Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”.
EREA
1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>ii
poétique. Car, après tout, et pour le dire vulgairement mais clairement : de la vérité, la littérature, elle
s’en fout ! Et voilà, notre question se trouverait d’emblée et déjà résolue. Y a-t-il
de la
vérité en
littérature ? Non. Et pour les raisons suivantes :
– D’une part, la vérité est classiquement, par Aristote lui-même, définie comme une relation
de conformité entre une représentation, un discours, une idée et ce à quoi elle se rapporte, son
référent, la chose, le monde, la réalité.
– D’autre part, la littérature est caractérisée comme puissance de fiction, de narration, de
récit, qui se moque, par définition, de son rapport à la réalité, puisque cette réalité les fictions se la
créent ou forgent ou configurent eux-mêmes (sens de
fingo
, d’où vient fiction). La fiction, selon un
geste qui s’origine dans Platon, est assimilée à la production du faux, de l’illusion, à la tromperie.
C’en est donc bien fini du vrai, qui lui suppose cette réalité préalable pour pouvoir lui être
conforme. En littérature et poésie, on invente des histoires de toutes pièces, on fantasme, on joue
avec les mots, le texte, la matérialité sonore, et l’écrivain n’est pas tenu comme le savant, le
journaliste, l’historien, le philosophe d’aller à la vérité. Le référent du récit, la diégèse, est un univers
imaginaire qui, même quand il emprunte à la réalité (lieux, personnages, etc.) des pans entiers de sa
narration, comme c’est le cas avec le roman réaliste et naturaliste, reste un univers fictif. Et s’il y a de
la vérité “en” elle, c’est comme par hasard. Oui, certes, on peut en trouver, par-ci par-là,
de la
vérité,
mais ce n’est pas son objet principal de dire le vrai.
Enfin, et ce dernier point n’est pas mince, qui dit vérité dit nécessairement une procédure
d’établissement des preuves attestant que le réel dont on parle est bien comme on dit qu’il est. Les
preuves (ou raisons) peuvent être de genres différents, qui définissent à chaque fois un type de
rationalité spécifique, depuis la validité logico-mathématique jusqu’à la vérité expérimentale
(physique, biologie). La science expérimentale, en raison de ces procédures très strictes, exactes et
répétables, est incontestablement productrice de vérités, et la seule question qui vaille est de
connaître la nature de la vérité ainsi produite, ce dont l’épistémologie et l’histoire des sciences font
leur objet. Quand le positivisme part du principe qu’il n’y a de vérité que scientifique, n’a-t-il pas
raison ? La valeur, ou la fin de la littérature serait autre que la vérité : la beauté par exemple, ou tout
autre chose.
Voilà, la question est réglée, comme on dit. L’argumentation est rapide mais semble solide. Et
pourtant on est plongé dans la plus grande des déceptions, car ce n’est pas pour rappeler ces vérités
élémentaires, quasi triviales, qu’on m’a si gentiment invité à ce colloque. En effet, on est tous plus ou
moins conscients de cela, et si nous insistons quand même, c’est que le positivisme ne nous suffit pas,
que nous le jugeons incomplet ou aveugle à quelque chose qui nous travaille : mais qu’est-ce ? Poser,
quand même, la question de la “vérité” en littérature, malgré ces évidences du “bon sens” nous
renvoie à un soupçon : on ne se tient pas quitte si aisément avec la vérité, même en littérature.
Comme il semble, néanmoins, difficile de refuser le statut narratif ou fictif de la littérature, notre
question devient celle de savoir en quoi la fiction est porteuse de vérité. L’entrelacement du vrai et du
faux, dans le fictif, comment le démêler et le caractériser ?
Cette dernière question a renvoyé dans l’espace culturel français, à un débat entre deux
positions théoriques opposées. Elles apparaissent si l’on part justement du fait que la littérature est
d’abord un fait ou un événement de langage et que le langage peut être abordé selon deux grandes
vections ou orientations majeures, différentes et opposées.
– On peut se retourner vers le fonctionnement interne du “discours” littéraire, et donner le
primat à son organisation signifiante et narratique, aux formes ou structures. Le sens, la vérité, sont
toujours un effet, un résultat du jeu et de l’organisation signifiante, matérielle ; c’est la position qu’on
a dit structuraliste et qui s’est fait connaître par le courant
Tel Quel
(Sollers, Kristeva, Barthes).
– Ou bien, par ailleurs, comme le langage, selon un second vecteur, transitif, est tourné vers
le monde et qu’il a pour fonction de nous en dire quelque chose, l’œuvre littéraire va être
prioritairement conçue comme détenant un sens qui désigne une référence (réelle ou irréelle). La
priorité est donnée à un sens visé qui se subordonne et rend raison de l’organisation matérielle du
texte. C’est la position phénoménologique qui fait de la littérature la manifestation d’un sens porté par
la richesse d’un rapport originairement vécu au monde, et l’expression d’une subjectivité, d’un auteur.