126049-PAO - Folio : q28 09-12-18 13:30:23 - Type : qUNIPHOTOS L : 219.996 - H : 306.998 - Couleur : Black INSERT 112 DOSSIER LE DÉVELOPPEMENT EST-IL UNE RÉPONSE AUX MIGRATIONS INTERNATIONALES ? La Méditerranée comme laboratoire La Méditerranée constitue une zone de contacts multiples établis bien avant qu’elle ne soit Mare Nostrum, mais c’est aussi zone d’expériences. En matière de migration, la nature, l’origine, la destination et la succession des phases migratoires témoignent, dans l’histoire de cette « mer au milieu des terres », de la diversité et de la richesse des échanges. Guy Burgel professeur à l’Université Paris-Ouest-Nanterre La Défense La croissance des pays riches fascine et attire les peuples des pays pauvres ; l’enrichissement économique, social, culturel, entraîne la mobilité. Les migrations internationales sont réputées accroître la dépendance et créer de nouveaux liens de sujétion entre pays du Nord et pays du Sud, elles contribuent aussi par les remises [ndrl : transferts de fonds] des travailleurs migrants et les échanges d’influences et d’informations qu’elles comportent à unifier la société mondiale. Enfin, la longue histoire des déplacements de population témoigne d’incroyables retournements du sens du mouvement démographique et économique : l’exode des Irlandais aux États-Unis au XIXe siècle n’est pas indifférent au décollage de l’Irlande dans le dernier tiers du XXe siècle, et l’installation dans les années soixante, soixante-dix, de centaines de milliers de Grecs en Allemagne n’est pas sans rapport avec le boom économique du pays et son attractivité migratoire actuelle. Dans cette perspective de la complexité, les rives de la Méditerranée constituent un bon observatoire des permanences et du changement, des certitudes et des perplexités. 26 • ACCUEILLIR No 252 • décembre 2009 Des fronts variés de contrastes Comme la circulation atmosphérique, la circulation des hommes obéit à des régularités simples : elle souffle des hautes pressions démographiques et des basses pressions économiques vers les pays plutôt déprimés démographiquement et en surpression économique au moins apparente. La seule différence notable, c’est que cette appréciation barométrique n’obéit pas chez les sociétés humaines qu’à des seules données objectives, mais qu’elle relève du jugement et de la prise de risque des individus : partir, c’est toujours le sentiment qu’ailleurs ce sera mieux. À cet égard, la Méditerranée – cette mer au milieu des terres – multiplie les zones de contacts géographiques et historiques entre richesse et pauvreté, stabilité politique et insécurité. C’est évidemment d’abord, à travers les oppositions entre les rives européennes et les rives africaines, et accessoirement le Proche-Orient, une des frontières géopolitiques Nord-Sud de la planète. Sur la rive européenne, fécondité déclinante, vieillissement des populations, prospérité longue, malgré les « crises » répétitives ou structurelles, démocratie assurée, avec le retour à la vie parlementaire des dernières dictatures du Vieux continent (Portugal, Grèce, Espagne), paix civile, malgré les soubresauts sanglants de l’ex-Yougoslavie, apparaissent comme des chances inespérées pour des dizaines de millions d’habitants de l’Afrique du Nord, et au-delà subsaharienne, ou des pays du Machrek, à la jeunesse nombreuse, confrontée à une forte pression démographique, à un sous-emploi endémique engendrant misère et pauvreté, et à des régimes souvent musclés, qui ne garantissent pas pour autant la sécurité des individus, voire à des guerres civiles ou interethniques. Les désespérés des radeaux de la Méduse qui arrivent à Lampédusa, Malte, Chypre ou Mytilène, résument tout entière cette ligne de fracture mondiale. Mais les clivages internes aux pays du continent européen riverains de la Méditerranée redoublent ces conditions d’appel et de rejet. Longtemps, elles se résumèrent au contact proche des péninsules méditerranéennes pauvres (Portugal, Espagne, Italie, Grèce) et des pays industriels de l’Europe de l’Ouest (France, Allemagne, Benelux essentiellement). Portugais et Espagnols en France, Grecs en Allemagne ou en Belgique symbolisèrent durablement ces « soutiers » de l’Europe, 126049-PAO - Folio : q29 09-12-18 13:30:23 - Type : qUNIPHOTOS L : 219.996 - H : 306.998 - Couleur : Black INSERT 112 nombreux sur les chantiers de construction, dans les usines de montage automobile ou électrique, à côté des premières vagues de travailleurs maghrébins. Brutalement, il y a vingt ans, au moment où se retournait la conjoncture démographique et économique de l’Europe du Sud, qui au surplus entrait de plain-pied dans l’Union européenne (à l’exception de l’Italie, qui en était membre fondateur), l’effondrement du mur de Berlin ouvrait une nouvelle page des migrations intra-européennes, cette fois-ci Est-Ouest, au sens géopolitique, même si géographiquement elles étaient plutôt Nord-Sud, de l’Europe centrale et balkanique, vers les rivages ensoleillés, touristiques et d’agriculture spéculative de l’Europe méditerranéenne. La leçon de cette description sommaire est nette : la géographie construit les fondements matériels et spatiaux des migrations, mais l’histoire, la politique et la culture, les animent et les modèlent. Renversement de plus en plus rapide des phases migratoires La succession des phases migratoires dans le monde méditerranéen, au cours du siècle et demi écoulé, en est un témoignage supplémentaire. Origines, destinations, motivations et devenirs des mouvements migratoires dépendent des grands cycles de l’histoire générale, mais aussi des transformations des types de vie et des bouleversements des techniques, notamment à travers la rapidité et le coût des modes de transport. Au XIXe siècle, nombre de pays méditerranéens, essentiellement de la rive Nord, sont animés par les migrations de peuplement transocéanique vers les « nouveaux mondes » que constituent alors l’Amérique du Nord (États-Unis, Canada), plus encore que l’Amérique du Sud (Argentine) et l’Australie. De Grèce, d’Italie, de l’empire ottoman, qui couvre alors le Moyen-Orient, partent des bateaux entiers de migrants vers les terres promises et les nouveaux eldorados. Ruées sélectives, qui prennent les plus jeunes et les plus aventureux, sans retour aussi, sauf au soir de la vie, où quelques « Américains » viennent agrémenter les places des villages poussiéreux de Calabre ou de Crète de leurs souvenirs enjolivés. La grande crise des années trente, puis la Seconde Guerre mondiale, vont rompre ces courants lointains. Dès les années soixante, la surchauffe de l’Europe de l’Ouest (les Trente Glorieuses en France), la misère persistante dans l’Europe du Sud font naître de nouvelles mobilités. Elles sont tout autant sélectives, des jeunes, hommes en majorité, avec souvent un début de formation professionnelle. Mais elles sont beaucoup moins lointaines, restent à l’intérieur du continent européen et surtout s’estiment, vues des pays de départ comme des pays d’accueil, temporaires, avec des retours programmés, d’autant plus faciles que les moyens de transport (train, automobile, avion) s’améliorent et que leur coût s’abaisse. L’avenir montrera assez vite l’illusion du projet. Regroupements familiaux, crainte d’une fermeture définitive des frontières au moment de la première crise pétrolière de 1973, mais surtout début d’insertion dans les régions urbaines de travail, assortie d’incompréhension grandissante pour le pays d’origine, surtout quand les enfants s’ajoutent à la génération des parents, expliquent le passage progressif du déplacement de main-d’œuvre au peuplement définitif, avec tous les problèmes liés (intégration, exclusion, communautarisme). Il montre l’imprévisibilité relative de l’histoire migratoire. Mais bientôt, un autre épisode bouleverse la donne. L’exemple de la Grèce en est assez illustratif. En quelques années, de pays traditionnel d’émigration, transocéanique, puis vers l’Allemagne, l’espace grec devient pour tous ses voisins balkaniques, voire des pays beaucoup plus lointains, une terre d’accueil et d’opulence. Natalité déclinante, essor touristique impressionnant notamment en mer Égée, besoins de la marine marchande dopée par la mondialisation, grands travaux (métro et nouvel aéroport international à Athènes, autoroutes, pont gigantesque sur le golfe de Corinthe) accélérés par les jeux Olympiques de 2004, coïncident opportunément avec l’ouverture des frontières de l’Europe de l’Est (Albanie, Bulgarie, Roumanie, Ukraine, Russie) et des attractivités plus inattendues (Pakistan, Philippines). Devant ces mutations, « la Grèce des Grecs chrétiens », chère aux colonels de la dictature de 1967 à 1974, s’efface rapidement devant les contraintes d’une nation, qui devient multiculturelle par nécessité. Entre développement et pureté ethnique, bon gré, mal gré, la Grèce a choisi. L’arrivée plus récente encore, notamment en Espagne, de nombreux ressortissants de l’Afrique noire subsaharienne, montre la permanence, mais aussi l’accélération, et l’instabilité des logiques migratoires. Là encore plus que la pauvreté ou l’insécurité dans les pays d’origine, c’est le boom économique du pays d’accueil qui est le moteur de la mobilité : spéculation touristique, spéculation immobilière, spéculation agricole, souvent dans les mêmes zones littorales. Au-delà de l’émotion légitime suscitée par les conditions de voyage et d’arrivée des migrants, de l’indignation non moins légitime devant leurs conditions de vie et de rémunération, et des tergiversations bien pensantes des autorités européennes devant les séjours clandestins et les passeurs à la criminalité peu scrupuleuse, c’est bien le retournement économique (mévente immobilière, crise de l’emploi qui fait souvent recourir à la préférence nationale dans les zones de cueillette des fruits et légumes) qui pose la question de la légitimité de la migration. Plus qu’à la morale et au droit, elle obéit finalement aux logiques et aux irrationalités de l’économie. Les ambiguïtés du développement Ces leçons de l’histoire ne méritentelles pas d’être méditées ? L’infrastructure des sociétés, que constituent les tendances lourdes de la démographie, fournit toujours une première clef. Le temps ne paraît plus favorable, malgré les apparences, aux grands mouvements de population qui modelaient les visages du peuplement de la planète : formation des implantations humaines massives sur le continent américain au XIXe siècle ou désertification rapide de l’Irlande sous l’effet de l’émigration vers les États-Unis. L’explosion démographique dans les pays du Sud pendant la seconde moitié du XXe siècle a fait des déplacements de population un correctif de la croissance, une érosion assez superficielle de l’évolution structurale du peuplement terrestre. Que pèsent les 200 millions évalués de personnes déplacées de par le monde face aux 4 milliards supplémentaires d’humains que la planète a comptés en ACCUEILLIR No 252 • décembre 2009 • 27 126049-PAO - Folio : q30 09-12-18 13:30:23 - Type : qUNIPHOTOS L : 219.996 - H : 306.998 - Couleur : Black INSERT 112 DOSSIER LE DÉVELOPPEMENT EST-IL UNE RÉPONSE AUX MIGRATIONS INTERNATIONALES ? cinquante ans ? Dans le Sud, les mouvements migratoires seront toujours secondaires par rapport aux forces et aux faiblesses internes du développement. De façon inverse, les pays du Nord, France en tête, ne devront-ils pas, comme aujourd’hui la Grèce, s’ils veulent maintenir leur niveau de vie compter de plus en plus avec des flux migratoires pour faire face au vieillissement de leurs structures démographiques et aux besoins de leur économie ? Processus mineur du développement là-bas, impératif majeur ici ? Il faut s’efforcer devant ces contradictions d’avoir, sans cynisme, sur ces processus un point de vue réaliste plutôt que moral. Que la migration augmente la dépendance des pauvres – pays et individus – et que sa réussite, comme sa continuité, soient assujetties à la prospérité des nations riches, l’exemple récent de l’Espagne est là pour le démontrer à l’envi. Il reste que ce serait une erreur de jeter le bébé avec l’eau du bain. Les revenus, quand ils existent, renvoyés à leurs familles par les migrants, soulagent, de façon très insuffisante certes, la misère dans les pays émetteurs, tandis que les travailleurs produisent de l’enrichissement évident dans les nations d’accueil. Au total, la création de richesse est certaine : comme toujours c’est moins son principe de production, que son mode de répartition très inégal qui est en cause. L’erreur serait certainement de supprimer l’un pour corriger l’autre. Ce n’est pas le mouvement migratoire qui crée les inégalités de développement, mais son mode de gestion national et international qui en renforce ou en atténue les effets. La remarque doit être pesée dans un temps où, développement durable aidant, de bons esprits accréditent l’idée, contre tout l’héritage de l’histoire universelle, que la mobilité, s’apparenterait au mal absolu, que le concept du « produire moins pour consommer proche » serait la panacée des maux de la planète, et que finalement la « décroissance » sauverait le monde. D’Ulysse au dernier des migrants échoué sur les rivages de la Méditerranée, en passant par les découvreurs portugais et espagnols du Nouveau monde, puissent ces voyageurs de l’impossible convaincre que les résurgences inquiétantes du néomalthusianisme sont plus mortelles encore que le réchauffement climatique ou les gaz à effet de serre. L’emploi, l’éducation, l’insertion, sont des armes plus efficaces pour notre, comme pour leur développement, que la fermeture ou la reconduite aux frontières. Elles demandent courage, imagination et détermination. C’est peutêtre finalement ce dont nous sommes le moins pourvus. n