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Savoirs et textes Groupe d’études « La philosophie au sens large »,
UMR 8519 animé par Pierre Macherey
(séance du 04/05/2005)
J.-J. Rousseau : Les fictions du quotidien
Isabelle Lurson
Introduction
Les hommes du dix-huitième s’attachent au sensible et à sa diversité, la réflexion s’efforce alors
de prendre en compte tous les domaines du réel, souci qui sera manifeste dans cet inventaire du
réel et des connaissances qu’est l’Encyclopédie.
La vie intime, la vie privée, la vie domestique, la vie laborieuse deviennent des thèmes courants
de la peinture, du théâtre, des belles-lettres. Pour autant, tous ces thèmes ne sont pas la même
chose que le thème de la vie quotidienne car le quotidien ne se réduit justement pas des sphères
précises de l’existence humaines, celles de l’intimité ou de la vie domestique, closes sur elles-
mêmes. D’ailleurs l’expression « vie quotidienne » n’est pas employée au dix-huitième siècle. Le
terme quotidien est employé uniquement comme adjectif, il est synonyme de journalier. Cet
intérêt porté à la diversité de l’existence humaine est donc un préalable nécessaire au thème de
la vie quotidienne tel qu’on le verra surgir plus tard
L’expression « vie quotidienne » n’apparaît pas davantage chez Rousseau. Pour autant, la
philosophie de Rousseau s’efforce de comprendre comment peuvent s’articuler, d’une part,
l’existence concrète, quotidienne et, d’autre part, l’existence sociale de l’homme. Cette
articulation ne va pas de soi. L’existence individuelle de l’homme est rythmée par une
temporalité immanente à la conscience (le sentiment de l’existence), et son existence sociale est
rythmée par un temps historique, spatialisé par des espaces juridiques (celui des institutions, de
la loi).Or cette articulation prend tout son sens dans la façon dont l’homme vit au jour le jour, en
travaillant,, en pensant, en rêvant, bref en s’efforçant de concilier vie privée et vie publique, ou
plutôt d’après Rousseau, comme on le montrera, en vacillant entre deux aliénations, celle du
désir et celle de la loi.
En effet, on le sait, Rousseau ne partage pas du tout l’optimisme de ses contemporains quant à
la marche de l’histoire. Il a une conscience aiguë au contraire de ce que l’on appellera la « crise
de la conscience européenne ». Toute la philosophie de Rousseau est une interrogation sur
l’existence de l’homme. Non pas pour élaborer un système métaphysique, à la façon des grandes
métaphysiques du dix-septième mais pour tenter de vivre dans une société historique dont la
raison ne reconnaît plus nécessairement les exigences. La première maxime de la « morale par
provision » de Descartes « Obéir aux lois et coutumes de mon pays, retenant constamment la
religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance » ne peut plus pour
Rousseau être adoptée si simplement, le Vicaire savoyard doute de Dieu et ne sent plus adapte a
sa société, il ne sait plus comment vivre : il ne sait plus à quel jugement de valeur se fier ; « Je
sentis peu à peu s’obscurcir dans mon esprit l’évidence des principes » dit-il. La règle du vicaire
vise alors moins l’évidence que la certitude, parce qu’il s’agit cette fois, de la certitude du sujet
historique, engagé dans son existence, sommé de consentir à des vérités qui transformeront sa
vie, tourmenté par les questions de sa conscience civique et morale.
Rousseau regarde alors vers le passé tout en sachant qu’il est impossible de rétrograder. Il doute
de la possibilité qu’aurait la raison de nous éclairer sur nos devoirs, du droit de l’église à légiférer
sur nos consciences, du droit de l’état à nous ordonner telle ou telle chose, de la prétention des
« philosophes » à éclairer le sens de notre existence.
Ainsi, le projet de Rousseau ne consiste pas à théoriser l’existence de l’homme d’un point de vue
général. Il revendique au contraire, pour l’individu, un droit inaliénable de décider des valeurs de
sa propre existence.
« O Vertu, science sublime des âmes simples ; faut-il donc tant de peines et d’appareils pour te
connaître ? »
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En cela Rousseau tire la leçon de Descartes et cette phrase n’est pas à comprendre comme une
exhortation à renoncer à la raison, mais comme un appel au droit de chacun à « sortir de la
sujétion de ces précepteurs ». Mais si Rousseau sur ce point est proche de Descartes, il n’a pas
son optimisme dans les pouvoirs de la « lumière naturelle ».Rousseau tire également les leçons
de la lecture de Montaigne, du scepticisme et du sensualisme de dix-huitième siècle. La plupart
des vérités sont inaccessibles à l’homme et il semble bien que la philosophie ne puisse guère
nous empêcher de rester aveugles
« Nous ne savons rien, nous ne voyons rien ; nous sommes une troupe d’aveugles, jetés à l’aventure
dans ce vaste univers. Chacun de nous n’apercevant aucun objet se fait de tout une image
fantastique qu’il prend ensuite pour la règle du vrai », Lettres morales, O.C, Pléiade, Vol 4, P.1092
Ainsi la vérité est rabattue sur le champ de ce qui importe dans cette vie terrestre
« On se défend difficilement de croire ce qu’on désire avec tant d’ardeur, et qui peut douter que
l’intérêt d’admettre ou rejeter les jugements de l’autre vie ne détermine la foi de la plupart des
hommes sur leur espérance ou leur crainte. Tout cela pouvait fasciner mon jugement j’en conviens,
mais non pas altérer ma bonne foi : car je craignais de me tromper sur toute chose. Si tout consistait
dans l’usage de cette vie, il m’importait de le savoir pour en tirer du moins le meilleur parti qu’il
dépendrait de moi tandis qu’il en était encore temps et n’être pas tout a fait dupe. », Les rêveries,
O.C, Pléiade, vol 1, P.1016
Si Rousseau s’intéresse autant à la vie quotidienne de lhomme, cela est bien à comprendre, à
mon sens, comme une prise de conscience de la fin de la métaphysique, l’homme doit renoncer
aux prétentions de la raison
« notre âme active dans ces liens aime mieux s’exercer sur des chimères qui sont à sa portée que de
rester oisive et sans mouvement .Ne nous étonnons pas de voir la philosophie orgueilleuse et vaine se
perdre dans les rêveries et les plus beaux génies s’épuiser sur des puérilités »,Lettres morales,
Pléiade, vol.4, P.1095.
L’homme est un enfant qui se croit tout puissant, il est entraîné presque malgré lui à penser, il lui
faut pourtant circonscrire le champ des vérités à celles utiles à son existence.
Mais comment distinguer entre la raison puérile et la raison adulte ? Comment distinguer entre
le rêve et la réalité ? Rousseau n’établira pas, au contraire de Kant une discipline de la raison
pure, il ne croit pas à la réalisation de l’homme par la culture, ce qui l’intéresse c’est justement la
vie humaine, dans ses aspects les plus concrets. Mais comment penser la vie ? Ne faut il par
rêver la vie quotidienne pour mieux la comprendre et pour mieux la vivre ?
Notre titre « les fictions du quotidien » fait le choix du paradoxe. En effet le quotidien semble
être justement la réalité tangible répétitive à laquelle il est impossible d’échapper : ce qui
justement ne fait pas l’objet de fictions mais qui, au contraire, est le propre de la vie ordinaire,
machinale et non pas inventive. Or la philosophie de Rousseau dénonce l’artificialité de la vie
quotidienne des hommes de son temps. Mais cette artificialité de l’existence est invisible pour
deux raisons. D’une part elle est cachée par un ordre social se présentant sous le masque de la
nécessité, d’autre part elle est légitimée par une certaine conception de l’histoire.
Ce n’est donc qu’au prix d’une fiction théorique, celle d’une l’humanité plongée dans un présent
éternel, que l’on pourra comprendre la vérité du quotidien de l’homme. La fiction théorique de
l’homme sauvage permettra alors de dénoncer la fiction idéologique sur laquelle repose la vie
quotidienne des hommes.
D’autre part, et c’est là le second sens de notre titre « fiction du quotidien »,
Rousseau invente des fictions du quotidien : La Nouvelle Héloïse et l’Emile, ces
vraies fictions s’opposent aux fausses fictions, les fictions idéologiques. Rousseau
rêve donc, il rêve la vie mais donne ses rêves pour des rêves
«on nous donne gravement pour de la philosophie les rêves de quelques mauvaises nuits. On me dira
que je rêve aussi ; j’en conviens : mais ce que les autres n’ont garde de faire, je donne mes rêves
pour des rêves, laissant chercher s’ils ont quelque chose d’utile aux gens éveilles »,
Emile,Pléiade,vol.4,P.1092.
Il invente une autre manière de vivre au quotidien. La Nouvelle Héloïse est en effet souvent lue
comme le roman du bonheur, bonheur simple, d’une vie quotidienne réglée selon l’ordre de la
raison et du sentiment retrouvés. Clarens serait l’idée transcendantale de la communau
heureuse, l’unité enfin retrouvée de l’homme avec lui-même, de l’homme avec les autres, d’une
heureuse adéquation temporelle entre les formes objectives de l’existence et l’élan subjectif de
la conscience humaine c'est-à-dire le désir.
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Ainsi après avoir dénoncé la violence originelle infligée aux hommes dans leur existence
quotidienne, Rousseau brosserait la façon dont doit être ordonne le quotidien des hommes,
autant dans sa forme institutionnalisée _ le Contrat social_ que dans sa forme journalière _ la
nouvelle Héloïse_
La fiction du roman serait alors la vérité de l’existence. Mais, cette lecture pourtant très répandue
de la nouvelle Héloïse, ne nie- t- elle pas ce que Rousseau a justement mis en évidence dans le
Discours sur l’origine de l’inégalité ? A savoir que l’homme est malheureux dès lors qu’il acquière
la conscience de la durée ? Peut-on alors croire à la possibilité d une vie quotidienne
véritablement heureuse ? Peut- on concilier le désir de l’individu et la raison des hommes ?
On rappellera donc comment Rousseau met en évidence le rôle essentiel des circonstances dans
l’histoire afin de montrer pourquoi, à quoi et à qui l’homme est aliéné dans sa vie quotidienne.
Dans un second temps on analysera le modèle de la vie quotidienne heureuse que Rousseau
peint dans La Nouvelle Héloïse.
Dans un troisième temps, on tentera d’établir que la fiction d’une vie quotidienne heureuse ne
peut rester qu’une fiction, qu’il n’y a pas de vie quotidienne qui puisse se satisfaire de la
présence pleine du réel.
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A la suite de Spinoza, Hobbes et Montesquieu, Rousseau ne cherche pas dans l’histoire les signes
d’un ordre transcendant. Ce souci méthodologique justifie alors que l’on s’attache aux plus petits
faits et à leurs combinaisons puisqu’ ils peuvent avoir des effets qui modifieront l’homme.
S’attacher à la multitude des détails , ce n’est donc pas se perdre dans l’inessentiel, c’est au
contraire s’attacher à comprendre comment l’accidentel deviendra l’essentiel, c'est-à-dire
déterminera les formes présentes de l’existence humaine : conception donc pleinement
immanentiste du réel contre une conception transcendante de l’histoire. Cette conception est une
affirmation de la liberté humaine, l’homme fait son histoire sans savoir ce qu’il fait, ainsi s’écrit le
destin tragique de l’homme, sa liberté est aveugle car elle ne se développe qu’au grès des
circonstances.
Mais ce qui motive profondément Rousseau dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, on le sait
bien, c’est la dénonciation du présent. Les constructions du concept d’homme naturel et d’état de
nature ont une fonction qui n’est pas purement méthodologique mais qui est aussi idéologique. Il
s’agit de montrer aux hommes que leur vie ordinaire est aliénée puisqu’elle contredit l’ordre
normatif et prescriptif de la nature. Les fictions théoriques de l’homme naturel et de l’état de
nature vont donc construire ce qu’a pu être l’homme en fonction de ce qu’il devrait être.
« C’est dans cette lente succession des choses qu’il verra la solution d’une infinité de problèmes de
morale et de politique que les philosophes ne peuvent résoudre. …) Ce que la réflexion nous apprend
la dessus, l’observation le confirme parfaitement : l’homme sauvage et l’homme police diffèrent
tellement par le fond du cœur et des inclinations que ce qui fait le bonheur suprême de l’un réduirait
l’autre au désespoir. Le premier ne respire que le repos et la liberté, il ne veut que vivre et rester
oisif, et l’ataraxie même du stoïcien n’approche pas de sa profonde indifférence pour tout autre objet.
Au contraire le citoyen toujours actif, sue, s’agite, se tourmente sans cesse pour chercher des
occupations encore plus laborieuses : il travaille jusqu'à la mort, il y court même pour se mettre en
état de vivre, ou renonce a la vie pour acquérir l’immortalité », Discours sur l’origine de l’inégalité.
O.C, vol 3, P 192
Si ce texte a des accents très pascaliens, il ne faut pas si tromper car la condition de l’homme
moderne ne tient pas à la nature humaine mais bien au « seul esprit de la société ».
« Il me suffit d’avoir prouvé que ce n’est point la l’état originel de l’homme et que c’est le seul esprit
de la société et l’inégalité qu’elle engendre qui changent et altèrent ainsi toutes nos inclinations
naturelles ».
La description de l’homme naturel donne alors un certain nombre de normes. L’homme naturel
est oisif car borné au présent.
« Son âme que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de
l’avenir, quelque prochain qu’il puisse être, et ses projets, bornés comme ses vues, s’étendent à peine
jusqu’à la fin de la journée. » D.O.I, Pléiade, p 144.
L’homme naturel n’a aucune idée de l’avenir, il est dans une sorte de présent éternel. Il n’a pas
de « vie quotidienne » au sens où il n’a pas conscience de la succession des journées
L’existence de l’homme sauvage est donc close sur elle-même, puisque l’homme naturel ne
saurait se représenter ce qui ne lui est pas « sensible », c'est-à-dire immédiatement présent.
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Mais cet homme naturel, on le sait, n’est pas encore un homme, il faudra que des obstacles
naturels le contraignent à développer ce qui fait de lui un homme. L’homme perd alors à jamais
cette possibilité d’être dans un présent éternel. En devenant « homme », l’homme devient
« individu », c'est-à-dire séparé à jamais de cette pure adéquation à lui-même et à la nature,
condamné à vivre pour lui mais « hors de lui », dans une temporalité qui est désormais celle du
passé, et de l’avenir, c’est à dire rythmé par le temps de la conscience : celui de l’imagination et
le désir :
« La prévoyance ! La prévoyance qui nous porte sans cesse au delà de nous, et souvent nous place ou
nous n’arriverons point, voila la véritable source de toutes nos misères. Quelle manie a un être aussi
passager que l’homme de regarder toujours au loin dans un avenir qui vient si rarement, et de
négliger le présent dont il est si sûr » Émile, Pléiade, vol4, P.307
Mais cette impossibilité pour l’homme d’être uniquement dans le présent, condition même de son
humanité, ne semble pas le vouer nécessairement au malheur. Ainsi la dualité de la passion et du
besoin, peut obéir à un équilibre celui justement décrit dans ce que Rousseau appelle « la
jeunesse du monde ». Rousseau interpose alors entre l’état de l’homme sauvage, dans la nuit du
présent éternel est l’état de l’homme civil, dans la nuit d’une vie quotidienne vouée au seul
temps du travail, dépossédé de son temps intérieur, la « jeunesse du monde » . Cet âge d’or est
un moment heureux car l’homme y est dans le temps mais ce temps n’est rythmé que par une
pure durée. L’homme n’y est donc pas encore assujetti à un temps spatialisé, extérieur à la
temporalité intérieure de la conscience : au sentiment de l’existence.
« Dans cet âge heureux ou rien ne marquait les heures, rien obligeait a les compter ; le temps n’avait
d’autre mesure que l’amusement et l’ennui », Essai sur l’origine des langues, Pléiade, vol 5, P.406
Ce que Rousseau dénonce dans la vie quotidienne des hommes, c’est la mesure du temps. La
mesure du temps dans l’état civil est celle de la propriété, de l’intérêt, c'est-à-dire du travail.
La temporalité de la conscience va être subordonnée à un temps mesuré par des lois qui vont
l’assujettir à un temps chronométrique, n’ayant d’autre mesure que « la sueur et la misère », par
opposition au temps de l’amusement et de l’ennui. La société aliène l’homme en l’aliénant a un
temps calendaire celui subordonné à l’espace de la propriété. Si l’équilibre décrit dans « la
jeunesse du monde » a été rompu par un « funeste hasard »,dit Rousseau, c’ est pour mettre en
évidence le rôle des circonstances et montrer que l’ordre social n’est pas un ordre naturel mais
purement accidentel. Pour autant ces accidents ont eu des effets sur l’homme et l’histoire a pris
la forme de l’inéluctable.
Mais l’homme n’était pas destiné à l’aliénation, il faut donc revenir sur la succession des faits,
oubliés ou volontairement masqués et mettre au jour la violence que Rousseau appelle le « pacte
des dupes », véritable fondement de l’ordre social, car cette violence apparaît comme le refoulé
de l’histoire. Ainsi l’existence de l’homme est aliénée doublement, elle l’est dans ses
représentations autant que dans ses pratiques.
« J’ouvre les livres de droit et de morale, j’écoute les savants et les jurisconsultes et pénétré de leur
discours insinuants, je déplore les misères de la nature, j’admire la paix et la justice établies par
l’ordre civil, je bénis la sagesse des institutions publiques et me console d’être homme en me voyant
citoyen. Bien instruit de mes devoirs et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et
regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gémissant sous un joug de fer, le genre
humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une foule affamée accablée de peine et de faim dont le
riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir
des lois ;
Tout cela se fait paisiblement et sans résistance ; c’est la tranquillité des compagnons d’Ulysse
enfermés dans la caverne du Cyclope en attendant quils soient dévorés. Il faut gémir et se taire.
Tirons un voile éternel sur ces objets d’horreurs. J’élève les yeux et regarde aux loin J’aperçois des
feux et des flammes, des campagnes désertes, des villes au pillage. Hommes farouches où traînez
vous ses infortunés ? J’entends un bruit affreux ; quel tumulte ! Quels cris, j’approche ; je vois un
théâtre de meurtres, dix mille hommes égorgés, les morts entassés par monceaux, les mourants
foulés aux pieds des chevaux, partout l’image de la mort et de l’agonie. C’est donc là le fruit de ces
institutions pacifiques ! La pitié, l’indignation s’élève au fond de mon cœur. Ah ! philosophe barbare
viens nous lire ton livre sur le champ de bataille ! »État de guerre, Pléiade, vol 3,p.609
La vie ordinaire des hommes est une vie faite de misère faite d’infortune de sang et de larmes.
Cette souffrance n’est pas temporaire elle s’inscrit au contraire dans la durée. Le voile qui
pourrait les cacher devrait être « éternel », dit Rousseau. L’homme est enfermé dans un présent,
comme l’homme sauvage, mais au contraire de celui de l’homme sauvage ce présent est
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conscient et malheureux et surtout cette misère humaine ne tient pas à la nature humaine mais
aux institutions sociales. « L’image de la mort » est le fruit des institutions que l’on dit
« pacifiques ». Rousseau oppose le discours des institutions et la réalité de ces institutions. Le
rapport entre les deux est simple : la réalité est l’inverse du discours. A la paix se substitue la
guerre, à la justice l’inégalité. Ce discours sert les forts « armés du redoutable pouvoir des lois »
Il est donc clairement idéologique. De plus, ce rapport d’inversion ne suscite pas de résistance.
On peut supposer que le peuple en a une certaine conscience , car les compagnons d’Ulysse
savent bien qu’ils sont enfermés, mais il est résigné et n’a nulle espérance d’une vie meilleure.
Enfin, le « philosophe » participe du discours tenu sur la réalité, le discours philosophique est lui-
même idéologique.
Ce texte de Rousseau condense alors un certain nombre de points essentiels. On retrouve le
paradoxe qui ouvre le Contrat social « l‘homme est ne libre mais partout il est dans les fers »,
mais surtout Rousseau montre clairement à quel point l’ordre social est noué inextricablement à
l’ordre du discours. L’ordre social est écrit dans le « livre savant» auquel Rousseau oppose le livre
de la nature. Il n’y a pas d’ordre sans parole : interroger la vie quotidienne des hommes revient
donc a s’interroger sur la façon dont une société parle d’elle même et sur la façon dont elle parle
aux hommes.
L’idée que l’aliénation des hommes se redouble d’une aliénation de la parole est une idée
récurrente dans l’œuvre de Rousseau. On pourrait en donner maintes variations, elle apparaît
également dans cette hantise qu’a Rousseau d’une reprise déformée de son propre discours,
peut-être peut-on comprendre ainsi son geste désespère de faire de Dieu son destinataire. Cette
aliénation de la parole se manifeste notamment par la disparition d’une parole vive dans sa
société, comme le dira Rousseau dans l’Essai sur l’origine des langues. :
« Les sociétés ont pris leur dernière forme ; on n’y change plus rien qu’avec du canon et des écus et
comme on n’a plus rien à dire au peuple sinon donnez de l’argent, on le dit avec des placards au coin
des rues ou des soldats dans les maisons ; il ne faut assembler personne pour cela : au contraire, il
faut tenir les sujets épars ; c’est la première maxime de la politique moderne », Essai sur l’origine des
langues, Pléiade, vol 5, p.428
Les « placards aux coins des rues » sont une métaphore de la parole anonyme, impersonnelle
qui loin d’établir une communication s’efforce au contraire de diviser pour assujettir.
Comment retrouver une parole qui dise la vérité de la nature et qui montre alors comment s’est
faite la véritable histoire des hommes, parole qui aurait pour effet d’orienter autrement les
conduites ? Comment parler aux hommes s’il « faut gémir et se taire » ?
Le Second Discours est une solution : pour tenter de sortir du discours idéologique, il faut donc
se situer en dehors de l’histoire, choisir un point fixe qui est celui de la nature c’est-à-dire de
l’immuable. Ce n’est qu’à partir de cet « ailleurs » que l’on peut juger de la vie ordinaire des
hommes, comme si toute possibilité de discours à partir du présent même de l’homme, était
condamné à tomber du coté du pouvoir. C’est toujours à partir d’un « ailleurs » que Rousseau
prend la parole. Ailleurs temporel, mais aussi ailleurs spatial, genevois quand il s’adresse aux
Français ou solitaire parmi les philosophes, ou bien encore l’ailleurs de la fiction. Le présent est
sans cesse légitimé par la société comme un ordre naturel et nécessaire auquel l’homme doit se
plier. Il est en fait un leurre, que seul une fiction théorique peut dénoncer, puisqu’elle fait le choix
d’un en dehors radical du discours de la société. L’histoire de l’homme s’est écrite à son insu, au
sens où il a fait son histoire sans savoir ce qu’il faisait, mais aussi au sens où l’on écrit cette
histoire en faisant disparaître le rôle essentiel mais contingent des circonstances et des « coups
de force » qui ont fait l’histoire. Il faut donc écrire la vérité de l’histoire, qui est aussi pour
Rousseau l’histoire de la vérité.
Les Confessions, suivent, de ce point de vue, le même projet. Si la réflexion et la vie sont
séparées, car la réflexion commence lorsque la vie perd sa spontanéité liée à
l’instinct : « L’homme qui médite est un animal dépravé » elle reste alors toujours liée à la vie.
Elle est d’une certaine manière le supplément d’une vie qui a perdu sa spontanéité. Réfléchir à la
véritable constitution de l’homme demande donc un effort à la pensée, rompant avec toutes les
habitudes de la vie ordinaire, elle contraint l’homme à se tourner vers ce moment où l’intelligence
est née, finalisée par la vie et non par la méditation. En ce sens, s’interroger sur la vie humaine,
revient à voir la vie se faisant. Elle doit donc s’attacher à reprendre rétrospectivement la
succession des événements passés. Le regard posé sur la vie au jour le jour s’attache donc à
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