Deleuze et la question de la vérité en littérature - E-rea

Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”.
EREA
1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>i
Deleuze et la question de la vérité en littérature
Philippe MENGUE
Le thème de notre colloque
la vérité en littérature
nous pose le très difficile problème de
la vérité. “Difficile” : c’est très peu dire, en vérité ! Puisqu’on sait que la philosophie n’existe tout
simplement pas sans son rapport à cette question de la vérité, et cela continûment, depuis sa
naissance, à chaque fois, à chaque (re)naissance d’une philosophie. C’est la question par excellence
du philosophe, sans laquelle il n’y aurait pas questionnement philosophique. On ne croira pas que la
question soit allégée par la restriction qu’introduit le déterminant “en littérature”, en nous enjoignant
de n’étudier ce problème que dans le domaine de la littérature. Car, qui ne voit qu’elle s’en trouve
éminemment compliquée, puisque maintenant nous avons sur les bras en plus de la vérité la question
de la littérature, de ce qu’elle est, etc.
Pour comprendre l’apport de Gilles Deleuze à cette question, je dois restituer la problématique
d’ensemble sous-jacente par rapport à laquelle il intervient, fait relief et différence créatrice. Ce qui va
nous prendre un peu de temps et rappeler des choses connues.
1. Vérité et vérités
La question de la vérité en littérature nous met obligatoirement dans une posture externe par
rapport à la littérature et d’où nous réfléchissons sur la littérature. Nous avons quitté le domaine
propre à la production littéraire (la littérature telle qu’elle, en elle-même, ne se pose pas cette
question). Nous sommes mis dans la position d’une théorie (réflexive) sur la littérature prise comme
objet d’enquête. Et cette situation réflexive se trouve partagée conjointement par la philosophie et la
critique littéraire
ou
poétique
, comme la nommait Aristote. Mais leur domaine n’est pas le même.
Supposons qu’il y ait de la vérité en littérature, que la littérature soit productrice de vérité.
Cette vérité spécifiquement identifiable, cernable et exprimable par le texte ou l’œuvre, viendrait
prendre place à côté d’autres vérités dont celle, incontestable celle-là, de la science. Partons donc de
l’idée qu’il y a de la vérité produite par la science et la littérature, la poésie et les arts, et peut-être
d’autres domaines d’activités comme la politique. Il y a donc des vérités. Mais que faisons-nous, quel
lieu occupons-nous, tandis que nous faisons ces hypothèses et procédons à ces réflexions ? Si
des
vérités au pluriel existent, alors pour dire, qualifier de vraies ces vérités, il faut
la
vérité, il faut que
nous possédions une Idée de la vérité au singulier. Nous ne pouvons pas nous contenter du seul plan
de production des vérités (science, art, littérature, etc.) puisque est impliqué un autre plan ou espace
de réflexion qui pose la question de la vérité : ce qu’elle est, ce qu’elle vaut, etc. Ce lieu est
interrogée la vérité des différentes vérités, ces dernières viennent s’entrecroiser ou rencontrer, se
comparer, se dire ce qu’elles sont, quelles sont leurs importances respectives, etc. ce lieu ou espace
n’a jamais eu d’autre nom que celui de “philosophie”.
La philosophie n’est donc ni vraie ni fausse, puisqu’elle est le lieu se décide ce qu’il en est
du vrai et du faux, l’on se pose la question de savoir ce qu’est la vérité. On dit, nous les modernes
disons, qu’elle n’est pas un savoir, une science, mais une pensée, et une pensée qui élabore le sens,
dont le sens de la vérité, de l’être, etc. Or c’est sur ce plan, philosophique, que nous sommes
nécessairement mis quand nous donnons toute sa portée à la question de la vérité en littérature. Et
l’on voit que ce plan se distingue proprement du domaine de la critique littéraire ou poétique, qui, lui,
tout en restant dépendant et étroitement lié à la philosophie, se limite à une réflexion sur la
littérature. Ce domaine prend pour objet direct les procédés, les règles ou les formes des œuvres
littéraires. La critique littéraire réfléchit donc le travail de fabrication des œuvres, leur agencement
interne et fonctionnement, et donc aussi la question de leur mode différent de production du “vrai”,
ou de ce qui est pris pour tel.
2. Vérité et tentative de défaussement
Devant l’immensité de ces problèmes, est-ce qu’on ne serait pas bien inspiré en remarquant
qu’on a simplement fait une hypothèse fausse, en présupposant qu’il y avait une vérité littéraire ou
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poétique. Car, après tout, et pour le dire vulgairement mais clairement : de la vérité, la littérature, elle
s’en fout ! Et voilà, notre question se trouverait d’emblée et déjà résolue. Y a-t-il
de la
vérité en
littérature ? Non. Et pour les raisons suivantes :
D’une part, la vérité est classiquement, par Aristote lui-même, définie comme une relation
de conformité entre une représentation, un discours, une idée et ce à quoi elle se rapporte, son
référent, la chose, le monde, la réalité.
D’autre part, la littérature est caractérisée comme puissance de fiction, de narration, de
récit, qui se moque, par définition, de son rapport à la réalité, puisque cette réalité les fictions se la
créent ou forgent ou configurent eux-mêmes (sens de
fingo
, d’où vient fiction). La fiction, selon un
geste qui s’origine dans Platon, est assimilée à la production du faux, de l’illusion, à la tromperie.
C’en est donc bien fini du vrai, qui lui suppose cette réalité préalable pour pouvoir lui être
conforme. En littérature et poésie, on invente des histoires de toutes pièces, on fantasme, on joue
avec les mots, le texte, la matérialité sonore, et l’écrivain n’est pas tenu comme le savant, le
journaliste, l’historien, le philosophe d’aller à la vérité. Le référent du récit, la diégèse, est un univers
imaginaire qui, même quand il emprunte à la réalité (lieux, personnages, etc.) des pans entiers de sa
narration, comme c’est le cas avec le roman réaliste et naturaliste, reste un univers fictif. Et s’il y a de
la vérité “en” elle, c’est comme par hasard. Oui, certes, on peut en trouver, par-ci par-là,
de la
vérité,
mais ce n’est pas son objet principal de dire le vrai.
Enfin, et ce dernier point n’est pas mince, qui dit vérité dit nécessairement une procédure
d’établissement des preuves attestant que le réel dont on parle est bien comme on dit qu’il est. Les
preuves (ou raisons) peuvent être de genres différents, qui définissent à chaque fois un type de
rationalité spécifique, depuis la validité logico-mathématique jusqu’à la vérité expérimentale
(physique, biologie). La science expérimentale, en raison de ces procédures très strictes, exactes et
répétables, est incontestablement productrice de vérités, et la seule question qui vaille est de
connaître la nature de la vérité ainsi produite, ce dont l’épistémologie et l’histoire des sciences font
leur objet. Quand le positivisme part du principe qu’il n’y a de vérité que scientifique, n’a-t-il pas
raison ? La valeur, ou la fin de la littérature serait autre que la vérité : la beauté par exemple, ou tout
autre chose.
Voilà, la question est réglée, comme on dit. L’argumentation est rapide mais semble solide. Et
pourtant on est plongé dans la plus grande des déceptions, car ce n’est pas pour rappeler ces vérités
élémentaires, quasi triviales, qu’on m’a si gentiment invité à ce colloque. En effet, on est tous plus ou
moins conscients de cela, et si nous insistons quand même, c’est que le positivisme ne nous suffit pas,
que nous le jugeons incomplet ou aveugle à quelque chose qui nous travaille : mais qu’est-ce ? Poser,
quand même, la question de la “vérité” en littérature, malgré ces évidences du “bon sens” nous
renvoie à un soupçon : on ne se tient pas quitte si aisément avec la vérité, même en littérature.
Comme il semble, néanmoins, difficile de refuser le statut narratif ou fictif de la littérature, notre
question devient celle de savoir en quoi la fiction est porteuse de vérité. L’entrelacement du vrai et du
faux, dans le fictif, comment le démêler et le caractériser ?
Cette dernière question a renvoyé dans l’espace culturel français, à un débat entre deux
positions théoriques opposées. Elles apparaissent si l’on part justement du fait que la littérature est
d’abord un fait ou un événement de langage et que le langage peut être abordé selon deux grandes
vections ou orientations majeures, différentes et opposées.
On peut se retourner vers le fonctionnement interne du “discours” littéraire, et donner le
primat à son organisation signifiante et narratique, aux formes ou structures. Le sens, la vérité, sont
toujours un effet, un résultat du jeu et de l’organisation signifiante, matérielle ; c’est la position qu’on
a dit structuraliste et qui s’est fait connaître par le courant
Tel Quel
(Sollers, Kristeva, Barthes).
Ou bien, par ailleurs, comme le langage, selon un second vecteur, transitif, est tourné vers
le monde et qu’il a pour fonction de nous en dire quelque chose, l’œuvre littéraire va être
prioritairement conçue comme détenant un sens qui désigne une référence (réelle ou irréelle). La
priorité est donnée à un sens visé qui se subordonne et rend raison de l’organisation matérielle du
texte. C’est la position phénoménologique qui fait de la littérature la manifestation d’un sens porté par
la richesse d’un rapport originairement vécu au monde, et l’expression d’une subjectivité, d’un auteur.
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3. Littérature et pratiques signifiantes
A) Selon la
première direction
on se demandera : comment le récit
fait-il vrai
? Si l’on
maintient la définition du vrai comme ce qui est conforme à la réalité, notre question conduit, pour
nous les modernes, à une critique de la théorie de la
mimesis
en place depuis Platon et la célèbre
Poétique
d’Aristote : le récit ne fait pas vrai parce qu’il imite la réalité, mais parce qu’il met en jeu des
procédés techniques qui ont pour résultat de faire vrai (ou réel ou naturel, etc.). On sait que la
modernité en poétique, au sens large, consiste à dénoncer la théorie mimétique, l’exigence de la
vraisemblance et à répertorier tous les tours par lesquels
l’illusion
du réalisme et du naturalisme est
fabriquée : ce sont toujours des procédés de fiction qui produisent un “effet de vérité”, et la “réalité”
est fictivement produite ; c’est toujours un artefact du récit.
De là deux conséquences.
1) D’une part, l’œuvre littéraire se trouve libérée, émancipée de sa soumission au vrai, de son
amarrage à la réalité, et elle peut se tourner joyeusement vers la recension de ses richesses internes
propres, intradiscursives, intérieures à la langue. Le sens est coupé de la référence, de la dénotation,
et donc ce qui rend possible la vérité est aboli. Et c’est vrai que la narration littéraire ne montre pas
directement un référent observable, en droit présent à partir d’une situation de discours déterminée,
comme c’est le cas dans la phrase ou la proposition apophantique, dans le discours descriptif ou de
désignation. La référence ostensive, qu’on peut monter d’un geste, est suspendue. On a affaire aux
mots, à leurs puissances et à leurs jeux, et non aux choses. Les mots et discours semblent se clore
sur eux-mêmes et l’univers de fiction qu’ils engendrent, et abolir tout rapport au réel. Toute
transcendance du langage vers le monde est suspendue, et relève d’une illusion.
Selon cette veine, on dira, en se réclamant de Nietzsche, que la vérité est un concept
métaphysique, qui en assurant le primat de l’intelligible sur le sensible joue un rôle oppressif,
répressif. Y recourir serait introduire dans la littérature, ou bien la stabilité d’un sens conçu comme
une essence soustraite au temps et à l’histoire, alors que nous n’avons à faire qu’à des lignes ou
strates de sens pluriel, dépassant et remettant en question la notion d’œuvre, une et autocentrée.
On sait que l’ultra-modernité en littérature qui a eu pour point de départ principal Beckett
et dont l’influence semble en perte de vitesse dans la sensibilité postmoderne —, a abouti à la notion
de “Texte” ou d’“Écriture”, soit à un fait de langage qui ne dit plus rien, ne désigne plus et devient à
lui même sa propre réalité on ne parle plus de récit ou de narration. Ce qui marque la modernité
dans tous les domaines d’art, comme l’a bien montré Jean-Marie Schaeffer, est un mouvement d’
auto-
référentialité
qui suit une direction inverse à celle qui tend spontanément le langage vers le monde,
soit un mouvement qui combat la
mimesis
et l’illusion référentielle. L’être de la littérature, disait
Roland Barthes,
n’est pas dans son message mais dans son langage
, soit dans un système de signes
dont le “sens est suspendu”, problématique, introduisant une “déception”, une “déprise” à l’égard du
sens et la volonté de vérité qui s’ensuit (
Essais critiques
256-7). Écrire devient intransitif, sans
complément direct. Le monde est évacué au profit de la réalité autoréférentielle du langage, qu’est la
littérature.
2) D’autre part, et concernant notre question, comme les moyens narratifs voués à produire
cette illusion de vérité, vont varier selon les auteurs et les différents genres de récit policier, roman
classique, science fiction, et de ce genre de récit qui se revendique d’emblée et par convention
comme véridique, le récit biographique (et historique) la question posée nous invite à une étude
interne aux différents récits pour dégager ces procédés. Mais, c’est un premier abord de la question
sur laquelle je n’insisterai pas puisque vous êtes certainement plus calé que moi sur ces sujets
L’évocation de cet abord des choses nous aura appris
a contrario
à quelles conditions la vérité
garde encore un sens. Ce n’est que si nous sortons de l’analyse immanente, autocentré sur le texte,
que si nous réintroduisons la transcendance d’une référence extérieure au texte que la littérature peut
conserver un lien avec la vérité.
4. La littérature comme porteuse d’un sens transcendant
B) Nous abordons donc le
second ordre de problèmes
. Il semble difficile, en effet, de s’en
tenir à cet abord formel des techniques. Car, se demandera-t-on, pourquoi toute cette puissance du
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faux, toute cette inventivité et débauche de procédés pour faire vrai si nous n’étions pas comme
invinciblement attachés à la vérité ?
Et, de fait, s’il n’y a pas de vérité en littérature, à quoi bon celle-ci ? Ne semble-t-elle pas nulle
et non avenue ? Et s’il ne devait rester que le “plaisir esthétique”, la littérature ne serait-elle pas
chose, certes agréable, mais légère, un peu vaine, peu importante, et pour tout dire, à terme, un
passe-temps, un délassement ? Pourquoi toute cette richesse de paroles et d’écrits si ce n’est pour
dire quelque chose de vrai, et d’un vrai qui ne se réduit pas à être un effet de discours mais porte sur
l’être, sur le monde, l’auteur qu’elle révèle ou exprime ? En se servant du “faux” ou du fictif comme
d’un moyen ou d’un détour n’énonce-t-elle pas, voire même à son insu, de la vérité ? Le faux de la
fiction qui se donne pour vrai, réduit à lui-même, est bien distrayant, mais volatile. Il faut à la fiction
une once de vérité tout court pour l’alourdir et la faire aller vers le fond de l’être, de la réalité, la
rendre profonde et moins légère, superficielle. Certes, il est certain, comme on l’a vu, que la narration,
la fiction romanesque, la nouvelle, rompt avec la référence ostensive, montrable d’un geste dans une
situation extra-discursive. Mais, pour autant est-on fondé à soutenir que toute forme de référence soit
suspendue ? Voilà la question qui ouvre une approche phénoménologique de notre problème.
“L’écriture, dit Paul Ricoeur, a un pouvoir de désignation au-delà de toute situation déterminée ; elle
ouvre véritablement un monde” (
Encyclopœdia Universalis
XIV, “Signe et sens” 1014).
Ce qui est à comprendre dans un récit, ce n’est pas d’abord celui qui parle derrière le texte,
mais ce dont il est parlé, la chose du texte, à savoir la sorte de monde que l’œuvre déploie en
quelque sorte en avant du texte. (
Du texte à l’action
168)
Ainsi posée, la question appelle deux remarques :
1) D’abord, elle fait appel à une exigence : le texte littéraire ne peut rompre les amarres avec
la vérité. Cette exigence n’est pas étrange et semble même naturelle, spontanée : nous voulons que
le texte nous parle : on parle pour dire quelque chose, et donc quelque chose qui soit vrai, et donc
pour dire quelque chose
de
quelque chose, et que c’est pleinement cela qui est un fait ou un
événement de langage. Le texte littéraire nous parle vraiment, d’autant plus que ce qu’il nous dit est
vrai, c’est-à-dire conforme à ce qui est, nous dévoile quelque chose de vrai sur le monde, l’homme, sa
condition, ses idéaux, ses attentes, sa vie, ses possibilités de vie, etc. Cette conception peut être
qualifiée de morale, spiritualiste, idéaliste, si l’on veut car elle rompt, en effet, avec la matérialité des
signifiants et des procédures textuelles repérables. Elle pose u
n en-dehors
du texte, la
transcendance
et de l’Objet dont on parle (monde extérieur au discours et visé dans son indépendance) et du Sujet
qui parle, s’exprime, faisant du langage son instrument.
2) Mais, secondement, comme nous passons par le faux et le fictif, pour satisfaire ce désir, on
posera que le texte est porteur d’un sens autre que son sens littéral. On est obligé de fendre en deux.
Deux couches ou strates : celle de la fiction à son niveau d’énoncé et celle, derrière, qui rend raison
de la première et l’accomplit, le sens vrai, caché mais présent en la littérature. À travers la fable un
sens est visé et dit par le détour d’un “autre”, la fiction, et c’est pourquoi il est dit “allégorique” pour
parler grec. Et corrélativement une discipline apparaît qui prend en charge ce sens caché,
l’hermé-
neutique
. On retrouve la question centrale, et de toujours, de savoir si les mythes et les œuvres d’art
en général sont porteurs de vérité, et de quelle sorte, de quelle nature, est cette vérité. La vérité du
mythe, du récit littéraire, du fantasme, met en jeu non plus des procèdes intradiscursifs, interne au
récit, mais des procédés externes d’interprétation du texte : au-delà du voile ou de la déformation du
contenu manifeste, on essaye de restituer par un travail de lecture, la vérité qui est en lui, son
contenu latent.
5. Le problème deleuzien de la littérature
Tout cela est bien connu, et l’on pourrait raffiner ; mais la question qui, maintenant, se pose à
nous est de savoir s’il y a une autre approche possible de la littérature, qui ne soit ni une narratique
formelle des structures et des catégories internes du récit, ni une herméneutique des contenus en
direction du sens allégorique ? La critique et la clinique deleuziennes ont pour intérêt de renouveler
ces questions.
Gilles Deleuze va beaucoup conserver du structuralisme, l’essentiel peut-être : le principe
d’immanence et le refus de toute transcendance, la dissolution du sujet souverain dans la critique de
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la catégorie humaniste d’auteur. Mais ce qu’il récuse est la clôture du texte et la perte de réalité qui
l’accompagne, le primat du système signifiant et des pratiques formelles, soit ce qu’il appelle la
dictature du signifiant à laquelle ce type d’analyse conduit. Le problème central me semble donc
devenir le suivant : comment conserver l’ouverture sur le dehors sans se référer à la transcendance
du sens ? Maintenir une analyse purement immanente sans abandonner les droits du sens et de la
vie ?
On doit partir, pour prendre la mesure de l’envergure du problème, du fait que la littérature
est présente dans toute la philosophie de Deleuze. Il ne serait pas exagérer de dire qu’elle hante sa
pensée : des livres consacrés à Proust, Kafka, Beckett, Carmelo Bene, de nombreux articles réunis
dans sa dernière publication
Critique et clinique
les auteurs anglo-américains reçoivent une place
de choix. Pourquoi cette présence quasi obsédante de la littérature ? C’est que la philosophie ne peut
se passer de la littérature, et pas seulement d’elle. C’est un principe très générale qui veut que la non-
philosophie (l’art en général, ou tout autre activité) soit indispensable à la philosophie : “il faut les
deux (…) comme deux ailes ou deux nageoires” (
QP
43 ; voir
PP
191).
Philosophie et art sont tous deux des modalités de la pensée ; ils n’en sont pas moins distincts
puisque l’élément propre à la pensée philosophique est le concept, et ceux de la pensée artistique
sont l’affect et le percept. Mais, quoique distincts, art et philosophie, littérature surtout, ne sont pas
dissociables. La philosophie, comme création de concept ne vit que de sa confrontation avec l’art, la
littérature et la science, avec le non philosophique. Deleuze ne cesse de répéter que les idées
philosophiques viennent autant de ces disciplines que de l’histoire interne de la philosophie. “La
philosophie naît ou est produite du dehors par le peintre, le musicien, l’écrivain (…). Sortir de la
philosophie, faire n’importe quoi, pour pouvoir la produire du dehors. Les philosophes ont toujours été
autre chose, ils sont nés d’autre chose” (
Dialogues
89).
Pour Deleuze, c’est donc plus à travers la littérature que de l’intérieur de l’histoire de la
philosophie que s’inaugure une nouvelle pensée. Deleuze aime même à dire que les grands
personnages de la littérature sont des grands penseurs, et que la philosophie ne peut se passer de
personnage (cf. tout le chapitre 3 de
Qu’est-ce que la philosophie ?
, “Les personnages conceptuels”).
On ne sait alors plus ce qui est concept et ce qui est percept-affect : et cet état, se confondent ces
deux lignes, constitue non pas un défaut, une chute comme le voudrait le positivisme ou la
philosophie analytique anglo-américaine contemporaine, mais le point le plus sublime de la
philosophie. “La philosophie ne cesse de faire vivre des personnages conceptuels, de leur donner la
vie” (
QP
61). Littérature et philosophie sont donc inséparables et cette indissociabilité explique la
place que la littérature tient dans la philosophie deleuzienne.
6. Critique de la vérité
Supposons. Mais qu’est-ce à dire ? Au nom de quoi, dans quel but commun sont-elles si liées
l’une à l’autre ? Ce n’est certainement pas dans la recherche de la vérité.
En effet, dès le
Nietzsche
et
Différence et Répétition,
puis à travers toutes ses œuvres,
Deleuze n’aura eu de cesse de dénoncer la déformation et le rabaissement de la pensée qu’implique le
primat de la pensée représentative. Or ce n’est que pour la pensée représentative que la vérité peut
non seulement prendre sens et pertinence, mais à devenir en même temps la fin la plus haute de la
pensée. La pensée philosophique classique préjuge d’une image de la pensée qui fait que chacun sait
implicitement ce qu’est penser. On peut appeler
orthodoxe
cette image qui est tirée du sens commun,
de l’opinion commune. Le sens commun présuppose un sujet et un objet et entre les deux la pensée
(la représentation) qui doit aller au vrai en tant qu’elle est l’imitation adéquate de l’objet prédonné au
sujet. La tâche de la philosophie nouvelle ne peut que résider d’abord dans la critique et le
renversement de ce modèle implicite de la pensée qui culmine dans la reconnaissance. Comme, en
régime représentatif, la vérité est toujours la vérité d’une représentation adéquate à son objet, la
pensée se trouve assujettie à un réel posé comme préalable qu’elle a pour fonction de reconnaître.
Penser c’est re-présenter, c’est re-connaître. Les différences sont écrasées sous ce primat de la
répétition. On assiste au triomphe du vraisemblable et du bon sens qui ne connaît comme contraire du
vrai que le faux, l’erreur, la fausse récognition : dire bonjour Théétète alors que c’est Socrate qui
passe (cf.
DR
193). Avec ce modèle de la pensée, on oublie qu’il y a un danger pire pour la pensée :
la bêtise.
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