L’Information psychiatrique 2010 ; 86 : 181-90 À PROPOS DE… Schizophrénie et détention : angles d’approche Michel David Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. RÉSUMÉ Kurosawa dans son film Rashomon présente un viol à partir des versions des divers protagonistes. Selon le rôle, les places, les intérêts, les émotions, les passions des uns ou des autres, les versions diffèrent. Rien « d’objectif ». Les troubles schizophréniques et la détention peuvent aussi s’appréhender en fonction du point de vue des protagonistes. À la barre peuvent notamment être appelés l’historien, l’épidémiologiste, le juge, l’expert, le personnel pénitentiaire, les psychiatres des SMPR/DSP et des secteurs, le politique et l’administratif. Chacun jurera de dire la vérité. Celle qu’il faut mi-dire ou celle qu’il est impossible à dire car les mots y manquent comme disait l’Autre. Quid de l’irresponsable responsabilisé ou du responsable irresponsabilisé ? Aura-t-il voix au chapitre ? Ces éclairages multiples peuvent-ils aider à mieux percevoir l’évolution des concepts et à infléchir nos pratiques ? Mots clés : schizophrénie, psychiatrie pénitentiaire, service médico-psychologique régional, expertise psychiatrique, dangerosité, responsabilité pénale, détenu ABSTRACT Schizophrenia and detention: possible angles of approach? Kurosawa’s film Rashomon rape scene is narrated in versions told by different protagonists. According to the role, places, interests, emotions and passions of one or the other versions differ. Nothing is “objective”. Schizophrenic disorders and detention may also be perceived based on the protagonist’s viewpoint. The historian, epidemiologist, the judge, the expert, prison staff, the psychiatric SMPR/ DSP and sectors, the political and administrative staff may all be summoned before the bar to testify. Each person will swear to tell the truth. That which is only partially said or that which is impossible to say as words will be missing. What can one make of the responsible person who is made irresponsible or the irresponsible person who is made responsible? Will their voice be heard? Can these multiple insights help to better perceive changing evolution of concepts and alter our practical clinical approach? Key words: schizophrenia, psychiatric prison service, regional medical-psychological, psychiatric, hazard, penal liability, prisoner doi: 10.1684/ipe.2010.0595 RESUMEN Esquizofrenia y prisión : diversidad de enfoques. Kurosawa en su película Rashomon presenta una violación partiendo de las versiones de los diferentes protagonistas. Según el papel, las situaciones, los intereses, las emociones, las pasiones de unos o de otros, difieren las versiones. Nada « objetivo ». Los trastornos esquizofrénicos y la prisión pueden también aprehenderse en función del punto de vista de los protagonistas. Pueden ser llamados a declarar particularmente el historiador, el epidemiologista, el juez, el perito, el personal penitenciario, los psiquiatras de los Centre hospitalier de Montéran, Psychiatre des hôpitaux, chef de secteur, Service médicopsychologique régional, Baie-Mahault, Saint-Claude, Guadeloupe ; Société caraïbéenne de psychiatrie et de psychologie légales <[email protected]> Tirés à part : M. David L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 86, N° 2 - FÉVRIER 2010 181 M. David SMPR/DSP (servicio médico psicológico regional/dirección de los servicios penitenciarios, NdT) y de los sectores, el político y el administrativo. Cada uno jurará que dice la verdad. La que hay que decir a medias o aquella imposible de decir pues nos faltan las palabras como decía el Otro. ¿ Qué pasa con el irresponsable responsabilizado o el responsable irresponsabilizado ? ¿ Pueden estos enfoques múltiples ayudar a ver mejor la evolución de los conceptos e inflexionar nuestras prácticas ? Palabras claves : esquizofrenia, psiquiatría penitenciaria, servicio médico-psicológico regional, peritaje psiquiátrico, peligrosidad, responsabilidad penal, recluso Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Précautions d’usage Notre discipline éprouve certaines difficultés à mettre le psychisme en équation, ou plus modernement à le faire entrer dans une démarche évaluative plus ou moins actuarielle, très en vogue dans les mouvances criminologiques. Mon propos sera donc construit autour du vécu et du ressenti quotidien d’une pratique difficilement « cadrable ». Comme pour le film de Kurosawa Rashomon, que Colette Chiland [2] aime à recommander à ses internes, les représentations des uns et des autres sur les psychoses ou les schizophrénies en détention vont osciller entre ce que chacun, professionnels du soin, de la justice ou de la tyrannie des opinions publiques et politiques y mettra. Parfois, seule émergera l’image du schizophrène dangereux et obligatoirement criminel. Ce propos sera donc complètement dénué de l’objectivité imparfaite en matière de sciences humaines que d’aucuns souhaiteraient pour se rassurer. Considérant que Freud énonçait trois métiers impossibles : soigner, gouverner, éduquer, que dire de la mégalomanie de ceux qui ont la prétention de soigner en prison ? Milieu hostile par définition et bloc opératoire septique qui réinfecte psychiquement chaque patient au retour de sa séance de thérapie quand il regagne l’enfer de sa cellule en détention. Le témoignage subjectif, partiel et partial des protagonistes sera convoqué pour apporter leurs mensonges sincères afin d’évoquer les psychoses en milieu pénitentiaire et les conséquences de ces engagements sur l’évolution des concepts et des pratiques, conformément à la thématique de ces 28es Journées de la Société de l’Information psychiatrique. Cela est d’autant plus important que la loi pénitentiaire vient d’être enfin votée à l’issue d’une course de lenteur bien qu’examinée sous le régime de la procédure d’urgence. Ainsi début septembre 2009, un article du Monde intitulé « Prisons : comment effacer la honte ? » [14] augurait du débat à venir en présentant le point de vue de cinq professionnels. Quelques extraits de trois intervenants. Jean-Marie Lecerf, sénateur UMP, rapporteur de la loi pénitentiaire (« Les avancées de la loi pénitentiaire ») : « Tous ceux qui visitent les prisons sont frappés par le nombre croissant de personnes atteintes de troubles mentaux qu’ils y rencontrent. Pour bon nombre d’entre elles, la prison n’a aucun sens, et elles errent en milieu carcéral, 182 compliquent la vie de leurs codétenus et du personnel pénitentiaire sans être soignées de manière satisfaisante. Ce paradoxe s’explique par deux faits. D’une part, le législateur a permis, dans l’hypothèse où le trouble mental a seulement altéré – et non aboli – le discernement, que l’auteur des faits reste punissable. D’autre part, les évolutions de la psychiatrie ont entraîné une réduction drastique du nombre des lits et de la durée des séjours hospitaliers. « Dans ces conditions, les jurys d’assises, estimant que seule la prison peut désormais protéger la société des personnes dangereuses atteintes de troubles mentaux, ne prononcent que très peu d’acquittements pour irresponsabilité pénale. En outre l’altération du discernement, qui devrait à tout le moins constituer une circonstance atténuante, entraîne au contraire un allongement de la peine. Lorsque l’on connaît le taux élevé de suicides en hôpital psychiatrique, on imagine la fragilité de cette population en milieu carcéral. Une initiative commune à la justice et à la santé s’impose sur ce point, dans les meilleurs délais ». Catherine Paulet, chef de service SMPR de Marseille, présidente de l’ASPMP (avec un article au titre fort, « L’épicentre des souffrances ») : « Certes, les pouvoirs publics vont renforcer le dispositif de soins psychiatriques en milieu pénitentiaire, prenant acte d’une situation dont la communauté psychiatrique ne doit pas s’accommoder car elle a une large part de responsabilité dans le phénomène. La venue de soignants en prison a permis d’apporter des soins de qualité aux personnes en souffrance ou en demande. Mais désormais le dispositif de soin est victime de son succès. Il légitime l’incarcération de personnes souffrant de pathologies mentales graves. Et il soulage la communauté psychiatrique et la société de la charge que constituent le suivi et l’accompagnement des patients difficiles à soigner. À cette théorie inclusive a répondu une pratique d’exclusion avec un surcroît de peine par réflexe de défense sociale face à la folie, porteuse d’incompréhensible et surtout de danger ». Jean-Marie Delarue, contrôleur général des lieux privatifs de liberté (« La punition carcérale est inséparable de la réinsertion ») : « La prison est inséparable, contrairement à ce qu’on feint souvent d’ignorer, de deux autres politiques publiques. En premier lieu, la santé psychiatrique : qu’on envisage la prise en charge des maladies mentales en prison est en soi préoccupant. En second lieu, l’accompagnement L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 86, N° 2 - FÉVRIER 2010 Schizophrénie et détention : angles d’approche des plus pauvres : la prison connaît encore trop de sorties “sèches”, en dépit des dévouements, et les choses se présenteront mieux lorsque le système pénitentiaire n’agira pas seul, mais sera corrélé avec l’appareillage social du dehors, aussi performant que possible, destiné aux personnes précaires ». Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Angle historique La référence historique sera succincte. Souvent, exercice académique obligé, il peut être fastidieux. Une brève référence au passé servira ici d’introduction pour montrer une certaine constance dans les constats. Ainsi, il y a tout juste 100 ans, dans les Archives d’anthropologie criminelle, l’aliéniste suisse Paul Louis Ladame consacrait une revue de la littérature aux psychoses pénitentiaires. Il était frappé par l’importance du contexte sur l’état mental de certains détenus : « Ce qui frappe avant tout c’est le changement presque incompréhensible de l’attitude du détenu dès qu’on l’a transféré […] À l’agitation furieuse, aux actes de destruction, aux tentatives de suicide, au refus de nourriture, aux angoisses d’une confusion mentale délirante ou à la stupeur et aux hallucinations terrifiantes de la prison succèdent soudain, dans 90 pour 100 des cas, le calme, l’ordre, le travail, le bon vouloir, l’obéissance à la discipline. Le délire se dissipe comme par enchantement. On ne saurait imaginer un contraste plus étonnant [12]. » Angle épidémiologique Environ un siècle après la revue critique de P.L. Ladame sur les psychoses pénitentiaires, F. Rouillon et al. [17] ont mené une étude épidémiologique sur les troubles mentaux en milieu pénitentiaire. Quelques données significatives sont à relever. Toutefois, les auteurs signalent : « Ces résultats, s’ils sont “solides” sur un plan scientifique, n’en sont pas moins à interpréter avec prudence. En effet, en milieu carcéral, la notion épidémiologique de trouble mental doit être relativisée. Les résultats observés montrent qu’un pourcentage élevé de détenus est en état de souffrance psychique. Dans un contexte d’emprisonnement (privation de liberté, de l’environnement familial, de sexualité, etc.), cette souffrance psychique ne relève cependant pas nécessairement d’un état pathologique. Ce résultat est évident pour les troubles anxio-dépressifs, mais, plus curieusement, il s’applique aussi aux troubles psychotiques. En effet, la perte de contact avec la réalité est un élément central de tout trouble psychotique. Or la vie carcérale est un facteur de risque majeur de déréalisation. Pour prendre en compte cette difficulté, la méthode d’évaluation diagnostique utilisée dans l’étude a éclaté le cadre nosographique des troubles psychotiques en de nombreuses entités : schizophrénie, bouffée délirante aiguë, schizophrénie dysthymique, psychose chronique non schizophrénique (paranoïa, psychose hallucinatoire chronique…), type de psychose non précisé. Les cliniciens ont ainsi pu limiter le recours à la catégorie “schizophrénie” pour les patients les plus caractéristiques ; les autres catégories, en particulier les “types de psychose non précisée” font référence généralement à des modalités de fonctionnement mental d’allure psychotique, mais pas nécessairement à un trouble mental cliniquement avéré ». Ces importantes dernières remarques cliniques sont probablement à relier avec les observations de changements d’état brusque relaté par P.L Ladame et qui rendent souvent la pratique psychiatrique en milieu pénitentiaire, très dépendante du contexte carcéral, souvent incertaine. Les données de l’étude de F. Rouillon peuvent également être mises en relation avec les études de la Drees de 1999 [6] et 2002 [7] et la revue de littérature de Fazel [8] : tableaux 1 et 2. Sur le SMPR de la Guadeloupe, on relève de manière constante 5 % de personnes détenues souffrant incontestablement de schizophrénie (gravement malade), et au total 15 % de diagnostics associant schizophrénies et autres troubles psychotiques englobant les gravement malades et les manifestement malades (soit 25 à 75 détenus pour une population d’environ 500 à 650 détenus pour le CP de Baie-Mahault. Les mêmes proportions se retrouvent à la maison d’arrêt de Basse-Terre pour une population d’environ 220 détenus pour 130 places). Angle états généraux de la condition pénitentiaire (cahiers de doléance) Dans la perspective de la préparation de la loi pénitentiaire, des états généraux de la condition pénitentiaire ont été organisés et clos le 14 novembre 2006. Puisqu’il semble que les états généraux soient la solution à tous les Tableau 1. Épidémiologie de la santé mentale des personnes détenues en prison. Dress n˚4 1995 Dress n˚181 2002 Rouillon Fazel Entrants sous NRL 3,5 % Psychoses SCZ BDA SCZ dysthymique PHC Psychose non précisée 0,1 % 2,6 % 7,3 % 4,1 % 4% 8% 21,4 % 4% 7,3 % L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 86, N° 2 - FÉVRIER 2010 183 M. David Tableau 2. Étude épidémiologique sur la santé mentale des personnes détenues en prison. F. Rouillon et al. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Échelle de gravité CGI [18] Sd Dépressif Manie/hypomanie Schizophrénie Psychose chronique non schizophrénique Manifestement malade 39,3 % 7,3 % 8% 8% Gravement malade 22,8 % 4,5 % 6,7 % 5,4 % problèmes, citons-en quelques extraits qui ont un rapport avec notre sujet. Toutefois, on peut se demander si les seuls états généraux qui ont réellement compté dans notre pays ne seraient pas ceux de 1789. Depuis il s’agirait que de pâles répétitions pour amuser la galerie. Préparant cette communication, je me demandais si cette remarque n’allait pas sembler quelque peu politiquement incorrecte, un tantinet gauchiste. J’eus l’heur de trouver un avis similaire récent émis par un magistrat, Christian Byk dans la sérieuse et quelque peu austère revue Médecine et Droit dans un article intitulé « L’apport des états généraux au débat bioéthique » [1]. Il voit dans les états généraux une recherche de légitimité par les pouvoirs publics aboutissant à un leurre médiatique pour dissimuler de nouveaux pouvoirs sur les corps : « La banalisation du nom d’“états généraux” (également appliqué à l’organisation de débats, mis en place dans le même esprit mais sur des questions de nature et d’importance très différentes) montre qu’il s’agit là bien plus d’une “nouvelle” méthode de gouvernance des “questions politiquement sensibles” susceptible de rénover l’image ringarde et décriée des études d’impact et des sondages. Cela relève de la politique médiatique, du “politiquement correct” sans grande volonté de déstabiliser l’ordre des choses, bien au contraire… » Citons quand même quelques avis inutilement émis : 1. Transférer systématiquement en milieu hospitalier spécialisé les détenus souffrant de graves troubles psychiatriques (cahiers de doléance). 60 % des détenus jugèrent comme prioritaire le transfert systématique en milieu hospitalier spécialisé des détenus souffrant de graves troubles psychiatriques. 80 % estiment qu’il est nécessaire de la mettre en œuvre. Cette action apparaît comme une priorité pour 7 familles sur 10, 8 travailleurs sociaux sur 10, 8 surveillants sur 10, 8 avocats sur 10, 8 personnels de santé sur 10, 8 intervenants extérieurs sur 10. 2. Conseil économique et social. Avis sur les conditions de la réinsertion socioprofessionnelle des détenus en France février 2006. Ainsi que le recommande le Conseil de l’Europe, les personnes souffrant de maladies mentales et dont l’état de santé mentale est incompatible avec la détention en prison devraient pouvoir être systématiquement détenues dans un établissement spécialement conçu à cet effet. 184 3. Commission nationale consultative des Droits de l’homme. Étude sur les droits de l’homme dans la prison 11 mars 2004. La CNCDH a déjà eu l’occasion de rappeler l’urgence de « l’instauration d’aménagements de peines spécifiques aux malades mentaux, compte tenu de l’accentuation des pathologies psychiatriques résultant de la détention ». Une procédure d’aménagement de peine particulière doit être organisée. Dans ce cadre, les modalités de saisine des juridictions devraient être adaptées pour faire face à l’éventuelle incapacité des intéressés. 4. Cour des comptes. Rapport public et thématique : garde et réinsertion, la gestion des prisons 2006. Aujourd’hui, le fonctionnement des Ucsa ne pose de difficulté que sur deux plans. […] Les plus graves (pathologies) concernent la prise en charge des détenus atteints de troubles psychiatriques. Le système de soins en milieu carcéral, structuré autour des services médicaux psychologiques régionaux (SMPR), n’est plus en mesure de répondre à une demande croissante. S’agissant des conditions de vie en détention, il serait indispensable de procéder à l’évaluation de l’adéquation des moyens à disposition des Ucsa aux besoins, en vue de les redéfinir. 5. Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe. Rapport sur le respect effectif des droits de l’homme en France suite à sa visite du 5 au 21 septembre 2005. Le nombre de malades mentaux en prison pose d’énormes problèmes, tant au niveau de la prise en charge de ces détenus qui sont avant tout des malades, qu’au niveau de la gestion de ce type de prisonniers […] Cette situation pose d’imposants problèmes au personnel pénitentiaire. Extraite de la déclaration finale se trouve la doléance suivante : « Dans le cadre de cette loi pénitentiaire, les états généraux demandent […] Que cette loi consacre le fait que les personnes dont l’état de santé, psychique ou physique, est incompatible avec la détention doivent être libérées. Le cas échéant, l’État doit veiller à mettre en place des structures propres à l’accueil de ces personnes. En particulier, les auteurs d’infraction souffrant de graves troubles psychiatriques doivent être pris en charge dans des structures de soins adaptées à leur traitement et assurant la sécurité de leur personne et des tiers […] » Angle judiciaire Le point de vue sera différent selon qu’il s’agit du juge d’instruction (JI), du juge des libertés et de la détention (JLD), du procureur ou du juge d’application des peines (JAP). Et encore au niveau pré-sentenciel, faudrait-il différencier les affaires criminelles et les affaires correctionnelles. Évidemment, dans les affaires criminelles, le magistrat va se forger une opinion essentiellement au travers du regard de l’expert, notamment pour soulager son angoisse à juger [9] selon la formule bien connue de Michel Foucault. L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 86, N° 2 - FÉVRIER 2010 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Schizophrénie et détention : angles d’approche Dans les affaires correctionnelles et notamment dans les comparutions immédiates, il est peu utile de rappeler que l’expertise est rare et le traitement des affaires expéditif (D. Simonot). Dans ces deux situations, l’incarcération neutralisante est, sans le dire, quoique… est préférée à l’hospitalisation en psychiatrie, satisfaisant les aspirations sécuritaires actuelles de notre société. Pour le JAP, le mécanisme est inversé : comment neutraliser ce fou qui va être libéré ? « Mon bon docteur du SMPR, ne pouvez-vous pas “nous” l’hospitaliser avant sa libération ? » Reprenant les formes du « nous parental » quand le gamin a la méchanceté de « nous faire sa vilaine maladie ou nous rendre ses mauvaises notes scolaires »… Si la personne concernée ne peut relever de la rétention de sûreté, ne pourrait-on pas compter sur un ersatz psychiatrique afin de créer ce que le philosophe Claude-Olivier Doron appelle un continuum de sécurité et de contrôle [5]. En somme, dans cette occurrence-là : annulation de la schizophrénie ; dans cette occurrence-ci sur reconnaissance de la schizophrénie et notamment sa dangerosité potentielle. Deux exemples : 1. Affaire correctionnelle (tentative de vol d’un véhicule automobile). Dès l’incarcération sur la notice individuelle de prévenu majeur (dans le cadre d’une comparution immédiate) sont cochées les cases demandant un examen psychiatrique urgent et une mise en observation au SMPR. Le magistrat a ajouté à la main : « Nécessité absolue et urgente de le présenter au SMPR dès son arrivée car il paraît délirant. » Quelle est la situation médicale : patient âgé de 35 ans ayant eu de multiples hospitalisations sous contraintes en psychiatrie. Le patient présente un contact « moyen » avec une coopération un peu délicate à l’entretien mais ce qui est le plus notable est l’importante schizophasie rendant le dialogue « surréaliste ». Malgré des antécédents d’article 122-1, l’incarcération est décidée sans expertise préalable. Il s’agit typiquement du genre de prévenu qui à l’audience, interrogé par le magistrat, donnera à celui-ci l’impression qu’il se moque de lui : au vol s’ajoutera « l’outrage à magistrat » et la remarque du style « Cher monsieur, vous allez avoir tout le temps de réfléchir à tout cela en prison ». 2. Affaire criminelle. Jeune femme de 28 ans. Appel de la JI : impossible de faire un entretien. La juge semble terrorisée. Nombreuses expertises dont une d’un psychiatre chef de secteur qui la connaît bien suite à des hospitalisations dans son service. Altération mais pas abolition, état limite. Toutes les autres expertises évoquent une schizophrénie et une abolition du discernement. Étroit travail thérapeutique : on évite l’HO D 398. La patiente reconnaît et se tient à sa version sur le temps. Elle soutient s’être défendue d’une tentative de viol et avoir porté des coups de couteau. Aux Assises, pour ce meurtre, elle ne sera condamnée qu’à 4 ans après que l’avocat général lui a demandé si elle préférait la prison ou l’HP… Sans hésitation, elle préfère la première (pas si folle finalement ?). Angle expertal La doctrine expertale la plus répandue et dont on ne peut contester la cohérence ne liste pas des maladies conduisant automatiquement à des abolitions où à des altérations du discernement mais s’efforce à l’issue d’une discussion médico-légale de mettre en relation l’état mental du présumé auteur d’une infraction et l’acte commis. Une pathologie schizophrénique peut être identifiée tout en laissant l’auteur responsable de son infraction et donc punissable. Passons également sur la question de l’aggravation de la sanction en cas d’altération, déjà évoquée in limine par le sénateur JM Lecerf. Insistons également sur le fait qu’il ne faut pas mettre sur le compte des experts psychiatres, comme on le fait parfois trop souvent et trop facilement, l’augmentation du nombre de malades mentaux en prison. Les non-lieux psychiatriques (ou plus exactement maintenant le nombre d’ordonnances d’irresponsabilité mentale) se maintiennent autour des 250/an. Ce sont surtout les condamnations correctionnelles, sans expertise, qui alimentent le flux d’entrée de malades mentaux en prison. Le cas du patient schizophasique est illustratif de ces problèmes. SDF de longue date, il ne veut pas se faire soigner. Il sait qu’il ne doit pas voler, ce qu’il fait de manière utilitaire pour subsister et il ne conteste pas le caractère transgressif de son acte. En prison, après l’outrage à magistrat, c’est l’outrage à surveillants et à codétenus. Une impossible communication dans une cellule à trois ou quatre, dans des situations de rapports de force permanents où il faut incessamment ou discuter ou cogner. Un déficit indéniable dans les compétences diplomatiques l’oblige à un repli sur des modalités de communication plus expéditives dont les conséquences sont fréquemment le mitard. Expliquer ces situations aux surveillants sans trahir le secret professionnel, tout en s’efforçant de faire passer un message, en reconnaissant implicitement la pathologie mais en n’accédant pas à l’hospitalisation, oblige à développer des aptitudes pédagogiques jésuitiques. Dans ces cas, il y a une discordance, en phase avec celle du sujet, entre la qualité de son discernement eu égard à sa responsabilité pénale et sa capacité d’adaptation à la prison. La mission d’information du Sénat (Lecerf et Michel) actuellement en cours devrait s’intéresser à ce point et non pas seulement à la question de la responsabilité. Autre cas intéressant, caricatural d’avis expertal. Un jeune homme de 22 ans est incarcéré pour menaces physiques sur une femme sur la voie publique avec quelques propos scabreux. Manifestement schizophrène, son adaptation carcérale est délicate. Une hospitalisation sera menée et se déroulera de manière optimale pendant deux mois. Pour l’expert : diagnostic de schizophrénie. Jusque-là tout va bien, on est d’accord. Mais l’expertise de deux pages (une demie consacrée à la clinique et à la discussion médico-légale ; le reste pour la mission et les conclusions) L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 86, N° 2 - FÉVRIER 2010 185 M. David conclut à une schizophrénie « incurable » mais une injonction de soins est souhaitable pour les menaces sexuelles (contestées par le sujet et à propos desquelles la juge admet que le chef d’inculpation est tiré par les cheveux…). Bravo aux collègues du secteur qui ont réussi à le soigner à défaut de le guérir, quitte à faire mentir l’expert, mais dans ce cas l’engagement thérapeutique du secteur de psychiatrie générale et du SMPR a été optimal et bien coordonné. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Angle SPMP Angle pénitentiaire Les soignants des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (SPMP) et des dispositifs de soins psychiatriques (DSP) dans leur majorité n’ont pas une vision forcément très différente sur la question de la responsabilité des patients psychotiques. Ce qui leur pose un problème essentiellement est la question de l’accessibilité à la sanction pénale et de la capacité à vivre en prison. On sait que les soins en prison doivent être librement consentis. Le consentement est déjà un problème complexe en milieu libre. On se doute aisément qu’il ne peut être simple dans un milieu totalitaire et coercitif où l’accès au patient n’est pas aisé et où le patient ne se considère pas comme un citoyen à qui l’on demanderait son avis. Le constat d’un état psychotique par les SPMP suit globalement deux voies : 1. Un constat dès l’entretien d’accueil d’un prévenu ou d’un condamné. Pour un prévenu, si nécessaire, un signalement sous la forme d’une demande d’expertise peut être formulé auprès du magistrat instructeur ou du procureur. Selon le consentement de l’intéressé, les soins sont instaurés en prison. Si l’évolution est positive (pour l’intéressé et pour l’entourage), l’opportunité d’une HO D398 ne se présente pas. 2. Un constat après quelque temps, voire sur une assez longue durée. L’observation à long terme permet parfois de passer d’un diagnostic de psychopathie à un diagnostic de schizophrénie surtout si des hospitalisations intercurrentes n’ont guère modifié le tableau clinique (contrairement aux observations historiques signalées in limine). Le problème posé, en cas de pathologie psychotique chez une personne détenue, sans réelle indication d’hospitalisation, est celui de l’adéquation entre sa santé mentale et la vie en milieu pénitentiaire, en prenant en considération tous les risques rares connus mais réels (agressions, cannibalisme…). On sait également que la suspension de peine pour raisons psychiatriques n’est pas prévue légalement contrairement aux pathologies somatiques. Le médecin des SMPR/DSP (mais aussi des Ucsa) se trouve bien souvent confronté à des dilemmes éthiques bien résumés par Paul Ricœur [15] : « Le médecin consulté dans le cadre de la prison ne peut pas exercer à plein sa vocation définie par le devoir d’assistance et de soins, dès 186 lors que la situation même dans laquelle il est appelé à le faire constitue une atteinte à la liberté et à la santé, requise précisément par les règles du système carcéral. Le choix, pour le médecin individuel, est entre : – appliquer sans concession les exigences issues du serment d’Hippocrate, au risque d’être éliminé du milieu carcéral ; – consentir aux contraintes constitutives de ce milieu le minimum d’exceptions compatibles avec le respect de soi, le respect d’autrui et celui de la règle. » Le personnel pénitentiaire perçoit plutôt bien les pathologies psychotiques, bien que parfois psychopathes et schizophrènes soient confondus et que les manifestations florides des pathologies soient plus identifiées et signalées que les expressions déficitaires. Celles-ci perturbant moins l’homéostasie pénitentiaire que celles-là [3]. La question qui se pose à l’administration pénitentiaire est moins celle du repérage des « fous » que la manière de s’en protéger. Cela induit des directives et des organisations dans lesquelles les soignants risquent de perdre leur âme, telle la nouvelle dérogation au secret professionnel déclinée dans la loi du 25 février 2008 et qui énonce : « Dès lors qu’il existe un risque sérieux pour la sécurité des personnes au sein des établissements mentionnés au premier alinéa du présent article, les personnels soignants intervenant au sein de ces établissements et ayant connaissance de ce risque sont tenus de le signaler dans les plus brefs délais au directeur de l’établissement en lui transmettant, dans le respect des dispositions relatives au secret médical, les informations utiles à la mise en œuvre de mesures de protection. Les mêmes obligations sont applicables aux personnels soignants intervenant au sein des établissements pénitentiaires. » (Troisième et quatrième alinéas de l’art. L. 6141-5 du Code de la santé publique.) Tout autant de participation « écologique » à des tris sélectifs pour se prémunir des comportements polluants dangereux. Et on ne peut en faire grief à une administration qui a la charge de la sécurité d’une collectivité, que ce soit pour les détenus ou pour les personnels, et qui se voit imposer une « clientèle » qu’elle ne peut refuser sans avoir la compétence « thérapeutique » pour s’en occuper. Une clientèle qui ne cesse d’augmenter comme on le sait, sans compter, comme l’a rappelé lors du congrès de Versailles le président de la République, que 82 000 peines d’emprisonnement ferme sont en attente d’exécution [10]. Ce qui nous amène à l’angle politique. Angle politique L’intérêt politique, notamment ces dernières années, porté sur la maladie mentale en général et plus particulièrement folie/délinquance/prison ne se « dément » pas. Plusieurs livres L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 86, N° 2 - FÉVRIER 2010 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Schizophrénie et détention : angles d’approche seraient nécessaires pour en faire l’inventaire. Des débats parlementaires de l’année 2000 sur les prisons à la récente loi sur la rétention de sûreté et à l’irresponsabilité pénale des malades mentaux, en passant par toutes les extensions de l’injonction de soin, la classe politique ne cesse de légiférer sur le sujet, avec souvent l’aveu d’un profond désarroi. Début octobre 2009, le débat s’est encore emballé avec le retour en force de la castration chimique, prônée par les politiques qui se complaisent dans l’exercice illégal de la médecine. Rappelons-nous aussi, le cri du cœur et la sortie humoristique de notre confrère Bernard Debré, à l’Assemblée nationale, au cours du débat sur l’irresponsabilité pénale : « Si nos concitoyens lisent nos débats, ils vont peut-être comprendre que nous sommes complètement “à côté de la plaque” et se demander si nous ne devrions pas être hospitalisés à la demande d’un tiers ! » Et effectivement, lorsque l’on prend le temps de lire les débats parlementaires ou de les écouter, il est affligeant de constater l’indigence des débats. Ces problèmes complexes sont traités par certains parlementaires à l’aune de simples enjeux politiciens, et d’un niveau digne du café du commerce. Et quand un parlementaire élève le débat, on lui fait remarquer qu’il doit être soudoyé par la Fédération française de psychiatrie. C’est là tout le paradoxe de notre discipline et de sa spécificité. Jamais la chirurgie ne pourrait être l’objet d’empoignades et de prescriptions parlementaires ; en revanche, en psychiatrie tout le monde a son mot à dire (comme ce le fut lors de la guerre d’Irak, où nous français, nuls en histoire et géographie, savions tout de la 9e province). Il est à l’honneur de la psychiatrie d’être une discipline traitant du fait psychique, de notre façon de penser, juger, ressentir etc., mais la contrepartie de cette accessibilité apparente au débat citoyen est une simplification de son objet et de la possibilité d’être dévoyée de ses fondements. Il nous faut trouver un équilibre entre ces extrêmes et faire preuve de compétences pédagogiques et en communication pour exposer simplement mais sans simplification la complexité de la psychiatrie. Face à l’impossibilité de citer tous les débats parlementaires ou les déclarations des politiques, limitons-nous au récent débat avorté sur la loi pénitentiaire du printemps 2009 et à la déclaration du président de la République au congrès de Versailles du 22 juin 2009. Loi pénitentiaire (printemps 2009) Au cours des débats (notamment ceux de la séance du jeudi 5 mars 2009), les sénateurs ont remarqué souvent, se sont offusqués parfois, du trop grand nombre de malades mentaux en prison. L’amendement n° 125 présentait le problème de la manière suivante : « Les personnes souffrant de maladies mentales et dont l’état de santé mentale est incompatible avec la détention en prison devraient être détenues dans un établissement spécialement conçu à cet effet. Si ces personnes sont néanmoins exceptionnellement détenues dans une prison, leur situation et leurs besoins doivent être régis par des règles spéciales. » Bien que cette question fût considérée comme de première importance, elle fut éludée de la manière suivante par le rapporteur, Jean-René Lecerf, avec un amusant lapsus : « Notre collègue Claude Jeannerot vient d’aborder un problème fondamental. Pourtant, la commission lui demandera de retirer son amendement, car il lui paraît impossible de régler le problème de la santé mentale dans les établissements psychiatriques… (sourires) – pardonnez-moi, vous avez bien sûr compris que je pensais aux établissements pénitentiaires – dans le cadre de la loi pénitentiaire. » Et d’ajouter une relative perplexité sur la politique sanitaire à dégager : « Je ne suis même pas certain que les projets relatifs aux Uhsa qui sont extrêmement importants, constituent réellement la bonne réponse. Le constat que les détenus souffrant de maladie mentale sont si nombreux qu’il faut créer des hôpitaux psychiatriques en prison n’est-il pas le signe que nous entretenons le cercle vicieux au lieu d’amorcer un cercle vertueux ? La meilleure solution ne serait-elle pas radicalement différente ? Ne faudrait-il pas faire en sorte que les malades mentaux les plus lourdement atteints n’intègrent pas le monde carcéral ? » Sans préciser les diagnostics, les sénateurs visent à travers ce constat les personnes détenues souffrant de troubles mentaux graves, notamment les pathologies schizophréniques, et dont la situation est difficilement compatible avec la vie en détention. L’amendement n° 203 présenté par Nicolas About, rapporteur, et non retenu allait en ce sens : « Après avis médical, les détenus ayant effectué un séjour continu de plus de douze mois dans un SMPR sont placés dans des établissements spécialisés hors du milieu carcéral pour la durée restante de leur peine, dans des conditions définies par décret. » Le sénateur ajoutait en défendant son amendement : « Et encore, douze mois, c’est une durée assez raisonnable ! J’ai rencontré à la prison des Baumettes un détenu qui était incarcéré depuis huit ans dans la même cellule du SMPR ! Mais que fait cet homme depuis huit ans dans un tel service ? » Cet amendement n’avait pas d’intérêt puisque la garde des Sceaux de l’époque considérait « qu’il revient au magistrat de suspendre la peine ». Étonnant ! Madame l’ex-ministre ignorerait-elle que la suspension de peine pour raison médicale, initialement prévue dans la loi Kouchner du 4 mars 2002, remaniée avec plus de restrictions dans la loi du 12 décembre 2005 et codifiée dans le Code de procédure pénale (article 720-1-1) ne concerne que les pathologies somatiques ? Les sénateurs conviennent que la loi pénitentiaire résoudra peu de problème. Jean-René Lecerf met le nombre croissant de malades mentaux incarcérés sur le compte de la réforme du Code pénal de 1992 avec l’introduction de la punissabilité conservée d’un infracteur ayant son discernement seulement altéré (alinéa 2 art. 122-1 du CP) et non aboli. Le Sénat poursuivant sa réflexion sur ce sujet a L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 86, N° 2 - FÉVRIER 2010 187 M. David confié à Jean-René Lecerf et à Jean-Pierre Michel « une mission d’information sur la responsabilité pénale des malades mentaux qui pourrait s’ouvrir au-delà de la commission des lois et préparer une nécessaire initiative législative ». Serait-ce une des voies pour limiter en amont de la prison le flux d’incarcération des malades mentaux et tout particulièrement celui des schizophrènes ? Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Le président de la République Le président de la République a fait de nombreuses déclarations sur les hôpitaux-prisons. Il apporte dans sa déclaration du 22 juin 2009 devant le Parlement réuni en congrès une solution non pour limiter le flux d’entrée mais pour gérer le « stock » carcéral : « Le débat sur la liberté ? C’est aussi le débat sur la sécurité et sur les prisons. Qu’elle est la liberté de celui qui a peur de sortir de chez lui ? Qu’elle est la liberté pour les victimes si leurs agresseurs ne sont pas punis ? Comment peut-on parler de justice quand il y a 82 000 peines non exécutées parce qu’il n’y a pas assez de places dans les prisons ? Comment accepter à l’inverse que la situation dans nos prisons soit aussi contraire à nos valeurs de respect de la personne humaine. La détention est une épreuve dure. Elle ne doit pas être dégradante. Comment espérer réinsérer dans la société ceux qu’on aura privés pendant des années de toute dignité ? « L’état de nos prisons, nous le savons tous, est une honte pour notre République quel que soit par ailleurs le dévouement du personnel pénitentiaire. Nous construirons donc d’autres prisons, nous construirons des places dans les hôpitaux pour les détenus souffrant de troubles psychiatriques. C’est une nécessité pour la liberté de tous. C’est une nécessité morale. Ce sera un impératif du prochain gouvernement1. » Remarquons que 60 000 personnes sont incarcérées et que 82 000 personnes condamnées à une peine d’emprisonnement ferme hantent nos rues. On tremble2 ! La France 1 L’orthographe du discours a été fidèlement respectée. Tout se perdrait donc, l’orthographe chez les enfants – mais que font les hussards de la République ? – et pire, même au ministère de l’Éducation nationale (cf. dossier de presse consacré à la rentrée scolaire 2009-2010). Qui faute orthographiquement, faute pénalement… 2 Au fait sait-on combien d’infractions réelles sont perpétrés par ces 82 000 justiciables punis virtuellement, laissés à leur liberté de nuire en milieu ouvert au lieu d’être carcéralement neutralisés ? Il serait intéressant de déterminer si une peine « épée de Damoclès » a un effet dissuasif antirécidive. Ajoutons sur ce point qu’il n’est pas rare dans notre expérience de voir la mise à exécution de peines d’emprisonnement longtemps après jugement, parfois plusieurs années, pour des infractions « minimes » alors que le condamné est correctement inséré et n’a commis aucune autre nouvelle infraction. Ces situations particulièrement douloureuses pâtissent certes à l’intéressé, même s’il ne s’agit pas de dénier sa transgression, mais aussi fortement à son entourage (famille mais aussi employeur). Ne faudrait-il pas dans ces situations de non-mise à exécution d’une peine privative de liberté, l’obligation pour la Justice, de réévaluer après un certain temps de non-exécution du jugement la situation du justiciable et de prendre alors une décision adaptée. 188 a peur ! De l’espoir pour le BTP, une opportunité de grand chantier pour sortie de crise, et des projets pour l’emprunt national ! Angle sectoriel Pour s’exprimer de manière directe mais encore de manière euphémistique, il s’agit là d’une situation « tendue ». Dans un temps lointain, l’enthousiasme des psychiatres de secteur pour intervenir en prison se manifestait plutôt discrètement. Il a fallu quelques engagements ponctuels comme à Fleury-Mérogis ou à La Santé (Mérot/Hivert) pour qu’une organisation se mette progressivement en place avant d’aboutir à l’officialisation du SPMP en 1986. Le développement des SMPR et des DSP n’a pourtant pas évité une augmentation forte et progressive des HO D 398, la hantise des secteurs (1998 : 687 ; 2005 : 1805, source DGS). Les raisons de la réticence des secteurs de psychiatrie générale sont bien connues : – crainte des « évasions » ; – confusion surveillance sécuritaire/soins ; – locaux non adaptés ; – féminisation des équipes ; – sous-effectifs ; – tension sur les lits ; – diminution des DMS. Le tout entraînant de fait des hospitalisations dans de médiocres conditions, le plus souvent en chambres d’isolement pendant tout le séjour, souvent trop bref pour les équipes des SMPR mais déjà trop long pour les équipes de secteur. Dans ces conditions, les patients sont le plus souvent très demandeurs d’un retour en prison où leurs conditions de vie sont bien meilleures. Et pas de raison de se voiler la face, mais certaines hospitalisations sont demandées parfois pour obtenir d’un patient perturbateur un arrêt de ses demandes d’hospitalisation par des voies torses : TS, automutilations, agressions etc. ou bien encore un retour rapide peut aussi entrer dans un jeu entre pénitentiaires et soignants. Souvent aussi, pour les raisons évoquées in limine dans le chapitre historique, la labilité des symptômes peut conduire à des tensions entre les équipes : « Il n’a rien, ton patient, c’est un manipulateur… » Non dit explicitement : « Mauvais clinicien ! » Il y a 100 ans, l’analyse était déjà celle-ci : « Le devoir du médecin des prisons serait de placer ces malheureux à l’asile pour leur éviter le triste sort qui les attend, mais comme les médecins ont déjà la réputation d’arracher les criminels des “mains de la justice”, celui qui tenterait de faire transférer à l’asile tous les cas de vraies psychoses se rendrait tout simplement impossible et nuirait plus aux aliénés criminels qu’il ne leur serait utile, car il ne faut pas oublier que les médecins d’asile ne les reçoivent pas volontiers et s’en débarrassent le plus vite possible, soit en les L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 86, N° 2 - FÉVRIER 2010 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Schizophrénie et détention : angles d’approche renvoyant à la prison, soit en les rendant à la vie libre, où ils ne tardent pas à récidiver, ce qui les ramène promptement aussi dans les prisons [13]. » D’où un plébiscite sectoriel pour les Uhsa, voire d’autres propositions comme celles de J.-L. Roelandt, rappelées dans un récent numéro de l’Information Psychiatrique [16] : 1. Une proposition « classique ». Les Uhsa pour les personnes détenues responsables nécessitant une hospitalisation (si possible et au mieux, quelques lits d’Uhsa accolés aux Uhsi). 2. Une moins « classique » : la transformation des UMD en prisons-hôpitaux qui passeraient sous régime pénitentiaire avec libération conditionnelle dès que possible et contrôle judiciaire et soins psychiatriques dans la cité. Autant dire que les discussions actuelles autour des UMD risquent d’être chaudes. Angle administratif Je ne ferai qu’évoquer ce point qui nécessiterait aussi de longs développements. La Dhos a confié le pilotage des soins somatiques et psychiatriques en milieu pénitentiaire au Dr Dominique Péton-Klein, directrice du projet « Soins aux détenus ». De nombreux groupes de travail se sont réunis pour plancher sur l’évolution des soins en milieu pénitentiaire. Un séminaire sur deux jours s’est tenu au ministère de la santé en avril dernier dont vous pouvez trouver un compte rendu sur le site du SPH [4]. Outre des thématiques très médiatiques et/ou sensibles comme la prévention du suicide, la prise en compte de la dangerosité en prison et le partage d’information, la prise en charge des pathologies lourdes de type psychotiques représente un « casse-tête » pour les autorités. Les Uhsa qui semblaient pouvoir résoudre tous les problèmes et organiser le recentrement des soins dans les établissements pénitentiaires autour de l’ambulatoire ne n’apparaissent plus comme la panacée pour différentes raisons. La disparition annoncée du statut bâtard de « l’hospitalisation de jour » en SMPR semble non seulement remise en question mais il serait question de généraliser une forme « d’hospitalisation » avec des « cellules dites d’hébergement » dans la plupart des établissements pénitentiaires d’une certaine importance. Cette valse-hésitation, à laquelle participent, sinon allègrement, tout au moins à leur corps défendant, les psychiatres exerçant en milieu pénitentiaire, illustre bien la complexité de la problématique d’ensemble des prisons et plus particulièrement de la relation entre maladie mentale et infractions. Quelle évolution des concepts et des pratiques ? Le constat ancien de l’importance des troubles mentaux plus ou moins graves présentés par les personnes détenues a imposé progressivement, même si ce ne le fut pas toujours facilement, la place d’équipes psychiatriques en milieu pénitentiaire jusqu’à la création du secteur de psychiatrie en milieu pénitentiaire (SPMP) en 1986. Parallèlement et nettement depuis cette date, la psychiatrie de secteur a constaté les évolutions suivantes : – diminution importante du nombre de places d’hospitalisation complète ; – développement insuffisant des structures alternatives ; – disparition de l’internat des hôpitaux psychiatriques ; – disparition de la formation spécifique des infirmiers ; – augmentation importante de la demande de soins, à la fois de la part des usagers mais aussi des politiques, notamment sur un versant sécuritaire (obligations de soins, injonctions de soins dans le cadre du suivi socio-judiciaire (SSJ), généralisées dans tout SSJ depuis 2007) ; – etc. La création du SPMP semblait une idée progressiste et devait permettre d’augmenter l’offre de soins psychiatriques à une population qui au nom de l’égalité républicaine n’avait pas de raisons d’en être privée. Au contraire, elle en ressentait davantage de besoin, à la fois du fait d’un parcours souvent chaotique avant l’incarcération et ensuite du fait des conditions de détention qui ne sont pas favorables à l’épanouissement psychique et à l’amélioration de la santé mentale. Une filière ségrégative s’est installée, excluant le fautif pêcheur des soins « de droit commun » selon le schéma suivant : – SMPR/DSP (Dispositif de soins psychiatriques) ; – statut ambigu de l’hospitalisation en SMPR ; – consultations dites post-pénales ; – Uhsa ; – détournement du soin librement consenti en prison avec le « concept » du suivi socio-judiciaire encouru incluant une injonction de soins, créant un chantage aux aménagements de peine, à l’octroi des permissions et des remises supplémentaires de peine ; – cerise sur le gâteau : les centres socio-médico-judiciaires (rétention de sûreté). Et l’ensemble parfois réuni dans un même pôle (SMPR/UMD/CMSJ) comme à Fresnes/Villejuif. Peut-on oser dire, sans risquer les anathèmes, qu’abolir le secteur de psychiatrie en milieu pénitentiaire et ramener les soins psychiatriques aux détenus dans le giron d’ensemble de la psychiatrie de secteur, serait non seulement un avantage pour les personnes détenues mais aussi une revalorisation d’un secteur qui peine à survivre actuellement ? Après tout, parmi toutes les idées qui nous animent, parfois très diverses comme celles citées de J.-L. Roelandt, il conviendrait de trouver des modalités de soins aux personnes détenues qui correspondent à l’esprit du Secteur comme l’a rappelé récemment Georges Jovelet [11] : « Le Secteur, c’est la lutte permanente contre cette tentation naturelle à séparer, normer, étiqueter, ségréguer, isoler et in fine enfermer. C’est la vocation humaniste et désaliéniste du Secteur, l’essence de sa doctrine ». L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 86, N° 2 - FÉVRIER 2010 189 M. David Références 1. 2. 3. 4. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. 5. 6. 7. 8. 9. 190 Byk C. L’apport des états généraux au débat bioéthique. Médecine & Droit 2009 ; 97 : 101-2 ; « Prisons : comment effacer la honte ? », Le Monde 04/09/2009. Chiland C. Comment raconter l’histoire d’une vie ? L’Évolution Psychiatrique 1982 ; 47 : 147-56. David M. Psychiatrie en milieu pénitentiaire. Paris : PUF, « Nodules », 1993. David M. Quelle évolution pour la psychiatrie en milieu pénitentiaire ? www.sphweb.info/spip.php ?article778. Doron CO. « Une volonté infinie de sécurité : vers une rupture générale dans les politiques pénales ? » In : Folie et justice : relire Foucault. Toulouse : Érès, 2009, p. 193. Enquête sur la santé des entrants en prison (1997). Dress 1999 ; 4. Santé mentale et suivi psychiatrique des détenus (juin 2001). Dress 2002 ; 181. Fazel S, Danesh J. Serious mental disorder in 23000 prisoners: a systematic review of 62 surveyers. Lancet 2002 ; 359 : 545-50. Foucault M. 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