3-Le délit de représentation ou l`écriture comme blasphème?

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LE DÉLIT DE REPRÉSENTATION OU L‟ÉCRITURE COMME BLASPHÈME ? LE CAS DE SALMAN RUSHDIE
Hassan BEN DEGGOUN
Si la religion chrétienne abonde d‟une iconographie extrêmement riche donnant au culte de la représentation par l‟image
une part importante, il n‟en est pas de même pour la dernière des religions monothéistes, en l'occurrence l‟Islam. Très tôt la
révélation interdit formellement toute représentation figurative. Il faut dire que le passage d‟un paganisme ancestral à une foi basée
sur l‟unicité d‟un Dieu invisible et qui de surcroît n‟a d‟autres manifestations que par Sa parole et Ses différentes créatures,
constituait un changement brutal dans la perception et la représentation de la réalité.
Il fallait pourtant que la coupure soit nette entre le polythéisme Qurashite1 et la toute nouvelle religion, mais aussi et surtout
pour se démarquer des autres religions 'du Livre' à cet égard, en particulier du christianisme, en évitant toute confusion et imitation
aveugle d‟une foi considérée comme viée de son objectif premier2, le monothéisme. Ainsi la représentation devient un péc
répréhensible, car il signifie d'une certaine manière un retour à la Jahilia3 ou la période de „l‟ignorance‟ anté-islamique chaque
tribu avait son panthéon4.
Une étude préalable de certains fondements de la théorie de la représentation dans la pensée arabo-musulmane pourrait
nous aider à mieux comprendre certains textes souvent soumis à des modes d‟appréciation et d'interprétation qui ne font l‟unanimité
qu‟au sein d‟un système de pensée bien particulier. Différence de vision critique, décalage de repères éthiques et disparité dans
l‟héritage socioculturel conditionnent à coup sûr la réception de l‟œuvre qui va jusqu‟à la condamnation à mort de l‟artiste.
Aussi, nous nous proposons d‟éclaircir certains points d‟ombre concernant le système de la représentation dans la pensée
islamique vis-à-vis des choses visibles et lisibles à travers deux exemples: l‟évolution de l‟art de la figuration dans l‟école persane5
en particulier, et le très controversé roman de Salman Rushdie, Les Versets sataniques.
FIGURATION DE L‟ABSENCE OU ABSENCE DE FIGURE
Dès le début de la révélation, l‟Islam—on l‟aura compris—est très hostile à tout type de représentation, d‟abord de Dieu,
rejetant ainsi l‟idée d‟une intermédiation, puis de toute figure humaine. Il condamne par là même toute notion de double, d‟artefact,
du semblant et du faux semblant contraire à son message foncièrement monothéiste. Dieu en tant que Présence n‟a point besoin
1 Grande tribu bédouine de l‟Arabie du Vème siècle ; elle donna le premier prophète arabe, Mohammed. Vivant du
commerce avec le Yémen et la Mésopotamie et des rentes du sanctuaire appelé la ka’ba, elle développait une vision austère de la vie.
Le paganisme qu‟elle connut, lui était importé de Syrie et d‟Irak où le zoroastrisme était de rigueur. Voir Le génie de l’Islamisme de
Roger CARATINI, Paris: Michel Lafon, 1992, p. 69-81.
2 L‟Islam considère le concept de la Trinité, le célibat des prêtres, la création de l‟homme à l„image de Dieu, et le rapport de
paternité entre Jésus et Dieu comme de pures inventions de l‟homme. Ainsi le message monothéiste se voit corrompu et les chrétiens
qui y adhèrent sont qualifiés par le Coran de gens 'égarés du droit chemin‟.
3 Salman Rushdie intitule justement un des chapitres des Versets sataniques „return to Jahilia‟, pour bien marquer la
possibilité d'un déplacement entre deux périodes perçues par l'Islam comme caractéristiques du passage de l'ignorance et de
l'égarement à 'la lumière divine'.
4 La Ka’ba (la première maison de Dieu bâtieselon le Coranpar le prophète Abraham et son fils Ismaël) comptait plus
de trois cent soixante idoles dont les plus célèbres furent Al’Lat, Al’Uzza et Manat. Ces trois divinités étaient à l‟origine de l‟Affaire
des Versets sataniques, explicitée par le Coran dans la Sourate l’Etoile 53. Voir la traduction du Coran de Jacques BERQUES,
Paris: Albin Michel, 1995.
5 Voir "De Bagdad à Ispahan", exposition au Petit Palais à Paris du 14 octobre au 8 janvier 1994
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d‟être re-présenté même s'Il en a le pouvoir. Il n‟a de manifestation 'directe' qu‟à travers Sa Créature qui lui sert de miroir. Mais qui
dit miroir dit représentation! Sauf que la chose reflétée ne sert qu'à confirmer la Présence et la toute Puissance de Dieu.
Penser à représenter Dieu, c‟est à coup sûr aller dans le sens d‟une substitution de l‟Absolu qui, par définition, transcende
l‟espace-temps6. Le même problème s‟était posé auparavant au christianisme, l‟artiste trouvant dans le mystère de l‟incarnation la
réponse à son désir de représenter l‟invisible fait homme. L‟image s‟apparente alors à l‟icône qui conduit à l'adoration de l‟original
dont elle réfléchit le regard et la splendeur. L‟Islam de son côté avait étouffé l‟iconographie avant même qu‟elle ne puisse s‟imposer.
Nous voilà déjà mal partis. Les mains de l‟artiste sont donc bien liées devant le royaume de 'inimitable'. Il ne s‟agit point
seulement d‟une impossibilité fonctionnelle, mais d‟une véritable condamnation de l‟acte de représentation. Très vite cette
condamnation prend de plus en plus d‟ampleur ; même la simple tentation de se laisser 'corrompre' par son imagination est
totalement bannie. Le Coran, soucieux de cette réalité, relate l‟histoire du Prophète Moïse qui eut un jour le désir de contempler Son
Seigneur.
Or quand Moïse vint à Notre assignation, et que son Seigneur lui parla, il dit: "Mon Seigneur, laisse-moi te voir
que je Te contemple". Dieu dit: "Tu ne Me verras pas, mais regarde la montagne, si elle restait ferme à sa place,
alors tu me verrais". Or quand Son Seigneur eut éclaté sur la montagne, Il la pulvérisa et Moïse tomba
foudroyé. Puis revenant à lui, il dit "O Transcendance! Je me repens à Toi. Je suis le premier des croyants"7.
Le regard du croyant est donc détourné de l‟objet de son désir, Dieu. Celui-ci, de par Sa Puissance et Sa Majesté, demeure
inaccessible à l'homme dans Son immédiateté, mais Il reste extrêmement proche de Sa Créature à travers Son Omniprésence.
S'agissant toujours de regard, un hadith8 cité par Ibn Maja dans ses Sunan, nous rappelle cette toute Puissance de Dieu caractérisée
par la fulgurance de Sa Lumière: "Dieu a soixante-dix voiles de lumière et de nèbres; s'Il les enlevait, les gloires fulgurantes de Sa
Face consumeraient quiconque serait atteint par Son Regard". Pourtant, le Coran promet dans un verset toutefois controversé, que
Dieu se dévoilera à Ses Créatures le jour du jugement dernier, en guise de rétribution.
En ce qui concerne le Prophète Mohammed, à la différence de Jésus, il n‟existe de lui aucun portrait ni sculpture officielle
à tel point que les quelques enluminures persanes représentant le Prophète et ses compagnons créent chez les croyants une
réprobation sans appel. tant un être exceptionnel, mais surtout de peur que la copie fasse oublier le 'prototype' ou se substitue à Dieu,
jamais représentation sous quelque forme que ce soit ne peut lui être consacrée. Quand le cinéma par exemple s‟est intéressé au
discours religieux, le tabou s‟est installé d‟entrée de jeu, au moins dans les réalisations sous contrôle direct des instances religieuses.
La présence du Prophète n‟est alors que suggérée soit par une forte lumière soit par une caméra subjective, ou encore par une voix
off qui, on l‟aura deviné, ne fait que rapporter les paroles dudit Prophète. Ce qui est plutôt curieux à noter, c'est que, plus la
personnalitésurtout religieuseest vénérée, moins elle est représentée.
6 Nous vous renvoyons au livre de Luis Marin, Des pouvoir de l’image il est dit qu‟est-ce que représenter, sinon
présenter à nouveau (dans la modalité du temps) ou à la place de …(dans celle de l‟espace) Paris : Seuil, 1993, p 10.
7 Sourate VII, versets 143.
8 Paroles et actes du Prophète décrits par les compagnons et les épouses de celui-ci et transmis de génération en génération
sous forme de grands recueils dont celui de Ibn Maja, mais surtout les deux plus grandes compilations ayant autoridans ce
domaine, celles de Al'Boukhari (810-870) et de Muslim (817-875).
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Représenter Dieu ou son Prophète devient alors un péché répréhensible. Assimilé à un acte profane, la représentation du
sacré frise parfois l‟apostasie, car l‟artiste se pose comme créateur, donc rival de Dieu qui, parmi ses quatre-vingt-dix-neuf attributs9,
possède ceux de Al’Mussawwir  le formateur, le peintre et de Al’Muhyi,  celui qui donne la vie.
Le nom Al’Mussawwir dérive du mot Sura qui veut dire image, mais aussi du verbe Sawwara  qui signifie dessiner,
peindre, figurer. Dieu est le seul à détenir le pouvoir de créer et de donner la vie, l‟artiste ne peut imiter ce pouvoir divin même en
donnant la simple illusion de la vie, il ne peut que reproduire10. On retrouve ici le mythe de Pygmalion, au moins selon Ovide, qui
montre bien—alors que les grecs définissaient l‟art comme l‟imitation de la nature—les limites de l‟acte créateur qui a besoin de la
touche divine, du pouvoir de Venus à transformer le marbre glacé en un corps vivant.
Il faut distinguer plusieurs niveaux dans la condamnation de la représentation. D‟abord le Coran et la tradition prophétique,
la Sunna11  rejettent toute représentation du divin qui aurait comme but l‟association à Dieu d‟une autre divinité : ainsi le
paganisme est-il voué à disparaître à jamais. Il faut reconnaître que les contextes historiques et religieux de l‟Arabie du VIIème siècle,
que décrit Salman Rushdie dans les Versets sataniques, imposaient une éradication totale des pratiques païennes pour laisser place à
la nouvelle religion.
Ensuite la condamnation touche la figuration : il est donc interdit de représenter des êtres vivants12 sous forme de sculpture,
de peinture ou de tout autre moyen. Cette condamnation n‟apparaît que dans la Sunna. Parmi les Ahadiths  qui appuient
cette position, citons notamment Ibn Abbass qui rapporte les propos du Prophète : celui qui dessine des figures vivantes dans la vie
ici-bas, Dieu exigera de lui de souffler la vie dans sa créature, il en sera incapable ”. Il y a aussi cet autre hadith peu connu selon
lequel l‟Ange Gabriel (Gibreel ) qui voulait rendre visite au Prophète dut rebrousser chemin car il y avait dans la maison une
tenture sur laquelle était dessinée l‟image d‟un homme. Coupe donc la tête de l‟image, dit l‟ange Gabriel, de façon à ce qu‟elle
prenne l‟aspect d‟un arbre”.
Image mutilée, violentée, décapitée pour qu‟elle perde sa valeur évocatrice. Qu‟est-ce que la Méduse sans sa tête ? Même
quand celle-ci est tranchée, elle garde toujours son pouvoir pétrifiant. L‟homme décapité, l‟homme arbuste n‟est-il pas une nouvelle
représentation vivante de par sa présence? La dégradation de la chose représentée est ici préméditée et la disparité de nature qui
maintient l‟image à distance de l‟original ne rend plus l‟imitation suspecte de déformation ou de trahison, mais bien au contraire elle
9 Voir à ce sujet FAKHR AD-DÎN AR-RÂZÎ, Traité sur les noms divins, Paris: Dervy Livres: 1988, traduit de l'arabe par
Maurice Gloton.
10 De est née l'insatisfaction de l'artiste à l'égard de sa création: "les peintres, disait Lucien Freud, tombent souvent dans le
désespoir…quand ils s'aperçoivent que leur peintures manquent du galbe et de la vie des objets aperçus dans un miroir…mais jamais
une peinture n'aura le galbe de l'image dans le miroir…sauf quand on les regarde, l'une et l'autre, avec un œil fermé" cité dans
GOMBRICH E.H. L'art et l'illusion, psychologie de la représentation picturale. Traduit de l'anglais par Guy Durand, Paris:
Gallimard, 1987, p. 131.
11 La Sunna signifie la tradition prophétique: tous les actes et paroles du Prophète Mohammed que chaque musulman se
doit de respecter et de suivre. C'est de ce mot que vient le terme Sunnisme, l'une des deux conceptions historiques de l'Islam avec le
Chi'isme. Celui-ci ne représente que vingt pour cent des musulmans dans le monde.
12 'Les êtres vivants' ici réfèrent essentiellement à l'être humain et aux animaux. Par conséquent la représentation de la
nature est parfaitement acceptable. Les savants musulmans sont divisés sur la portée de la condamnation. En dehors de la
représentation de Dieu, de son Prophète Mohammed et des grandes figures de l'Islam, qui par définition, est frappée d'interdit quel
que soit le moyen d'expression, une grande partie de ces savants, selon le principe de l'Ijtihad (l'effort d'interprétation personnelle) et
avec l'évolution des mœurs, ne rejette que l'art de la sculpture qui donne aux figures une ombre, alors que les photographies et les
peintures sont tolérées sous certaines conditions.
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renforce cette déformation jusqu‟à l‟effacement total. Le peintre n‟est plus accusé de mensonge ni de sorcellerie car il cherche moins
l‟imitation que l‟absence d‟imitation.
Avec la multiplication des conquêtes, l‟immensité territoriale de l‟empire arabo-musulman eut raison de l‟interdiction de la
figuration qui perdait de plus en plus d‟importance: ainsi des écoles de miniatures font leur apparition dans la Perse sassanide, la
Mésopotamie byzantine et l‟Inde, régions à forte tradition figurative. Le tabou eut du mal à s‟imposer au début mais la figure finit
par faire son entrée dans les palais des souverains, orner les étoffes, les céramiques, et illustrer les manuscrits (traités d'astronomie,
de médecine, de botanique, contes populaires dont le plus célèbre était Le Livre des Séances Kitab Al‟Maqamat d‟Al‟Hariri,
recueils de poèmes…), à l‟exception bien entendu du Livre Saint et des recueils d‟exégèse desquels l‟image était et reste
définitivement exclue.
L‟image est donc traquée, chassée des objets sacraux, lesquels n‟admettent point de se voir doubler, donc de se désacraliser.
C‟est seulement là qu‟on mesure la vraie puissance de l‟image qui est mise hors cadre, „décadrée‟ de peur qu'elle ne s'impose. Seul
le Verbe doit prévaloir et à fortiori quelques ornementations sous forme d‟arabesques. Elle est aussi expulsée des mosquées,
domaine essentiellement réservé à la calligraphie qui connut par même un essor extraordinaire puisqu‟elle devint une science à
part entière enseignée dans les grandes écoles au même titre que la médecine, l‟astronomie ou la jurisprudence…
Les miniaturistes extrême-orientaux, conscients de l‟interdiction qui frappait la figuration, cherchèrent une manière subtile
de contourner l‟interdit en adoptant le cas échéant des conventions graphiques comme par exemple tracer un trait à la hauteur du cou
des personnages pour signifier qu‟ils ne sont plus des êtres vivants (voir illustration). L‟ombre de l‟homme arbuste n‟est pas loin.
Avec la révolution du livre, l‟illustration gagne de plus en plus de terrain et des centres de production fleurissent en Iran et
en Inde qui donnent leurs titres de noblesse à la peinture musulmane, faisant souvent fi de l‟interdit mais sans oser pour autant
envahir la sphère du sacré. Avec l‟avènement de l‟ cole de Bagdad au XIIIème siècle, et la rupture avec l‟héritage byzantin,
l‟esthétique musulmane, consciente du poids de l‟interdiction de la figuration, refuse lillusion référentielle et entame dans ce sens
un processus d‟effacement de l‟œuvre : platitude de l‟image, absence d‟ombre 13 , silhouettes dépourvues de leur plénitude
charnelle...etc. D‟une absence de figures, l‟œuvre devient une figuration de l‟absence, absence non d‟une maîtrise des règles de l‟art
mais du désir de reproduire le réel dans sa puissance et sa splendeur. Les détails sont donc réduits au minimum : les vêtements des
personnages sont trop amples pour ne pas épouser leur corps et l‟absence de l‟illusion de profondeur et de l‟artifice de la perspective
donne l‟impression d‟un espace homogène.
Il est curieux de noter qu‟on est devant le processus inverse de l‟imitation. Déjà à cette époque (Moyen Age) l‟artiste s'était
affranchi des exigences de la vraisemblance, conscient des limites esthétiques mais aussi éthiques de son art. Une chose est sûre: si
la figuration en soi est bannie du texte sacré et plus au moins tolérée dans les résiliations profanes avec l‟évolution des mentalités et
des influences socioculturelles, elle ne peut en aucun cas se permettre d‟être obscène ou encore blasphématoire.
Dans Shame14 Bilquis Hyder, soucieuse de préserver la mémoire tant individuelle que collective, transpose le récit en
ouvrage de broderie qu‟elle appelle “ The eighteen shawls of memory ”. Elle brode des figures monstrueuses, des êtres venant d‟un
monde imaginaire :"The bodies sprawled across the shawl, the men without genitals, the sundered legs, the intestines in place of
faces… "(Shame, p. 195)
13 On retrouve ici ce même souci de faire disparaître l'ombre des figures en peinture également pour la simple et bonne
raison que Dieu a crée l'ombre pour montrer à l'homme, par la raison, que chaque phénomène a son explication. L'ombre n'étant
finalement que la preuve de l'existence du soleil, comme l'univers dans sa complexité mystérieuse est la preuve de l'existence d'une
force suprême, Dieu.
14 S. Rushdie, Shame, Picador, 1984.
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Et quand elle réalise son propre portrait, elle l‟intitule the portrait of an artist as an old crone 15”. Cette volonté de
corrompre le prototype, de le parodier s‟inscrit pourtant moins dans un refus de la figuration que dans le désir de fuir une réalité un
peu trop honteuse.
Dans The Moor’s Last Sigh16 dernier roman en date de S. Rushdie, où la figure du Moor rappelle celle du migrant en quête
perpétuelle d‟une origine partagée, il est question du récit fait image à travers les productions picturales de la mère du narrateur
Moor, Aurora Da Gama. Le texte subit alors une double représentation. Aurora peint des tableaux dont la plus célèbre série s‟intitule
Moor Sequence ”. Il s‟agit en fait d‟une œuvre inachevée car il lui manque la pièce maîtresse qui donne son nom au roman „The
Moor's Last Sigh‟. Un roman qui constitue par ailleurs la première tentative de S. Rushdie à s'intéresser de près à la peinture, une
manière de rapprocher celle-ci de la création romanesque. Les peintures d‟Aurora dénotent un amour fou pour son art et son fils qui
finissent par se superposer. Gardons bien présent à l'esprit cette notion de superposition. Après la mort de l‟artiste, s‟engage de la
part du fils une quête du portrait volé. Celui-ci se révèle être un montage palimpsestueux’, comme peut l‟être l‟écriture.
Une fois retrouvé, s'engage alors un travail d'exhumation de l'œuvre 'sédimentaire': "to exhume the buried painting by
removing the top layer" (M.L.S. p. 420). C'est ainsi que la première violence que subit l'œuvre est celle du scalpel: "engaged on the
destruction, rather than the preservation of a work of art" (M.L.S. p. 420). Mais c'est une violence qui la débarrasse des différentes
couches de peinture qui cachent sa vraie identité en vue de sa restauration.
Ce qui nous importe le plus ici c‟est la scène du dernier chapitre le portrait d‟Aurora Da Gama est violenté, mis à
l‟épreuve du feu. Un trou17, comme celui qui apparut dans le corps de Adam Aziz dans M.C après qu'il perdit la foi, apparaît dans le
cœur de l‟artiste disparue qui, par là même, meurt une seconde fois. Le trou ici n'està notre avisqu'une autre manifestation des
fameux traits qui coupent les têtes des figures dont il était question auparavant.
There was a moment when her [Aoi Aë] upper half was hidden by the painting. Vasco fired once. A hole
appeared in the canvas over Aurora‟s heart ; but it was Aoï Uë‟s breast that had been pierced. She fall heavily
against the easel, clutching at it, and for an instantpicture thisher blood pumped through the wound in my
mother‟s chest. Then the portrait fell forwards ; its top right hand corner hitting the floor and somersaulted to
lie face upwards, stained with Aoi‟s blood, Aoi Aë, however, lay face downwards, and was still. (M.L.S, p.
432)
On assiste non seulement à une seconde mise à mort de l'artiste, mais à une scène macabre, un crime gratuit où la victime,
Aoi Aë, se confond avec l'œuvre d'art qui semble prendre vie: "her blood pumped through the wound in my mother's chest", avant
que les deux personnages se retrouvent par terre l'un sur l'autre. Mieux encore, quand Vasco Miranda meurt mystérieusement: "then
he simply burst" (M.L.S. p. 432), il se couche sur le portrait d'Aurora Da Gama: "when he died he lay upon his portrait of my mother,
and the last of his lifeblood darkened the canvas" (M.L.S. p. 432). Ultime mise à mort du tableau et ultime fusion tragique qui fait de
la peinture comme de l'écriture un art d'une complexité multiple.
Si pour les raisons que nous avons invoquées l'Islam condamne la figuration et à plus forte raison l'icône, il semble mieux
accepter l'image faite récit et les descriptions, mais sans pour autant déroger à un certain nombre de règles de l'éthique musulmane.
15 Au lieu de A Portrait of an Artist As a Young Man, roman de James Joyce.
16 S. Rushdie, The Moor's Last Sigh, London: QPD, 1995.
17 La figure du 'trou' (hole) est essentielle chez Rushdie. Elle accompagne tantôt l'absence de la foi, tantôt celle de la
mémoire ou de l'héritage; dans tous les cas la vulnérabilité du corps qui se laisse infiltrer par tout ce qui se trame autour de lui jusqu'à
ne devenir qu'un ensemble de fragments.
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