Un chapeau de paille d`Italie

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Un chapeau
de paille d’Italie
thèmes et figures
Théâtre de la Tempête
Cartoucherie, rte du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris
réservation 01 43 28 36 36 • info et billetterie en ligne www.la-tempete.fr
Un chapeau
de paille d’Italie
de Eugène Labiche
mise en scène
Gilles Bouillon
de Eugène Labiche
mise en scène Gilles Bouillon
—avec
Frédéric Cherboeuf Fadinard
Jean-Luc Guitton Nonancourt
Cécile Bouillot La Baronne
du 14 novembre
au 16 décembre 2012
Stéphane Comby Tardiveau
Xavier Guittet Beauperthuis
du mardi au samedi 20 h, dimanche 16 h
Denis Léger-Milhau Achille
Tarifs
Marc Siemiatycki Vézinet
plein tarif 18 €, tarifs réduits 15 € et 12 €
mercredi tarif unique 12 €
Rencontre-débat
avec l’équipe de création,mardi
Léon Napias Emile
Et les comédiens du Jeune Théâtre en Région Centre
Clément Bertani Bobin
Camille Blouet Clara
Juliette Chaigneau Anaïs
20 décembre après la représentation
Laure Coignard Virginie
Théâtre de la Tempête
Mikael Teyssié Félix
Cartoucherie,
Route du Champ-de-Manœuvre,
75012 Paris
– réservation : 01 43 28 36 36
– billetterie en ligne :
www.la-tempete.fr
– collectivités :
Amandine Lesage 01 43 28 36 36
Attachée de presse
Sabine Arman
01 44 52 80 80 /06 15 15 22 24
[email protected]
Administration et diffusion
Giovanna Pace
06 12 56 61 40
[email protected]
Relations avec le public
Claire Dupont
06 66 66 68 82
[email protected]
Julie Roux Hélène
Charlotte Barbier Femme de chambre
—Alain Bruel Musicien
—dramaturgie Bernard Pico
—scénographie Nathalie Holt
—costumes Marc Anselmi
—lumière, Michel Theuil
—assistante mise en scène Albane Aubry
—maquillages et coiffures Eva Gorszczyk
—régie Générale Laurent Choquet
—Construction du décor réalisée par l’équipe technique du CDR de Tours
sous la direction de Pierre-Alexandre Siméon.
Production : Centre dramatique régional de Tours ; coproduction : Théâtre de Sartrouville et
des Yvelines – CDN. Avec le soutien de : la Drac Centre, la Région Centre, le conseil général
d’Indre-et-Loire (Jeune Théâtre en Région Centre), DIESE# Rhône-Alpes et la participation
artistique du Jeune Théâtre national. En coréalisation avec le Théâtre de la Tempête.
le jeune théâtre national
1852
On parle de trouvaille de génie : « Ce jour-là, Monsieur Labiche
a fait mieux qu’écrire une pièce, il a créé un genre, et dans notre
vaudeville contemporain, on n’a rien imaginé de mieux, d’une fantaisie plus folle ni plus large, ni d’un rire plus sain, ni plus franc »,
commentait Zola. Sur le point d’épouser la fille de Nonancourt,
pépiniériste de son état, Fadinard, jeune rentier parisien, rentre
chez lui hilare : son cheval vient de dévorer au bois de Boulogne
un chapeau de paille d’Italie qu’une inconnue avait accroché à un
arbre… Mais un officier, soupirant de la dame, vient exiger qu’on le
remplace… S’ensuit une poursuite endiablée d’hommes entraînés
par un courant irrésistible. Selon Labiche, « une pièce est une bête
à mille pattes qui doit toujours être en route » ; et c’est un cortège de
fantoches qui, apparaissant, disparaissant, reparaissant, serpentent
à la poursuite du fatal chapeau. Par sa dimension chorégraphique,
ses chansons, ses chœurs – pas moins de quinze comédiens sur
scène – la pièce est un véritable musical-théâtral. Labiche, cinglant
observateur du siècle, touche au fantastique et à l’absurde ; jamais
on n’avait donné cette rapidité à l’intrigue, ce rythme à l’écriture
théâtrale, cette vitesse au rire.
Gilles Bouillon
• directeur du Centre Dramatique Régional de Tours. Inaugure en 2004 le
Nouvel Olympia avec Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Suivront :
Leonce et Lena de Büchner, Des Crocodiles dans tes rêves et Kachtanka d’après
Tchekhov, Hors-Jeu de C. Benhamou, Victor ou les enfants au pouvoir de R.
Vitrac, Othello de Shakespeare, Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux,
Atteintes à sa vie de M. Crimp, Peines d’amour perdues de Shakespeare,
Cyrano de Bergerac de Rostand, Kids de F. Melquiot. Dans le cadre du «
Voyage des comédiens » (théâtre itinérant), il met en scène : Tabataba de
B.-M. Koltès, Scène de F. Bon et La Noce chez les petits bourgeois de Brecht.
JTRC : En 2005, grâce au soutien de la Région Centre et de la Drac Centre,
il met en place au sein du CDR de Tours le dispositif Jeune Theâtre en
Region Centre, soit une véritable troupe de création et un véritable atelier
de recherche. 7 comédiens et 1 technicien, tous sortis d’une grande école
de Théâtre, participent aux créations de Gilles Bouillon.
OPÉRAS : Orlando Paladino de J. Haydn, Le Viol de Lucrèce de B. Britten,
Monsieur de Balzac fait son théâtre - musique d’.I Aboulker, Dialogue des
carmélites de F. Poulenc, Don Giovanni de Mozart, Pelléas et Mélisande de
Claude Debussy, La Flûte enchantée de Mozart, Jenufa de Janacek, La Vie
parisienne d’Offenbach, Un bal masqué de Verdi, La Bohême de Puccini, Le
Barbier de Séville de Rossini, Falstaff de Verdi, La Bohême de Puccini Carmen
de Bizet, Armida de Haydn, Tosca de Puccini, Simon Boccanegra de Verdi. En
2012 La Bohême de Puccini (Reprise) et Macbeth de Verdi (Création). En mars
2013 Un Bal masqué de Verdi et en Avril 2013 Le Barbier de Séville de Rossini.
Horse eats hat
Horse eats hat, c’est sous ce titre traduit qu’Orson Welles
met en scène Un chapeau de paille d’Italie à Broadway,
l’année même où il tourne Macbeth !
Un cheval mange un chapeau et la noce s’emballe pour
deux heures, à la poursuite du chapeau volage et volant,
comme d’une chimère, avec ses invités navigant sans
boussole et le beau-père qui menace à la cantonade : «
tout est rompu » !
Un chapeau de paille d’Italie tient dans ce raccourci
ébouriffant ! Cause minuscule, effets démesurés. J’aime
cette démesure.
Tout le génie de Labiche condensé dans le mouvement
d’une course poursuite effrénée, d’une tempête dans un
verre d’eau sucrée.
A toute vitesse
Il faut aller vite.
Mal peut-être mais vite, avec quelques réussites
cependant, s’amusait Claudel !
Une frénésie bondissante emporte les personnages, les
mots et les choses. Une énergie à très haute fréquence,
un tempo qui ne faiblit pas.
Un vertige !
On rit encore, on est déjà ailleurs. Jamais on n’avait su
donner cette rapidité à l’intrigue, ce rythme à l’écriture
théâtrale, cette vitesse au rire. Sprint et course de fond.
Un train de cauchemar. Qui exige des acteurs une
virtuosité pour jouer sur deux registres simultanés : la
précision d’une mécanique de machine infernale qui
menace d’exploser à tout instant et la vivacité, la liberté
du jeu qui laisse entrevoir les dérapages oniriques d’un
cauchemar gai. Plus proche de l’humour fou des Marx
Brothers encore que de Kafka ! Un théâtre à l’estomac !
Burlesque
J’aime entendre rire une salle de théâtre.
J’ai toujours été sensible à la façon dont le théâtre
s’empare des éclats et des excès de la farce. Entre le
fou-rire et le chaos.
J’aime le burlesque, chez Molière, Thomas Bernhard, ou
chez Labiche, parce qu’il conjugue la virtuosité verbale
et l’énergie du geste, le mouvement et l’engagement «
athlétique » des acteurs dans le jeu, le rire irrésistible
et l’audace, la violence même, et l’extravagance qui
conduit, sinon toujours au bord de la folie, du moins
à la révélation soudaine de l’inquiétante étrangeté
des êtres et des choses. Un chapeau de paille d’Italie
fait feu du rêve comme du rire, avec ses coq-à-l’âne,
son usage immodéré du nonsense, ses quiproquos,
ses substitutions en chaîne, son stupéfiant-image,
son fétichisme des objets, son retour du refoulé et sa
fantasmagorie d’univers virtuels.
Des trouvailles qui anticipent, dirait-on, les trouvailles
surréalistes et celles du théâtre de l’absurde. On pense
à Ionesco, on pense à Vitrac, et ce n’est pas par hasard
que le surréaliste Philippe Soupault s’intéressait tant
à Labiche ! Ce n’est pas un hasard non plus si René
Clair et Nino Rota ont tiré du génial vaudeville de
Labiche, l’un, un film burlesque (muet), l’autre un
opéra (chanté). Mouvement pur et élan musical !
Un théâtre musical
Cette noce est une fête !
Conjuguer le plaisir du théâtre et la joie de la musique.
Comme dans Cyrano de Bergerac, je retrouve avec
bonheur la dimension chorale - pas moins de quinze
comédiens sur la scène !
Avec ses chansons, ses chœurs, sa chorégraphie, c’est
un véritable musical théâtral. Les musiciens seront sur
scène et joueront en direct, les comédiens chanteront,
le compositeur Alain Bruel, avec qui je travaille depuis
de nombreuses années, signera une musique originale
qui donnera « la clef de cette parade sauvage ».
L’aventure du mouvement
Sur le plan de la scénographie (comme sur celui des
costumes), loin d’une trop minutieuse reconstitution
d’époque, je préfère toujours donner de l’espace au
jeu, traiter la théâtralité du fragment. La scénographe
Nathalie Holt, par son art de l’ellipse, la dimension
poétique de ses agencements, collages, couleurs,
matières, donnera aux cinq décors des cinq actes
toute la fluidité que nécessite l’aventure de cette
dramaturgie du mouvement, étonnamment explosive,
aux harmoniques contemporaines. « Chaque époque
rêve la suivante » ; Labiche nous fait rêver la nôtre.
Gilles Bouillon
Eugène Labiche né le 6 mai 1815 à Paris
où il est mort le 22 janvier 1888.
Eugène Labiche
et le vaudeville
Le vaudeville sous la Monarchie de Juillet
et la Deuxième République
Dans l’œuvre d’Eugène Labiche, le vaudeville occupe,
on le sait, une place considérable. Ce genre dramatique
né à l’extrême fin du XVIIe siècle et au début du
XVIIIe, grâce notamment à Dufresny et à Lesage, se
caractérisait par la présence, au sein de la pièce, de
vaudevilles, c’est-à-dire de couplets chantés par les
personnages, sur des airs connus. On employait alors,
et on employa longtemps, les expressions comédie à
vaudeville ou comédie mêlée de couplets. Les parties
chantées alternaient avec les parties simplement dites,
comme dans l’opéra-comique, à cette différence près
que dans ce dernier les airs étaient originaux. Plus
tard, par métonymie, on appela vaudevilles les pièces
gaies mêlant parole et chant. Puis quand les couplets
eurent disparu – entre 1860 et 1870 – on conserva
le même nom pour désigner toute pièce reposant
essentiellement sur le comique de situation.
En 1850, les vaudevilles comportaient beaucoup
moins de couplets qu’au siècle précédent, mais le genre
était encore très en faveur. Le critique Jules Janin ne
dénombrait alors pas moins de 168 vaudevillistes.
Le plus célèbre d’entre eux était Eugène Scribe qui
régnait sur la scène française depuis une trentaine
d’années, très exactement depuis L’Ours et le Pacha
créé en 1820. Il avait profondément transformé le
genre : composé jusque-là de couplets reliés par une
trame légère, le vaudeville se dotait grâce à lui d’une
intrigue solidement charpentée, ménageant nombre de
situations comiques. Tel qu’il était devenu, ce type de
pièce avait néanmoins des ennemis acharnés comme
le poète Théophile Gautier. Et bien des lettrés le
méprisaient, lui préférant les comédies de caractère ou
de mœurs au langage plus littéraire, par exemple celles
d’Emile Augier, l’auteur de L’Aventurière (1848). D’où
la conscience des vaudevillistes d’appartenir à une
sorte de race inférieure.
Cela ne les empêchait nullement d’être accablés de
travail et de se voir harcelés par les directeurs des salles
spécialisées dans le vaudeville, comme le Palais-Royal,
qui leur réclamaient sans cesse de nouvelles œuvres :
en effet le public de théâtre étant moins nombreux que
de nos jours, la durée d’exploitation des pièces était
plus brève. Si bien que pour satisfaire à la demande,
ils étaient contraints de travailler à deux ou à trois –
comme ils le faisaient déjà au siècle précédent. Au
surplus, la libre émulsion de talents complémentaires,
l’atmosphère de gaieté spirituelle qu’elle ne manquait
pas de susciter, favorisaient la création comique. C’est
ce qu’avait compris Scribe qui bénéficia au total d’une
quarantaine de collaborateurs comme Mélesville ou
Legouvé. Lorsqu’il se présenta à l’Académie, « ce n’est
pas un fauteuil, c’est plusieurs banquettes qu’il lui
faudrait » s’exclama l’un de ses ennemis. Naturellement,
à côté des vaudevillistes qui changeaient souvent
de collaborateurs, on en trouvait qui restaient le
plus souvent fidèles au même : il se créait ainsi de
véritables couples comme celui que formaient Duvert
et Lauzanne, sous la Monarchie de Juillet.
Les théâtres auxquels s’adressaient les vaudevillistes
disposaient de troupes permanentes. Un comédien
restait au Gymnase ou au Palais-Royal pour dix,
quinze ou vingt ans. Chaque établissement possédait
ses artistes spécialisés qu’il gardait. Il en résultait une
grande homogénéité de jeu qui contribuait aux succès
obtenus. Elle était d’une importance capitale quand il
s’agissait d’un vaudeville, dont le rythme ne pouvait
être assuré sans la communion parfaite de tous les
éléments de la troupe.
Labiche en 1851
L’auteur avait débuté à l’âge de 23 ans, en 1838, avec
M. de Coyllin ou L’Homme infiniment poli. C’était un
vaudeville en un acte écrit à la diable avec deux de
ses camarades, Lefranc et Marc-Michel, qui devaient
figurer plus tard parmi ses collaborateurs habituels.
Ces jeunes gens ne prétendaient absolument pas
révolutionner l’art dramatique, ou figurer plus tard
dans les manuels de littérature. Il ne s’agissait pour eux
que de s’amuser et de puiser à leur gré dans le vivier
de jolies filles que constituait le milieu théâtral. S’ils
avaient choisi le vaudeville, c’est parce que avec le
drame, c’était le genre de pièce le plus facile à caser. Fils
d’industriel, Labiche disposait de revenus substantiels et
n’avait pas vraiment besoin de droits d’auteur pour vivre,
mais il s’était pris au jeu. Il écrivit donc pièce sur pièce,
généralement de courts vaudevilles en un acte. Son mariage,
en 1842 avec la fille d’un riche minotier, n’interrompit que
peu de temps son activité créatrice. Si bien qu’en 1844, avec
Le Major Cravachon, il commençait à se distinguer de la
foule anonyme des vaudevillistes…
Déçu par la révolution de 1848, dont il attendait beaucoup,
battu aux élections constituantes auxquelles il s’était
présenté, il exprima son désenchantement dans plusieurs
pièces dont Le Club champenois. Il songea alors à se retirer en
Sologne. Mais il lui fallait des succès théâtraux pour réunir
les fonds nécessaires à l’achat d’une agréable propriété : il
écrivit dix pièces en 1849, neuf en 1850 dont Embrassonsnous Folleville et quatre autres en 1851, avant Un chapeau
de paille d’Italie. A cette date il avait déjà fait représenter
une soixantaine de pièces, c’est-à-dire approximativement
le tiers de sa production totale, chiffre qui n’a d’ailleurs rien
d’insolite puisqu’il s’agissait le plus souvent de comédies en
un acte. Rien d’inhabituel non plus par rapport à certains
confrères de l’époque, comme Clairville ou Scribe, auteurs,
tous deux, de plus de quatre cents pièces.
La création d’Un chapeau de paille d’Italie
Si l’on excepte une seule pièce – qui a été un échec – Rue
de l’homme armé, n°8 bis (1849), Labiche n’a jamais donné
jusqu’alors de vaudeville comportant plus de deux ou trois
actes. Il estime qu’il est difficile de faire rire le public pendant
plus longtemps. C’est donc une expérience singulièrement
hardie que tente l’auteur, aidé par Marc-Michel, en écrivant
les cinq actes d’Un chapeau de paille d’Italie.
Charles Dormeuil, le directeur du Palais-Royal, n’a accepté
qu’avec beaucoup de difficultés de monter ce vaudeville
qu’il juge trop délirant. Mais comment opposer un refus
à Labiche qui lui a fait gagner tant d’argent ? Du moins
s’arrangera-t-il pour créer la pièce en été, en plein mois
d’août. C’est une période pendant laquelle il attend non pas
de grosses recettes mais tout juste de quoi couvrir ses frais.
Cependant il va donner à Labiche les plus remarquables
acteurs de sa troupe : pour le protagoniste, ce sera Ravel,
37 ans, spécialiste des interpellations au public, des
monologues et des cascades – ce que nous appellerions des
gags. Réputé pour la rapidité de son jeu, Ravel est, si l’on
en croit l’un de ses contemporains, « le plus frétillant et
le plus inquiet des acteurs : ses jambes frétillent, son nez
frétille, sa voix frétille et ainsi il va frétillant sur la scène,
cherchant la toison d’or, de son sourire interrogateur avec le
geste pudique d’un jeune homme naïf auquel on fait tenir
sans qu’il s’en doute de bêtes et joyeux propos ».
Aux côtés de Ravel, pour jouer Nonancourt, le beau-père
du héros, voici Paul Grassot, 51 ans, que Labiche connaît
bien pour lui avoir confié le rôle principal de sa première
pièce, M. de Coyllin en 1838. Ivrogne notoire, il est affligé,
note un journaliste de « la physionomie d’un singe en colère,
d’un singe pourvu de « bras d’orang-outan désarticulé »,
semblables à des « fléaux »… Et Théodore de Banville le
décrit comme « l’un des plus étonnants bouffons qui aient
nagé dans l’absurde comme un cygne dans l’eau pure d’un
lac »… Il disait, paraît-il, « des calembredaines avec sa
bouche fendue jusqu’aux oreilles tandis que, lancé dans
l’air étonné, son grand bras simiesque menaçait le vide ».
Avec ces comédiens au jeu très extérieur, la distribution
comprend trois acteurs au comportement relativement
mesuré : Amant pour jouer l’oncle Vézinet et Lhéritier qui
se charge du rôle de Beauperthuis, deux vieux routiers du
Palais-Royal, sur lesquels on peut compter.
Fin juillet et dans les premiers jours d’août, au sein de
la touffeur estivale, les répétitions ont lieu dans une
atmosphère détestable. Dormeuil regrette déjà d’avoir
accepté de monter la pièce, trop burlesque à son goût.
Certaines répliques lui font lever les yeux au ciel. A d’autres
il se prend la tête à deux mains puis reste prostré, dans
l’attitude d’un héros tragique accablé par le destin. Il ne
sort de son silence que pour marmonner :
- C’est complètement idiot !
Philosophe, Labiche garde son calme et répond
froidement :
- C’est bien possible mais nous ne le saurons qu’après…
Comme il ne peut plus supporter cette atmosphère, l’auteur
quitte Paris pour prendre les eaux en Belgique, à Spa, où
entre deux séances aux thermes, il parcourt la région à
cheval.
Son collaborateur, Marc-Michel, reste à Paris où il a fort
à faire pour maîtriser les caprices de Ravel, la vedette de
la troupe, qui lui dit par exemple lorsqu’il lui demande de
jouer de telle ou telle façon :
- Oui, je ferai ce que vous me demanderez… si la pièce va
jusque-là…
On doit même le chapitrer pour qu’il tienne ses
engagements et n’abandonne pas son rôle pendant les
répétitions. Perdant patience, Marc-Michel envoie message
sur message à Labiche pour qu’il se débarrasse de Ravel,
mais sans parvenir à convaincre son associé. Pour celuici, le seul nom du comédien-vedette suffira à rameuter les
foules et il serait bien maladroit de se passer de ses services.
Quant à Dormeuil, il reste si pessimiste que le matin même
de la première, le 14 août, il part pour la Normandie afin de
ne pas assister au désastre.
- Au moins, confie-t-il aux machinistes, je ne verrai pas les
spectateurs casser les fauteuils et en jeter les morceaux à la
tête des acteurs…
Spectateurs enthousiastes
Le soir même, Labiche, jusqu’alors honnête charpentier
du vaudeville, est devenu le maître incontesté du genre.
Maintes fois les acteurs doivent s’interrompre pour que
leurs répliques ne soient pas couvertes par les rires du
public.
Et le lendemain survient un événement qui sera longuement
commenté par la presse : un spectateur, corpulent et
sanguin, au teint rouge brique, est saisi d’un tel fou-rire
qu’il suffoque et s’écroule sur le sol, victime d’une attaque
d’apoplexie : il est mort de rire !
Cette fois-ci, Ravel travaille sérieusement le cinquième acte
qu’il croyait n’avoir jamais à interpréter. La pièce y gagne…
Si elle n’est pas jouée trois cents fois comme on l’a dit à tort,
mais 77, elle n’en reçoit pas moins un accueil triomphal de
la critique aussi bien que du public.
Jules Janin, qui pourtant n’aime guère le vaudeville, rédige
un article très élogieux dans Le journal des Débats : « Nous
nous sommes amusés comme des fous ! »
Paul de Musset, le frère du poète, écrit dans Le National : «
Jamais pièce n’eut moins de bon sens, la farce y touche au
fantastique et à l’absurde. Mais ce n’est, d’un bout à l’autre
qu’un feu roulant de bonnes bêtises sur la scène, qu’un fourire perpétuel dans la salle. »
Plus tard, Francisque Sarcey se souvenant du triomphe
d’Un chapeau, l’attribuera en partie à la nouveauté de sa
conception : il y discerne le « chef-d’œuvre d’un genre que
Labiche a créé ». Ce genre, selon lui, c’est le vaudeville de
mouvement, que Labiche substitue ou plutôt superpose au
vaudeville de situation qui régnait jusqu’alors. Cette formule
dramatique allait être reprise pendant des décennies par les
successeurs de Labiche et par Labiche lui-même d’ailleurs,
dans La Cagnotte, où une petite troupe de provinciaux
remplace la noce, treize ans après la création du Chapeau.
Emile Zola : « Je citerai d’abord Un chapeau de paille
d’Italie, cette pièce qui est devenue le patron de tant de
vaudevilles. Ce jour-là Monsieur Labiche avait fait mieux
que d’écrire une pièce, il avait créé un genre. L’invention,
était un cadre si heureux, si soiple pour contenir toutes
les drôleries imaginables, que, fatalement, le moule devait
rester. Je dirai presque une trouvaille de génie, car ne crée
pas un genre qui veut. Dans notre vaudeville contemporain,
on n’a encore rien imaginé de mieux, d’une fantaisie plus
folle ni plus large, d’un rire plus sain ni plus franc. »
Notes de la scénographe
« Ce qui me plaît avec cette pièce, c'est la mise en mouvement d'une folle journée », dit le metteur en scène.
• Folie, mouvement, journée, prendre note , traduire en
espace- temps - mouvement - étrangeté ...
• 5 lieux disent les didascalies de l'auteur : 4 intérieurs
(Paris, intérieurs bourgeois Napoléon III) et 1 extérieur
(une rue Paris, la nuit) ; on entre, on sort, on court, on
guette du coin de l'œil le mouvement de l'aiguille… la
grande horloge de la gare, celle qui hante les cauchemars
du retardataire bat la mesure...
• C'est du Labiche et comme chez Puccini ou Offenbach pas d'économie d'un certain type de représentation
concrète des lieux et des objets.
• C'est du Vaudeville : entrer, sortir, se cacher. Il faudrait
inventer des seuils à franchir, des portes à pousser, des
rideaux à écarter…
• Un grand jeu de six panneaux chacun doté d'une porte
ou d'une embrasure avec un recto et un verso : d'un côté
le papier peint comme archétype de l'intérieur bourgeois,
ici exagéré dans ses dimensions : trop grand - en noir et
blanc - burlesque ; de l'autre le bâti du panneau, l'envers
qui montre le théâtre. Les panneaux roulent comme dans
un grand jeu ; on en fait des chambres, des anti-chambres
ou salons c'est selon...
• Tenter un espace à géométrie variable avec l'invariable
des murs percés de portes… On ne sera jamais dans une
reconstitution à quatrième mur (le cabaret et la frontalité
qui en découle sous-tend le travail).
« On dirait qu'on serait dans un salon », mais s'il faut
pousser le mur pour se courir après ? « Y allons », poussons et retournons l'espace...
• De l'étrangeté ? Un monde à plat ? Quelque chose de
burlesque ? De décalé ? Stylisation, grossissement, caractère volontairement lacunaire des espaces…
Pistes pédagogiques
pour le jeu
Remarques préliminaires
• La difficulté de ce genre de théâtre (qui est dans un
certain sens un théâtre de virtuoses) nous confronte à la
« diction », ce qui se révèle être « un ping-pong verbal »,
d’une part sans hacher ou ralentir le tempo, d’autre part
en combinant le texte et l’engagement du corps dans le
jeu (jeux de scène « physiques », et constante sollicitation
du geste par les mots et la situation) :
« Une pièce est une bête à mille pattes qui doit toujours
être en route. Si elle ralentit, le public bâille ; si elle s’arrête, il siffle. » Eugène Labiche
« Il traque jusqu’au plus profond de l’âme bourgeoise
les mots, les gestes qui font rire. Il éclaire de l’intérieur
jusqu’à ce que ces personnages deviennent lumineux.
Son esprit naît de l’observation non des signes extérieurs,
mais des mouvements intérieurs qui agitent les hommes.
» Philippe Soupault
• Il s’agit ensuite de donner une réalité « burlesque » aux
personnages traités comme des marionnettes, en gardant
la sensation de « vérité » des caractères propre au théâtre
de Labiche :
« L’imagination folle de Labiche, son sens du rythme,
son bon sens et sa loufoquerie, apparemment irréconciliables et cependant savamment amalgamées, le mouvement diabolique qui emporte ses marionnettes en leur
laissant pourtant le temps de devenir, à toute vitesse, des
caractères, c’en serait assez pour assurer son immortalité.
» Marcel Achard
« Son coup de génie ici, c’est d’avoir subverti le vaudeville en le retournant comme on fait d’un gant et en prenant comme sujet même de sa pièce ses schémas les plus
abstraits : c’est la vitesse, la course, le mouvement qui
sont au cœur de l’intrigue d’Un chapeau de paille d’Italie.
Ce n’est plus seulement la logique folle du scénario qui
prédomine, mais c’est, pour ainsi dire, le paradigme de
la course, dans son abstraction, qui devient le sujet de
l’action dramatique. » Robert Abirached
« construire »
les personnages
1 - Tics et tocs : des leitmotivs scéniques
Construction de personnages, dessinés, stylisés, singularisés :
— Vézinet, le vieil oncle sourd : le malentendant et les
malentendus, quiproquos, pataquès et non sens. Vézinet
et famille : la manie de s’embrasser.
— Félix, lui, voudrait bien embrasser... Derrière toutes les
portes, il surprend toujours des embrassades compromettantes.
— Fadinard : une fourmi à chaque pointe de cheveu. Il a
des « impatiences ». D’autre part, c’est un « homme de
cheval », qui « galope» après un chapeau ; diligence, huit
fiacres, cabriolet, marié en bottes de cheval avec fouet
ou stick ? Coureur ? Son cheval s’appelle « Cocotte » !
Membre du Jockey-Club ? Sa noce aussi est au galop et
quand elle danse, c’est bien sûr un « galop hongrois » endiablé. Plus la référence au mouvement Dada et l’évocation du cheval de bois des jeux d’enfants. Cheval tricycle
comme dans Monet ou cheval à bascule qui bat le temps
mais n’avance pas...
— Emile casse toutes les chaises (cf. Brecht, La Noce chez
les petites bourgeois). C’est un brutal.
— Anaïs, femme à chapeaux sans chapeau, court le guilledou dans les forêts ou au bois de Vincennes. Elle fait
de crises de nerf et s’évanouit à tout bout de champ dans
des bras accueillants...
— Bobin n’a qu’un seul gant, il a perdu l’autre et le
cherche partout (voir René Clair).
— Nonancourt boitille, ses souliers vernis sont trop petits, il ne peut se séparer de son myrte.
— Hélène se tortille, elle a une épingle dans le dos (métonymie coquine ?)
— Tardiveau a toujours chaud, il transpire, s’éponge avec
un grand mouchoir, veut sans cesse changer de chemise
(il a son petit vestiaire), finit toujours par s’enrhumer.
Problèmes de foie sans doute, ou dyspepsie, il ne boit
que de l’eau sucrée. Chaud et froid : un météorologique ?
— Achille est graphomane et se prend pour Baudelaire
ou Musset (rames de papier et stylo ?) ou pour Rossini
(papier à musique, instrument de musique) ?
— Beauperthuis a les pieds sensibles (bain de pieds, pieds
enflés (Œdipe encore ?), souliers trop petits...
— Virginie, Clara, Baronne ?
On peut inventer selon le même principe de jeu burlesque. Voir le film (muet) de René Clair, notamment
pour la transposition qu’il fait des effets visuels liés au
jeu physique des comédiens et pour la chorégraphie des
mouvements.
2 - ...Et un raton laveur ! Un théâtre d’objets
•Accessoires indispensables pour caractériser les personnages dans leur milieu social, leur métier, la situation,
etc.
— Objets qui provoquent des quiproquos,
— Objets qui singularisent les personnages dont ils sont
comme l’emblème,
— Objets qui donnent lieu à jeu, à geste,
— Objets qui circulent entre les personnages (Le myrte
qui passe de main en main, le chandelier, etc.)
• Faire un inventaire : le bric-à-brac des objets de la comédie.Trouver les objets et accessoires (Théâtre brut :
tout ce qu’on peut trouver, tout ce qui peut « représenter » ces objets - faire feu de tout bois !)
— Des souliers vernis trop petits pour Nonancourt, qui
vont aussi changer de propriétaire (on s’intéresse beaucoup aux extrémités, dans cette pièce, la tête et les
jambes, chapeau et souliers – fétichisme ?)
— Un verre d’eau sucrée (avec carafe et sucrier ?)
— La couronne et le bouquet de la mariée
— Une tête à chapeaux de modiste en carton (recouverte
d’une capote de femme ? Bonnet phrygien ?)
— Un grand livre de comptes qu’on prend pour le registre des mariages
— Des écharpes tricolores pour édiles municipaux
— Un piano à queue (un Pleyel !) ou un piano droit
d’après la didascalie initiale
— Un bouquet d’œillets d’Inde pour la Baronne
— Un candélabre (ou un chandelier) éteint qui passe de
main en main
— La jarretière de la mariée avec des rubans
— Un chapeau noir en crêpe de Chine dans un foulard ou
un carton à chapeaux
— Une table servie à l’arrière-scène et qu’on peut apercevoir par une porte ouverte
— Un paravent à trois volets
— Une bassine pour bains de pieds
— Une bouilloire d’eau bouillante
— Les souliers de Beauperthuis
— Un tire-bottes (planchette pour se déchausser)
— Deux pistolets
—Une tasse de tisane (bourrache soporifique et diurétique)
— Un fusil, un shako, une capote grise de garde national
— Des parapluies
— Un pot de chambre versé par une fenêtre
— La corbeille de mariage (paquets, cadeaux, le carton à
chapeaux de l’acte I)
— Un réverbère suspendu à un câble entre deux maisons.
3 – La construction du personnage
Rêverie sur son patronyme
Son allure, sa démarche
Son costume.
Ses gestes, ses « tics et tocs », ses mouvements, son tempo.
Le « leitmotiv » textuel du personnage : « Tout est rompu, mon gendre », pour Nonancourt par exemple, ou une
réplique qui le caractérise, comme une carte de visite.
4 - La complicité avec le public
— Monologues (Fadinard I, 4 ou III, 4)
— Apartés (Fadinard et La Baronne III, 5)
— Chansons et couplets (ad libitum...)
5 – Situations et mouvement
On peut enfin se risquer à la mise en jeu de quelques
fragments du vaudeville de Labiche : en mettant l’accent
sur l’énergie, le rythme, sur la dramaturgie du mouvement et l’engagement physique de l’acteur dans le jeu
burlesque, la construction des personnages et pourquoi
pas... dans la musique et le chant !
Explorer les différents modes d’articulation entre le travail « rythmique » du texte et l’engagement physique
dans le jeu burlesque :
— Solos : monologues de Fadinard
— Duos : I, 1 Félix et Virginie (jeu du baiser),
II, 5 La Baronne et Fadinard (le quiproquo),
IV, 5 Vézinet, Beauperthuis (dialogue de sourds !)
— scènes collectives :
Acte II, scènes 3, 4 & 5 (le myrte voyageur et la noce qui
suit Tardiveau)
Acte III, scènes 10 & 11 (Fadinard, le faux Nisnardi, la
noce éméchée et le galop final).
Bibliographie
Le texte
Nombreuses éditions du texte en livre de poche ou en
éditions scolaires.
On peut retenir :
— L’édition de Robert Abirached (excellente préface) dans
la collection Folio Théâtre.
— L’édition scolaire, avec lecture accompagnée de Stéphane Chomienne, dans la collection La Bibliothèque,
Gallimard.
Quelques livres sur Labiche
- Philippe Soupault, Sur Labiche, Mercure de France.
- Jacqueline Autrusseau, Labiche et son théâtre, L’Arche éditeur.
- Emmanuel Haymann, Labiche ou l’esprit du Second Empire, éditions Olivier Orban.
- Emile Zola, Eugène Labiche, in Œuvres critiques, Cercle
du livre précieux.
Sur le vaudeville et les procédés du rire
- Henri Gidel, Le Vaudeville, PUF.
- Olivier Barrot et Raymond Chirat, Le théâtre
de boulevard, Découvertes Gallimard.
- Bergson, Le Rire, PUF.
- Marc-Alain Ouaknin, Zeugma, Le Seuil.
Contextes
- Walter Benjamin, Paris capitale du XIX° siècle, Cerf éditeur.
- Claude Mouchard, Un grand désert d’hommes, Hatier.
- Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Folio Gallimard.
- Karl Marx, Les Luttes de classes en France, Folio Gallimard.
On peut également aller voir du côté de Balzac : Illusions
perdues, par exemple, ou Flaubert : L’Education sentimentale, Bouvard et Pécuchet, ou encore Baudelaire...
En classe
Si on préfère étudier une pièce « courte », voir les fantaisies en un acte, par exemple, l’édition d’Olivier Barrot et
Raymond Chirat : Labiche, Brûlons Voltaire ! et autres
pièces en un acte, Folio Théâtre
Voir aussi les célèbres : L’Affaire de la Rue de Lourcine ou
29 degrés à l’ombre
Notes dramaturgiques
sommaire
I - Une farce en musique
II - Le langage, le rire, le mouvement
III - Les personnages & la société dans Un chapeau de
paille d’Italie
I - Une farce en musique
1 - Couplets de vaudeville
Le chapeau de paille d’Italie : comédie en cinq actes mêlée
de vers et de couplets
Les airs sur lesquels sont chantés les couplets n’ont pas
été composés spécialement pour l’occasion. Il s’agit de
chansons populaires connues et/ou d’airs empruntés par
Labiche à d’autres spectacles (pièces, vaudevilles, opérettes, etc.).
Ces chansons et airs (dont la référence est donnée au début des couplets) sont connus du public, qui les « reconnaît » - d’où une complicité, une participation, une adhésion immédiate.
A l’origine, dans des formes de théâtre où la parole était
interdite, les acteurs déroulaient des toiles avec les paroles
nouvelles que le public pouvait chanter sur l’air connu.
C’est la définition du vaudeville à partir du XVII° siècle. Ça
chantait ! Sur scène et dans la salle.
Cet effet est impossible aujourd’hui, les airs cités
n’évoquent plus rien, n’appartiennent pas à une culture
commune. D’où :
- Faut-il transformer la pièce en supprimant les airs d’un
genre (le vaudeville) tombé en désuétude (les vers seront
alors récités) ?
- Faut-il garder leur fonction première en empruntant airs
et chansons « adaptés » à l’époque actuelle, contemporains ou bien comme on l’avait fait pour Le Misanthrope
et L’Auvergnat ou même pour Le plus heureux des trois
(vieilles chansons françaises, Offenbach, par exemple) ?
- Faut-il garder la dimension musicale (essentielle pour
moi) et le plaisir de chanter et jouer en même temps, et
donc composer une musique spécifique qui corresponde
à la dramaturgie de notre projet, comme l’avait fait, entre
autres, Georges Lavaudant ?
Dans cette optique on devra choisir s’il faut tout garder
des couplets, ou choisir, et s’il faut les dire ou les chanter
(a capella ou accompagnés).
– Autre effet de ces emprunts : le public reconnaît ces
airs comme appartenant à d’autres histoires ou d’autres
genres – d’où un effet comique de « référence », de collage, de décalage, de parodie ou de burlesque, que peut
assumer la musique (en tant que telle et/ou par un jeu
de « citations » comme dans le jazz, avec le même effet),
aussi bien que les jeux de scène ou la création d’images en
mouvement ou la scénographie.
Quoi qu’il en soit, une des dimensions principales de
notre projet est « la vitesse », « le mouvement », « l’élan »,
et la musique (et/ou les couplets) ne doit pas devenir
un obstacle ni du point de vue de la couleur musicale (la
« gaîté »), ni du tempo, ne doit en aucun cas « ralentir » le
rythme, ne doit pas fonctionner avant tout comme interruption de l’action ou stance.
« Une pièce est une bête à mille pattes qui doit toujours être en
route. Si elle ralentit, le public bâille ; si elle s’arrête, il siffle. »
Labiche
La musique doit générer l’impression de vitesse, de mouvement, de projection du temps vers l’avant (comme dans
le swing du jazz) : musique locomotive ! Une musique qui
avance !
Ne pas ralentir par du psychologique ou du cabotinage,
jouer (et chanter) « virtuose », comme dans une « exécution transcendante » (c’est l’année Liszt !) et jouer collectif, ne pas jouer les points de suspension, tout pour le
mouvement.
Musique reliée à la folie du théâtre, musique « organique
au projet ».
Quels critères pour la musique ?
Quelle couleur ? Quel style ?
Quel(s) musicien(s) présent(s) sur le plateau ?
Quel(s) instrument(s) ? Des instruments légers, portables,
mobiles ? ou bien l’universel piano ? Quoi d’autre ?
2 - Comédie mêlée de couplets ou farce en musique
Gilles Bouillon a toujours été sensible à la façon dont le
théâtre s’empare des éclats et des excès de la farce. Il aime
le mode burlesque, chez Molière, Shakespeare, Thomas
Bernhardt, ou chez Labiche, parce qu’il conjugue la
virtuosité verbale et l’énergie du geste, le mouvement et
l’engagement « athlétique » des acteurs dans le jeu, le rire
irrésistible et l’audace, la violence même, et l’extravagance
qui conduit, sinon toujours au bord de la folie, du moins à
la révélation soudaine de l’inquiétante étrangeté des êtres
et des choses.
Ce n’est pas un hasard si René Clair et Nino Rota ont tiré
du génial vaudeville de Labiche, l’un, un film burlesque
(muet !), l’autre un opéra (chanté !).
Ce n’est pas un hasard non plus si Orson Welles met
en scène Horse Eats Hat en 1936, (lui même, âgé de
21 ans et maquillé, joue Nonancourt ! Joseph Cotten
joue Fadinard !) et fait référence autant aux comédies
de Capra qu’au cinéma burlesque dont il emprunte le
rythme, les gags visuels, le goût du nonsense.
Actes liés par des intermèdes : l’action progresse de façon
continue selon un procédé qui n’est pas sans rappeler
le fondu-enchaîné. L’acte III finit en bagarre généralisée
et avec destruction du décor malgré l’intervention des
machinistes sur scène.
Mais Un chapeau de paille d’Italie, avec sa dimension
chorégraphique, ses chansons, ses chœurs - pas moins
de quinze comédiens sur la scène ! -, est moins comme
on l’a dit un opéra parlé, qu’un musical théâtral, dont le
rythme frénétique est plus proche de Gene Kelly que de
l’opérette à la française !
Labiche est ici l’héritier de la «comédie ballet » jouée,
chantée, dansée, inventée par Molière dans son évolution vers le spectacle pur et le rire démocritéen (Pourceaugnac, Le Bourgeois, Le Malade). Il sait rire avec les
fous, dénoncer la folie universelle sans commettre la
folie de vouloir la corriger. A l’injonction de Monsieur
de Pourceaugnac (qui est déjà une course poursuite !) :
« Ne songeons qu’à nous réjouir, / La grande affaire est
le plaisir », fait écho le couplet final de Histoire de rire :
«
Rien n’est mortel comme l’ennui !
La politique a fait fuir la gaîté ;
On ne sait pas où cela peut conduire.
Pour retrouver l’appétit, la santé,
Il n’est Messieurs qu’un remède...il faut rire ! »
Hippocrate, Sur le rire et la folie (Rivages)
« - Ne penses-tu pas extravaguer quand tu ris de la mort
d’un homme, de la maladie, du dérangement d’esprit,
de la folie, de la mélancolie, du meurtre, voire de choses
pires ? (...) Car tu ris de ce qu’il faudrait déplorer, tu déplores ce qui devrait réjouir ; de sorte qu’entre le bien et
le mal, il n’y a plus pour toi de distinction
- Tu attribues deux causes à mon rire, les biens et les
maux ; mais je ris d’un unique objet, l’homme plein de
déraison, vide d’œuvres droites, puéril en tous ses projets, souffrant sans nul bénéfice des épreuves sans fin,
poussé par ses désirs immodérés à s’aventurer jusqu’aux
limites de la terre et dans ses immenses cavités, fondant
l’argent et l’or, ne cessant jamais d’en acquérir, se démenant toujours pour en posséder davantage pour ne pas
déchoir...»
Diderot disait qu’il faut autant de génie pour écrire Monsieur de Pourceaugnac que Le Misanthrope !
Chez Molière comme chez Labiche le choix de la farce
est d’abord pour la scène : la noce itinérante à la poursuite d’un chapeau est un sujet en or.
« L’étrange chose que la vie ! » (L’Amour médecin). La
farce est cet étonnement devant le monde, pour en manifester le non sens, en faire éclater les faux-semblants,
mettre en pièces tout un monde. On a la sensation de
percevoir l’envers du décor, comme au-delà du miroir.
Le comique rend étranger à l’univers, comme à soimême, le comique isole, relègue.
Un monde trop inquiétant bascule dans le vide avec la
gaîté féroce d’un magnifique non sens, d’une non signification, d’une non valeur, de l’absurde – la musique et la
chorégraphie conjurent ces périls, « pacifient avec leur
harmonie et leur danse les troubles de l’esprit ».
Le comique de farce demeure au cœur de toutes les comédies, la vie entière peut être traitée « en farce », c’està-dire burlesquement, grotesquement. C’est une vision
du monde. Le dérisoire et l’absurde contre l’esprit de
sérieux.
Il n’y a pas, dans Le chapeau de paille d’Italie, que divertissement de bourgeois, que désir de s’étourdir et de cascader ! « C’est idiot ! », ont d’abord pensé les contemporains avant de réaliser que Labiche inventait là un genre
dont il donnait le premier chef-d’œuvre, que sa pièce
deviendrait le modèle des pièces bien faites. Et matière
à penser pour des esprits aussi différents que Zola, Bergson ou Lévi-Strauss. On (certains critiques) a dit que
Labiche détestait le vaudeville et les couplets, dans le but
avoué de le faire passer pour un dramaturge « classique »,
« sérieux », « profond » , du côté de la comédie de caractères (ce qui en soi n’est pas totalement faux), du côté du
Théâtre Français. Or Un chapeau de paille d’Italie prouve
de façon éclatante que Labiche savait utiliser l’énergie et
toutes les potentialités des couplets chantés pour créer
un genre en soi, un style qui n’appartient qu’à lui.
Pour la première publication du Théâtre complet de
Labiche (1878-1879), Cham dessine une caricature de
Labiche intitulée : « Molière prend un pseudonyme pour
signer ses œuvres posthumes ». C’est en effet à partir de
cette publication que le théâtre de Labiche a été réévalué : théâtre à jouer, mais aussi théâtre à lire !
Ne pas croire que le comique chez Labiche, comme ce
modeste (ou prudent) aimait à le répéter, n’est que « gaîté » et « bonne humeur ». Le rire ne va pas sans cruauté
vis à vis des nains moraux qu’il met en scène. Labiche est
l’un des plus lucides et des plus cinglants observateurs de
son siècle. Mais il coupe (et il court, comme Woyzeck !)
avec la prestesse d’un rasoir ouvert : malgré la férocité,
la blessure semble toujours légère. On rit encore, on est
déjà ailleurs. Sur le prochain rebond. Jamais on n’avait su
donner cette rapidité à l’intrigue, ce rythme à l’écriture
théâtrale, cette vitesse au rire. Un train de cauchemar.
Un théâtre des nerfs. Un théâtre à l’estomac !
La vitesse d’exécution provoque une vision comme
décalée, « bougée », du réel, comme à travers la fenêtre
d’un train lancé à grande vitesse : la vitesse déconstruit
le réel, l’ordre établi et fait surgir, dans une déflagration
de l’air, l’étrangeté, la rugosité d’un monde qui voulait
se croire lisse. «La poésie procède toujours d’une vision
rapide des choses » disait Balzac, autre observateur de
la société de son temps. Alors oui, il y a de la poésie
chez Labiche, une poésie surréaliste avant la lettre ! Un
chapeau de paille d’Italie fait feu du rêve comme du rire,
avec ses coq-à-l’âne, son usage immodéré du nonsense,
ses quiproquos, ses substitutions en chaîne, son stupéfiant-image, son fétichisme des objets (chez Labiche les
objets inanimés ont une âme malicieuse !), son retour du
refoulé et sa fantasmagorie d’univers virtuels.
Et la musique a un rôle capital à jouer dans cette dramaturgie, comme elle a un rôle essentiel chez Molière.
II - Le langage, le rire, le mouvement
Ou : Labiche est-il un précurseur espiègle du surréalisme ?
1 - Des exclamations.
Des accents. Des reprises d’énergie. Valeur rythmique
et sonore.
Et des « marqueurs » du langage de la farce (avec emprunts aux expressions consacrées chez Molière, par
exemple).
- Cristi, sapristi, saprelote, sacrebleu, vertubleu, maugrebleu, bigre, fichtre, fi !, sacrédié,
- « Sac à papier » : exclamation étrange et cocasse (XIX°
et aujourd’hui Québec, pour marquer l’ennui devant
une situation embarrassante ou embrouillée < c’était
l’ensemble des pièces d’un dossier de justice compliqué).
2 - Injures, insultes.
Idem (valeur rythmique, sonore, marqueurs d’une théâtralité de farce, au charme suranné, effet d’étrangeté aujourd’hui, décalage) :
– Emprunts à la farce : paltoquet, maroufle (« comme
dit l’ancien répertoire »), jocrisse, farceur, jobard, pécore,
gredin, malotru, capon
– Les valets de comédie : Mascarille (Molière), Pierrot
(le portier, jeu de mots : ouvre moi ta porte), le groom,
Arlequin et Colombine
– Références classiques (style de la parodie / ou style
héroï-comique) et autres noms propres à sonorités cocasses : Iphigénie, Sardanapale, feu Vulcain (voir La Belle
Hélène d’Offenbach) ou Amadis, ou encore Cartouche,
Papavoine...
– Jeu sur l’étrangeté, les images et les sonorités : bégueule, grognon, lambin, maussade, petit criquet, porcépic, gobe-mouches, bosco (< Bosco, un magicien escamoteur), Béni-zoug-zoug (nom d’une tribu de l’Algérie
qui commence à être colonisée – voir aussi Africain pour
soldat d’Afrique, zouave), sauvageon, chacal.
3 - Déformation de mots et langage en folie
Pipiniériste pour pépiniériste (avec effet de leitmotiv),
Ephigénie pour Iphigénie (c’est le tic langagier de Bobin) : problème avec les i et les é !
Turlututu ran plan plan, la faridondaine oh gai (refrain de
chanson), tarare ponpon petit patapon... Chaque fois que
Fadinard ou Félix ou Nonancourt s’adressent à Vezinet
le sourdingue, irruption du non sens : joli jeune homme,
M. de la Palisse est mort est mort de maladie, amour de
sourd, etc. Absurdités, insolence des réponses, impertinence (dans tous les sens du terme). Le malentendant
est le pivot de tous les malentendus ? A ce compte, tous
« mal entendants » ! Tendance à la destruction du langage et de la communication qui préfigure le théâtre de
l’absurde. On pense à Ionesco, Dubillard, etc. (ou Vitrac
du côté du surréalisme)
4 - L’écume des jours
Références à des faits de civilisation, à la vie quotidienne
de l’époque – et donc cela très daté, à la fois comme
référence (des choses tombées en désuétude) et comme
expression (décalage par rapport aux expressions « modernes », et vocabulaire coloré, populaire) :
– transports : omnibus, fiacre (avec la surréaliste « noce
embarquée dans huit fiacres » !), cabriolet, cab, diligence.
– métiers : brosseur, fumiste, teneur de livres, milicien
(militaire), vive la ligne (les soldats), Savoyard (ramo-
neur et donc personne malapprise, peu soignée), Auvergnat (le bougnat du coin), garçon d’honneur, passementier, les pratiques (clients), Capitaine des dragons,
La Garde Nationale, majordome, etc. Sans parler du
« pipiniériste » et de toutes les allusions à son métier :
plates-bandes, carottes, géranium, myrte, greffe, etc.
– lieux : noms propres de quartiers et rues de Paris et
Ile de France, Charenton (l’asile de fous), la pompe à
feu (qui alimentait Paris en eau, quartier du Gros Caillou / Champ de Mars), l’Obélisque, la colonne Vendôme et le Passage des Panoramas, le bal du Château
des Fleurs et le Théâtre de l’Ambigu.
Introduction du vocabulaire « trivial » dans la poésie.
5 - « Abolis bibelots d’inanité sonore »
Plus que le sens, c’est la sonorité qui préside au choix
des mots : sonorités étranges, cocasses, éclatantes,
heurtées. Et c’est comme tels qu’il faut les jouer aujourd’hui, comme cellules rythmiques et sonores, «
abolis bibelots d’inanité sonore ».
– objets : la corbeille (les cadeaux de mariage), le trousseau, un paradis de palissandre, un champignon (portemanteau), des chaussons de lisière (pantoufles de
tissu), quinquet (lanterne), pied de biche (heurtoir de
porte), gants de Suède, objets de toilette, tire-bottes,
lit de sangle (lit de camp), clarinette (fusil), gilet de flanelle, mon petit vestiaire (tenue de rechange).
– activités : pincer le rigodon (danser), le bail à 3, 6, 9,
le whist, biffer (rayer), rosser...
– mots tombés aujourd’hui en désuétude : un fait-Paris
(fait divers), une craque (un mensonge), fourrer dedans
(tromper), en tenir (être touché), jamais le serein (fraîcheur ou vent du soir) n’enrhume son semblable (jeu
de mots avec « serin » = idiot), je ne serai pas longtemps (long), faire des traits (trahir), pochard (ivre),
crasseux (pour avare, mesquin), quelle crâne maison
(bonne maison)
– d’autres expressions à valeur d’image étonnante aujourd’hui et plus intéressante que leur sens propre : «
un voleur au bonsoir » (il s’introduit chez vous au boniment), « il se coiffe de nuit » (se met en bonnet et chemise de nuit), « ma noce en croupe » (sur mes talons),
« droguer » (poireauter), « petite bûche » (elle s’oppose
au mouvement car : personne lourde, apathique ou
bien c’est une chute).
Note :
Le vocabulaire de Labiche est celui de Balzac. Illusions
perdues est de 1843. Balzac y abuse du mot « jobard »
(passim), et crée le verbe jobarder. Droguer est un mot
à la mode qui, déjà vieilli, est donné en italiques (423).
Les mondes évoqués dans le roman et dans la comédie
se répondent : les Faits-Paris dans la presse, les boutiques de nouveautés, les boutiques de modistes où
sont vendus « des chapeaux inconcevables »(358), le
palissandre des meubles de luxe (413).
Ou Baudelaire avec ses : quinquet, wagon, omnibus,
réverbère, bilan, voirie...
L’introduction d’un vocabulaire concret, populaire, qui
fait se télescoper les niveaux de langue et de réalité :
registre héroï-comique (art du décalage qui consiste à
traiter un sujet bas en style élevé) et registre burlesque
(ou parodique, le décalage inverse, qui consiste à traiter un sujet noble en style vulgaire ou populaire). Un
burlesque verbal.
Voir aussi les noms cocasses des personnages : Fadinard, Nonancourt, Vézinet, Tardiveau, Trouillebert,
etc.
6 - Leitmotive et répétitions
Comique de répétition et comique « musical », composition avec effets de retours, de reprises, de refrains, de
leitmotive, qui tissent une véritable polyphonie (cacophonie volontaire parfois ?)
7 - Le règne du « Zeugma » !
a - Définition de zeugma ou zeugme
(< du grec zeugma = joug) : mise sur le même plan
(attelage) par coordination ou juxtaposition, d’éléments
dissemblables sur le plan syntaxique ou sémantique.
On parle de zeugme syntaxique lorsque les membres
reliés n’ont pas la même nature grammaticale. Le
zeugme sémantique vise à rapprocher deux termes
hétérogènes, l’un concret et l’autre abstrait. C’est une
figure de la « rapidité » (ellipse, brachylogie <=> courtcircuit logique).
Exemples : « ils savent compter l’heure et que la terre
est ronde (Musset). « Mieux vaut s’enfoncer dans la nuit
qu’un clou dans la fesse gauche » (Alphonse Allais), «
vêtu de probité candide et de lin blanc » (Hugo). « Les
marchands de boisson et d’amour » (Maupassant)
B - Alliances de mots
Raccourcis d’expressions, un mot mis pour un autre,
coq-à-l’âne, jeux de mots, enchaînement de propos hétéroclites dans la phrase, distorsions de la logique, ruptures
de construction (anacoluthe), etc.
Tous ces procédés du style comique créent des images
à la fois cocasses dans leur sonorité et d’une étrangeté
presque surréaliste : « le bâton de mes cheveux blancs »
(pour bâton de vieillesse), « son premier mot fut un coup
de pied, j’allais lui répondre un coup de poing quand un
regard de sa fille me fit ouvrir la main », « je greffe une de
tes oreilles », « des fourmis à chaque pointe de cheveux
», « un paradis de palissandre » (les meubles neufs du
jeune couple), « qui êtes vous ? –j’ai 22F de rente – sortez
!– par jour – restez ! », « une dame qui va faire manger
son chapeau dans le bois de Vincennes avec un militaire
», « un baiser... puisque je suis de Rambouillet – s’il fallait
embrasser tous ceux de Rambouillet – il n’y a que 4000
habitants », « la mariée me suit dans huit fiacres », « un
deuil rose – oui c’est de son mari », « un lit que je n ‘osais
effleurer du regard et elle y roule ses nerfs »
C – Rencontres intempestives
Le comique (de situations) de la pièce est fondé
essentiellement sur les obstacles que rencontre le héros
et les situations embarrassantes dans lesquelles l’auteur
le place systématiquement.
La méprise et les rencontres intempestives sont les deux
éléments principaux de ce comique de situations.
Méprise sur les choses, les lieux, les personnages, les
sentiments, les situations. (Voir ailleurs le développement
sur les objets)
La rencontre intempestive est la deuxième situation clef
de la pièce. Ces rencontres se succèdent sans interruption
jusqu’au dernier acte. Le comique résulte non seulement
de l’embarras dans lequel elles placent les personnages
mais aussi des moyens désespérés qu’ils emploient pour
en sortir toujours d’extrême justesse : mouvements
surtout, parades gestuelles, parades verbales souvent
maladroites, répliques d’urgence trop naïves ou trop
ingénieuses pour être « crédibles » : on est dans le règne
de la mauvaise foi la plus absolue. Mais quel aplomb !
Feydeau successeur de Labiche dans l’emploi de ces
techniques dramatiques disait qu’il aimait mettre sys-
tématiquement en présence les personnages qui ne devaient pas se rencontrer – ce qui pourrait être une définition du zeugma sur la scène comique !
III - Personnages et société dans
Un chapeau de paille d’Italie
— La Bourgeoisie
Le monde de la rente et du commerce (bourgeoisie
financière et bourgeoisie industrielle, petite bourgeoisie
industrieuse ?)
« Le bourgeois domine et remplit l’œuvre entière de
Labiche » Philippe Soupault.
« Il ne nous est permis de ridiculiser ni les ministres,
ni les fonctionnaires, ni les militaires. Il serait vraiment
bien cruel de nous retirer le bourgeois » Lubize, l’un des
collaborateurs de Labiche.
La bourgeoisie, c’est le champ d’observation de Labiche
pendant le second empire.
Pour les connaître, les peindre de l’intérieur, les regarder
chez eux : « Je me suis adonné presque exclusivement à
l’étude du bourgeois, du « philistin » ; cet animal offre
des ressources sans nombre à qui sait le voir. Il est
inépuisable. C’est une perle de bêtise qu’on peut monter
de toutes les façons... » Labiche.
La censure du second empire, qui était d’une sévérité
vigilante a laissé représenter sans protester les comédies
de Labiche même les plus cruelles sans s’émouvoir.
En nous présentant ce milieu qui va jouer un rôle d’autant
plus grand qu’il fut mal compris, Labiche plus clairvoyant
nous montre le fonctionnement du mécanisme de la
prise du pouvoir par la bourgeoisie.
Roberto Calasso
Le mépris pour les manières bourgeoises à l’intérieur
de la bourgeoisie naît avec Les Précieuses de Molière («
Magdelon : Ah ! Mon père, ce que vous dites là est du
dernier bourgeois »), mais c’est seulement sous le règne
de Louis-Philippe que le Bourgeois s’élève à la catégorie
universelle et envahissante, suscitant un rejet tout aussi
large. Lequel sévit remarquablement en France, c’està-dire à Paris, capitale du siècle. Dès le début le Bourgeois est montré comme accouplé à la bêtise (ou sottise,
comme disait encore Baudelaire – et c’est le premier
substantif que l’on rencontre dans le premier vers des
Fleurs du mal), en tant que puissance motrice de l’histoire et de son progrès. On ne craint pas, chez le Bourgeois, une classe sociale, mais un être nouveau qui met
fin à toutes les catégories précédentes en les absorbant
sans exclusions dans une nouvelle humanité au profil
indéfini car toujours changeant. La vision était exacte et
correspond à l’état normal des choses un siècle et demi
plus tard, quand les sociétés dominantes finissent par s’appuyer avec des approximations, par excès ou par défaut,
sur une classe moyenne omniprésente...
Tous, sans doute, empruntés comme des provinciaux en
visite à Paris, endimanchés comme ceux de Flaubert dans
Madame Bovary, éléphants dans un magasin de porcelaine.
Famille traditionnelle aux liens affectifs hypertrophiés avec
sa monomanie (paysanne ?) des embrassades, sans compter l’attachement quasi incestueux entre Bobin et Hélène.
— Le monde de la rente
Fadinard
« Léonidas Fadinard, vingt-cinq ans rentier » :
– riche : domestique, cabriolet, intérieur bourgeois avec
meubles en palissandre, son mariage même est une affaire
économique, même s’il n’est pas sans éprouver du désir
pour Hélène et de l’impatience à être déjà à « minuit et
quart »
– rentier, il n’a pas de métier, pas d’activité de « production », aucun rapport avec le monde du travail, on ne sait
d’ailleurs rien de lui, il n’a pas d’histoire, pas de famille,
comment s’est-il enrichi, de quelles rentes vit-il ? On ne
sait pas.
– Personnage sans profondeur temporelle ou existentielle
(de son passé on apprendra incidemment sa liaison avec
Clara, c’est tout), sans histoire et sans histoires (tout ce
qu’il souhaite c’est une vie sans accident, sans excès, il préfère la douceur insignifiante d’Hélène plutôt que l’érotisme
torride d’une andalouse !) - n’était justement le hasard
fâcheux du chapeau mangé par son cheval et qui lui crée
des histoires.
– C’est un homme tout en surface, tout dans le présent
et la fuite en avant ! quasiment abstrait : « l’homme sans
qualité » de l’époque moderne
– Son identité c’est le récit de ce qui lui arrive, il est celui
à qui tout arrive : « Les chanceux sont ceux qui arrivent à
tout, les malchanceux ceux à qui tout arrive » (Labiche),
il est la cible de toutes les rencontres intempestives et de
tous les quiproquos
— La « boutique ».
Le monde du commerce et du petit commerce
Le tertiaire et petite bourgeoisie industrielle et industrieuse.
Nonancourt : pépiniériste à Charentonneau, un commerçant enrichi, mais lié à la ruralité, à la terre, un côté « provincial » par opposition au citadin Fadinard dont il craint
le mépris (toujours le comique moliéresque du « limosin »
à Paris comme Pourceaugnac – on en aura un développement brillant dans La Cagnotte)
Lui en revanche a une famille : c’est le petit bourgeois
pater familias et patron : sa fille Hélène (l’air godiche, dit
Félix), l’oncle Vézinet (le sourdingue), le cousin Bobin (le
benêt amoureux) - absence de la mère, ici comme chez
Fadinard, le mariage est une affaire, un contrat, entre chefs
de familles.
Clara : modiste, peut-être au Palais-Royal ? Le monde de
la mode, les nouveautés, le commerce du luxe, des étoffes
et des vêtements. Univers très citadin et très « parisien ».
Qui est-elle, d’où vient-elle ? On peut imaginer, d’après
sa liaison avec le rentier Fadinard, que c’est une ancienne
grisette, enrichie par un ou des protecteurs (voir Illusions
Perdues de Balzac), rangée des voitures et mise à son
compte, elle a des ouvrières et un employé, Tardiveau qui
en tant que comptable appartient au monde du commerce
et du calcul.
« La masse de la nation placée entre le prolétariat et la
bourgeoisie, c’est à dire les paysans (propriétaires nominatifs) et la petite bourgeoisie » Marx « La Boutique avait
lutté pour la sauvegarde de la propriété » Marx
— Les soutiens de la bourgeoisie
L’armée.
Représentée par Emile Tavernier, officier, lieutenant de
l’armée d’Afrique (L’Africain, béni-zoug-zoug, etc.) : la colonisation de l’Algérie avait commencé en 1830. En 1847 :
capitulation d’Abd-El-Kader. Evocation sans insistance
des débuts du colonialisme.
Labiche présente quelquefois des militaires. Ce sont des
individus qui comparés aux bourgeois montrent une extraordinaire fantaisie.
«Les bourgeois les considèrent comme des aventuriers
(Beni zoug zoug !) qui dépensent leur solde et ne font pas
d’économie. Ce sont aussi de terribles séducteurs : prestige de l’uniforme et moustaches ! Enfin ils sont violents,
ont mauvais caractère et sont toujours prêts à se battre
en duel : susceptibles, ils ne badinent pas avec l’honneur»
Soupault.
La garde nationale.
Avec son poste de police et sa prison ! Représentée comiquement par Tardiveau et le caporal qui passent leurs
tours de garde à jouer aux cartes et à boire de la bière ou
de l’eau sucrée. Mais Tardiveau est peut-être trop vieux (62
ans !) pour avoir participé aux émeutes et aux massacres
de juin 1848...
Voir Marx : La Lutte des classes :
« La garde nationale c’est-à-dire la bourgeoisie dans ses
diverses couches »
« Constituée en juillet 1789 à Paris pour empêcher les
désordres et les pillages et rétablir l’ordre, la garde nationale était une milice bourgeoise ; à partir d’octobre 1791,
tous les citoyens actifs purent y entrer. Tombée sous le
contrôle des royalistes, vaincue par Bonaparte sous le Directoire, elle fut réorganisée par la Monarchie de Juillet,
ses effectifs appartenant surtout aux classes aisées. Plutôt
passive pendant la Révolution de février, elle aida à l’écrasement de l’insurrection de juin, à l’exception des gardes
d’origine prolétarienne, qui se joignirent aux insurgés. »
L’aristocratie
La poursuite du chapeau provoque une intrusion dans
le monde de l’aristocratie monarchique (responsable des
massacres de février 1848 et qui a provoqué l’alliance de
la classe populaire et de la petite bourgeoisie).
L’ancienne noblesse à particules impressionne le
bourgeois Fadinard : il sait qu’on peut le mettre à la
porte mais il fantasme, comme beaucoup de Français,
les valeurs féodales d’Ancien Régime. Il se retrouve non
seulement « chez les maîtres », mais dans un monde de la
richesse et de la « dépense » : on semble y jeter l’argent
par les fenêtres !
« Le bourgeois de Labiche a l’esprit de classe. Il se méfie
des aristocrates... Il a horreur des artistes, des savants, des
intellectuels en général » Soupault.
La comédie se présente tout de même sur fond d’une
société complexe, avec une hiérarchie sociale sousjacente mais nettement dessinée :
Aristocratie (le Faubourg-Saint-Germain chez Balzac) –
Bourgeoisie citadine – commerces citadins – commerces
ruraux.
Mais question de « distinction » comme dirait Bourdieu
: en matière de divertissement « culturel », l’aristocratie
reçoit chez elle les grands noms de l’opéra ; Clara va voir
les mélodrames sur le boulevard du crime ( l’Ambigu
Comique), et Nonancourt visite la Colonne Vendôme ou
l’obélisque !
La Baronne de Champigny, qui a un hôtel particulier,
« crâne maison » !
Société de femmes ? Comme dans Balzac (Illusions,
Goriot, etc.), c’est par les femmes qu’on s’introduit dans
cette aristocratie ? On peut imaginer que les invités de
cette soirée musicale sont des « invitées », groupies du
chanteur star de l’opéra.
Le Vicomte Achille de Rosalba, cousin de la Baronne,
jeune lion, c’est-à-dire jeune homme à la mode.
Littré : « Lion se dit de jeunes gens riches, élégants, libres
dans leurs moeurs et qui affectent une certaine originalité
et particulièrement font de grands dépenses. Lionne se
dit d’une femme de même genre de vie et de mêmes
prétentions, femme élégante et de mœurs légères. »
Métaphore Hugolienne (« Vous êtes mon lion superbe et
généreux », la génération romantique était monarchiste
!) mais ironique : Achille le lion est un romantique
efféminé dans ce monde de femmes plus qu’un dandy
baudelairien. Avec quelque chose de Musset, enfant du
siècle. Clin d’œil de Labiche à sa propre jeunesse et à son
engouement romantique ?
En tout cas, ce monde aristocratique est lié à la vie
artistique, à la mode, au monde des arts : opéra, soirées
musicales, concerts privés...
Avec un goût ostentatoire pour l’Italie (un côté Stendhalien
?) lié sans doute à la mode de l’opéra, au succès de Rossini
et au charisme des chanteurs lyriques (Alboni, Rubini).
Ne pas oublier non plus que le voyage en Italie était la
première étape du voyage en Orient (Chateaubriand,
Nerval, etc.), voyage accompli par Labiche lui-même
avec son ami Nadar en 1834 !
Achille est un artiste, c’est un musicien, un compositeur.
Anaïs de Beauperthuis
Rétrospectivement on apprend que Anaïs est également
de noblesse à particule et que c’est la filleule de la Baronne.
Totalement déplacée donc dans l’intérieur du rentier Fadinard, on comprend qu’elle ait ses nerfs !
Et donc Beauperthuis appartient aussi à l’aristocratie.
Mais dans la didascalie initiale rien ne le « distingue » ni
ne signale sa noblesse.
Au contraire le portrait qui est fait de lui par Virginie,
dans la première scène de la pièce, assimilerait plutôt les
Beauperthuis à un couple insignifiant, conventionnel de
la bourgeoisie : lui, acariâtre, grognon, maussade, sournois, jaloux – elle chipie, bégueule et légère. Et il a une
tante qui s’appelle madame Grosminet !
S’agirait-il d’une alliance (encore un contrat !) entre le
bourgeois Beauperthuis et une aristocrate sans fortune ?
Socialement, politiquement, idéologiquement, et sous la
Monarchie de Juillet, proximité entre l’aristocratie de la
Monarchie de juillet (aristocrates et banquiers) et la bourgeoisie industrielle. Confusion ici ?
« M. Dambreuse s’appelait de son vrai nom le comte
d’Ambreuse ; mais dès 1825, abandonnant peu à peu sa
noblesse et son parti, il s’était tourné vers l’industrie... Il
avait amassé une fortune qu’on disait considérable... Et
dans ses bouderies contre le pouvoir, il inclinait au centre
gauche... » L’Education sentimentale.
De lui, comme de Fadinard ou de la plupart des personnages, on ne sait rien. Personnage sans épaisseur temporelle ou historique. Sans biographie.
ciations d’entreprises capitalistes. Ils n’ont aucun contact
avec les ouvriers... Depuis qu’ils ont des rentes, ils ont
tendance à oublier leur origine » Philippe Soupault.
N’était cette paire de pistolets dont il ne se sépare pas,
témoignage de la terreur suscitée dans l’aristocratie par
les émeutes de 1848.
Voir Tocqueville, Souvenirs : « J’avais mis des pistolets
dans mes poches et en causant avec mes collègues, je
découvris que la plupart d’entre eux étaient comme moi
secrètement armés ; celui-ci avait pris une canne à épée,
cet autre un poignard (...) Edmond Lafayette me montra un instrument d’une espèce particulière. C’était une
boule de plomb cousue dans une lanière de cuir qu’on
pouvait facilement s’attacher au bras ; un casse-tête portatif. Lafayette m’assura que cette petite massue était fort
répandue dans l’Assemblée Nationale depuis le 15 mai...
... Ayant pris la précaution d’armer les pistolets que, dans
ces temps malheureux, il était très ordinaire de porter
sur soi. »
Les domestiques.
Les petites gens n’existent donc ici que parcimonieusement comme « employés » et notamment employés de
maison, bonnes, domestiques, valet, femme de chambre,
instrumentalisés par les classes dominantes.
Violence du « maître » Fadinard à leur encontre : menaces, injures (« pécore » IV, 9), mauvais traitements ?
Après cette curieuse révolution de 1848, la peur de l’ouvrier, du prolétaire, demeure. De la terreur provoquée
chez les bourgeois par les émeutes et les massacres de
février puis de juin 1848, resteraient peut-être les deux
revolvers que garde Beauperthuis et la haine pour cette
« bande de brigands » qui envahissent sa maison.
Les absents.
Les revolvers, seule trace de l’insurrection. Pour le reste,
déni de réalité.
A une époque où explose le « réalisme »
(Les Fleurs du Mal, Madame Bovary),
Flaubert et Baudelaire sont mis en procès pour trop de
réalisme !
Le refoulé d’une société, d’une classe sociale.
Et donc, absents de cette distribution : les gens du
peuple, les ouvriers. Citées seulement pour la boutique
de modiste : les grisettes, comme tous les travailleurs, et
qui reste, hors scène, en coulisses.
Seul employé « distribué » : Tardiveau qui « collabore » à
la classe bourgeoise par sa fonction de comptable et sa
charge de garde national.
« On a dans les milieux bourgeois le moins de rapports
possible avec les fournisseurs, moins encore avec les
ouvriers. On veut les ignorer. Il est même singulier de
penser que dans les milieux bourgeois présentés par Labiche, on semble ignorer totalement les problèmes que
posaient, à l’époque où naissait la grande industrie en
même temps que le monde ouvrier prenait conscience
de sa force, la lutte des classes et la formation des asso-
« Comme ils aiment leur confort et qu’ils sont vaniteux
et paresseux, ils engagent des domestiques. Mais ils se
gardent bien d’en faire des confidents (cf. le récit de
Fadinard pour Félix, puis pour Tardiveau). Ce sont des
larbins qui trompent leurs maîtres, se moquent d’eux,
boivent leur vin, sollicitent des pourboires et ne jouent
aucun rôle dans le ménage. Ils n’ont pour leurs maîtres
aucun attachement, et réciproquement. Ce sont des témoins muets et sans indulgence qui cherchent à travailler le moins possible. Les bourgeois les payent mal et les
supportent avec peine. Ce sont les seuls parasites qu’ils
admettent par vanité et parce qu’il est désagréable de
n’être pas servi, mais c’est à regret... Ils sont nettement
des ennemis dont le bourgeois ne se soucie pas » Philippe Soupault.
Il est d’autant plus significatif que la comédie débute par
une scène entre Félix et Virginie, les deux domestiques.
Le point de vue de « l’office ». La Règle du jeu de Renoir :
envers du décor.
On aura ensuite le monde des propriétaires aisés (pépiniéristes), des rentiers, des artisans (la modiste), des
employés, le « monde de la haute » et celui des artistes
(le ténor italien), mais ça commence côté coulisses, sous
le regard des domestiques : préparatifs de noces à la ville,
préparatifs de la représentation que se donne un monde
toujours en représentation, un monde qui n’est que façade, et la façade se craquelle, menace de s’effondrer
à tout moment, et nous la regardons crouler avec les
domestiques, à travers les yeux de Félix et de Virginie.
Mouvement de cour à jardin, allers-retours de la coulisse
à la lumière.
Ils sont témoins, espions, peuvent devenir agents de
désordre.
La sociéte au miroir de la comédie de Labiche
La focale est très courte, la société, les conditions de production de ce théâtre sont gommées, floutées, éclipsées.
Rien n’est dit des enjeux de société, des contradictions
politiques, idéologiques. La politique est absente. Le réel
même semble absent.
On est l’été 51, dans cette Seconde République dont le
président a pour la première fois été nommé au suffrage
universel, et qui dans quelques mois va faire son 18 brumaire, le Coup d’Etat du 2 décembre 1851, avant de se
faire proclamer empereur l’année suivante.
Qu’est-ce-qui couve ce 4 août 1851, dans quel état est le
pays, au moment de La Crise du demi siècle ?
« Le 2 décembre 1851 m’a physiquement dépolitiqué »
Baudelaire.
Après cette crise du demi siècle, « des gens d’esprit en
restèrent idiots pour toute leur vie » Flaubert, L’Education sentimentale.
Rapport au réel dans la littérature de cette époque
« Notre jeune littérature procède par tableaux où se
concentrent tous les genres, la comédie et le drame,
les descriptions, les caractères, le dialogue, sertis par les
nœuds brillants d’une intrigue intéressante. Le roman,
qui veut le sentiment, le style et l’image, est la création
moderne la plus immense. Il succède à la comédie qui,
dans les mœurs modernes, n’est plus possible avec ses
vieilles lois. Il embrasse le fait et l’idée dans ses inventions qui exigent l’esprit de La Bruyère et sa morale incisive, les caractères traités comme l’entendait Molière,
les grandes machines de Shakespeare et la peinture des
nuances les plus délicates de la passion, unique trésor
que nous aient laissé nos devanciers... »Balzac, Illusions
perdues.
Au moment où le réel fait irruption dans l’univers romanesque et y trouve sa représentation la plus parfaite, le
réel disparaît de la comédie ? Le théâtre reste le mirage
du succès et se réfugie dans le spectacle, le divertissement.
Des univers virtuels...
D’autre part le monde dans lequel circulent les personnages semble comme irréel. Les signes du réel sont raréfiés, se prêtent à des interprétations erronées.
La noce traverse tout Paris en croyant assister aux différentes étapes d’un mariage : chez la modiste ils croient
être à la mairie, chez la baronne, au restaurant, chez
Beauperthuis, dans la chambre nuptiale. Provinciaux
perdus dans Paris (voir plus tard La Cagnotte), trimballés
dans huit fiacres.
Le « vrai mariage », n’a lieu que hors scène entre II et III,
raconté en trois lignes par Fadinard : à la faveur d’em-
bouteillages, mariage civil et religieux. Ils finissent par se
retrouver à la rue et sous la pluie, une bourgeoisie sans
abri ! Puis c’est la prison ! Logique de cauchemar plus
que logique du réel.
Les personnages sont incapables de discerner la réalité dans laquelle ils se trouvent, sont comme aveuglés,
trompés par des apparences, en proie constamment à
la méprise, au quiproquo, à l’ambiguïté des signes. Un
monde d’apparences, comme s’il n’y avait rien derrière
les apparences.
Comme si le véritable mystère du monde, c’était le visible : le monde s’arrête aux apparences, on peut être superficiel par profondeur, il y aurait une profondeur dans
le « superficiel ». Est-ce la vision du monde de Labiche ?
Des personnages qui apparaissent donc sans racine politique, ou sociologique, ou familiale - sans intériorité dirait-on, sans perspective ; prises de vue « planes », dans
leur extériorité. Pourtant, sans jamais appuyer, c’est la
radiographie d’une époque, d’une société, assez fine et
aiguë, on l’a vu, sans avoir l’air d’y toucher, comme toujours chez Labiche.
Dans cette « apparente » absence d’arrière plan, dans le
flou dont s’entoure la représentation de la classe bourgeoise, l’action se cantonne à ce qu’on pourrait définir
comme le domaine du « sentiment » (Flaubert, Baudelaire), ou celui des affaires liées au sentiment.
Cette action se fonde sur les structures traditionnelles
de la comédie ou de la farce (qui sont aussi celles du
vaudeville : un mariage, ou les préparatifs d’une noce),
mais qui reflètent des conventions, des comportements
sociaux précis :
– Un mariage d’intérêt qu’il faut préserver Tout est rompu,
itératif comme le rappel d’une épée de Damoclès.
– Un adultère, une aventure, qu’il faut à tout prix tenir
secrets.
L’adultère le plus banal est au fond le générateur de
l’intrigue et il se heurte au mariage le plus banal aussi.
Rencontre intempestive de deux séries inconciliables
(zeugme !)
Intérêt et hypocrisie.
Tout cela reste dans l’ordre bourgeois des convenances,
y compris l’adultère. Ce qui importe c’est qu’il n’y ait
pas de scandale. La bourgeoisie avait compris qu’il fallait diriger mais en se compromettant le moins possible.
Souci de sauver les apparences, la façade.
« La société qui produit le désir – par la circulation accélérée d’images de mobilité sociale et de succès économique, par les échanges croissants entre l’univers érotique et le monde du commerce – restreint au minimum
les moyens de le satisfaire. Les seules satisfactions licites
sont ambiguës et d’une manière ou d’une autre, frustrantes. Ce tableau d’une existence sociale façonnée de
l’extérieur, en dehors du domaine politique proprement
dit, permet de mettre en lumière la spécificité du malaise
moderne. »
Voir Les Fleurs du Mal et Madame Bovary : thème de la
production sociale du désir.
Des personnages en mouvement
Des caractères à toute vitesse !
Silhouettes, figures, types burlesques, aux contours précis (les traits appuyés souvent) mais sans « réalisme ».
Marionnettes. Mues, entraînées dans un mouvement qui
les dépasse, qu’elles ne contrôlent pas : « Des hommes
entraînés par un courant irrésistible qui les fait se débattre. C’est la force de ce courant qui permet de mesurer la puissance comique » (Philippe Soupault).
Curieusement ces marionnettes sont mues de l’intérieur,
ont une âme !
« Labiche traque jusqu’au plus profond de l’âme
bourgeoise les mots, les gestes qui font rire. Il éclaire de
l’intérieur jusqu’à ce que ces personnages deviennent
lumineux. Son esprit naît de l’observation non des signes
extérieurs, mais des mouvements intérieurs qui agitent
les hommes » Philippe Soupault.
Personnages mus par une intériorité donc, par des pulsions, des affects violents, parfois, souvent même, irrationnels (et Labiche ne renonce ni à son goût pour l’excès, ni à son penchant pour l’absurde), qui se traduisent
physiquement, cinétiquement, chorégraphiquement sur
la scène : des gestes, des tics, une gesticulation burlesque,
une mise en mouvement (par à coups, saccades, explosions, accélérations, etc.) jusqu’au vertige, jusqu’à la folie.
Si le rire pour Bergson est de la mécanique plaquée sur
du vivant, ici, c’est une mécanique sollicitée jusqu’à la limite, mise sous haute tension, soumise aux déformations
de la surchauffe et de la vitesse. Une psychosociologie de
la vitesse, en situation extrême ? Des caractères à toute
vitesse :
« L’imagination folle de Labiche, son sens du rythme,
son bon sens et sa loufoquerie, apparemment irréconciliables et cependant savamment amalgamées, le mouvement diabolique qui emporte ses marionnettes en leur
laissant pourtant le temps de devenir, à toute vitesse, des
caractères, c’en serait assez pour assurer son immortalité » Marcel Achard,
Préface aux Œuvres Complètes de Labiche, Paris
« Son coup de génie ici, c’est d’avoir subverti le vaudeville en le retournant comme on fait d’un gant et en prenant comme sujet même de sa pièce ses schémas les plus
abstraits : c’est la vitesse, la course, le mouvement qui
sont au cœur de l’intrigue d’Un chapeau de paille d’Italie.
Ce n’est plus seulement la logique folle du scénario qui
prédomine, mais c’est, pour ainsi dire, le paradigme de
la course, dans son abstraction, qui devient le sujet de
l’action dramatique. »
Robert Abirached, Préface à Un Chapeau...
Le vaudeville de Labiche ? Vitesse d’exécution pour la
partition verbale, virtuosité. Vitesse d’exécution pour le
parcours gestuel de l’acteur.
Love Sreams
Mais qu’est-ce qui meut ces marionnettes ? Quels affects ? La peur et le désir, les coups de boutoir du subconscient, l’inquiétante étrangeté des situations et des
rencontres.
Car il est tout de même question de désir, le désir circule
(désir qui dilapide, consume, qui fait bouger) et menace
le monde de l’ordre, de la rente et du commerce (qui, lui,
vit « à l’économie », consomme, est la proie de l’immobilisme).
Fadinard et son impatience d’être à minuit et quart : « le
jour qu’on se marie et qu’on doit tout à l’amour ».
Et la pièce est parcourue, irriguée par d’autres courants
de désir, love streams :
- Bobin pour sa cousine Hélène : cousin, cousine.
- Clara l’ancienne de Fadinard qui voudrait bien remettre
ça.
- Les vieillards libidineux. Vézinet pour Virginie, Tardiveau pour Clara.
- Les amours ancillaires entre Félix et Virginie (comme
dans La Règle du jeu de Renoir).
- Le leitmotiv des baisers.
- Les références à la chambre nuptiale, au lit.
- Fétichisme, chapeaux et souliers, pieds et chevelure.
Tout un réseau d’allusions grivoises, érotisme diffus, crée
une couleur, une atmosphère empreinte d’érotisme, sans
oublier le désir de Fadinard de se retrouver sur les genoux de Nonancourt !
Tout cela dramatiquement dirigé pour provoquer du
mouvement (donc allusif, sans digression, sans s’appesantir), tout pour procurer la joie du mouvement. Mouvement gratuit. Mouvement circulaire, on tourne en
rond : on revient au point de départ (et l’objet de cette
quête frénétique était déjà ici au départ), rien n’a bougé,
rien n’a changé.
Avertissement sans frais pour le public juste un peu décoiffé comme on dit, mais, juste le frisson du vertige
comme dans les montagnes russes et les grandes roues
foraines.
Mais les personnages de la comédie ont « souffert » pendant le déménagement : fatigués, harassés, essoufflés,
épuisés, ivres, désorientés, rossés, cabossés, menacés de
mort, poursuivis, au bord de la démence, à moitié dévêtus et trempés par la pluie, ils se retrouvent pour finir « à
la rue ». Le comble pour ces bourgeois « d’intérieur » !
Du désir a circulé, de la consumation, de la dépense
« somptuaire », l’inquiétude a rongé et la vitesse a permis
une vision décalée de cette société et révélé l’envers du
décor.
© F. Berthon
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