Nestor-Luis CORDERO
Conférencier, Professeur Émérite à l'Université de Rennes 1)
Le premier texte philosophique:
Les quatre lignes d'Anaximandre (vers 565 av.J.C.)
Simplicius (VIe siècle après J.C.), Commentaire à la "Physique" d'Aristote, p. 24:
"Il y a des philosophes qui ont affirmé que l’élément des choses était un, en
mouvement et illimité. D’autres, en revanche, affirment que le principe est un, mais
et infini. Anaximandre, fils de Praxiades, de Milet, le disciple et successeur de
Thalès, a dit que le principe et l’élément des choses était l’indéfini [τὸ ἄπειρον],
devenant ainsi le premier à utiliser ce terme. Il dit que ce principe n’est ni l’eau ni
aucun des autres éléments, mais qu’il s’agit d’une nature indéfinie, dans laquelle
trouvent leur origine tous les cieux ainsi que les mondes qu’ils contiennent. En ce à
partir de quoi se produit la génération pour les choses [=les êtres, τ ντα,
littéralement, les étants], est aussi ce en quoi se produit leur destruction, selon la
nécessité, car elles se rendent mutuellement justice et châtiment de leurs injustices,
selon l’ordre du temps, dit-il en termes très poétiques. Il est donc évident que pour lui
le génération ne provenait pas des quatre éléments".
Texte en italiques: Théophraste (IV-IIIe siècles avant J.C.), Les opinions des
philosophes anciens.
Texte en italiques, caractères gras : passage du traité d'Anaximandre (VIe siècle
avant J.C.)
Qu'est-ce que la philosophie ancienne?
Nous essaierons de répondre à la question: Qu'est-ce que la philosophie
ancienne? Disons d'abord que l'expression "philosophie ancienne" est devenue un
véritable cliché, et il serait prétentieux et, pire encore, hors de propos, de contester
l'utilité de certains clichés, comme par exemple, celui de "philosophie ancienne". Ceci
ne nous empêche pas, cependant, d'exprimer quelques réserves à propos de la
pertinence de la formule. D'abord, elle est utile, car elle nous permet de placer dans le
temps, et rapidement, une période de l'histoire de la philosophie. On pourrait donc dire
que, d'un point de vue chronologique, parler de "philosophie ancienne" est tout à fait
pertinent, car ce cliché embrasse toute une série de systèmes qui se sont succédé dans
l'antiquité. Mais, mise à part cette pertinence chronologique, il faut dire d'ores et déjà
que cette sorte d'étiquette, "philosophie ancienne", ne reproduit pas fidèlement le
contenu du produit. Dans une terminologie commerciale, on pourrait même dire qu'il
s'agit d'une contrefaçon. Et cette remarque me permet d'entrer dans le vif du sujet.
Du fait qu'une philosophie ait été pratiquée dans l'antiquité on ne peut déduire
automatiquement qu'elle soit "ancienne". On peut dire d'ores et déjà que la question de
la prétendue "ancienneté" de la philosophie pratiquée dans l'antiquité –je préfère
utiliser cette formule- va nous confronter à une question passionnante, qu' hélas, je ne
peux que survoler dans ces pages: il s'agit de la question du rapport qu'il y a entre la
philosophie et son histoire, car la philosophie prétend atteindre des vérités en dehors
du temps, et l'histoire se déroule dans le temps. Toute histoire suppose le temps.
Mais commençons par le commencement. Je ferai d'abord une présentation
extérieure de la philosophie pratiquée dans l'antiquité, comme si le sujet de notre
conférence était un objet à examiner dans un laboratoire, et après nous entrerons, dans
la mesure de nos possibilités, au coeur du sujet. Si le lecteur me permet une image un
peu pittoresque, nous commencerons par une sorte de photographie de cet objet, la
philosophie pratiquée dans l'antiquité, et nous essaierons ensuite de proposer une sorte
de radiographie du même objet, dans laquelle tout ce qui n'est pas visible, deviendra
fondamental.
Dans les histoires de la philosophie on appelle "philosophie ancienne" la
période qui va depuis les origines de la philosophie, le 26 mai 585, jusqu'en 529,
donc, en tout, 1114 ans. C'est, de loin, la période la plus longue. Toujours d'un point de
vue chronologique, on parle après d'une "philosophie médiévale", qui va jusqu'à la
chute de Constantinople en 1492, donc, 963 ans;puis' d' une "philosophie moderne",
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jusqu'à la Révolution Française, 297 ans; et, enfin, de 1789 jusqu'à aujourd'hui, on
parle d'une "philosophie contemporaine", un peu plus de deux siècles. Tout cela est
arbitraire, mais utile.
Voyons la philosophie "ancienne". Je conserve le cliché par commodité. La date
d'origine est la conséquence secondaire d'une phrase d'Aristote. Cet auteur fait souvent
référence au passé, et dans un passage de la Métaphysique il a écrit que, parmi les
premiers qui ont philosophé, se trouvait Thalès, de la polis de Milet, en Ionie. Thalès
était très connu dans l'Antiquité parce qu'il avait prédit une éclipse totale de soleil,
visible dans sa région. Les astronomes actuels ont trouvé la date de cette éclipse, le 26
Mai 585. Donc, Thalès était actif un peu avant cette date….
La date de 529 est celle d'un décret de l'empereur Justinien qui, devenu chrétien,
interdit "que les Grecs et d'autres hérétiques exposent publiquement leurs idées" (texte
reproduit par l'historien Malalas,18, 42), ce qui entraîna la fermeture de l'Académie,
institution fondée par Platon presque un millénaire auparavant. On peut dire que nous
avons présenté la photographie, le portrait de cette période. Voyons maintenant ce que
ces chiffres ne disent pas: ce qui s'est passé à l'intérieur de cette période.
Or, d'ores et déjà, une constatation s'impose: nous avons mentionné tout à
l'heure quatre périodes, toutes différentes, cela va de soi. Mais, comme c'est le cas dans
toute activité, la première période est celle de la fondation, de la découverte, et les
autres sont, soit une continuité, soit un changement, soit des variations sur ce qui
existe déjà; mais toutes ces périodes supposent quelque chose qui existe déjà. Ce fait
accorde déjà à la première période un privilège considérable, car si on l'appelle
"ancienne" c'est en fonction de ce qui s'est passé après. En soi, la philosophie de
l'antiquité n'est pas ancienne; quand elle était en plein essor, elle n'était pas encore
"ancienne". Avec un zeste d'ironie on pourrait dire que les autres périodes, même la
philosophie actuelle, sont en réalité post-anciennes, car elles sont le prolongement,
pour le meilleur ou pour le pire, d'une activité qui existait auparavant.
Regardons donc le surgissement de cette activité, la philosophie. Et, pour
commencer par le commencement, il faut faire une remarque: quand j'ai dit que nous
regarderons le surgissement de cette activité c'est parce que, dans le cas de la
philosophie, ceci est possible. Nous ne saurons jamais quand, à quel endroit, et
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comment sont nées, par exemple, la musique, la danse, la poésie et même les
mathématiques ou l'astronomie. Nous savons, en revanche, qu'à un moment donné,
certains sages ont été considérés comme des philosophes, ce qui était une nouveauté,
et nous savons aussi à quel endroit et quand ceci s'est produit. Nous avons cité il y a
quelques minutes une date très précise, même s'il faut la nuancer un peu, mais à peine
de quelques années, au plus, d'une décennie. Cette spécificité de la philosophie, le fait
de savoir quand et où elle a commencé, va nous permettre de dire avec certitude ce que
faisaient ces gens, les premiers philosophes.
Pour résumer en deux mots cette nouvelle activité on peut dire qu'elle consistait
à regarder la réalité à partir d'une perspective nouvelle, afin d'obtenir quelques
certitudes susceptibles d'appuyer un certain mode de vie. L'être humain, en effet, a
toujours eu besoin d'expliquer le monde dans lequel il habite, et les réponses
mythiques d'abord, et, ensuite, les sciences, sont apparues progressivement pour
combler ce qu'Aristote avait appelé "l'appétit naturel de savoir" (première phrase de la
Métaphysique). Ce panorama général que je viens de présenter est valable pour la
plupart des civilisations de l'Antiquité. Une fois atteint un certain degré de culture,
tous les peuples ont répondu par des mythes, à des questions concernant l'origine de
l'univers, des dieux et de l'être humain.
Mais, dans ce panorama, la Grèce, ou le peuple grec, a suivi une évolution un
peu particulière, différente de celle des autres régions (différente: ni meilleure ni pire),
et le résultat fut le surgissement d'une activité nouvelle, inconnue dans d'autres
civilisations, activité que progressivement on appela "philosophie".
Dans le cas du peuple grec, la plupart des récits mythiques sont tardifs. Dans les
poèmes homériques, élaborés de manière orale entre le XIIe et le VIIIe siècles av.JC.,
et mis par écrit peut-être par quelqu'un qui s'appelait Homère peu après le début du
VIIIe siècle, lorsque les Grecs adoptent l'écriture, il n'y a aucun récit mythique sur
l'origine de l'univers, des dieux ou de l'être humain. Voilà déjà une différence avec des
civilisations telles que la babylonienne, l'égyptienne ou la juive, qui, à la même
époque, avaient déjà élaboré des mythes pour expliquer ces problèmes. En Grèce il
faut attendre Hésiode, vers le milieu du VIIIe siècle, et des cosmologues tels que
Phérécyde ou Alcman, au VIe siècle, pour trouver des pareils récits, mais, dans tous
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ces cas, nous sommes déjà soit dans l'ambiance dans laquelle naîtra la philosophie,
dans le cas d'Hésiode, soit, directement, dans une époque postérieure aux premiers pas
de la philosophie.
Or, dans tous les récits mythiques, dans le cas d'autres civilisations, les dieux,
ou des éléments naturels divinisés, comme les fleuves, occupent une place de choix.
Dans les poèmes homériques il y a aussi un portrait très précis des divinités, mais ce
statut des dieux est très particulier. Ils ne sont ni créateurs ni producteurs de quoi que
ce soit, ils ne sont pas tout-puissants, et ils doivent obéir à un pouvoir anonyme placé
au-dessus, appelé soit destin, soit nécessité. Et c'est tout.
Mais lorsque les poèmes homériques sont mis par écrit, peu après le début du
VIIIe siècle, comme nous venons de le dire, deux grands bouleversements vont
changer la physionomie de la civilisation grecque: l'essor du commerce et l'adoption
de la polis comme structure sociale. L'essor du commerce, qui est à l'origine de
l'expansion vers l'occident, mettra le peuple grec en rapport avec d'autres cultures, et,
en même temps, les anciens royaumes, et le pouvoir aristocratique sur lequel
s'appuyaient ces royaumes, commencent à céder la place à une structure sociale
nouvelle, produit purement grec: la polis, la cité basée sur des lois.
Ces lois, sur lesquelles s'appuie la polis, sont déjà des lois écrites, discutées et
votées dans des assemblées, assemblées qui sont progressivement ouvertes à tous les
citoyens. Et, du point de vue de la culture, la discussion et l'argumentation, qui
caractérisent déjà certaines sciences -telles que l'astronomie et les mathématiques-,
nécessaires à l'élaboration des lois, commencent à s'appliquer à résoudre les problèmes
fondamentaux qui avaient trouvé des réponses mythiques dans d'autres civilisations, en
dehors de la Grèce. Les divinités grecques n'étaient pas capables d'expliquer, elles-
mêmes, l'origine du kosmos, et la place que l'être humain occupe dans cet ensemble. Il
fallait trouver une autre manière de répondre à cet appétit naturel de savoir que
possède l'être humain.
Des sages renommés (astronomes, musiciens, mathématiciens, parmi lesquels,
Thalès), appliquent alors à ces nouveaux sujets leur capacité de raisonner, et ces
sophoi (sages), sont peu de temps après appelés des philo-sophoi, car ils aiment un
nouveau type de sagesse (le préfixe philo vient d'un verbe qui signifier "aimer", "avoir
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