Dossier pédagogique du Théâtre des Marionnettes de

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dossier d’accompagnement
BARTLEBY
CM2
6E
UNE HISTOIRE
DE WALL STREET
1H
T400
THÉÂTRE ET MARIONNETTES
MA 19
ME 20
JE 21
JAN
JAN
JAN
10:00
10:00
10:00
VE 22
JAN
10:00
© Cédric Vincensini
D’APRÈS LA NOUVELLE DE
HERMANN MELVILLE
MISE EN SCÈNE DENIS ATHIMON ET
JULIEN MELLANO
COMPAGNIE BOB THÉÂTRE
Renseignements : Frédéric Aubry | 02 44 01 22 56 | [email protected]
Dossier disponible sur le site internet du Quai dans la rubrique « Vous > Enseignants » :
http://www.lequai-angers.eu/cest-vous/professionnels/enseignants-encadrants
Dossier réalisé par Bertrand Tappolet du Théâtre des Marionnettes de Genève
Le spectacle
1. L’histoire
Histoire fascinante imaginée par
l’écrivain américain Herman Melville,
Bartleby se déroule se déroule dans un
cabinet new-yorkais au 19e siècle.
Homme de loi sans ambition, le patron,
qui est aussi narrateur de l’histoire,
travaille en compagnie de trois
employés qu’il surnomme amicalement
Dindon, Lagrinche et Gingembre.
Après avoir dressé le portrait de ce
petit bureau de copistes, l’auteur de
Moby Dick met en scène Bartleby, un
nouvel employé qui viendra tout
bouleverser. Sans délai, Bartleby
Bartleby. Photo de répétition
s’applique à ses tâches de copiste
avec beaucoup de sérieux, le jour
comme la nuit. Tout va bien, à la
grande satisfaction du patron, jusqu’au moment où ce dernier demande à Bartleby d’examiner un court
document. Dès ce moment, Bartleby refuse d'accomplir les travaux demandés, jusqu’au drame en
déclarant : « Je préférerais ne pas (le faire) ». La formule constitue alors la réponse du scribe à toute
demande ou suggestion. Il abandonne donc progressivement et comme inexorablement toute activité, y
compris celle de copiste pour laquelle il a été engagé. L’employeur ou avoué découvre même avec
stupeur que Bartleby dort à l’étude, et qu’il n’a pas l’intention d’en partir. Devant cette situation intenable
c’est le patron qui finit par déménager puis, tenaillé par sa conscience et sa pitié, retourne le voir, d’abord
dans l’immeuble où se tenait son étude, ensuite dans la prison où Bartleby a été finalement enfermé. Ce
dernier, allongé au pied du mur de la cour, est mort. Dans l’épilogue, empreint d’une profonde tristesse,
l’avoué-narrateur achève son récit par l’évocation d’une rumeur : Bartleby aurait été, par le passé,
employé au bureau des lettres au rebut de Washington. Melville termine alors par ces mots :
« Ah Bartleby ! Ah humanité ! ». Est-il une figure de la résistance passive face à un système
économique ? Ou un personnage insaisissable dans ses motivations ? Ce mystère en forme d’allégorie
sur la condition humaine a passionné des générations entières.
Quittant ses rivages connus du théâtre d’objets, le Bob Théâtre convoque en duo la marionnette à
gaine et le jeu d’acteurs. D’abord propulsée vers le burlesque en compagnie de personnages
truculents filant sur un ton vif, elle se dépouille ensuite, permettant la confrontation entre Bartleby et
son employeur. L’absurde l’emporte alors sur le réel et la fiction se met à boitiller. Mis à nu, un outilcastelet se révèle en laissant entrevoir toute sa machinerie, des crochets aux tringles, tout en
permettant des jeux de rideaux favorisant tour à tour l’apparition et l’évanouissement des
personnages. À suivre le parcours de la compagnie rennaise offert au TMG – "Nosferatu",
"Démiurges", "Princesse K", "James Bond… Fin de série" -, on peut déceler un penchant pour
l’effroi tant qu’il porte au rire.
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2. Le Prix du refus
Rencontre avec Denis Athimon qui réalise et interprète
le spectacle aux côtés de Julien Mellano
Le personnage de Bartleby semble résister dans son
refus comme on respire, par pur réflexe.
Comme dans notre spectacle Démiurges, ce que l’on
voudrait retranscrire, c’est le rapport sensible interrogateur à
la scène. Ce, à la fois dans le jeu et le non jeu. Est-ce qu’un
acteur sur scène qui semble ne rien faire n’est-il ainsi
vraiment rien ou une autre forme de présence-absence ?
A la racine de cette création, il y a ce désir de voir ce que
donne, fiché sur le plateau, un personnage qui ne fait
singulièrement rien, refuse de performer, de produire des
biens, un service, du sens, malgré la tyrannie généralisée de
la rentabilité, de la productivité et de la lisibilité transparente
de toute fable.
Bartleby. Photo de répétition
Dans le récit de Melville, l’employeur narrateur confie : "Il (Bartleby) demeura, comme toujours,
l’immuable ornement de mon bureau." Comment pensez-vous traduire cela à la scène ?
Après avoir fonctionné en tandem avec Julien Mellano pour Démiurges et Vampyr. Bartlelby s’annonce
comme un duo sans en être véritablement. L’un de nous va ainsi "préférer ne pas faire" et l’autre
accomplira tout. La lecture de la nouvelle signée Melville, elle, devient possiblement addictive, suscitant
des effets secondaires pouvant altérer l’esprit.
La nouvelle de Melville présente notamment l’intérêt de travailler et creuser la question du choix. L’une de
nos influences est le film, Mr Nobody de Jaco Van Dormael. Il livre sa théorie du Chaos. Un petit garçon
se trouve sur un quai de gare, il doit choisir entre son père ou sa mère le temps d'un train qui arrive et
repart. De sa décision découleront des actes, des faits, des histoires différentes, qu'un montage savant
nous fait suivre en simultané. Et c'est parti pour une équation à trois inconnues, Elisa, Anna et Jeanne,
autant de femmes qui vont bouleverser la vie, les vies, de notre héros devenu grand et qui s’appelle Nemo
Nobody.
Or, à nos yeux, le choix ultime, c’est Bartleby en son versant dénué de toute brutalité dans son refus poli.
Mais il a choisi de ne pas préférer (le faire). De plus ce protagoniste résonne intensément avec la
dimension de la marionnette et de l’objet.
Au début du spectacle, la marionnette à gaine est apparue comme un moyen de retranscrire tout cet
univers, cette atmosphère de scribes et copistes. Par se possibilités expressives, la marionnette n’excellet-elle pas à rendre compte de personnages burlesques et bien campés évoluant en bureau, Dindon,
Lagrinche, Gingembre ? Ensuite, on relève un basculement dans le récit. Dindon, Lagrinche, Gingembre
disparaissent pour laisser place au face-à-face entre le patron narrateur et homme de loi à Wall Street et
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Bartleby, copiste de pièces juridiques ou scribe. Il est fascinant d’aborder le processus mystérieux que suit
Bartleby. Il cesse complètement de travailler, mais aussi de sortir de l'étude où il dort. Il ne mange rien
d'autre que des biscuits au gingembre, et refuse même son renvoi par son employeur.
L’ombre et le mur sont des motifs qui reviennent souvent.
Cette notion d’être toujours face au « mur
aveugle » est fondamentale chez Bartleby, qui ne
cesse de se tenir devant une fenêtre débouchant
Il est fascinant d’aborder le processus
sur un immense mur de briques. Il n’y a de fait
aucune perspective de fuite ni de ligne d’horizon.
mystérieux que suit Bartleby.
On fait au copiste un petit espace dans le bureau
du notaire avec un paravent. Ainsi lors de son
arrivée à l’étude, il n’y a pas de place ou de table
pour lui, ce qui fait partie de nos propositions d’espace au sein du castelet. Il est littéralement emmuré par
des rideaux, une cache. L’employeur lui passe les documents à réaliser par une ouverture.
Si le début avec de nombreux dialogues, jeu et manipulation animant les marionnettes est prolixe en
paroles, le silence qu’impose la présence mutique de Bartleby s’étend petit à petit. C’est moins le fait que
le personnage tragique n’a pas accès à la parole qu’il refuse peut-être obstinément de la prendre. Le
second temps est un quasi monologue du notaire. A la question de l’employeur s’inquiétant du fait que
Bartleby ne veut plus écrire, ce dernier répond : « Ne voyez pas la raison par vous-même ? » C’est alors
comme un gouffre et un abîme de perplexité qui s’ouvrent encore plus largement tandis que le patron est
persuadé que son employé souffre d’un problème oculaire.
Propos recueillis par Bertrand Tappolet
3. De la mélancolie à la frayeur
Comme je retournais dans mon esprit toutes ces choses en les rapprochant de la découverte
récente que Bartleby faisait de mon étude sa résidence et son chez lui constants, sans oublier ses
caprices morbides ; comme je retournais toutes ces choses, un sentiment de craintive prudence
m'envahit. Mes émotions premières avaient été de pure mélancolie et de la plus sincère pitié ; mais
à mesure que la détresse de Bartleby prenait dans mon imagination des proportions de plus en plus
grandes, cette même mélancolie se muait en frayeur, cette pitié en répulsion. Tant il est vrai et
terrible à la fois que, jusqu’à un certain point, l’idée ou la vue du malheur mobilise nos meilleurs
sentiments, mais que, dans certains cas particuliers, au-delà de ce point elle ne les commande plus.
Il serait erroné de croire que ce phénomène soit dû invariablement à l'égoïsme inhérent au cœur
humain. Il procède plutôt d'une certaine désespérance de pouvoir remédier à un mal excessif et
organique. Pour un être sensible, la pitié, souvent, est souffrance. Lorsqu'on voit finalement que
d'une telle pitié ne saurait sortir un secours efficace, le sens commun ordonne à l'âme de s'en
débarrasser. Ce que j'avais vu ce matin-là me persuada que le scribe était victime d'un désordre
inné, incurable. Je pouvais faire l'aumône à son corps, mais son corps ne le faisait point souffrir;
c'était son âme qui souffrait, et son âme, je ne pouvais l'atteindre.
Hermann Melville, Bartleby
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4. Un « texte violemment comique »
Cet énigmatique récit de Melville fut analysé à
de nombreuses reprises par divers penseurs,
critiques littéraires et philosophes : Deleuze,
Agamben, Derrida ou encore Bataille. Malgré
ces nombreuses tentatives d’élucidation,
l’œuvre de Melville conserve son caractère
mystérieux autour de la fameuse formule « I
would prefer not to » (« Je préférerais ne
pas »). Certains y ont vu une œuvre
résolument politique érigeant au rang de
héros de la désobéissance civile le
protagoniste éponyme, d’autres en ont
proposé une lecture plus pessimiste et
psychologisante de la figure de l’échec
absolu.
Bartleby. Photo de répétition
Dans un cas comme dans l’autre, la nouvelle donne à penser par sa brutalité, son hermétisme et son
apparente absurdité. Nulle part dans la nouvelle, nous n’aurons d’indice de la part de l’auteur quant au
sens de cette étrange formule. Le sens est à construire, et cette tâche échoit au lecteur (au spectateur)
quel qu’il soit : amateur, psychanalyste, philosophe, critique littéraire, jeune ou moins jeune...
Plus encore, c’est un véritable défi au langage que lance Melville par cette nouvelle déroutante
d’absurdité, de vérité. Et risquer aujourd’hui de s’y attarder malgré la haute probabilité de se trouver aussi
démuni que l’est le narrateur, c’est précisément parce que la philosophie s’attaque à des problèmes ; et
Bartleby en est bel et bien un. Plutôt que donner des réponses, Bartleby questionne la limite du langage,
de l'écriture, de toute tentative de formulation ou de représentation de la pensée. Comme le disait Julien
Mellano en reprenant une part de brioche : « chercher à expliquer est sûrement vain mais chercher à
comprendre ne l’est sans doute pas ».
Bartleby n’est pas le symbole de quoi que ce soit. C’est un texte violemment comique. (Gilles Deleuze)
Bob Théâtre
5. De la nouvelle à sa transposition à la scène
Le Bob Théâtre, depuis ses débuts, a exploré
divers champs du théâtre d’objet et de la
manipulation en restant à distance de la
marionnette, par respect, par prudence et par
incompétence. Mais à la relecture de Bartleby
une évidence c’est imposée ; nous utiliserons la
marionnette à gaine et le jeu d’acteur (car
n'oublions pas que le plus important dans la
marionnette à gaine c’est ce qu’il y a dedans).
La marionnette à gaine
nous propulse vers le burlesque.
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Dans la première partie du récit, Melville décrit
le quotidien du bureau de l’avoué, ses deux
collaborateurs: Dindon, La grinche et son jeune
commis, Gingembre. Il nous décrit une étude
qui sent la cire, l'encre et les vieux registres, où
le travail se fait suivant des méthodes
fonctionnelles, quasiment académiques voire
traditionnelles. Le ton y est vif, rapide, les
personnages truculents et agités se répondent
du tac au tac. Dindon est un alcoolique notoire
et Lagrinche a de sérieux problèmes de
digestion… Tous les ingrédients de la comédie
sont au rendez-vous.
Bartleby. Photo de répétition
La marionnette à gaine nous propulse
irrémédiablement vers le burlesque et la caricature, comme malgré elle… Elle nous impose un style, un
regard, une vision à la fois décalée et encadrée… Un certain ton, auquel, selon nous, il est légitime de ne
pas adhérer parfois. En résonance avec l'activité studieuse, méthodique et bien huilée de ce petit bureau
de Wall Street, nous nous appliquerons à user des techniques propres à la marionnette à gaine, sans
dérision, avec professionnalisme, comme celui qui fait la renommée de l'avoué et de son étude dans la
nouvelle. C’est là que nous voulons aller pour mieux retourner le public « comme une crêpe » lorsque
nous arrivons au « point géodésique » du récit selon le romancier français Daniel Pennac, lorsque
Bartleby répond à l’avoué qui l’interroge sur le pourquoi de son inaction : « Ne voyez-vous pas la raison
par vous-même ? »
Commence alors la deuxième partie du récit, plus dépouillée, les personnages secondaires s’effacent (les
marionnettes disparaissent) pour laisser place à la confrontation de l’avoué et de son employé Bartleby.
L’absurde l’emporte alors sur la réalité, la fiction se met à boiter. La marionnette à gaine sera donc une
sorte de leurre, un format de spectacle dans lequel nous attirons les spectateurs. Comme Melville induit la
question de la limite du langage, nous nous poserons la question de la limite de la marionnette ou du
théâtre d'objet, sans pour autant imposer de réponse. Même sinous avons notre petit idée sur la question
de la marionnette, nous souhaitons nous y atteler vraiment.
Bob Théâtre
6. Un Castelet en forme de piège
Le point de départ est le castelet. Il est partiellement monté, laissant voir l'intérieur et toute la technique
nécessaire à la manipulation (marionnettes, crochets, tringles, cordons de rideaux...). On devine le
bricolage fonctionnel de cet outil castelet, comme Melville nous décrit la fonction et les méthodes du
bureau.
Le piège est installé.
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Le castelet permet plusieurs niveaux de jeux, les marionnettes en haut, le jeu d’acteur en bas, avec
parfois cette sorte de flou entre les deux... Il permettra tout un jeu de rideaux pour masquer ou faire
apparaître les personnages et les acteurs, pour évoquer différents espaces : le bureau de l'avoué, la pièce
de ces copistes, l'espace dédié à son nouvel employé juste derrière le paravent...
Le castelet pourra se déplacer (le déménagement) et se déstructurer. On peut par exemple exploser le
castelet pour ouvrir l'espace de jeu et, paradoxalement, dessiner l'espace de la prison.
Le castelet-carcan se transforme en boîte noire.
Bob Théâtre
7. Des Rôles mis en abyme
« Tout ce qui peut être dit peut être dit clairement, et
sur ce dont on ne peut parler,
il faut garder le silence. »
Ludwig Wittgenstein
Pour raconter cette histoire de dialogue impossible, nous sommes deux sur le plateau.
Le premier incarne l’avoué, il dirige (manipule) ses employés. Comme dans la nouvelle, il est aussi le
narrateur, tantôt en adresse direct au public, tantôt dans la peau (dans la gaine) des personnages
secondaires. Il introduira le récit comme on présente un numéro de marionnette à venir, en installant le
suspense d'une histoire qu'il a déjà traversée.
Avec Bartleby, Melville nous offre une petite démonstration jubilatoire de perfectionnisme littéraire. En
quelques pages, il plante le décor et ses personnages avec une efficacité redoutable et nous plonge
directement dans l'intrigue. Ici nous transposons cette virtuosité narrative par le biais d'un sémillant
marionnettiste visiblement expérimenté et perfectionniste, mais néanmoins convivial. L'autre incarne
Bartleby. Par respect du mystère qui accompagne cette figure nous préférons ne pas en dire davantage.
Bob Théâtre
8. Bartleby et le jeu scénique
Le rôle du théâtre : l'impresario distribue les premiers et les seconds rôles, plante le décor des quatre
murs de l'étude, et octroie à chacun un rôle qui sera lu à haute voix dans la pièce. Le comique de situation
est évident : typologie accusée de personnages à la forte présence physique ; jeu scénique à partir des
entrées et sorties du premier rôle caché derrière un paravent ; goût de la réplique... Le ressort comique
essentiel est l'inversion connue du couple maître- valet : le propriétaire des murs est expulsé de ses murs,
le copiste dicte la conduite au patron, l'avocat n'est plus le maître.... Les acteurs ici sont des rôles, ils sont
étroitement codés par une fonction déterminée : L'employé insolent et le maître pusillanime. Or Bartleby
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refuse théâtralement de lire son rôle puis de tenir tout rôle dans cette mise en scène, étroite. En tombant
dans le mutisme et l'anorexie, il figure dans un réel illusoirement en représentation, l'homme sans réplique
et sans rôle. Dans la théâtrologie, la formule sans réplique de Bartleby se nomme l'idiolecte du
personnage : un langage singulier qui marque l'étrangeté et la distance. L'idiolecte de Bartleby ne signifie
pas l'infériorité linguistique comique du personnage, mais suggère la présence d'un objet parlant original
et doucement terrifiant…
La statue céphalophore (1) du copiste apparaît sur scène comme la mort en personne : un mur aveugle
(dead wall) qui ne cesse de fixer, un mur de brique aveugle, puis la muraille nue (dead wall) des Tombes.
Ainsi le rôle de théâtre écrit après la mort du copiste est-il une prosopopée : un texte qui fait parler la mort
et nous confronte à ce que les grecs appelaient le prosopon ce qui est offert à la vue, à la fois le visage et
le masque…
Qui est là ? Personne. Qu'est-ce qui arrive ? Rien. Le copiste, toujours là debout préfère ne pas bouger du
tout, dressé puis couché là-bas. En somme un revenant, ce qui ne veut rien dire et ne peut être comparé à
rien : un cadavre. Le texte nécrologique, en se théâtralisant, nous livre une spectaculaire autopsie : pour
trouver la cause, pour trouver la forme sous l'informe, l'avocat devient un médecin légiste qui analyse,
tranche, ouvre. La dissection de la chose est un déboîtement infini qui permet de ne rien déduire.
Bernard Terramorsi
(1) "Céphalophore", en grec, signifie "porteur de tête. Ce mot désigne en fait toute une catégorie de personnages qui,
ayant été décapités, se relèvent, prennent leur tête entre leurs mains, et se mettent en chemin pour rejoindre le lieu
où ils désirent être inhumés.
9. L’Histoire empêchée ou la résistance
Dialogue avec le comédien et manipulateur Denis Athimon
Quel est le trait dominant de votre adaptation ?
Ce Bartleby est axé autour du récit contrarié, détourné, dans une manière de subvertir le storytelling et
l’adresse théâtrale. Comme comédien et manipulateur, je tente de raconter une histoire avec un acolyte
qui fait de la résistance dans la manipulation de la marionnette à gaine pour la fable. Le spectacle peut-il
se poursuivre avec un marionnettiste sur scène qui "préférerait ne pas" manipuler sa marionnette ?
Comment percevez-vous le personnage de Bartleby ?
C’est un être qui a choisi, sans se monter revendicatif pour autant. Il ne justifie pas non plus son acte et son
attitude qui restent incompréhensibles et mystérieux aux yeux des autres. S’il a réalisé un choix peut-être
absurde, personne ne sait que faire ou penser de ce personnage, y compris le lecteur qui est plongé dans des
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abîmes de perplexité voire une angoisse. Est-ce une forme de héros, parangon de la désobéissance civile,
économique ? Ou un looser (perdant) fini ? Tout est alors possible dans l’interprétation.
Le personnage est-il contre un système ou en
faveur d’une résignation à ne plus « fonctionner »
dans une société vouée à produire ? Cette
énigme sans fin a suscité un nombre considérable
d’écrits, commentaires, études et exégèses. Il
représente sans doute l’essence de la question
philosophique par excellence où il n’y a pas de
réponse – si tant est qu’elle existe – qui puisse
clore le sujet. Ou alors toute interprétation est
possible dans la réponse même. A mes yeux,
Bartleby a néanmoins décidé que plus rien n’était
possible.
C’est un être qui a choisi,
sans se montrer revendicatif.
Qu’avez-vous retenu de cette mystérieuse fable ?
La première partie se veut relativement fidèle à la description minutieuse que fait Melville de l’office sis à Wall
Street, de son atmosphère et de l’équipe de copistes et autres personnages. Puis, l’opus bascule
progressivement dans le registre de celui qui refuse de faire ou performer sur un plateau de théâtre.
Il y a une sorte de pulsion de mort dans la trajectoire entropique de Bartleby avec quelque chose du
destin de Grégoire Samsa, le héros tragique de La Métamorphose de Kafka qui met aussi l’accent sur
une noire ironie.
L’humour et l’ironie sont conviés au début du spectacle en emmenant le spectateur sur une fausse piste
avec les marionnettes à gaine. Ce pour arriver à une fin terrible voyant Bartleby allant au bout d’une
absence et d’une disparition qui se confondent in fine avec la mort. La marionnette permet cette mise en
scène de la mort de manière à la fois littérale et décalée. Faire mourir une marionnette est aisé en termes
de manipulation.
On songe d’ailleurs bien avant sa disparition à un spectre qui hante l’office et n’est pas sans rapport avec
le fantastique de l’univers des contes et ses incantations et formules qui vont souvent par trois. Ainsi
s’exprime le narrateur : « Bartleby ! Pas de réponse. Bartleby ! dis-je en élevant la voix. Pas de réponse.
Bartleby ! tonnais-je. Tout comme un fantôme soumis aux lois de l’incantation magique, à la troisième
sommation il parut à l’entrée de son ermitage. » Ou lors d’un autre épisode : « Je vois encore cette
silhouette lividement propre, pitoyablement respectable, incurablement abandonnée ! C’était Bartleby ! »
Quel est donc cet étranger aux allures fantomatiques faisant voler en mille et un éclats l’organisation
ordinaire de cette petite étude juridique ? Le saura-t-on un jour ?
C’est moins Bartleby qui est délogé de l’entreprise que son employeur. Bartleby est ce personnage
métamorphosé en « point mort » de la fable. Il prend ainsi le dessus et anime la vie des autres
protagonistes. Comment allez-vous aborder cet aspect ?
Dans cette transposition au plateau de la nouvelle de Melville, l’un des interprètes préfère ne plus manipuler
ni jouer. S’il ne veut pas s’extraire ou bouger du castelet, je suis alors contraint de mouvoir le castelet afin de
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tenter de contourner ce poids mort, qui devient une forme d’obstacle permanent à l’écoulement de toute
activité.
En réalité, je suis amené à jouer tous les rôles,
étant notamment le notaire et le narrateur qui fait
l’avoué. Le spectateur est invité à se demander
ce que fait cette présence silencieuse à mes
côtés. On entre dans le récit-castelet par
plusieurs rideaux. Et, du coup, autant de niveaux
de perception et de présences. Ainsi il y a le
niveau le plus bas où les comédiens
manipulateurs sont entièrement dissimulés. En
ouvrant un autre rideau, nos têtes apparaissent,
Se dévoile ensuite l’espace du bureau
également au fil d’un jeu de rideaux successifs.
Qu’avez-vous retenu de l’approche
philosophe français Gilles Deleuze ?
du
Bartleby. Photo de répétition
Nous avons été interpellés, Julien Mellano et moi, notamment par le constat deleuzien que Bartleby est un
texte « violemment comique ». Une opinion avec laquelle nous sommes en plein accord. Il est rare, à mon
sens, de rencontrer un texte avec une première partie burlesque avant d’évoluer vers un final terme si
profondément dramatique.
Il est important de situer historiquement au 19e siècle dans le quartier bancaire et des affaires new-yorkais,
Wall Street ce récit d’une « résistance sacrificielle » au capitalisme, comme le suggère certaines
interprétations. Que se passe-t-il dans ce monde à la mécanique et aux protocoles bien huilés au sein de la
productivité en bureau, lorsqu’un anonyme ne veut plus rien faire au plan du travail ?
Il existe une peur qui se répand autour de Bartleby.
Cet aspect est l’un des mieux développés de la nouvelle. En témoigne cet épisode où le patron narrateur
n’ose même plus revenir dans son bureau. Bartleby est devenu alors bien davantage qu’une ombre, il est
viscéralement, organiquement envahissant. Le simple fait de ne rien faire dans une pièce chamboule le
monde alentours. Et en premier lieu l’employeur qui est un bon chrétien empli de bonne volonté, voire d’une
certaine forme d’esprit charitable. Dès lors, il ne veut pas brusquer son prochain, met les formes de
courtoisie et politesse. Ne fait-il pas tout pour arranger la situation ?
Propos recueillis par Bertrand Tappolet
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10. Bartleby, le préféré des philosophes
« D’abord j’étais prisonnier des autres.
Alors je les ai quittés. Puis j’étais prisonnier de moi.
C’était pire. Alors je me suis quitté. »
Samuel Beckett, Eleutheria
La nouvelle de Melville, Bartleby, l’écrivain, a longtemps constitué un objet de fascination pour les
philosophes, qui sont nombreux à l’avoir commentée… Cette très énigmatique nouvelle a irrigué les textes
d’auteurs comme Blanchot, Deleuze, ou Derrida qui, chacun à leur manière, ont accompagné la sortie du
hégélianisme, de la pensée systématique et circulaire… Tous ces auteurs, hantés par l’entre-deux, la
limite, la différence, ne pouvaient que trouver dans la figure de Bartleby et sa formule indécidable, un
aliment hautement calorique pour leur propre réflexion…
Mystère d’une parole
Les analyses que Maurice Blanchot propose, particulièrement dans L’écriture du désastre, font du
mystérieux copiste une figure de la passivité, de la douce résignation en laquelle le sujet se sépare
progressivement de lui-même jusqu’à se perdre entièrement dans l’inaction, puis la mort. C’est cette perte
de soi qu’exprime la si célèbre formule : « Je préférerais ne pas ». Formule de l’ambiguïté s’il en est,
puisqu’elle n’oppose pas un refus, un « non » pur et simple, mais laisse la possibilité du oui et du non,
avec l’ouverture du « I would prefer » et la fermeture du « not to ».
L’emploi du conditionnel est évidemment fondamental, ainsi que la tournure légèrement précieuse de la
phrase, d’une politesse et d’une douceur auxquelles l’interlocuteur a bien du mal à résister. Ainsi, pour
Philippe Jaworski, « Bartleby, c’est le merveilleux mystère d’une parole qui dit en même temps presque
oui et presque non. Bartleby est presque immobile, presque silencieux, presque inutile, presque mort,
presque incompréhensible. Presque est le mot de la limite mouvante, de la trace qui va s’effaçant, du
signe qui va pâlissant. »…
Pour Blanchot, Bartleby, figure du neutre par excellence, est aussi celle de l’écrivain par excellence. Ce
patient travail de la copie, essence de son activité, le conduit progressivement mais inexorablement à
cette désincarnation, à la sortie de soi en direction du dehors, c’est-à-dire du désastre.
Figure de la résistance passive
Le commentaire que Gilles Deleuze propose de Bartleby a également à voir avec cette « pensée du
dehors », mais le philosophe fait entendre sa voix très singulière tout au long du texte qu’il lui consacre.
On est saisi par la force de cette lecture qui fait de Bartleby un Original, figure de la résistance passive,
conduisant à la rupture avec la société traditionnelle antérieure. En effet, le travail de la copie, c’est la
réplication à l’infini de l’image, fille d’un original immuable. C’est donc la pérennité de la structure Père-fils,
et naturellement la transmission de la Loi des Pères, qui sont menacées par son abandon. En arrêtant
d’écrire, en cessant de recopier, Bartleby opère une rupture avec la dimension verticale de la relation de
pouvoir. L’on voit bien d’ailleurs comment l’impuissance de l’avoué face à son scribe témoigne de la
désactivation de la puissance paternelle, de la coupure père-fils qui s’opère dans la société américaine
démocratique, devenue société des frères. Deleuze va jusqu’à voir dans le mur de pierres auquel le
copiste fait face toute la journée, une métaphore de cette structure sociale où les individus sont autant de
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pierres à la fois unies et situées sur un unique plan. Nous avons donc affaire avec Deleuze à un Bartleby
messianique et révolutionnaire, ouvrant la porte aux possibles interprétations politiques de cette figure…
Un sacrificateur
Le philosophe Jacques Derrida voit en Bartleby un sacrificateur, un nouvel Abraham. La comparaison
repose en partie sur l’idée selon laquelle Abraham se trouve dans la situation où « he would prefer not
to ». Pour Derrida il est vrai, la littérature constitue une sécularisation de l’Ecriture, et rejoue indéfiniment
le geste sacrificiel d’Abraham. Bartleby l’écrivain serait alors lui aussi auteur d’un tel sacrifice. On peut se
demander, cependant, s’il ne serait pas possible de soutenir avec autant d’à-propos un rapprochement
entre Bartleby et Isaac. Après tout, Isaac aussi aurait sans doute pu dire, ou du moins penser : « I would
prefer not to ».
Olivier Chelzen (au sujet de l’ouvrage de Gisèle Berkman, L’effet Bartleby. Philosophes lecteurs. Paris, Hermann,
2011.)
11. « Je préférerais ne pas ». La formule de Bartleby.
La formule utilisée par le scribe a frappé tous les lecteurs du Bartleby
de Melville… Cette formule oscille entre l'abdication et l'affirmation
sans jamais clairement se prononcer. Blanchot considère que « le
refus est un moi qui refuse » et il donne à celui de Bartleby la « valeur
d'une abnégation voulue comme l'abandon du moi ».... L'avoué sousentend que Bartleby pourrait être atteint de troubles psychiatriques,
tout comme il a pensé qu'il devenait aveugle et qu'ainsi il ne pouvait ni
lire ni copier. Ces troubles hypothétiques ne sont évoqués que parce
que l'avoué cherche une logique à Bartleby, et voudrait aussi fonder
l'hospitalité forcée de son étude sur un terrain familier: la maladie ou
un handicap qui justifieraient le comportement insensé du scribe.
Pourtant, il nous paraît qu'il se rallie à la fin de la nouvelle à l'opinion
que le choix de Bartleby est un choix sans aucune contrainte, un saut
qualitatif dans la liberté véritable. Il s'agit d'une décision libre sinon
d'homme libre, sans contrainte extérieure ni faiblesse de l'esprit ou du
corps.
Bartleby. Photo de répétition
Bartleby se livre au refus librement, en connaissance de cause. Il
récuse l'hospitalité et la charité, et refuse chaque échange concocté par l'avoué au profit de la solitude
absolue, du refus et d'une négation symétrique à chaque proposition charitable. Il le fait d'une manière si
parfaite, si extrême, que l'avoué confronté à l'impossibilité de concevoir la plénitude de cette négation
s'égare, perd le sommeil et fuit pour, finalement, livrer Bartleby à l'arbitraire des nouveaux propriétaires de
son office. La vie prend les couleurs grises des murs, les mots entendus ailleurs deviennent les échos de
son secret.
Patrick Tillard
12
12. Melville entre Neptune et Saturne
Titan mélancolique, l'inventeur de Moby Dick et de Bartleby
se disait un « plongeur de la pensée ».
« À quoi bon fignoler ce qui, de par son essence même, est d'aussi
courte vie qu'un livre moderne. Quand bien même j'écrirais les
Évangiles en ce siècle, je finirais dans le ruisseau », confiait Herman
Melville en juin 1851, pendant qu'il parachevait Moby Dick, à son
ami Nathaniel Hawthorne, lequel voyait en lui, comme il le notait
dans son journal, un homme résigné à être anéanti, incapable ni de
croire ni d'être à l'aise dans son incroyance, aimant raisonner sur ce
qui dépasse le savoir humain.
Melville, écrivain populaire à ses débuts, ayant connu un succès
flatteur avec Taïpi et Omoo – récits d'aventures polynésiennes qui
lui valurent, disait-il, une réputation abominable, car il risquait de
passer à la postérité en tant qu'« homme qui a vécu parmi les
cannibales » –, devint rapidement, dès qu'il se tourna vers le roman
allégorique saupoudré d'ingrédients métaphysiques, un « héros de
la plume » impécunieux, en butte à une critique d'une froideur ou
d'une hostilité désolantes, à l'origine de la mévente de ses livres.
Bartleby. Photo de répétition
Tôt descendu dans l'arène, après la faillite puis la mort de son père,
il avait été, tout jeune encore, employé de banque, avait travaillé à la ferme d'un de ses oncles, avant de
se faire maître d'école, puis de s'engager comme mousse sur un navire marchand en partance pour
Liverpool et, en 1840, à l'âge de 21 ans, de rejoindre l'équipage d'un baleinier, qu'il déserta en 1842 pour
se retrouver chez les cannibales. Ce furent les plus longs voyages qu'il entreprit. De ces expériences, il
tira la matière de trois ouvrages, Taïpi (1846), Omoo (1847) et Redburn (1849). Dès lors, ayant à peu près
cessé de rouler sa bosse, il s'installa dans une ferme de Pittsfield, dans le Massachusetts, mena une
existence de terrien, tout en se voulant, de manière de plus en plus opiniâtre, un « plongeur de la pensée
» et en composant, après Redburn et La Vareuse-Blanche, récits maritimes dont il minimisa la portée en
les qualifiant de corvées accomplies à des fins lucratives, des romans cyclopéens qui ne rencontrèrent
que l'incompréhension ou l'indifférence. À bout de ressources, il envoya à des magazines américains des
contes où, selon l'expression de Philippe Jaworski, le préfacier de l'édition de La Pléiade, les narrateurs
sont les « greffiers de l'insolite, du merveilleux ou de l'inquiétant ». Il fit aussi un séjour en Orient et, à son
retour, donna des conférences sur les thèmes les plus variés, essaya en vain d'obtenir un poste de
consul, alla vivre à New York où, en 1866, il fut nommé inspecteur, emploi qu'il devait seulement quitter à
la fin de 1885, ayant entre-temps mené à bien des poèmes, sans déroger, c’est-à-dire en s'en tenant à ce
« quelque chose d'intraitable » en lui qui le poussait à dynamiter les conventions.
U n a r ti s te v i s i o n n a i r e
Visionnaire au cerveau encyclopédique, Protée ayant toujours soin d'innover, analyste clairvoyant des
contradictions humaines (les géants de la littérature, disait décrire les incohérences d'un caractère, puis à
pour le vif plaisir du lecteur), liseur avide, pratiquant des classiques tels que Shakespeare, Montaigne,
Rabelais, Dante, mais aussi Fenimore Cooper, découvert dans l’enfance, et par Robert Burton, l'auteur de
13
L'Anatomie de la mélancolie dans l'adolescence (Melville n'avait pas seulement une grande familiarité
avec leurs œuvres, il en incorporait même, comme il le fit avec les productions de Hawthorne), prophète
doué d'un génie comique et d'un talent de conteur tragique, Noé accueillant dans son arche en papier des
« hommes au rebut », voleur de feu dont la mission était de jeter à bas toutes les idées reçues datait de
sa vingtième année son véritable développement mental : il rentrait des mers du Sud et décidait de se
vouer corps et âme à l'écriture. « Nul ne peut lire un bel auteur et le savourer jusqu'aux os sans se faire
ensuite une image idéale de l'homme et de son esprit. Et si vous cherchez bien, vous trouverez presque
toujours que l'auteur vous a fourni quelque part son propre portrait », notait Melville dans Hawthorne et
ses mousses, hommage rendu par un disciple à un maître. Où trouver, dans les publications de Melville,
un reflet de lui-même ? Chez le drôle d'individu en quête du pays des fées dans La Véranda ? Chez
l'ironiste de cette merveille extravagante qu'est Moi et ma cheminée ? Chez l'inexplicable Bartleby, le
scribe qui répond à tout : « Je préférerais ne pas », formule de résistance passive, refus de soi qui,
d'après Blanchot, ne se crispe pas sur le refus, mais ouvre à la défaillance d'être, à la part d’être, à la
pensée ? …
L'imposture, la folie, la trahison, la solitude et le silence, l'orgueil et la chute, les naufrages spirituels et les
glorieuses ascensions, la dépravation et la nostalgie de la pureté, sont au cœur des fictions
prométhéennes de Melville, aventurier de l'absolu qui s'est éternisé en étant à l'avant-poste de la
modernité.
Linda Lê
1 3 . Hermann Melville. Parcours
L'œuvre littéraire est la forme la plus noble de
l'autobiographie. Sous l'influence de la critique
psychanalytique et freudienne, le lecteur du 20e
siècle est à même de saisir comment, d'instinct, le
romancier américain Melville a traduit dans ses
récits ses sentiments les plus intimes et, en
particulier, celui de vivre dans un univers
menaçant.
En lisant, dans leur ordre chronologique, les
ouvrages de Melville, on voit que chacun d'entre
eux correspond à une étape jalonnant la pensée
de l'écrivain. Moby Dick est le point culminant de
Bartleby. Photo de répétition
sa réflexion : l'homme ne doit ni se rebeller contre
Dieu ni vouloir à toute force percer le mystère du
cosmos. Il puise sa noblesse dans l'acceptation courageuse de son sort et il apprend ainsi le stoïcisme.
Mais il dépasse cette doctrine. Rendu réceptif par le principe d'amour qui l'habite, il est sauvé du
désespoir et du néant : en un moment sublime, Ismaël, l'enfant perdu, entend la voix de son père ; il vit un
instant de total apaisement et de totale conscience, il perçoit l'universel unisson.
14
Nature essentiellement religieuse parce qu'il a le sens du mystère des choses, Melville sait que, s'il est
des heures où Dieu parle, il en est d'autres, nombreuses, où il se tait. Le Père ne répond à son fils qu'en
des circonstances exceptionnelles. À force de s'interroger sur le mystère de l'univers, Melville trouve un
début de réponse : Ismaël, son porte-parole, comprend qu'il ne lui appartient pas de percer le secret de la
création et de la destinée humaine, de « déchiffrer le terrible front chaldéen du cachalot » ; mais il
découvre, du moins, que le chemin de la connaissance suprême passe par la fraternité mystique.
U n e v i e p l e i n e d ' a v e n tu r e s
Herman Melville est né le 1er août 1819 à New York. Sa vie comme son œuvre est marquée par l'océan.
Issu d'une famille aisée, son père meurt en 1832, laissant le jeune Herman dans une situation financière
désastreuse. Il doit alors gagner sa vie et exerce de nombreux métiers. Plutôt que de devenir instituteur,
Herman Melville préfère s'enrôler à vingt-trois ans dans l'équipage d'une baleinière des mers du Sud. Il
séjourne aux îles Marquises et retourne aux Etats-Unis. En 1846, il conte ses aventures dans Taïpi et en
1847, il publie Omoo.
Ces deux ouvrages lui valent aussitôt un grand succès. Pourtant, l'ancien baleinier n'est pas satisfait : on
applaudit en lui l'aventurier et non l'écrivain. Dans son livre suivant Mardi il insiste pour construire une
histoire et pour donner aux lieux et aux personnages un sens symbolique. Mais le succès ne suit plus et
ses œuvres suivantes passeront inaperçues. A partir de 1857, malgré un succès d'estime pour Moby Dick,
Melville n'écrit plus guère que des poèmes. Encore est-ce sa femme qui, le plus souvent, s'occupe de leur
trouver un éditeur. Pourtant, le romancier, devenu inspecteur des douanes, malgré la maladie qui le rend
presque aveugle, n'abandonnera jamais son double rêve : la mer et la littérature. A soixante-neuf ans, en
1888, il reprend la plume pour écrire Billy Bud, gabier de misaine où, s'il évoque les thèmes qui lui sont
familier de la justice et de la loi, la mort lui apparaît moins redoutable que par le passé. Melville meurt le
28 septembre 1891.
Herman Melville fut marin, aventurier, romancier et poète. Sa famille appartenait à la société
« provinciale » dont la dignité et la stabilité étaient fondées sur les richesses acquises par l'exploitation
des terres et des ressources de la grande industrie. Un des traits marquants de leur personnalité fut,
semble-t-il, l'instabilité mentale, manifestée chez son grand-père paternel et chez son père. Adolescent, il
connut une existence instable, ne fréquentant l'école que de façon irrégulière, tour à tour élève et maître,
exerçant des professions peu lucratives. Un jour de mai 1839, il s'engage comme garçon de cabine à bord
du St. Lawrence en partance pour Liverpool. Le héros de Moby Dick le dira plus tard : il faisait alors
grande grisaille dans son âme. Melville s'engage en août 1843 comme gabier à bord de la frégate de
guerre United States qui, en octobre 1844, le ramène à Boston.
Âgé de vingt-cinq ans, Melville est riche de quatre expériences : un entourage familial puritain ; des
échecs successifs, affectifs et matériels ; quatre gaillards d'avant où lui ont paru prédominer le mal et la
laideur ; de lointains voyages que la distance dans le temps et l'espace vont charger d'une signification
symbolique de plus en plus profonde.
L ' a v e n tu r e l i tté r a i r e
On est frappé par la cadence à laquelle il publie ses premiers romans. Il en écrit six en six ans : en 1846,
Taïpi, relatant sa désertion aux Marquises et sa vie parmi les cannibales chez lesquels il s'est réfugié par
erreur ; en 1847, Omoo, récit de ses vagabondages depuis le jour où il s'échappe des Marquises jusqu'à
celui où il s'embarque sur le vaisseau de ligne qui le ramène à Boston ; en 1849, Mardi, odyssée dans une
15
Polynésie allégorique ; la même année, Redburn, consacré à la vie d'un jeune matelot sur un navire
marchand affecté au trafic New York-Liverpool ; en 1850, White-Jacket, inspiré par son séjour sur la
frégate United States ; en 1851, Moby Dick, où un baleinier-microcosme est lancé sur les routes océanes
à la poursuite d'un cachalot métaphysique.
Vivre est, dans une tâche collective, prendre un bain d'humanité. C'est au gaillard d'avant que l'individu
solitaire et ratiocinant s'intègre à la masse, seule force véritable (n'est-ce point elle qui conduit ses
chefs ?). Il est alors pour lui d'inoubliables instants de vie ; il n'existe plus qu'en fonction de ce qui le
pénètre du dehors. En pétrissant le blanc de baleine, Ismaël adhère à une communauté, à une
camaraderie universelle, à une religion de l'humanité. Il se rafraîchit à plonger les mains dans le liquide
lénifiant qui le libère de la colère, de l'impatience, de la malice.
D’après notamment Jeanne-Marie Santraud
14. Le Comédien et l’objet
Il est impossible de jouer en dehors de son corps. L'acteur
commence donc à échauffer ses muscles, à étirer ses
articulations, il maîtrise le souffle qui porte sa voix, apprend que tel
geste (ou absence de geste) provoque telles ou telles sensations,
que chaque attitude fait résonner un espace, que chaque
mouvement a une couleur, une genèse et un accomplissement. Il
s'agit d'une gymnastique tant mentale que physique. J'articule le
corps et l'esprit jusqu'à reconstituer leur unité. C'est la première
manipulation. Si je ne maîtrise pas ce premier "outil", je ne saurais
prétendre à mon rôle de manipulateur.
Une histoire de hasard
Une fois ce premier outil intégré (mais toujours à travailler), il s'agit
avec des riens de créer tout. Loin de faire l'apologie d'un théâtre
"pauvre" (terme malheureusement devenu péjoratif, le "rien" est
Bartleby. Photo de répétition
d'abord une contrainte de choix et de rigueur artistique. À chaque
texte, à chaque thème correspond un matériau. Il existe une alchimie étrange entre une histoire et sa
matière de base. À l'unité de fond d'un texte théâtral, d'un livret d'opéra, d'une trame, d'une adaptation
correspond une unité de forme spécifique à chaque "histoire". Cela peut être des cailloux et des peaux de
chamois (Grandir), des légumes (Ubu), un décor comestible (Hansel et Gretel). L'objet est plus qu'un seul
élément, c'est un ensemble de matériaux constitué qui correspond à un parti pris esthétique mais aussi
dramaturgique. Cela constitue pour le travail d'improvisation une contrainte irréversible. C'est la résistance
perpétuelle du matériau qui accule le comédien et le metteur en scène à guetter en permanence
l'incongru, l'irrésistible, l'inconscient, le hasard.
Apprendre à désapprendre
L'acteur manipule l'objet, l'objet manipule l'acteur : c'est une dialectique exigeante mais ludique, un jeu
d'aller-retours incessants dans lequel le metteur en scène joue le rôle d'arbitre, de meneur de jeu. Une
16
fois que ça a "pris", il n'a plus qu'à s'effacer et à laisser la place aux seuls comédiens-manipulateurs.
Lorsqu'on ne distingue plus le comédien du manipulateur, le pari est gagné. Spectacle de marionnettes,
théâtre de figures, théâtre d'objets, spectacle visuel: on ne polémique plus sur des étiquettes, des tiroirs et
des catégories. On apprend à désapprendre, on oublie les stéréotypes, les tics de langage, on élague, on
ponce pour tomber sur des figures mythologiques qui enfin nous ramènent au conte. Alors, assis dans la
pénombre...
Jean-Louis Heckel
15. La Compagnie Bob Théâtre
Elle existe. Un constat que l’on peut faire remonter aux alentours de 1998, date de la création de Du balai;
d’autres spectacles ont suivi, on n’en apprendra guère davantage des principaux intéressés qui cultivent
le mystère comme d’autres le font avec les radis. A la différence près qu’avec les radis, pour autant que
vous appréciiez les racines, vous ne resterez pas tout à fait sur votre faim. A lire le parcours de la
compagnie (Hans et Greutel, 2000 ; Nosferatu, 2003, Démiurges, 2007, Princesse K, 2009, James
Bond… Fin de série, 2013) on peut toutefois déceler un penchant pour l’effroi et le morbide, tant qu’il
porte au rire. A moins qu’il ne s’agisse là encore d’un stratagème pour tromper une peur refoulée depuis
l’enfance : les contes de Grimm ont terrorisé Denis Athimon. Ce qui ne manque pas de laisser quelques
traces.
J ames B ond… F in de s érie
A l’heure du bilan et passé l’âge des quadras rugissant dans d’incroyables courses-poursuites, le plus célèbre
agent secret et figure culte de la culture populaire affronte un ennemi intérieur, une sorte de double plus
juvénile qui refuse de mettre fin à l’incroyable saga de l’espion qui ne s’aimait plus. Face aux femmes, on s’est
toujours demandé si Bond n’était que la dernière variante d’un patriarcat ringard ou un être sensible au cœur
d’artichaut confronté à des femmes indépendantes rendues parfois malheureuses par les épreuves subies.
Sur scène, l’ancien héros désormais solitaire étale devant lui les perruques figurant ce qu’il reste de ces
femmes croisées séduites puis perdues à jamais. Sont-elles enfin bien davantage que des fétiches et des
gadgets ?
Le James Bond du Bob Théâtre est un homme rien qu’un homme. Il souffre, il encaisse, il saigne, il est sonné,
il s’évanouit, il est anxieux, il a peur, il vomit, il transpire, il aime, il a des chagrins d’amour tout en ne voulant
plus effectuer ses deux à trois missions par an. De détournement d’objets en parodies de l’agent secret façon
Sean Connery, viril, pince-sans-rire, brutal et un brin désabusé, Denis Athimon explore, avec une savoureuse
ironie, les paradoxes d’une fin de carrière pleine de rebondissements et de chausse-trappes.
P rinc es s e K
Il était une fois. Il était mille fois. C’est l’histoire d’une princesse qui vit dans un castel entouré d’une sombre
forêt. Ses parents, le roi et la reine, sont proches du peuple, ouverts. Ses deux frères, Lainé et Boitar, sont
cools aussi. La vie est belle là-bas, elle y est douce, le climat clément, la nature généreuse, les oiseaux
chatoyants, les ours bonhommes. Le drame se dessine. Au sein même de cette famille royale modèle, se
dissimule un traître. Assoiffé de pouvoir, ce dernier anéantit sa propre famille pour s’installer sur le trône.
Seule la princesse survivra en se sauvant. Elle n’aura alors de cesse de venger les siens. Grâce à sa
rencontre avec un as des arts martiaux, Maître Koala, la fifille parviendra-t-elle à décupler ses forces ? Et, à
17
son tour, prétendre au trône ? Sur scène, bijoux et accessoires jaillissent d’un précieux coffret sous les doigts
habiles d’un savoureux majordome conteur. Qui s’adonne à l’humour décapant et à une inventivité
apparemment sans limites. Cette tragédie de la vengeance donne libre cours à une férocité débridée qui
retourne à la fois au théâtre shakespearien et au cinéma de genre, du film de sabre et de kung-fu en passant
par le manga animé et les comics, Princesse K donne libre court à ses fantasmes les plus délirants, pour
célébrer l’évasion par le rêve
e
Pour Princesse K (k comme « kill », « tuer » dans la langue de Shakespeare), nous voici projeté en plein 16
siècle. Quelque part dans un beau château breton. Un majordome nous narre par le menu l’histoire rapportée
par ses aïeux depuis des générations. Ce conte déjanté façon délire médiéval fait alterner à merveille
complots chuchotés et combats rapprochés, chorégraphiés façon "Kill Bill", le film de Tarantino. Le comédien
manipulateur nous plante, avec une remarquable énergie, une galerie de personnages, dont l’incarnation tient
souvent à un simple objet. Ces objets symboliques qui apparaissent et disparaissent au gré d’une écriture
haletante. Pour dire le désarroi d’une famille royale aux prises avec une multitude de sentiments issus du côté
obscur de la farce !
Démiurges
Comme pour toute création : au début il n’y a rien. Enfin presque, puisqu’il faut bien qu’il y ait quelqu’un pour
créer quelque chose ou simplement constater qu’il n’y a rien. Et comme à deux on n’est jamais seul, le Bob
Théâtre envoie non pas un, mais deux Démiurges, deux artisans de l’univers selon Platon, deux créateurs tout
puissants sur le plateau vide du théâtre selon Bob. Là, ils déploient toute leur énergie et leur fougue pour
construire un monde idéal, truffé de poésie, gonflé de bonheur et tapissé de joliesses inouïes. Et, par un beau
samedi matin, nos deux compères font naître une ultime créature, un peu à leur image et douée d’une
subjectivité qui leur sera fatale. Ce nouvel être va remettre en cause le chef d’œuvre que les Démiurges
venaient d’achever pour l’accueillir. Mais comme c’est eux les plus forts, ils décident de repartir à zéro et de
devenir les impitoyables gardiens du néant… Déconstruction et construction à l’image d’un univers qui ne se
fait pas en un jour.
Nos feratu
Deux croque-morts se frottent les mains : une épidémie ravage l’Europe et leur business mortuaire affiche des
bénéfices indécents. Costumes sombres et mimiques machiavéliques, les compères nous racontent les
péripéties d’un jeune clerc de notaire, Hutter. Il se rend en Transylvanie pour conclure une vente immobilière
avec un châtelain des Carpates. Cet inquiétant personnage aux dents longues n’est autre qu’un vampire
ayant pété les plombs.
Comment renouveler l’image du plus célèbre buveur de sang de l’histoire ? En convoquant, sous des
éclairages savamment expressifs, ampoules et néons irrésistibles, moulins à café moustachus. Trafiquant les
voix, allumant et éteignant des personnages luminescents au fil de leur vie intermittente, les comédiens
détournent génialement les objets. Leur pastiche de l’univers du film de vampire, en partant du film Nosferatu
signé Murnau, crée un climat de projection animée, fantastique et romantique. Rire noir, peur primale et
dérision illuminent la scène.
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16. Bibliographie
Bartleby et Melville
•
Hermann Melville, Bartleby le scribe, Paris, Gallimard Folio, 2010
•
Hermann Melville, Bartleby le scribe, Paris, Gallimard, 2000
Livre audio. Texte lu par Daniel Pennac.
•
Claude Bonnefoy, Ecrivains illustres, Paris, Hachette, 1972
•
Pierre Frederix, Herman Melville, Paris, Gallimard, 1950
•
Jean Giono, Pour saluer Melville, Paris, Gallimard, 1986
•
Philippe Jaworski, Melville. Le désert et l'empire, Paris, Presses de l'École normale supérieure, 1986
•
Jean-Jacques Mayoux, Melville par lui-même, Paris, Seuil, 1970
•
Marc Richir, Melville. Les Assises du monde, Paris, Hachette, 1996
Autour de Bartleby
•
Gisèle Berkman, L’effet Bartleby. Philosophes lecteurs. Paris, Hermann, 2011.
•
Philippe Delerm, Quelque chose en lui de Bartleby, Paris, Mercure de France, 1999
•
Gilles Deleuze « Bartleby ou la formule », in Critique et clinique, Paris
•
Patrick Tillard, De Bartleby aux écrivains négatifs. Une approche de la négation, Montréal, 2008.
•
Enrique Vila-Matas, Bartleby et Compagnie, Paris, Bourgois, 2002
•
, Ludwig Wittgenstein Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1922
Site sur Melville
•
www.melvillesociety.com (The Melville Society. Site encyclopédique en anglais sur l’univers de Melville)
Films (explorant les rapports entre possibles, réalités et fictions)
•
Alain Cavalier, Pater, 2011. DVD
•
Quentin Dupieux, Rubber, 2010. DVD
•
Jaco Van Dormel, Mr. Nobody, 2009. DVD
19
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