Représenter Dieu ou son Prophète devient alors un péché répréhensible. Assimilé à un acte profane, la représentation du
sacré frise parfois l‟apostasie, car l‟artiste se pose comme créateur, donc rival de Dieu qui, parmi ses quatre-vingt-dix-neuf attributs9,
possède ceux de Al’Mussawwir le formateur, le peintre et de Al’Muhyi, celui qui donne la vie.
Le nom Al’Mussawwir dérive du mot Sura qui veut dire image, mais aussi du verbe Sawwara qui signifie dessiner,
peindre, figurer. Dieu est le seul à détenir le pouvoir de créer et de donner la vie, l‟artiste ne peut imiter ce pouvoir divin même en
donnant la simple illusion de la vie, il ne peut que reproduire10. On retrouve ici le mythe de Pygmalion, au moins selon Ovide, qui
montre bien—alors que les grecs définissaient l‟art comme l‟imitation de la nature—les limites de l‟acte créateur qui a besoin de la
touche divine, du pouvoir de Venus à transformer le marbre glacé en un corps vivant.
Il faut distinguer plusieurs niveaux dans la condamnation de la représentation. D‟abord le Coran et la tradition prophétique,
la Sunna11 rejettent toute représentation du divin qui aurait comme but l‟association à Dieu d‟une autre divinité : ainsi le
paganisme est-il voué à disparaître à jamais. Il faut reconnaître que les contextes historiques et religieux de l‟Arabie du VIIème siècle,
que décrit Salman Rushdie dans les Versets sataniques, imposaient une éradication totale des pratiques païennes pour laisser place à
la nouvelle religion.
Ensuite la condamnation touche la figuration : il est donc interdit de représenter des êtres vivants12 sous forme de sculpture,
de peinture ou de tout autre moyen. Cette condamnation n‟apparaît que dans la Sunna. Parmi les Ahadiths qui appuient
cette position, citons notamment Ibn Abbass qui rapporte les propos du Prophète : “ celui qui dessine des figures vivantes dans la vie
ici-bas, Dieu exigera de lui de souffler la vie dans sa créature, il en sera incapable ”. Il y a aussi cet autre hadith peu connu selon
lequel l‟Ange Gabriel (Gibreel ) qui voulait rendre visite au Prophète dut rebrousser chemin car il y avait dans la maison une
tenture sur laquelle était dessinée l‟image d‟un homme. “ Coupe donc la tête de l‟image, dit l‟ange Gabriel, de façon à ce qu‟elle
prenne l‟aspect d‟un arbre”.
Image mutilée, violentée, décapitée pour qu‟elle perde sa valeur évocatrice. Qu‟est-ce que la Méduse sans sa tête ? Même
quand celle-ci est tranchée, elle garde toujours son pouvoir pétrifiant. L‟homme décapité, l‟homme arbuste n‟est-il pas une nouvelle
représentation vivante de par sa présence? La dégradation de la chose représentée est ici préméditée et la disparité de nature qui
maintient l‟image à distance de l‟original ne rend plus l‟imitation suspecte de déformation ou de trahison, mais bien au contraire elle
9 Voir à ce sujet FAKHR AD-DÎN AR-RÂZÎ, Traité sur les noms divins, Paris: Dervy Livres: 1988, traduit de l'arabe par
Maurice Gloton.
10 De là est née l'insatisfaction de l'artiste à l'égard de sa création: "les peintres, disait Lucien Freud, tombent souvent dans le
désespoir…quand ils s'aperçoivent que leur peintures manquent du galbe et de la vie des objets aperçus dans un miroir…mais jamais
une peinture n'aura le galbe de l'image dans le miroir…sauf quand on les regarde, l'une et l'autre, avec un œil fermé" cité dans
GOMBRICH E.H. L'art et l'illusion, psychologie de la représentation picturale. Traduit de l'anglais par Guy Durand, Paris:
Gallimard, 1987, p. 131.
11 La Sunna signifie la tradition prophétique: tous les actes et paroles du Prophète Mohammed que chaque musulman se
doit de respecter et de suivre. C'est de ce mot que vient le terme Sunnisme, l'une des deux conceptions historiques de l'Islam avec le
Chi'isme. Celui-ci ne représente que vingt pour cent des musulmans dans le monde.
12 'Les êtres vivants' ici réfèrent essentiellement à l'être humain et aux animaux. Par conséquent la représentation de la
nature est parfaitement acceptable. Les savants musulmans sont divisés sur la portée de la condamnation. En dehors de la
représentation de Dieu, de son Prophète Mohammed et des grandes figures de l'Islam, qui par définition, est frappée d'interdit quel
que soit le moyen d'expression, une grande partie de ces savants, selon le principe de l'Ijtihad (l'effort d'interprétation personnelle) et
avec l'évolution des mœurs, ne rejette que l'art de la sculpture qui donne aux figures une ombre, alors que les photographies et les
peintures sont tolérées sous certaines conditions.