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L'esprit critique dans la culture chinoise
!
René Barbier (LEC)
La notion de “critique” semble être le privilège de la pensée occidentale. Elle s’en prévaut
sans cesse et regarde les autres cultures, qui ne la mettent pas en avant de la même manière,
avec une certaine condescendance (2). L’esprit critique occidental paraît être lié à l’esprit de
conquête et à une déconstruction systématique de l’altérité symbolique des cultures
rencontrées pour imposer une homogénéité culturelle légitime de l’Occident. Conquête de la
nature “sauvage” par la science rationnelle, conquête de territoires par l’armée, conquête des
esprits par la religion. L’imaginaire des Occidentaux sur l’être chinois, par exemple, a subi
des variations directement liées à la représentation de la force véritable, notamment militaire,
des fils de Han. Lorsque la puissance militaire des Chinois a decliné aux yeux des
Occidentaux, le Chinois est devenu une sorte de “femme” docile et soumise aux appétits
mercantiles des marchands d’opium. Il a fallu le renouveau nucléaire de l’Etat chinois et sa
puissance économique réévaluée à la fin du XXe siècle, pour que l’Occident mondialisé
regarde la Chine avec une nouvelle convoitise mais aussi une nouvelle lucidité (Barbier,
1999).
En langue française, le dictionnaire renvoie le mot critique à deux dimensions essentielles (2)
- à la notion de crise comme tournant décisif dans le changement d'une vie
- à la notion de choix radical, de fondement, permettant d'établir de critères de choix et des
points de repère.
Dans la langue chinoise : l'idéogramme "crise" signifie à la fois danger et opportunité.
- La notion chinoise s'ouvre donc sur les deux versants : d'un côté un danger majeur et de
l'autre une possibilité de se sortir d'une impasse ou de saisir sa chance.
L'"esprit critique" comme conscience attentive, implique de distinguer dans un événement,
une situation, un objet, une pratique, un discours le :
- Pourquoi et pour quoi
- qui et avec qui
- quand
- où
- comment
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Seuls les deux premiers termes "pourquoi" et "pour quoi" se réfèrent à la possibilité radicale
de l'esprit critique, celle qui va au fond des choses;
* "pourquoi" vise les causes de l'événement dont on tente l'évaluation
*! "pour quoi" vise les finalités
Dans ce cas, nous sommes dans un acte de pensée proprement philosophique, je dirai même
métaphysique comme le développent les religions du Livre ; Il y a, au fond du pourquoi, le
germe du totalitarisme que l'on trouve dans tous les intégrismes et clans religieux ou
politiques et même scientifiques, artistiques, philosophiques ou psychanalytiques. Le
pourquoi et le pour quoi, en deux mots, ouvrent la question de la temporalité, de l'historicité
et du fameux "progrès" de l'homme dont on ne sait plus trop comment le définir en termes
humains en ce début du XXIe siècle. Le "progrès" de l'humanité en 2002 passe-t-il par l'esprit
dichotomique et manichéen très en vogue outre-Atlantique aujourd’hui, ou par celui des
derniers milliers d'indiens kogis, sur les hauteurs de la Sierra Nevada en Colombie, qui
actualisent sans cesse dans leur symbolique, le respect de la nature pour l'ensemble de
l'équilibre terrestre, comme le décrit Eric Julien dans son livre sur "le chemin des neuf
mondes" (2001) ?
La sociologie, bien qu'elle se soit détachée de la philosophie, reste malgré tout dans la
problématiquedu pourquoi dans les deux sens du terme. Les sociologues dans la ligne de la
sociologie savante, même critique, recherchent toujours le "pourquoi" des choses et des
situations. Ils savent que les "bonnes raisons" données a priori dans les discours
d'accompagnement des pratiques, ne reflètent en général qu'une illusion nécessaire sur la
réalité des faits. Dans la ligne de Bourdieu, ils mettent en question le "pourquoi et le pour
quoi" avancé pour en décrypter les mécanismes internes de méconnaissance instituée,
directement fonctionnels pour la contribution de la reproduction des inégalités sociales, au
cœur d'une logique interne dissimulée. Ils ne s'intéressent alors au "comment" que dans cette
mesure : comment cette dissimulation peut-elle s'opérer dans la pratique, le "sens pratique",
sans que les agents du système social puissent en prendre conscience ?
Seuls, peut-être, les phénoménologues, les sociologues de la "raison sensible (M.Maffesoli)
et les ethnométhodologues, s'attachent vraiment au comment dans le détail des interactions,
sans se préoccuper obsessionnellement du pourquoi.
Au-delà du "pourquoi", la culture chinoise est du registre pragmatique. Elle n'exclue pas la
critique mais la place sur un plan intramondain qui ne demande pas de prendre parti sur une
finalité ou un commencement d'ordre divin. Il n'y a alors aucun questionnement sur l'origine
et la fin de toute chose.
La pensée chinoise est pragmatique
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La pensée chinoise se soucie du niveau pragmatique de la vie et délaisse la dimension
métaphysique. Si elle pose la question du "vers quoi" c'est toujours en fonction d'une
réflexion sur la vie en devenir liée à son insertion dans des formes éthiques de socialités.
Dès lors, la discussion sans fin sur le pourquoi et le pour quoi qui fait les délices de la pensée
occidentale n'a guère pu s'instituer dans la pensée chinoise, excepté peut-être durant une
époque très courte, avec la discursivité de Mozi et le ritualisme d'obéissance des "Légistes"
(IIIe siècle av JC). L’exploration de la pensée chinoise nous montre, d’une manière évidente,
qu’elle peut très bien venir jouer avec la raison raisonnante, dans les arguties sophistiques au
même titre que notre raison occidentale, comme ce fut le cas pour le défi de Mozi à
l’enseignement confucéen durant la période de transition entre les Printemps et Automnes et
le règne des Royaumes Combattants (Ve-IVe siècles AJC) ou celui de Xunzi, redoutable
polémiste, au IVe siècle AJC,! dans la foulée de Confucius mais à l’encontre de l’optimisme
de Mengzi. Le Xunzi est le seul ouvrage connu, construit, élaboré, parfaitement rationnel et
clair de l’antiquité chinoise.
Par contre la question du comment, du et du quand, comme du qui et avec qui l'intéresse
au plus au point. Tout essai de comprendre le "conflit" doit passer par cette considération
(Kamenarovic, 2001). Pas de négociation en Chine sans une prise en compte absolue de ces
variables dans la discussion. Beaucoup de négociateurs occidentaux, ignorants de la culture
chinoise, en ont fait les frais.
Essayons de comprendre ce trait d'esprit de la pensée chinoise.
Mais, tout d'abord, qu'est-ce que la pensée chinoise" ?
La pensée chinoise traditionnelle, c'est-à-dire celle qui a pris naissance il y a plus de deux
mille cinq cents ans et qui s'est organisée au fil des siècles autour des "pères" du système
taoïstes (Laozi (Lao Tseu), Zhuangzi! [Tchouang-tseu ], “Maître Zhuang”, Liezi [Lie-Tseu])
mais également autour de la philosophie confucéenne et néo-confucéenne (Kongzi,
(Confucius), Menzi (Mencius), Ge Hong (283-343), Zhang Zai (1020-1077), Wang
Yangming, Zhu Xi (1130-1200), Wang Fuzhi (1619-1692), est subtile et dérangeante.
- Subtile parce qu'elle perpétue une attitude des chinois à comprendre la réalité naturelle sans
vouloir systématiquement la réduire à l'aune de la raison raisonnante.
- Dérangeante parce que le philosophe occidental a bien du mal à ne pas reconnaître dans les
approches de la vie individuelle et sociale de la pensée chinoise, une authentique philosophie,
même si elle ne s'exprime pas toujours selon les modes habituels des académies issues de la
Grèce antique. L’application de la catégorie occidentale de “philosophie” en Asie remonte
sans doute à l’enseignement du Japonais Nakamura Masano (1832-1891), professeur à
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l’université de Tôkyô. Mais ce qui frappe dans ce que Anne Cheng nomme la “pensée
chinoise”, c’est l’orientation de celle-ci vers une cosmologie et une absence de théologie,
cette dernière catégorie étant beaucoup plus évidente dans l’histoire de la philosophie
occidentale. Anne Cheng démontre très bien comment la pensée chinoise, par le truchement
du Japon, a été jugée par la philosophie occidentale; non dans sa spécificité culturelle et son
veritable apport à la connaissance de l’homme dans la nature, mais par rapport à la
rationalité. C’est en son nom qu’on a cherché si la pensée chinoise était ou non digne du
terme de “philosophie” (Cheng, 2002)
Confucius ne parlait pas de prodiges ou de manifestations paranormales. Le sage, l’homme
de bien, met en garde contre ce type de manifestation et se refuse à troubler autrui avec de
tels sujets. Le raisonnement remet les choses en place et replace le surnaturel dans l’ordre de
la nature. Léon Vandermeersch (1994) soutient que le surnaturel sauvage (celui des “esprits”,
des “fantômes”) fut converti en surnaturel élaboré par les sages. Le surnaturel converti est
transformé en qi (matière-énergie cosmique), en yin et yang, en wunxing (cinq éléments ou
cinq agents : terre, feu, bois, métal, eau), c’est-à-dire en forces agissant au plus profond de la
nature, difficilement imaginables mais saisissables par la réflexion appliquée à la raison des
choses. Dans le surnaturel converti, la dimension de transcendance devient une dimension de
profondeur dans l’immanence. Mais les Chinois diraient plutôt de “hauteur” jusqu’aux
niveaux les plus essentiels du déploiement cosmique de ce qui est. Le sage tient un discours
cosmologique, non religieux, et n’élabore pas le concept de transcendance, comme celui de
divin. Le terme chinois de shenxue (théologie) renvoie à shen qui s’applique aussi bien aux
âmes des êtres humains qu’à toutes sortes de déités. Il s’agit plutôt d’une individuation du
surnaturel, du cosmologique, au niveau des “dix mille êtres”, c’est-à-dire du manifesté.
Pas plus que de théologie, la pensée chinoise ne connaît de pensée métaphysique. Il n’y a rien
au-delà du monde physique, comme chez Aristote. Mais il y a quelque chose de “plus haut
que” ou d’“antérieur à” toute particularisation phénoménale. La réalité existe sous la forme
d’une sorte de continuum, qui échappe à toute appréhension par les sens, et qui pénètre les
“dix mille êtres”.
Doté de plusieurs degrés, ce continuum développe celui du yin et du yang, dont la dynamique
interne anime les cinq phases du wuxing, ; puis celui du de (puissance cosmique), dont la
dynamique commande celle du yin et du yang ; puis celui du dao (voie cosmique), source
elle-même de la dynamique du de. Comme le remarque L. Vandermeersch, “il ne s’agit pas
d’un au-delà du monde physique, mais d’un approfondissement de la nature de la réalité
physique elle-même” (1985, p.13)..
La pensée chinoise articule de nombreuses notions qui reflètent cet état d’esprit, tant à partir
du taoïsme que du confucianisme et même du bouddhisme tardif.
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Confucius (Kongzi)/Mencius
(Menzi)
Etat
Famille
CultureRen Fadeur
Détours
Wou
Wei
Ordre
Juste Milieu
SAGESSE
CHINOISE
Yi Jing (Livre des mutations)
Bouddhisme chinois (Ch'an)
Nature
Harmonie
Spontanéité
Désordre
Procès
Yin/Yang
Qi
Tao
Lao Tseu
ou Laozi
Tchouang
Tseu ou
Zhuangzi
Sagesse chinoise (René Barbier, CRISE, Université Paris 8)
http://www.fp.univ-paris8.fr/recherches/accueilCRISE2.html
Sans entrer dans les details d’une telle philosophie (Barbier, 2000), considérons son rapport
avec l’esprit critique
L'esprit critique
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