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Mais cet homme naturel, on le sait, n’est pas encore un homme, il faudra que des obstacles
naturels le contraignent à développer ce qui fait de lui un homme. L’homme perd alors à jamais
cette possibilité d’être dans un présent éternel. En devenant « homme », l’homme devient
« individu », c'est-à-dire séparé à jamais de cette pure adéquation à lui-même et à la nature,
condamné à vivre pour lui mais « hors de lui », dans une temporalité qui est désormais celle du
passé, et de l’avenir, c’est à dire rythmé par le temps de la conscience : celui de l’imagination et
le désir :
« La prévoyance ! La prévoyance qui nous porte sans cesse au delà de nous, et souvent nous place ou
nous n’arriverons point, voila la véritable source de toutes nos misères. Quelle manie a un être aussi
passager que l’homme de regarder toujours au loin dans un avenir qui vient si rarement, et de
négliger le présent dont il est si sûr » Émile, Pléiade, vol4, P.307
Mais cette impossibilité pour l’homme d’être uniquement dans le présent, condition même de son
humanité, ne semble pas le vouer nécessairement au malheur. Ainsi la dualité de la passion et du
besoin, peut obéir à un équilibre celui justement décrit dans ce que Rousseau appelle « la
jeunesse du monde ». Rousseau interpose alors entre l’état de l’homme sauvage, dans la nuit du
présent éternel est l’état de l’homme civil, dans la nuit d’une vie quotidienne vouée au seul
temps du travail, dépossédé de son temps intérieur, la « jeunesse du monde » . Cet âge d’or est
un moment heureux car l’homme y est dans le temps mais ce temps n’est rythmé que par une
pure durée. L’homme n’y est donc pas encore assujetti à un temps spatialisé, extérieur à la
temporalité intérieure de la conscience : au sentiment de l’existence.
« Dans cet âge heureux ou rien ne marquait les heures, rien obligeait a les compter ; le temps n’avait
d’autre mesure que l’amusement et l’ennui », Essai sur l’origine des langues, Pléiade, vol 5, P.406
Ce que Rousseau dénonce dans la vie quotidienne des hommes, c’est la mesure du temps. La
mesure du temps dans l’état civil est celle de la propriété, de l’intérêt, c'est-à-dire du travail.
La temporalité de la conscience va être subordonnée à un temps mesuré par des lois qui vont
l’assujettir à un temps chronométrique, n’ayant d’autre mesure que « la sueur et la misère », par
opposition au temps de l’amusement et de l’ennui. La société aliène l’homme en l’aliénant a un
temps calendaire celui subordonné à l’espace de la propriété. Si l’équilibre décrit dans « la
jeunesse du monde » a été rompu par un « funeste hasard »,dit Rousseau, c’ est pour mettre en
évidence le rôle des circonstances et montrer que l’ordre social n’est pas un ordre naturel mais
purement accidentel. Pour autant ces accidents ont eu des effets sur l’homme et l’histoire a pris
la forme de l’inéluctable.
Mais l’homme n’était pas destiné à l’aliénation, il faut donc revenir sur la succession des faits,
oubliés ou volontairement masqués et mettre au jour la violence que Rousseau appelle le « pacte
des dupes », véritable fondement de l’ordre social, car cette violence apparaît comme le refoulé
de l’histoire. Ainsi l’existence de l’homme est aliénée doublement, elle l’est dans ses
représentations autant que dans ses pratiques.
« J’ouvre les livres de droit et de morale, j’écoute les savants et les jurisconsultes et pénétré de leur
discours insinuants, je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établies par
l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant
citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et
regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gémissant sous un joug de fer, le genre
humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une foule affamée accablée de peine et de faim dont le
riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir
des lois ;
Tout cela se fait paisiblement et sans résistance ; c’est la tranquillité des compagnons d’Ulysse
enfermés dans la caverne du Cyclope en attendant qu’ils soient dévorés. Il faut gémir et se taire.
Tirons un voile éternel sur ces objets d’horreurs. J’élève les yeux et regarde aux loin J’aperçois des
feux et des flammes, des campagnes désertes, des villes au pillage. Hommes farouches où traînez
vous ses infortunés ? J’entends un bruit affreux ; quel tumulte ! Quels cris, j’approche ; je vois un
théâtre de meurtres, dix mille hommes égorgés, les morts entassés par monceaux, les mourants
foulés aux pieds des chevaux, partout l’image de la mort et de l’agonie. C’est donc là le fruit de ces
institutions pacifiques ! La pitié, l’indignation s’élève au fond de mon cœur. Ah ! philosophe barbare
viens nous lire ton livre sur le champ de bataille ! »État de guerre, Pléiade, vol 3,p.609
La vie ordinaire des hommes est une vie faite de misère faite d’infortune de sang et de larmes.
Cette souffrance n’est pas temporaire elle s’inscrit au contraire dans la durée. Le voile qui
pourrait les cacher devrait être « éternel », dit Rousseau. L’homme est enfermé dans un présent,
comme l’homme sauvage, mais au contraire de celui de l’homme sauvage ce présent est