prologue
De 1980 à 1982 j’étais étudiant à l’Institut Supérieur des Affaires. J’ai eu la chance
d’intégrer une promotion qui comprenait de nombreux élèves étrangers, et de faire
ma spécialisation en affaires internationales avec Joseph le Bihan. Il avait le talent
de mettre en contact des gens du monde entier, il était abonné à des revues de tous
les continents, et disposait d’une bibliothèque très fournie en livres de géostratégie,
histoire, aussi bien que psychologie ou épistémologie. Là, puis ailleurs, j’ai côtoyé et
travaillé avec des libanais, des égyptiens, des iraniens, algériens, sénégalais,
camerounais, colombiens, mexicains, américains, canadiens, japonais, coréens,
chinois, thaïlandais, vietnamiens, … j’en oublie certainement. Après les années
précédentes passées à ne faire pratiquement que des maths et de la physique en
classes préparatoires puis à l’école polytechnique, le monde prenait soudain une
dimension nouvelle. Il n’était plus fait d’atomes de matière mus par des forces
physiques mais d’êtres humains animés par des croyances. J’étais avide
d’apprendre et de comprendre. Mais je me suis vite rendu compte que ce n’était pas
si simple, même si ma double culture arménienne et française m’avait doté d’une
relative ouverture et souplesse d’esprit. Derrière le rôle que chacun semblait jouer de
son mieux, de l’étudiant étranger parlant français et venu apprendre le "business" à
l’occidentale, je sentais des divergences de vue profondes touchant l’homme et le
monde. Une anecdote m’est restée :
Il y avait dans ma promotion deux étudiants sénégalais, dont l’un m’étais assez
proche. À force d’observer leurs regards qui se fuyaient et leurs manœuvres
d’évitement, je ne pus me retenir de lui demander ce qui n’allait pas entre eux. La
réponse tomba, simple et sans détour : ils n’appartenaient pas à la même tribu ! Lui
était membre d’une tribu musulmane de l’intérieur du pays, et l’autre d’une tribu
animiste de je ne sais plus quelle partie du Sénégal. Pour lui ça expliquait tout ; pour
moi ça compliquait tout.
J’ai découvert aussi l’inimitié profonde des coréens à l’encontre des japonais, j’ai
rencontré l’esprit du sabre japonais et la belle simplicité du zen, j’ai découvert la
patience, la profondeur et la subtilité des chinois, j’ai rencontré des africains qui
parlaient français mieux que moi et connaissaient mieux aussi l’histoire de France…,
bref, je me suis aussi découvert dans ce que tous me renvoyaient en miroir de ma
propre culture.
Dans l’ensemble, j’ai rencontré peu de personnes connaissant l’histoire des autres
peuples ; et quand ils connaissaient la leur, c’était presque toujours de manière
superficielle. J’étais moi-même dans ce cas. Des leçons d’histoire et de géographie
apprises à l’école, il ne restait pas grand chose. Il faut dire que ces matières étaient
enseignées en dépit du bon sens. Aucune signification n’émergeait de l’accumulation
de dates, de personnages, de villes, de frontières fluctuantes, etc. J’étais donc sans
trop d’idées préconçues, mu par le désir de saisir quelques unes des grandes forces
qui inspirent les pensées et les actions des hommes, individuellement et
collectivement.
Il m’a fallu vite déchanter : je me suis retrouvé devant un immense océan de
données impossible à organiser. De fait, on observe en histoire la même tendance à
la fragmentation que dans les autres sciences. Certes, il n’est pas inintéressant de