Mesure et suivi de l`empreinte écologique des ongulés sauvages

Rev. For. Fr. LXIV -5-2012 -©AgroParisTech, 2013 711
Mesure et suivi de l’empreinte écologique
des ongulés sauvages
sur la végétation forestière
Anders Mårell –Maryline Pellerin –Agnès Rocquencourt
Àl’issue de la SecondeGuerremondiale, lespopulations d’onguléssauvagesdeplaineetde
montagne étaient fortement réduites en France au point d’être, pour certaines d’entre elles,
menacées d’extinction (bouquetin, mouflon). Ce n’est qu’à partir du début des années 1980 que
les populations d’ongulés de plaine, principalement de cerf élaphe, de chevreuil et de sanglier,
ont retrouvé un nouvel essor (Maillard
et al.
,2010) dont l’ampleur suscite actuellement de vives
inquiétudes. Cette forte progression est principalement due aux nouveautéslégislatives, aux
nouvelles directives de chasse et aux réintroductions d’animaux mises en place depuis les années
1960. Ces dernières avaient pour objectif de restaurer les populations (Maillard
et al.
,2010) mais
ont abouti localement àune croissance non maîtrisée de leurs effectifs. En zones rurales et péri-
urbaines, cette croissance non maîtrisée menace certaines activités économiques, comme l’agri-
culture et la sylviculture. Elle est àl’origine d’une augmentation des risques de collisions sur les
réseaux routiers (Vignon et Barbarreau, 2008) et engendre également des risques sanitaires non
négligeables pour les populations humaines et le bétail (Dufour
et al.
,2011). Enfin, quant aux
effets sur le milieu naturel, une surabondance de ces animaux peut se traduire par une dégra-
dation des habitats et un appauvrissement local de la biodiversité (Côté
et al.
,2004).
Les ongulés sauvages modifient la structure, la composition et la diversité des communautés
végétales àtravers différentes activités quotidiennes, comme la quête de nourriture (abroutis-
sement, écorçage, consommation de fruits, retournement de la surface des sols…) et le marquage
territorial (frottis, grattis, régalis…). Ces effets sur la végétation peuvent se répercuter àd’autres
compartiments de l’écosystème (Martin
et al.
,2010), on parle de cascades trophiques. D’autres
comportements, comme le piétinement, la défécation, la miction et le transport des graines,
peuvent aussi influer sur la dynamique de la végétation forestièreetavoir, selon le contexte, des
effets bénéfiques ou délétèressur le fonctionnement de l’écosystème (Boulanger
et al.
,2010;
Abbas
et al.
,2012). Il est ainsi préférable d’utiliser le terme d’empreinte écologique pour faire
référence aux différents effets que les ongulés sauvages peuvent avoir sur l’écosystème forestier,
car le mot impact est souvent associé de manière implicite aux effets négatifs (dégâts forestiers,
collisions véhicules…).
Une gestion durable des forêts suppose de trouver un compromis entre les effets nuisibles et les
services rendus par les ongulés sauvages àl’homme et àl’écosystème, que ce soit sur le plan
économique, social ou écologique. Àtitre d’exemple, on compte parmi les aspects négatifs les
dégâts agricoles et forestiers, les risques routiers et sanitaires,les conflits entre usagers de la
nature et l’appauvrissement des communautés végétales. Les services rendus regroupent notam-
ment les revenus de la chasse, la valeur patrimoniale des ongulés, le contrôle d’espèces enva-
hissantes et la dispersion des graines. Au regard de ces effets divers et de leur importance pour
l’homme et l’écosystème,l’équilibre forêt-gibier est une composante essentielle de la gestion
durable. Pour prendre sens et valeur, le concept d’équilibre forêt-gibier, qui fait consensus, doit
lui aussi être explicité dans ses différentesfacettes cologique, économique et sociale (cf.
encadré ci-dessous).
L’enjeu est de réussir àconcilier les aspects écologiques, économiques et sociaux, en trouvant
un compromis acceptable par tous, basé sur des réalités biologiques comme la capacité de la
forêt àserégénérer. La difficultédeladémarche réside dans l’identification des niveaux accep-
tables et des seuils ànepas franchir. Ce compromis pourra être évalué et pourra également
évoluer en fonction des outils de gestion disponibles, dans une démarche de gestion adaptative.
La gestion forestière joue en effet un rôle important et elle peut contribuer àaccentuer ou à
atténuer les conflitsforêt-gibier en fonction du choix de l’essence objectif, du mode de renou-
vellement des peuplements et du degré d’hétérogénéité du milieu àdifférentes échelles spatiales
et temporelles (Graham
et al.
,2010 ;Kuiper, 2011).
Cette démarche de gestion adaptative repose donc sur la mise en œuvre d’indicateurs que nous
détaillons ci-dessous pour les aspects principalement écologiques en lien avec la végétation
forestière.
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ANDERS MÅRELL –MARYLINE PELLERIN –AGNÈS ROCQUENCOURT
Les enjeux économiques, sociaux et environnementaux
liés au concept d’équilibre forêt-gibier
Une composante essentielle de la gestion durable est d’évaluer et de suivre l’équilibre
forêt-gibier qui est àexpliciter selon trois aspects, qui correspondent également aux piliers
de la multifonctionnalité en forêt :l’économie, le social et l’écologie.
Du point de vue économique, le concept d’équilibre forêt-gibier repose sur les notions de
coûts et bénéfices liés àlaprésence de gibier. En effet, la présence de grand gibier sur un
territoire engendre une activité économique non négligeable àl’échelle locale dans certaines
régions, grâce notamment àlachasse (Vollet
et al.
,2008). Sur ces aspects cynégétiques, à
titre d’exemple, les recettes annuelles globales brutes de l’ONF s’élevait à45Men 2010.
Cependant, le grand gibier est également àl’origine de contraintes pour certains acteurs du
milieu rural. Ces dernières peuvent se traduire par des coûts supplémentaires. Parmi les
coûts engendrés, on peut citer l’indemnisation des dégâts occasionnés aux cultures agri-
coles par les sangliers et les cervidés —23millionsd’euros aujourd’hui (Guibert, 2008) soit
le double du montant des années 1980 —etlerenouvellement des peuplements dont
l’avenir té compromis par les cervidés. Sur ce dernier point, une étude récente de Ballon
et al.
(2005) sur cinq départements (Landes, Oise, Sarthe, Tarn et Vosges) estime que, sur
1,2 million d’hectares de forêt étudiés, les cervidés auraient compromis l’avenir des peuple-
ments sur environ 5000 ha des 40000 ha de peuplements sensibles, soit 12,5 %. Sur la
base d’évaluations actuelles des coûts liés àlarégénération par plantation (de 3000 à
5000 /ha), le préjudice peut être estimé àentre 15 et 25 millions d’euros àl’échelle des
départements étudiés. Les ongulés sauvages constituent également un potentiel important
de collisionsroutières —progression de 3700 à23500 collisionsannuelles depuis la
période 1984-1986 (Vignon et Barbarreau, 2008) —qui se traduisent en général par des
dégâts matériels importants, des blessures, voire des décès. De plus, les mesures dédiées
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Les indicateurs forestiers sur la voie d’une gestion durable ?
àladiminution des risques de collisions entre le trafic et la grande faune sauvage génèrent
des coûts supplémentaires pour la société.
Du point de vue social, les ongulés sauvages rendent aussi un grand nombre de services à
la société. Ils constituent en premier lieu des espèces emblématiques dotées de fortes
valeurs patrimoniales issues principalement de la vie culturelle associée àlachasse du
grand gibier. La chasse elle-même s’apparente àune activité populaire dans le monde
rural ;elle favorise les échanges et les liens entre différentes générations et milieux sociaux.
Cependant, les ongulés sauvages sont aussi porteurs de nombreuses maladies infectieuses
et servent d’hôtes pour de nombreux parasites, eux-mêmes porteurs ou vecteurs de
maladies. Ces maladies constituent des risques sanitaires àlafois pour les humains et pour
le bétail. Une expertise récente par Dufour
et al.
(2011) sur la tuberculose bovine souligne
la crainte qu’une épidémie ne se développe en France si la société ne met pas en place
des mesures de prévention pour éviter que l’infection des populations animales sauvages
(sanglier, cerf élaphe, blaireau et renard) ne se pérennise comme cela té observé en
Europe (îles britanniques). Les cervidés jouent également un rôle important dans la dyna-
mique des populations de tiques. De fortes densités de cervidés, en interaction avec les
pratiques sylvicoles (Tack
et al.
,2012), augmentent en effet le risque pour l’homme de
contracter des maladies transmises par les tiques telles que la maladie de Lyme.
Du pointdevue écologique,lanotion d’équilibre forêt-gibier repose sur les concepts de
«densité-dépendance »etdecapacité d’accueil en écologie des populations. Ces derniers
postulent que les effets des animaux sur le milieu génèrent des répercussions sur la popu-
lation animale elle-même àmesure que celle-ci s’approche de la capacité d’accueil maximale
du milieu. L’objectif d’une gestion durable est alors bien souvent de maintenir la popula-
tion àunniveau d’effectif adapté au milieu (c’est-à-dire inférieur àlacapacité d’accueil)
tout en gérant le milieu forestier de façon àaméliorer la capacité d’accueil. Cette démarche
vise àassurer une meilleure performancedémographique de la population animale (optimi-
sant ainsi la production de gibier) et às’assurer que les effets sur le milieu forestier ne
dégradentpas l’écosystème en empêchantlerenouvellementdupeuplementforestier,en
diminuant sa productivité ou en engendrant des effets irréversibles sur la biodiversité. Le
cas du massif du Donon (Moselle, Meurthe-et-Moselle, Vosges et Bas-Rhin) est un exemple
où les dégâts de gibier ont dépassé le seuil ànepas franchir concernantlerenouvellement
durable des sapinières :Flament et Hamard (2011) montrent que les cervidés sont la prin-
cipale cause d’échec pour régénérer les sapinières. D’autres études montrent que les ongulés
sauvages modifient la structure et la composition des communautésvégétales forestières,
notamment en termes de richesse et de diversité (Pellerin
et al.
,2010), sans pour autant
faire basculer l’écosystème irréversiblement vers d’autres états.
Pour conclure, il est important de signaler que les conséquences économiquespeuvent être
importantes pour certains acteurs sans pour autant avoir un impact sur les aspects écolo-
giques. Par exemple, les dégâts sylvicoles peuvent entraîner des surcoûts insupportables
liés au renouvellement de la forêt avec les essences objectif (c’est-à-dire maintien de la
production forestière), mais la pression n’est pas suffisantepour que la forêt ne soit plus
capable de se régénérer de façon naturelle avec d’autres essences que les essences objectif
(c’est-à-dire le maintien du fonctionnement de l’écosystème forestier). L’objectif de gestion
est alors de maintenir un niveau de population animale qui soit économiquement suppor-
table et politiquement acceptable (niveaux et seuils àdéfinir selon le contexte) et de gérer
le milieu forestier afin de réduire sa sensibilité aux dégâts (exemple :création de cloison-
nements, plantation dans le recrû…).
INDICATEURS DE CHANGEMENT ÉCOLOGIQUE ET SUIVIS DE LA PRESSION
Pour estimer et suivre l’équilibre forêt-gibier, le gestionnaire abesoin d’informations sur l’histo-
rique et l’état actuel de la population animale, l’évolution de son abondance et de sa perfor-
mance, ainsi que sur les conséquences en termes de pression et d’effets sur le milieu. Un groupe
de scientifiques français adéveloppé les indicateurs de changement écologique (ICE) ;ils’agit
d’outils d’aide àlagestion des populations d’ongulés sauvages et de leurs effets sur le milieu.
Les ICE décrivent l’interaction entre la population animale et son habitat, afin de fournir des
éléments quantitatifs relatifs àl’état de la pression,son évolutionetses conséquences (Morellet,
2008). Les ICE s’inscrivent dans une démarche de gestion adaptative :ledécideur analyse des
tendances temporelles de l’évolution de la populationanimale et de ses effets sur le milieu. Le
concept d’ICE té proposé comme outil d’aide àlagestion cynégétique et forestière suite aux
difficultés àprécisément connaître l’effectif des populations d’ongulés sauvages. En effet, les
approches antérieures se basaient sur des estimations d’effectifsetleur comparaisonàdes
objectifs préalablement fixés.
Le suivi par ICE té initialement développé pour le chevreuil, mais il s’élargit progressivement
àd’autres ongulés sauvages (cerf élaphe, chamois, mouflon et sanglier). Le groupe ICE est prin-
cipalement composédescientifiques spécialistesd’écologieanimale.Ceciexpliquelaprédomi-
nance des indicateurs établis àpartir du compartiment «animal »(abondance des populations,
performance des individus), le déficit d’indicateurs de pression sur le milieu (régénération fores-
tière et flore) et l’absence d’indicateurs de l’empreinte écologique (tableau I, p. 715). Ainsi, il
manque des indicateurspour évalueretsuivreles dégâts sur la régénération forestièreetles
effets sur le fonctionnement et la biodiversité de l’écosystème. Nous exposons ci-dessous le
potentiel que présente la végétation comme indicateur pour évaluer et suivre l’empreinte écolo-
gique d’ongulés sauvages.
LA VÉGÉTATION COMME INDICATEUR POUR ÉVALUER ET SUIVRE L’EMPREINTE ÉCOLOGIQUE
D’ONGULÉSSAUVAGES
En France, les ongulés sauvages sont principalement herbivores, excepté le sanglier qui est frugi-
vore-omnivore. La pression d’abroutissement ou de consommation sur la végétation est ainsi la
mesure la plus directe pour estimer la pression d’herbivorie (ici définie comme étant le nombre
d’animaux par la masse du fourrage disponible). En effet, la quantité de végétation consommée
est étroitement liée aux besoins énergétiques des animaux. De nombreuses études ont montré
que le taux de broutement des espèces lignifiées est fortement corrélé aux effectifs des animaux.
En France, le groupe ICE avalidé deux indicateurs basés sur le taux de consommation et qui
sont utilisés par les gestionnaires pour suivre la pression d’herbivorie :l’indice de consommation
(IC) des espèces lignifiées (Boscardin et Morellet, 2007) et l’indice d’abroutissement (IA) d’une
essence objectif :leChêne (Chevrier
et al.
,2006). Il reste cependant àtraduire ces mesures de
pression en termes d’empreinte écologique (c’est-à-dire les effets sur la régénération forestière
ou la biodiversité) pour savoir si l’impact est àunniveau acceptable ou s’il s’approche d’un seuil
critique ànepas dépasser.
L’empreinte écologique des ongulés sauvages sur la végétation peut être mesurée en quantifiant
les réponses des plantes àl’échelle des populations ou des communautés végétales.
Àl’échelle des populations végétales, l’approche consiste àsélectionner un nombre restreint
d’espèces végétales et àmesurer les effets sur un ou plusieurs paramètres démographiques ou
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Les indicateurs forestiers sur la voie d’une gestion durable ?
Tableau I Ensemble des indicateurs de changement écologique (ICE)
développés et validés pour le chevreuil et le cerlaphe par le groupe français ICE,
actualisé d’après Morellet (2008)
Indicateur Description Sitesdevalidation rences
L’abondance de la population animale
Chevreuil
Indice kilométrique
pédestre
Nombredechevreuils vus par
kilomètre
Dourdan (Essonne) (cf.Morellet,
2008)
Taille de groupe Nombredechevreuils par groupe Dourdan (Essonne) (cf.Morellet,
2008)
Cerlaphe
Suivis aux phares Nombredegroupes de cerfs
élaphes vus par kilomètre
La Petite Pierre(Bas-Rhin) (Hamann et al.,
2011)
La qualité et la performance individuelle des animaux
Chevreuil
Fécondité Proportion de femelles gestantes
de chevreuil
Chizé (Deux-Sèvres),
Dourdan (Essonne),
Trois-Fontaines (Marne)
(cf.Morellet,
2008)
Masse corporelle Masse corporelle des faons
de chevreuil
Haye (Meurthe-et-Moselle),
Trois-Fontaines (Marne),
Chizé (Deux-Sèvres)
(cf.Morellet,
2008)
Taille mâchoireLongueur de la mâchoiredes faons
de chevreuil
Dourdan (Essonne) (cf.Morellet,
2008)
Taille patte arrièreLongueur de la patte arrière
des faons de chevreuil
Chizé (Deux-Sèvres) (Delorme, 2007 ;
cf.Morellet, 2008)
Infections Prévalence de Trichuris chez
les faons de chevreuil
Trois-Fontaines (Marne) (Body et al.,2011)
Cerlaphe
Fécondité Proportion de femelles gestantes
de cerf élaphe
La Petite Pierre(Bas-Rhin) (Bonenfant et al.,
2002)
Masse corporelle Masse corporelle des faons de cerf
élaphe
La Petite Pierre(Bas-Rhin) (Bonenfant et al.,
2002)
La pression sur le milieu
Chevreuil
Indice de consommation Taux d’abroutissement de la flore
lignifiée
Dourdan (Essonne) (Boscardin et
Morellet, 2007 ;
cf.Morellet, 2008)
Indice d’abroutissement Taux d’abroutissement des semis
de chênes
Trois-Fontaines (Marne) (Chevrier et al.,
2006)
L’impact sur le milieu
Chevreuil ––
Cerlaphe ––
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