ne prennent pas au sérieux
les vrais yogis aller assister à leurs comportements.
Le 'Yoga et l'Occident
Devant le mysticisme indien l'Occident rationaliste se déconcerte. Les théosophes n'osent rien
rejeter de la mentalité asiatique, surtout si elle
défie la critique. Les hygiénistes acceptent que de
faux yogis soient consultés pour parfaire la gymnastique (d'origine grecque) ou employés comme
masseurs. Cependant notre Rodin a médité la
polyvalence de cette forme de l'absolu : Çiva,
dont la « danse» n'a pas place au music-hall. En
fait les humains ne pensent que des relations ;
mais alors que l'Europe cherche les lois de la
nature, l'Asie repère les conditions de l'efficace ;
76 [
PH;ILOSOPH;IE DU YOGA
YOGA ET OCCIDENT 1
aussi J'application ultime du yoga fut-elle d'ordre
magique. Le« mécanisme» selon l'Occident passe
de la mathématique à la physique, puis à la biologie ; la relativité universelle prise à l'indienne
avec un dynamisme vital pour base, aboutit à de l~
pa:apsychologie. Trop tard toutefois pour qu'on
~u:sse espé~er amples développements dans la positiVIté, ~ar 1 Inde cesse d'être le pays le plus fermé,
le plus Isolé sur une planète que l'aviation rend de
plus en plus exigue.
Déjà la notion de yoga se dégage de tout mystère
par la critique à laquelle la soumet l'Occident.
Pourtant elle révèle à Ja science occidentale des
faits insoupçonnés. Le pouvoir (des yogis) peut
étendre le savoir (des biologistes).
Ainsi une élève du cardiologue Ch. Laubry,
le Dr Thérèse Brosse, publia en 193 6 (Presse médicale, nO 83), des observations obtenues sur un yogi
par enregistrement simultané du pouls, de la respiration et de l'électrocardiogramme. Cet ascète
réduisait à un tel degré les battements de son cœur
qu'il paraissait les suspendre; il les rétablissait
avec virtuosité. D'autres ont établi devant le corps
médical de Paris que les deux voies d'évacuation
dont dispose le corps humain peuvent être utilisées
comme moyens d'absorption. Le jeu des muscles
lisses et des muscles striés peut contredire les données de l'expérience constante en Occident. Tous
subterfuges mis à part, on ne saurait nier que certains yogis acquièrent dans la maîtrise de leurs
organes des résultats pour nous insoupçonnables.
Pour trier l'effectif parmi l'illusoire il est fort
77
précieux que dans la lignée ~e~ orientali~tes s: affirme l'autorité du Dr Jean FIlhozat, aUSSI maltre
en langues anciennes qu'en physiologie. Son principal mérite fut de s'interdire tout j,,:gement sur !es
yogis avant d'avoir scruté l'anatoffile et la ph~SIO­
logie indiennes, fort différentes des conceptIOns
occidentales1 •
Les textes
Que les physiologistes étudient de visu e~ par, des
moyens précis le comportement des yogms, a la
bonne heure. Mais comme ils ne possèdent et ne
veulent acquérir aucune co~pétence d,ans l'ordre
de l'expérience vécue leur Jugement rIsque de se
situer et leur rajsonn~ment risque d'aboutir hors
de la question.
Même la façon d'exister, pour les œuvres de la
pure pensée, dans l'Inde, diff~re de l'allure ~es
systèmes philosophiques en OCCIdent, !,a rédac~lOn
des sütras texte canonique de tel systeme, fixaIt le
sujet ne ~arietur; c'étai~ l'aboutissement, de réflexions pratiquées depUIS longtemps, arrlvé~s au
maximum de rigueur tant verbale que, ?Ialectique. Ainsi les yoga sütras énoncent au IVe slecle de
notre ère, en un certain libellé, l'essen~e du yoga,
sans approuver ni critiquer le yoga mIS en œuvre
par le Jina et le Bouddha, environ neuf cents ans
1. Magie et médecine, Paris, 194~.
L~s origines d'une .te~hnique
mystique indienne, Revue philosophzque, avr;l. I~46,
Les lmutes des
dans l'Inde, Etudes carmelttames, 1953. hn~~;~s
poUVOirS
~~,
78
1 PlULOSOPHlE DU YOGA
p_Ius tôt. Et ~e yoga poursuit sa carrière après ses
sutras canomques, en des œuvres à demi fidèl
'd
lOb
'
es,
a eml Ires d allure, quoique les solutions satisfaIsa~tes passent pour avoir été obtenues dans un
certam texte.
~n somme les systèmes continuent d'évoluer
'
meme après les sütras qui devaient les fixer.
~e sort du yoga en tant que système philosophIque a dépendu de plusieurs facteurs :
rO Le contenu du double yoga jaïna et bouddhique, le premier demeurant assez fixe le second
a?,~n! beaucoup subi de transformations et de
VICIss:tu~es (Ceylan, Tibet, Turkestan iranien
et chinOIS) ;
2° La relation entre le système orthodoxe dit samkhya, surto~t théOI:-iq"':1e et le système dit yoga,
surt?ut pratique (amsl les sütras du yoga furent
suscItés par la Samkhya Karika).
0
0
o
Ajo~to~s qu'après le yoga épique il y eut tou-
Jours a cot~ des I?urs yogis certains brahmanes
~lus ou moms yogIsés et les yogis sectaires, exté{neurs au brahmanisme orthodoxe.
1
E~~n .à l'intérieur du yoga classique, celui de
• P,:tanJalI, tenu pour« royal », c'est-à-dire ayant la
• pnmauté en orthodoxie, s'adjoignit le Hatha yoga
« yoga, de ~a cellule ou du cloître» (hatha), qui es~
pour.I ascete ce .que sa carapace est à la tortue:
son l~eu n~cessalre et naturel, non seulement de
r~tralte malS de vie permanente. Preuve de syncré~lsm:, cette affir~~tion que le. Hatha yoga est
ImplIqué dans le Raja yoga, obstmation à répéter:
YOGA ET OCCIDENT 1
79
Pas de Hatha yoga sans Raja yoga, ni de Raja
sans Hatha. Aussi s'imposent à l'étude les trois
expressions du Hatha :
- la Hathayoga pradïpika (lampe du H. Y.) ;
- la Gheranda samhita (recueil des enseignements
de Gheranda) ;
et la Çiva-samhita (recueil des enseignements de
Çiva).
C'est l'annexion officielle du yoga par le Çivaïsme, de plus en plus prépondérant au cours ~u
Moyen Age. Çiva : antique prototype des yOgIS,
archaïque dieu yogi, le yogi absolu. Finies les
fadaises visnuites de l'âge épique (Mahabharata,
Ramayana, puranas), les dieux de mollesse ~ont
périmés. Le yoga, seule valeur exempte des. illusions possibles de la foi selon des cultes divers,
c'est; personnifié, le dieu suprême. Si, durant le
haut Moyen Age, la mythologie çivaïte se décalque
sur celle de Visnu1 , c'est pour que l'absoluité du
dieu des ascètes ne s'impose pas moins aux consciences que naguère le relativisme syncrétique vécu
par une noblesse amollie, déchue de ,la vigu~,:r
qu'elle avait attestée en concevant d abord Jalnisme et bouddhisme.
Rappelons que les dieux védiques ~vaient été
des rites personnifiés ; d'où le brahm~msme, ~ech­
nique sacerdotale. Rappelons 9-ue VlSnu. avaIt été
l'idéal syncrétique de la féodalité mondame, guer1. Par exemple dans l'lftlara gîtâ, transposition çivaïte de la Gï!ii
du Bhagavat (Krsna
Visnu). Le lecteur en pourra juger par les extraits
présentés plus loin.
80
1
PHILOSOPHIE DU YOGA
rière et mystique : Krsna, foudre de guerre et
amant des bergères, âpre et tendre; Rama, élégant aristocrate. Au contraire Çiva : non un dieu
de caste protecteur de gens ayant leur dharma,
mais idéal divin des sectes médiévales. Dieu est
exigé de toutes parts au Moyen Age, alors qu'il
n'était pas dans l'horizon des plus grands spirituels
au temps du Jina et du Bouddha. Le Moyen Age
sait que Moïse a proclamé Yahvé, que le Fils
crucifié atteste la divinité du Père, que l'agitateur
arabe voulut faire descendre sur terre le règne de
Dieu. L'Iran musulman n'est plus terre païenne.
Le prestige médiéval de Çiva est bénéfique indépendamment de toute caste, aux sans caste, aux
hors-caste. Aussi le plus archaïque (peut-être) des
dieux de l'Inde devint le plus moderne: patron de
l'ascèse, de la douleur, mais aussi de l'espérance.
L'Inde çivaïte ne fut pas férue de justice, mais
d'amour, au double sens d'éros et de sacrifice, alors
que Visnu-Krsna-Rama n'avait été qu'idéal de
volupté.
Conclusion
Un lecteur attentif remarquera sans doute que
le terme yoga, ambigu dès l'antiquité, fut employé
dans des significations disparates, toujours plus
diverses.
L'ambiguïté originaire, c'était: 10 Le yukta est
joint (en et avec lui-même), donc vigoureux par
sa cohésion; 2° Le yukta est joint à l'absolu. Les
CONCLUSION
1
81
deux acceptions interfèrent sans cesse dans la GUa.
Manifestement elles paraissaient complémentaires,
quoique la première fût, sans conteste possible,
essentielle et foncière, la seconde dérivée, adventice
déjà. Ce qui nous donne ici toute assurance, c'est
l'usage primitif du mot chez Jaïns et Bouddhistes
de la« première heure» : le Mahavïra et le Çakyamuni sont insurmontables par leur prodigieuse
ascèse, non par piété puisqu'ils ne sont en aucune
façon théistes ou dévots. Les Upanisads les plus
anciennes sont celles qui ne font état que du premier sens. La littérature épique, au contraire, se
plaît à associer, presque à confondre la signification
âprement sévère et réaliste avec l'usage piétiste et
fadasse.
Rappelons que les deux religions principales du
Moyen Age ont fait leur choix. Celle de yisnu se
complut dans l'emploi piétiste, celle de ÇI:va ~ans
l'usage rigoureux. Mais que de contammatIOns
entre ces inspirations d'abord diverses, ensuite
rivales, l'une et l'autre exaltantes, car n'importe
quel « Hindou» porte en soi un voluptueux et ~n
ascète ! Aussi le « dernier mot» de la sagesse Indienne fut-il de faire fusionner ces deux aspects de
l'humain dans les tantras. Ceux-ci furent une
revanche de la rigueur contre la mollesse, quoique
l'interprétation européenne eût commis le préjugé
contraire.
Mais quel abus du mot yoga, qui en vient à désigner n'importe quelle I?ra~ique, m~~e n'importe
quelle spéculation! Cnténum décl~If : le terme
veda, si prestigieux, si sacré, ne déSIgne plus que
82 1 PIDLOSOPIDE
DU YOGA
CONCLUSION 1
l'occupation et presque le métier du brahmane.
Les sect~s le respectent, ce mot, pourtant, elles l'ont
placé aIlleurs que dans l'orthodoxie leur cœur et
leur foi. Le yoga domine autant la tradition que
les initiatives sectaires.
83
Le Yoga selon l'Inde moderne
Entre le Grand Mogol Akbar Ct 1605) et la reine
Victoria, impératrice des Indes CI8IQ-I9.0I), l'Inde
a continué sans la renouveler sa méditatIOn enclose
dans la ferveur. L'extension de l'autorité musulmane avait coupé court à la touffue scolastique
sans susciter ni « réforme », ni « renaissance» ;
réalisation de puissance et de paix, mais .stérili~é
de l'esprit; symbio~e i~posée p,ar la d:x~énté ~O~I­
tique de dynastes mdIfférents a la ,relIgIon .. D ~l­
leurs les progrès européens quant a la naVl.gatIOn
et à la force guerrière ouvrent aux ~ortugrus, aux
Français, aux Anglais le Dekkan, pUIS les bouches
~Gan~.
..
.
L'Inde subit avec apathie cette dommatIOn bntannique, surajoutée à, la 'prése~ce ~usulmane.
POUItant la présence d AlbIOn eXIgeaIt bea~coup
plus: les Hindous risquaient de« ~erdre leur ame».
D'où leur réveil spirituel, anténeur de ~eux o~
trois générations à tout projet de libératlon polItique. N'ignorons pas que ~e 9-ue ~ous autres appelons liberté politique n'avrutJamaIs été conçu dans
aucune des trois Indes continentales.
Les Gangétiques n'éprouvèret;t au.cu~ entho~­
siasme à étudier soit la psychologIe, SOlt 1 économl~
selon Stuart Mill et Spencer à Calcutta et même a
Oxford; la mère Inde possédait d'archaïques ressources non humiliantes pour ses fils ; véda ~t yoga,
fidélité sacerdotale et initiative dans la VIgueur,
attitude d'aristocratie; patrimoine des deux castes
Le yoga tantrique fut héritier à la fois de la civilisation si dense du Gange, et de celle du Dekkan,
si multiple et diverse, où se jouxtent le marathe et
le tamoul, où, jusqu'à la chute de Vijayanagar,
l'Inde se survit à elle-même parmi l'irruption musulmane. Quoique l'Islam ait anéanti les monastères de l'Hindoustan, le souvenir du bouddhisme
y res~e tenace aux confins de l'Himalaya, comme il
est VIvace à Ceylan. L'inspiration bouddhique se
survit dans les tantras, souvent tenue pour conciliable avec l'hindouisme militant des derniers
mystes indiens. Ainsi l'hérésie antique apparaît
comme patrimoine aussi sacré que l'enseignement
des ?rahmanes dans la résistance désespérée à
l'invasion totale.
Les érudits explorateurs du yoga çivaite furent
peu nombreux. Honneur à sir John Woodroffe
(Arthur Avalon) qui pendant plus d'un demi-siècle
édita et traduisit de nombreux tantras. Le Journal
asiatique a présenté successivement ses publications.
Dans l'unique fascicule qu'ait publié la revue allemande Yoga (éditeur H. Palmié, Harburg-Wilhelmsburg, 193 1), l'indianiste Heinrich Zimmer a
étudié le Hatha et Woodroffe la kundalini.
1
84 '\
PIULOSOPHIE DU YOGA
dominantes, avec la propension à des tentatives
de sectes.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle le plus
puissant ascète, méritant la considération universelle, fut Ramakrsna : un Titan aussi maître de sa
pensée que le Titan Nietzsche fut accablé de perdre
la sienne. Tout est audace et gageure, chez l'un et
l'autre; mais les téméraires de l'Inde possèdent le
secret de la santé, tandis que les fervents du romantisme sont en coquetterie avec Douleur et Mort.
Ramakrsna voulait non pas s'assurer quelque
contact avec de l'absolu mais coïncider avec l'absoluité du divin, dans ses trésors les plus secrets.
Forme exigeante et téméraire du sadhana indien
comme de l'Erlebnis germanique : se mettre à
l'unisson non de différentes piétés, mais du souverain maître en chacune d'elles. Il vou]ut coïncider
non seulement avec toutes les entités indiennes,
mais avec Allah, avec la Trinité chrétienne ; lancer
des coups de sonde au fond des abîmes et au plus
haut des cieux. Mais comment, s'il a compris ce
qu'il fit si bien comprendre, Romain Rolland put-il
mettre ce mystique le plus prodigieux en parallèle,
mieux : en diptyque avec son disciple simplistement humain, cet Hindou qui a « découvert
l'Amérique» : Vivekananda?
La totale virtuosité artistique de Rabindranath
Tagore ne fut pas moins exceptionnelle que le
total génie métaphysique de Ramakrsna. Elle fit
descendre sur terre l'idéal du viçvakarman, l' omniréalisateur. Les Hellènes, qui créèrent tous les arts,
ne les crurent jamais réalisables pour un même
CONCLUSION 1
85
artiste; ils conçurent cette merveilleuse famille de
divinités inspirées, les Muses. Léonard de Vinci
domine Tagore par la science et par la grâce ;
mais qui donc autre? Peut-on supposer un yoga
de l'art? L'art est façon de faire, le yoga façon
de se faire.
Gandhi, qui n'était pas de haute caste, fut un
yogi par l'insurmontabilité de sa vertu et de son
dévouement, par sa capacité de jeûne illimité.
Dirons-nous qu'il fut le yogi du droit? La revendication politique et sociale est hors caste, même
hors secte. A la fois retors et impeccable, il échappait à toute prise, tant il était humain. Il déplorait
la mort d'un Anglais autant que celle d'un compatriote. En fait, comme avocat des droits de l'homme
il est plus européen qu'asiatique. Avant lui, se~es
la Chine confucéenne et la France de 89 avalent
placé le devoir des hommes dans le respect de
l'humanité. Pour ce même motif il est le seul
Indien qui ait « vécu» et fait vivre la morale : non
une obligation (dharma) de caste ou de secte,
mais une obligation universelle, comme selon
Kant, sans aucun motif ou mobile religieux. Quelle
ignorance, donc, chez ceux qui croient Gandhi
l'Hindou typique, intégral! Il souffrait pour l'humain tout entier, ses adversaires comme ses compatriotes. Yoga de la patrie, comme chez la seule
Jeanne d'Arc ; yogi de l'humanité. Ses pensées lui
viennent de l'Europe, sa réalisation libère, dans
l'homme indien, l'humain.
Dernier yogi de réputation universelle : Aurobindo Ghosh, le sage de pondichéry. Quel signe
86 1
PH;ILOSOPF(IE DU YOGA
des temps, un Hindou qui ne découvrit ses propres
ancêtres qu'après avoir acquis le savoir et l'élégance d'un jeune Anglais! Il montra autant de
courage civique, certes, que de sainteté. Dans la
seconde guerre mondiale il ose déclarer que l'Angleterre et l'Inde ont accompli leur devoir en
luttant contre Hitler. Mais il étend à l'excès l'usage
du mot yoga : toute spéculation désintéressée,
comme tout devoir, est yoga. Nous ne saurions
ignorer ni oublier, nous autres, que le véda et le
brahmanisme, valeurs bien indiennes, furent extérieurs au domaine propre des yogis.
Telles sont les grandeurs de l'Inde moderne,
désormais sans castes mais non sans honneur;
d'une Inde où Musulmans et Hindous doivent .
vivre distincts (Pakistan musulman, Inde), toutefois entremêlés1•
CHAPITRE IV
Techniques non indiennes
comparables au yoga
I. D'autres gurus (maîtres) honorent notre époque. Le§-Publications
de Jean Herbert (Paris, Albin Michel) rendent accessibles à tout
lecteur, sans aucun préjugé « théosophique », les trésors spirituels de
l'Inde moderne et divers textes essentiels du passé.
Derviches et Çûfis iraniens
L'Iran eut ses derviches, comme l'Inde ses yogis.
Les derviches tourneurs sont des mystiques de
l'Iran devenu musulman. Ce vieux domaine aryen
fut islamisé presque aussitôt après la mort du
Prophète; tandis que l'Hindoustan et le. Dekkan
furent envahis - sans subir une converSIOn, neuf
siècles plus tard. Le paradoxe alors fut de chercher
88
1 PIDLOSOPH:IE DU YOGA
accès à une mentalité transcendante non dans le
repli silencieux et immobile du myste en son for
inté~ie?r, ma!s ~n tournoiement de plus en plus
précIpIté,~ Il s agIt de surmonter la conscience par
frénét~que rotation. Sorte d'ivresse obtenue par
tourbIllonnement. La conscience se refuse à penser
selon la mentalité empirique dite normale; elle
s'exult:, s'affole et le corps s'effondre, en proie à
une cnse nerveuse.
Cette recherche d'un gabarit de conscience exceptionnel, grisant et délirant, n'est pas autre chose
que la stimulation produite par absorption d'un
excitant. Lévy-Bruhl, naguère, a signalé en maintes
civilisations « primitives)} de tels efforts pour réaliser collectivement quelque mentalité paranormale. Les rythmes frénétiques ont leur magie.
Toutefois cet appel à un affolement nerveux de
la conscience tant individuelle que collective n'a
rien de commun avec le yoga. Il fait participer la
conscience à un délire physiologique, alors qu'au
contraire la discipline du yogi étend incroyablement la prise de possession sur la vie organique.\.,
La conscience du derviche s'écroule dans la chute
du corps entier. La frénésie dans les gestes scandés
et précipités ne réalise pour ainsi dire que boussole
affolée; juste le contraire de la placide et méthodique domination de soi qui procure au yogi
l'exploration méthodique, acharnée de ses fonctions, le repérage de ses ressources, l'extension illimitée de ses efficiences. Interprété à l'indienne le
cas du derviche serait un anti-yoga, défaillance
voulue dans l'agitation confuse du samsara : juste
TECHNIQ.UES NON INDIENNES
1 89
le contraire de l'effort vers l'apaisement (çanti),
vers ce salut définitif, conçu « à la limite» : le
nirvana. Si l'Européen se trompe en la circonstance, c'est parce qu'il méconnaît les garanties, les
sécurités que s'assure le yogi dans son lucide héroïsme qui est tout l'opposé d'une ivresse. Refusons
de confondre l'effort visant à une complète maîtrise avec la technique du complet abandon. Les
artifices d' « extase» (au sens propre) obtiennent
un renoncement paresseux; au contraire les ressources d' « instase » sont ardues, mais progressives
au-delà de toute limite qu'on puisse préjuger.
Le Çûfisme (prononcer Soufisme) iranien est le
contraire même de griserie ou affolement : une
mystique de l'amour divin. Adonnement complet
à Dieu ; non pas comme cadaver, mais comme dasa,
esclave ; pourvu que esclavage signifie renonciation joyeuse à soi, enthousiasme absolu pour l'absolu. Recommandons pour accès au çûfisme non
seulement traditionnel mais relativement ancien la
solide étude fournie par K. M.Jamill, érudit pakistanais, sur le grand mystique Rümi (né en 120 7
à Balkh). Œuvres principales : Mathnawi, Divan.
Rümi n'est pas de ces musulmans qui exagèrent
l'influence grecque sur les sectateurs du Prophète ;
c'est de l'Islam exclusivement que se réclame le
dévot de l'Amour absolu. La valeur du soi se réduit
à zéro; mort à lui-même, le çûfi vit en Dieu;
1.
De l'Osmania University (Hyderabad) : Introduction to Rumi's
thought, 1950.
90
) P!tILOSOPHIE DU YOGA
Malebranche et Spinoza, voilà les Européens qui
se réclamèrent d'une attitude analogue.
Avant Jamil Nicholson était l'exégète le plus
c?mpéten~ s~r l'œuvre de Rfuni, car il avait pré~Isé la filIatIOn à laq~ell~ il s'attache : non pas
1 aryenne, persane ou mdienne, mais la sémitique
(E~te, Szrie, Arabie). Le myste musulman appréCIe la VIe, alors que l'indien veut s'enquérir
sur sa structure pour éviter d'en être victime mais
si possible, en triompher.
'
N'omettons pas de signaler le Tahkïk-i Hind,
œuvre en laquelle le grand musulman Beruni a
traduit les Yoga sütras de Pa tafiiali. Œuvre du
e ., 1
ffi
::J
XI Siec e, e ort pour présenter objectivement le
contenu du yoga classique aux gens d'Islam sans
altérer l'exposé indien par des préjugés musulmans.
Louis Gardet dans la Revue thomiste (I 95 0) a
précisé la sorte d'extase qui se rencontre chez 'les
çüfis dès le xe siècle, en particulier chez Kalâbâdhi
(t ~~5). Le ~ajd, ~{ ~ho~ mental» (Massignon) ; le
wUJud, « eXIstentIahsation », c'est-à..:dire position
hors d: ses c~u,ses ; ek-stases qui opèrent la création
par DIeu, voila le ressort mental caractéristique de
leur comportement. {{ L'audition des cœurs et leur
~~e », une « flamme qui nait dans l'intime de
1 etre » ; elle est pa~sagère, alors que la gnose est
stable. {( Quand DIeu est présent disparaît l'extase... L'extase ne peut atteindre que formes périssables et s'efface eHe-même à l'instant où la vision
commence ».
TECHNIQUES NON INDIENNES )
91
Mais Hallâj affirme une union transformante
dans et par l'amour, non plus anéantissante :
Les états d'extase divine, c'est Dieu qui les provoque tout
entiers,
quoique la sagacité des maîtres renonce à la comprendre.
L'extase, c'est une incitation, puis un regard
qui croît et flambe dans les consciences.
Lorsque Dieu vient l'habiter ainsi, la conscience double
d'acuité
et trois phases alors s'offrent aux voyants:
Celle où la conscience, encore extérieure à l'essence de
l'extase,
reste spectatrice étonnée;
Celle où la ligature au sommet de la conscience s'opère;
et (celle) alors (où) elle se tourne vers une Face dont
le regard la ravit à tout autre spectacle.
Hésychasme et roga
Les moines chrétiens du mont Athos ont manifesté des efforts ascétiques plus proches du yoga
que la recherche de l'évanouissement chez les
derviches. Surtout entre le XIe et le XIVe siècle, à
l'époque même où le Çivaïsme tantrique prenait
tant d'essor en Inde centrale et méridionale. Yoga
chrétien? formule séduisante, bien qu'on ne puisse
la prendre à la lettre.
Pourquoi? parce que le christianisme n'admet
pas cette transmigration, samsâra, que veut éluder
la mystique indienne. Parce que la tâche du chrétien n'est pas de se délivrer à l'égard du péché
originel, mais d'accueillir le salut que lui apporte
le Sauveur. II y eut des bhaktas parmi nos ancêtres:
les piétistes à la façon de Fénelon; en eux Dieu
92
1
PHILOSOPHIE DU YOGA
s'affirme lui-même, Fils coïncidant avec Père.
Mais quelle mollesse cette théologie suggère au
fidèle! Heureusement l'ascension dans l'amour
divin s'éloigne fort de cette fadaise chez sainte
Thérèse et Jean de la Croix. Nul ne mérite la grâce.
Salut par la foi, sans doute ; mais par les œuvres?
ces œuvres que la conscience indienne, unanime,
tient pour asservissantes? pour elle la libération
est le contraire de l'œuvre.
Les moines de l'Athos sont des Grecs. Comment
peuvent-ils être chrétiens? Les chrétiens modernes
sont habitués par le souvenir de la scolastique à
cette persuasion : la possibilité d'être aristotélicien
et fidèle au Christ. Mais Platon se scolastise moins
qu'Aristote; cherche.;t-on Platon en Plotin? le
paganisme de Platon n'est pas niable. - Sans
doute fut-il surmonté par l'ascèse de l'Athos, qui
se dénomme hésychaste l • Elle sanctifie les deux
premières facultés humaines admises par Platon :
le voüç, pensée; le OUfJ-Oç, cœur; elle exclut la
troisième, èmOufJ-Eoc, concupiscence, par l'entraÎnement monacal.
De ce vocabulaire platonicien l'usage est tout
autre que dans le platonisme. La vie religieuse
exige que la pensée se soumette à l'amour divin,
donc au « cœur » : précepte contraire à celui de
la sagesse moyenne. Cela suppose évidemment
qu'âme et corps soient deux aspects d'un même
devenir. Rien d'absolu ou d'immortel chez le
1. Prononcer « caste »; le mot 1jcruXL<X n'a rien de commun avec
le latin castus, « chaste ». II signifie paix et repos; disons quiétude.
TEcaNIQ.UES NON INDIENNES 1
93
chrétien; son salut dépend de son comportement.
Donc à une ontologie antique s'est substituée une
technique spiritualisante ; ne rien attendre de la
grâce, mais pratiquer une ascèse assidue ; effort
tout à fait parallèle à celui du tantrisme indien, de
moins en moins spéculatif, de plus en plus pragmatiste ; opérant dans la chair vivante au lieu. de
spéculer sur de l'éternel. Ces deux entreprIses
encadrent symétriquement les milieux les plus
religieux de l'Eurasie: Grèce christianisée, Sémites
juifs et musulmans, Iran zoroastrien et Mésopotamie, compacte indianité.
Aucune section de l'humanité ne se comprend
par elle-même. Cessons d'être trompés par de trop
tenaces illusions : la prétendue distinction entre
Europe et Asie, la prétendue opposition âme-corp~,
la prétendue incompatibilité de l'aryen et du sémItique. Daignons remarquer sur la car~e, mên: e
sommaire, que Méditerranée et mer NOIre ne diffèrent que par leurs noms; que passé le Cauc~se,
la Caspienne leur fait suite, et que les ancIe~s
fonds marins s'étendent jusqu'au Turkestan ChInois : mê,me latitude tout le long de la même route,
celle de la soie, depuis la Chine jusqu'ar:x Dardanelles. Oui, une seule route réelle et pOSSIble. Cela
explique des destinées comparables, souv:nt com:
plémentaires, presque sous une ~ême latitude. SI
l'inspection de la carte ne des~Ille pas nos yeux,
sachons par l'histoire des Mongols que toutes les
vieilles civilisations s'échelonnent d'Irkoutsk à
Byzance et le long du Dan~be, e~ d~rec,tion. du
Rhin. Sophistes grecs et sophIstes chmOIs n avalent
94
1
PHILOSOPHIE DU YOGA·
pas tort: tout est à la fois de l'autre et du même,
à coup sûr du solidaire.
L'hellénisme s'étant mêlé à l'indianité avec et
après Alexandr~, il ne serait pas inconcevable que
quelque indianité fût à l'origine de Phésychasme.
La quasi-ubiquité de l'Islam (Asie entière, Afrique,
Europe) serait bien plus incroyable si, pour mieux
comprendre, nous restions susceptibles de nous
étonner. La circulation du souffie intéresse les moines de l'Athos: ils doivent faire rétention du souffie
pour séquestrer l'intellect dans le cœur. Ne sont-ce
pas des chrétiens qui aiment le fils de Dieu? Ils se
réfugient fidèlement dans l'amour absolu, tandis
que les yogis tantriques, résorbant tour à tour les
fonctions vitales, s'évadent par le sommet du crâne
en une libération physiologique: précisions comparables, puisque opposées.
Yoga et tao
Aucune pratique attestée par l'anthropologie ne
ressemble autant au yoga que le taoïsme chinois.
Mais la double compétence indianistique et sinologique est tout à fait exceptionnelle. La coopération
si fructueuse d'Edouard Chavannes et de Sylvain
Lévi aurait pu, dans les quinze premières années
du xxe siècle, établir d'emblée, à ce propos, les précisions nécessaires, mais d'autres tâches, plus ardues, accaparèrent leur effort commun, hélas trop
court.
Inde et Chine, à elles deux, constituent environ
TECHNIQUES NON INDIENNES
1
95
les deux tiers de l'humanité. Elles sont très séparées, mais réunies aussi, par le Tibet, où le yoga
est« authentique)}, et le mohde mongol a toujours
pesé sur l'une et sur l'autre. L'expansion du bouddhisme vers l'Asie la plus orientale y a fait connaître ce que peut obtenir ou suggérer l'ascèse du
yoga ; expansion non moins maritime que continentale. Par contre le taoïsme ne fut que très
exceptionnellement signalé aux Hindous, quoique
l'usage du vocabulaire taoïque intervînt quelquefois dans la traduction en chinois des textes indiens
ou tibétains.
Expliquer la vie par la circulation de souffies,
donc la régir par une gymnastique respiratoire,
telle est en bref la prétention commune des yogis
et des taoïstes, comme ce fut le programme des
solitaires de l'Athos ; mais les conditions diffèrent
selon les milieux. L'hésychasme hérite d'une civilisation dans laquelle à travers Platon, Aristote,
Plotin, les Stoïciens ne cessa de varier l'usage du
terme meü!lot;; si chrétien qu'il soit, un moine
byzantin ne saurait penser comme saint Augustin
ou comme un pape romain. Comment se pourrait
présenter dans les mêmes conditions la discipline
des souffies en des milieux aussi différents qu'Inde
et Chine?
L'Inde est triple : Penjab, Gange, péninsule;
cet ensemble est clos : immense souricière dont on
ne s'échappe guère si l'on y est entré. La Chine est
double par ses bassins fluviaux, une par sa continuité depuis la Mandchourie jusqu'au Tonkin;
aussi ouverte et béante que possible au nord, tou-
96
TEClINIQUES NON INDIENNES 1
1 PHILOSOPHIE DU YOGA
jours envahissable par des Mongols, même avec sa
Grande Muraille; l'afflux réguHer des reîtres lui
est d'ailleurs aussi indispensable que périlleux. Ce
pays est nécessairement guerrier, au moins par
intermittence. La politique y sévit avec frénésie, à
toute époque, tandis que l'Inde ne se situe dans la
concurrence et l'équilibre du monde qu~ depuis
Gandhi. L'horizon des individus est clos dans le
devoir de caste et la prolifération illimitée des
castes interdit, même aux souverains, qui ne sont en
droit que des nobles, et qui furent souvent des
esclaves, toute action gouvernementale. Aucune
possibiHté d'opinion publique. Un régime préjugé
parfait, éternel, absolu, et respecté comme tel dans
des groupements dont chacun est fixé dans sa loi
propre, le devoir de caste (svadharma), c'est de
l'ordre, mais inconscient faute de toute critique,
de toute initiative, comme celui qui règne chez
abeilles et fourmis.
Certes la possibilité de fonder des sectes, aussi
contingentes et accidentelles que les castes étaient
immuables, ouvrait à la société de l'innovation et
de l'initiative, en des dharmas particuliers et arbitraires ; mais quel saut dans l'inconnu, cette désertion de la caste ! Seuls des yogis manifestent telle
témérité: le Jina, le Bouddha, d'autres moins illustres, et quantité d'inconnus parmi le fouillis des
lieux et des époques. La secte est un exutoire, non
une institution; loin de la réformer, elle fuit la
société.
97
Le milieu chinois est toujours agité de secousses
politiques. Alors que le yogi s~ met en m~rge ?e la
société souvent de toute SOCIété, le taOlste Juge,
et très' crûment, tout pouvoir, t?ute autorit~. Il
boude, ou il ricane ; Il peut SUSCIter des réactIOns
collectives. Il insiste sur la faiblesse,des forts, sur
la force des faibles. Il joue avec son propre esprit et
se joue de l'esprit d' autrui. Dialecti~ien et sophiste
(s'il est permis de parler grec), combl~n cet homm.e
diffère du yogi ! Celui-ci ne veut agIr que ,sur SOI:
il ignore autrui ;. railler les mœurs humaI~es lu~
paraîtrait futilité. Quelle erreur co~mettraIt-on SI
l'on admettait qu'il pense! le premIer précepte du
yoga est de couper court aux démarches de la
pensée.
, . .
La pensée chinoise, dans 1 antIqUIté, comporte
deux « pôles» : la nature selon Lao (q~e. ~e p,remier taoïste soit mythique ou non), la CIvilisatIon
selon Confucius . et il n'est pas absurde que l'on
interprète cette o'pposition comme analogue à celle
de Rousseau et Voltaire dans notre XVIIIe siècle,
car très peu de mi1i~ux huma~ns ,montrèr~nt. ~n
esprit aussi ouvert et divers, aUSSI aVIsé dans l agilité
critique, certes, que les « cent philosophes}) de la
vieille Chine.
.
Ajoutons que Lie et Tchouang furent dans l'antIquité taoïste des noms aussi considérables. que
Fichte et Hegel dans la splend~u: ,du .roman.tis~e
germanique. L'apogée de la CIVIlIsation chinOIse
est à tous égards antérieur à notre ère. Il y eut
,
'
.
d
des époques incomparables aIlleurs que ~~s
l'Athènes de Périclès ou dans la Toscane du xve Sle4
P. MASSON-OURSEL
98
1
PlDLOSOPlIIE DU YOGA
cle. L'histoire n'a de sens que complète, et on ne
trouvera le reflet de la pensée humaine que dans
une philosophia universalis. C'était déjà manifeste
bien avant que les distances parussent incroyablement se réduire en conséquence de ce fait dont
nous sommes contemporains, l'accélération toujours plus poussée des communications sur notre
planète.
Il exista de la foi sans ascèse, de l'ascèse sans
foi. Ce dernier cas est manifeste chez le yogi pur
et simple, ni pieux ni pensant, mais résolu à se
posséder en acquérant l'emprise sur ses fonctions
vitales ; le taoïste est un yogi sarcastique, ironiste
et frondeur, que la contradiction stimule au lieu
d'accabler: le paradoxe est son critère de vérité,
de même que surmonter la contradiction est critère
de vérité pour Hegel. De la logique il se gausse; le
yogi, lui, l'ignore; autant qu'il ignore la société.
Quoi de plus curieux, pour des Français habitués
à respecter le social depuis Comte et le rationnel
depuis Descartes, comme si le Discours sur l'esprit
positif complétait le Discours de la méthode!
Résumons. Le yogi ne s'intéresse ni à la nature,
ni à la société. Son monde, c'est son corps. Il
n'émet ou ne postule aucun jugement. Au contraire
le taoïste puise sa vigueur dans les éléments naturels. Juché sur un roc, il domine le torrent qui
bouillonne au plus bas et court vers des fonds plus
bas encore; il vit dans la clarté, en méditant la
modestie absolue de l'eau. Insolence du pic, discrétion des sources pures : chan chouei. Orgueil et
humilité. Cet ascète qui domine ainsi l'abîme, alors
TECHNIQUES NON INDIENNES 1
99
que quelque paysan, tout en bas, passe sur un pont
en dos d'âne, que fait-il? Crispé en un ricanement,
il s'est mis à l'unisson des cimes et défie le vertige.
Notre lecteur est-il naïf, ou averti? dans la première hypothèse, il admirera « l'art» le « pittoresque » - alors qu'il se trouve en présence d'un
schéma mystique. L'intérêt pour ce « paysage»
est illusion d'Européen : les détails manifestent
une signification doctrinale. Point n'est question,
non plus, des rêveries de quelque promeneur solitaire, "quoique J .-J. Rousseau atteste vraiment Ul1e
humeur taoïste ! mais rappel à un cul te précis,
plus ni moins que chez quelque peintre italien ou
espagnol la figuration du Calvaire. D'ailleurs un
texte accompagne normalement l'effigie.
Ainsi paré, nous éviterons la confusion. Le yogi
est un Hindou qui se libère de la transmigration
(cet épouvantail, cette obsession de l'Inde) en
acquérant par comportement pleine emprise sur la
vie : héroïque explorateur de la biologie vécue.
Le taoïste est un Chinois insociable qui réalise son
autonomie par dressage des fonctions vitales, donc
respiratoires, et purification de son jugement ; qui
se met à l'unisson de la nature, agréée en ses aspects opposés mais complémentaires. Cabré contre
les prénotions humaines, il cherche l'intelligence
dans l'ironie et le paradoxe, l'efficience dans l'alchimie et la magie, laissant aux confucéens le sens
commun et la formation des fonctionnaires, dans
un Etat qui a perdu son aristocratie. L'emprise
que le taoïste acquiert sur la vie, il la doit à une
technologie autant qu'à un comportement, à des
ni
100 1 PHILOSOPH;IE DU YOGA
drogues autant qu'à des méditations. Il est en
rivalité avec le yoga bouddhique, c'est-à-dire inclus
dan~ le bouddhisme, plus qu'avec le yoga simple
~u mtégral ; aussi exerce-t-il une efficience politique en même temps que magique.
Les ,:ais connaisseurs, à ce propos, sont rares
en OCCIdent, quoique chaque génération, depuis
la fin du XIX e siècle, ait donné à la France _ pour
ne parler que d'elle - un ou plusieurs sinologues
éminents. Pelliot savait tout, jusqu'aux plus modestes dialectes, et son érudition fut inégalable,
mais il dédaignait de« produire}). Granet virtuose
dan: l'interprétation des origines chinois~s, négligeaItl'examen des époques historiques. Henri Maspero seul consacra sa carrière à l'interprétation de
la pensée chinoise antique, puis médiévale l • Essayons de ne pas fausser Je sens qu'il donne au
mot tao.
Décidons de le nommer l'Originaire, ou l'Un.
Le Deux en résulte, c'est le yin (pair) ; puis le
Trois : c'est le yang (impair). Le yin est le tao à
l'état de repos ; le yang son état de mouvement.
Succession, alternance de ces contraires, voilà le
ressort de ce que les Occidentaux appellent« mécanique universelle », règle du devenir, ce « changement », yi, constitutif de tout le réel et de tout le
.1. La Chine antique, Paris, de Boccard, 19 2 7. _ I. Les religions chiIUllses; II. Le tllO~me, Publications du Musée Guimet, 1950, Mélanges
posthumes présentes par P. DEMIÉVILLE.
Il faut aussi chercher dans l'œuvre de FORKE une solide documentation moyenne sur l'ensemble du passé chinois.
TECHNIQUES NON INDIENNES
1
101
pensable ; qui au surplus fait, chez les confucéens,
l'objet du Yi king. Cependant, alors que l~ confucéen cherche là un moyen de contrôler SI le souverain s'accorde avec le Ciel, le taoïste trouve dans
l'identification au principe des changements un
biais pour coïncider avec la nature, en capter les
énergies, lui faire produire de la surnaturel.
Cette physique, explication des« phénOl:lène~ »
explique aussi comment s'acquiert une VIe SpIrItuelle. De ce biais elle rejoint en quelque sort.e
l'ascèse des yogis. Car l'efficience, comme .la félIcité s'obtient par résorption dans le non-agIr (wou
wei) du tao, acquisition de la vac~ité ; l'ascète
indien rétracte ses fonctions senSOrIelles dans le
cœur et vide son esprit par une gymnastique respiratoire analogue à l'ascèse chinoise. Le taoïsme fut
pour la Chine, comme le yoga P?~r l'Inde, b~u­
derie à l'égard de la religion tradItIonnelle et zele
ardent pour l'absolu. Dernière rema~que : nous
sommes moins surpris que le grand SInologue de
ce que l'érudit moderne Hou Che ait prés~nté la
doctrine de Tchouang tseu comme un systeme de
logique (p. 492) : il s'agit d'une logique hégélienne, non aristotélique.
Envisageons maintenant, après le taoïsme ~nti­
que celui du Moyen Age, moins métaphYSIque
mais rival du bouddhisme, donc conçu dans une
ambiance de terminologie indienne. Tout Euro1. Cf. notre Philosophie en Orient, tome sUl(plémentaire de l' Hist. de
la Phil. de BRÉHIER (P. U. F., 1948), p. 140 a 145·
102
J
PHILOSOPEJE DU YOGA
péen cultivé devrait être informé de ce fait si
~m~ortant :.la tr~nslation des textes bouddhiques
Indiens ou tibétaIns en chinois
ultérieurement
dans l'idiome japonais, œuvre de collaboration
entre doctes de l'Inde et doctes de l'extrême Asiefut un effort d' « humanisme» aussi remarquable
que cet humanisme de la « Renaissance» en lequel
I:Eu:opéen moderne comprit ce qu'il devait à l'antIqwté gréco-latine e~ sémitique., Mais ce ne fut pas
seule,ment le ?oudd~Isme chmOIs qui dut acquérir
une mformation séneuse sur l'indianité : ce fut le
ta~ïsme même, malgré ses origines proprement chinOIses~ Car« 'p~)Ur la constitution du corps immortel,
le taOIsme utilise des drogues préparées à base de
pla~tes et surto~t de produits minéraux, particuherement de cmabre et d'autres sels de mercure.
Pour obtenir la Longue-Vie l'Inde a pareillement
développé toute une branche de sa médecine végétale, et surtout elle a constitué toute une chimie
des corps mercuriels ». Au Dr Filliozat revient le
mérite d'avoir précisé ce fait important, dans une
conférence, le 16 mai 1949 à Hanoi (<< Dân Viêt
Nam », août 1949).
C'est là confirmer et étendre la portée d'un travail 9-u'Henri Maspero, en quatre conférences,
voulait présenter à l'Université de Montpellier
en 1941 (Mélanges posthumes, t. I).
?n peut dir~,:( en gros », que le taoïsme antique
étaIt. ~étaphysiclen, que celui du Moyen Age fut
magICIen. Il y a plus de vérité à remarquer que
Tchouang tseu règne magnifiquement sur ces deux
époques: «Je plains les gens du monde qui pensent
TECHNIQ,UES NON INDIENNES
1
103
que les procédés pour nourrir le corps suffisent à
faire durer la vie éternellement. Nourrir le corps
n'y suffit pas ». Mais ceux qu'il plaignait pullulèrent dans les siècles ultérieurs ; ils admirent que
la vie éternelle requiert des procédés pour éterniser le corps. « Nourrir le principe vital» et « se
nourrir de soufRe» : formules complémentaires.
Que conclure quant à la confrontation IndeChine, c'est-à-dire yoga et tao ?
Beaucoup d'intentions analogues : le salut cherché dans des disciplines vitales, non pas « spirituelles ». Dans l'Inde c'est la respiration, en Chine
la nutrition qui l'emporte. Mais le bouddhisme a
implanté chez les Jaunes le yoga gangétique, celui
de l'antiquité. Au Moyen Age c'est le yoga des
tantras qui chemine vers l'Extrême-Orient soit
en direction de Singapour, soit en visant la Mandchourie et la Corée. Gardons-nous d'ignorer que
toutes ces exportations aboutissent dans l'Asie
insulaire, archipel japonais, archipel océanien jusqu'à Bali. Ne méconnaissons pas non plus que se
jouxtent en Indochine le yoga cambodgien et le
tao annamite.
Les complexités de la Chine philosophique reflètent à maints égards la perméabilité ou l'irréductible spécificité du yoga et du tao. Le confucéisme
s'imprégna souvent de taoïsme ; le bouddhisme
des Jaunes garda son intrinsèque coefficient de
yoga. Mais les angles s'arrondissent dans l'inévitable incompréhension et dans le syncrétisme. La
104
1
PHILOSOPHIE DU YOGA
Chine reçoit ses eaux du Tibet, où perdure un très
strict yoga. Pourquoi n'a-t-elle pas reçu de même,
par là, le yoga directement transmis? Parce que
la civilisation chinoise prédominante s'est faite par
le Nord, côté où, répétons-le, elle s'ouvre béante
aux Mandchous et aux Mongols ; parce que la
vieille Chine, c'était la vallée de la Wei et le bassin
du Fleuve Jaune, non celui du Fleuve Bleu.
Refusons surtout de confondre, sous prétexte de
comprendre. L'Européen n'est pas immédiatement
apte à l'assimilation des mœurs asiatiques. Le nonagir, wou wei, des taoïstes n'a rien de commun avec
la réprobation des actes dans le bouddhisme. Cette
dernière vise à éviter l'asservissement par accumulation du karman (résidus de l'action). Le nonagir, supérieur à toute action, est pouvoir suprême. Sans le tao toujours non-agissant, rien ne
se ferait. Cet adage est décisif; remarquons sa
congruence avec cette conviction de Platon, d'Aristote et de Plotin : tout ce qui devient exprime
l'éternité de l'être. La pure métaphysique n'est pas
le patrimoine exclusif de la Grèce classique; c'est
ce que nous avons naguère mis en relief dans notre
ouvrage Le fait métaphysique1•
[. Presses Universitaires de France.
CHAPITRE V
Véda et yoga
L'indianité a deux aspects : véda, yoga. Inspirations différentes : technicité rituelle des brahmanes, zèle des yogis pour un .certain c~mpor­
tement. Les yogis ne forment 111 caste, nI secte,
mais ils ont promu l'esprit« sectaire >~ quan~.le~r
conduite au lieu de rester au seul servIce de 1 mdlvidu, vis~ des fins collectives. Le véda est du savoir,
.
le yoga du pouvoir.
Dans ces deux entreprises l'homme de l'Inde
106
1
PffiLOSOPffiE DU YOGA·
fait son sort; la foi pour lui n'est pas espoir, mais
obtention graduelle de compétence. L'Inde ignore
l'hypothèse pascalienne d'une grâce éventuelle,
baume qui ouvre l'espoir au douteur. Q:ue soit la
croyance proportionnelle au doute, c'est éventualité européenne; se la masquent les naïfs, elle est
compensatoire. Au pays le plus religieux du monde
il n'y eut jamais guerres de religion; l'Islam y eût
été agréé s'il ne se fût pas imposé. Personne, là-bas,
ne croit qu'une religion puisse être vaine ou fausse;
on ne la méprise ni ne la combat.
Le yoga n'est pas croyance, mais pouvoir ; il ne
refuse pas de s'associer à un culte pour le corroborer. Ce que nous appelons l'hindouisme, n'est-ce
pas, très exactement, un yoga se mettant au service
du brahmanisme, à basse époque? comme s'était
mis naguère au service des deux hérésies jaïna et
bouddhique le plus vieux yoga de l'Hindoustan.
L'Inde s'intéresse au vécu autant qu'au pensé; or
le yoga est frénésie vitale, conditionnée par un
blocage de la pensée (cittavrttinirodha). Pragmatisme réaliste.
Vécue à l'indienne, la religion ne consiste pas à
croire (en une parole, une promesse, une personnalité transcendante), mais à obtenir par œuvre
ou par recours. Aucune anxiété, mais pas de paresse! On fait confiance, on essaie en dépit de
toutes difficultés, au lieu de refuser par inertie ou
copfiance. Ainsi s'opèrent adaptation, assimilation.
L'efficience que procure le yoga récompense le
myste de son effort confiant, robuste, héroïque.
Notre Pascal paraîtrait là-bas aussi sceptique,
VÉDA ET YOGA
1
10 7
assurément, que Montaigne ; alors que le chrétien
conçoit volontiers Pascal comme à demi montanien, à demi fervent. Le yoga n'est pas une foi,
mais il fournit, ou refuse des critères de positivité
dans l'efficience. Certes l'Inde n'ignorait pas ce
qu'on peut espérer d'une grâce divine, mais les
adeptes de Visnu n'en ont que trop abusé; le Çivaisme médiéval réagit contre l'écœurant laxisme
de la période« épique », pendant laquelle le yoga
lui-même perdait sa vigueur. Quel redressement
au nom de Çiva, le dieu ascète !
Ce ne sont pas les brahmanes qui fournissent le
plus de yogis, ni comme naguère les féodaux, mais
souvent, répétons-le, gens de basse caste, même des
hors caste. Le yoga n'est pas une religion, idoine
dans telle couche de la société, mais une vocation,
un « sport» sévère, où abondent les terribles critères d'énergie inlassable. Rien à croire, ni à
savoir, mais que d'épreuves dans l'absolue solitude ! celle qui se trouve parmi la foule comme sur
une grève lointaine ou en altitude vertigineuse.
L'homme moderne d'Europe ou d'Amérique n'a
jamais encore structuré son effort dans des disciplines aussi sévères. Il se montre capable d'héroïsmef.> magnifiques, dans lesquels le plus méritoire
courage est indispensable : hardiesse et dévouement, avec les moyens d'action que fournit la
science dite physique. Prouesses isolées, pour promouvoir la connaissance pure, mais qui ne se
trouvent qu'accidentellement moyens, prétextes
pour le progrès spirituel.
Annexes
1
Sàmkhya et yoga dans le Mahàbhàrata
(Bhagavadgità, section 2)
,-
Texte caractéristique de la doctrine et de la phraséologie selon la littérature épique (entre - 200 et
200 de l'ère chrétienne). Richesse du style, mais
imprécision dans l'emploi des termes philosophiques,
si nets dans les upanisads. Littérature de nobles, non
l 10
1
PHILOSOPH:IE DU YOGA
dt; ~rahmanes. Pensée sectaire, exempte de technicité
védl~ue : secte. des bhagavatas. Krsna, le Bhagavat
(celUI qUI s~ 1a1~S~ participer) y apparaît tantôt sous
son aspect .ImperIeUX et guerrier, tantôt comme aimable et aImé.
~ci samkhya et yoga ne désignent pas deux systèmes
phIlos?phique~ ~ifférents. S. signifie supputation,
cor:n~Issance mtegrale du devoir; y. signifie règle
maltnse.
'
31. Dès que tu as aperçu ton devoir propre (svadharma) , tu n'as plus sujet de trembler'
sur le ~ombat exigé par le devoir rien, ;our un
ksatnya (noble) ne saurait prévaloir.
3 2 • Heureux le sort qui vous gagne vous ouvre la
porte du ciel!
'
Le bonheur des ksatriyas, ô fils de Prthâ, est d'accepter le combat qui y mène.
33· Mais si .tu ne fais pas cette lutte, par le devoir
prescnte, alors délai.ssant ton devoir propre
(svadharma) et ta glOIre, tu auras le crime pour
partage.
34· Ta honte, les êtres la proclameront ineffaçable'
et pour un homme d'honneur la hon;e est pire qu~
la mort.
35· C'est par peur, penseront les guerriers aux grands
chars, que tu auras déserté la bataille'
après avoir possédé leur haute estime, tu' deviend~as pour eux objet de mépris.
36 . Matnte: paroles qui ne devraient pas être prononcees ser?nt profé:é~s à ton propos
par les malveIllants, decnant ta valeur; quoi de
plus malheureux?
37· Ou. tu seras. tu~, et tu gagneras le ciel; ou victoneux, tu JOUIras de la terre.
Allons, debout, fils de Kuntî, décide-toi au combat!
ANNEXES 1 l l l
38. Tiens plaisir et douleur pour indifférents, comme
gain et perte, victoire et défaite.
Allons, apprête-toi au combat : alors le crime ne
sera pas ton partage.
39. Je viens là de t'exposer la doctrine du samkhya.
Ecoute maintenant celle du yoga
qui, si tu t'y appliques, ô fils de Prtha, te délivrera
du lien des œuvres.
40. Car rien ici-bas ne détruit l'effet de l'acte exécuté,
revenir sur ses pas est inconcevable;
mais si peu qu'on s'adonne à la règle susdite, on
se préserve d'un avenir fort redoutable.
41. De doctrine contraire il n'yen a qu'une ici-bas,
ô favori des Kurus,
mais variées, infiniment nombreuses sont les doctrines des incertains.
42. Certes un langage fleuri se rencontre sur les lèvres
des ignorants,
de ceux qui, se complaisant à la parole du véda,
ô fils de Prthâ, disent qu'il n'y a rien au delà.
43. Le désir dans l'âme, aspirant au ciel, ils sont voués
à la renaissance comme fruit de l'acte,
et aux distinctions rituelles multiples, pour s'être
engagés dans la voie de la jouissance et du
pOUVOIr.
44. Attachés à la jouissance et au pouvoir, et par là
dépossédés de leur propre esprit,
ils n'arrivent pas à concevoir dans leur méditation
la certitude de cette doctrine.
45. Les Trois qualités!, voilà l'objet des védas; déprends-toi des trois qualités, Arjuna!
1. Selon la philosophie sâmkhya la matière (prakrti) se présente
sous trois modes (guna) : sattva (pureté), rajas (passion), tamas (obscurité). Mais l'absolu est sans modes (nirguna).
1 12 1 PH;ILOSOPH:IE DU YOGA
Sois étranger aux oppositions, installe-toi dans
l'être éternel; n'aie souci
ni d'acquérir, ni de posséder, mais possède
l'atman1•
Autant est précieux un réservoir où affiue l'eau
de toutes parts,
autant renferment de ressources les trois védas
pour un brahmane savant2 •
47· Occupe-toi des actes, mais de leurs fruits jamais s• Les
fruits des actes,
que la terre ne les produise pas pour toi; ne
t'attache pas non plus à l'abstention d'agir.
Adonné au yoga, accomPlis les actes en rejetant l'attachement" ô Dhananjaya.
Te rendant égal dans le succès et l'insuccès, tu
posséderas cette égalité d'dme qu'on nomme
yoga.
Sois identifié à l'âme universelle (âtman).
Ironique: la valeur des védas ne leur vient que de l'esprit qu'on
leur infuse, si on ne sacrifie que par amour pour Bhagavat, non pour
eS1?érer un résultat de l'accomplissement des rites. A la technique sacrifiCIelle des brahmanes on oppose ici le piétisme mystique.
3· Etre indifférent au fruit (résultat) des actes, mais ne pas se dérober
à l'acte prescrit par le devoir propre (svadharma), selon la caste à laquelle on appartient : telle est la morale de la Gîtâ. Ainsi se concilient
l'aspect quiétiste et l'aspect agissant, même militant, de la doctrine. Prétendre s'abstenir de l'acte serait encore une forme d'attachement à
l'acte, de même que l'ascétisme est encore une forme authentique de
sensualité. Il n'est ni souhaitable, ni d'ailleurs possible, de ne pas agir.
Le bien consiste donc dans l'action, accomplie sans qu'on vise le fruit
qu'elle procure.
4. Le yoga dont traite ce chant n'est pas le yoga classique. Celui-ci
se définit« suppression des modalités de la pensée» (cittavrtti-nirodha,
Yoga sülras, 1, 2). Il prétend y parvenir par une technique intellectuelle qui semble s'être progressivement greffée sur une très vieille
gymnastique respiratoire. Vidé de ses modalités, l'esprit réalise l'absolu.
Ici le yoga consiste à vider l'esprit de l'attachement aux actes, de façon
à réaliser l'égalité d'âme. Plus tard, au cours du poème, il consistera à
fusionner avec la personnalité divine. Cf. MASSON-OURSEL,' Sur la
signification du mot yoga, R. de l'Hist. des Religions, 1913.
1.
2.
ANNEXES
1
1 13
49. L'acte, en effet, est inférieur à la pratique de la
doctrine, ô Dhanaftjaya. C'est dans la doctrine
qu'il faut chercher ton refuge. Bien misérables,
ceux qui ont les fruits (de l'acte) pour mobiles.
50. En pratiquant la doctrine on se déprend ici-bas
et des biens et des maux.
Donc adonne-toi au yoga! Le yoga, c'est dans les
actes l'excellence1 •
51. Le fruit résultant de l'acte, les hommes adonnés
à la doctrine le rejettent;
délivrés de la chaîne des naissances ils s'engagent dans une voie exempte de périls.
52. Quand la doctrine t'aura fait franchir les broussailles de l'égarement,
tu seras alors parvenu à ignorer ce que la révélation est censée devoir t'apprendre ou t'avoir
appris;
53. Et quand ta connaissance de la doctrine, naguère
fourvoyée par la révélation,
s'implantera fermement, sans fluctuation, dans ta
méditation, alors tu auras obtenu le yoga.
1. Le poème jongle en un double emploi du mot yoga: le sens vague
de pratique, méthode à laquelle on« s'adonne », et un sens plus rigoureux : certain comportement, l'égalité d'âme, possession de soi, même
certaine action. Yogâya yujyasva annonce l'expression ultérieure :
yogayukta. - Quoique le thème constant de la philosophie indienne soit
la nécessité de rejeter la servitude que crée l'acte, on voit poindre l'idée
qu'un certain acte peut nous libérer. Selon les Jaïns c'est l'acte proprement spirituel, accompli, avec la leçyâ blanche (pureté parfaite du
principe pensant), sans contamination de la matière ni connivence des
Karmosu kaufalam (de kUfa, herbe sacrée) : habileté
facteurs corporels.
à cueillir
connaître) en ce qui concerne les actes, pour effectuer
ceux que prescrit la caste, sans attachement aux fruits (résultats).
II4
1
ANNEXES
PIlILOSOPFUE DU' YOGA
II
Le yoga dans l' Ifvaragitéi
Chapitres II et XI
Traduction par P.-K DUMONT
(Paris, Geuthner, 1933)
Le « Chant du Seigneur» (îçvara) est le pendant
çivaïte du « Chant du Bienheureux» (Bhagavat),
Krsna, avatar de Visnu. Œuvre postérieure d'au moins
un millénaire, car l'expansion du culte çivaïte est nettement médiévale, alors que le Mahabharata visnuite
se situe aux approches ou au début de l'ère chrétienne.
Il est avéré que la Gîta çivaïte existait au début du
XIe s.
Le piétisme de la bhakti et la philosophie samkhya,
pièces essentielles de la première Gîtâ, se retrouvent
dans la seconde, sous forme plus condensée. Que le
lecteur ne s'attende pas à trouver dans la Gîta çivaïte
l'âpreté du çivaïsme ultérieur et tantrique. Au
contraire nous sommes en présence d'un conciliateur : « Ceux qui considèrent que Visnu et Çiva sont
différents l'un de l'autre, ceux-là n'obtiennent pas la
délivrance, et ils renaissent sans cesse. Mais ceux qui
voient que Visnu, l'irrévélé, et moi, le suprême Seigneur, nous ne faisons qu'un, ceux-là ne renaissent
point. Aussi devez-vous considérer Visnu comme étant
moi, et l'adorer comme tel. »
La densité expressive du texte est portée au maximum. La rigueur des termes s'affirme en des assertions
d'apparence paradoxale. L'absolu en tant que Çiva
se joue d'une diversité apparemment contradictoire:
en cela consiste sa première« danse». Son yoga eS,t une
magie (yogin en tant que mayin). Ses diverses carac-
1
1 15
téristiques se concilient comme des phases ou des
aspects complémentaires selon des moments différents.
Non pas identité hégélienne des contraires, mais
équivalence à travers le devenir d'aspects distinctsl.
(II)
5. Il est celui qui gouverne de l'intérieur (antaryami), l'esprit (purusa), le souffle vital (prana),
le seigneur suprême (maheçvarah), le temps
(kala) en ce monde, l'irrévélé (avyaktam = non
manifesté), le véda. Telle est la tradition (çruti).
6. De lui naît l'univers (viçvam), en lui l'univers se
dissout. Lùi, le magicien (mayi), quand il est
enchaîné par sa magie, il crée les différentes
apparences.
7. Mais lui, il ne change pas; le Seigneur (prabhu)
n'est pas transmigratoire (samsiiramayah).
Il n'est ni terre, ni eau, ni feu, ni air, ni éther.
8. Il n'est ni le soufRe vital (prana), ni l'entendement
(manas), ni le non-manifesté (avyaktam); il
n'est ni le son, ni l'objet du toucher, ni la forme,
ni la saveur, ni l'odeur; il n'est pas agent
(kartii, agissant); ni la parole (vac).
9. Ni mains, pieds, organe d'évacuation, organe de
génération; ni l'agissant (karta), ni le jouissant
(ou subissant, bhokta); il n'est point nature
(prakrti) et esprit (purusa), ni illusion (maya),
ni soufRes vitaux (Prana); non certes!
10. De même qu'il n'y a pas conjonction de lumière
et d'obscurité, de même il y a unité, non conjonction des phénomènes (prapafica) et de
l'atman suprême (paramatman).
1. Nous nous sommes perTIÙs de rendre plus simple ou plus stricte
l'excellente traduction de Dumont.
,!
1 16
II.
PHILOSOPHIE DU YOGA
ANNEXES
De même que, dans ce monde, ombre et soleil
diffèrent, de même les phénomènes (prapafica)
et le purusa sont foncièrement distincts.
.
.
. ..
..
..
..
..
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..
. .. .. .. .. . .. . .. .. .. ..
14· L'opinion:« C'est moi qui suis agisseur, heureux
ou malheureux, petit ou grand, les hommes
l'établissent dans l'atman à cause de la qualité
d'agent que possède l'ahamkara (l'individuation) ;
15· Ceux (par contre) qui connaissent le véda disent
que l'Esprit suprême est le témoin de la Nature
(prakrti), qu'il en jouit (bhoktar), qu'il est
inaltérable (aksara), intelligent (buddha), omniprésent.
16. C'est pourquoi le cycle des transmigrations
(samsara) dans lequel sont entraînées toutes les
âmes a pour origine l'ignorance (ajfiana) et
cette erreur (anyathàjfianat) que l'Etre essentiel (tattvam) est uni à la nature (prakrti)
primordiale.
I7· Astre toujours levé, brillant par lui-même, c'est
parce qu'il ne fait point de distinction entre lui
et le principe d'individuation (ahamkara) que
l'Esprit suprême (purusa), qui pénètre partout,
se figure être l' agent (kartar).
.
22.
..
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..
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..
. . .. .. .. .. ..
.
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..
..
.
Toujours et partout le secret atman est immuable
et exempt d'altération. Unique (ekah), il ne
participe de la puissance créatrice (çakti) que
par illusion (maya), non par sa propre essence
(svabhavatah).
Le texte ci-dessus est un exposé du système samkhya.
Quelle connexion y a-t-il entre cette métaphysique
et la pratique des yogis?
1
1 17
40. Je viens de vous exposer le samk.hya, ~nose ,suprême (jfianam uttamam), qUI contIent 1 essence de tout le védanta. Y concentrer sa pensée,
c'est le yoga.
Ici védanta signifie l'ultin:e s~voi~ (no~ u~ systèrr:e
différent du samkya) ; yoga sIgmfie 1 appli.catI~n .à penétrer le samkhya, non un~ P;Ulosop~Ie dIs,tI?-~te.
Façons de faire admettre qu'Il n y a <}u ,une vente là
où la tradition conçut des systèmes dlfferents. Eclectisme présenté comme progrès en p~ofondeur .. La
stance suivante renchérit en condensatIOn : l'ultIme,
l'unique méthode est le yoga.
4 I. Du yoga naît la connaissance Uiian~), de la
connaissance naît le yogà. Pour qill possède
yoga et connaissance il n'y a rien d'autre à
obten.Ïr.
C'est le dernier mot du yoga çivaïte. Trouvons-en
la confirmation dans la troisième stance du texte
suivant.
(XI)
Le Seigneur (içvara) dit:
I.
Je vais maintenant vous exposer le yoga, extrêm:ment difficile à atteindre, par lequel les 'yOgis
se voient en leur atman comme le resplendIssant
Seigneur.
2. Le feu du yoga brûIe rapidement, complèt~ment,
cette cage, le péché (papa); d'où co~a.lSs~ce
Ufianam) claire, immédiatement reahsatrice
du nirvana.
Remarquer qu'au Moyen Age la notion de nirvana
est usuelle en dehors du bouddhisme.
1 18
1
PHILOSOPIDE DU YOGA
3· Du yoga naît la connaissance, de la connaissance
l~ yoga. Il accorde sa bienveillance à qui pratIque yoga et connaissance, le suprême Seigneur (Maheçvara = Çiva).
.,
..
..
..
..
..
..
~
..
.
5· Il'y a .deux sortes de yo~a.· L~ ~r~~ie; s;a~p~ll~
meXIstence (abhava). Mais l'autre le gr d
,an
yoga, est 1e mei'11eur de tous.
6. On <:ppelle yo~ abhava celui par lequel le yogi
VOlt le SOl (atman) en considérant sa nature
propre (svarüpa) comme vide (çünya) et dépourvue de tout faux-semblant.
7· Le yo?~ p~r lequel il voit que l'atman immaculé
es: JOIe eterx:elle, et qu'il est identique à moim:me [le SeIgneur], je rai appelé le yoga supreme (para ma).
8. Et tous les autres yogas des yogis, tous autres dont
on parle dans la multitude des traités ne valent
pas la seizième partie du yoga qui a ~our objet
le brahman [l'absolu].
.. .. .. . .. .. .. " .. . "
II.
Le ~on~ôle de la respiratio; (~rân~yi~a)', l~ ~é~
dltat~on (dhyana), le non-intérêt pour les objets
extérIeurs (pratyahara), la concentration de
pens~e (~ha~ana) et la contemplation extatique
(samadhi), 0 excellents munis ainsi que les
ob.servances générales (yama) et spéciales
(:uyama), la façon de siéger pour la méditation
(asana).
12.
Ainsi 9.ue ~e fait de fixer sa pensée sur moi (mayye:acIt~ta) constituent le yoga selon mes insruchons ...
34· Ce ~?~a' q~i ~~; a~p~Ié s~n~;ha: (-' (j~V~rp~): e~
qUI est la VIctoire du sagarbha (obtenue par
ANNEXES 1 1 19
prânayama fécond), les sages ont déclaré que
c'est la marque du pranayama des yogisl.
36. Dans tous les traités le priinayama est appelé recaka, püraka et kumbhaka par les yogins qui
ont dompté leur pensée.
37. Le recaka est le soufRe qui se dirige vers le dehors;
le pfuaka est le soufRe qui le retient. On appelle
kumbhaka l'arrêt produit par l'équilibre (du
r. et du p.).
38. Le fait de maîtriser les sens, qui, par nature, dispersent leur activité sensorielle vers les objets
extérieurs, est appelé pratyahara par les sages:'!.
39. La dharana (concentration) consiste à :fixer sa
pensée sur le lotus du cœur, ou sur le nombril,
sur la tête, sur un membre, sur le crâne, ou en
quelque autre endroit (du corps).
40. Les sages appellent dhyana (méditation) l~ continuation de l'activité de la pensée qui, quand elle
s'est:fixée sur un endroit (du corps),ne se laisse pas
détourner (distraire) par les objets à proximité.
41. Il faut que le samadhi (contemplation ~xt<l;tique)
n'ait qu'un seul aspect (l'aspect de 1 obJet suprême de la contemplation) et soit indépendant
de l'endroit (du corps) (sur lequel la pensée
s'est d'abord :fixée). En effet la certitude (est
produite) uniquement par l'objet (réel) (de la
contemplation), (non par ce qui a servi d'abord
à :fixer la pensée) : c'est le suprême commandement du yoga.
1. Cette présence d'un tenne grec, sanscritisé, donne . lieu à ,une
note fort importante de Dumont (p. 192 à; 195}. Proclu,: (envU'on
500 ans après].-C.) dé~igne ainsi le contact.d~ ~,!X'l] et de VO\)~, rapport
intennédiaire entre unIon, lVCJ)crt~ et partiCIpation (J.éae~t~.
.
2. Remarquer que les sensations, à l'indienne, sont des exertlons,
non des façons de subir.
120
1
PHILOSOPHIE DU YOGA
ANNEXES
42. Douze pranayamas constituent le dharana' douze
dha:an~s ,co~stituent le dhyana. On di; que le
sa~adhl eqUIvaut à douze dhyanas [= se prodUIt quand on a atteint le douzième dhyana].
, Invitons le lect~ur 'à compléter son information par
1 exa:nen du chapItre V; il explique les suaves effigies
de Çiva dansant, celle surtout qui accueille le visiteur
du Mus~e Guimet. Le cercle dans lequel se meut le
danseur Importe ~utan.t que l~ divin personnage; c'est
la ro~e des .tranSInlgratlOns. DIvin artiste : ainsi jugeait
~odm, malS non Tagore. La maya de Çiva est la totalIté des rythmes cosmiques et des ferveurs humaines.
pans l~exp?sé de, cette GIta l'entité suprême est
1
;ra, ~aI~ ylSnu ,lUI est presque égalé. Aucune oppoSItIon, SI legere SOIt-elle, ne sépare ces deux aspects de
!'absolu,..du m~me absolu. Conciliation non par
J~~apOSItlOn _mc:ls p,:r ~n~té foncière; tandis que la
~Ita ~lu Mahabharata etait 1 apanage de certains dévots
vIsnUItes, ceux qui révèrent Krsna; tandis aussi que
les farou;hes tantrikas d'un Moyen Age plus avancé
seront zelateurs .d'un çivaïsme forcené, auquel répugneront les fadaIses des sectateurs de Visnu.
9
III
Sur le yoga indien 1
Toga-Soûtras
Aphorismes sur la « cohérence » intérieure
IVe ou v e s. de notre ère
, ~reI;lÎèr~ Partie :. concentration. - Ile : moyens
elOlgnes d y parvemr.
IIIe; moyens prochains;
1. Etudes tarmélitaines, octobre 1937 (Illuminations et sécheresses),
p. 167.
1
121
pouvoirs ou facultés supra-normaux qui se développent au cours de la pratique du yoga, comme des perfections relatives et de surcroît. - IVe: l'état de perfection absolue et d'isolement spirituel (kaivalya).
La libération Spirituelle ne s'obtient que par réduction de l'actuel au virtuel des activités. de la pensée
empirique; les esprits en leur pure essence sont
simples [note : sans différenciation interne], immobiles, inactifs; tout mouvement et toute activité ressortissent à la nature matérielle, absolument séparée de
l'esprit bien qu'elle lui soit co-éternelle et ordonnée
par une double finalité spontanée : celle de lui procurer la jouissance de ses chatoyantes et changeantes
richesses en se déployant devant lui, et celle de lui
permettre, par la leçon de cette expérience ambiguë
qui débouche inévitablement dans la douleur, de
retrouver sa véritable essence et de s'y reposer inamissiblement; la nature est par elle-même rigoureusement
inconsciente, ne jouit pas d'elle-même, n'est pas pour
elle-même; l'esprit se suffit absolument à lui-même et
ne sort jamais vraiment de lui-même, mais il prête sa
lumière à la nature qui se met alors à mimer l'esprit,
pour autant qu'elle le peut; ainsi se constitue une
zone de rencontre, un ordre psychologique, qui participe de la matière en tant que soumis au devenir, et à
l'esprit en tant que conscient; et c'est dans cet ordre
que se passe le drame de l'asservissement par intérêt
pour le jeu de la nature, et de la délivrance par renoncement à ces prestiges; ordre paradoxal où la matière
devient pensante et fournit toute la substance d'une
évolution de la conscience, où l'esprit semble s'engager
et s'empiéger dans une activité contraire à sa nature
par cela seul qu'il se laisse prendre en perspective et
participer par la matière, d'une participation qui
n'est ni ontologique ru dynamique, sans être pour
122
1
PInLOSOPl{1E DU YOGA
autant illusoire, l'illusion ne venant qu'au second
temps lorsque le sujet psychologique ainsi constitué
confond en lui-même ce qui procède de l'esprit et ce
qui procède de la matière; ordre à double polarité,
comportant un sens d'activité positive (PravrittiJ
, tournée vers la jouissance du monde, qui redouble le
mouvement de manifestation et d'évolution de la
nature naturante, et un sens de comportement restrictif (nivritti ) qui utilise aux fins de la délivrance le
mouvement d'involution de la natùre; ordre qui se
définit pratiquement pour ou contre le caractère
fluctuant (vrittiJ de l'activité psychologique et du
déploiement de la nature par opposition au caractère
absolument stable et simple de l'esprit, stabilité et
simplicité que la méthode du yogui vise à établir
progressivement dans la vie psychologique. Gardons
constamment en mémoire, si nous voulons bien entendre les intentions de la mystique indienne, ce
primat ultime de l'immutabilité et de l'indifférenciation : nous serons constamment sollicités à trouver
pauvre le contenu terminal de l'ascèse du yoga, plus
pauvre que le contenu des étapes intermédiaires, plus
pauvre même que le contenu de la conscience empirique. L'Indien ne saurait juger ainsi parce que la
suprême simplicité spirituelle se définit pour lui par
l'indifférenciation en contraste avec la diversité changeante des manifestations cosmiques.
Il y a lieu de distinguer au surplus deux sortes de
fluctuations psychologiques : celles qui sont affectées du
coefficient de l'asservissement métaphysique, et celles
qui en sont dégagées. Les unes et les autres devront
en définitive être apaisées, ramenées à une condition
virtuelle. Mais les premières sont radicalement viciées,
même s'il s'agit de connaissances empiriques correctes, ou du sommeil ou de la mémoire (Y.-S., I,
ANNEXES
1
12 3
5-11), et requièrent avant tout une purification, un
redressement. Elles procèdent de cinq facteurs dont le
plus foncier est l'ignorance qui ne discerne pas entre
l'esprit et la matière; puis viennent l'égoïsme, l'attachement, l'aversion et le vouloir-vivre (Y.-S., II, 3).
Ces facteurs de servitude sont à la racine de nos actes
et de leurs fructifications d'existence en existence (loi
du karman, Y.-S., II, 12-14) et font que l'expérience
mondaine est essentiellement douloureuse (Y.-S., II,
15). En sorte que pour .réaliser son idéal de stabilité
intérieure pacifique et concentrée, le yogui doit
d'abord compter avec un instrument psychologique
et physique profondément indiscipliné, dont l'activité
fluctuante tend à l'anarchie et à la dispersion sous
toutes leurs formes : erreurs perceptives, doute, incapacité de faire effort d~ns le sens de la spiritualité ou
d'y persévérer, et dans le corps lui-même, mauvaise
régulation des rythmes biologiques et particulièrement
du plus fondamental, du rythme respiratoire (Y.-S.,
I, 29-31).
Il faudra donc, tout d'abord, triompher de ces derniers obstacles pour s'attaquer ensuite aux facteurs
d'asservissement, les exténuer, les réduire. Viendra
alors, démarche ultime, l'apaisement de toute fluctuation psychologique et la dissolution du lien vital.
La méthode du yoga est à deux faces : exercice assidu
et détachement. L'exercice assidu tend à rendre permanentes les dispositions à l'immobilité introduites dans
la pensée par le yoga. Le détachement est la maîtrise
consciente de celui qui s'est débarrassé de toute
concupiscence pour les objets empiriques ou supraempiriques; elle culmine dans un détachement suprême à l'égard de toute relation vitale avec la nature
principielle elle-même.
D'un autre point de vue le yoga intègre en son unité
12 4
1
PHILOSOPHIE DU YOGA
une discipline morale, une discipline intellectuelle et
une discipline d'ascèse psycho-physique.
Enfin le yoga de Patafijali est dit comporter huit
membres ou moyens dont les cinq premiers sont indirectement et les trois derniers directement ordonnés
à la délivrance.
Premier groupe de moyens médiats (Y.-S., II, 30 -3 1 ) :
ne faire violence à aucun être, dire la vérité, ne point
voler, garder la continence, ne pas accepter de dons.
La pratique de telles vertus, malgré leur caractère
négatif, implique l'héroïsme si on les pousse jusqu'à
leurs exigences extrêmes.
Second groupe (Y.-S., II, 32) : propreté physique et
morale, contentement, macération, étude, dévotion
au Seigneur. On notera que la piété n'est ici qu'un
moyen médiat du salut; la vie spirituelle n'est pas
essentiellement une communion avec Dieu; la grâce
divine n'est qu'adjuvante. Au fond le système du yoga
fait presque entièrement abstraction de Dieu, et ne lui
donne quelque place qu'en raison, probablement, des
exigences religieuses du temps et du milieu où les
Y.-S. ont reçu la forme qu'ils ont présentement.
Notons, par contre, à leur actif de délicates et nobles
aperceptions morales: il faut cultiver l'amitié envers
le bonheur d'autrui, la compassion envers sa peine,
la joie à l'égard de ses mérites, l'indifférence à l'égard
de ses démérites (Y.-S., I, 33).
Troisième groupe (Y.-S., II, 46-48) : postures physiques favorables au bon équilibre du corps et donc à la
méditation et à la concentration.
Quatrième moyen médiat (Y.-S., II, 49-52) : régulation
de la respiration et par elle des rythmes biologiques et
psychologiques en sorte que l'organe interne devienne
capable d'attention fixe.
Cinquième moyen médiat (Y.-S., II, 54-55) : rétraction
ANNEXES
1
12 5
dei fonctions sensorielles. En se détachant de leurs
objets propres les sens externes se résorbent pour ainsi
dire en la matière pensante, se conforment à son mode
d'être à elle, et passent progressivement sous son entière maîtrise. Il convient d'ailleurs pour achever ce
procès que l'organe interne se maîtrise lui-même :
alors son empire sur le sens est parfait, et leur unisson
à son propre régime tout spontané et non plus
contraint.
Quant aux moyens immédiats, dont l'ensemble est
appelé « discipline intérieure », ils s'échelonnent sur
trois degrés :
1 0 Fixation de l'activité sur un lieu circonscrit: par
exemple le nombril, ou le centre du cœur,· ou la lumière qui brille dans la boîte crânienne, ou la pointe
du nez, ou la pointe de la langue, ou même quelque
lieu extérieur. C'est le dharana (Y.-S., III, 1);
2 0 Recueillement de la pensée par collocation en ce lieu
choisi et fixé de la représentation d'un objet à contempler, en écartant du courant psychologique toute représentation hétérogène. C'est le dhyana (Y.-S., III,
2) ;
30 Concentration parfaite de la pensée par absorption
dans l'intention objective, la conscience subjective se
vidant, pour ainsi dire, de soi, le dualisme de la connaissance et de l'objet connu disparaissant. C'est le
samâdhi (Y.-S., III, 3).
Il peut sembler que cette méthode d'absorption
dans l'objet tourne le dos à la loi d'introversi<?D; mys:
tique et soit en désaccord avec la fin pourSUIVIe qm
est de retrouver le sujet pur. Il n'en est rien cependant.
Il convient en effet de distinguer nettement ce samadhi,
qui n'est encore qu'un moyen, du samadhi ter~?al
dit sans connaissance d'objet ou sans germe par OppOSItion
au premier qui comporte connaissance d'objet et germe.
126
1
PHILOSOPIUE DU YOGA
C'est le sujet psychologique, non le sujet spirituel qui
se vide de lui-même et se perd en l'objet par ajustement (samiipatti) du connaissant au connu. L'échelle
objective qui va des objets empiriques les plus grossiers aux objets métempiriques les plus décantés et les
plus sublimes, en passant par mille degrés, entraîne
la pensée à se raffiner de plus en plus. Mais toute cette
dialectique tend en définitive à libérer la pure conscience spirituelle qui s'actualise dans la concentration
sans germe ...
...................
Au terme, l'isolement spirituel est à la fois toute
perfection et tout dépouillement, perfection indifférenciée, apaisée, stabilisée, dépouillement du divers,
du changeant, de toute richesse adventice.
Et la question se pose de savoir si cet état d'isolement spirituel ou de libération de la matière comporte
encore quelque chose qui ressemble à la conscience.
La réponse est malaisée. Il faut en effet reconnaître
que les docteurs n'ont pas manqué dans l'Inde pour
affirmer que l'état de délivrance est strictement inconscient en son immutabilité; pour eux c'est une
condition comparable à celle de la pierre. Mais tout,
à l'inverse, et c'est, semble-t-il, le courant le plus fort,
beaucoup pensent dès le temps des Oupanichads que
le délivré est au-delà de la conscience et non pas en
deçà, que l'esprit libre est vraiment et pleinement pour
soi, encore que sans repli, ni dualité, ni réflexion internes. On constate d'autre part qu'au long de l'histoire l'accent se porte de plus en plus vers la conception
positive du salut, dans le Bouddhisme comme dans le
Brahmanisme, et donc vers la notion de conscience
absolue; ce mouvement apparaît d'ailleurs comme
coordonné au développement de la bhakti et de la
dialectique de l'absolu et du relatif. Quelle est la
ANNEXES
1
12
7
position exacte des Yoga-Soûtras sur ce point? Elle
reste peut-être encore indécise sur le plan philosophique : d'une part le dualisme radical du système, la
thèse consécutive de l'isolement spirituel, le rejet constant de tout contenu de pensée du côté de la matière
rendent presque inconcevable la notion d'une conscience ou d'une super-conscience qui serait actuelle
sans s'appliquer à ce contenu; d'autre part, pourtant,
les soutras ne disent nulle part que l'âme délivrée est
comme une pierre, et qu'elle n'est pas pour soi. Mal~­
dresse ou volontaire réserve devant l'ineffable, Ils
nous laissent en suspens.
Olivier LACOMBE.
IV
Yoga-Sütras de Patafijali
,
Sanscritistes et indologues consulteront l'ouvrage
crucial de James Houghton Woods, l'indianiste
américain1 •
Le texte comporte quatre chapitres :
1 ° La concentration; son utilisation dans la vie
spirituelle;
2° La concentration; sa pratique;
3° Pouvoirs;
4° Indépendance (kaivalyam).
Le second sütra du premier chapitre annonce et
déjà résume tout le contenu des sÜtras. Yoga, dans ce
H.
The roga System of Pataiijali; t~e Comment called
attributed to. VedalD'tÏsa '!fld the explanatJon called TattvaVaifliradi of Viicaspatimtfra, CambrIdge (Massachusetts), Harvard
1.
J.
WOODS,
roga-Bhii~a,
University Press,
1914.
1
128 1 PH1LOSOPIUE DU YOGA
texte du IVe siècle de notre ère, ne désigne pas, comme
dans le Jaïnisme et le Bouddhisme les plus anciens,
une ascèse; pas non plus, comme au Moyen Age, une
gymnastique psychophysiologique; mais l'acquisition
d'une emprise sur la pensée. Non la pensée logique,
non la pensée métaphysique, non la· pensée comme
moyen de connaissance, mais la pensée comme attitude
et comportement. Directives comparables à celles que
fournit, en religion, un directeur de conscience, mais
indépendantes de tout culte; car. le yoga s'isole ici de
toute application qu'on en puisse faire; régulation psy_
chologique pure et simple. Nous· préférerions ce terme
à celui de concentration.
Couper court aux fluctuations de la pensée, cittavrittinirodha : telle est la tâche - donc la définition - du
yoga. Le mot que nous traduisons : fluctuations, vrtti,
implique tourbillonnement, agitation désordonnée.
Remplacer cette vaine mobilité par un refrénement
qui l'abolit; cela doit permettre de préciser l'usage
légitime de la pensée, mais l'auteur de ce texte, Patafijali, n'en a cure; son yoga est cathartique, non
constructif. Puissante catharsis, très positiviste, non
pas romantique comme le tantrisme... ou la psychanalyse.
TI ne faut pas, en lisant ce texte, ignorer ou méconnaître que les premiers documents sur le yoga Uaïnisme, bouddhisme) sont de neuf ou huit cents ans
antérieurs; que le yoga des premières upanisads existe
depuis environ sept cents ans; celui des épopées depuis
quatre ou trois cents ans. Scolastique, non improvisation ! Aucun terme qui n'ait déjà sa longue histoire.
1
ANNEXES 1 12 9
v
Pluralité des yogas
L'état de « libéré» (mukta) représente la parfaite
santé spirituelle. Dans le:: y<:g~ la voie d.é~endra, tant
des imperfections dont l'md1V1du est afflIge au depar:t
que des énergies qui sont en lui et dan~ lesque~es Il
peut puiser... Pour les fins du yoga les Hmdous repartissent les hommes en plusieurs catégories, selo~ que
prédominent en eux l'activité intellectuelle cOn~Cle?te,
le besoin de travail et le discernement, les aspIratIOns
affectives, la soif d'ascèse, etc. A chacune
. . de ces catégories correspond l'un des yogas prmcIpaux.
Dans la recherche assidue de l'unité l'homme peut
s'attaquer soit directement à l'infinie multiplicité du
cosmos po~r l'englober en un tout unique ou l~ réduire
à une essence unique (c'est lejfianayog~),. S?I; s'attaquer seulement à un él~ment de multlp~cIte ou ~e
différenciation pour arrIver par cet;e, et;tde p:u-ticulière à l'état de supraconscience d ou } on. ;'OIt l.a
vérité, non pas seulement de ce qu'on a etudIe, maiS
de tout.
.
"
Si l'on se prend soi-même pour obJ~t d ~tude et de
dépouillement (raj~ yoga), il fau: se dISSOCIer de. tout
ce qui est acceSSOIre et adventice (corps physI9-,:e,
pensées, sentiments, désirs, etc.); il faut aUSSI se desmtéresser de tout ce qui constitue pour nous le monde
extérieur, en tournant vers le dedans notre me~t~l
habitué à s'occuper du dehors; il faut enfin se salSlr
de l'essence même de notre être vrai, d'abord ~n se:
manifestations les plus grossières et les plus facIles a
saisir, ensuite dans des manifestations de plus en plus
subtiles.
13 0
ANNEXES 1
1 PHILOSOPHIE DU YOGA
Dans le karma yoga on s'efforce surtout de faire
tomber la barrière que nous avons érigée entre le moi
et le non-moi, et qui est la différenciation fondamentale, à la base de toutes les autres. On l'attaque dans
sa manifestation la plus virulente, celle des conflits
d'intérêts qu'elle engendre. Par la pratique du désintéressement, par une attitude d'instrument entre les
mains du Divin, le yogin parvient à ne pas envisager
l'action comme une lutte contre un élément extérieur
à lui, à ne plus sentir en son prochain que le prolongement de lui-même, à ne plus faire aucune distinction entre toi et moi.
Dans le bhakti yoga il s'agit de faire disparaître la
différence entre l'être imparfait que nous avons
conscience d'être et la perfection absolue que nous
nous représentons dans une certaine mesure par notre
imagination et nous désirons réaliser en nous-mêmes.
Pour cela le yogin personnifie son idéal en un« Dieu»
qu'il façonne à son gré (ishta devata) et s'efforce
d'arriver avec lui à une union totale par la voie de
l'amour et de l'adoration. Parvenu au but, il n'a
évidemment pas réalisé en lui les caractères accessoires
de son Dieu, mais il en a pénétré l'essence et s'est ainsi
transporté sur le plan de ce Dieu.
Dans le hatha yoga on cherche à réaliser la fusion,
l'union entre deux ordres de courants psychiques,
prana et apana, absorption et rejet, dont la dualité
crée la vie différenciée.
Jean
HERBERT,
Spiritualité hindoue, p. 355.
13 1
VI
L'initiation tantrique
L'acte essentiel de l'initiation, qui dans l'ensemble
s'inspire de la diksâ Védique, est l'octroi du mantral à
l'élève par son maître spirituel, le guru, qui peut être
son père, ou même une femme, par exemple sa mère.
L'initiation est la « racine du mantra », lequel est
«la racine de la divinité», elle-même à son tour« racine
de la réalisation ». Le futur initié est soumis à certaines
épreuves. Le choix du mantra est déterminé par le
« cercle» des initiés. Il y a quatre modes d'initiation,
qui se distinguent par le temps. Dans la samayadîksâ
la grâce accède lentement : le guru invoque Çiva;
l'élève, les yeux bandés, est conduit autour du pavillon où se trouve le vase consacré. Le guru place sa
main droite sur la tête de l'élève en prononçant un
mantra, puis sur différentes parties de son corps
(technique du nyasa). Celui-ci répand des fleurs sûr
le vase et reçoit son nom d'initié, dont la structure
dépend de la direction où les fleurs sont tombées. Il
devient alors samayin et obtient ce qu'on appelle
« le séjour de Rudra ». L'initiation « semi-Iente »
s'appelle viçysa; elle ressemble à la préc~dente; ;eux
qui l'ont atteinte sont des« fils» et ont drOlt au« sejour
du Seigneur ». La dîksa« rapide» et la dîksa« instantanée» portent le nom de nirvana; les liens sont coupés
avec le monde, alors même que l'élève possède encore
son corps matériel. On jette au feu ces liens (qui symbolisent les trois souillures de l'âme des doctrines
I. Répétition de noms divins ou de syllabes sacrées. (Note ajoutée
au texte.)
132
1
PHILOSOPHIE DU YOGA
çivaïtes : maya, karman, kala; son âme devient égale
à Çiva en pureté; elle participe aux six qualités de
Çiva. Ces deux dernières formes d'initiation font de
l'impétrant un sadhaka « celui qui possède la réalisation », qualifié pour exécuter les rites fixes, ou un
âcârya ou maître, qualifié en outre pour les rites occasionnels. L'ensemble constitue quatre voies : celle du
samaya (<< convention») s'appelle la« voie des esclaves»
parce que ses adeptes sont les esclaves de Çiva; la voie
des« fils» s'appelle putramarga, celle des sâdhaka est
le sahamârga « voie des associés », celle des âcarya
le sanmârga« voie du Sant» : ses adeptes se conduisent
comme Çiva lui-même.
D'après le Pârânanda la dîksâ comporte vingtquatre jours de préparation, consistant en silence,
chasteté, jeûne, interdiction de couper les cheveux et
la barbe, onction de santal, port des couleurs et insignes de la divinité qu'on va adopter. Outre la dîksâ
d'introduction, il existe des aspersions (abhiseka) qui
marquent des étapes successives : « l'aspersion plénière », la plus haute, est décrite longuement dans le
Mahiinirviina Tantra, chap. X : offrandes à Ganeça,
imposition, contrôle du souffle, méditation sur
Ganeça, hommage aux huit çaktis et aux dix régents
des régions, consécration préliminaire (adhivasana).
Le jour de la dîksâ distribution de dons, hommage à
la Trimûrti, aux planètes, aux seize mères, exécution
du vrddhiçrâddha, prière au guru avec des dons. Le
guru construit un autel de terre, trace le diagramme
appelé sarvatobhadra, que suit l'hommage mental
des assistants, la purification du sol, la consécration
des cinq substances (paftcatattva). La jarre est placée
sur le mandala, emplie de vin ou d'eau consacrée;
on récite trois fois l'alphabet (mâtrka), on dispose les
neuf coupes. On fait des libations aux quatre guru,
ANNEXES
1
133
à la Déesse, etc. Le guru invite l'élève à adorer la
déesse dans la jarre, puis il l'asperge, lui confère son
nom d'initié. L'élève adore alors le guru en lui présentant les cinq substances et adore sa « divinité
d'élection» dans un diagramme ...
Le rite de l'ascension de la kundalinî repose sur
l'antique notion du microcosme reproduisant à l'intérieur du corps l'ordonnance du cosmos : la partie
inférieure du corps représente les sept étages infernaux; la partie supérieure, c'est-à-dire les sept
« cercles» qui vont de la base de l'épine dorsale au
cerveau, équivalent aux sept mondes. Les cinq premiers cercles (en commençant par le bas) sont le siège
des cinq éléments soit, en allant de bas en haut et du
grossier au subtil: terrre, eau, feu, air, âkâça (éther);
le sixième, au-dessus, est le siège des manifestations
internes (buddhi, manas, etc.); le septième (qui
souvent n'est pas compté dans la liste, d'où la dénomination courante des« six cercles », celui de la conscience pure (samvid) ... Le cercle supérieur est le
sahasrâra « lotus à mille pétales» qui, situé au haut
du cerveau est le siège de Çiva suprême et de la nirvânaçakti. Ainsi que l'indique ce nom même de
sahasrâra, on se représente souvent les cakra comme
d'imperceptibles lotus (padma) sis dans la colonne
vertébrale, à l'intérieur de la susumnâ nâdî. Les pétales de ces lotus sont, de bas en haut, au nombre de
quatre, six, dix, douze, seize et deux, soit cinquante
au total, chiffre répondant à celui des lettres de l'alphabet (mâtrkâ), qui sont elles-mêmes incluses en
chaque pétale et représentent autant de çakti : en sorte
que l'ensemble constitue le corps « mantrique »,
autrement dit la figuration littérale de la divinité.
Dans le lotus sahasrâsa chacune des lettres est répétée
vingt fois. Ces pétales dessinent le pourtour des in-
134
1
PHILOSOPHIE DU YOGA
nombrables nâdî - on donne souvent les chiffres de
soixante-douze mille ou de trois cent mille - à la fois
vaisseaux, nerfs et conduits d'air, qui alimentent
chaque cercle. Enfin ces derniers sont imaginés en
même temps sous forme de mandala contenant le bîja
d'une divinité (avec la « monture» afférente) et une
çakti; trois d'entre eux ont en outre un linga et une
yoni [pénis, matrice]. Chacun est censé commander
à des organes des sens et aux perceptions qui y sont
liées.
Alors que dans la vie ordinaire l'air inspiré (prâna)
descend par la pingala, l'air expiré (apana) remontant
par l'idâ - on donne aussi la répartition inverse -le
rite de kundalini, sous son aspect primaire, physiologique, consiste à réunir prâna et apana, à les faire
passer par la susumnâ et remonter de là au brahmarandhra « l'ouverture de Brahman» (prétendûment
la fontanelle antérieure) (Avalon). Pour aboutir à ce
résultat il a été imaginé la représentation (elle aussi
d'origine cosmogonique, cf. le serpent sous Visnu dormant) de kundalinî ou kundalî la « lovée» : serpent
endormi replié autour du linga sis au centre du
« cercle» inférieur, c'est-à-dire autour du pénis, serpent qui symbolise la çakti du corps humain, le corrélat
microscopique de la çakti-démiurge.
La méthode consiste à éveiller le serpent, à le faire
passer de cercle en cercle (c'est le satcakrabheda« le
brisement des six cercles »), poussé par le souffle vers
la fontanelle. Des moyens préliminaires sont mis en
œuvre, enseignés par le yoga : pression exercée sur le
ventre, bloquage des souffles dans le corps par obstruction des orifices et compression; l'élévation de
température ainsi produite éveille la kundalinî, l'attire
vers le haut; en montant elle résorbe« les éléments»
de chaque cercle (layakrama « processus de résorp-
ANNEXES
1
135
tion ») qu'elle émettra en redescendant (srstikrama
processus d'émission). Le rite s'appelle kundaliyog~
ou laya yoga « Yoga de résorption »; on dit aussi
~rîvidyâ« scien:e sacrée »; une forme réduite, symbolIque, est la bhutaçuddhi.
D'après Avalon la base de la théorie des cakra serait
r~elle. : une sorte d'anticipation des plexus de la phys,I~logie moderne. Il se peut en effet que, en dépit des
elements fantastiques, la représentation ait voulu
tr~nscrire quelque réalité organique; mais il y faudrait
VOlr, avec certaines transpositions, un développement
de la thé?x;.ie dc;s .marman et de descriptions analogues
des samhzta medicaies. Quant aux données sur les
nâdî et les souffles, elles remontent aux plus anciennes
Up~nisa~, ta~dis que l'image de la kundalinî a pu
sortIr speculatlVement de la notion du purusa (Walte~);. c~rtaines Upanisad « moyennes» (Maitri, etc.),
decnvaient la délivrance comme un forage de bas en
haut, ayant pour effet de relier l'âme à l'absolu.
~he~ les ~antristes, selon leurs tendances générales,
la sIgmficatlOn est d'abord ésotérique. Il s'agit d'unir
avec la conscience la çakti corporelle, de l'introduire
~ul?rès de ç~,:a. s~égeant au sommet du corps et de
JOUIr de la felIcIte de cette union. Accessoirement le
kundalîyoga confère des pouvoirs magiques dont
l'intensité croît à mesure qu'on avance d'un cercle
au cercle supérieur. Cette surrection de la çakti représente la dissolution (laya) et création (srsti) du cosmos:
la dualité Çiva-Çakti est résolue, le monisme originel
rétabli et le processus de création du monde renouvelé
en sens inverse.
.Le rite de la kundalinj est décrit dans les textes tantrIques (notamment le!Satcakranirûpana) et, avec des
vanantes, dans le Hathayoga; il Y est fait allusion
chez Çankara, Bhavabhûti (Mdlat. acte 5, str. 2),
136
1
PHILOSOPHIE DU YOGA
dans plusieurs purana (Agni, Linga, Devibhâg.) et
chez les commentateurs du yoga.
Louis RENOU.
(L'Inde classique, Paris, Payot, 1947, p. 597 à 600.)
VII
Continence et sexualité
dans le bouddhisme et les disciplines de yoga
... Les pratiques des Tantra bouddhiques rejoignent
certaines pratiques du yoga indien généraL Celui-ci,
discipline rigoureuse du corps et de l'esprit, et dont le
point de départ paraît être dans des expériences p~y­
siologiques tentées en vertu d'une anCIenne ~octrllle
pneumatiquel, consiste, dans sa forme essentlelle, en
un arrêt volontaire des phénomènes instables de
conscience (cittavrttinirodha) pour prise de position
(samadhi) sur le fonds stable inconscient, pour atteindre l'être en soi, dégagé du phénoménal.
Il est évident que, dans cette discipline ainsi conçue,
l'attitude à l'égard de la sexualité doit être, C?:n:me
dans le bouddhisme ancien, résolument restrIctlve.
Toute impulsion capable de troubler la maîtrise de
soi et de produire des éléments actifs du phénomènal
qu'on veut éteindre, est nécessairement à enr~yer.
Mais à côté de cette discipline idéale du yoga, Il en
est d'autres qui lui sont apparentées par la technique
générale (attitudes, exerci~es respir~toire.s, concentration psychique, etc.), qm font aUSSI partle du yoga,
1.
Les origines d'une technique mystique indienne, Revue philoso-
phique, avril-juin 1946, p. QoB ...
ANNEXES 1
137
et qui, pourtant, ont des tendances différentes. Ces
yoga tendent non plus seulement au retour de soi à
son être absolu hors du phénoménal, mais bien à une
maîtrise du phénoménal, visant la puissance soit pour
elle-même, soit, selon un idéal plus élevé, pour l'employer à se hausser hors du phénoménal. Car le but
général est en principe le même dans le yoga classique
et dans les autres. La différence est que le premier
élève au-dessus d'un phénoménal écrasé, les autres
au-dessus d'un phénoménal gouverné. Le premier
refoule les énergies qui paraissent extérieures au soi
absolu, les autres travaillent à les capter. Ils les jugent,
d'ailleurs, moins étrangères au soi qu'il n'y paraît,
car ils les ramènent à ce soi, seul existant, en les
regardant comme des visions passagères. Ils ne répugnent pas à jouer d'elles, à condition de bien les distinguer de l'absolu qui les sous-tend, et de ne point se
laisser prendre à elles, comme si elles étaient la réalité
foncière. Il existe alors la même différence entre ces
yoga et le yoga classique qu'entre le bouddhisme tantrique et le bouddhisme orthodoxe et cette différence
consiste en un rétablissement de valeur des énergies
phénoménales. La sexualité redoutée et refoulée, dans
le yoga classique et le bouddhisme orthodoxe, est alors
rétablie dans des droits accrus, en vue ou sous le prétexte d'une utilisation supérieure.
Cependant, le yoga, même classique, c'est-à-dire tel
qu'il est décrit et défini dans les 'Yogasütra de Patanjali,
ne redoute pas la sexualité autant que le fait le bouddhisme ancien. S'il prescrit rigoureusement la continence, ce n'est point seulement par crainte des traces
funestes que le libre cours de la sexualité pourrait
laisser dans l'individualité transmigrante, c'est aussi
en vue d'une accumulation d'énergie. Le~ 'Yogasütra
s'expriment nettement à ce sujet: « Quana il y a
=
13 8
1 PHILOSOPHIE DU YOGA
établissement de la continence, il y a acquisition
d'énergie ... »
Dans les autres formes du yoga, particulièrement
dans le hathayoga, « yoga de force », et surtout dans les
yoga des Tantra hindouistes, parallèles aux Tantra
bouddhiques, la vertu de la continence est pareillement admise pour l'atteinte de la perfection, mais
celle-ci une fois obtenue, l'adepte peut, comme dans
les Tantra bouddhiques, abandonner sans déchoir les
pratiques d'abstention qui l'ont placé au-dessus de la
morale vulgaire. C'est alors qu'intervient l'utilisation de la sexualité, en principe sublimée par un
symbolisme.
Elle intervient moins que dans les Tantra bouddhiques, mais de façon analogue, tantôt effectivement,
tantôt en représentation psychique. Une conception
spéciale veut que, dans la partie inférieure du tronc
sommeille, comme un serpent enroulé, une énergie
appelée Kundalini, qui doit s'éveiller et monter vers
le sommet de la tête pour s'unir à la Vie (jîva), et
cette union représente, dans le microcosme qu'est
l'homme, l'union cosmique de Çiva et de son énergie
(çakti)1 ...
Au symbolisme s'ajoutent d'autres considérations
pour motiver les pratiques précitées. L'union symbolique de Çiva et de l'Energie doit se produire à
l'intérieur du microcosme qu'est le corps, si elle veut
représenter une union qui a lieu à l'intérieur du macrocosme. D'autre part, la conservation ou la reprise du
liquide séminal est motivée par une idée particulière.
TI est admis, en effet, qu'il dépend de la pensée
( cittâyatta) que la vie (jivita) dépend de lui et que,
par conséquent, il faut le sauvegarder en même temps
I.
Gherandasamhitii (III, 39-41).
ANNEXES 1
139
que l'esprit et avec autant de soin (Hathayogapradïpika,
III, go). Le yogin, rompant avec la continence et
n'en tenant plus compte du point de vue moral, qu'il
juge avoir dépassé, cherche au moins à n'en point
perdre les avantages supposés, entend garder sur
l'acte qu'il consent la même maîtrise réprimante de
retenue à soi qu'il exerce par le yoga sur son esprit
Par toutes ces pratiques, sexuelles et autres, le
yogin se donne une conscience exaltante de prise sur
l'univers, d'atteinte à l'être absolu. D'abord affranchi,
par un ascétisme achevé, des dangers de la sexualité,
il utilise celle-ci comme évocation du grand mystère
cosmique de fusion de l'énergie universelle avec le
principe suprême. Il se juge ainsi avoir renversé sa
position première d'homme ordinaire par rapport à la
sexualité. Primitivement soumis à son empire, c'est
lui maintenant qui, l'ayant vaincue, la place sous le
sien, pour en employer le potentiel à son gré ... Dans les
formes anciennes· et orthodoxes du bouddhisme la
continence a été conçue comme une nécessité absolue
par crainte du danger de la sexualité attachant aux
existences. Dans le yoga classique elle a été prescrite
pour écarter les perturbations de la maîtrise de soi et
pour trouver gain d'énergie en la vertu du renoncement. Dans le hathayoga et les tantra hindouistes et
bouddhistes la sexualité a paru utilisable comme
source de puissance et d'énergie spirituelle, une fois
qu'on a cru l'avoir définitivement dominée, au lieu
d'être dominé par elle et à la faveur d'un symbolisme
théorique de sublimation, hérité en grande partie du
brahmanisme des Upanisad.
Jean FILLIOZAT
dans Mystique et Continence,
Etudes carmélitaines, 1952.
140
1
PHILOSOPHIE DU YOGA
vIn
L'aridité spirituelle
selon les auteurs musulmans 1
Du fait que l'Islam pose Dieu comme inaccessible à
l'homme, non seulement en droit, mais en fait, et professe que la foi seule (dans le Dieu d' Abraham), et
non la charité, fait e~trer au Paradis, la doctrine
théologique des deux écoles primitives de scolastique
est unanime; les seules joies des élus, anticipables ou
non dès cette vie d'oraison, sont des impressions visuelles ou tactiles matérielles concernant des objets
crees. L'école ash'arite admet qu'il y a en Paradis
une vision de Dieu positive, mais non transformante,
qui « anéantit» momentanément l'élu, qui reprend
haleine, après la vision, dans des jouissances créées;
cette vision transnaturelle ne peut donner à l'élu
aucune joie (nafy al..taladhdhadh : IbntAqîl et Jo~
wayni, ap. Ibn Taymiya, rasail kobra, II, p. 122,
131). L'école mot tazilite nie toute possibilité de vision,
et ironise à la pensée des dévots qui s'imaginent pouvoir jouir d'une familiarité avec Dieu; elle leur prête
des mots désenchantés à la pensée de l'éternité aride
qui les attend, où ils demeurent des « esclaves du
marché ».
Plus tard, la conjonction de l'expérience de certains
mystiques avec l'infiltration de la théorie plotinienne
I. L'Européen ne peut prendre quelque connaissance de l'Inde
médiévale s'il ignore complètement la façon, plus âpre et sèche dont
l'Islam concevait les anxiétés du salut si profondément scrutées par les
yogis. Cette brève, mais saisissante présentation jouxte l'article d'O. LACOMBE dans les Etudes carmélitaines de 1937 (p. 177).
ANNEXES
1
14 1
de la béatitude discursive des élus, professée par des
philosophes hétérodoxes (Farabi, Ibn Sina) , contaminera quelques théologiens syncrétistes. Mais toute
l'apologétique musulmane condamne comme chrétienne l'idée d'un Paradis de liesse divine.
La dévotion orthodoxe primitive a tiré de ces prémisses théologiques des règles rigoureuses pour la vie
d'oraison; c'est une voie d'endurance de Dieu, toute
négative, où toute joie, même de compréhension analogique admirative des attributs divins est exclue
comme une tentation. Le but est de se consumer, sans
modes, devant la gloire de l'inaccessible Unité divine.
La résurrection sera pour les plus saints, une comparution où ils sueront d'épouvante, dans leur corps
comme dans leur âme (car pour l'Islam primitifles âmes
et les anges sont composés de matière subtile); avant
d'accéder à cette vision qui « les ramènera à leur
commencement de manière qu'ils soient tels qu'ils
étaient, avant d'être» (c.-à-d. de simples idées divines
(Jonayd).
Chez les mystiques modernes il n'y a pas l'équivalent des trois signes de Tauler
saint Jean de la
Croix - mais la tendance à l'endurance (sabr) de la
pauvreté (faqr) en soi, comme manifestant seule le
triomphe de l'omnipotence divine sur la créature
anéantie.
Se référer à un texte (ap. mon Recueil, 192 9, p. 4344, sur l'ascète Abou Shotayb al Moqaffat, mort vers
902 de notre ère, qui montre l'ascète se refusant à admettre qu'une voix divine puisse le consoler, qui loue
Dieu, durant son agonie, tandis que ses articulations
craquent.
Louis MASSIGNON.
2
142
1
PInLOSOPHIE DU YOGA
ANNEXES
1 143
Qu) a-t-il de grand à s'envoler de son siège et à tournoyer
comme corbeaux et vautours?
IX
Le yoga devant
le syncrétisme indo-musulman
Diffus lors du visnuisme épique, âpre dans le çivaïsme médiéval, le yoga n'est guère que référence
périmée dans le syncrétisme indo-musulman. Sa
technicité, qui s'effaçait déjà chez les Hindous éclectiques, se réduit encore davantage quand elle s'affronte
avec des entraînements moins spécialisés, tel le
çoufisme.
Les derniers penseurs indiens - ceux des XIX e et
xxe s. mis à part - sont des bhaktas qui révèrent
Rà:ma. La fidélité pieuse exclut la rigueur ascétique.
Voilà pourquoi, malgré son éclectisme, Kabir se
montre si sévère pour les yogis, alors que ses ancêtres
spirituels, les bhagavatas de la littérature épique,
éprouvaient tant d'enthousiasme à leur égard.
Le yogi dit: le yoga est beau, rien ne l'égale, ôfrère. Le yogi au
chignon tressé,
le rasé, le silencieux, celui qui porte natte, dites, où ont-ils
trouvé la perfection?
La bhakti ne consiste guère à contorsionner le corps. Beaucoup
de gens prennent les attitudes pour règle. On n'accepte pas
le lien imposé par contrainte, [mais seulement] quand on a
le cœur ravi.
ns ont une chose à la bouche, une autre au cœur; même dans le
rêve ils ne m'ont pas connu.
n arrache sa natte et porte un collier; pratiquant le yoga, il se
gonfle d'orgueil.
Yusuf HUSAIN,
L'Inde )mystique au Moyen Age,
Hindous et Musulmans,
Paris, Maisonneuve, 1929, p. 83 ...
La passivité du mystique s'atteste de même chez les
saints Marathes; elle les détourne du yoga. ]fianeçvar
fait dire à Krsna (]fiiinaçvarî, IX) :« Ce n'est pas dans
le ciel que je réside, ni où se trouve l'orbe du soleil.
Bien plus haut que là où s'élèvent les visions du yogi
se trouve une tranquille résidence. » (Vers 1 290). Tukâram, çüdra grainetier, né en 1608, près de Poona,
déclare que Dieu ne se peut atteindre ni par le pouvoir
du yoga, ni par sacrifice ou austérité, mais par
l'amour (I. P. 810).
Le syncrétisme indo-musulman ne fut possible que
moyennant l'abandon de toute théologie, même de
toute mysticité concrète. Ainsi le bhakta marathe
.
Namdeva (première moitié du xv e s.) :
« L'Hindou est aveugle, le musulman borgne. CelUI
qui comprend est plus sage qu'eux deux. Les Hindous
font leurs dévotions dans les temples, les musulmans
dans les mosquées. Il (Namdeva) sert le Nom qui n'a
ni temple ni mosquée. »
« Que faire de la caste et de la secte? Il faut répéter
le nom de Rama jour et nuit. »
Mot de la fin ! Lucide formule. Usure du régime
des castes', épuisement même des initiatives. sectaires.
L'Inde classique n'est plus. Elle ne reVIvra, avec
Ramakrsna, Tagore, Aurobindo, Gandhi que par
réaction à l'occupation anglaise et accommodement
à une symbiose avec l'Islam.
P. M.-O.
2 a&&Ja
144 1
PH,ILOSOPHIE DU YOGA
x
L'art et le yoga
La création artistique, comme la découverte scientifique, est envisagée dans le système hindou comme la
révélation d'une réalité supérieure, d'un principe
jusqu'alors caché sous l'apparence des formes. Un
masque de cire exactement pareil à un visage connu
n'est pas réellement une œuvre d'art. L'œuvre d'art
doit styliser, extraire des traits caractéristiques, exprimer un caractère, non pas photographier la nature
mais, comme l'expliquait Ananda Coomaraswamy,
imiter la nature dans le procédé par lequel elle crée.
L'artiste doit donc chercher à percevoir la réalité
int~ri~ure des choses. Il le fait parfois par intuition,
malS Il peut, par des méthodes de concentration mentale, y arriver plus rapidement et plus sûrement.
C'est ici que les méthodes de yoga prennent une
grande importance dans les arts et que l'art lui-même
peut être considéré comme l'une des formes essentielles de yoga :« Une concentration dans laquelle
toute distinction entre le sujet et l'objet disparaît et
qui est un moyen d'achever l'harmonie ou l'unité de
la conscience »1.
L'intensité de la concentration de l'artisan, de
l'artiste, a été donnée en exemple dans le Bhiigauata
Puriina, où le sage Dattatreya, énumérant les vingtquatre maîtres desquels il apprit la sagesse, mentionne
parmi eux un artisan qui fabriquait des flèches :
« Un artisan qui fabriquait des flèches était si entièrement plongé dans son travail qu'il ne s'aperçut pas
1.
A.
COOMARJ\SWAMY,
Dance
of Shiva, p. 43.
ANNEXES 1 145
que la procession royale passait à grand bruit à côté
de lui; de même celui dont la pensée est immergée
dans la seule contemplation du Divin ne perçoit plus
rien d'autre, ni en lui-même ni au-dehors l • Shankarâchârya reprend cette comparaison dans ses commentaires sur les Brahma soutras.
Shoukracharya, dans le IVe chapitre de son Shoukranitisiira, explique l'importance de la concentration
mentale: « L'artiste doit réaliser la ressemblance des
dieux exclusivement par la concentration mentale.
C'est la vision spirituelle qui est le meilleur, le vrai
modèle pour lui. C'est sur cette vision qu'il doit se
baser et non pas sur les objets visibles perçus par les
sens. L'artiste doit s'efforcer de peindre des êtres divins.
Reproduire de simples corps humains est mauvais
et même irréligieux. Il est préférable de représenter
un être divin, même désagréable à voir, plutôt qu'une
simple forme humaine, même belle. )}
C'est que le but de l'art n'est pas de copier l'œuvre
divine, entreprise impossible et sacrilège, mais de
révéler sèS prototypes transcendants, de détacher
l'homme des illusions du monde en lui donnant un
avant-goût de l'harmonie céleste.
« C'est en méditant avec amour sur la nature de la
divinité qu'il veut représenter que le sculpteur arrive
à façonner les images du temple. Pour mener à bien
cette forme de yoga, il lui faut d'abord établir les
proportions générales d'après les données des livres
traditionnels1 . »
L'artiste doit d'abord établir un tracé géométrique
d'après les proportions symboliques correspondant à
l'image qu'il veut représenter; puis il doit concentrer
1. Bhâgavata Purâna,
2. SHOUXRÂCHÂRYA,
II, 9, I3.
op. cit.
146
1 PlULOSOPIDE DU YOGA
sa vision et sa pensée sur ce diagramme magique ou
yantra jusqu'à ce qu'il perçoive à travers les lignes
géométriques la forme qu'il doit sculpter. Cette
concentration créative de l'artiste est une des formes
les plus hautes, les plus complètes de concentration.
Shoukracharya insiste sur ce point : « Il n'existe
aucune forme de concentration plv.s absolue que celle
par laquelle sont créées les images; la vision directe
d'un objet tangible ne permet jamais une telle intensité.» La forme de concentration du peintre, du sculpteur ne diffère pas essentiellement de la méditation
religieuse ou de l'extase mystique. L'une comme
l'autre mènent à la réalisation d'un aspect de la divinité immanente.
Pour réaliser la signification totale des modes de la
musique, un procédé de vision mentale est aussi parfois
employé. L'atmosphère du mode est alors représentée
par des images visuelles exprimées dans de courts
poèmes. C'est seulement lorsque le musicien, en méditant sur le poème du mode choisi et sur les sons qui lui
correspondent, a réalisé en lui-même l'état d'âme
qu'il doit traduire, qu'il devient capable de transmettre
sa vision à ses auditeurs par l'intermédiaire magique
des sons ...
La danse et la musique ont fait l'objet d'une importante littérature technique à toutes les époques depuis
plus de deux millénaires ... La légende représente la
création même de l'univers par la danse de Shiva, et,
lors de ses descentes sur la terre, ce dieu danse nu,
dans les forêts, la danse masculine (tandava). C'est
Parvati, l'époux de Shiva, qui enseigna aux bergères
des premiers âges la danse féminine (lasya). C'est le
dieu Krichnajouant de sa flûte magique qui révéla aux
hommes les seize mille modes principaux de la musique et les seize mille rythmes différents.
ANNEXES
1
147
... La musique, la peinture, la sculpture, l'architecture étaient considérées comme des sciences ( vi4Y a)
par les anciens Hindous tout comme la géométrie, la
grammaire ou la logique. Le terme d'art (kala) était
réservé aux arts mineurs, à l'artisanat.
(Extrait de l'article intitulé Les arts traditionnels
et leur place dans la culture de l'Inde, par Alain
DANIÉLOU, dans L'originalité des cultures, Unesco, Paris,
1953, p. 203 à 208 et 230.)
L'ensemble des œuvres de A. Coomaraswamy
fournit la meilleure introduction aux arts et à l'esthétique de l'Inde.
Conclusion
A travers la diversité des contrées et la succession des époques, la bibliographie du yoga défie
tout inventaire. Comme l'énumération des castes,
elle « irait» à l'infini, car, le véda au sens strict
mis à part, tout le contenu de l'indianité participe
de cette tâche : le savoir-faire, le savoir-vivre, le
savoir-penser ; compétence indépendante de toute
foi, mais qui s'acquiert par des manières de « se
faire ».
&&2 LE
ISO
1
PHILOSOPHIE DU YOGA
Le yoga n'a rien de commun avec la correction
du comportement de caste, mais il est le« commun
dénominateur » des mœurs sectaires, depuis le
Jina et le Bouddha jusqu'à nos jours, jusqu'à
Aurobindo ou Gandhi. Gardons-nous d'interpréter
la non-orthodoxie comme schismatique ou révolutionnaire : les Indes ne sont pas la petite Europe,
avec ses papes et ses régimes politiques ; là-bas le
maximum de ferveur s'accompagne d'une complète
tolérance. Incroyable, mais vrai : le yoga, 100 %
, non védique, a discipliné l'orthodoxie autant que
les hétérodoxies.
Les ascèses du Jina et du Bouddha sont pour
nous les premiers exemplaires du yoga vécu, en
même temps que d'une pensée sectaire, étrangère
à la caste brahmanique, mais propre à cette seconde caste : l'aristocratie, nobles et rois.
Viennent ensuite les Upanisads brahmaniques,
où se constitue un yoga dans lequel décroît l'ascèse,
mais s'accroît la spéculation métaphysique : âge
d'or de cette fine littérature, qui durera jusqu'aux
temps modernes, mais alourdie de scolastique.
La transition entre ce que l'Occident appelle
antiquité et débuts de l'ère chrétienne, c'est pour
l'Inde l'énorme élucubration des épopées, puis des
puranas (<< vieilles » inspirations encombrées de
cultes nouveaux et sectaires).
. Le haut Moyen Age est l'époque où se constituent les textes de base - les sütras - pour la
plupart des systèmes. Cela signifie qu'ils ont été
médités jusqu'à se condenser en précisions définitives et, si l'on peut dire, éternelles. Mais ce maxi-
CONCLUSION 1
15 1
mum de rigueur, aboutissement de la conception,
est aussitôt point de départ de discussion et d'éristique. Pour apprécier la densité, il faut la diluer,
et cette dilution fait entrevoir des biais non aperçus
dans l'élaboration. Tout texte comporte des interprétations diverses : résultats d'une longue réflexion, les sütras amorcent, à leur tour, des arguties, des subtilités imprévues. Le Moyen Age
est scolastique, théologique aussi, dans les Indes
comme en toute l'Eurasie, mais avec une massivité qui déconcerte l'imagination. Tout Européen
s'en peut informer grâce à l'excellent manuel de
Farquhar (An outline oJthe religious literature of India,
Oxford University Press, 1920). Du me au XVIe siècle de notre ère, quel immense effort de spéculation, plus compact que celui de la Chine et celui
de l'Europe durant la même période! Il Y eut deux
Chines, mais beaucoup plus que deux Indes.
Pour toute époque il faut terur compte des deux
yogas, jaïna et bouddhique ; le premier. sec et pratique, le second immensément épanoUI au TIbet,
en Sérinde, en Chine et au Japon, puis en Mongolie : c'est le Grand Véhicule, Mahayana ; - ou
à Ceylan et jusqu'à l'Insulinde : c'est le Petit
Véhicule, Hïnayana.
A toute époque et surtout dans l'Inde propre
ont pullulé des yogis soit de hautes, soit de basses
castes , soit hors caste, relevant de telle.
secte.
ou
indépendants de tout groupement sectaIre. In~vidus extra-sociaux, d'immense ambition, malS.
limitée aux bornes de leur vitalité organique. ParmI
eux se situent les efforts les plus pauvres et médio-
152
1 PHILOSOPHIE DU YOGA
cr~s, ce~x
aussi. les plus puissants ; ces gens ne
dOIvent a la socIété que leur sport étrange qui les
exclut de toute société.
Ces prodigieuses prouesses ou bizarreries spirituelles sont suggérées, amorcées par des textes
écrits, quoiqu'elles s'épanouissent dans le secret
de la mysticité. Déjà quelqu'un qui ne donne aucun sens concret au mot « art )} ou à celui de
« métaphysique» ne soupçonnera rien de ce que
ces t~rmes désignent. Quelqu'un qui croirait apprOXImer le yoga parce qu'il est gymnaste ou
s1?or~f resterait en semblable aveuglement. Les
cItatIOns que le lecteur trouvera ici des Sûtras du
yoga et ~e quelques autres textes n'éclaireront que
ceux qUI donnent un sens à connaître et comprendre, à vouloir et endurer, à faire soi-même son
destin.
Textes jaïml-s et bouddhiques : la voie du nirvana, qui ne s'atteint qu'à la limite d'un effort
poursuivi pendant des vies successives. Dans les
deux cas, un yoga non théiste. De plusieurs siècles
ultérieures la Bhagavadgïtii du Mahiibhiirata et la
Maitriiyana Upanisad. La célèbre Gïtii est l'expression d'un yoga krsnaïte (adoration de Krsna, avatar, c'est-à-dire incarnation particulière du dieu
Visnu) ; la Maitriiyana est athée, la Chülikii théiste.
En bouddhisme le Yoga-avatiira de Nagarjuna
(milieu ne siècle) ; le Yogiiciira-bhümi-fâstra d'AsaIiga
(début IVe siècle).
Le IVe siècle de notre ère (vers 300) a vu l'essor
CONCLUSION
153
de l'idéalisme bouddhique vijiianavadin ( le
réel n'est que connaissance, non« être»), celui des
y ogacaras (<< ayant une conduite de yogis»), période la plus glorieuse du Mahayana (Grand
Véhicule).
Au milieu de ce siècle, après la parution du principal texte samkhya la Silmkhya Kiirikil, se situe
celle des Yogasütras de Patafijali. Ce texte capital,
ainsi que son bhasya (commentaire), œuvre de
Veda-Vyasa (vue ou vm e siècle), et la Tattvavaifilradï de Vacaspatimiçra (vers 890 ), ont été
traduits par Woods, indianiste américain. Au
xue siècle le Yogafiistra d'Hemacandra, jaïna.
Au XVIe siècle Vijfianabhiksu a donné un Yogaviirttika et un Yogasilrasamgraha.
En somme, quoiqu'il ait été profondément intégré au brahmanisme et admis parmi les systèmes
orthodoxes au point d'être présentable comme
l'aspect pratique du système samkhya, jamais ne
fut oubliée l'origine extra-brahmanique du yoga;
il resta la ferveur licite pour tous, même les horscaste, tels les bouddhistes et les jaïns qui l'ont
introduit dans les mœurs. Aussi existe-t-il, à la fois
pour lui-même et comme ayant la charpente théorique du samkhya : celui-ci est la théorie, l'autre
est la pratique. Le yoga se brahmanisa comme s'il
eût été toujours la façon de faire vivre le samkhya.
Accroché de façon contingente à l'indianité, il fut
promoteur: ainsi que l'acte pur d'Aristote, ~e sommet fascinant par sa transcendance, Kawalyam,
ou le Seigneur, içvara, se surimpose comme vingtsixième principe à la hiérarchie ontologique. .. ~
154
1 PHILOSOPHIE DU YOGA
Le yoga n'étant ni de la religion, ni de la littérature, peut paraître un aspect contingent, très
limité, de l'immense indianisme. Evitons cette
illusion. Le yoga ne fut qu'occasionnellement une
piété, mais il fut partout incitateur. Il a prévalu sur
la caste dans le foisonnement des sectes. Même
en son classicisme, le yoga ne fut jamais routine
car son prestige ne fut jamais celui du sacré. Son
prestige se situe dans la novation indéfinie quoique
non révolutionnaire. Pourquoi non révolutionnaire? parce que le yoga décide du sort des individus, sans jamais devenir instigation sociale. Jamais de corpus collectif chez les yogis; ce sont des
ingénieurs de biologie individuelle, non des fanatiques sociaux, car la secte est une collectivité de
solitaires, comme un monastère ou un béguinage.
Cependant si les brahmanes vivent dans le sacré,
les sectaires vivent dans une ferveur mouvante.
Le passé du yoga est assez riche pour que nous
refusions de le justifier par des considérations toutes
modernes : telle la psychanalyse. Celle-ci est une
recherche; il est un entraînement. Il est, d'autre
part, assez précis pour que nous ne le confondions
pas avec les pratiques« barbares» de peuples tenus
pour « primitifs ». Qu'il intéresse l'anthropologie,
soit; mais il appartient à l'histoire et se localise
géographiquement1•
l. Les meilleurs critiques du yoga étant, comme nous l'avons reconnu,
M1.f. Eliade et Filliozat, signalons l'intérêt d'une note de F. sur E. dans
R. Hist. des Rel., janv. 1949, p. 118-120.
INDEX
abhidharma, 14, 3 1 •
Abhidharmakofa, 56.
AçOKA, 23.
Açvagho!a, 55·
ahamkâra, 51, 1I6.
AKBAR, 83·
ALLAH, 84·
ALEXANDRE, 94·
art, 144,
artha, 70.
Aryadeva, 55·
asana, 69, 118.
AsAnGA, 57, 152 •
atman, 66, Il5·
AUROBINDO, 73, 85·
AVALON (Arthur), voir WOODROFFE.
avidya, 66.
Beloutchistan, 20.
BERKELEY, 31, 56, 65·
BERuNÏ,9 0 •
Bhagavadgïtâ, 48, 79·
bhagavant, 48·
bhakta, 48, 142.
bhak-ti, 47, 48, II4, 126, 130, 142 .
bodhi, 65, 66.
bodhisattva, 64, 66.
BOUDDHA, 23, 33, 53, 9 6 .
bouddhisme, 30, 32, 55, 56.
brahman, 43, 45·
brahmanas, 44·
brahmanes, 43, 53·
Brahmanisme, 43, 44, 45, 61.
BROSSE (Dr Thérèse), 76 •
buddhi, 66.
Byzance, 93, 17·
156 1
çakti, I I 6.
Çàkyamuni, 57, 66.
Çankara, 69.
caste, 13, 16, 18, 25, 38, 39, 71,
80,86, g6.
Chine, 15, 57, 85, 93, 95, 97, 103.
citta, 66, 67.
cittavrtti, 67, 106, 112.
Çiva, 10, 21, 22, 29, 35, 38, 45,
49, 50, 7 1, 7 2, 73, 75, 79, 80,
107, 131, 132, 138.
civilisation, 15.
commentaires, 127, 153.
comportement, 9.
COMTE (A.), 98.
CONFUCIUS, 97.
COOMARASWAMY, 144.
Corée, 20.
çramana, 19.
çruti, 62.
çûfis,87.
çunyatâ, 65.
Çvelâsvatara Upanisad, 45.
DANIÉLOU, 147.
délivrance, 27, 28, 30, 32, 35, 44,
55, 126.
derviches, 87.
DESCARTES, 30, g8.
dhârana, 119, 125.
dharma, 14, 18,3°,31,64,85.
dhyâna, 68, II9, 125.
Dieu, 79, 80.
DuMONT, II 5, II9.
(Mircea), 20, 22, 154.
Erlebnis, 84.
ELIADE
141.
15I.
FICHTE, 34, 56, 97.
FrLLIOZAT (Dr Jean), 77, 102, 139.
FARABI,
FARQUHAR,
GANDHI,
GARDET
INDEX 1
PHILOSOPHIE DU YOGA
18, 85, 96.
(L.), 90.
GLASENAPP (H. von), 29.
gnose, 43, 51, 64.
GœTHE, 72.
GRANET, 100.
GROUSSET, 34.
guna, 66.
HALLA.], 91.
Hatha yoga, 79, II 2, 130, 135,
138, 139·
HEGEL, 34, 97·
HEMACANDRA, 153.
HERBERT (J.), 86.
hésychasme, gI, 95.
Hinayana (Petit Véhicule), 57.
Hindouisme, 46.
Hou CHE, 101.
Humanisme, 58.
HUSAIN (Y.), 143.
141.
50, 52.
Ifliaragitâ, 48, 79.
Indus, 20.
Iran, 15, 17, 20, 87.
Islam, 70, 80, 106, 140, 141.
IBN SINA,
! ÇVARA,
Jaïnisme, 31, 33, 36, 54, 56.
Japon, 57.
Jina, 20, 24.
jivanmukta, 16, 27, 32, 55, 66.
jfiàna, 62, 64, 117, 129.
J&ANEçvAR, 143.
KABIR, 142.
kaivalyam, 127.
kâla, [15, 147.
KALABADHÏ, 90.
Kâmasütra, 17, 73.
KANT, 14, 85.
karman, 15, lB, 29, 30 , 44, 67.
karma yoga, 130.
Krsna, 47, 48, 80.
kundaIinî, 74, 82, 134, 135.
LACOMBE (O.), 120-127.
lak, 21.
Lamaïsme, 20, 54.
LAMOTTE, 34.
lângula, 2 1.
LAO, 97.
LAUBRY (Ch.), 76.
LA VALLÉE-POUSSIN, 34.
layayoga, 135.
LÉVI (Sylvain), Ig, 41.
LÉvy-BRUHL (L.), 88.
Lm, 97.
lingam, 21, 22.
logique, 36, 101.
Mâclhyamikas, 55.
MaMbMrata, 35, 47, 48, 511 •
Mahâvira (le Jina), 54.
Mahâyâna, 34, 57, 58.
Maitreya, 34.
manas, 63, 66, 115·
Mandchous, 20.
MARC AURÈLE, 6.
MARX, 18.
MAsPERO (H.), 100, 102.
MASSIGNON (L.), 141.
MAsSON-OURSEL (P.), 57·
MAUSS (M.), 45·
màyâ, 115.
Mère, 73.
Mésopotamie, 21.
mimàmsâ, 62.
Mithra, 34.
Mohe~o-DaTO, 21, 29, 38 .
moksa (cf. délivrance), 27, 44, 55·
morale, 18, 85.
Musulmans, 28, 86.
Nàgârjuna, 55, 15 2 •
143.
Narâyana, 49·
NICHOLSON, 90.
nirvâna, 27, 3 2 , 55, Sg, II7·
NOVALIS, 56.
NÂMDEVA,
PATANJALI, 52, 78,
PELLIOT, 19, 100.
157
90, 137, 153·
Penjab, 25, 46.
pradhânam, prakrti, 5 l, 66, [15·
prajîia, 65.
Prajiiiipiiramitii, 55, 65·
pramâna, 62.
prâna, Il5'
pranàyama, 118, 120.
PROCLUS, II9.
PRZYLUSKI (J.), 21, 34·
purâna, 52.
purusa, Il5.
raja yoga, 12g.
RÂMA, 47, 80, 142.
Râmakrsna, 73, 84·
Râmàyana, 35, 47, 52.
RENOU (L.), 136.
RODIN, 75, [20.
ROLLAND (Romain), 84·
ROUSSEAU (J.-J.), 99·
Rudra, 50.
RÜ:MI, 8g, 90.
sacrifice, 43.
siidhana, 19, 28, 70, 84·
salut, 44·
samàdhi, 68, 118, 119, 12 5,
samâpatti, 126.
samgha, 31.
sâmkhya, 50-53, 65-6 7, 78,
153·
samsara, 27, 44, 46, 49·
samskâra, 18.
I I 7,
SCHOPENHAUER, 311.
secte, 14, 16, 18, 25, 27, 36, 37,
49, 7 1 , 96, 105, 15I.
SENART (E.), 34.
Sibérie, Ig.
SIROKOGOROV, 20.
smrti,62.
socialisme, 42.
Sôter, 35.
158
1 PHILOSOPHIE DU YOGA
STCHERBATSKV, 34.
STIlUŒR, 12.
Stoïciens, 6, 1g.
structures, 18.
suméro-dravidiens, 21.
'sunaphà, 1I8.
sutra, 60, 90.
svadharma, 44.
TAGORE (Rabindranath), 84, 120.
tantra, 17, 33, 60, 70, 93, 138.
Taoïsme, 15, 36, 57, 94.
TCHOUANG, 97.
théosophes, 43.
Tibet, 20, 34, 37, 56, 57.
TuKÀRÀM, 143.
upanisads, 21, 41, 45, 53, 63, 81,
152.
VXCASPATIMIÇRA, 153.
Vasubandhu (Grand Véhicule),
57·
Vasudeva, 49.
véda, 15, 38, 43, 61, 81, 105.
védànta, 1 17.
VEDA-VVAsA, 153.
Véhicule (Petit - , Grand --), 55.
vérité, 32.
vidyâ, 147.
Vijayanagar, 82.
vijfiàna, 64.
VI]NÂNABHIKSU, 153.
vijiiânavàdin, 56, 153.
virya, 30.
vrtti, 128.
Visnu, 10, 48,49, 52, 71, 80, 107.
TABLE DES MATIÈRÈS
WOODROFFE (sir John) = AVALON
(Arthur), 60, 72, 82, 134.
WOODS (J. H.), 127, 153yantra, I46.
Yogâcâra, 36, 55, 58.
Yogini, 22.
yukta, 68, 80.
ZIMMER (H.), 82.
ZOROASTRE, 20, 28.
Introduction : Le yoga, comportement vital tout individuel, non aryen
5
Chapitre Premier. - Les premiers yogas sectaires
Jaïns et Bouddhistes
23
II. III.
IV. -
V. -
Upanisads, Visnuisme
Grand Véhicule
épique,
IVe·XV e
siècles : Tantrisme çivaïte,
absorption du Bouddhisme
59
Techniques non indiennes, comparables au yoga : çufisme, hésy·
chasme, taoisme
87
Véda et yoga
160 1 PHILOSOPHIE DU YOGA
Annexes (textes)
1. Sâmkhya et yoga dans le Makabkiirata 1 Bkagavadgitii
ILLe Yoga dans l'IfVaragitii (traduction de
P.-E. DUMONT)
III. Sur les yoga sodtras, texte d'Olivier LACOMBE
IV. Présentation de The roga System of Patàiijali,
par James Houghton WOODS
V. Pluralité des yogas, par Jean HERBERT
VI. L'initiation tantrique, par Louis RENOU
(extrait de L'Inde classique)
VII. Continence et sexualité dans le bouddhisme et
les disciplines de yoga, par Jean FILLIOZAT
VIII. L'aridité Spirituelle selon les auteurs musulmans, par Louis MAsSIGNON
IX. Le yoga devant
le syncrétisme indo-musulman
/'
X. L'art et le yoga, par Alain DANIÉLOU
lOg
114
120
127
129
131
136
140
142
144
Conclusion
149,
Index
155
Imprimé en France, à Vendôme
Imprimerie des Presses Universitaires de France
Imp. nO 25 338
Édit. nO 34820
1976
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