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- Folio : q28
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DOSSIER LE DÉVELOPPEMENT EST-IL UNE RÉPONSE AUX MIGRATIONS INTERNATIONALES ?
La Méditerranée
comme laboratoire
La Méditerranée constitue une zone de contacts multiples établis bien avant qu’elle ne soit Mare
Nostrum, mais c’est aussi zone d’expériences. En matière de migration, la nature, l’origine, la
destination et la succession des phases migratoires témoignent, dans l’histoire de cette « mer
au milieu des terres », de la diversité et de la richesse des échanges.
Guy Burgel
professeur à l’Université Paris-Ouest-Nanterre La Défense
La
croissance des pays
riches
fascine
et
attire les peuples des
pays pauvres ; l’enrichissement
économique, social, culturel, entraîne la
mobilité. Les migrations internationales sont réputées accroître la
dépendance et créer de nouveaux
liens de sujétion entre pays du Nord
et pays du Sud, elles contribuent
aussi par les remises [ndrl : transferts de fonds] des travailleurs
migrants et les échanges d’influences
et d’informations qu’elles comportent à unifier la société mondiale.
Enfin, la longue histoire des déplacements de population témoigne
d’incroyables retournements du sens
du mouvement démographique et
économique : l’exode des Irlandais
aux États-Unis au XIXe siècle n’est
pas indifférent au décollage de
l’Irlande dans le dernier tiers du
XXe siècle, et l’installation dans les
années soixante, soixante-dix, de
centaines de milliers de Grecs en
Allemagne n’est pas sans rapport
avec le boom économique du pays et
son attractivité migratoire actuelle.
Dans cette perspective de la
complexité, les rives de la Méditerranée constituent un bon observatoire des permanences et du changement, des certitudes et des
perplexités.
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• ACCUEILLIR No 252 • décembre 2009
Des fronts variés
de contrastes
Comme la circulation atmosphérique,
la circulation des hommes obéit à des
régularités simples : elle souffle des
hautes pressions démographiques et
des basses pressions économiques
vers les pays plutôt déprimés démographiquement et en surpression économique au moins apparente. La seule
différence notable, c’est que cette
appréciation barométrique n’obéit pas
chez les sociétés humaines qu’à des
seules données objectives, mais qu’elle
relève du jugement et de la prise de
risque des individus : partir, c’est toujours le sentiment qu’ailleurs ce sera
mieux.
À cet égard, la Méditerranée – cette
mer au milieu des terres – multiplie
les zones de contacts géographiques et
historiques entre richesse et pauvreté,
stabilité politique et insécurité. C’est
évidemment d’abord, à travers les
oppositions entre les rives européennes et les rives africaines, et
accessoirement le Proche-Orient, une
des frontières géopolitiques Nord-Sud
de la planète. Sur la rive européenne,
fécondité déclinante, vieillissement
des populations, prospérité longue,
malgré les « crises » répétitives ou
structurelles, démocratie assurée, avec
le retour à la vie parlementaire des
dernières dictatures du Vieux continent (Portugal, Grèce, Espagne), paix
civile, malgré les soubresauts sanglants de l’ex-Yougoslavie, apparaissent comme des chances inespérées
pour des dizaines de millions d’habitants de l’Afrique du Nord, et au-delà
subsaharienne, ou des pays du
Machrek, à la jeunesse nombreuse,
confrontée à une forte pression démographique, à un sous-emploi endémique engendrant misère et pauvreté,
et à des régimes souvent musclés, qui
ne garantissent pas pour autant la
sécurité des individus, voire à des
guerres civiles ou interethniques. Les
désespérés des radeaux de la Méduse
qui arrivent à Lampédusa, Malte,
Chypre ou Mytilène, résument tout
entière cette ligne de fracture
mondiale.
Mais les clivages internes aux pays du
continent européen riverains de la
Méditerranée redoublent ces conditions d’appel et de rejet. Longtemps,
elles se résumèrent au contact proche
des péninsules méditerranéennes pauvres (Portugal, Espagne, Italie, Grèce)
et des pays industriels de l’Europe de
l’Ouest (France, Allemagne, Benelux
essentiellement). Portugais et Espagnols en France, Grecs en Allemagne
ou en Belgique symbolisèrent durablement ces « soutiers » de l’Europe,
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nombreux sur les chantiers de
construction, dans les usines de montage automobile ou électrique, à côté
des premières vagues de travailleurs
maghrébins. Brutalement, il y a vingt
ans, au moment où se retournait la
conjoncture démographique et économique de l’Europe du Sud, qui au surplus entrait de plain-pied dans l’Union
européenne (à l’exception de l’Italie,
qui en était membre fondateur),
l’effondrement du mur de Berlin
ouvrait une nouvelle page des migrations intra-européennes, cette fois-ci
Est-Ouest, au sens géopolitique,
même si géographiquement elles
étaient plutôt Nord-Sud, de l’Europe
centrale et balkanique, vers les rivages
ensoleillés, touristiques et d’agriculture spéculative de l’Europe méditerranéenne. La leçon de cette description sommaire est nette : la
géographie construit les fondements
matériels et spatiaux des migrations,
mais l’histoire, la politique et la
culture, les animent et les modèlent.
Renversement de plus
en plus rapide des phases
migratoires
La succession des phases migratoires
dans le monde méditerranéen, au
cours du siècle et demi écoulé, en est
un témoignage supplémentaire. Origines, destinations, motivations et
devenirs des mouvements migratoires
dépendent des grands cycles de l’histoire générale, mais aussi des transformations des types de vie et des bouleversements
des
techniques,
notamment à travers la rapidité et le
coût des modes de transport. Au
XIXe siècle, nombre de pays méditerranéens, essentiellement de la rive Nord,
sont animés par les migrations de peuplement transocéanique vers les
« nouveaux mondes » que constituent
alors l’Amérique du Nord (États-Unis,
Canada), plus encore que l’Amérique
du Sud (Argentine) et l’Australie. De
Grèce, d’Italie, de l’empire ottoman,
qui couvre alors le Moyen-Orient, partent des bateaux entiers de migrants
vers les terres promises et les nouveaux eldorados. Ruées sélectives, qui
prennent les plus jeunes et les plus
aventureux, sans retour aussi, sauf au
soir de la vie, où quelques « Américains » viennent agrémenter les places
des villages poussiéreux de Calabre ou
de Crète de leurs souvenirs enjolivés.
La grande crise des années trente, puis
la Seconde Guerre mondiale, vont
rompre ces courants lointains.
Dès les années soixante, la surchauffe
de l’Europe de l’Ouest (les Trente Glorieuses en France), la misère persistante dans l’Europe du Sud font naître
de nouvelles mobilités. Elles sont tout
autant sélectives, des jeunes, hommes
en majorité, avec souvent un début de
formation professionnelle. Mais elles
sont beaucoup moins lointaines, restent à l’intérieur du continent européen et surtout s’estiment, vues des
pays de départ comme des pays
d’accueil, temporaires, avec des
retours programmés, d’autant plus
faciles que les moyens de transport
(train, automobile, avion) s’améliorent et que leur coût s’abaisse. L’avenir
montrera assez vite l’illusion du
projet. Regroupements familiaux,
crainte d’une fermeture définitive des
frontières au moment de la première
crise pétrolière de 1973, mais surtout
début d’insertion dans les régions
urbaines de travail, assortie d’incompréhension grandissante pour le pays
d’origine, surtout quand les enfants
s’ajoutent à la génération des parents,
expliquent le passage progressif du
déplacement de main-d’œuvre au peuplement définitif, avec tous les problèmes liés (intégration, exclusion,
communautarisme).
Il
montre
l’imprévisibilité relative de l’histoire
migratoire.
Mais bientôt, un autre épisode bouleverse la donne. L’exemple de la Grèce
en est assez illustratif. En quelques
années, de pays traditionnel d’émigration, transocéanique, puis vers l’Allemagne, l’espace grec devient pour tous
ses voisins balkaniques, voire des pays
beaucoup plus lointains, une terre
d’accueil et d’opulence. Natalité déclinante, essor touristique impressionnant notamment en mer Égée, besoins
de la marine marchande dopée par la
mondialisation, grands travaux (métro
et nouvel aéroport international à
Athènes, autoroutes, pont gigantesque
sur le golfe de Corinthe) accélérés par
les jeux Olympiques de 2004, coïncident opportunément avec l’ouverture
des frontières de l’Europe de l’Est
(Albanie,
Bulgarie,
Roumanie,
Ukraine, Russie) et des attractivités
plus inattendues (Pakistan, Philippines). Devant ces mutations, « la
Grèce des Grecs chrétiens », chère aux
colonels de la dictature de 1967 à 1974,
s’efface rapidement devant les
contraintes d’une nation, qui devient
multiculturelle par nécessité. Entre
développement et pureté ethnique,
bon gré, mal gré, la Grèce a choisi.
L’arrivée plus récente encore, notamment en Espagne, de nombreux ressortissants de l’Afrique noire subsaharienne, montre la permanence, mais
aussi l’accélération, et l’instabilité des
logiques migratoires. Là encore plus
que la pauvreté ou l’insécurité dans les
pays d’origine, c’est le boom économique du pays d’accueil qui est le
moteur de la mobilité : spéculation
touristique, spéculation immobilière,
spéculation agricole, souvent dans les
mêmes zones littorales. Au-delà de
l’émotion légitime suscitée par les
conditions de voyage et d’arrivée des
migrants, de l’indignation non moins
légitime devant leurs conditions de vie
et de rémunération, et des tergiversations bien pensantes des autorités
européennes devant les séjours clandestins et les passeurs à la criminalité
peu scrupuleuse, c’est bien le retournement économique (mévente immobilière, crise de l’emploi qui fait souvent recourir à la préférence nationale
dans les zones de cueillette des fruits
et légumes) qui pose la question de la
légitimité de la migration. Plus qu’à la
morale et au droit, elle obéit finalement aux logiques et aux irrationalités
de l’économie.
Les ambiguïtés
du développement
Ces leçons de l’histoire ne méritentelles pas d’être méditées ? L’infrastructure des sociétés, que constituent
les tendances lourdes de la démographie, fournit toujours une première
clef. Le temps ne paraît plus favorable,
malgré les apparences, aux grands
mouvements de population qui modelaient les visages du peuplement de la
planète : formation des implantations
humaines massives sur le continent
américain au XIXe siècle ou désertification rapide de l’Irlande sous l’effet de
l’émigration vers les États-Unis.
L’explosion démographique dans les
pays du Sud pendant la seconde moitié
du XXe siècle a fait des déplacements
de population un correctif de la croissance, une érosion assez superficielle
de l’évolution structurale du peuplement terrestre. Que pèsent les
200 millions évalués de personnes
déplacées de par le monde face aux
4 milliards
supplémentaires
d’humains que la planète a comptés en
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DOSSIER LE DÉVELOPPEMENT EST-IL UNE RÉPONSE AUX MIGRATIONS INTERNATIONALES ?
cinquante ans ? Dans le Sud, les mouvements migratoires seront toujours
secondaires par rapport aux forces et
aux faiblesses internes du développement. De façon inverse, les pays du
Nord, France en tête, ne devront-ils
pas, comme aujourd’hui la Grèce, s’ils
veulent maintenir leur niveau de vie
compter de plus en plus avec des flux
migratoires pour faire face au vieillissement de leurs structures démographiques et aux besoins de leur économie ?
Processus
mineur
du
développement
là-bas,
impératif
majeur ici ?
Il faut s’efforcer devant ces contradictions d’avoir, sans cynisme, sur ces
processus un point de vue réaliste
plutôt que moral. Que la migration
augmente la dépendance des pauvres
– pays et individus – et que sa réussite, comme sa continuité, soient assujetties à la prospérité des nations
riches, l’exemple récent de l’Espagne
est là pour le démontrer à l’envi. Il
reste que ce serait une erreur de jeter
le bébé avec l’eau du bain. Les revenus,
quand ils existent, renvoyés à leurs
familles par les migrants, soulagent,
de façon très insuffisante certes, la
misère dans les pays émetteurs, tandis
que les travailleurs produisent de
l’enrichissement évident dans les
nations d’accueil. Au total, la création
de richesse est certaine : comme toujours c’est moins son principe de production, que son mode de répartition
très inégal qui est en cause. L’erreur
serait certainement de supprimer l’un
pour corriger l’autre. Ce n’est pas le
mouvement migratoire qui crée les
inégalités de développement, mais son
mode de gestion national et international qui en renforce ou en atténue
les effets.
La remarque doit être pesée dans un
temps où, développement durable
aidant, de bons esprits accréditent
l’idée, contre tout l’héritage de l’histoire universelle, que la mobilité,
s’apparenterait au mal absolu, que le
concept du « produire moins pour
consommer proche » serait la panacée
des maux de la planète, et que finalement la « décroissance » sauverait le
monde. D’Ulysse au dernier des
migrants échoué sur les rivages de la
Méditerranée, en passant par les
découvreurs portugais et espagnols du
Nouveau monde, puissent ces voyageurs de l’impossible convaincre que
les résurgences inquiétantes du néomalthusianisme sont plus mortelles
encore que le réchauffement climatique ou les gaz à effet de serre.
L’emploi, l’éducation, l’insertion, sont
des armes plus efficaces pour notre,
comme pour leur développement, que
la fermeture ou la reconduite aux frontières. Elles demandent courage, imagination et détermination. C’est peutêtre finalement ce dont nous sommes
le moins pourvus. n
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