Sciences, éthique et développement Emmanuelle Piccoli FNRS – UCL (Laap/Dvlp) – U. Namur Cours du 16 septembre PM L’anthropologie de la nature • Etude des relations entre: - Les humains et - Les “non-humains”: ce que nous nommons : plantes, animaux, minéraux, phénomènes météorologiques, nature, environnement… • Analyse de la manière dont, dans les différentes sociétés, les ressemblances et les différences sont pensées et de la manière dont les limites entre tous ces êtres sont placées… Nature culture Personnellement : 3 mots pour Nature 3 mots pour Culture? Nature/culture Nature / culture, une séparation qui organise notre manière de penser le monde en Occident : • Les musées classiques : Musée de la Plata, musée de Tervuren, etc. • Les campus: à l’UCL (bas de la ville / haut de la ville et Woluwe) Séparation des sciences de la nature (dites « exactes ») et des sciences de l’homme (dites « sociales », « humaines ») Nature/culture : si clair que ça? • Des éléphants qui, retrouvant le squelette d’un membre de leur groupe, se placent en cercle autour de lui et se passent les os de trompe à trompe : nature ou culture ? • Des bactéries sorties d’un laboratoire scientifique et qui contaminent un environnement et génèrent de nouvelles politiques publiques : nature ou culture ? • Le toutou de la maison : nature ou culture ? • Les corbeaux qui, dans les villes, font tomber les noix au feu rouge et attendent que les voitures les leur écrasent au feu vert avant de se servir: nature ou culture ? • Les tempêtes tropicales issues du réchauffement climatique: nature ou culture ? Seule vision possible? Seule valide? • Et si le malaise venait d’une conception faussement tranchée de la différence Nature/ Culture? • Que nous disent d’autres manière de penser, que nous apprennent d’autres groupes humains qui séparent les choses de manière différente? • C’est ce qui structure la science occidentale. Mais au-delà? • Peut-on vraiment le considérer universel au-delà d’une utilité prouvée et d’un intérêt technique? • D’autres pratiques ne sont-elles pas tout aussi / plus intéressantes dans d’autres contextes? Pour réfléchir • Des contes: Ayllu de Jose Isabel Ayay Valdez Et Las comidas vivas de Adela Chávez Cépada In RED DE BIBLIOTECAS RURALES DE CAJAMARCA, 1991a, José María, La familial en la tradición cajamarquina, « Serie Nosotros los Cajamarquinos », n°8, Cajamarca, Red de Bibliotecas rurales de Cajamarca. En groupe: Qu’en dites-vous? Qu’est-ce que la « nature »? Est-ce qu’il y a là une catégorisation semblable à la différence « Nature/Culture »? Comment comprendre? Retour Repenser la « nature » • La distinction Nature /Culture et Nature /Société est profondément occidentale, eurocentrée, historiquement située ailleurs, les choses ne sont pas séparées de la sorte • Etudier les autres manières de classer les choses, le monde, le vivant, de penser est utile et important : c’est une question de post-colonialisme, de justice sociale • La « science » (celle des universités occidentales) est importante et utile, mais également située Philippe Descola • Né en 1949, il étudie la philosophie puis fait une thèse en anthropologie sous la direction de Claude Levi Strauss • Il passe 3 ans en Amazonie équatorienne (1976-1979) dans des groupes achuars (jivaros) Ses observations • Il observe que ce qui semblait évident - la différence entre nature et société / culture - ne l’est pas pour les Achuars qui entretiennent des relations sociales avec les animaux, les plantes, les cours d’eau, les esprits… Ils n’établissent pas de frontière entre la société humaine et la nature (ce que font les Européens, les Occidentaux). • Il a appris la langue, écouté les gens parler des rêves des la nuit les Achuars sont visités, en rêve, par des animaux, des esprits, des plantes ceux-ci sont des personnes. Ils ont des affects très humains. • Depuis ce travail de terrain, Philippe Descola essaye de comprendre les différences et les continuités entre les humains et les nonhumains sans utiliser la différence entre nature et société De son terrain à la théorie • Pour les Achuars, les existants peuvent communiquer par leur intériorité mais chacun ayant « son monde particulier », ses références: la vie d’une libellule, d’un arbre, d’un chien, d’un homme n’est pas la même, mais avec les rêves, etc. les contacts sont possibles Les « intériorités sont les mêmes » en dépit des « mondes extérieurs » différents • L’inverse de ce que nous avons appris en Occident où l’homme a une intériorité tout à fait différente de celle des autres existants (capacité rationnelle, réflexive, âme), mais son corps, sa biologie est la même que celle de tous les autres êtres (ce sur quoi le darwinisme insiste), les humains sont soumis aux mêmes lois naturelles que les autres existants Les « intériorités » tout à fait différentes, mais l’ « extériorité » est la même pour tous L’élaboration de la théorie • Il se rend compte ensuite qu’il y a encore d’autres manières de penser les relations entre humains et non humains notamment : - celle du totémisme australien - celle du système antique et médiéval européen Il étudie la manière dont les humains ont, dans le temps et l’espace, mis de l’ordre dans les existants: comment ils ont regroupé et différencié les êtres : humains, animaux, plantes, esprits, phénomènes naturels... Début de la capsule « parcours d’un anthropologue » Il revient sur les manières de penser les relations entre humains et non-humains • Il met en évidence d’autres systèmes, d’autres « ontologies » = modes de caractérisation des êtres, « systèmes de qualités » de ce qui est. Il met en évidence différents systèmes qui se basent sur des logiques de ressemblance et de différence entre des « intériorités » (âme, esprit, intellect...) et des « extériorités » (dimensions physiques...) Ces deux dimensions INT / EXT lui semblent deux éléments largement partagés Notamment perceptible dans les représentations graphiques Manières de penser les relations entre humains et non-humains Le Naturalisme n’est pas la seule manière possible de voir le monde et d’être en relation avec lui, Philippe Descola identifie 4 manières de ontologies, 4 manières « penser les différences entre les êtres », de penser les « qualités des êtres » de regrouper les êtres, de penser leurs différences et leurs liens Totémisme Naturalisme Animisme Analogisme L’animisme • Animisme : - Même intériorité pour tous les êtres - Physiques différents, extériorités variables • Le terme animisme vient de l’analyse religieuse dans une perspective évolutionniste (inférence d’une âme à des êtres/objets non humains): il le récupère en lui donnant un sens renouvelé • Il prend conscience de l’animisme sur le terrain : répandu dans toute l’Amazonie et en Amérique du Nord notamment L’animisme • Masque Kwakiult de la côte nord-ouest du Canada = Corps d’aigle qui révèle une intériorité humaine • Les animaux se perçoivent comme des hommes, comme des personnes, ils ont une intériorité de type humain, mais un univers de vie différent (il y a une discontinuité des extériorités). Des contes qui mettent en scène une logique animiste • Contes de la région de Cajamarca , Pérou Les différents contes du début Les carottes qui pleurent Le mirapuma, etc. Le naturalisme • Naturalisme : - Mêmes physiques, mêmes « extériorités », mêmes principes naturels - « Intériorités » différentes, sources de la séparation • C’est la pensée dominante dans le monde occidental contemporain depuis la révolution moderne : hommes, animaux, plantes ont le même type d’ADN, d’organes, de cellules, de protéines, mais, seul, l’homme a une âme, un esprit, un intellect rationnel... C’est l’intériorité qui différencie les types d’êtres humains et non humains, pas la matière dont ils sont faits Le naturalisme • La « nature » devient quelque chose d’analysable « en soi », objectivable Le totémisme • Totémisme : - Même intériorité - Même physicalité, même extériorité • Des éléments différents (animaux, hommes, plantes, phénomènes météorologiques) appartiennent à un même ensemble. Des éléments très disparates de notre point de vue sont regroupés dans les mêmes ensembles. • Ontologie propre aux populations aborigènes d’Australie Le totémisme • Mise en scène d’un prototype, d’un modèle: le kangourou est « modélisé », idéalisé. Cette peinture faisant penser aux rayons X représente, en quelque sorte, la matrice, la structure du groupe social qui comprend des êtres très différents L’analogisme • Analogisme : = différence des extériorités et différence des intériorités mais de nombreux liens d’analogie entre les êtres • L’analogisme est la pensée dominante en Occident depuis l’antiquité (médecine d’Hippocrate, théorie des humeurs) jusqu’à l’époque moderne, mais aussi celle des populations andines et mésoaméricaines, celle de la Chine ancienne... • Il existe des différences de degrés entre les choses, mais elles ont entre elles des liens d’analogie logiques des « signatures » expl: poisson pour la fièvre ; noix et saule pour la tête, tâche de vin L’analogisme • Théorie des humeurs pour Hippocrate: - 4 éléments qui donnent - 4 qualités qui, dans le corps humain, correspondent à - 4 humeurs (sang, bile, bile noire <rate, lymphe) qui influencent - 4 caractères (sanguin ; colérique ; mélancolique ; lymphatique) Tous les éléments du monde ont, entre eux, des liens d’analogie (mode de regroupement et de classification des êtres) L’analogisme Sanguin Lympahique Colérique Mélancolique L’analogisme • L’analogisme est une manière de penser le lien entre les choses dans une ontologie qui laisse pourtant la place aux différences Ressembla nces des physicalités / extériorités Ressemblance des intériorités Différence des intériorités Totémisme : des êtres très différents appartiennent pourtant aux mêmes ensembles car ils partagent des caractéristiques semblables Naturalisme : mêmes physiques, même biologies pour tous, mêmes « lois naturelles », mais des âmes, des intelligences différentes Expl. Occident moderne Expl. Australie Différence des physicalités / extériorités Animisme : les extériorités sont différentes, mais les intériorités (âmes...) sont semblables Expl. Amazonie, Am. du Nord, Asie... Analogisme : il y a des différences intérieures et extérieures, mais aussi des liens, des renvois entre tous les éléments du monde Expl. Occident médiéval Suite capsule « parcours d’un anthropologue » Questionnements et pistes • Des visions à nuancer : il y a souvent plusieurs ontologies qui coexistent Cf. : pour les paysans de Cajamarca : analogisme, animisme et naturalisme. • Avons-nous déjà été modernes? Cf. : Latour Bruno, Nous n’avons jamais été modernes, Essai d'anthropologie symétrique, 1991 L’importance de cette anthropologie de la nature • Une question de « justice cognitive » envers les pays du Sud pour Boaventura de Sousa Santos • Il s’agit de laisser la place à des pensée non occidentale : c’est un enjeu de décolonisation • Ces savoirs sont importants et utiles et permettent d’autres types de relations Exemple d’intérêt de ces autres relations • Plus efficace? • Plus durable? Capsule « L'Amazonie, une forêt façonnée par l'homme » En sous groupes • Quelles questions soulèvent, pour vous, ce « décentrement »? Cette « mise à distance » du savoir naturaliste? • Avez-vous déjà perçu, dans votre travail et dans votre expérience, des tensions entre plusieurs « manières d’être au monde » ? Comment? Retour et perspectives Cours de Jeudi (18/09/2014 : 9h30-12h30 et 14h-17h) • L’anthropologie et le développement comment penser le développement? l’exemple des projets de développement de l’élevage de cochons d’Inde • L’anthropologie et les questions d’extraction des ressources naturelles la politique d’extraction minière et ses conséquences Luttes et conflits Enjeux sociaux et enjeux naturels