plus de 95 000 personnes, ajoute Man -
gesh Thorat, son collaborateur. S’il est
vrai que l’aspirine augmente le risque de
saignement en général, aucune des études
ne fait état d’une augmentation des sai-
gnements mortels de type hémorragie cé-
rébrale. Dans notre analyse, on a fait
comme si les saignements fatals augmen-
taient autant que les autres saignements.
On a donc surestimé volontairement les
risques et, malgré cela, le bénéfice est
net.» Et d’ajouter, avec bon sens : «On
ne peut pas nier le fait que, entre des sai-
gnements non fatals qui nécessitent une
visite à l’urgence et un diagnos tic de can-
cer, la plupart des gens choisiraient les
premiers.»
Si les preuves sont là, la mise en pratique
n’est pas aisée pour autant. «Il reste encore
à déterminer la durée d’utilisation la plus
appropriée. Les effets se voient dès la cin-
quième année, mais sont plus importants
après 10 ans. On ne sait cependant pas
s’il y a un âge à partir duquel les risques
l’emportent sur les bénéfices. La dose op-
timale n’est pas non plus connue, car il
n’y a pas eu d’études permettant de com-
parer les dosages», peut-on lire dans l’ana-
lyse de Cuzick.
Il faut dire que l’aspirine présente un
gros « défaut» . Le brevet de ce médi -
cament commercialisé depuis 1899 a
expiré il y a belle lurette. Or, pour
faire la preuve d’un effet préventif,
il faut mener des essais incluant
des milliers de patients suivis sur
de longues périodes. Donc,
pouvoir disposer de beaucoup
d’argent pour le faire. «Mais vu qu’il n’y
a plus de propriété intellectuelle pour l’as-
pirine, les compagnies pharmaceutiques
ne sont pas intéressées à investir dans la
recherche. S’il s’agissait d’une nouvelle
molécule, nul doute que ce serait un
block-
buster
», souligne Mangesh Thorat.
Heureusement, les promesses antican-
céreuses de l’aspirine ont piqué l’intérêt
de nombreux financeurs publics. Plu-
sieurs essais cliniques sont en cours
ou sur le point de démarrer, dont l’essai
ASPREE qui évaluera, aux États-Unis, le
rapport bénéfices/risques de l’aspirine
auprès de 19 000 personnes de plus de
65 ans. Ou encore l’essai ADD-Aspirin
qui permettra de déterminer si l’aspirine
permet de prolonger la vie des personnes
atteintes de cancer après une chirurgie,
une chimiothérapie ou une radiothérapie.
En attendant les résultats (en 2025!),
les chercheurs doivent encore plancher
le retour d’une star
spirée ulmaire, une herbacée eu-
ropéenne qui contient elle aussi
de l’acide salicylique.
Il faut toutefois attendre le XIXe
siècle pour qu’un pharmacien
français, Joseph Leroux, parvienne
à extraire sous forme de cristaux la
substance active du saule, qu’il
baptise «salicyline» (de
salix,
le
nom latin de cet arbre). Des chi-
mistes européens synthétisent en-
suite l’acide salicylique qui suscite
un intérêt médical limité, car il
est très toxique pour l’estomac.
En 1853, un jeune chimiste stras-
bourgeois, Charles-Frédéric Ger-
hardt, réussit la première synthèse
de l’acide acétyl-
salicylique, en fai-
sant réagir du
salicylate de so-
dium et du chlo-
rure d’acétyle. Il ouvre sans le
savoir la voie à la production in-
dustrielle de l’aspirine, ignorant
tout des propriétés thérapeutiques
de son produit. À ce moment, il
n’a pas identifié clairement la
molécule et pense avoir synthétisé
un «anhydride d’acide» comme
un autre. C’est sur ce type de
composés chimiques qu’il mène
des recherches, et il en produit
ainsi plusieurs.
Le laboratoire allemand Bayer dé-
pose finalement le brevet du médi-
cament, sous la marque Aspirin (qui
signifie «fait sans spirée»), après
qu’un de ses chimistes, Félix
Hoffmann, eut mis au point une
méthode simple pour le pro-
duire. Dès 1899, l’aspirine est com-
mercialisée sous forme de poudre
dans un flacon de verre. L’année
suivante, elle est offerte en compri-
més. Le succès est immédiat et
mondial. Son utilisation intensive
pendant la Première Guerre
mondiale et lors de
l’épidémie de
grippe espagnole
›
Félix Hoffman
«Sauf exception, tous les adultes de plus de 50 ans devraient prendre de l’aspirine à titre préventif», affirme Jack
Cuzick, directeur du Centre de prévention contre le cancer au Queen Mary College.
LA PRESSE CANADIENNE/AP PHOTO/DAVID RAMOS
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