Un chapeau de paille d’Italie thèmes et figures Théâtre de la Tempête Cartoucherie, rte du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris réservation 01 43 28 36 36 • info et billetterie en ligne www.la-tempete.fr Un chapeau de paille d’Italie de Eugène Labiche mise en scène Gilles Bouillon de Eugène Labiche mise en scène Gilles Bouillon —avec Frédéric Cherboeuf Fadinard Jean-Luc Guitton Nonancourt Cécile Bouillot La Baronne du 14 novembre au 16 décembre 2012 Stéphane Comby Tardiveau Xavier Guittet Beauperthuis du mardi au samedi 20 h, dimanche 16 h Denis Léger-Milhau Achille Tarifs Marc Siemiatycki Vézinet plein tarif 18 €, tarifs réduits 15 € et 12 € mercredi tarif unique 12 € Rencontre-débat avec l’équipe de création,mardi Léon Napias Emile Et les comédiens du Jeune Théâtre en Région Centre Clément Bertani Bobin Camille Blouet Clara Juliette Chaigneau Anaïs 20 décembre après la représentation Laure Coignard Virginie Théâtre de la Tempête Mikael Teyssié Félix Cartoucherie, Route du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris – réservation : 01 43 28 36 36 – billetterie en ligne : www.la-tempete.fr – collectivités : Amandine Lesage 01 43 28 36 36 Attachée de presse Sabine Arman 01 44 52 80 80 /06 15 15 22 24 [email protected] Administration et diffusion Giovanna Pace 06 12 56 61 40 [email protected] Relations avec le public Claire Dupont 06 66 66 68 82 [email protected] Julie Roux Hélène Charlotte Barbier Femme de chambre —Alain Bruel Musicien —dramaturgie Bernard Pico —scénographie Nathalie Holt —costumes Marc Anselmi —lumière, Michel Theuil —assistante mise en scène Albane Aubry —maquillages et coiffures Eva Gorszczyk —régie Générale Laurent Choquet —Construction du décor réalisée par l’équipe technique du CDR de Tours sous la direction de Pierre-Alexandre Siméon. Production : Centre dramatique régional de Tours ; coproduction : Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN. Avec le soutien de : la Drac Centre, la Région Centre, le conseil général d’Indre-et-Loire (Jeune Théâtre en Région Centre), DIESE# Rhône-Alpes et la participation artistique du Jeune Théâtre national. En coréalisation avec le Théâtre de la Tempête. le jeune théâtre national 1852 On parle de trouvaille de génie : « Ce jour-là, Monsieur Labiche a fait mieux qu’écrire une pièce, il a créé un genre, et dans notre vaudeville contemporain, on n’a rien imaginé de mieux, d’une fantaisie plus folle ni plus large, ni d’un rire plus sain, ni plus franc », commentait Zola. Sur le point d’épouser la fille de Nonancourt, pépiniériste de son état, Fadinard, jeune rentier parisien, rentre chez lui hilare : son cheval vient de dévorer au bois de Boulogne un chapeau de paille d’Italie qu’une inconnue avait accroché à un arbre… Mais un officier, soupirant de la dame, vient exiger qu’on le remplace… S’ensuit une poursuite endiablée d’hommes entraînés par un courant irrésistible. Selon Labiche, « une pièce est une bête à mille pattes qui doit toujours être en route » ; et c’est un cortège de fantoches qui, apparaissant, disparaissant, reparaissant, serpentent à la poursuite du fatal chapeau. Par sa dimension chorégraphique, ses chansons, ses chœurs – pas moins de quinze comédiens sur scène – la pièce est un véritable musical-théâtral. Labiche, cinglant observateur du siècle, touche au fantastique et à l’absurde ; jamais on n’avait donné cette rapidité à l’intrigue, ce rythme à l’écriture théâtrale, cette vitesse au rire. Gilles Bouillon • directeur du Centre Dramatique Régional de Tours. Inaugure en 2004 le Nouvel Olympia avec Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Suivront : Leonce et Lena de Büchner, Des Crocodiles dans tes rêves et Kachtanka d’après Tchekhov, Hors-Jeu de C. Benhamou, Victor ou les enfants au pouvoir de R. Vitrac, Othello de Shakespeare, Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux, Atteintes à sa vie de M. Crimp, Peines d’amour perdues de Shakespeare, Cyrano de Bergerac de Rostand, Kids de F. Melquiot. Dans le cadre du « Voyage des comédiens » (théâtre itinérant), il met en scène : Tabataba de B.-M. Koltès, Scène de F. Bon et La Noce chez les petits bourgeois de Brecht. JTRC : En 2005, grâce au soutien de la Région Centre et de la Drac Centre, il met en place au sein du CDR de Tours le dispositif Jeune Theâtre en Region Centre, soit une véritable troupe de création et un véritable atelier de recherche. 7 comédiens et 1 technicien, tous sortis d’une grande école de Théâtre, participent aux créations de Gilles Bouillon. OPÉRAS : Orlando Paladino de J. Haydn, Le Viol de Lucrèce de B. Britten, Monsieur de Balzac fait son théâtre - musique d’.I Aboulker, Dialogue des carmélites de F. Poulenc, Don Giovanni de Mozart, Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, La Flûte enchantée de Mozart, Jenufa de Janacek, La Vie parisienne d’Offenbach, Un bal masqué de Verdi, La Bohême de Puccini, Le Barbier de Séville de Rossini, Falstaff de Verdi, La Bohême de Puccini Carmen de Bizet, Armida de Haydn, Tosca de Puccini, Simon Boccanegra de Verdi. En 2012 La Bohême de Puccini (Reprise) et Macbeth de Verdi (Création). En mars 2013 Un Bal masqué de Verdi et en Avril 2013 Le Barbier de Séville de Rossini. Horse eats hat Horse eats hat, c’est sous ce titre traduit qu’Orson Welles met en scène Un chapeau de paille d’Italie à Broadway, l’année même où il tourne Macbeth ! Un cheval mange un chapeau et la noce s’emballe pour deux heures, à la poursuite du chapeau volage et volant, comme d’une chimère, avec ses invités navigant sans boussole et le beau-père qui menace à la cantonade : « tout est rompu » ! Un chapeau de paille d’Italie tient dans ce raccourci ébouriffant ! Cause minuscule, effets démesurés. J’aime cette démesure. Tout le génie de Labiche condensé dans le mouvement d’une course poursuite effrénée, d’une tempête dans un verre d’eau sucrée. A toute vitesse Il faut aller vite. Mal peut-être mais vite, avec quelques réussites cependant, s’amusait Claudel ! Une frénésie bondissante emporte les personnages, les mots et les choses. Une énergie à très haute fréquence, un tempo qui ne faiblit pas. Un vertige ! On rit encore, on est déjà ailleurs. Jamais on n’avait su donner cette rapidité à l’intrigue, ce rythme à l’écriture théâtrale, cette vitesse au rire. Sprint et course de fond. Un train de cauchemar. Qui exige des acteurs une virtuosité pour jouer sur deux registres simultanés : la précision d’une mécanique de machine infernale qui menace d’exploser à tout instant et la vivacité, la liberté du jeu qui laisse entrevoir les dérapages oniriques d’un cauchemar gai. Plus proche de l’humour fou des Marx Brothers encore que de Kafka ! Un théâtre à l’estomac ! Burlesque J’aime entendre rire une salle de théâtre. J’ai toujours été sensible à la façon dont le théâtre s’empare des éclats et des excès de la farce. Entre le fou-rire et le chaos. J’aime le burlesque, chez Molière, Thomas Bernhard, ou chez Labiche, parce qu’il conjugue la virtuosité verbale et l’énergie du geste, le mouvement et l’engagement « athlétique » des acteurs dans le jeu, le rire irrésistible et l’audace, la violence même, et l’extravagance qui conduit, sinon toujours au bord de la folie, du moins à la révélation soudaine de l’inquiétante étrangeté des êtres et des choses. Un chapeau de paille d’Italie fait feu du rêve comme du rire, avec ses coq-à-l’âne, son usage immodéré du nonsense, ses quiproquos, ses substitutions en chaîne, son stupéfiant-image, son fétichisme des objets, son retour du refoulé et sa fantasmagorie d’univers virtuels. Des trouvailles qui anticipent, dirait-on, les trouvailles surréalistes et celles du théâtre de l’absurde. On pense à Ionesco, on pense à Vitrac, et ce n’est pas par hasard que le surréaliste Philippe Soupault s’intéressait tant à Labiche ! Ce n’est pas un hasard non plus si René Clair et Nino Rota ont tiré du génial vaudeville de Labiche, l’un, un film burlesque (muet), l’autre un opéra (chanté). Mouvement pur et élan musical ! Un théâtre musical Cette noce est une fête ! Conjuguer le plaisir du théâtre et la joie de la musique. Comme dans Cyrano de Bergerac, je retrouve avec bonheur la dimension chorale - pas moins de quinze comédiens sur la scène ! Avec ses chansons, ses chœurs, sa chorégraphie, c’est un véritable musical théâtral. Les musiciens seront sur scène et joueront en direct, les comédiens chanteront, le compositeur Alain Bruel, avec qui je travaille depuis de nombreuses années, signera une musique originale qui donnera « la clef de cette parade sauvage ». L’aventure du mouvement Sur le plan de la scénographie (comme sur celui des costumes), loin d’une trop minutieuse reconstitution d’époque, je préfère toujours donner de l’espace au jeu, traiter la théâtralité du fragment. La scénographe Nathalie Holt, par son art de l’ellipse, la dimension poétique de ses agencements, collages, couleurs, matières, donnera aux cinq décors des cinq actes toute la fluidité que nécessite l’aventure de cette dramaturgie du mouvement, étonnamment explosive, aux harmoniques contemporaines. « Chaque époque rêve la suivante » ; Labiche nous fait rêver la nôtre. Gilles Bouillon Eugène Labiche né le 6 mai 1815 à Paris où il est mort le 22 janvier 1888. Eugène Labiche et le vaudeville Le vaudeville sous la Monarchie de Juillet et la Deuxième République Dans l’œuvre d’Eugène Labiche, le vaudeville occupe, on le sait, une place considérable. Ce genre dramatique né à l’extrême fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, grâce notamment à Dufresny et à Lesage, se caractérisait par la présence, au sein de la pièce, de vaudevilles, c’est-à-dire de couplets chantés par les personnages, sur des airs connus. On employait alors, et on employa longtemps, les expressions comédie à vaudeville ou comédie mêlée de couplets. Les parties chantées alternaient avec les parties simplement dites, comme dans l’opéra-comique, à cette différence près que dans ce dernier les airs étaient originaux. Plus tard, par métonymie, on appela vaudevilles les pièces gaies mêlant parole et chant. Puis quand les couplets eurent disparu – entre 1860 et 1870 – on conserva le même nom pour désigner toute pièce reposant essentiellement sur le comique de situation. En 1850, les vaudevilles comportaient beaucoup moins de couplets qu’au siècle précédent, mais le genre était encore très en faveur. Le critique Jules Janin ne dénombrait alors pas moins de 168 vaudevillistes. Le plus célèbre d’entre eux était Eugène Scribe qui régnait sur la scène française depuis une trentaine d’années, très exactement depuis L’Ours et le Pacha créé en 1820. Il avait profondément transformé le genre : composé jusque-là de couplets reliés par une trame légère, le vaudeville se dotait grâce à lui d’une intrigue solidement charpentée, ménageant nombre de situations comiques. Tel qu’il était devenu, ce type de pièce avait néanmoins des ennemis acharnés comme le poète Théophile Gautier. Et bien des lettrés le méprisaient, lui préférant les comédies de caractère ou de mœurs au langage plus littéraire, par exemple celles d’Emile Augier, l’auteur de L’Aventurière (1848). D’où la conscience des vaudevillistes d’appartenir à une sorte de race inférieure. Cela ne les empêchait nullement d’être accablés de travail et de se voir harcelés par les directeurs des salles spécialisées dans le vaudeville, comme le Palais-Royal, qui leur réclamaient sans cesse de nouvelles œuvres : en effet le public de théâtre étant moins nombreux que de nos jours, la durée d’exploitation des pièces était plus brève. Si bien que pour satisfaire à la demande, ils étaient contraints de travailler à deux ou à trois – comme ils le faisaient déjà au siècle précédent. Au surplus, la libre émulsion de talents complémentaires, l’atmosphère de gaieté spirituelle qu’elle ne manquait pas de susciter, favorisaient la création comique. C’est ce qu’avait compris Scribe qui bénéficia au total d’une quarantaine de collaborateurs comme Mélesville ou Legouvé. Lorsqu’il se présenta à l’Académie, « ce n’est pas un fauteuil, c’est plusieurs banquettes qu’il lui faudrait » s’exclama l’un de ses ennemis. Naturellement, à côté des vaudevillistes qui changeaient souvent de collaborateurs, on en trouvait qui restaient le plus souvent fidèles au même : il se créait ainsi de véritables couples comme celui que formaient Duvert et Lauzanne, sous la Monarchie de Juillet. Les théâtres auxquels s’adressaient les vaudevillistes disposaient de troupes permanentes. Un comédien restait au Gymnase ou au Palais-Royal pour dix, quinze ou vingt ans. Chaque établissement possédait ses artistes spécialisés qu’il gardait. Il en résultait une grande homogénéité de jeu qui contribuait aux succès obtenus. Elle était d’une importance capitale quand il s’agissait d’un vaudeville, dont le rythme ne pouvait être assuré sans la communion parfaite de tous les éléments de la troupe. Labiche en 1851 L’auteur avait débuté à l’âge de 23 ans, en 1838, avec M. de Coyllin ou L’Homme infiniment poli. C’était un vaudeville en un acte écrit à la diable avec deux de ses camarades, Lefranc et Marc-Michel, qui devaient figurer plus tard parmi ses collaborateurs habituels. Ces jeunes gens ne prétendaient absolument pas révolutionner l’art dramatique, ou figurer plus tard dans les manuels de littérature. Il ne s’agissait pour eux que de s’amuser et de puiser à leur gré dans le vivier de jolies filles que constituait le milieu théâtral. S’ils avaient choisi le vaudeville, c’est parce que avec le drame, c’était le genre de pièce le plus facile à caser. Fils d’industriel, Labiche disposait de revenus substantiels et n’avait pas vraiment besoin de droits d’auteur pour vivre, mais il s’était pris au jeu. Il écrivit donc pièce sur pièce, généralement de courts vaudevilles en un acte. Son mariage, en 1842 avec la fille d’un riche minotier, n’interrompit que peu de temps son activité créatrice. Si bien qu’en 1844, avec Le Major Cravachon, il commençait à se distinguer de la foule anonyme des vaudevillistes… Déçu par la révolution de 1848, dont il attendait beaucoup, battu aux élections constituantes auxquelles il s’était présenté, il exprima son désenchantement dans plusieurs pièces dont Le Club champenois. Il songea alors à se retirer en Sologne. Mais il lui fallait des succès théâtraux pour réunir les fonds nécessaires à l’achat d’une agréable propriété : il écrivit dix pièces en 1849, neuf en 1850 dont Embrassonsnous Folleville et quatre autres en 1851, avant Un chapeau de paille d’Italie. A cette date il avait déjà fait représenter une soixantaine de pièces, c’est-à-dire approximativement le tiers de sa production totale, chiffre qui n’a d’ailleurs rien d’insolite puisqu’il s’agissait le plus souvent de comédies en un acte. Rien d’inhabituel non plus par rapport à certains confrères de l’époque, comme Clairville ou Scribe, auteurs, tous deux, de plus de quatre cents pièces. La création d’Un chapeau de paille d’Italie Si l’on excepte une seule pièce – qui a été un échec – Rue de l’homme armé, n°8 bis (1849), Labiche n’a jamais donné jusqu’alors de vaudeville comportant plus de deux ou trois actes. Il estime qu’il est difficile de faire rire le public pendant plus longtemps. C’est donc une expérience singulièrement hardie que tente l’auteur, aidé par Marc-Michel, en écrivant les cinq actes d’Un chapeau de paille d’Italie. Charles Dormeuil, le directeur du Palais-Royal, n’a accepté qu’avec beaucoup de difficultés de monter ce vaudeville qu’il juge trop délirant. Mais comment opposer un refus à Labiche qui lui a fait gagner tant d’argent ? Du moins s’arrangera-t-il pour créer la pièce en été, en plein mois d’août. C’est une période pendant laquelle il attend non pas de grosses recettes mais tout juste de quoi couvrir ses frais. Cependant il va donner à Labiche les plus remarquables acteurs de sa troupe : pour le protagoniste, ce sera Ravel, 37 ans, spécialiste des interpellations au public, des monologues et des cascades – ce que nous appellerions des gags. Réputé pour la rapidité de son jeu, Ravel est, si l’on en croit l’un de ses contemporains, « le plus frétillant et le plus inquiet des acteurs : ses jambes frétillent, son nez frétille, sa voix frétille et ainsi il va frétillant sur la scène, cherchant la toison d’or, de son sourire interrogateur avec le geste pudique d’un jeune homme naïf auquel on fait tenir sans qu’il s’en doute de bêtes et joyeux propos ». Aux côtés de Ravel, pour jouer Nonancourt, le beau-père du héros, voici Paul Grassot, 51 ans, que Labiche connaît bien pour lui avoir confié le rôle principal de sa première pièce, M. de Coyllin en 1838. Ivrogne notoire, il est affligé, note un journaliste de « la physionomie d’un singe en colère, d’un singe pourvu de « bras d’orang-outan désarticulé », semblables à des « fléaux »… Et Théodore de Banville le décrit comme « l’un des plus étonnants bouffons qui aient nagé dans l’absurde comme un cygne dans l’eau pure d’un lac »… Il disait, paraît-il, « des calembredaines avec sa bouche fendue jusqu’aux oreilles tandis que, lancé dans l’air étonné, son grand bras simiesque menaçait le vide ». Avec ces comédiens au jeu très extérieur, la distribution comprend trois acteurs au comportement relativement mesuré : Amant pour jouer l’oncle Vézinet et Lhéritier qui se charge du rôle de Beauperthuis, deux vieux routiers du Palais-Royal, sur lesquels on peut compter. Fin juillet et dans les premiers jours d’août, au sein de la touffeur estivale, les répétitions ont lieu dans une atmosphère détestable. Dormeuil regrette déjà d’avoir accepté de monter la pièce, trop burlesque à son goût. Certaines répliques lui font lever les yeux au ciel. A d’autres il se prend la tête à deux mains puis reste prostré, dans l’attitude d’un héros tragique accablé par le destin. Il ne sort de son silence que pour marmonner : - C’est complètement idiot ! Philosophe, Labiche garde son calme et répond froidement : - C’est bien possible mais nous ne le saurons qu’après… Comme il ne peut plus supporter cette atmosphère, l’auteur quitte Paris pour prendre les eaux en Belgique, à Spa, où entre deux séances aux thermes, il parcourt la région à cheval. Son collaborateur, Marc-Michel, reste à Paris où il a fort à faire pour maîtriser les caprices de Ravel, la vedette de la troupe, qui lui dit par exemple lorsqu’il lui demande de jouer de telle ou telle façon : - Oui, je ferai ce que vous me demanderez… si la pièce va jusque-là… On doit même le chapitrer pour qu’il tienne ses engagements et n’abandonne pas son rôle pendant les répétitions. Perdant patience, Marc-Michel envoie message sur message à Labiche pour qu’il se débarrasse de Ravel, mais sans parvenir à convaincre son associé. Pour celuici, le seul nom du comédien-vedette suffira à rameuter les foules et il serait bien maladroit de se passer de ses services. Quant à Dormeuil, il reste si pessimiste que le matin même de la première, le 14 août, il part pour la Normandie afin de ne pas assister au désastre. - Au moins, confie-t-il aux machinistes, je ne verrai pas les spectateurs casser les fauteuils et en jeter les morceaux à la tête des acteurs… Spectateurs enthousiastes Le soir même, Labiche, jusqu’alors honnête charpentier du vaudeville, est devenu le maître incontesté du genre. Maintes fois les acteurs doivent s’interrompre pour que leurs répliques ne soient pas couvertes par les rires du public. Et le lendemain survient un événement qui sera longuement commenté par la presse : un spectateur, corpulent et sanguin, au teint rouge brique, est saisi d’un tel fou-rire qu’il suffoque et s’écroule sur le sol, victime d’une attaque d’apoplexie : il est mort de rire ! Cette fois-ci, Ravel travaille sérieusement le cinquième acte qu’il croyait n’avoir jamais à interpréter. La pièce y gagne… Si elle n’est pas jouée trois cents fois comme on l’a dit à tort, mais 77, elle n’en reçoit pas moins un accueil triomphal de la critique aussi bien que du public. Jules Janin, qui pourtant n’aime guère le vaudeville, rédige un article très élogieux dans Le journal des Débats : « Nous nous sommes amusés comme des fous ! » Paul de Musset, le frère du poète, écrit dans Le National : « Jamais pièce n’eut moins de bon sens, la farce y touche au fantastique et à l’absurde. Mais ce n’est, d’un bout à l’autre qu’un feu roulant de bonnes bêtises sur la scène, qu’un fourire perpétuel dans la salle. » Plus tard, Francisque Sarcey se souvenant du triomphe d’Un chapeau, l’attribuera en partie à la nouveauté de sa conception : il y discerne le « chef-d’œuvre d’un genre que Labiche a créé ». Ce genre, selon lui, c’est le vaudeville de mouvement, que Labiche substitue ou plutôt superpose au vaudeville de situation qui régnait jusqu’alors. Cette formule dramatique allait être reprise pendant des décennies par les successeurs de Labiche et par Labiche lui-même d’ailleurs, dans La Cagnotte, où une petite troupe de provinciaux remplace la noce, treize ans après la création du Chapeau. Emile Zola : « Je citerai d’abord Un chapeau de paille d’Italie, cette pièce qui est devenue le patron de tant de vaudevilles. Ce jour-là Monsieur Labiche avait fait mieux que d’écrire une pièce, il avait créé un genre. L’invention, était un cadre si heureux, si soiple pour contenir toutes les drôleries imaginables, que, fatalement, le moule devait rester. Je dirai presque une trouvaille de génie, car ne crée pas un genre qui veut. Dans notre vaudeville contemporain, on n’a encore rien imaginé de mieux, d’une fantaisie plus folle ni plus large, d’un rire plus sain ni plus franc. » Notes de la scénographe « Ce qui me plaît avec cette pièce, c'est la mise en mouvement d'une folle journée », dit le metteur en scène. • Folie, mouvement, journée, prendre note , traduire en espace- temps - mouvement - étrangeté ... • 5 lieux disent les didascalies de l'auteur : 4 intérieurs (Paris, intérieurs bourgeois Napoléon III) et 1 extérieur (une rue Paris, la nuit) ; on entre, on sort, on court, on guette du coin de l'œil le mouvement de l'aiguille… la grande horloge de la gare, celle qui hante les cauchemars du retardataire bat la mesure... • C'est du Labiche et comme chez Puccini ou Offenbach pas d'économie d'un certain type de représentation concrète des lieux et des objets. • C'est du Vaudeville : entrer, sortir, se cacher. Il faudrait inventer des seuils à franchir, des portes à pousser, des rideaux à écarter… • Un grand jeu de six panneaux chacun doté d'une porte ou d'une embrasure avec un recto et un verso : d'un côté le papier peint comme archétype de l'intérieur bourgeois, ici exagéré dans ses dimensions : trop grand - en noir et blanc - burlesque ; de l'autre le bâti du panneau, l'envers qui montre le théâtre. Les panneaux roulent comme dans un grand jeu ; on en fait des chambres, des anti-chambres ou salons c'est selon... • Tenter un espace à géométrie variable avec l'invariable des murs percés de portes… On ne sera jamais dans une reconstitution à quatrième mur (le cabaret et la frontalité qui en découle sous-tend le travail). « On dirait qu'on serait dans un salon », mais s'il faut pousser le mur pour se courir après ? « Y allons », poussons et retournons l'espace... • De l'étrangeté ? Un monde à plat ? Quelque chose de burlesque ? De décalé ? Stylisation, grossissement, caractère volontairement lacunaire des espaces… Pistes pédagogiques pour le jeu Remarques préliminaires • La difficulté de ce genre de théâtre (qui est dans un certain sens un théâtre de virtuoses) nous confronte à la « diction », ce qui se révèle être « un ping-pong verbal », d’une part sans hacher ou ralentir le tempo, d’autre part en combinant le texte et l’engagement du corps dans le jeu (jeux de scène « physiques », et constante sollicitation du geste par les mots et la situation) : « Une pièce est une bête à mille pattes qui doit toujours être en route. Si elle ralentit, le public bâille ; si elle s’arrête, il siffle. » Eugène Labiche « Il traque jusqu’au plus profond de l’âme bourgeoise les mots, les gestes qui font rire. Il éclaire de l’intérieur jusqu’à ce que ces personnages deviennent lumineux. Son esprit naît de l’observation non des signes extérieurs, mais des mouvements intérieurs qui agitent les hommes. » Philippe Soupault • Il s’agit ensuite de donner une réalité « burlesque » aux personnages traités comme des marionnettes, en gardant la sensation de « vérité » des caractères propre au théâtre de Labiche : « L’imagination folle de Labiche, son sens du rythme, son bon sens et sa loufoquerie, apparemment irréconciliables et cependant savamment amalgamées, le mouvement diabolique qui emporte ses marionnettes en leur laissant pourtant le temps de devenir, à toute vitesse, des caractères, c’en serait assez pour assurer son immortalité. » Marcel Achard « Son coup de génie ici, c’est d’avoir subverti le vaudeville en le retournant comme on fait d’un gant et en prenant comme sujet même de sa pièce ses schémas les plus abstraits : c’est la vitesse, la course, le mouvement qui sont au cœur de l’intrigue d’Un chapeau de paille d’Italie. Ce n’est plus seulement la logique folle du scénario qui prédomine, mais c’est, pour ainsi dire, le paradigme de la course, dans son abstraction, qui devient le sujet de l’action dramatique. » Robert Abirached « construire » les personnages 1 - Tics et tocs : des leitmotivs scéniques Construction de personnages, dessinés, stylisés, singularisés : — Vézinet, le vieil oncle sourd : le malentendant et les malentendus, quiproquos, pataquès et non sens. Vézinet et famille : la manie de s’embrasser. — Félix, lui, voudrait bien embrasser... Derrière toutes les portes, il surprend toujours des embrassades compromettantes. — Fadinard : une fourmi à chaque pointe de cheveu. Il a des « impatiences ». D’autre part, c’est un « homme de cheval », qui « galope» après un chapeau ; diligence, huit fiacres, cabriolet, marié en bottes de cheval avec fouet ou stick ? Coureur ? Son cheval s’appelle « Cocotte » ! Membre du Jockey-Club ? Sa noce aussi est au galop et quand elle danse, c’est bien sûr un « galop hongrois » endiablé. Plus la référence au mouvement Dada et l’évocation du cheval de bois des jeux d’enfants. Cheval tricycle comme dans Monet ou cheval à bascule qui bat le temps mais n’avance pas... — Emile casse toutes les chaises (cf. Brecht, La Noce chez les petites bourgeois). C’est un brutal. — Anaïs, femme à chapeaux sans chapeau, court le guilledou dans les forêts ou au bois de Vincennes. Elle fait de crises de nerf et s’évanouit à tout bout de champ dans des bras accueillants... — Bobin n’a qu’un seul gant, il a perdu l’autre et le cherche partout (voir René Clair). — Nonancourt boitille, ses souliers vernis sont trop petits, il ne peut se séparer de son myrte. — Hélène se tortille, elle a une épingle dans le dos (métonymie coquine ?) — Tardiveau a toujours chaud, il transpire, s’éponge avec un grand mouchoir, veut sans cesse changer de chemise (il a son petit vestiaire), finit toujours par s’enrhumer. Problèmes de foie sans doute, ou dyspepsie, il ne boit que de l’eau sucrée. Chaud et froid : un météorologique ? — Achille est graphomane et se prend pour Baudelaire ou Musset (rames de papier et stylo ?) ou pour Rossini (papier à musique, instrument de musique) ? — Beauperthuis a les pieds sensibles (bain de pieds, pieds enflés (Œdipe encore ?), souliers trop petits... — Virginie, Clara, Baronne ? On peut inventer selon le même principe de jeu burlesque. Voir le film (muet) de René Clair, notamment pour la transposition qu’il fait des effets visuels liés au jeu physique des comédiens et pour la chorégraphie des mouvements. 2 - ...Et un raton laveur ! Un théâtre d’objets •Accessoires indispensables pour caractériser les personnages dans leur milieu social, leur métier, la situation, etc. — Objets qui provoquent des quiproquos, — Objets qui singularisent les personnages dont ils sont comme l’emblème, — Objets qui donnent lieu à jeu, à geste, — Objets qui circulent entre les personnages (Le myrte qui passe de main en main, le chandelier, etc.) • Faire un inventaire : le bric-à-brac des objets de la comédie.Trouver les objets et accessoires (Théâtre brut : tout ce qu’on peut trouver, tout ce qui peut « représenter » ces objets - faire feu de tout bois !) — Des souliers vernis trop petits pour Nonancourt, qui vont aussi changer de propriétaire (on s’intéresse beaucoup aux extrémités, dans cette pièce, la tête et les jambes, chapeau et souliers – fétichisme ?) — Un verre d’eau sucrée (avec carafe et sucrier ?) — La couronne et le bouquet de la mariée — Une tête à chapeaux de modiste en carton (recouverte d’une capote de femme ? Bonnet phrygien ?) — Un grand livre de comptes qu’on prend pour le registre des mariages — Des écharpes tricolores pour édiles municipaux — Un piano à queue (un Pleyel !) ou un piano droit d’après la didascalie initiale — Un bouquet d’œillets d’Inde pour la Baronne — Un candélabre (ou un chandelier) éteint qui passe de main en main — La jarretière de la mariée avec des rubans — Un chapeau noir en crêpe de Chine dans un foulard ou un carton à chapeaux — Une table servie à l’arrière-scène et qu’on peut apercevoir par une porte ouverte — Un paravent à trois volets — Une bassine pour bains de pieds — Une bouilloire d’eau bouillante — Les souliers de Beauperthuis — Un tire-bottes (planchette pour se déchausser) — Deux pistolets —Une tasse de tisane (bourrache soporifique et diurétique) — Un fusil, un shako, une capote grise de garde national — Des parapluies — Un pot de chambre versé par une fenêtre — La corbeille de mariage (paquets, cadeaux, le carton à chapeaux de l’acte I) — Un réverbère suspendu à un câble entre deux maisons. 3 – La construction du personnage Rêverie sur son patronyme Son allure, sa démarche Son costume. Ses gestes, ses « tics et tocs », ses mouvements, son tempo. Le « leitmotiv » textuel du personnage : « Tout est rompu, mon gendre », pour Nonancourt par exemple, ou une réplique qui le caractérise, comme une carte de visite. 4 - La complicité avec le public — Monologues (Fadinard I, 4 ou III, 4) — Apartés (Fadinard et La Baronne III, 5) — Chansons et couplets (ad libitum...) 5 – Situations et mouvement On peut enfin se risquer à la mise en jeu de quelques fragments du vaudeville de Labiche : en mettant l’accent sur l’énergie, le rythme, sur la dramaturgie du mouvement et l’engagement physique de l’acteur dans le jeu burlesque, la construction des personnages et pourquoi pas... dans la musique et le chant ! Explorer les différents modes d’articulation entre le travail « rythmique » du texte et l’engagement physique dans le jeu burlesque : — Solos : monologues de Fadinard — Duos : I, 1 Félix et Virginie (jeu du baiser), II, 5 La Baronne et Fadinard (le quiproquo), IV, 5 Vézinet, Beauperthuis (dialogue de sourds !) — scènes collectives : Acte II, scènes 3, 4 & 5 (le myrte voyageur et la noce qui suit Tardiveau) Acte III, scènes 10 & 11 (Fadinard, le faux Nisnardi, la noce éméchée et le galop final). Bibliographie Le texte Nombreuses éditions du texte en livre de poche ou en éditions scolaires. On peut retenir : — L’édition de Robert Abirached (excellente préface) dans la collection Folio Théâtre. — L’édition scolaire, avec lecture accompagnée de Stéphane Chomienne, dans la collection La Bibliothèque, Gallimard. Quelques livres sur Labiche - Philippe Soupault, Sur Labiche, Mercure de France. - Jacqueline Autrusseau, Labiche et son théâtre, L’Arche éditeur. - Emmanuel Haymann, Labiche ou l’esprit du Second Empire, éditions Olivier Orban. - Emile Zola, Eugène Labiche, in Œuvres critiques, Cercle du livre précieux. Sur le vaudeville et les procédés du rire - Henri Gidel, Le Vaudeville, PUF. - Olivier Barrot et Raymond Chirat, Le théâtre de boulevard, Découvertes Gallimard. - Bergson, Le Rire, PUF. - Marc-Alain Ouaknin, Zeugma, Le Seuil. Contextes - Walter Benjamin, Paris capitale du XIX° siècle, Cerf éditeur. - Claude Mouchard, Un grand désert d’hommes, Hatier. - Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Folio Gallimard. - Karl Marx, Les Luttes de classes en France, Folio Gallimard. On peut également aller voir du côté de Balzac : Illusions perdues, par exemple, ou Flaubert : L’Education sentimentale, Bouvard et Pécuchet, ou encore Baudelaire... En classe Si on préfère étudier une pièce « courte », voir les fantaisies en un acte, par exemple, l’édition d’Olivier Barrot et Raymond Chirat : Labiche, Brûlons Voltaire ! et autres pièces en un acte, Folio Théâtre Voir aussi les célèbres : L’Affaire de la Rue de Lourcine ou 29 degrés à l’ombre Notes dramaturgiques sommaire I - Une farce en musique II - Le langage, le rire, le mouvement III - Les personnages & la société dans Un chapeau de paille d’Italie I - Une farce en musique 1 - Couplets de vaudeville Le chapeau de paille d’Italie : comédie en cinq actes mêlée de vers et de couplets Les airs sur lesquels sont chantés les couplets n’ont pas été composés spécialement pour l’occasion. Il s’agit de chansons populaires connues et/ou d’airs empruntés par Labiche à d’autres spectacles (pièces, vaudevilles, opérettes, etc.). Ces chansons et airs (dont la référence est donnée au début des couplets) sont connus du public, qui les « reconnaît » - d’où une complicité, une participation, une adhésion immédiate. A l’origine, dans des formes de théâtre où la parole était interdite, les acteurs déroulaient des toiles avec les paroles nouvelles que le public pouvait chanter sur l’air connu. C’est la définition du vaudeville à partir du XVII° siècle. Ça chantait ! Sur scène et dans la salle. Cet effet est impossible aujourd’hui, les airs cités n’évoquent plus rien, n’appartiennent pas à une culture commune. D’où : - Faut-il transformer la pièce en supprimant les airs d’un genre (le vaudeville) tombé en désuétude (les vers seront alors récités) ? - Faut-il garder leur fonction première en empruntant airs et chansons « adaptés » à l’époque actuelle, contemporains ou bien comme on l’avait fait pour Le Misanthrope et L’Auvergnat ou même pour Le plus heureux des trois (vieilles chansons françaises, Offenbach, par exemple) ? - Faut-il garder la dimension musicale (essentielle pour moi) et le plaisir de chanter et jouer en même temps, et donc composer une musique spécifique qui corresponde à la dramaturgie de notre projet, comme l’avait fait, entre autres, Georges Lavaudant ? Dans cette optique on devra choisir s’il faut tout garder des couplets, ou choisir, et s’il faut les dire ou les chanter (a capella ou accompagnés). – Autre effet de ces emprunts : le public reconnaît ces airs comme appartenant à d’autres histoires ou d’autres genres – d’où un effet comique de « référence », de collage, de décalage, de parodie ou de burlesque, que peut assumer la musique (en tant que telle et/ou par un jeu de « citations » comme dans le jazz, avec le même effet), aussi bien que les jeux de scène ou la création d’images en mouvement ou la scénographie. Quoi qu’il en soit, une des dimensions principales de notre projet est « la vitesse », « le mouvement », « l’élan », et la musique (et/ou les couplets) ne doit pas devenir un obstacle ni du point de vue de la couleur musicale (la « gaîté »), ni du tempo, ne doit en aucun cas « ralentir » le rythme, ne doit pas fonctionner avant tout comme interruption de l’action ou stance. « Une pièce est une bête à mille pattes qui doit toujours être en route. Si elle ralentit, le public bâille ; si elle s’arrête, il siffle. » Labiche La musique doit générer l’impression de vitesse, de mouvement, de projection du temps vers l’avant (comme dans le swing du jazz) : musique locomotive ! Une musique qui avance ! Ne pas ralentir par du psychologique ou du cabotinage, jouer (et chanter) « virtuose », comme dans une « exécution transcendante » (c’est l’année Liszt !) et jouer collectif, ne pas jouer les points de suspension, tout pour le mouvement. Musique reliée à la folie du théâtre, musique « organique au projet ». Quels critères pour la musique ? Quelle couleur ? Quel style ? Quel(s) musicien(s) présent(s) sur le plateau ? Quel(s) instrument(s) ? Des instruments légers, portables, mobiles ? ou bien l’universel piano ? Quoi d’autre ? 2 - Comédie mêlée de couplets ou farce en musique Gilles Bouillon a toujours été sensible à la façon dont le théâtre s’empare des éclats et des excès de la farce. Il aime le mode burlesque, chez Molière, Shakespeare, Thomas Bernhardt, ou chez Labiche, parce qu’il conjugue la virtuosité verbale et l’énergie du geste, le mouvement et l’engagement « athlétique » des acteurs dans le jeu, le rire irrésistible et l’audace, la violence même, et l’extravagance qui conduit, sinon toujours au bord de la folie, du moins à la révélation soudaine de l’inquiétante étrangeté des êtres et des choses. Ce n’est pas un hasard si René Clair et Nino Rota ont tiré du génial vaudeville de Labiche, l’un, un film burlesque (muet !), l’autre un opéra (chanté !). Ce n’est pas un hasard non plus si Orson Welles met en scène Horse Eats Hat en 1936, (lui même, âgé de 21 ans et maquillé, joue Nonancourt ! Joseph Cotten joue Fadinard !) et fait référence autant aux comédies de Capra qu’au cinéma burlesque dont il emprunte le rythme, les gags visuels, le goût du nonsense. Actes liés par des intermèdes : l’action progresse de façon continue selon un procédé qui n’est pas sans rappeler le fondu-enchaîné. L’acte III finit en bagarre généralisée et avec destruction du décor malgré l’intervention des machinistes sur scène. Mais Un chapeau de paille d’Italie, avec sa dimension chorégraphique, ses chansons, ses chœurs - pas moins de quinze comédiens sur la scène ! -, est moins comme on l’a dit un opéra parlé, qu’un musical théâtral, dont le rythme frénétique est plus proche de Gene Kelly que de l’opérette à la française ! Labiche est ici l’héritier de la «comédie ballet » jouée, chantée, dansée, inventée par Molière dans son évolution vers le spectacle pur et le rire démocritéen (Pourceaugnac, Le Bourgeois, Le Malade). Il sait rire avec les fous, dénoncer la folie universelle sans commettre la folie de vouloir la corriger. A l’injonction de Monsieur de Pourceaugnac (qui est déjà une course poursuite !) : « Ne songeons qu’à nous réjouir, / La grande affaire est le plaisir », fait écho le couplet final de Histoire de rire : « Rien n’est mortel comme l’ennui ! La politique a fait fuir la gaîté ; On ne sait pas où cela peut conduire. Pour retrouver l’appétit, la santé, Il n’est Messieurs qu’un remède...il faut rire ! » Hippocrate, Sur le rire et la folie (Rivages) « - Ne penses-tu pas extravaguer quand tu ris de la mort d’un homme, de la maladie, du dérangement d’esprit, de la folie, de la mélancolie, du meurtre, voire de choses pires ? (...) Car tu ris de ce qu’il faudrait déplorer, tu déplores ce qui devrait réjouir ; de sorte qu’entre le bien et le mal, il n’y a plus pour toi de distinction - Tu attribues deux causes à mon rire, les biens et les maux ; mais je ris d’un unique objet, l’homme plein de déraison, vide d’œuvres droites, puéril en tous ses projets, souffrant sans nul bénéfice des épreuves sans fin, poussé par ses désirs immodérés à s’aventurer jusqu’aux limites de la terre et dans ses immenses cavités, fondant l’argent et l’or, ne cessant jamais d’en acquérir, se démenant toujours pour en posséder davantage pour ne pas déchoir...» Diderot disait qu’il faut autant de génie pour écrire Monsieur de Pourceaugnac que Le Misanthrope ! Chez Molière comme chez Labiche le choix de la farce est d’abord pour la scène : la noce itinérante à la poursuite d’un chapeau est un sujet en or. « L’étrange chose que la vie ! » (L’Amour médecin). La farce est cet étonnement devant le monde, pour en manifester le non sens, en faire éclater les faux-semblants, mettre en pièces tout un monde. On a la sensation de percevoir l’envers du décor, comme au-delà du miroir. Le comique rend étranger à l’univers, comme à soimême, le comique isole, relègue. Un monde trop inquiétant bascule dans le vide avec la gaîté féroce d’un magnifique non sens, d’une non signification, d’une non valeur, de l’absurde – la musique et la chorégraphie conjurent ces périls, « pacifient avec leur harmonie et leur danse les troubles de l’esprit ». Le comique de farce demeure au cœur de toutes les comédies, la vie entière peut être traitée « en farce », c’està-dire burlesquement, grotesquement. C’est une vision du monde. Le dérisoire et l’absurde contre l’esprit de sérieux. Il n’y a pas, dans Le chapeau de paille d’Italie, que divertissement de bourgeois, que désir de s’étourdir et de cascader ! « C’est idiot ! », ont d’abord pensé les contemporains avant de réaliser que Labiche inventait là un genre dont il donnait le premier chef-d’œuvre, que sa pièce deviendrait le modèle des pièces bien faites. Et matière à penser pour des esprits aussi différents que Zola, Bergson ou Lévi-Strauss. On (certains critiques) a dit que Labiche détestait le vaudeville et les couplets, dans le but avoué de le faire passer pour un dramaturge « classique », « sérieux », « profond » , du côté de la comédie de caractères (ce qui en soi n’est pas totalement faux), du côté du Théâtre Français. Or Un chapeau de paille d’Italie prouve de façon éclatante que Labiche savait utiliser l’énergie et toutes les potentialités des couplets chantés pour créer un genre en soi, un style qui n’appartient qu’à lui. Pour la première publication du Théâtre complet de Labiche (1878-1879), Cham dessine une caricature de Labiche intitulée : « Molière prend un pseudonyme pour signer ses œuvres posthumes ». C’est en effet à partir de cette publication que le théâtre de Labiche a été réévalué : théâtre à jouer, mais aussi théâtre à lire ! Ne pas croire que le comique chez Labiche, comme ce modeste (ou prudent) aimait à le répéter, n’est que « gaîté » et « bonne humeur ». Le rire ne va pas sans cruauté vis à vis des nains moraux qu’il met en scène. Labiche est l’un des plus lucides et des plus cinglants observateurs de son siècle. Mais il coupe (et il court, comme Woyzeck !) avec la prestesse d’un rasoir ouvert : malgré la férocité, la blessure semble toujours légère. On rit encore, on est déjà ailleurs. Sur le prochain rebond. Jamais on n’avait su donner cette rapidité à l’intrigue, ce rythme à l’écriture théâtrale, cette vitesse au rire. Un train de cauchemar. Un théâtre des nerfs. Un théâtre à l’estomac ! La vitesse d’exécution provoque une vision comme décalée, « bougée », du réel, comme à travers la fenêtre d’un train lancé à grande vitesse : la vitesse déconstruit le réel, l’ordre établi et fait surgir, dans une déflagration de l’air, l’étrangeté, la rugosité d’un monde qui voulait se croire lisse. «La poésie procède toujours d’une vision rapide des choses » disait Balzac, autre observateur de la société de son temps. Alors oui, il y a de la poésie chez Labiche, une poésie surréaliste avant la lettre ! Un chapeau de paille d’Italie fait feu du rêve comme du rire, avec ses coq-à-l’âne, son usage immodéré du nonsense, ses quiproquos, ses substitutions en chaîne, son stupéfiant-image, son fétichisme des objets (chez Labiche les objets inanimés ont une âme malicieuse !), son retour du refoulé et sa fantasmagorie d’univers virtuels. Et la musique a un rôle capital à jouer dans cette dramaturgie, comme elle a un rôle essentiel chez Molière. II - Le langage, le rire, le mouvement Ou : Labiche est-il un précurseur espiègle du surréalisme ? 1 - Des exclamations. Des accents. Des reprises d’énergie. Valeur rythmique et sonore. Et des « marqueurs » du langage de la farce (avec emprunts aux expressions consacrées chez Molière, par exemple). - Cristi, sapristi, saprelote, sacrebleu, vertubleu, maugrebleu, bigre, fichtre, fi !, sacrédié, - « Sac à papier » : exclamation étrange et cocasse (XIX° et aujourd’hui Québec, pour marquer l’ennui devant une situation embarrassante ou embrouillée < c’était l’ensemble des pièces d’un dossier de justice compliqué). 2 - Injures, insultes. Idem (valeur rythmique, sonore, marqueurs d’une théâtralité de farce, au charme suranné, effet d’étrangeté aujourd’hui, décalage) : – Emprunts à la farce : paltoquet, maroufle (« comme dit l’ancien répertoire »), jocrisse, farceur, jobard, pécore, gredin, malotru, capon – Les valets de comédie : Mascarille (Molière), Pierrot (le portier, jeu de mots : ouvre moi ta porte), le groom, Arlequin et Colombine – Références classiques (style de la parodie / ou style héroï-comique) et autres noms propres à sonorités cocasses : Iphigénie, Sardanapale, feu Vulcain (voir La Belle Hélène d’Offenbach) ou Amadis, ou encore Cartouche, Papavoine... – Jeu sur l’étrangeté, les images et les sonorités : bégueule, grognon, lambin, maussade, petit criquet, porcépic, gobe-mouches, bosco (< Bosco, un magicien escamoteur), Béni-zoug-zoug (nom d’une tribu de l’Algérie qui commence à être colonisée – voir aussi Africain pour soldat d’Afrique, zouave), sauvageon, chacal. 3 - Déformation de mots et langage en folie Pipiniériste pour pépiniériste (avec effet de leitmotiv), Ephigénie pour Iphigénie (c’est le tic langagier de Bobin) : problème avec les i et les é ! Turlututu ran plan plan, la faridondaine oh gai (refrain de chanson), tarare ponpon petit patapon... Chaque fois que Fadinard ou Félix ou Nonancourt s’adressent à Vezinet le sourdingue, irruption du non sens : joli jeune homme, M. de la Palisse est mort est mort de maladie, amour de sourd, etc. Absurdités, insolence des réponses, impertinence (dans tous les sens du terme). Le malentendant est le pivot de tous les malentendus ? A ce compte, tous « mal entendants » ! Tendance à la destruction du langage et de la communication qui préfigure le théâtre de l’absurde. On pense à Ionesco, Dubillard, etc. (ou Vitrac du côté du surréalisme) 4 - L’écume des jours Références à des faits de civilisation, à la vie quotidienne de l’époque – et donc cela très daté, à la fois comme référence (des choses tombées en désuétude) et comme expression (décalage par rapport aux expressions « modernes », et vocabulaire coloré, populaire) : – transports : omnibus, fiacre (avec la surréaliste « noce embarquée dans huit fiacres » !), cabriolet, cab, diligence. – métiers : brosseur, fumiste, teneur de livres, milicien (militaire), vive la ligne (les soldats), Savoyard (ramo- neur et donc personne malapprise, peu soignée), Auvergnat (le bougnat du coin), garçon d’honneur, passementier, les pratiques (clients), Capitaine des dragons, La Garde Nationale, majordome, etc. Sans parler du « pipiniériste » et de toutes les allusions à son métier : plates-bandes, carottes, géranium, myrte, greffe, etc. – lieux : noms propres de quartiers et rues de Paris et Ile de France, Charenton (l’asile de fous), la pompe à feu (qui alimentait Paris en eau, quartier du Gros Caillou / Champ de Mars), l’Obélisque, la colonne Vendôme et le Passage des Panoramas, le bal du Château des Fleurs et le Théâtre de l’Ambigu. Introduction du vocabulaire « trivial » dans la poésie. 5 - « Abolis bibelots d’inanité sonore » Plus que le sens, c’est la sonorité qui préside au choix des mots : sonorités étranges, cocasses, éclatantes, heurtées. Et c’est comme tels qu’il faut les jouer aujourd’hui, comme cellules rythmiques et sonores, « abolis bibelots d’inanité sonore ». – objets : la corbeille (les cadeaux de mariage), le trousseau, un paradis de palissandre, un champignon (portemanteau), des chaussons de lisière (pantoufles de tissu), quinquet (lanterne), pied de biche (heurtoir de porte), gants de Suède, objets de toilette, tire-bottes, lit de sangle (lit de camp), clarinette (fusil), gilet de flanelle, mon petit vestiaire (tenue de rechange). – activités : pincer le rigodon (danser), le bail à 3, 6, 9, le whist, biffer (rayer), rosser... – mots tombés aujourd’hui en désuétude : un fait-Paris (fait divers), une craque (un mensonge), fourrer dedans (tromper), en tenir (être touché), jamais le serein (fraîcheur ou vent du soir) n’enrhume son semblable (jeu de mots avec « serin » = idiot), je ne serai pas longtemps (long), faire des traits (trahir), pochard (ivre), crasseux (pour avare, mesquin), quelle crâne maison (bonne maison) – d’autres expressions à valeur d’image étonnante aujourd’hui et plus intéressante que leur sens propre : « un voleur au bonsoir » (il s’introduit chez vous au boniment), « il se coiffe de nuit » (se met en bonnet et chemise de nuit), « ma noce en croupe » (sur mes talons), « droguer » (poireauter), « petite bûche » (elle s’oppose au mouvement car : personne lourde, apathique ou bien c’est une chute). Note : Le vocabulaire de Labiche est celui de Balzac. Illusions perdues est de 1843. Balzac y abuse du mot « jobard » (passim), et crée le verbe jobarder. Droguer est un mot à la mode qui, déjà vieilli, est donné en italiques (423). Les mondes évoqués dans le roman et dans la comédie se répondent : les Faits-Paris dans la presse, les boutiques de nouveautés, les boutiques de modistes où sont vendus « des chapeaux inconcevables »(358), le palissandre des meubles de luxe (413). Ou Baudelaire avec ses : quinquet, wagon, omnibus, réverbère, bilan, voirie... L’introduction d’un vocabulaire concret, populaire, qui fait se télescoper les niveaux de langue et de réalité : registre héroï-comique (art du décalage qui consiste à traiter un sujet bas en style élevé) et registre burlesque (ou parodique, le décalage inverse, qui consiste à traiter un sujet noble en style vulgaire ou populaire). Un burlesque verbal. Voir aussi les noms cocasses des personnages : Fadinard, Nonancourt, Vézinet, Tardiveau, Trouillebert, etc. 6 - Leitmotive et répétitions Comique de répétition et comique « musical », composition avec effets de retours, de reprises, de refrains, de leitmotive, qui tissent une véritable polyphonie (cacophonie volontaire parfois ?) 7 - Le règne du « Zeugma » ! a - Définition de zeugma ou zeugme (< du grec zeugma = joug) : mise sur le même plan (attelage) par coordination ou juxtaposition, d’éléments dissemblables sur le plan syntaxique ou sémantique. On parle de zeugme syntaxique lorsque les membres reliés n’ont pas la même nature grammaticale. Le zeugme sémantique vise à rapprocher deux termes hétérogènes, l’un concret et l’autre abstrait. C’est une figure de la « rapidité » (ellipse, brachylogie <=> courtcircuit logique). Exemples : « ils savent compter l’heure et que la terre est ronde (Musset). « Mieux vaut s’enfoncer dans la nuit qu’un clou dans la fesse gauche » (Alphonse Allais), « vêtu de probité candide et de lin blanc » (Hugo). « Les marchands de boisson et d’amour » (Maupassant) B - Alliances de mots Raccourcis d’expressions, un mot mis pour un autre, coq-à-l’âne, jeux de mots, enchaînement de propos hétéroclites dans la phrase, distorsions de la logique, ruptures de construction (anacoluthe), etc. Tous ces procédés du style comique créent des images à la fois cocasses dans leur sonorité et d’une étrangeté presque surréaliste : « le bâton de mes cheveux blancs » (pour bâton de vieillesse), « son premier mot fut un coup de pied, j’allais lui répondre un coup de poing quand un regard de sa fille me fit ouvrir la main », « je greffe une de tes oreilles », « des fourmis à chaque pointe de cheveux », « un paradis de palissandre » (les meubles neufs du jeune couple), « qui êtes vous ? –j’ai 22F de rente – sortez !– par jour – restez ! », « une dame qui va faire manger son chapeau dans le bois de Vincennes avec un militaire », « un baiser... puisque je suis de Rambouillet – s’il fallait embrasser tous ceux de Rambouillet – il n’y a que 4000 habitants », « la mariée me suit dans huit fiacres », « un deuil rose – oui c’est de son mari », « un lit que je n ‘osais effleurer du regard et elle y roule ses nerfs » C – Rencontres intempestives Le comique (de situations) de la pièce est fondé essentiellement sur les obstacles que rencontre le héros et les situations embarrassantes dans lesquelles l’auteur le place systématiquement. La méprise et les rencontres intempestives sont les deux éléments principaux de ce comique de situations. Méprise sur les choses, les lieux, les personnages, les sentiments, les situations. (Voir ailleurs le développement sur les objets) La rencontre intempestive est la deuxième situation clef de la pièce. Ces rencontres se succèdent sans interruption jusqu’au dernier acte. Le comique résulte non seulement de l’embarras dans lequel elles placent les personnages mais aussi des moyens désespérés qu’ils emploient pour en sortir toujours d’extrême justesse : mouvements surtout, parades gestuelles, parades verbales souvent maladroites, répliques d’urgence trop naïves ou trop ingénieuses pour être « crédibles » : on est dans le règne de la mauvaise foi la plus absolue. Mais quel aplomb ! Feydeau successeur de Labiche dans l’emploi de ces techniques dramatiques disait qu’il aimait mettre sys- tématiquement en présence les personnages qui ne devaient pas se rencontrer – ce qui pourrait être une définition du zeugma sur la scène comique ! III - Personnages et société dans Un chapeau de paille d’Italie — La Bourgeoisie Le monde de la rente et du commerce (bourgeoisie financière et bourgeoisie industrielle, petite bourgeoisie industrieuse ?) « Le bourgeois domine et remplit l’œuvre entière de Labiche » Philippe Soupault. « Il ne nous est permis de ridiculiser ni les ministres, ni les fonctionnaires, ni les militaires. Il serait vraiment bien cruel de nous retirer le bourgeois » Lubize, l’un des collaborateurs de Labiche. La bourgeoisie, c’est le champ d’observation de Labiche pendant le second empire. Pour les connaître, les peindre de l’intérieur, les regarder chez eux : « Je me suis adonné presque exclusivement à l’étude du bourgeois, du « philistin » ; cet animal offre des ressources sans nombre à qui sait le voir. Il est inépuisable. C’est une perle de bêtise qu’on peut monter de toutes les façons... » Labiche. La censure du second empire, qui était d’une sévérité vigilante a laissé représenter sans protester les comédies de Labiche même les plus cruelles sans s’émouvoir. En nous présentant ce milieu qui va jouer un rôle d’autant plus grand qu’il fut mal compris, Labiche plus clairvoyant nous montre le fonctionnement du mécanisme de la prise du pouvoir par la bourgeoisie. Roberto Calasso Le mépris pour les manières bourgeoises à l’intérieur de la bourgeoisie naît avec Les Précieuses de Molière (« Magdelon : Ah ! Mon père, ce que vous dites là est du dernier bourgeois »), mais c’est seulement sous le règne de Louis-Philippe que le Bourgeois s’élève à la catégorie universelle et envahissante, suscitant un rejet tout aussi large. Lequel sévit remarquablement en France, c’està-dire à Paris, capitale du siècle. Dès le début le Bourgeois est montré comme accouplé à la bêtise (ou sottise, comme disait encore Baudelaire – et c’est le premier substantif que l’on rencontre dans le premier vers des Fleurs du mal), en tant que puissance motrice de l’histoire et de son progrès. On ne craint pas, chez le Bourgeois, une classe sociale, mais un être nouveau qui met fin à toutes les catégories précédentes en les absorbant sans exclusions dans une nouvelle humanité au profil indéfini car toujours changeant. La vision était exacte et correspond à l’état normal des choses un siècle et demi plus tard, quand les sociétés dominantes finissent par s’appuyer avec des approximations, par excès ou par défaut, sur une classe moyenne omniprésente... Tous, sans doute, empruntés comme des provinciaux en visite à Paris, endimanchés comme ceux de Flaubert dans Madame Bovary, éléphants dans un magasin de porcelaine. Famille traditionnelle aux liens affectifs hypertrophiés avec sa monomanie (paysanne ?) des embrassades, sans compter l’attachement quasi incestueux entre Bobin et Hélène. — Le monde de la rente Fadinard « Léonidas Fadinard, vingt-cinq ans rentier » : – riche : domestique, cabriolet, intérieur bourgeois avec meubles en palissandre, son mariage même est une affaire économique, même s’il n’est pas sans éprouver du désir pour Hélène et de l’impatience à être déjà à « minuit et quart » – rentier, il n’a pas de métier, pas d’activité de « production », aucun rapport avec le monde du travail, on ne sait d’ailleurs rien de lui, il n’a pas d’histoire, pas de famille, comment s’est-il enrichi, de quelles rentes vit-il ? On ne sait pas. – Personnage sans profondeur temporelle ou existentielle (de son passé on apprendra incidemment sa liaison avec Clara, c’est tout), sans histoire et sans histoires (tout ce qu’il souhaite c’est une vie sans accident, sans excès, il préfère la douceur insignifiante d’Hélène plutôt que l’érotisme torride d’une andalouse !) - n’était justement le hasard fâcheux du chapeau mangé par son cheval et qui lui crée des histoires. – C’est un homme tout en surface, tout dans le présent et la fuite en avant ! quasiment abstrait : « l’homme sans qualité » de l’époque moderne – Son identité c’est le récit de ce qui lui arrive, il est celui à qui tout arrive : « Les chanceux sont ceux qui arrivent à tout, les malchanceux ceux à qui tout arrive » (Labiche), il est la cible de toutes les rencontres intempestives et de tous les quiproquos — La « boutique ». Le monde du commerce et du petit commerce Le tertiaire et petite bourgeoisie industrielle et industrieuse. Nonancourt : pépiniériste à Charentonneau, un commerçant enrichi, mais lié à la ruralité, à la terre, un côté « provincial » par opposition au citadin Fadinard dont il craint le mépris (toujours le comique moliéresque du « limosin » à Paris comme Pourceaugnac – on en aura un développement brillant dans La Cagnotte) Lui en revanche a une famille : c’est le petit bourgeois pater familias et patron : sa fille Hélène (l’air godiche, dit Félix), l’oncle Vézinet (le sourdingue), le cousin Bobin (le benêt amoureux) - absence de la mère, ici comme chez Fadinard, le mariage est une affaire, un contrat, entre chefs de familles. Clara : modiste, peut-être au Palais-Royal ? Le monde de la mode, les nouveautés, le commerce du luxe, des étoffes et des vêtements. Univers très citadin et très « parisien ». Qui est-elle, d’où vient-elle ? On peut imaginer, d’après sa liaison avec le rentier Fadinard, que c’est une ancienne grisette, enrichie par un ou des protecteurs (voir Illusions Perdues de Balzac), rangée des voitures et mise à son compte, elle a des ouvrières et un employé, Tardiveau qui en tant que comptable appartient au monde du commerce et du calcul. « La masse de la nation placée entre le prolétariat et la bourgeoisie, c’est à dire les paysans (propriétaires nominatifs) et la petite bourgeoisie » Marx « La Boutique avait lutté pour la sauvegarde de la propriété » Marx — Les soutiens de la bourgeoisie L’armée. Représentée par Emile Tavernier, officier, lieutenant de l’armée d’Afrique (L’Africain, béni-zoug-zoug, etc.) : la colonisation de l’Algérie avait commencé en 1830. En 1847 : capitulation d’Abd-El-Kader. Evocation sans insistance des débuts du colonialisme. Labiche présente quelquefois des militaires. Ce sont des individus qui comparés aux bourgeois montrent une extraordinaire fantaisie. «Les bourgeois les considèrent comme des aventuriers (Beni zoug zoug !) qui dépensent leur solde et ne font pas d’économie. Ce sont aussi de terribles séducteurs : prestige de l’uniforme et moustaches ! Enfin ils sont violents, ont mauvais caractère et sont toujours prêts à se battre en duel : susceptibles, ils ne badinent pas avec l’honneur» Soupault. La garde nationale. Avec son poste de police et sa prison ! Représentée comiquement par Tardiveau et le caporal qui passent leurs tours de garde à jouer aux cartes et à boire de la bière ou de l’eau sucrée. Mais Tardiveau est peut-être trop vieux (62 ans !) pour avoir participé aux émeutes et aux massacres de juin 1848... Voir Marx : La Lutte des classes : « La garde nationale c’est-à-dire la bourgeoisie dans ses diverses couches » « Constituée en juillet 1789 à Paris pour empêcher les désordres et les pillages et rétablir l’ordre, la garde nationale était une milice bourgeoise ; à partir d’octobre 1791, tous les citoyens actifs purent y entrer. Tombée sous le contrôle des royalistes, vaincue par Bonaparte sous le Directoire, elle fut réorganisée par la Monarchie de Juillet, ses effectifs appartenant surtout aux classes aisées. Plutôt passive pendant la Révolution de février, elle aida à l’écrasement de l’insurrection de juin, à l’exception des gardes d’origine prolétarienne, qui se joignirent aux insurgés. » L’aristocratie La poursuite du chapeau provoque une intrusion dans le monde de l’aristocratie monarchique (responsable des massacres de février 1848 et qui a provoqué l’alliance de la classe populaire et de la petite bourgeoisie). L’ancienne noblesse à particules impressionne le bourgeois Fadinard : il sait qu’on peut le mettre à la porte mais il fantasme, comme beaucoup de Français, les valeurs féodales d’Ancien Régime. Il se retrouve non seulement « chez les maîtres », mais dans un monde de la richesse et de la « dépense » : on semble y jeter l’argent par les fenêtres ! « Le bourgeois de Labiche a l’esprit de classe. Il se méfie des aristocrates... Il a horreur des artistes, des savants, des intellectuels en général » Soupault. La comédie se présente tout de même sur fond d’une société complexe, avec une hiérarchie sociale sousjacente mais nettement dessinée : Aristocratie (le Faubourg-Saint-Germain chez Balzac) – Bourgeoisie citadine – commerces citadins – commerces ruraux. Mais question de « distinction » comme dirait Bourdieu : en matière de divertissement « culturel », l’aristocratie reçoit chez elle les grands noms de l’opéra ; Clara va voir les mélodrames sur le boulevard du crime ( l’Ambigu Comique), et Nonancourt visite la Colonne Vendôme ou l’obélisque ! La Baronne de Champigny, qui a un hôtel particulier, « crâne maison » ! Société de femmes ? Comme dans Balzac (Illusions, Goriot, etc.), c’est par les femmes qu’on s’introduit dans cette aristocratie ? On peut imaginer que les invités de cette soirée musicale sont des « invitées », groupies du chanteur star de l’opéra. Le Vicomte Achille de Rosalba, cousin de la Baronne, jeune lion, c’est-à-dire jeune homme à la mode. Littré : « Lion se dit de jeunes gens riches, élégants, libres dans leurs moeurs et qui affectent une certaine originalité et particulièrement font de grands dépenses. Lionne se dit d’une femme de même genre de vie et de mêmes prétentions, femme élégante et de mœurs légères. » Métaphore Hugolienne (« Vous êtes mon lion superbe et généreux », la génération romantique était monarchiste !) mais ironique : Achille le lion est un romantique efféminé dans ce monde de femmes plus qu’un dandy baudelairien. Avec quelque chose de Musset, enfant du siècle. Clin d’œil de Labiche à sa propre jeunesse et à son engouement romantique ? En tout cas, ce monde aristocratique est lié à la vie artistique, à la mode, au monde des arts : opéra, soirées musicales, concerts privés... Avec un goût ostentatoire pour l’Italie (un côté Stendhalien ?) lié sans doute à la mode de l’opéra, au succès de Rossini et au charisme des chanteurs lyriques (Alboni, Rubini). Ne pas oublier non plus que le voyage en Italie était la première étape du voyage en Orient (Chateaubriand, Nerval, etc.), voyage accompli par Labiche lui-même avec son ami Nadar en 1834 ! Achille est un artiste, c’est un musicien, un compositeur. Anaïs de Beauperthuis Rétrospectivement on apprend que Anaïs est également de noblesse à particule et que c’est la filleule de la Baronne. Totalement déplacée donc dans l’intérieur du rentier Fadinard, on comprend qu’elle ait ses nerfs ! Et donc Beauperthuis appartient aussi à l’aristocratie. Mais dans la didascalie initiale rien ne le « distingue » ni ne signale sa noblesse. Au contraire le portrait qui est fait de lui par Virginie, dans la première scène de la pièce, assimilerait plutôt les Beauperthuis à un couple insignifiant, conventionnel de la bourgeoisie : lui, acariâtre, grognon, maussade, sournois, jaloux – elle chipie, bégueule et légère. Et il a une tante qui s’appelle madame Grosminet ! S’agirait-il d’une alliance (encore un contrat !) entre le bourgeois Beauperthuis et une aristocrate sans fortune ? Socialement, politiquement, idéologiquement, et sous la Monarchie de Juillet, proximité entre l’aristocratie de la Monarchie de juillet (aristocrates et banquiers) et la bourgeoisie industrielle. Confusion ici ? « M. Dambreuse s’appelait de son vrai nom le comte d’Ambreuse ; mais dès 1825, abandonnant peu à peu sa noblesse et son parti, il s’était tourné vers l’industrie... Il avait amassé une fortune qu’on disait considérable... Et dans ses bouderies contre le pouvoir, il inclinait au centre gauche... » L’Education sentimentale. De lui, comme de Fadinard ou de la plupart des personnages, on ne sait rien. Personnage sans épaisseur temporelle ou historique. Sans biographie. ciations d’entreprises capitalistes. Ils n’ont aucun contact avec les ouvriers... Depuis qu’ils ont des rentes, ils ont tendance à oublier leur origine » Philippe Soupault. N’était cette paire de pistolets dont il ne se sépare pas, témoignage de la terreur suscitée dans l’aristocratie par les émeutes de 1848. Voir Tocqueville, Souvenirs : « J’avais mis des pistolets dans mes poches et en causant avec mes collègues, je découvris que la plupart d’entre eux étaient comme moi secrètement armés ; celui-ci avait pris une canne à épée, cet autre un poignard (...) Edmond Lafayette me montra un instrument d’une espèce particulière. C’était une boule de plomb cousue dans une lanière de cuir qu’on pouvait facilement s’attacher au bras ; un casse-tête portatif. Lafayette m’assura que cette petite massue était fort répandue dans l’Assemblée Nationale depuis le 15 mai... ... Ayant pris la précaution d’armer les pistolets que, dans ces temps malheureux, il était très ordinaire de porter sur soi. » Les domestiques. Les petites gens n’existent donc ici que parcimonieusement comme « employés » et notamment employés de maison, bonnes, domestiques, valet, femme de chambre, instrumentalisés par les classes dominantes. Violence du « maître » Fadinard à leur encontre : menaces, injures (« pécore » IV, 9), mauvais traitements ? Après cette curieuse révolution de 1848, la peur de l’ouvrier, du prolétaire, demeure. De la terreur provoquée chez les bourgeois par les émeutes et les massacres de février puis de juin 1848, resteraient peut-être les deux revolvers que garde Beauperthuis et la haine pour cette « bande de brigands » qui envahissent sa maison. Les absents. Les revolvers, seule trace de l’insurrection. Pour le reste, déni de réalité. A une époque où explose le « réalisme » (Les Fleurs du Mal, Madame Bovary), Flaubert et Baudelaire sont mis en procès pour trop de réalisme ! Le refoulé d’une société, d’une classe sociale. Et donc, absents de cette distribution : les gens du peuple, les ouvriers. Citées seulement pour la boutique de modiste : les grisettes, comme tous les travailleurs, et qui reste, hors scène, en coulisses. Seul employé « distribué » : Tardiveau qui « collabore » à la classe bourgeoise par sa fonction de comptable et sa charge de garde national. « On a dans les milieux bourgeois le moins de rapports possible avec les fournisseurs, moins encore avec les ouvriers. On veut les ignorer. Il est même singulier de penser que dans les milieux bourgeois présentés par Labiche, on semble ignorer totalement les problèmes que posaient, à l’époque où naissait la grande industrie en même temps que le monde ouvrier prenait conscience de sa force, la lutte des classes et la formation des asso- « Comme ils aiment leur confort et qu’ils sont vaniteux et paresseux, ils engagent des domestiques. Mais ils se gardent bien d’en faire des confidents (cf. le récit de Fadinard pour Félix, puis pour Tardiveau). Ce sont des larbins qui trompent leurs maîtres, se moquent d’eux, boivent leur vin, sollicitent des pourboires et ne jouent aucun rôle dans le ménage. Ils n’ont pour leurs maîtres aucun attachement, et réciproquement. Ce sont des témoins muets et sans indulgence qui cherchent à travailler le moins possible. Les bourgeois les payent mal et les supportent avec peine. Ce sont les seuls parasites qu’ils admettent par vanité et parce qu’il est désagréable de n’être pas servi, mais c’est à regret... Ils sont nettement des ennemis dont le bourgeois ne se soucie pas » Philippe Soupault. Il est d’autant plus significatif que la comédie débute par une scène entre Félix et Virginie, les deux domestiques. Le point de vue de « l’office ». La Règle du jeu de Renoir : envers du décor. On aura ensuite le monde des propriétaires aisés (pépiniéristes), des rentiers, des artisans (la modiste), des employés, le « monde de la haute » et celui des artistes (le ténor italien), mais ça commence côté coulisses, sous le regard des domestiques : préparatifs de noces à la ville, préparatifs de la représentation que se donne un monde toujours en représentation, un monde qui n’est que façade, et la façade se craquelle, menace de s’effondrer à tout moment, et nous la regardons crouler avec les domestiques, à travers les yeux de Félix et de Virginie. Mouvement de cour à jardin, allers-retours de la coulisse à la lumière. Ils sont témoins, espions, peuvent devenir agents de désordre. La sociéte au miroir de la comédie de Labiche La focale est très courte, la société, les conditions de production de ce théâtre sont gommées, floutées, éclipsées. Rien n’est dit des enjeux de société, des contradictions politiques, idéologiques. La politique est absente. Le réel même semble absent. On est l’été 51, dans cette Seconde République dont le président a pour la première fois été nommé au suffrage universel, et qui dans quelques mois va faire son 18 brumaire, le Coup d’Etat du 2 décembre 1851, avant de se faire proclamer empereur l’année suivante. Qu’est-ce-qui couve ce 4 août 1851, dans quel état est le pays, au moment de La Crise du demi siècle ? « Le 2 décembre 1851 m’a physiquement dépolitiqué » Baudelaire. Après cette crise du demi siècle, « des gens d’esprit en restèrent idiots pour toute leur vie » Flaubert, L’Education sentimentale. Rapport au réel dans la littérature de cette époque « Notre jeune littérature procède par tableaux où se concentrent tous les genres, la comédie et le drame, les descriptions, les caractères, le dialogue, sertis par les nœuds brillants d’une intrigue intéressante. Le roman, qui veut le sentiment, le style et l’image, est la création moderne la plus immense. Il succède à la comédie qui, dans les mœurs modernes, n’est plus possible avec ses vieilles lois. Il embrasse le fait et l’idée dans ses inventions qui exigent l’esprit de La Bruyère et sa morale incisive, les caractères traités comme l’entendait Molière, les grandes machines de Shakespeare et la peinture des nuances les plus délicates de la passion, unique trésor que nous aient laissé nos devanciers... »Balzac, Illusions perdues. Au moment où le réel fait irruption dans l’univers romanesque et y trouve sa représentation la plus parfaite, le réel disparaît de la comédie ? Le théâtre reste le mirage du succès et se réfugie dans le spectacle, le divertissement. Des univers virtuels... D’autre part le monde dans lequel circulent les personnages semble comme irréel. Les signes du réel sont raréfiés, se prêtent à des interprétations erronées. La noce traverse tout Paris en croyant assister aux différentes étapes d’un mariage : chez la modiste ils croient être à la mairie, chez la baronne, au restaurant, chez Beauperthuis, dans la chambre nuptiale. Provinciaux perdus dans Paris (voir plus tard La Cagnotte), trimballés dans huit fiacres. Le « vrai mariage », n’a lieu que hors scène entre II et III, raconté en trois lignes par Fadinard : à la faveur d’em- bouteillages, mariage civil et religieux. Ils finissent par se retrouver à la rue et sous la pluie, une bourgeoisie sans abri ! Puis c’est la prison ! Logique de cauchemar plus que logique du réel. Les personnages sont incapables de discerner la réalité dans laquelle ils se trouvent, sont comme aveuglés, trompés par des apparences, en proie constamment à la méprise, au quiproquo, à l’ambiguïté des signes. Un monde d’apparences, comme s’il n’y avait rien derrière les apparences. Comme si le véritable mystère du monde, c’était le visible : le monde s’arrête aux apparences, on peut être superficiel par profondeur, il y aurait une profondeur dans le « superficiel ». Est-ce la vision du monde de Labiche ? Des personnages qui apparaissent donc sans racine politique, ou sociologique, ou familiale - sans intériorité dirait-on, sans perspective ; prises de vue « planes », dans leur extériorité. Pourtant, sans jamais appuyer, c’est la radiographie d’une époque, d’une société, assez fine et aiguë, on l’a vu, sans avoir l’air d’y toucher, comme toujours chez Labiche. Dans cette « apparente » absence d’arrière plan, dans le flou dont s’entoure la représentation de la classe bourgeoise, l’action se cantonne à ce qu’on pourrait définir comme le domaine du « sentiment » (Flaubert, Baudelaire), ou celui des affaires liées au sentiment. Cette action se fonde sur les structures traditionnelles de la comédie ou de la farce (qui sont aussi celles du vaudeville : un mariage, ou les préparatifs d’une noce), mais qui reflètent des conventions, des comportements sociaux précis : – Un mariage d’intérêt qu’il faut préserver Tout est rompu, itératif comme le rappel d’une épée de Damoclès. – Un adultère, une aventure, qu’il faut à tout prix tenir secrets. L’adultère le plus banal est au fond le générateur de l’intrigue et il se heurte au mariage le plus banal aussi. Rencontre intempestive de deux séries inconciliables (zeugme !) Intérêt et hypocrisie. Tout cela reste dans l’ordre bourgeois des convenances, y compris l’adultère. Ce qui importe c’est qu’il n’y ait pas de scandale. La bourgeoisie avait compris qu’il fallait diriger mais en se compromettant le moins possible. Souci de sauver les apparences, la façade. « La société qui produit le désir – par la circulation accélérée d’images de mobilité sociale et de succès économique, par les échanges croissants entre l’univers érotique et le monde du commerce – restreint au minimum les moyens de le satisfaire. Les seules satisfactions licites sont ambiguës et d’une manière ou d’une autre, frustrantes. Ce tableau d’une existence sociale façonnée de l’extérieur, en dehors du domaine politique proprement dit, permet de mettre en lumière la spécificité du malaise moderne. » Voir Les Fleurs du Mal et Madame Bovary : thème de la production sociale du désir. Des personnages en mouvement Des caractères à toute vitesse ! Silhouettes, figures, types burlesques, aux contours précis (les traits appuyés souvent) mais sans « réalisme ». Marionnettes. Mues, entraînées dans un mouvement qui les dépasse, qu’elles ne contrôlent pas : « Des hommes entraînés par un courant irrésistible qui les fait se débattre. C’est la force de ce courant qui permet de mesurer la puissance comique » (Philippe Soupault). Curieusement ces marionnettes sont mues de l’intérieur, ont une âme ! « Labiche traque jusqu’au plus profond de l’âme bourgeoise les mots, les gestes qui font rire. Il éclaire de l’intérieur jusqu’à ce que ces personnages deviennent lumineux. Son esprit naît de l’observation non des signes extérieurs, mais des mouvements intérieurs qui agitent les hommes » Philippe Soupault. Personnages mus par une intériorité donc, par des pulsions, des affects violents, parfois, souvent même, irrationnels (et Labiche ne renonce ni à son goût pour l’excès, ni à son penchant pour l’absurde), qui se traduisent physiquement, cinétiquement, chorégraphiquement sur la scène : des gestes, des tics, une gesticulation burlesque, une mise en mouvement (par à coups, saccades, explosions, accélérations, etc.) jusqu’au vertige, jusqu’à la folie. Si le rire pour Bergson est de la mécanique plaquée sur du vivant, ici, c’est une mécanique sollicitée jusqu’à la limite, mise sous haute tension, soumise aux déformations de la surchauffe et de la vitesse. Une psychosociologie de la vitesse, en situation extrême ? Des caractères à toute vitesse : « L’imagination folle de Labiche, son sens du rythme, son bon sens et sa loufoquerie, apparemment irréconciliables et cependant savamment amalgamées, le mouvement diabolique qui emporte ses marionnettes en leur laissant pourtant le temps de devenir, à toute vitesse, des caractères, c’en serait assez pour assurer son immortalité » Marcel Achard, Préface aux Œuvres Complètes de Labiche, Paris « Son coup de génie ici, c’est d’avoir subverti le vaudeville en le retournant comme on fait d’un gant et en prenant comme sujet même de sa pièce ses schémas les plus abstraits : c’est la vitesse, la course, le mouvement qui sont au cœur de l’intrigue d’Un chapeau de paille d’Italie. Ce n’est plus seulement la logique folle du scénario qui prédomine, mais c’est, pour ainsi dire, le paradigme de la course, dans son abstraction, qui devient le sujet de l’action dramatique. » Robert Abirached, Préface à Un Chapeau... Le vaudeville de Labiche ? Vitesse d’exécution pour la partition verbale, virtuosité. Vitesse d’exécution pour le parcours gestuel de l’acteur. Love Sreams Mais qu’est-ce qui meut ces marionnettes ? Quels affects ? La peur et le désir, les coups de boutoir du subconscient, l’inquiétante étrangeté des situations et des rencontres. Car il est tout de même question de désir, le désir circule (désir qui dilapide, consume, qui fait bouger) et menace le monde de l’ordre, de la rente et du commerce (qui, lui, vit « à l’économie », consomme, est la proie de l’immobilisme). Fadinard et son impatience d’être à minuit et quart : « le jour qu’on se marie et qu’on doit tout à l’amour ». Et la pièce est parcourue, irriguée par d’autres courants de désir, love streams : - Bobin pour sa cousine Hélène : cousin, cousine. - Clara l’ancienne de Fadinard qui voudrait bien remettre ça. - Les vieillards libidineux. Vézinet pour Virginie, Tardiveau pour Clara. - Les amours ancillaires entre Félix et Virginie (comme dans La Règle du jeu de Renoir). - Le leitmotiv des baisers. - Les références à la chambre nuptiale, au lit. - Fétichisme, chapeaux et souliers, pieds et chevelure. Tout un réseau d’allusions grivoises, érotisme diffus, crée une couleur, une atmosphère empreinte d’érotisme, sans oublier le désir de Fadinard de se retrouver sur les genoux de Nonancourt ! Tout cela dramatiquement dirigé pour provoquer du mouvement (donc allusif, sans digression, sans s’appesantir), tout pour procurer la joie du mouvement. Mouvement gratuit. Mouvement circulaire, on tourne en rond : on revient au point de départ (et l’objet de cette quête frénétique était déjà ici au départ), rien n’a bougé, rien n’a changé. Avertissement sans frais pour le public juste un peu décoiffé comme on dit, mais, juste le frisson du vertige comme dans les montagnes russes et les grandes roues foraines. Mais les personnages de la comédie ont « souffert » pendant le déménagement : fatigués, harassés, essoufflés, épuisés, ivres, désorientés, rossés, cabossés, menacés de mort, poursuivis, au bord de la démence, à moitié dévêtus et trempés par la pluie, ils se retrouvent pour finir « à la rue ». Le comble pour ces bourgeois « d’intérieur » ! Du désir a circulé, de la consumation, de la dépense « somptuaire », l’inquiétude a rongé et la vitesse a permis une vision décalée de cette société et révélé l’envers du décor. © F. Berthon