Séminaire « Économie anthropologique de la Chine »
École des Hautes Études en Sciences Sociales
La connaissance de l’économie chinoise se limite ordinairement à ce que nous enseigne à grand-
peine quelques agrégats laborieusement élaborés et les analyses macroéconomiques qu’ils suscitent.
Ces réflexions – si pertinentes et si nécessaires soient-elles – laissent le plus souvent dans l’ombre la
complexité d’un système économique en transition dont on ne sait toujours si le choix d’une économie
de marché est d’abord pour favoriser le développement économique ou pour inciter à la construction
d’un État moderne et fort – si tant est que les deux puisent se distinguer.
Ce constat explique à son tour que l’objet de mon étude ne soit pas tant l’homo œconomicus, ce
« monstre anthropologique » selon une expression bourdivine désormais classique1, mais bien plutôt
un homo sinicus dans ses rapports avec les choses de l’économie. Cet homo sinicus, avec ses besoins,
ses propensions, ses dispositions, ses aptitudes, est un produit de l’histoire, individuelle et surtout
collective ; son habitus économique2 est tout ce qui fait qu’il est adapté au monde économique au sein
duquel il est immergé : une Chine sous-développée, parfois post-socialiste mais bien souvent encore
pré-capitaliste.
Je ne parlerai toutefois pas ici d’« anthropologie économique » pour éviter deux éventuels
malentendus3. C’est d’abord la possible confusion avec la réflexion entreprise par Maurice Godelier
qui circonscrivait d’emblée sa problématique à l’étude des sociétés « sans marché » interdisant de ce
fait tout examen des modes d'enchâssement de l'économique et du social au cœur même des sociétés
non « archaïques »4. C’est ensuite, pour des raisons similaires mais spéculaires, la connexion qui peut
être établie entre l’approche bourdivine de l’anthropologie économique et la théorie de la régulation
qui « ne s'applique qu'aux seules sociétés où domine le mode de production capitaliste »5. La remarque
précédente ne signifie pas un rejet a priori des réflexions inspirées par la théorie de la régulation ; elle
ne souligne seulement qu’une différence d’objectifs que note Robert Boyer6. C’est ainsi que je préfère
la formulation d’Ignacy Sachs – économie anthropologique – par laquelle cet auteur affirme avec force
la nécessité d’une observation des comportements humains réels pour « reprendre l’analyse des
économies réelles » et « reconstruire une théorie du développement »7. D’un point de vue sémantique,
cet énoncé a pour lui – de surcroît – une certaine logique ; l’anthropologie économique est censément
un regard sur l’homme (encore que Pierre Bourdieu prenne « l’entreprise comme champ » de cette
anthropo-logie8) tandis que l’économie anthropologique reste fondamentalement une approche de
l’économie. Reste à justifier le choix de l’adjectif « anthropologique » de préférence à celui de
« sociologique » 9. Historiquement, et en partie pour des raisons tenant à la nature même de
l’information ainsi qu’à sa disponibilité, j’ai été contraint de privilégier l’étude des comportements
individuels ou micro-sociaux (comme les phénomènes microfinanciers) pour expliciter l’activité
1 Pierre Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Paris : Seuil, 2000, p. 256.
2 Au sens où l’entendait Pierre Bourdieu, cf. « La fabrique de l'habitus économique », Actes de la recherche en
sciences sociales, (Regards croisés sur l'anthropologie de Pierre Bourdieu), 150, décembre 2003, p. 79-90
3 Je ne m’arrêterai pas ici à la récupération du concept d’« anthropologie économique » soit pour critiquer le
quantitativisme en économie, soit pour promouvoir une vision purement comptable de l’activité humaine.
4 Maurice Godelier, « Objet et méthode de l’anthropologie économique » in Rationalité et irrationalité en
économie, Paris : Maspéro, 1968, p. 232-293 (réimpression du texte de 1965 paru dans la revue L’Homme,
vol. V, n° 2).
5 Bernard Billaudot, « La théorie de la régulation est-elle une théorie économique? (À propos du statut
épistémologique de la théorie de la régulation) », La lettre de la régulation, n° 14, 1995, p. 2.
6 Robert Boyer, « La sociologie économique de Pierre Bourdieu », Problèmes économiques, n°2851, 2004,
p. 42-48 [ce texte est extrait d’un document diffusé par le CEPREMAP sous le numéro 2004-01 consacré à
Pierre Bourdieu, analyste du changement ?].
7 « Environnement, développement, marché : pour une économie anthropologique. Entretien avec Ignacy
Sachs », par Jacques Weber, Natures, Sciences, Sociétés, vol. 2, n° 3, 1994, p. 262.
8 Pierre Bourdieu, op. cit. p. 235, 252.
9 Pierre Bourdieu en définissant « l’entreprise comme champ » de l’anthropologie économique, assimile cette
discipline à une sociologie, ce qui est par ailleurs logique puisque l’entreprise est un groupe social, mais peut
prêter à confusion.
économique des groupes sociaux en Chine, voire éclairer celle de la société chinoise dans son
ensemble10. Bref, introduire une perspective anthropologique dans l’étude de l’économie de la Chine
est reconnaître la complexité sociale et culturelle des processus économiques chinois lesquels ne sont
justement pas d'abord et avant tout économiques. Partant, seule une telle démarche est à même de
saisir la mutation des règles du jeu qui préside au fonctionnement de l’économie chinoise et, plus
généralement, à la transformation des institutions économiques en Chine.
La méthode dès lors s’impose d’elle-même puisque que cette « économie anthropologique » étudie
la genèse des catégories, des institutions et des marchés au travers de l’évolution des comportements
individuels et micro-sociaux et de leurs seuils de changement. C’est d’abord le recours à l’empirique,
que ce soit par l’enquête de terrain, par les interviews des acteurs sociaux, ou encore par la constitution
d’une base de données photographiques comme je le fis pour les maisons de prêt sur gage. C’est
ensuite le recueil et l’analyse des faits tels qu’ils sont rapportés, que ce soient des « faits divers » aussi
bien que des textes réglementaires, que des relevés statistiques – toutefois quand ces derniers ne sont
pas absents ou défaillants comme dans le cas à nouveau des maisons de prêt sur gage. C’est encore, et
enfin, l’étude du réel – au sens humien du terme – dont le discours chinois n’est qu’une traduction
normalisée autant que normative et ce, le plus souvent, à un double niveau (phénoménal et idéologique)
et qu’illustre le discours sur l’usure et ses rapport avec les maisons de prêt sur gage. Cette démarche
implique que mon interrogation ne s’arrête pas à la seule question du « comment » , mais qu’elle
envisage aussi celle du « pourquoi » – sans pour autant entraîner que la réponse à cette dernière
question doive révéler une rationalité forcément économique, ni même qu’elle soit toujours accessible
en l’état actuel des recherches.
Ces recherches m’ont amené à prendre en compte l’émergence de cohérences limitées et
temporaires dans le cadre de ce qu’exprime le concept chinois de minjian 民間. Ce concept que l’on
pourra rendre assez littéralement par l’expression « espace du peuple » n’est – ni ne fut – aucunement
l’objet d’une réflexion chinoise spécifique même s’il sert aujourd’hui comme hier de référence obligée
à toute analyse des phénomènes sociaux en Chine, en particulier, les économiques et, plus
spécifiquement en ce qui me concerne, les financiers.
Cet « espace du peuple » est un espace de régulation autonome – i.e. ni décentralisé ni, et encore
moins, déconcentré. La référence est ici si clairement à l’opposition traditionnelle entre Ciel et Peuple
que cet « espace » ne peut être simplement ramené à la « société civile » qui n’en est – au mieux –
qu’une version édulcorée tolérée, voire générée, par les autorités chinoises. Une réflexion sur la
construction d’un tel espace est annoncée dans le programme quadriennal 2006-2009 du Centre
d'études sur la Chine moderne et contemporaine (UMR 8561). Dans le cadre de ce programme, une
équipe pluridisciplinaire d’historiens, d’anthropologues, de sociologues et d’économistes – en tout une
douzaine de chercheurs – entreprendront un approfondissement de ce phénomène et tenteront de
développer des concepts et des notions communes pour en expliciter l’existence et la viabilité même
provisoire. Ces objectifs se traduisent par la définition de trois axes :
Le mode de production de cet « espace du peuple » : c’est l’étude des procédures et des
comportements individuels et collectifs ayant la propriété de générer et de reproduire cet espace.
Le mode de développement de cet « espace du peuple » : c’est à la fois l’étude des conditions de
sa reproduction « élargie » et celle de la transformation des rapports sociaux au sein de cet
espace qu’accompagne la création de nouvelles institutions tant économiques que non
économiques.
Le mode de régulation de cet « espace du peuple » : c’est l’étude des procédures internes et
externes qui assurent un ajustement, d’une part, entre les comportements individuels et collectifs
au sein de cet espace et, d’autre part, dans les rapport de cet espace avec l’ensemble du système.
10 Le premier essai de ce type que j’aie rédigé en utilisant des données purement biographiques, a été publié en
1977 (« Tachai 1945-1975 : un village modèle vu de l’intérieur », Mondes asiatiques, 1977, n° 11, p. 161-
195). Cet article avait été précédé d’une étude des systèmes de comptabilité rurale qui étaient autant de grilles
de déchiffrement des comportements individuels et collectifs (Comptabilité rurale en Chine : le manuel de
comptabilité du Liaoning, Paris : EHESS, 1975).
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