Jean-Claude Narcisse

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L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
A M O P A de la L O I R E
Juin 2013
V O Y A G E EN C R O A T I E
« SUR LES TRACES DES VÉNITIENS »
Petite introduction historique par JEAN-CLAUDE NARCISSE
1
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
2
La Croatie (Hrvatska), forte d’un riche passé antique, tire son nom
d’une ethnie slave qui s’y installa tardivement, à partir des VI e et VIIe
siècles après Jésus Christ et qui, mêlée à d’autres populations, en devint la
principale composante linguistique et culturelle. Située au nord-ouest des
Balkans, sur un territoire longtemps incertain, entre la vallée de la Drave
et la mer Adriatique, elle ne connut une première indépendance qu’en une
courte période médiévale et ce sont l’éclatement de la deuxième
Yougoslavie et une guerre cruelle qui permirent le retour à
l’indépendance croate en 1991-95.
C’est aujourd’hui un Etat d’à peu près 56500km 2 et 4.500.OOO
habitants, organisé politiquement en république démocratique et
parlementaire dont le parlement reprend le nom ancien de sabor, qui a
désigné dès le haut moyen âge la diète croate alors formée par des nobles
et des membres du clergé. Le pays est divisé administrativement en 21
« comitats » (ou « zupanije »), et en municipalités. Il s’est porté candidat à
l’Union européenne en 2003 et son entrée y est prévue au I er juillet 2013.
Plus de 2000km de frontières terrestres le séparent de 5 pays, la Hongrie
et quatre autres Etats successeurs de la Yougoslavie : la Slovénie, la
Serbie, la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro. Une frontière maritime
partage le golfe de Trieste entre l’Italie, la Slovénie et la Croatie.
Le nouvel Etat s’est doté des attributs traditionnels de la souveraineté.
Son drapeau composé de trois
bandes horizontales, rouge (en
haut), blanche et bleue, reprend
les trois couleurs du mouvement
panslave du XIXe siècle ou bien
( ?) se réfère aux couleurs de
grandes régions croates pour
exprimer l’aspiration à l’unité. En
1939, il a été frappé en son
centre de l’ancien blason croate,
« échiqueté
de
gueule
et
d’argent », c’est-à-dire composé
d’un damier rouge et blanc, un
moment remplacé par une étoile
rouge dans la Yougoslavie titiste.
La nouvelle Croatie a replacé le
blason au centre du drapeau en
inversant ses deux couleurs et l’a
surmonté
de cinq petits écus
représentant la Vieille Croatie,
Raguse, la Dalmatie, l’Istrie et la
Slavonie.
Son
hymne
national,
« Notre
e
belle(patrie) » remonte au XIX siècle.
Le 25 juin, jour anniversaire de la
séparation d’avec l’ex Yougoslavie en
1991 est devenu fête nationale.
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
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La kuna (à prononcer kouna), monnaie nationale depuis 1994,
reprend un nom déjà utilisé au Moyen-âge et en 1939-45. Ce terme vient
de la martre dont la peau servait, dit-on, au paiement des taxes dans la
Pannonie romaine. La kuna est divisée en 100 lipas , en référence au
tilleul, arbre sacré dans la mythologie slave. Son cours est relativement
stable et il faut à peu près 7,6 kunas pour avoir un euro et 100 kunas
valent un peu plus de 13 euros. Les timbres de la poste croate mettent
en valeur, comme partout, des richesses de la nature et des grands
moments de l’histoire, illustrés par des personnages et des sites.
La langue officielle est le croate, l’une des langues slaves du sud,
proche du serbe, auquel le mouvement yougoslave du XIX e siècle et les
deux tentatives d’Etat yougoslave ont tenté de l’unir sous l’appellation de
« serbo-croate », mais le nouvel Etat a tenu à affirmer l’existence d’une
langue spécifique qui s’écrit en alphabet latin comme le slovène alors
que le serbe s’écrit en cyrillique.
La population est croate à 900/0 et les Serbes constituent la principale
minorité à 4,5 0/o Il n’y a pas de religion d’Etat mais 9 habitants sur 10 se
déclarent catholiques romains, la minorité serbe étant orthodoxe
(catholique orthodoxe). La Croatie fonde son identité nationale sur une
forte unité linguistique, religieuse et culturelle, mais aussi sur une longue
histoire, marquée par beaucoup d’épreuves communes et par la volonté
constamment affichée de préserver la spécificité croate sous les
dominations successives ou simultanées.
De nombreux Croates vivaient depuis très longtemps dans le territoire de
l’actuelle Bosnie–Herzégovine et beaucoup se sont réfugiés en Croatie lors
de la guerre de 1991-95. La République de Bosnie-Herzégovine reconnue
en droit international est divisée en trois entités non indépendantes,
malgré leurs noms : la Fédération de Bosnie et Herzégovine, la République
Serbe et un district neutre. Une minorité croate subsiste au sud du
territoire de la fédération qui est dominée par les Bosniaques musulmans.
Enfin, depuis le XIXe siècle, une importante émigration vers le nouveau
monde ou l’Europe occidentale a créé une diaspora estimée à 2 millions
de personnes.
L’histoire et les données ethniques ont donné à la Croatie sa forme
originale qui rappelle un fer à cheval.
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
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La Géographie de la Croatie oppose trois ensembles contrastés sur
lesquels on peut plaquer cinq régions historiques et culturelles.
• Au nord nord-est, la Slavonie, partie méridionale de la plaine
pannonienne (qui s’épanouit en Hongrie) et la Région Centrale
autour de Zagreb, plus vallonnée, peuvent être rattachées à
l’Europe centrale par leur situation, leur climat semi-continental, leur
histoire et leur culture.
• A l’ouest et au sud, l’étroite façade adriatique, au littoral très
découpé (presque 1800 Km de côtes contre 530 à vol d’oiseau)
précédé de nombreuses îles et d’îlots (1185 dont 66 habités, plus de
4000 Km de littoral insulaire), est bornée par des reliefs qui viennent
souvent plonger dans la mer. On y distingue l’Istrie, le golfe de
Kvarner et le Primorje (littoral) au nord et la Dalmatie au sud de l’île
de Pag et de la rivière Zrmanja, deux régions qui relèvent nettement
du monde méditerranéen par leurs paysages et leur climat, par la
place que la mer a joué et joue encore dans les activités et les
modes de vie et par leur histoire et leur culture, profondément
marquées par l’influence vénitienne.
• Entre ces deux espaces, les Alpes Dinariques croates comprennent
le Gorski Kotar au nord, la chaîne du Velebit au nord-ouest, les hauts
plateaux de la Lika au centre et les hauteurs frontalières de la
Bosnie au sud, culminant au mont Dinara à 1831 m. Elles offrent un
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
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climat montagneux et un relief karstique dont les formes originales
sont déterminées par les conditions particulières de l’érosion du
calcaire.
I - L’histoire ancienne du nord-ouest des Balkans , de l’actuelle
Albanie à la Slovénie, commence avec un peuple indo-européen, les
Illyriens, en contact souvent belliqueux avec les
Thraces, les
Macédoniens, les Grecs, puis les Celtes et les Romains. Les Grecs fondent
des comptoirs jusqu’au nord de l’Adriatique :Pharos dans l’île de Hvar,
Corcyre noire, nom grec de l’île de Korcula, Tragurion origine de Trogir,
Issa sur l’île de Vis, Epidaure aujourd’hui Cavtat dont les habitants
créeront au VIIe siècle ap JC Raguse, future Dubrovnik.
Les Romains maîtres de l’Italie, interviennent, à partir de 229 av JC,
contre un royaume illyrien qui soutient la piraterie, et ils doivent lutter
longtemps contre de rudes guerriers qui en cas de danger se replient dans
les montagnes de l’arrière-pays. La soumission complète n’intervient
qu’au début du premier siècle ap JC, sous le commandement de Tibère,
beau-fils et futur successeur d’Auguste, premier empereur. Mais dès 167
av JC une province romaine appelée Dalmatie ou Illyrie existe de fait
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
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sinon de droit et correspond approximativement aux territoires actuels de
la Croatie, de la Bosnie-Herzégovine et du Monténégro, avant divers
remaniements.
L’intégration de cette province dans l’Empire romain ouvre une période
essentielle de romanisation, d’urbanisation, de création de routes. Le
gouverneur siège à Salone, ville ancienne où César envoya des vétérans
fonder la « Colonia Martia Julia Salona », près de l’actuelle Split. Le
développement économique ajoute à l’élevage ancien les cultures
méditerranéennes de blé, vigne, olivier, dans la zone littorale et dans la
plaine pannonienne ; la pêche et le commerce maritime se substituent à
l’ancienne piraterie ; l’artisanat exploite les ressources en bois et en fer.
La langue latine s’impose dans les milieux cultivés alors que le grec résiste
victorieusement à partir de la province frontalière de Macédoine.
Plusieurs villes croates offrent aujourd’hui les témoignages
monumentaux de ce passé romain, telles Pula en Istrie, Zadar, Salone,
Split etc. Mais les vestiges de la période romaine ont aussi été largement
repris dans des monuments ultérieurs, particulièrement à Zadar où par
exemple, les constructeurs de l’église Saint-Donat ont fait large place aux
remplois.
Nombre d’Illyriens deviennent des soldats de l’armée romaine dévoués à
l ‘Empire, en particulier durant la crise du III e siècle, marquée par les
assauts des barbares et les luttes internes à l’Empire. Les élites sociales
romanisées fournissent des chevaliers, des sénateurs (les deux noblesses
réorganisées par Auguste et vouées à des carrières spécifiques au service
de l’Etat), et bientôt elles donnent à Rome les « empereurs illyriens »
(l’Illyrie recevant ici un contenu très large, entre Adriatique et Danube).
Issus de l’armée, ils rétablissent l’ordre impérial dans le dernier tiers du III e
siècle. C’est en Dalmatie qu’est né et mort Dioclétien, un grand
empereur (284-305), qui réalise la réorganisation nécessaire du pouvoir et
de l’administration régionale, et qui se signale aussi par un apogée des
persécutions antichrétiennes, inscrites dans sa volonté de renforcer l’unité
morale de l’Empire autour, en particulier du culte impérial.
Saint Chrysogone, patron de Zadar, et sa filleule spirituelle sainte
Anastasie, sont honorés en Croatie comme martyrs illyriens. Les
persécutions n’empêchent pas la diffusion du christianisme dans l’empire,
qui s’accélère après la « paix de l’Eglise » en 313. Et c’est à Stridon, ville
de Dalmatie, détruite par les Goths et aujourd’hui mal connue, que nait, le
futur saint Jérôme, père de l’Eglise, traducteur de la Bible de l’hébreu au
latin, « la Vulgate », et l’un des promoteurs du monachisme, dont la vie se
déroule essentiellement à Rome et en Orient. La « légende dorée » de
Jacques de Voragine met en valeur la retraite au désert où Jérôme soigne
un lion qui devient son « animal de compagnie », épisode largement
exploité plus tard par les artistes.
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Dioclétien fait construire un
palais près de Salone =
Salonae Palatium, origine de la
ville de Spalato =
Split,
(étymologie discutée) et s’y
retire après son abdication en
305.
Paradoxalement,
le
mausolée
de
ce
grand
persécuteur de chrétiens est
transformé ultérieurement en…
cathédrale.
La deuxième moitié du IVe siècle et le Ve voient la pression des
barbares se renforcer. Quelques dates marquent alors le destin de la
Dalmatie dans l’empire. Par l’édit de Milan de 313 Constantin établit la
liberté du christianisme, et en 392, Théodose fait du christianisme la
religion officielle. En 395, Théodose partage l’Empire entre ses fils
avec un empereur à Rome et un autre à Constantinople : la ligne de
séparation allant des bouches de Kotor au Danube laisse les territoires qui
formeront plus tard la Croatie, la Slovénie et la Bosnie -Herzégovine sous
juridiction romaine, tandis que ceux qui formeront la Serbie et le
Monténégro relèvent de l’empire d’Orient . En 476, c’est enfin la chute
de l’Empire
romain d’Occident sous les coups des barbares,
essentiellement germaniques, tandis que l’Empire d’Orient, devenu par la
suite Empire Byzantin, se poursuit jusqu’en 1453.
II - Le Haut Moyen Age (fin du Ve siècle - début du X e siècle) est une
période très compliquée où l’on peut dégager quatre faits essentiels.
1 - Les grandes migrations armées vers les territoires de l’ancien
Empire romain d’Occident de peuples germaniques, comme les Goths,
de Slaves, de Finno-ougriens comme les Magyars, de Turco-mongols venus
d’Asie centrale ou orientale (après les Huns, ce sont les Avars, les Khazars
et les Bulgares qui se mêleront à des populations slaves ou slavisées … ),
des peuples qui bâtissent des royaumes, souvent éphémères, mais
parfois à l’origine de futurs Etats européens…
Pour la Croatie, on peut retenir l’intégration dans un royaume
germanique des Ostrogoths, puis la reconquête byzantine sous l’empereur
Justinien (527-565), l’arrivée des Avars et enfin des Slaves « du sud »,
dont les Croates au VIIe siècle. Sans doute appelés par l’empereur
byzantin (le basileus) pour lutter contre les Avars, les Croates s’installent
d’abord dans l’arrière-pays, tandis que les populations illyriennes
romanisées se replient vers le littoral et les îles…
C’est à cette époque que la ville de Spalato = Split prend forme
lorsqu’après la destruction de leur ville par les Avars en 615, les habitants
de Salone se réfugient dans l’ancien palais de Dioclétien qu’ils
transforment en bourgade médiévale.
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2 - Les efforts de l’Empire Byzantins pour reprendre l’héritage de
l’Empire romain d’Occident, efforts partiellement couronnés de succès
sous le règne de Justinien grâce aux généraux Bélisaire et Narsès. Efforts
ensuite pour maintenir une forme de domination ou de suzeraineté, en
particulier sur le littoral dalmate, sans que pour autant la future Croatie
entre dans le monde de culture grecque.
ll reste de beaux souvenirs artistiques,
de cette
époque, marquée en particulier par l’influence
artistique byzantine. La basilique euphrasienne de
Poreč, construite au VIè siècle par l’évêque Euphrasius
est surtout célèbre par ses mosaïques à fond d’or qui
rappellent celles de Ravenne. L’église Sainte-Croix de
Nin près de Zadar, au plan en croix grecque, est
considérée comme la plus petite cathédrale du monde,
3 - Les premières formes d’organisation en Croatie, où les Croates
s’imposent aux populations d’origine illyrienne, grecque, celte, romaine,
gothique, avare, qui les ont précédés, créent des banats (=duchés) à la
périphérie du monde franc et sont le premier peuple slave à se convertir
au christianisme sous les efforts de la papauté, du patriarcat italien
d’Aquilée et de Constantinople.
L’église en rotonde Saint-Donat de Zadar élevée au début du IX e
siècle prit au XVIe siècle le nom de l’évêque d’origine irlandaise qui en
avait ordonné la construction. C’est un témoin de l’architecture préromane
sous influence byzantine, avec large recours au remploi d’éléments
antiques.
L’Eglise croate est soumise aux influences de Rome et Aquilée dont
le patriarche fonde l’évêché de Split mais aussi à celles de Constantinople.
Au IXè siècle, les frères grecs Cyrille et Méthode qui jouent un rôle
essentiel dans la conversion des Slaves, en particulier en Moravie,
adoptent une liturgie en slavon (vieux slave), et une écriture dite
glagolitique, à 40 lettres, pour transcrire les livres saints et ces deux
innovations se répandent en Croatie autour de l’évêché de Nin fondé près
de l’actuelle Zadar par des disciples de Méthode, dans la mouvance du
patriarche de Constantinople, en rivalité avec la liturgie et l’écriture
latine ; mais l’écriture cyrillique elle-même, sans doute créée par un
disciple de Cyrille, n’y pénètre pas.
4 - La rivalité entre l’Empire franc de Charlemagne à son apogée
et l’Empire Byzantin pour la domination dans les régions illyriennes
donnant lieu à un accord de 812 qui laisse aux Byzantins les régions au
sud de Zadar et aux Francs les banats du nord. Byzance garde une
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
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autorité au moins nominale sur les villes du littoral dalmate et s’efforce de
la défendre jusqu’au cœur du XIIe siècle.
III - Le premier Etat croate indépendant sous la dynastie nationale
925-1102
En 925, Tomislav (910-928) qui a refoulé les Magyars au-delà de la
Drave, se fait proclamer roi des Croates par le sabor avec l’appui de
Rome. Aux conciles de Split de 925 et 1060, le clergé d’obédience
latine l’emporte aux dépens de Constantinople, de l’influence grecque et
de la liturgie en slavon. L’histoire retient la date de 1054 et
l’excommunication mutuelle du patriarche de Constantinople et du légat
du pape comme repère de la coupure de l’Eglise catholique entre
l’Eglise d’Occident conduite par le pape, et l’Eglise d’Orient
reconnaissant une primauté au patriarcat de Constantinople, un
schisme de fait qui s’inscrit dans une longue suite de tensions. Même si
l’écriture glagolitique perdure longtemps, la Croatie s’ancre fortement
dans l’aire religieuse et culturelle latine.
Le royaume croate indépendant est miné par les luttes internes,
sans bonne loi de succession, et les temps de troubles alternent avec les
moments de redressement, comme le règne réparateur de Kressimir IV
(1058-1074). L’affaiblissement de la Croatie favorise les pressions et
empiètements du royaume des Magyars de Hongrie, désormais
christianisés, le maintien ou le retour des Byzantins sur le littoral dalmate,
et de plus en plus, la pénétration des Vénitiens, qui commencent
alors leur expansion dans la mer Adriatique, en entretenant des
relations complexes avec l’Empire Byzantin.
Vers l’an mil, le doge Pierre Orseolo II conduit une expédition contre
les pirates slaves de la côte istrienne et dalmate, et de nombreuses cités
acceptent la protection de Venise en accord avec l’empereur de Byzance.
Déjà, le doge s’intitule « duc de Venise et de Dalmatie » et l’on célèbre
désormais l’anniversaire du départ de l’expédition d’Orseolo, le jour de
l’Ascension.. On commence à arborer l’étendard de saint Marc
l’évangéliste dont les restes ont été dérobés en Egypte par des
marchands au IXe siècle et qui est devenu le patron prestigieux de la cité
aux dépens de saint Théodore.
Il ne s’agit cependant que d’une étape préalable à la future
mainmise de Venise sur la Dalmatie.
En 1102, le roi hongrois Coloman exploitant ses victoires et des
droits héréditaires se fait reconnaître et couronner roi de Croatie et
Dalmatie par le sabor à Biograd, en échange de la ratification des
privilèges des magnats croates (les membres des principales familles
nobles) et des statuts des cités dalmates. La Croatie (dans des limites
variables) dépend de la Hongrie de 1102 à 1918.
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
IV - La Croatie sous les
1527)
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premières dynasties hongroises (1102-
1 - La dynastie nationale hongroise des descendants d’Arpad, qui
tire son prestige en particulier d’Etienne Ier, premier roi chrétien, couronné
vers l’an mil et canonisé par Grégoire VII à la fin du XI è siècle, règne sur la
Hongrie (la couronne de saint Etienne) et la Croatie de 1102 à 1301.
Jusqu’en 1235 les rois maintiennent deux couronnements séparés ; la
Croatie garde sa représentation nationale, le sabor, dominé par les
grandes familles ; elle reçoit un vice-roi, le ban et plus tard un deuxième
vice-roi, désigné pour la Slavonie ; le système féodal se développe.
De longues luttes opposent ces rois arpadiens, Venise, et les Byzantins
pour le contrôle de la côte dalmate. Ce sont les Vénitiens qui
imposent progressivement leur hégémonie sur ce littoral. La IVè croisade
(1198-1204) constitue l’un des épisodes les plus connus. Alors que des
querelles dynastiques affaiblissent le royaume de Hongrie-Croatie les
Vénitiens, conduits par le doge Dandolo, profitent du choix des croisés
d’utiliser la voie maritime vers l’Egypte, et donc d’obtenir le concours
d’une puissance navale, mais aussi de l’impossibilité où ils sont de payer
en totalité les services de la flotte vénitienne. Ils obtiennent que les
croisés se détournent de l’itinéraire prévu
pour prendre et leur
remettre la ville de Zara (l’actuelle Zadar), un enjeu essentiel sur le
littoral dalmate mais une ville chrétienne, ce qui entraîne
l’excommunication temporaire des croisés par le pape ! Les Vénitiens
poussent ensuite les croisés à accepter une demande d’intervention dans
les querelles dynastiques des Byzantins qui aboutit à la prise de
Constantinople, à la mainmise des Latins sur une grande partie de
l’Empire Byzantin et au partage des dépouilles qui met en place un
Empire Latin d’Orient (jusqu’en 1261) et qui donne à Venise un empire
maritime au-delà de l’Adriatique en Méditerranée orientale (la Morée, des
îles de la mer ionienne et de la mer Egée, la Crête, une partie de
Constantinople…).
Les Vénitiens renforcent aussi leur domination sur la Dalmatie
et y contrôlent désormais leurs deux rivales : Zara, conquise en
1202, et Raguse qui, privée de la protection de Constantinople, se
soumet en 1205.
S’agissant de l’intérieur du pays, la Croatie subit sous le règne de
Béla IV (1235-1270) une chevauchée dévastatrice des Mongols (Tatars)
qui pousse ce roi à développer des « villes franches royales » soustraites
à l’autorité des grands seigneurs féodaux, et à créer de nouvelles
forteresses. La ville de Zagreb devient l’une de ces villes royales et sa
cathédrale romane détruite est reconstruite en style gothique.
Le règne des Arpadiens s’achève à la mort d’André III en 1301 dans de
nouvelles luttes pour la succession et c’est Charles-Robert, membre de la
famille des rois angevins de Naples, déjà couronné à Zagreb en 1300 par
ses partisans, qui l’emporte sur ses compétiteurs après une décennie de
guerre civile.
Cette période est marquée par le grand développement de l’art
roman sur le littoral croate. Il se définit en architecture par le plan basical,
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
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par la couverture de pierre, en voûte en berceau rythmée par des arcs
doubleaux, en voûte d’arêtes ou en coupole, par les piliers et les
contreforts… et en sculpture par un fort symbolisme peu soucieux du
réalisme des formes et un penchant certain pour les thèmes terrifiants. A
Trogir, l’art roman se manifeste surtout dans la cathédrale Saint-Laurent
du XIIIe siècle dont le portail occidental a été finement sculpté et signé par
« maître Radovan » en 1240. A Zadar, ce sont l’église Saint-Chrysogone
et la cathédrale Sainte Anastasie du XII e siècle dont la façade s’inspire du
style pisan,.
2 - La dynastie angevine de Hongrie-Croatie
Charles-Robert Ier est l’arrière-petit-fils de Charles d’Anjou, frère de
saint Louis et fondateur d’un royaume capétien-angevin de Naples après
la perte de la Sicile, suite aux « Vêpres siciliennes ». Le fils de Charles
d’Anjou Charles II de Naples a épousé Marie de Hongrie, fille du roi
arpadien Etienne V, et c’est cette alliance matrimoniale qui fonde la
revendication angevine sur la succession hungaro-croate, une
revendication couronnée de succès puisque Charles-Robert, petit-fils de
Marie, règne jusqu’à 1341. Il rétablit l’unité du royaume en de longues
luttes contre les princes territoriaux et renforce l’Etat suivant l’exemple
des Capétien de France. Son fils, Louis Ier le Grand (1342-1382) continue
cette politique, étend le territoire en Herzégovine, et surtout, mène une
guerre victorieuse contre Venise qui intéresse la Croatie.
Par la paix de Zara (Zadar) de 1358, Venise restitue la
Dalmatie au royaume hungaro-croate et le doge doit abandonner
le titre de « duc de Croatie et Dalmatie ». Raguse verse un tribut
au roi de Hongrie (jusqu’en 1526) mais jouit d’une quasi
indépendance et retrouve une activité maritime qui a été fort
réduite durant la domination vénitienne.
Louis Ie mène une grande politique régionale et devient même roi de
Pologne à la faveur de liens matrimoniaux. Sa succession passe à ses deux
filles, Marie reine de Hongrie-Croatie, qui épouse l’empereur Sigismond de
Luxembourg, et Hedvige, reine de Pologne, qui épouse Jagiello (=
Jagellon), duc de Lithuanie. Le pouvoir s’affaiblit, les troubles
recommencent et l’on entre dans une nouvelle période de luttes entre
rivaux soutenus par des grands féodaux. : Charles de Durazzo angevin de
Naples assassiné en 1386, l’empereur Sigismond devenu roi de
Hongrie-Croatie de1387 à 1447, le roi de Bosnie, et le fils de Charles de
Durazzo, Ladislas de Naples, qui est couronné à Zara en 1403 par des
barons hongrois mécontents de Sigismond mais ne peut se maintenir et
repart en Italie la même année…
Ces luttes internes font le jeu des Turcs ottomans lancés dans la
conquête des Balkans en Thrace, Bulgarie, Serbie et la croisade conduite
par Sigismond et des grands seigneurs français, comme le futur duc de
Bourgogne Jean sans peur, subit une terrible défaite à Nicopolis, en
Bulgarie actuelle, en 1396.
 Finalement, Ladislas de Naples vend aux Vénitiens en
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1409 tous ses droits sur la Croatie et la Dalmatie pour 100.000
ducats, et, malgré deux guerres conduites par Sigismond
(1411-1413 et 1418-1420), Venise établit durablement son
pouvoir sur les cités dalmates à l’exception de Raguse, un pouvoir
qu’elle garde désormais jusqu’à ce que Bonaparte mette fin à la
République de Venise en 1797…
La majeure partie de la Dalmatie suit désormais les péripéties de
l’empire vénitien tandis que le reste de la Croatie s’inscrit dans
l’histoire de l’Europe centrale. Mais bien sûr, la politique de
renforcement de la domination de Venise dans « la Terre Ferme »,
c’est-à-dire dans son arrière-pays où elle agit comme une puissance
continentale, et la menace turque sur terre, à la périphérie des Balkans, et
sur mer aux dépens de l’empire maritime de Venise, permettent de
rapprocher ces deux histoires.
La fin de la dynastie arpadienne et la période des rois angevins
correspondent au triomphe de l’art gothique qui marque profondément le
patrimoine d’Istrie et Dalmatie. On peut parler d’art ogival puisqu’on le
définit d’abord par la construction de voûtes sur croisées d’ogives
permettant, avec les arcs-boutants, d’élever les murs beaucoup plus haut
et de les ajourer tandis que la sculpture et la peinture reviennent d’abord
comme l’art antique à son apogée à l’idéalisation et la sérénité, avant
d’évoluer vers le naturalisme.
L’église conventuelle Saint-François de
Zadar datant des années 1280 et remaniée ultérieurement est la plus
ancienne église gothique de Dalmatie. De nombreux édifices religieux
mais aussi civils, maisons, palais, loggias et des constructions militaires,
forteresses, remparts, rendues nécessaires par l’insécurité sur terre
comme sur mer, sont fortement inspirés par l’Italie et surtout, par le
gothique vénitien.
3 - Les derniers rois hungaro-croates
En Hongrie-Croatie, les luttes pour la succession reprennent bientôt.
Les nobles désignent d’abord Albert d’Autriche, un Habsbourg gendre de
Sigismond, mais il meurt très vite d’une épidémie alors qu’il s’est engagé
dans une campagne contre les Turcs qui envahissent la Serbie. Après sa
mort, les magnats se partagent entre deux candidats et finalement, le fils
d’Albert, Ladislas V reste seul roi mais durant sa minorité et au-delà, c’est
Jean Hunyady, régent et général, originaire de Transylvanie, qui devient
le héros de la lutte contre les Turcs et sauve Belgrade en 1456. A la
mort de Ladislas, le fils de Jean Hunyady, Mathias Corvin est élu roi par
les sabors hongrois et croate et son règne, de 1458 à 1490, qui ouvre les
Temps Modernes et la Renaissance, est marqué par un renforcement du
pouvoir royal contre les grands seigneurs, par une politique active
d’expansion en Europe centrale, en particulier contre l’empereur Frédéric
III de Habsbourg, et par une nouvelle phase de lutte contre les Turcs qui
s’emparent de la Bosnie en 1463 et de l’Herzégovine en 1483. Les deux
derniers rois hungaro-croates élus par les sobors sont deux descendants
de la branche polonaise de la maison d’ Anjou, Vladislas II qui se heurte à
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
13
l’hostilité des grands mais dont le règne est surtout marqué par la
bataille de Corbavie contre les Turcs en 1493 où périt « la fine
fleur de la chevalerie croate », désastre comparé à la défaite française
d’Azincourt, et par l’avancée des Turcs en territoire croate. Son fils
et successeur Louis II (1516-1526) étant d’abord trop jeune, la régence
accroit le désordre, les querelles dynastiques continuent et les Turcs
poursuivent leur avance. En août 1526, l’armée hongroise incluant
des troupes croates est écrasée par les troupes de Soliman le
Magnifique à la bataille de Mohács, et le dernier roi
hungaro-croate meurt dans la retraite. Une grande partie de la
Hongrie est annexée à l’Empire Ottoman.
Pour la succession de Louis II dans ce qui reste de l’ancien royaume,
la noblesse et les membres du clergé se divisent entre Jean de Zapol et
Ferdinand de Habsbourg, frère de l’empereur Charles Quint : une
nouvelle guerre civile commence, sous les yeux et avec l’intervention des
Turcs, qui assiègent Vienne en 1529 sans succès, mais qui annexent
divers territoires croates… Finalement, Ferdinand qui devient empereur
après l’abdication de Charles Quint, l’emporte, et l’histoire de la
Hongrie-Croatie est liée, au moins en partie, à la dynastie des
Habsbourg jusqu’en 1918.
V – Une Croatie éclatée à l’époque moderne
Désormais, et pour une longue période, le territoire actuel de la Croatie
est partagé en quatre domaines :
• une Croatie habsbourgeoise = la région centrale avec Zagreb, les
confins militaires et un accès à la mer à Rijeka et Senj.
• une Croatie vénitienne déjà formée dans les premières décennies du
XVe siècle avec l’Istrie, une partie du littoral dalmate et les îles
• a République de Raguse, comportant la ville de ce nom et un petit
territoire littoral
• un territoire soumis aux Turcs ottomans : la Slavonie, la région de la
Lika, l’arrière-pays de Zadar ( Zara). Les chrétiens y sont soumis au
statut inférieur et humiliant de « dhimmis » tandis que les convertis,
en Bosnie surtout, sont avantagés. De leurs forteresses, les Turcs
menacent les villes du littoral dalmate. C’est à la fin du XVIIe siècle
et au début du XVIIIe siècle que l’Empire habsbourgeois repousse les
Turcs de façon décisive.
L’histoire militaire de ces trois siècles permet les premiers rapports entre
la France et les Croates lorsque l’armée de Louis XIII, entrant dans la
Guerre de Trente Ans, incorpore des mercenaires croates, dont le nom est
déformé par les Français en « cravates ». Ils servent dans la cavalerie
légère des hussards, terme venu du hongrois « huszárs » et ils forment
sous Louis XIV le régiment de Royal-Cravate. Le mot cravate désigne
alors le cavalier croate, le cheval et le mouchoir noué autour du cou,
peut-être offert par les femmes des soldats avant leur départ pour qu’ils
ne les oublient pas…un attribut vestimentaire appelé à un grand avenir
dans les sociétés civilisées !…
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
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1 - La Croatie habsbourgeoise (1527-1797)
L’histoire de la Croatie de l’intérieur s’inscrit désormais dans celle de
l’Europe centrale dominée par les Habsbourg qui sont, de fait, maîtres du
titre impérial, même si l’élection par quelques princes-électeurs subsiste,
et qui appuient leur politique européenne sur leurs domaines
héréditaires dont l’Autriche, la Bohème et la Hongrie-Croatie, d’abord
bien réduite. Cette partie de la Croatie garde la diète et le ban, et envoie
deux délégués à la diète hongroise. SI elle est un peu à l’écart des grands
conflits entre Etats et peuples chrétiens, aggravés par la grande coupure
religieuse de la Réforme, elle est fortement menacée par des Turcs
musulmans qui sont à l’apogée de leur puissance au XVI e et même au XVIIe
siècle, jusqu’au deuxième siège de Vienne soldé par un gros échec
en 1683. Dès les années 1520, les Habsbourg ont organisé les confins
militaires où des Paysans–soldats, souvent serbes, veillent sur la frontière
qui n’est pas modifiée durant plus d’un siècle et demi. Des réfugiés
balkaniques chrétiens s’installent en territoire habsbourgeois et certains
d’entre eux, les Uscoques, mènent à partir de Senj, une guerre sur mer
contre les Turcs, qui se mue bientôt en piraterie contre Venise, créant des
tensions entre la cité de saint Marc et les Habsbourg, et provoquant même
une guerre en 1615-1617 conclue par le transfert des Uscoques dans
l’arrière-pays. Les tendances centralisatrices de la cour de Vienne et
l’insuffisante prise en compte des aspirations des Croates et Hongrois à la
récupération de leurs territoires annexés par les Turcs provoquent, après
la paix de 1664, la révolte de Zrinski et Frankopan : soutenus par la
France, la Pologne et même par les Turcs. Ils sont finalement exécutés
pour trahison en 1671, et considérés comme héros nationaux en
Croatie. A la fin du XVIIe siècle et au début du XVIII e les victoires du prince
Eugène ouvrent une période de grands
succès des Habsbourg qui
repoussent les Turcs vers les Balkans, récupèrent la partie de la Hongrie
que les Turcs avaient annexée ainsi que la Slavonie et reconstituent en
grande partie le royaume Hungaro-croate. Le XVIIIe siècle réinscrit ces
régions, désormais en reconstruction, dans l’Europe centrale
chrétienne de l’âge baroque. Pour cette Croatie unie à la Hongrie au
sein de la monarchie habsbourgeoise, la défense des libertés anciennes
(représentées par le sobor) et de l’originalité culturelle (dont en un
premier temps, l’usage du latin comme langue administrative) pose de
nouveaux problèmes à la fin du XVIIi e siècle face aux pressions du pouvoir
impérial germanophone qui supprime la diète de Croatie et essaie
d’imposer l’allemand comme langue officielle, et face aux pressions des
Hongrois magyarophones.
Billet de 5 kunas à la gloire de Zrinski et Frankopan
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
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2 - L a Croatie Vénitienne ( de 1409 et suivantes – à 1797)
Après le rachat des droits de Ladislas de Naples sur la Dalmatie an
1409, Venise prend possession, en quelques années, de la plus grande
partie des ports et des îles avec quelques exceptions comme Rijeka
(Fiume) et Senj qui restent aux Hongrois puis aux Habsbourg , tandis que
Raguse, d’abord sous suzeraineté hongroise, maintient sa quasi
indépendance sous la protection des Turcs, contre un tribut. Désormais,
Venise garde ses domaines côtiers d’Istrie et Dalmatie sans
interruption durant presque quatre siècles, ce qui assure un fort
ancrage de son influence dans tous les domaines. La domination de
Venise en mer Adriatique s’inscrit dans un grand empire maritime étendu
au début du XVIe siècle jusqu’en Méditerranée orientale (îles de la mer
Egée, Crête, Chypre que Venise a annexée après l’abdication de Catherine
Cornaro en 1489 ) et doublé depuis le XIV e siècle par la conquête, en
plusieurs étapes, d’un vaste domaine continental la « Terre Ferme » de
Vénétie et Frioul, avec des avancées vers le Milanais et la Romagne. Au
XVe siècle, Venise est une puissance européenne et, en Italie, c’est un des
cinq Etats dominants avec le Milanais, le royaume de Naples, Florence et
les Etats de l’Eglise.
La maîtrise de cet empire maritime et continental par une cité-Etat
peuplée de 200.000 habitants au XVe siècle s’appuie sur le dynamisme des
grands marchands maîtres du commerce maritime méditerranéen, sur
une diplomatie habile, sur la puissance de la flotte de commerce et
de la flotte de guerre entretenues par l’arsenal qui emploie 16.000
ouvriers à l’apogée du XVe siècle, sur la banque et la monnaie d’or, le
ducat (au milieu du XVIe siècle, la pièce d’or deviendra le sequin , du
nom de l’atelier monétaire, la Zecca, et le nom de ducat sera attribué à
une grosse pièce d’argent), sur les ressources économiques et
financières et les levées de soldats et de marins de l’empire
d’outre-mer et des possessions de Terre Ferme.
La cérémonie du « sponalizio del mar », les « épousailles de la
mer », symbolise la domination maritime des Vénitiens, surtout dans cette
mer adriatique qu’ils appellent « le golfe de Venise ». Le dimanche qui
suit l’Ascension, anniversaire de l’expédition de l’an mil, le doge, à bord
de la galère d’apparat, le Bucentaure, s’avance dans la mer, suivi d’une
procession de bateaux, et jette un anneau d’or en prononçant la formule
rituelle : « desponsamus te mare in signum veri perpetuique domini :
nous t’épousons, mer, en signe de véritable et perpétuelle possession ».
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
16
Le lion de saint Marc sur la porte de
la Terre-Ferme de Zadar, œuvre de
Michele Sanmicheli en 1543 affirme
la suprématie de Venise tandis
qu’en dessous saint Chrysogone à
cheval est le saint protecteur de la
ville.
Mais les dépendances istriennes et dalmates de Venise sont d’abord
convoitées par les Hongrois et les Napolitains (puis Hispano-Napolitains),
qui ont des partisans dans certaines villes dalmates, avant un difficile
voisinage avec les Habsbourg. Et la Dalmatie vénitienne est surtout
menacée par les Turcs qui, après leur pénétration en Bosnie-Herzégovine
dans la deuxième moitié du XV e siècle, poursuivent leur offensive vers
l’Adriatique. De multiples épisodes de guerre opposent Venise aux Turcs
présents dans l’arrière-pays dalmate jusqu'au début du XVIII e siècle, avec
prises et reprises de places, importants ravages et fluctuations de la
frontière. Ces hostilités régionales et les nombreux traités de paix
s’inscrivent dans des conflits plus vastes dont les autres possessions de
Venise sont les principaux enjeux. On peut citer les guerres
vénéto-turques de 1416-30, 1463-73, 1499-1503, 1537-40, 1570-73 (la
fameuse guerre de Chypre marquée par la victoire de la coalition
chrétienne à Lépante, qui n’empêche pas la perte de Chypre), 1645-69 ( la
guerre de Candie qui voit Venise perdre la Crête), 1684-99 (guerre de
Morée= Péloponnèse), 1713-18 ( Venise perd ce qui lui restait en Morée).
La République Sérénissime est liée aux cités d’Istrie et Dalmatie par
des traités qui organisent les nouveaux rapports, plus ou moins fondés sur
la contrainte selon les cas. Si certaines cités se donnent à Venise pour
bénéficier de sa protection contre les Turcs comme Cattaro (Kotor),
d’autres ont une tradition d’insoumission comme Zara où Venise envoie
une garnison et élève un fort, lors du rétablissement de son pouvoir après
1409, non seulement pour défendre la ville, mais pour s’assurer de sa
fidélité. Défendant âprement ses intérêts quand c’est nécessaire, mais
soucieuse de paix et de justice, Venise laisse en place les institutions et
structures existantes dominées par les élites locales, mais elle établit des
représentants sur place pour rendre la justice au niveau supérieur, lever
des ressources, lever des soldats et des marins, commander des troupes
et des places fortes. Ses représentants sont des nobles vénitiens nommés
par le Grand Conseil pour une durée limitée, avec des titres divers, et en
nombre variable selon les lieux.
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
17
les gouverneurs locaux, principalement chargés de l’administration
de la justice, portent le titre de provéditeur, comte, recteur,
podestat (surtout en Istrie)
• es capitaines, les châtelains… commandent les troupes et les places
fortes
• les camerlingues sont responsables des finances
• un provéditeur général de Dalmatie installé à Zadar commande à
tous les gouverneurs et officiers
Outre les fonctionnaires vénitiens, de nombreux Italiens s’installent en
Dalmatie, et participent à la vie économique, religieuse, culturelle. Sur les
monuments de cette époque, on retrouve souvent le lion ailé de saint
Marc posant une patte sur le Livre qui porte l’inscription « Pax tibi Marce
evangelista meus », rappel de la légende qui fait venir saint Marc en
Vénétie où un ange lui apprend qu’il trouvera le repos…
•
Ducat vénitien 14OO : à l’avers, saint Marc, qui tient l’Evangile, tend un
étendard au doge agenouillé - au revers, le Christ entouré d’étoiles et
tenant l’Evangile bénit de la main droite.
3- La République de Raguse = Dubrovnik ( XVe siècle – 1808)
La principale rivale de Venise
échappe désormais à sa domination
à l’inverse de Zara (Zadar), et
constitue
une
enclave
quasi
indépendante
sur
le
littoral
dalmate. Elle le doit à une
diplomatie
habile
envers
ses
voisins, dont les Turcs qui lui
assurent protection et avantages
commerciaux contre paiement d’un
tribut jusqu’en 1718, ce qui
n’empêche pas le maintien de liens
très forts avec la papauté. Les
fréquentes guerres entre Venise et
les Ottomans lui laissent une place
accrue dans le commerce maritime
méditerranéen
La République de Raguse inclut la ville et son arrière-pays. La ville a
absorbé au XIIe siècle son faubourg slave, DubrovniK. Elle est placée sous
la protection de saint Blaise, évêque arménien martyrisé au début du IV e
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
18
siècle qui aurait prévenu les Ragusains d’une attaque imminente des
Vénitiens au Xe siècle. Saint Jérôme de Stridon est un
deuxième patron.
En 1699, pour renforcer sa protection contre Venise, Raguse cède
aux Turcs deux petits accès à la mer ; celui du nord-ouest, avec le port de
Neum constitue aujourd’hui le seul accès de la Bosnie à la mer… et il
coupe la route croate de Split vers l’actuelle Dubrovnik.
Ce petit Etat bénéficie d’une grande prospérité aux XVI e et XVIIe
siècle fondée en particulier sur le commerce du sel, l’exportation des
produits de l’arrière-pays, les constructions navales et son rôle
d’intermédiaire dans toute la Méditerranée… Les institutions en font une
république aristocratique sur le modèle vénitien, avec un chef d’Etat, le
recteur, élu pour un mois seulement et dépourvu de pouvoir réel, celui-ci
étant partagé entre le grand conseil, le petit conseil et le sénat. Le petit
conseil élit le recteur et détient l’exécutif. Le ragusain, dialecte dalmate,
est tombé en désuétude au XVe siècle, et l’on parle le vénitien ou le
croate.
Raguse subit cependant une grande épreuve, le tremblement de terre
de 1667 qui fait de nombreuses victimes et détruit une grande partie de
la ville. La reconstruction, conduite avec l’aide du pape, voit le triomphe
du baroque. Cette République, qui se rapproche des Habsbourg à la fin du
XVIIe siècle, maintient sa quasi indépendance jusqu’à sa suppression par
Napoléon en 1808.
4 - De la Renaissance au Baroque (du milieu du XV e siècle au XVIIIe
siècle) en Istrie et Dalmatie
L’histoire culturelle et artistique de la Dalmatie vénitienne dans la
deuxième moitié du XVe siècle et la première moitié du XVIe est marquée
par une renaissance d’abord importée d’Italie, et fondée surtout sur un
retour à l’antique préparé par les humanistes et repensé par
quelques grands artistes du quattrocento, surtout toscans.
La prospérité du littoral dalmate dans la deuxième moitié du XV e
siècle au moins, la présence dans les élites locales de gens séduits par ces
nouveautés, commanditaires et mécènes, et aussi l’autonomie des cités
qui rivalisent dans les projets religieux, civils et militaires et attirent des
artistes réputés, contribuent largement à un essor artistique diversifié,
alors qu’en Croatie du nord la renaissance, plus tardive, s’exprime surtout
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
19
dans les constructions militaires, face aux Turcs.
La Renaissance peut être datée en Dalmatie de 1445 à 1555, de
l’arrivée du premier maître florentin appelé à Raguse (Dubrovnik), à la
consécration de la cathédrale Saint-Jacques de Šibenik ; mais on peut y
distinguer deux grands moments.
La deuxième moitié du XVe siècle connaît d’abord une transition
« gothico-renaissante » lorsqu’on adopte les modèles décoratifs sans les
inscrire dans les nouvelles structures spatiales créées par les Italiens. Ces
nouveautés apparaissent dans les constructions de la République de
Raguse, remparts, restauration du palais des recteurs par des maîtres
italiens et plus tard par Georges le Dalmate (1410-1475), mais surtout
dans les édifices religieux de la Dalmatie vénitienne, dans la deuxième
phase de travaux de la cathédrale Saint-Jacques de Šibenik conduits par
Georges le Dalmate, dans les édifices de la nouvelle ville de Pag, à la
cathédrale de Korčula et à la cathédrale Saint-Laurent de Trogir, où André
Alessi élève le baptistère, et Nicolas de Florence
la chapelle du
bienheureux Jean de Trogir. Nicolas de Florence, architecte et sculpteur et
Koriolan Cipiko, type du notable humaniste nourrissant de grandes
ambitions pour sa ville, collaborent pour l’embellissement du paysage
urbain de Trogir, limité cependant par leur respect du grand héritage
roman du XIIIe siècle, le premier âge d’or de la ville.
La Renaissance s’épanouit dans les deux dernières décennies du XV e
siècle et la première moitié du XVI e gagnant des villes d’abord moins
concernées, comme Zadar et Split. Nicolas de Florence conduit la
troisième et dernière phase de construction de la cathédrale de Šibenik
avec le concours d’un patricien humaniste en rapport étroit avec Venise,
Ambroise Mihetic. Le nouveau style s’étend aux constructions les plus
diverses dont les palais urbains et les résidences de campagne, quand
c’est possible. Raguse, protégée par ses murailles, son habileté
diplomatique et le paiement de tributs, bénéficiant d’une bonne sécurité
et d’une grande activité économique connaît un nouvel âge d’or dans la
vie sociale, culturelle et artistique : on y achève ou construit divers
édifices publics, et plus spécialement, des maisons et palais de ville pour
de riches habitants et des résidences de villégiature, les villas ragusaines.
La construction de nouveaux remparts ou la restauration
d’anciens déterminent alors les contours et les formes des
centres anciens des villes dalmates de façon définitive.
La Renaissance européenne s’achève en une phase « maniériste » et
cède la place aux XVIIe et XVIIIe siècle au classicisme, surtout en France,
ou à l’art baroque, surtout en Italie, Espagne, Europe centrale, en
liaison forte avec la Réforme catholique (ou Contre-Réforme)
après le concile de Trente. Le baroque est un art de l’imagination, de
l’ostentation, de la théâtralité, du pittoresque, loin de l’équilibre, de
l’harmonie, de l’idéalisation, du respect des règles qui caractérisent l’art
classique… Il mêle les thèmes, les formes et les techniques antiques,
repris et enrichis par la Renaissance, aux formes mouvementées, aux
courbes et contre-courbes, au jeu sur les couleurs des matériaux et sur les
lumières et les ombres, et surtout, il surcharge la décoration en recourant
abondamment aux fresques, aux peintures en trompe-l’œil, aux sculptures
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
20
de stuc, aux colonnes torsadées, aux dorures etc.
L’Eglise catholique post-tridentine qui a surmonté l’épreuve de la
Réforme protestante, réaffirme ses principes fondamentaux en adaptant
les lieux et les formes de la vie religieuse aux besoins de populations peu
orientées vers l’écrit et sensibles au contenu du décor, à la pompe des
cérémonies, à la force de la parole… Les relations entre les clergés, les
cours et les artistes favorisent l’expansion du baroque dans les domaines
religieux et profanes.
La Croatie du centre et du nord, intégrée dans l’empire des
Habsbourgs a été fortement influencée par la diffusion du baroque mais
c’est moins net en Dalmatie. Ce courant artistique s’y est surtout
manifesté lors de la reconstruction de Dubrovnik
après le séisme
dévastateur de 1667 (Cathédrale de l’Assomption, église Saint-Blaise,
église Saint-Ignace, maisons de la Placa…) ; ailleurs, on trouve quelques
monuments baroques mais surtout des réaménagements limités, en
particulier à l’intérieur d’églises déjà existantes.
VI – Le XIXe
nationalismes
siècle
(1797-1914) :
des
nationalités
aux
1 – Les Croates dans les guerres de la Révolution et de l’Empire
Français
Les territoires croates sont un enjeu des luttes entre la France et le
Saint-Empire
• 1796-97 campagne d’Italie de Bonaparte
• 1797 fin de la république de Venise et de sa domination en Dalmatie
paix de Campo Formio : l’Istrie et la Dalmatie vénitienne remises à
l’empereur François II.
• 1805 après Austerlitz = paix de Presbourg : l’Istrie et la Dalmatie
remises à la France et données au Royaume d’Italie créé par
Napoléon.
Le Saint Empire romain germanique disparait et son chef François II
n’est plus que François I empereur d’Autriche
• - 1808 Napoléon met fin à la république de Raguse
• - 1809 après Wagram = paix de Vienne : remise des régions entre
la rive droite de la Save et l’Adriatique d ‘une part et entre la
Carniole et les bouches de Cattaro (= Kotor ) d’autre part, à
Napoléon qui les réunit en « Provinces Illyriennes » soumises
directement à Paris, dotées d’une capitale administrative à
Laibach = Ljubljana, aujourd’hui capitale de la Slovénie . Le premier
gouverneur général est le maréchal Marmont (jusqu’en 1811)
bientôt duc de Raguse.
 de vastes réformes marquent profondément ce territoire
 de nombreux soldats croates combattent dans les rangs
de la Grande Armée
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
21
L’amalgame entre le titre de duc de Raguse et l’accusation de trahison
portée contre Marmont en raison de son attitude à la fin de la campagne
de France de 1814, donnera au XIXe siècle le terme de « raguser » comme
synonyme de trahir. Edmond Rostand fait dire à l’Aiglon parlant à
Marmont, suite à son silence lors du passage de Metternich : « Il n’aurait
plus manqué que vous ragusassiez »… heureuse époque où le public
applaudissait… l’imparfait du subjonctif !
• 1813 Occupation des provinces illyriennes par l’Autriche
• 1815 Annexion par l’Autriche
Durant ces années, une partie des Serbes de l’Empire turc s’est révoltée,
et peut bientôt créer une principauté autonome vis-à-vis de la Sublime
Porte, événement gros de conséquences pour les Slaves du sud, qu’il
s’agisse des Croates ou des Serbes restés sous domination ottomane ou
habsbourgeoise.
2 – Les prémices d’un nationalisme croate 1815-1849
L’Autriche sépare :
• la Croatie-Slavonie dotée d’une part d’autonomie avec
à
nouveau un sabor et un ban, mais toujours liée à la Hongrie et
encore
subdivisée
entre Croatie civile et Confins militaires (jusqu’en 1881) l’Istrie et
la Dalmatie avec Raguse, dépendant directement de Vienne
• L’Autriche renforce la centralisation du pouvoir aux dépens de toutes
ses dépendances, et la Hongrie, évoluant, au sein de l’Empire, vers
un Etat-nation, s’efforce de « magyariser » la Croatie.
Cette première moitié du XIXe Siècle connaît alors un véritable
renouveau croate face, à la fois, au pouvoir de Vienne et aux pressions
des Hongrois qui veulent oublier que l’union des deux royaumes depuis
1102 n’est qu’une union personnelle . C’est d’abord un renouveau
culturel et linguistique, illustré par Ljudevit Gaj, principal artisan du
développement de la langue croate écrite alors que le latin est la langue
traditionnelle de l’administration et de l’enseignement, et que les Hongrois
tentent d’imposer le magyar. En 1847, le sobor adopte le croate comme
langue officielle du royaume. C’est aussi un retour sur les grands moments
du passé croate, et l’on glisse dans les années 1830 et 1840 vers
l’affirmation d’un sentiment national purement croate, aspirant à la
réunification du royaume avec un gouvernement autonome ou d’un
mouvement « illyrien » visant, avec Gaj, à attirer les Slovènes et les
Serbes dans une première tentative de « yougoslavisme » qui suscite la
réaction hostile de Vienne.
L’Europe centrale s’embrase en 1848 dans un « printemps des
peuples » mêlant revendications libérales et revendications nationales
qui menace gravement l’empire d’Autriche. Suite à la révolution hongroise
de Kossuth, les Croates cherchent à réunifier leur pays et lui assurer une
large autonomie au sein de l’empire, contre les tentatives hégémoniques
hongroises, mais ils sont victimes des manœuvres de la cour de Vienne
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
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qui joue sur l’antagonisme entre Croates et Hongrois et utilise l’armée
croate conduite par le ban Jelačič pour briser la révolte des Hongrois
et des Viennois, sans accorder de contrepartie pour les Croates.
Le ban Jelacić
3 – L’affirmation du nationalisme croate
Le succès de la monarchie habsbourgeoise sur les mouvements
révolutionnaires de1848 permet d’abord une restauration du centralisme
germanisant pendant une dizaine d’années, avant une longue période
d’hésitations entre conservatisme, évolution unitaire et libérale ou marche
vers un fédéralisme qui donnerait satisfaction au réveil national des
peuples de l’Empire. Mais le renouveau culturel, terreau du nationalisme
de ces peuples ou du moins de leurs minorités agissantes, se précise chez
les Slaves du sud dont les deux groupes les plus importants et les plus
« avancés » dans la prise de conscience nationale sont les Croates et les
Serbes : en 1850 à Vienne, le serbe Karadzic et des proches du croate Gaj
s’entendent pour parvenir à une langue commune, qui sera le
serbo-croate, issu d’un dialecte lui-même subdivisé en variantes croate
et serbe et pouvant s’écrire en alphabet latin ou cyrillique.
Le grand ébranlement de l’ordre impérial autrichien survient, en
1867, alors que l’Empire est affaibli par de gros revers militaires face aux
Franco-Piémontais (1859 Magenta et Solferino) puis aux Prussiens (1866
Sadowa).
Les
Hongrois
obtiennent
la
création
d’une
monarchie « dualiste » austro-hongroise comportant deux entités
séparées par la rivière Leitha. La partie autrichienne ou Cisleithanie
réunit 28,6 millions d’habitants en 1910 dont seulement 35,6 O/O
d’Allemands et pour le reste, des Slaves du nord (Tchèques, Polonais,
Ruthènes= Ukrainiens), des Slaves du sud (Slovènes, Serbes et Croates
d’Istrie et Dalmatie), et des Italiens.
La partie hongroise ou
Transleithanie réunit 20,9 millions d’habitants dont 48 0/0 de Hongrois et
une forte minorité roumaine, des Croates (8,8 0/0 ), des Serbes (5,3 O/O),
des Slovaques et des Allemands. L’empereur François-Joseph (qui règne
de 1848 à 1916) se fait couronner roi en Hongrie. Chacun de ses deux
Etats gère ses propres affaires intérieures, mais l’unité est maintenue par
l’empereur-roi et par les ministères communs des affaires étrangères,
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
23
de la guerre et des finances, sans assemblée commune cependant.
Carte de la double monarchie en 1914
 La Bosnie-Herzégovine est occupée à la faveur de la crise
internationale de 1878 et annexée en 1908 sans être rattachée à l’une des
deux parties de l’Empire.
Désormais, le pouvoir à Vienne et à Budapest est confronté à une
montée inexorable des revendications de peuples qui réclament plus ou
moins rapidement la prise en compte de leur identité, le plus souvent
dans le cadre de l’Empire.
Certes, les Croates de Transleithanie obtiennent du gouvernement
hongrois en 1868, un compromis, la Nagodba, qui leur assure une part
d’autonomie accrue.
Mais le nationalisme croate se renforce dans les deux parties de la
double monarchie et au-delà de la simple défense du statu quo contre les
tentatives hongroises de magyarisations , deux orientations
principales s’incarnent dans des partis politiques :
• la revendication d’un Etat croate réunifié, le « royaume triunitaire »
de Croatie, Slavonie, Dalmatie avec un gouvernement franchement
autonome
• le yougoslavisme, hérité de l’illyrisme et représenté par l’évêque
Josip Strossmayer, aspirant à un regroupement des Slaves du sud,
Croates, Serbes et Slovènes
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
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Deux solutions à mettre en place dans l’Empire qui bénéficie encore d’un
fort loyalisme, mais aussi pour certains, à l’extérieur.
Ce nationalisme se heurte
• aux oppositions de Vienne et de Budapest, même si une solutions
fédérale favorable aux Slaves du sud est envisagée par l‘archiduc
héritier François-Ferdinand au grand dam des Hongrois et du
royaume de Serbie
• aux problèmes de l’imbrication des peuples dans l’empire
austro-hongrois, comme la présence en Istrie et Dalmatie de
minorités italiennes et serbes hostiles à la réunification croate
• aux rapports difficiles, de façon plus générale entre Croates
et Serbes
Des populations serbes sont présentes dans les deux parties de
l’Empire austro-hongrois mais aussi en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo,
dans l’Etat du Monténégro, et surtout dans l’Etat de Serbie qui s’est
émancipé de la domination ottomane comme principauté officiellement
autonome en 1830 et indépendante en 1878, puis comme royaume en
1882 sous la dynastie des Obrenović renversés en 1903 au profit des
Karadjordević (Karageorgević)
C’est un royaume très ambitieux où s’exprime un vigoureux
nationalisme fondé sur les riches souvenirs de la Serbie médiévale et
orienté vers le regroupement des Serbes dans une grande Serbie, et
éventuellement une réunion des Slaves du sud mais sous hégémonie
serbe ; et c’est un pôle d’attraction pour les Slaves du sud, surtout serbes,
mais pas seulement. Les succès militaires dans les deux guerres
balkaniques de 1912 et 1913 ont permis l’extension de la Serbie en
Macédoine et au Kosovo qui est considéré comme le berceau de la nation
serbe. L’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie en
1908 à la faveur de la crise suscitée dans l’Empire turc par les « Jeunes
Turcs », suscite la rancœur des Serbes qui espéraient la réunion de ce
territoire au royaume de Serbie.
Même si le thème du yougoslavisme est commun à une partie
d’entre eux, les rapports entre nationalistes croates et serbes à la fin du
XIXe siècle et au début du XXe sont donc ambigus avec moments de
tension et rapprochements. L’attentat de Sarajevo précipite l’Empire
austro-hongrois et la Serbie dans la guerre et relance la question de
l’émancipation des Slaves du sud , dans ou en dehors de l’Empire.
VII – La Croatie et la première Yougoslavie 1914-1945
1 – De l’Empire des Habsbourg au royaume des Serbes, Croates et
Slovènes
Loyaux envers l’Empire, les Slaves se battent dans les rangs de
l’armée habsbourgeoise, en particulier les Slovènes et Croates sur le front
italien à partir de 1915, avec une conviction renforcée par l’hostilité aux
revendications italiennes sur les terres dites « irrédentes » d’Istrie et
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
25
Dalmatie. L’armée serbe se bat dans l’autre camp, et résiste jusqu’à
l’automne 1915 puis, ne pouvant plus tenir face aux Austro-Allemands et
Bulgares, se replie vers les ports d’Albanie où ses restes sont recueillis par
les navires des Alliés.
Désormais, le sort des Slaves du sud se joue sur les champs de
bataille des grands belligérants et dans les discussions des politiques et
des diplomates. Les contradictions des diverses parties prenantes dans le
camp des Alliés sont évidentes. Le gouvernement serbe du roi Pierre I er, en
exil à Corfou, et le « comité yougoslave », formé à Londres par des exilés
peu représentatifs, s’entendent en 1917 dans la « déclaration de Corfou »
pour une union des Slaves du sud autour du royaume serbe, mais les
contradictions demeurent quant aux modalités du futur Etat. Le
gouvernement italien a obtenu des promesses d’annexion des « terres
irrédentes » en Istrie et Dalmatie entre autres, par les accords secrets de
Londres de 1915, en échange de son entrée en guerre, ce qui est bien sûr
en contradiction avec les espoirs des Slaves du sud, et bientôt aussi avec
les 14 points de janvier 1918 du président américain Wilson favorable aux
revendications des Slaves de l’Empire austro-hongrois.
Tout bascule lorsque l’empereur-roi Charles I, neveu et successeur
de François-Joseph mort en novembre 1916, échoue dans ses efforts pour
faire la paix ou transformer l’empire en fédération, lorsque ses armées
sont défaites, et enfin lorsque la révolution éclate à Vienne tandis que
l’Empire se disloque.
Au début d’octobre 1918, un « Conseil national » est formé à Zagreb
par des partis représentatifs des Slaves du sud de l’empire. Le sabor
croate adopte la rupture des liens avec la Hongrie et l’Autriche et
transfère ses pouvoirs à ce conseil national qui négocie avec le
gouvernement serbe un accord sur la création d ‘un Etat démocratique et
fédéral. Mais il se heurte à l’intransigeance de ce gouvernement, et
finalement, l’union des Croates, Serbes et Slovènes de l’ancien empire des
Habsbourg avec le royaume de Serbie est réalisée le 1 erdécembre 1918,
sans garantie de relations égalitaires entre les peuples du nouvel
Etat, qui s’intitule « Royaume des Serbes, Croates et Slovènes ». Il
est immédiatement rejoint par le Monténégro dont le roi a été déposé.
La négociation des traités de paix de Saint-Germain, Trianon et
Neuilly entre les alliés et l’Autriche, la Hongrie et la Bulgarie permet au
gouvernement du nouveau royaume de limiter en un premier temps les
gains italiens (Trieste, l’Istrie) et d’obtenir des avantages aux dépens des
Hongrois et Bulgares.
2 - La Croatie dans l’agitation du premier Etat des Slaves du sud
Le drapeau du nouveau royaume prend les trois
couleurs du mouvement panslave du XIXe siècle
où le bleu placé ici en haut, à l’inverse du
drapeau croate, représente la bourgeoisie, le
blanc la noblesse et le rouge le peuple.
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
26
Le nouvel Etat est d’emblée confronté aux difficiles relations avec
les Italiens, à l’aventure de Gabriele d’Annunzio à Fiume (Rijeka), et aux
pressions des puissances qui le poussent à l’accord de Rapallo de
novembre 1920 laissant Zadar et quelques îles dalmates aux Italiens et
faisant de Fiume un Etat libre. Cet accord sera de courte durée et en
1924, Mussolini annexera Fiume.
Le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes est en fait très vaste
par rapport au noyau serbe et si sa population atteint 12 millions
d’habitants, elle n’a pas d’unité ethnique, linguistique, religieuse,
historique… Outre les trois peuples éponymes, le royaume compte de
fortes minorités allemande, magyare, albanaise, roumaine, turque,
italienne (une
minorité d’abord réduite par les annexion italiennes)…
Mais le principal problème de cet ordre, est posé par les rapports difficiles
entre Serbes et Croates et l’opposition sur la forme de l’Etat que les
principaux partis serbes, comme le parti radical de Pasić, veulent unitaire
et centralisateur sous leur hégémonie tandis que les Croates, en
particulier ceux du parti paysan de Stjepan Radić le veulent fédéral et
respectueux de leur identité. C’est pendant un boycott de l’assemblée
constituante par le parti de Radić et au prix de concessions à diverses
minorités qu’est adoptée une constitution conforme aux vœux des
nationalistes serbes. Ceux-ci utilisent la réorganisation administrative pour
essayer de briser l’unité des Croates qui réagissent par l’obstruction. La
vie politique du royaume, où Alexandre I er a succédé à son père en 1921,
est chaotique et la tension atteint son comble dans la deuxième moitié
des années 1920. Le 20 juin 1928, en pleine assemblée, un député
monténégrin abat trois députés croates du parti paysan dont Stjepan
Radič qui meurt quelques semaines plus tard.
Billet de 200 kunas à la gloire de Stjepan Radić
En janvier 1929, le roi dissout l’assemblée, abroge la constitution,
abolit les partis et les libertés et établit une dictature pour imposer une
conscience nationale yougoslave aux peuples récalcitrants : c’est le
moment où le pays prend le nouveau nom de Yougoslavie alors
qu’une nouvelle réforme administrative vise à briser les particularismes.
La forte répression du début des années trente et la crise économique
aggravent encore les tensions, et poussent à la radicalisation une frange
extrémiste du nationalisme croate, l’ustaća (oustacha) créée en
Italie sur le modèle du fascisme par l’exilé Ante Pavelić. En collaboration
avec des extrémistes macédoniens, des oustachis assassinent le roi
Alexandre à Marseille en octobre 1934. Son fils Pierre II n’ayant que 11
ans, le prince Paul, cousin du roi défunt, assume la régence et essaie de
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
27
diminuer la tension, en particulier avec les Croates, ce qui n’aboutit qu’en
1939 par la création d’un banat autonome de Croatie.
3 – La Croatie dans une Yougoslavie démembrée
Alors que le roi Alexandre a poursuivi une politique d’alliance
française, le prince Paul, voulant tenir son pays à l’abri de la guerre qui
couve après l’Anschluss, cherche à se ménager des assurances du côté de
l’Axe. Mais en mars 1941, il subit la pression d’Hitler, désireux de porter
secours aux Italiens qui, après avoir agressé la Grèce, sont en difficulté, et
il doit s’incliner et adhérer au pacte tripartite en mars 1941 : l’émotion est
vive à Belgrade et des officiers proclament la majorité de Pierre II, forment
un gouvernement, signent un traité à Moscou. Mais le 6 avril, l’armée
allemands entre en Yougoslavie et le 18 avril, l’armée yougoslave
doit capituler. Pierre II et le gouvernement s’exilent à Londres.
La Yougoslavie est littéralement dépecée : différents territoires sont
annexés par l’Allemagne (qui s’est étendue à l’Autriche, ce qui en fait un
pays frontalier de la Yougoslavie), la Hongrie, la Bulgarie et l’Italie qui
peut cette fois prendre, entre autres, une grande partie du littoral
dalmate ; pour le reste, la Serbie, presque réduite, à ses dimensions du
XIXe siècle, est occupée par les Allemands qui installent le gouvernement
collaborateur du général Nedić, et la Croatie agrandie de la
Bosnie-Herzégovine mais occupée par les Italiens et les Allemands forme
un « Etat indépendant » (sic) confié à Ante Pavelić , le « Poglavnik »
(équivalent du Duce ou du Führer) et aux oustachis. Un accord avec
Mussolini fait d’un prince italien le roi de Croatie mais ce prince refuse de
venir dans le pays.
La Croatie subit alors un régime totalitaire censé défendre
« l’honneur » et les « intérêts vitaux » de la nation croate, définie en
termes biologiques, ce qui permet d’y inclure les musulmans de Bosnie
d’origine slave. La terreur s’abat sur le pays : raids meurtriers des
oustachis,
tribunaux
d’exception,
cours
martiales,
camps
de
concentration… Les principales victimes désignées sont les Serbes, mais la
répression s’abat aussi sur les Juifs, les Gitans, les adversaires politiques
croates des oustachis et les résistants dont les communistes. Pavelić suit
la politique de l’Axe en signant le pacte tripartite, le pacte antikomintern
et en envoyant sur le front russe deux unités qui sont décimées à
Stalingrad.
Contre la défaite et l’occupation, contre le dépècement du pays,
contre le régime de Pavelić, la résistance s’organise, mais elle prend
rapidement deux visages :
• le mouvement des tchetniks apparu en Bosnie orientale sous la
direction du colonel Draža Mihailović, un militaire qui a, comme De
Gaulle, refusé la défaite. Ce mouvement lié au gouvernement en exil
à Londres, qui donnera le rang de général et ministre de la défense
à son chef, prolonge un courant de soutien à l’Etat monarchique
sous hégémonie serbe dont il vise la restauration.
• un Mouvement de libération nationale que le parti communiste
yougoslave prend aussitôt en mains et qui se lance dans la guérilla
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
28
de partisans, sous la conduite du croate Josip Broz (Tito)
La rivalité est vive entre ces deux courants mais le mouvement des
partisans bénéficie de « l’internationalisme » du parti communiste qui
favorise les ralliements des diverses nationalités, et de sa volonté de créer
une Yougoslavie nouvelle socialiste et fédérale alors que le mouvement
des tchetniks garde un caractère essentiellement serbe et veut restaurer
une Yougoslavie qui a mal fonctionné. Les partisans sont soumis à une
discipline de fer et font preuve d’efficacité contre les occupants et leurs
collaborateurs, sous la ferme direction de Tito, maître de la guérilla, sans
souci des représailles, d’ailleurs susceptibles d’entraîner de nouveaux
ralliements, alors que les tchetniks sont moins fermement conduits par
Mihailović, que certains groupes se livrent à des représailles aveugles
contre les massacres perpétrés par les oustachis et qu’enfin les chefs ont
souvent une stratégie attentiste consistant à se renforcer dans des zones
difficiles d’accès dans l’attente de l’intervention des Alliés. C’est
l’argument de l’efficacité qui explique le choix de Churchill en faveur des
partisans et dès lors, l’appui logistique anglo-américain réservé aux
partisans.
Les troupes de Tito entrent à Zagreb le 8 mars 1945, seul cas en
Europe de libération d’un pays de l’occupation étrangère par la résistance,
et « l’Etat indépendant » de Croatie s’écroule avec ses soutiens. Les Alliés
espèrent une nouvelle Yougoslavie démocratique et d’abord des élections
ouvertes à divers partis, et la mise en œuvre des accords Tito-Šubašić
conclus avec le gouvernement en exil à Londres.
VIII – la Croatie dans la Deuxième Yougoslavie
Dans l’immédiat après-guerre, Tito et le parti communiste
apparaissent comme les meilleurs élèves de Staline en Europe de
l’Est malgré des divergences masquées par la similitude des méthodes.
La prise de pouvoir par les communistes avec instauration du
parti unique est rapide et brutale, à partir des organismes nés dans la
résistance, et au mépris des accords antérieurs. Une nouvelle phase de
terreur s’abat sur les collaborateurs bien sûr ( Pavelić a pu s’enfuir), mais
aussi sur des adversaires déclarés (comme les tchetniks et Mihaïlović
lui-même, victime d’un procès stalinien et fusillé) ou des adversaires
« potentiels » (membres des anciens partis, anciennes élites sociales,
hommes d’église dont Monseigneur Stepinac, archevêque de Zagreb,
béatifié par Jean Paul II en 1998, est le plus connu…). Comme dans les
régions annexées par l’URSS et dans les pays qu’elle occupe, des
minorités ethniques sont expulsées dans une violence meurtrière,
surtout la plus grande partie des Italiens d’Istrie ou de Dalmatie et la
minorité allemande, installée au Banat depuis le XVIII e siècle. En parallèle
commence la mise en œuvre des bouleversements économiques et
sociaux…
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
29
Le drapeau fédéral reprend les trois couleurs
de la première Yougoslavie, le bleu en haut, le
rouge en bas
mais porte l’étoile rouge au
milieu.
S’agissant des rapports difficiles entre les principales nationalités de
l’ancienne Yougoslavie et aussi de la présence de plusieurs minorités, la
constitution promulguée en juin 1946, « calquée » sur la constitution
soviétique de 1936 , apporte la solution d’une « République populaire
fédérative de Yougoslavie ». Six républiques sont créées : ce sont la
Serbie, la Croatie, la Slovénie, le Monténégro, la Macédoine( une
nouveauté), la Bosnie-Herzégovine ; et des minorités sont aussi prises en
compte dans des circonscriptions internes à la république de Serbie : une
province autonome de Vojvodine à forte minorité hongroise et une région
autonome du Kosovo à majorité albanaise. A part la Slovénie, aucune de
ces républiques ne rassemble un seul peuple ni un peuple entier afin
d’atténuer la confrontation principale entre Serbes et Croates. Le territoire
de la Croatie réunifiée rassemble la Croatie centrale, la Slavonie, la
Dalmatie et l’Istrie reprise à l’Italie mais la question de Trieste est un
des premiers points de crispation de la guerre froide. En 1981, 75 0 /0 de
la population de cette république est croate, mais on compte 11,5 0/0 de
Serbes tandis que 8,5 0/0 seulement se déclarent « yougoslaves ». Les
Croates sont nombreux en Bosnie-Herzégovine : 18,3 0/0 de la population
de cette république contre 39,5 O/O de « Musulmans », assimilés à une
nationalité depuis la constitution de 1963, et 32 0/0 de Serbes. Ils sont
présents aussi dans une moindre mesure en Vojvodine. La république de
Croatie est dotée comme les autres d’une constitution et bénéficie de la
nouvelle égalité entre les peuples ; mais, comme en URSS, le
caractère fédéral du régime est fortement restreint dans la
pratique par un gouvernement central fort, par l’encadrement de tout le
pays par le parti communiste qui sera rebaptisé « ligue des communistes »
en 1952, et par le rôle du maréchal Tito, d’abord secrétaire général du
parti et chef du gouvernement central, puis président de la République en
1953 et « président à vie » d’après la constitution de 1974, tandis que le
« culte de la personnalité » bat son plein..
L’histoire de cette deuxième Yougoslavie est marquée avant tout par
la rupture avec l’URSS de Staline en 1948, née surtout du choc des
personnalités des deux dictateurs, de la volonté d’indépendance de Tito et
de ses ambitions balkaniques. Une rupture qui vaut à Tito un surcroît de
légitimité à l’intérieur, d’autant qu’elle s’accompagne bien sûr de la forte
répression … des communistes yougoslaves restés staliniens. Une rupture
qui lui vaut aussi un prestige et des soutiens en Occident, alors qu’à
l’intérieur, son régime reste une dictature comme dans les autres
« démocraties populaires ». La liberté d’action acquise envers le « grand
frère » permet par la suite, la recherche de voies nouvelles en politique
étrangère, le « non engagement », mais aussi dans la construction d’un
socialisme « autogestionnaire », et finalement dans une part accrue de
décentralisation, ces deux dernières innovations finalement synthétisées
L’Istrie et la Dalmatie au fil de l’histoire par JC Narcisse
30
dans la constitution de 1974.
Lorsque Tito meurt en 1980, à 88 ans, le bilan de son long règne,
sans parler des aspects répressifs, est très mitigé en matière économique
et sociale et quant aux solutions apportées aux problèmes de coexistence
des peuples. On ne peut parler de naissance d’une vraie nationalité
yougoslave : seulement 5,4 0/0 de la population du pays se déclare
yougoslave en 1981. La décentralisation engagée en 1974 a abouti au
renforcement de l’individualisme de chacune des huit républiques ou
provinces et de chacun des peuples sous le contrôle et au profit des chefs
de 8 ligues communistes, tandis que la présidence collégiale centrale
rassemblant les 8 présidents de république ou de province ne tenait que
par l’autorité du président Tito. Tous les peuples sont mécontents et les
tensions sont déjà vives, les rancœurs accumulées au prétexte du
maintien des fortes inégalités économiques ou du gaspillage global de
ressources acquises par les efforts particuliers d’une république (le
tourisme pour la Croatie), mais aussi du refoulement des langues et
cultures nationales ou de la surreprésentation des Serbes dans le système
administratif et militaire fédéral. Les « questions » de Bosnie-Herzégovine
et du Kosovo sont particulièrement explosives.
Les institutions continuent à fonctionner après la mort de Tito, en
particulier la présidence fédérale désormais tournante et la ligue des
communistes, au prix de compromis ; mais aucune personnalité
susceptible de faire triompher l’intérêt général ne s’impose tandis que la
situation économique et financière du pays se dégrade et que les tensions
nationales se durcissent, exploitées par certains dirigeants. C’est le cas
du nouveau premier secrétaire de la ligue communiste serbe, Slobodan
Milosević, qui domine bientôt les appareils du parti et de l’Etat serbes et
qui bénéficie au niveau fédéral de l’appui du Monténégro et des dirigeants
qu’il a imposés au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine. Il
réveille le
nationalisme grand-serbe dans le contexte général de réveil des
nationalismes de la Yougoslavie. L’année 1990 voit l’échec du congrès de
la ligue des communistes yougoslaves dont les Slovènes et les Croates se
retirent, et l’organisation des premières élections libres et pluralistes
depuis 1927, sur fond de surenchère nationaliste : elles chassent les
communistes du pouvoir en Slovénie et en Croatie où le nouveau sabor élit
Franjo Tudman président, mais confortent Milosević et ses partisans en
Serbie et au Monténégro. En mai 1991, il est impossible de désigner,
comme prévu, un nouveau président croate de la présidence collégiale. La
Slovénie et la Croatie proclament leur indépendance en juin .
La deuxième Yougoslavie s’effondre et commence alors une guerre
entre les peuples, cruelle et dévastatrice, qui dure jusqu’en 1995. La
Croatie retrouve une indépendance perdue au début du XII e siècle et
préserve ses frontières historiques, mais le bilan est lourd qu’il soit
humain, moral ou matériel. La reconstruction est la tâche essentielle, et
elle sera rapide.
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