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l’université de Tôkyô. Mais ce qui frappe dans ce que Anne Cheng nomme la “pensée
chinoise”, c’est l’orientation de celle-ci vers une cosmologie et une absence de théologie,
cette dernière catégorie étant beaucoup plus évidente dans l’histoire de la philosophie
occidentale. Anne Cheng démontre très bien comment la pensée chinoise, par le truchement
du Japon, a été jugée par la philosophie occidentale; non dans sa spécificité culturelle et son
veritable apport à la connaissance de l’homme dans la nature, mais par rapport à la
rationalité. C’est en son nom qu’on a cherché si la pensée chinoise était ou non digne du
terme de “philosophie” (Cheng, 2002)
Confucius ne parlait pas de prodiges ou de manifestations paranormales. Le sage, l’homme
de bien, met en garde contre ce type de manifestation et se refuse à troubler autrui avec de
tels sujets. Le raisonnement remet les choses en place et replace le surnaturel dans l’ordre de
la nature. Léon Vandermeersch (1994) soutient que le surnaturel sauvage (celui des “esprits”,
des “fantômes”) fut converti en surnaturel élaboré par les sages. Le surnaturel converti est
transformé en qi (matière-énergie cosmique), en yin et yang, en wunxing (cinq éléments ou
cinq agents : terre, feu, bois, métal, eau), c’est-à-dire en forces agissant au plus profond de la
nature, difficilement imaginables mais saisissables par la réflexion appliquée à la raison des
choses. Dans le surnaturel converti, la dimension de transcendance devient une dimension de
profondeur dans l’immanence. Mais les Chinois diraient plutôt de “hauteur” jusqu’aux
niveaux les plus essentiels du déploiement cosmique de ce qui est. Le sage tient un discours
cosmologique, non religieux, et n’élabore pas le concept de transcendance, comme celui de
divin. Le terme chinois de shenxue (théologie) renvoie à shen qui s’applique aussi bien aux
âmes des êtres humains qu’à toutes sortes de déités. Il s’agit plutôt d’une individuation du
surnaturel, du cosmologique, au niveau des “dix mille êtres”, c’est-à-dire du manifesté.
Pas plus que de théologie, la pensée chinoise ne connaît de pensée métaphysique. Il n’y a rien
au-delà du monde physique, comme chez Aristote. Mais il y a quelque chose de “plus haut
que” ou d’“antérieur à” toute particularisation phénoménale. La réalité existe sous la forme
d’une sorte de continuum, qui échappe à toute appréhension par les sens, et qui pénètre les
“dix mille êtres”.
Doté de plusieurs degrés, ce continuum développe celui du yin et du yang, dont la dynamique
interne anime les cinq phases du wuxing, ; puis celui du de (puissance cosmique), dont la
dynamique commande celle du yin et du yang ; puis celui du dao (voie cosmique), source
elle-même de la dynamique du de. Comme le remarque L. Vandermeersch, “il ne s’agit pas
d’un au-delà du monde physique, mais d’un approfondissement de la nature de la réalité
physique elle-même” (1985, p.13)..
La pensée chinoise articule de nombreuses notions qui reflètent cet état d’esprit, tant à partir
du taoïsme que du confucianisme et même du bouddhisme tardif.