Deleuze et la question de la vérité en littérature - E-rea

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Deleuze et la question de la vérité en littérature
Philippe MENGUE
Le thème de notre colloque — la vérité en littérature — nous pose le très difficile problème de
la vérité. “Difficile” : c’est très peu dire, en vérité ! Puisqu’on sait que la philosophie n’existe tout
simplement pas sans son rapport à cette question de la vérité, et cela continûment, depuis sa
naissance, à chaque fois, à chaque (re)naissance d’une philosophie. C’est la question par excellence
du philosophe, sans laquelle il n’y aurait pas questionnement philosophique. On ne croira pas que la
question soit allégée par la restriction qu’introduit le déterminant “en littérature”, en nous enjoignant
de n’étudier ce problème que dans le domaine de la littérature. Car, qui ne voit qu’elle s’en trouve
éminemment compliquée, puisque maintenant nous avons sur les bras en plus de la vérité la question
de la littérature, de ce qu’elle est, etc.
Pour comprendre l’apport de Gilles Deleuze à cette question, je dois restituer la problématique
d’ensemble sous-jacente par rapport à laquelle il intervient, fait relief et différence créatrice. Ce qui va
nous prendre un peu de temps et rappeler des choses connues.
1. Vérité et vérités
La question de la vérité en littérature nous met obligatoirement dans une posture externe par
rapport à la littérature et d’où nous réfléchissons sur la littérature. Nous avons quitté le domaine
propre à la production littéraire (la littérature telle qu’elle, en elle-même, ne se pose pas cette
question). Nous sommes mis dans la position d’une théorie (réflexive) sur la littérature prise comme
objet d’enquête. Et cette situation réflexive se trouve partagée conjointement par la philosophie et la
critique littéraire ou poétique, comme la nommait Aristote. Mais leur domaine n’est pas le même.
Supposons qu’il y ait de la vérité en littérature, que la littérature soit productrice de vérité.
Cette vérité spécifiquement identifiable, cernable et exprimable par le texte ou l’œuvre, viendrait
prendre place à côté d’autres vérités dont celle, incontestable celle-là, de la science. Partons donc de
l’idée qu’il y a de la vérité produite par la science et la littérature, la poésie et les arts, et peut-être
d’autres domaines d’activités comme la politique. Il y a donc des vérités. Mais que faisons-nous, quel
lieu occupons-nous, tandis que nous faisons ces hypothèses et procédons à ces réflexions ? Si des
vérités au pluriel existent, alors pour dire, qualifier de vraies ces vérités, il faut la vérité, il faut que
nous possédions une Idée de la vérité au singulier. Nous ne pouvons pas nous contenter du seul plan
de production des vérités (science, art, littérature, etc.) puisque est impliqué un autre plan ou espace
de réflexion qui pose la question de la vérité : ce qu’elle est, ce qu’elle vaut, etc. Ce lieu où est
interrogée la vérité des différentes vérités, où ces dernières viennent s’entrecroiser ou rencontrer, se
comparer, se dire ce qu’elles sont, quelles sont leurs importances respectives, etc. ce lieu ou espace
n’a jamais eu d’autre nom que celui de “philosophie”.
La philosophie n’est donc ni vraie ni fausse, puisqu’elle est le lieu où se décide ce qu’il en est
du vrai et du faux, où l’on se pose la question de savoir ce qu’est la vérité. On dit, nous les modernes
disons, qu’elle n’est pas un savoir, une science, mais une pensée, et une pensée qui élabore le sens,
dont le sens de la vérité, de l’être, etc. Or c’est sur ce plan, philosophique, que nous sommes
nécessairement mis quand nous donnons toute sa portée à la question de la vérité en littérature. Et
l’on voit que ce plan se distingue proprement du domaine de la critique littéraire ou poétique, qui, lui,
tout en restant dépendant et étroitement lié à la philosophie, se limite à une réflexion sur la
littérature. Ce domaine prend pour objet direct les procédés, les règles ou les formes des œuvres
littéraires. La critique littéraire réfléchit donc le travail de fabrication des œuvres, leur agencement
interne et fonctionnement, et donc aussi la question de leur mode différent de production du “vrai”,
ou de ce qui est pris pour tel.
2. Vérité et tentative de défaussement
Devant l’immensité de ces problèmes, est-ce qu’on ne serait pas bien inspiré en remarquant
qu’on a simplement fait une hypothèse fausse, en présupposant qu’il y avait une vérité littéraire ou
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
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poétique. Car, après tout, et pour le dire vulgairement mais clairement : de la vérité, la littérature, elle
s’en fout ! Et voilà, notre question se trouverait d’emblée et déjà résolue. Y a-t-il de la vérité en
littérature ? Non. Et pour les raisons suivantes :
– D’une part, la vérité est classiquement, par Aristote lui-même, définie comme une relation
de conformité entre une représentation, un discours, une idée et ce à quoi elle se rapporte, son
référent, la chose, le monde, la réalité.
– D’autre part, la littérature est caractérisée comme puissance de fiction, de narration, de
récit, qui se moque, par définition, de son rapport à la réalité, puisque cette réalité les fictions se la
créent ou forgent ou configurent eux-mêmes (sens de fingo, d’où vient fiction). La fiction, selon un
geste qui s’origine dans Platon, est assimilée à la production du faux, de l’illusion, à la tromperie.
C’en est donc bien fini du vrai, qui lui suppose cette réalité préalable pour pouvoir lui être
conforme. En littérature et poésie, on invente des histoires de toutes pièces, on fantasme, on joue
avec les mots, le texte, la matérialité sonore, et l’écrivain n’est pas tenu comme le savant, le
journaliste, l’historien, le philosophe d’aller à la vérité. Le référent du récit, la diégèse, est un univers
imaginaire qui, même quand il emprunte à la réalité (lieux, personnages, etc.) des pans entiers de sa
narration, comme c’est le cas avec le roman réaliste et naturaliste, reste un univers fictif. Et s’il y a de
la vérité “en” elle, c’est comme par hasard. Oui, certes, on peut en trouver, par-ci par-là, de la vérité,
mais ce n’est pas son objet principal de dire le vrai.
Enfin, et ce dernier point n’est pas mince, qui dit vérité dit nécessairement une procédure
d’établissement des preuves attestant que le réel dont on parle est bien comme on dit qu’il est. Les
preuves (ou raisons) peuvent être de genres différents, qui définissent à chaque fois un type de
rationalité spécifique, depuis la validité logico-mathématique jusqu’à la vérité expérimentale
(physique, biologie). La science expérimentale, en raison de ces procédures très strictes, exactes et
répétables, est incontestablement productrice de vérités, et la seule question qui vaille est de
connaître la nature de la vérité ainsi produite, ce dont l’épistémologie et l’histoire des sciences font
leur objet. Quand le positivisme part du principe qu’il n’y a de vérité que scientifique, n’a-t-il pas
raison ? La valeur, ou la fin de la littérature serait autre que la vérité : la beauté par exemple, ou tout
autre chose.
Voilà, la question est réglée, comme on dit. L’argumentation est rapide mais semble solide. Et
pourtant on est plongé dans la plus grande des déceptions, car ce n’est pas pour rappeler ces vérités
élémentaires, quasi triviales, qu’on m’a si gentiment invité à ce colloque. En effet, on est tous plus ou
moins conscients de cela, et si nous insistons quand même, c’est que le positivisme ne nous suffit pas,
que nous le jugeons incomplet ou aveugle à quelque chose qui nous travaille : mais qu’est-ce ? Poser,
quand même, la question de la “vérité” en littérature, malgré ces évidences du “bon sens” nous
renvoie à un soupçon : on ne se tient pas quitte si aisément avec la vérité, même en littérature.
Comme il semble, néanmoins, difficile de refuser le statut narratif ou fictif de la littérature, notre
question devient celle de savoir en quoi la fiction est porteuse de vérité. L’entrelacement du vrai et du
faux, dans le fictif, comment le démêler et le caractériser ?
Cette dernière question a renvoyé dans l’espace culturel français, à un débat entre deux
positions théoriques opposées. Elles apparaissent si l’on part justement du fait que la littérature est
d’abord un fait ou un événement de langage et que le langage peut être abordé selon deux grandes
vections ou orientations majeures, différentes et opposées.
– On peut se retourner vers le fonctionnement interne du “discours” littéraire, et donner le
primat à son organisation signifiante et narratique, aux formes ou structures. Le sens, la vérité, sont
toujours un effet, un résultat du jeu et de l’organisation signifiante, matérielle ; c’est la position qu’on
a dit structuraliste et qui s’est fait connaître par le courant Tel Quel (Sollers, Kristeva, Barthes).
– Ou bien, par ailleurs, comme le langage, selon un second vecteur, transitif, est tourné vers
le monde et qu’il a pour fonction de nous en dire quelque chose, l’œuvre littéraire va être
prioritairement conçue comme détenant un sens qui désigne une référence (réelle ou irréelle). La
priorité est donnée à un sens visé qui se subordonne et rend raison de l’organisation matérielle du
texte. C’est la position phénoménologique qui fait de la littérature la manifestation d’un sens porté par
la richesse d’un rapport originairement vécu au monde, et l’expression d’une subjectivité, d’un auteur.
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3. Littérature et pratiques signifiantes
A) Selon la première direction on se demandera : comment le récit fait-il vrai ? Si l’on
maintient la définition du vrai comme ce qui est conforme à la réalité, notre question conduit, pour
nous les modernes, à une critique de la théorie de la mimesis en place depuis Platon et la célèbre
Poétique d’Aristote : le récit ne fait pas vrai parce qu’il imite la réalité, mais parce qu’il met en jeu des
procédés techniques qui ont pour résultat de faire vrai (ou réel ou naturel, etc.). On sait que la
modernité en poétique, au sens large, consiste à dénoncer la théorie mimétique, l’exigence de la
vraisemblance et à répertorier tous les tours par lesquels l’illusion du réalisme et du naturalisme est
fabriquée : ce sont toujours des procédés de fiction qui produisent un “effet de vérité”, et la “réalité”
est fictivement produite ; c’est toujours un artefact du récit.
De là deux conséquences.
1) D’une part, l’œuvre littéraire se trouve libérée, émancipée de sa soumission au vrai, de son
amarrage à la réalité, et elle peut se tourner joyeusement vers la recension de ses richesses internes
propres, intradiscursives, intérieures à la langue. Le sens est coupé de la référence, de la dénotation,
et donc ce qui rend possible la vérité est aboli. Et c’est vrai que la narration littéraire ne montre pas
directement un référent observable, en droit présent à partir d’une situation de discours déterminée,
comme c’est le cas dans la phrase ou la proposition apophantique, dans le discours descriptif ou de
désignation. La référence ostensive, qu’on peut monter d’un geste, est suspendue. On a affaire aux
mots, à leurs puissances et à leurs jeux, et non aux choses. Les mots et discours semblent se clore
sur eux-mêmes et l’univers de fiction qu’ils engendrent, et abolir tout rapport au réel. Toute
transcendance du langage vers le monde est suspendue, et relève d’une illusion.
Selon cette veine, on dira, en se réclamant de Nietzsche, que la vérité est un concept
métaphysique, qui en assurant le primat de l’intelligible sur le sensible joue un rôle oppressif,
répressif. Y recourir serait introduire dans la littérature, ou bien la stabilité d’un sens conçu comme
une essence soustraite au temps et à l’histoire, alors que nous n’avons à faire qu’à des lignes ou
strates de sens pluriel, dépassant et remettant en question la notion d’œuvre, une et autocentrée.
On sait que l’ultra-modernité en littérature — qui a eu pour point de départ principal Beckett
et dont l’influence semble en perte de vitesse dans la sensibilité postmoderne —, a abouti à la notion
de “Texte” ou d’“Écriture”, soit à un fait de langage qui ne dit plus rien, ne désigne plus et devient à
lui même sa propre réalité — on ne parle plus de récit ou de narration. Ce qui marque la modernité
dans tous les domaines d’art, comme l’a bien montré Jean-Marie Schaeffer, est un mouvement d’autoréférentialité qui suit une direction inverse à celle qui tend spontanément le langage vers le monde,
soit un mouvement qui combat la mimesis et l’illusion référentielle. L’être de la littérature, disait
Roland Barthes, n’est pas dans son message mais dans son langage, soit dans un système de signes
dont le “sens est suspendu”, problématique, introduisant une “déception”, une “déprise” à l’égard du
sens et la volonté de vérité qui s’ensuit (Essais critiques 256-7). Écrire devient intransitif, sans
complément direct. Le monde est évacué au profit de la réalité autoréférentielle du langage, qu’est la
littérature.
2) D’autre part, et concernant notre question, comme les moyens narratifs voués à produire
cette illusion de vérité, vont varier selon les auteurs et les différents genres de récit — policier, roman
classique, science fiction, et de ce genre de récit qui se revendique d’emblée et par convention
comme véridique, le récit biographique (et historique) — la question posée nous invite à une étude
interne aux différents récits pour dégager ces procédés. Mais, c’est un premier abord de la question
sur laquelle je n’insisterai pas puisque vous êtes certainement plus calé que moi sur ces sujets
L’évocation de cet abord des choses nous aura appris a contrario à quelles conditions la vérité
garde encore un sens. Ce n’est que si nous sortons de l’analyse immanente, autocentré sur le texte,
que si nous réintroduisons la transcendance d’une référence extérieure au texte que la littérature peut
conserver un lien avec la vérité.
4. La littérature comme porteuse d’un sens transcendant
B) Nous abordons donc le second ordre de problèmes. Il semble difficile, en effet, de s’en
tenir à cet abord formel des techniques. Car, se demandera-t-on, pourquoi toute cette puissance du
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
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faux, toute cette inventivité et débauche de procédés pour faire vrai si nous n’étions pas comme
invinciblement attachés à la vérité ?
Et, de fait, s’il n’y a pas de vérité en littérature, à quoi bon celle-ci ? Ne semble-t-elle pas nulle
et non avenue ? Et s’il ne devait rester que le “plaisir esthétique”, la littérature ne serait-elle pas
chose, certes agréable, mais légère, un peu vaine, peu importante, et pour tout dire, à terme, un
passe-temps, un délassement ? Pourquoi toute cette richesse de paroles et d’écrits si ce n’est pour
dire quelque chose de vrai, et d’un vrai qui ne se réduit pas à être un effet de discours mais porte sur
l’être, sur le monde, l’auteur qu’elle révèle ou exprime ? En se servant du “faux” ou du fictif comme
d’un moyen ou d’un détour n’énonce-t-elle pas, voire même à son insu, de la vérité ? Le faux de la
fiction qui se donne pour vrai, réduit à lui-même, est bien distrayant, mais volatile. Il faut à la fiction
une once de vérité tout court pour l’alourdir et la faire aller vers le fond de l’être, de la réalité, la
rendre profonde et moins légère, superficielle. Certes, il est certain, comme on l’a vu, que la narration,
la fiction romanesque, la nouvelle, rompt avec la référence ostensive, montrable d’un geste dans une
situation extra-discursive. Mais, pour autant est-on fondé à soutenir que toute forme de référence soit
suspendue ? Voilà la question qui ouvre une approche phénoménologique de notre problème.
“L’écriture, dit Paul Ricoeur, a un pouvoir de désignation au-delà de toute situation déterminée ; elle
ouvre véritablement un monde” (Encyclopœdia Universalis XIV, “Signe et sens” 1014).
Ce qui est à comprendre dans un récit, ce n’est pas d’abord celui qui parle derrière le texte,
mais ce dont il est parlé, la chose du texte, à savoir la sorte de monde que l’œuvre déploie en
quelque sorte en avant du texte. (Du texte à l’action 168)
Ainsi posée, la question appelle deux remarques :
1) D’abord, elle fait appel à une exigence : le texte littéraire ne peut rompre les amarres avec
la vérité. Cette exigence n’est pas étrange et semble même naturelle, spontanée : nous voulons que
le texte nous parle : on parle pour dire quelque chose, et donc quelque chose qui soit vrai, et donc
pour dire quelque chose de quelque chose, et que c’est pleinement cela qui est un fait ou un
événement de langage. Le texte littéraire nous parle vraiment, d’autant plus que ce qu’il nous dit est
vrai, c’est-à-dire conforme à ce qui est, nous dévoile quelque chose de vrai sur le monde, l’homme, sa
condition, ses idéaux, ses attentes, sa vie, ses possibilités de vie, etc. Cette conception peut être
qualifiée de morale, spiritualiste, idéaliste, si l’on veut car elle rompt, en effet, avec la matérialité des
signifiants et des procédures textuelles repérables. Elle pose un en-dehors du texte, la transcendance
et de l’Objet dont on parle (monde extérieur au discours et visé dans son indépendance) et du Sujet
qui parle, s’exprime, faisant du langage son instrument.
2) Mais, secondement, comme nous passons par le faux et le fictif, pour satisfaire ce désir, on
posera que le texte est porteur d’un sens autre que son sens littéral. On est obligé de fendre en deux.
Deux couches ou strates : celle de la fiction à son niveau d’énoncé et celle, derrière, qui rend raison
de la première et l’accomplit, le sens vrai, caché mais présent en la littérature. À travers la fable un
sens est visé et dit par le détour d’un “autre”, la fiction, et c’est pourquoi il est dit “allégorique” pour
parler grec. Et corrélativement une discipline apparaît qui prend en charge ce sens caché, l’herméneutique. On retrouve la question centrale, et de toujours, de savoir si les mythes et les œuvres d’art
en général sont porteurs de vérité, et de quelle sorte, de quelle nature, est cette vérité. La vérité du
mythe, du récit littéraire, du fantasme, met en jeu non plus des procèdes intradiscursifs, interne au
récit, mais des procédés externes d’interprétation du texte : au-delà du voile ou de la déformation du
contenu manifeste, on essaye de restituer par un travail de lecture, la vérité qui est en lui, son
contenu latent.
5. Le problème deleuzien de la littérature
Tout cela est bien connu, et l’on pourrait raffiner ; mais la question qui, maintenant, se pose à
nous est de savoir s’il y a une autre approche possible de la littérature, qui ne soit ni une narratique
formelle des structures et des catégories internes du récit, ni une herméneutique des contenus en
direction du sens allégorique ? La critique et la clinique deleuziennes ont pour intérêt de renouveler
ces questions.
Gilles Deleuze va beaucoup conserver du structuralisme, l’essentiel peut-être : le principe
d’immanence et le refus de toute transcendance, la dissolution du sujet souverain dans la critique de
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
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la catégorie humaniste d’auteur. Mais ce qu’il récuse est la clôture du texte et la perte de réalité qui
l’accompagne, le primat du système signifiant et des pratiques formelles, soit ce qu’il appelle la
dictature du signifiant à laquelle ce type d’analyse conduit. Le problème central me semble donc
devenir le suivant : comment conserver l’ouverture sur le dehors sans se référer à la transcendance
du sens ? Maintenir une analyse purement immanente sans abandonner les droits du sens et de la
vie ?
On doit partir, pour prendre la mesure de l’envergure du problème, du fait que la littérature
est présente dans toute la philosophie de Deleuze. Il ne serait pas exagérer de dire qu’elle hante sa
pensée : des livres consacrés à Proust, Kafka, Beckett, Carmelo Bene, de nombreux articles réunis
dans sa dernière publication Critique et clinique où les auteurs anglo-américains reçoivent une place
de choix. Pourquoi cette présence quasi obsédante de la littérature ? C’est que la philosophie ne peut
se passer de la littérature, et pas seulement d’elle. C’est un principe très générale qui veut que la nonphilosophie (l’art en général, ou tout autre activité) soit indispensable à la philosophie : “il faut les
deux (…) comme deux ailes ou deux nageoires” (QP 43 ; voir PP 191).
Philosophie et art sont tous deux des modalités de la pensée ; ils n’en sont pas moins distincts
puisque l’élément propre à la pensée philosophique est le concept, et ceux de la pensée artistique
sont l’affect et le percept. Mais, quoique distincts, art et philosophie, littérature surtout, ne sont pas
dissociables. La philosophie, comme création de concept ne vit que de sa confrontation avec l’art, la
littérature et la science, avec le non philosophique. Deleuze ne cesse de répéter que les idées
philosophiques viennent autant de ces disciplines que de l’histoire interne de la philosophie. “La
philosophie naît ou est produite du dehors par le peintre, le musicien, l’écrivain (…). Sortir de la
philosophie, faire n’importe quoi, pour pouvoir la produire du dehors. Les philosophes ont toujours été
autre chose, ils sont nés d’autre chose” (Dialogues 89).
Pour Deleuze, c’est donc plus à travers la littérature que de l’intérieur de l’histoire de la
philosophie que s’inaugure une nouvelle pensée. Deleuze aime même à dire que les grands
personnages de la littérature sont des grands penseurs, et que la philosophie ne peut se passer de
personnage (cf. tout le chapitre 3 de Qu’est-ce que la philosophie ?, “Les personnages conceptuels”).
On ne sait alors plus ce qui est concept et ce qui est percept-affect : et cet état, où se confondent ces
deux lignes, constitue non pas un défaut, une chute comme le voudrait le positivisme ou la
philosophie analytique anglo-américaine contemporaine, mais le point le plus sublime de la
philosophie. “La philosophie ne cesse de faire vivre des personnages conceptuels, de leur donner la
vie” (QP 61). Littérature et philosophie sont donc inséparables et cette indissociabilité explique la
place que la littérature tient dans la philosophie deleuzienne.
6. Critique de la vérité
Supposons. Mais qu’est-ce à dire ? Au nom de quoi, dans quel but commun sont-elles si liées
l’une à l’autre ? Ce n’est certainement pas dans la recherche de la vérité.
En effet, dès le Nietzsche et Différence et Répétition, puis à travers toutes ses œuvres,
Deleuze n’aura eu de cesse de dénoncer la déformation et le rabaissement de la pensée qu’implique le
primat de la pensée représentative. Or ce n’est que pour la pensée représentative que la vérité peut
non seulement prendre sens et pertinence, mais à devenir en même temps la fin la plus haute de la
pensée. La pensée philosophique classique préjuge d’une image de la pensée qui fait que chacun sait
implicitement ce qu’est penser. On peut appeler orthodoxe cette image qui est tirée du sens commun,
de l’opinion commune. Le sens commun présuppose un sujet et un objet et entre les deux la pensée
(la représentation) qui doit aller au vrai en tant qu’elle est l’imitation adéquate de l’objet prédonné au
sujet. La tâche de la philosophie nouvelle ne peut que résider d’abord dans la critique et le
renversement de ce modèle implicite de la pensée qui culmine dans la reconnaissance. Comme, en
régime représentatif, la vérité est toujours la vérité d’une représentation adéquate à son objet, la
pensée se trouve assujettie à un réel posé comme préalable qu’elle a pour fonction de reconnaître.
Penser c’est re-présenter, c’est re-connaître. Les différences sont écrasées sous ce primat de la
répétition. On assiste au triomphe du vraisemblable et du bon sens qui ne connaît comme contraire du
vrai que le faux, l’erreur, la fausse récognition : dire bonjour Théétète alors que c’est Socrate qui
passe (cf. DR 193). Avec ce modèle de la pensée, on oublie qu’il y a un danger pire pour la pensée :
la bêtise.
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
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Il est évident que les actes de récognition existent et occupent une grande partie de notre vie
quotidienne : c’est une table, c’est une pomme, c’est le morceau de cire, bonjour Théétète.
Mais qui peut croire que le destin de la pensée s’y joue, et que nous pensions quand nous
reconnaissons ? (176)
Ce modèle de la récognition érige la doxa en maîtresse et donne une “image grotesque” (195)
de la pensée ; elle interdit à la philosophie d’être ce qu’elle doit être : paradoxale, critique, subversive,
créatrice, c’est-à-dire révolutionnaire. La philosophie ne consiste pas à connaître mais à penser, selon
le programme kantien issu de la Dialectique transcendantale. Le sens, celui très spécifique qui sera
pensé dans Logique du sens, et non le vrai, est ce qui anime la philosophie. Deleuze parle aussi du
concept, comme événement de la pensée. Le concept n’a pas à se vérifier par sa correspondance à un
état de chose. Ce qui caractérise le concept c’est la consistance interne de ses prédicats. Et sa valeur
il l’obtient par sa capacité à rendre intégrable les différentes variables qu’il regroupe sans qu’il ait à la
gagner par sa conformité à un objet transcendant au plan de pensée. C’est pourquoi un concept
philosophique n’est ni vrai ni faux : “il est vain de se demander si Descartes a tort ou raison” (QP 31).
Le concept est un événement parce qu’il fait apparaître un sens du monde, de la réalité, qui
ne leur appartenait pas puisqu’il n’existait pas avant lui. Le concept est, comme il dit, “autopoiétique”.
Sur ce point, la proximité avec l’art est totale : ils sont tous deux des pensées, c’est-à-dire des
créations qui n’ont d’autre référence que leur plan d’élaboration propre, qu’il appelle en raison de ce
qui précède “plan de consistance”. Seul compte, détient valeur, non la vérité mais la puissance,
comme puissance d’innovation qu’on mesurera, après mai 68, à sa capacité de subversion, de
révolution. C’est en cela seul que le concept fera événement, sera non “bête”, c’est-à-dire affranchi de
la doxa commune, qu’il sera intéressant : “la philosophie ne consiste pas à savoir, et ce n’est pas la
vérité qui inspire la philosophie, mais des catégories comme celles d’Intéressant, de Remarquable, ou
d’Important qui décident de la réussite ou de l’échec” (80).
La pensée esthétique ou philosophique congédiera donc la mimesis, l’imitation sous toutes ses
formes, et tous les postulats qui vont avec, pour une expérimentation en direction d’un sens nouveau
(QP 106). Par là, elle se libérera de son assujettissement au vrai qui emprisonne sa puissance interne
de création définie comme rupture avec toutes les formes de l’opinion. “La pensée comme telle
produit quelque chose d’intéressant, quand elle accède au mouvement infini qui la libère du vrai
comme paradigme supposé et reconquiert une puissance immanente de création” (133).
L’art et la littérature, tous deux aussi œuvres de la pensée, ne dérogent donc pas à ces
principes. L’œuvre d’art ne vaut que par sa consistance interne selon le principe qui veut l’autoposition du créé (son indépendance, son autonomie, sa vie par soi). Donc, en vertu de ce principe,
l’œuvre ne ressemble à rien, n’imite rien. Elle doit “tenir toute seule”, par elle seule, sans dénoter ou
renvoyer à un monde en dehors d’elle qu’elle refléterait ou un sujet qu’elle exprimerait. L’œuvre
littéraire vaut par soi, elle est par essence ce qui tient droit, debout : elle est un “monument” (158),
un être autonome et suffisant, un “bloc de sensations” (158) qu’on a arraché aux perceptions
courantes et aux affections quotidiennes et “qui ne doivent plus rien à ceux qui les ont éprouvé”
(158) : “L’artiste crée des blocs de percepts et d’affects, mais la seule loi de la création, c’est que le
composé doit tenir tout seul” (155) — “Il est vrai que toute œuvre d’art est un monument…” (158).
7. La fonction de la littérature
Retenons de l’analyse qui précède ce mot d’ordre général, comme constitutif de la pensée
deleuzienne et de son esthétique : non la vérité mais l’intéressant ! Et examinons, maintenant, la
conception qu’il se fait de la littérature et les conséquences de cette libération à l’égard de la
domination du vrai. Le plus important à comprendre est que la littérature, bien que sans appel à la
transcendance, ne peut pas être enfermée dans la clôture du signifiant, de la langue. Les thèmes du
devenir et du dehors nous assurent de cette ouverture.
1) Thème du devenir.
La littérature ne peut consister à décrire purement et simplement le monde que nous voyons,
à en faire une copie exacte et fidèle, une réduplication. Ce serait inutile, puisque cette image du
monde nous l’avons déjà de par notre appartenance perceptive à lui. La littérature ne sert pas à
nommer le monde “puisque c’est déjà fait” (PSM 33) — par le langage ordinaire — mais à nommer
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
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“une sorte de double du monde capable d’en recueillir la violence et l’excès” (Intro. à SM 33), et cela
afin de reconduire plus loin, de relancer les forces de vie et de désir dans leur puissance de création
et d’invention. C’est ce que Deleuze entend par devenir. “Écrire est une affaire de devenir, toujours
inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue” (CC 15). La
littérature et la philosophie relèvent d’une seule et même activité, la pensée, et toutes deux n’ont
qu’une seule et même finalité : “inventer de nouvelles possibilités de vie”, témoigner pour la vie, c’est
son “but ultime” (15) :“Libérer la vie de partout où elle est emprisonnée” (14) — “Il s’agit toujours de
libérer la vie là où elle est prisonnière” (QP 162). Ce programme n’est pas propre à la littérature, mais
à toutes les formes de pensée et de vie : contre l’imitation reproductive de la vie la production de vie
nouvelle. Telle est la tâche de la grande littérature comme de la grande philosophie.
8. La langue dans la langue
2) Thème de la langue dans la langue
La littérature comme invention de nouvelles manières de sentir et de penser partage cette
finalité ultime avec la philosophie qui sont toutes deux des formes de pensée. Mais, quelle est la tâche
propre de la littérature ? La littérature qui ne peut servir à représenter le monde ne peut non plus
servir à communiquer, à transmettre ou délivrer un message, puisque nous avons la langue ordinaire,
dite “naturelle”, pour cela, et, au niveau mondial, le “standard English”. Mais à quoi sert donc la
littérature si elle ne sert pas à communiquer ? Réponse : à créer un nouveau langage (PSM 16), qui
seul peut permettre d’inventer de nouvelles possibilités de vie, de lancer des devenirs. Cette fonction
qui est la plus haute de la littérature suppose qu’on se soustraie au niveau descriptif et communicatif
du langage, qu’on déjoue les connotations codées usuelles. Ce qui est proprement, au sens deleuzien,
inventer une nouvelle langue : “le problème d’écrire : l’écrivain, comme dit Proust, invente dans la
langue une nouvelle langue, une langue étrangère en quelque sorte” (CC 15). Il s’ensuit donc une
double opération :
la littérature présente déjà deux aspects, dans la mesure où elle opère une décomposition ou
une destruction de la langue maternelle, mais aussi l’invention d’une nouvelle langue, par
création du syntaxe (…). On dirait que la langue est prise d’un délire, qui la fait précisément
sortir de ses propres sillons. (16).
Cependant, ce travail de déconstruction de la langue, cette sortie des sillons coutumiers,
l’agrammatisme et l’asyntaxie auxquels peut avoir recours l’écrivain, n’est pas gratuit. Ce n’est pas un
“jeu” qui aurait comme tel sa finalité en soi, puisqu’il est suspendu à cette finalité plus haute qui est
de l’ordre d’une libération de la vie. Le rôle subversif et transgressif, intempestif, de la littérature
l’emporte sur sa puissance de vérité, mais se trouve lié à un puissant désir de liberté, de libérations
des flux, des lignes de fuite du désir.
9. Percept et affect
3) Le thème du percept et de l’affect
La subversion du langage, en raison de sa finalité ultime, est donc inséparable d’une certaine
forme de rapport au monde qu’elle ne perd pas de vue. La nouvelle langue ne débouche pas sur rien ;
elle n’est pas close ou repliée sur soi. Elle nous fait entendre ou voir quelque chose à travers ses mots
et ses procédés. La littérature, dit Deleuze, est faite de Visions et d’Auditions. Mais ce avec quoi elle
communique alors, ce n’est pas le monde perçu qu’elle représenterait, ni avec l’auteur dont elle
exprimerait ses états d’âme, ses affections. Les Percepts, qui comprennent les visions et les auditions,
et les affects, sont distincts des perceptions de l’objet et des affections du sujet percevant. Qu’est-ce
qu’un percept ? Le percept est une vision, ou une audition, mais ce n’est pas une perception. Au
contraire, il est ce double, ce bloc de sensations, qui dans la perception nous fait voir, percevoir
l’imperceptible, ce qui est à la limite du perçu, au-delà de tout “objet” et des catégories perceptives
qui ordonnent l’expérience du monde, comme au-delà de tout cliché ou stéréotype. De même, l’affect
est ce qui nous permet de conduire nos affections à la limite de ce que nous ressentons, à nous
entraîner dans ce que Deleuze appelle un “devenir”, soit une intensité impersonnelle, pré-individuelle,
au-delà ou en deçà, de tout sujet personnel, de toute individualité. Il s’ensuit qu’“écrire n’est pas
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
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raconter ses souvenirs, ses voyages, ses amours et ses deuils, ses rêves et ses fantasmes” (13) —
“On n’écrit pas avec ses névroses” (13), car ce sont des retombées du processus de vie.
La littérature est une immense fabulation . Mais, on le voit, fabuler ne consiste pas, pour
Deleuze, à imaginer et projeter son moi ; “ce n’est pas une affaire privée” (9). Fabuler consiste à
s’élever à ces visons et auditions qui sont des devenirs impersonnels, supra individuels et collectifs,
au-delà du sujet comme de l’objet (et de leur accord comme vérité). La littérature ne révèle ni le
monde (ni l’être au monde dans son expérience originaire) ni n’exprime un sujet auteur. Elle n’a plus
d’autre sujet ou objet que ces visions ou auditions, les percepts de la vie qui font éclater les
perceptions et les affections vécues pour tendre vers la limite de tout langage.
La fabulation créatrice n’a rien à voir avec un souvenir même amplifié, ni un fantasme. En fait,
l’artiste, y compris le romancier, déborde les états perceptifs et les passages affectifs du vécu.
C’est un voyant, un devenant. Comment raconterait-il ce qui lui est arrivé ou ce qu’il imagine,
puisqu’il est une ombre ? Il a vu dans la vie quelque chose de trop grand, de trop intolérable
aussi, et les étreintes de la vie avec ce qui la menace… (QP 161).
10. Le dehors
4) Le thème du dehors
Nous venons de rencontrer le thème deleuzien du dehors. Qu’est, en effet, cette limite vers
laquelle l’œuvre littéraire nous entraîne ? L’œuvre communique avec le dehors, répond-il (9). Les
visions et les auditions qui composent le dehors : que nous font-elles alors voir et entendre ? Ce qui
est à la limite du visible et de l’audible, et qui est à la limite du soutenable : c’est pourquoi Deleuze dit
que l’écrivain (comme le philosophe, d’ailleurs) témoigne de quelque chose qui est trop grand pour lui
(le philosophe avec ses concepts s’avance à la limite du pensable). L’artiste comme les philosophes
reviennent toujours du pays des morts (67). C’est que penser en artiste ou en philosophe n’est pas
une chose innocente. C’est un “exercice dangereux” (44) : “Penser c’est toujours suivre, comme il dit,
une ligne de sorcière” (44).
Pour bien comprendre ce thème dans lequel, à mon sens, se concentre l’essentiel de la
pensée de Deleuze dans ce qu’elle de plus beau, il faut revenir à une questions aussi apparemment
bête et triviale mais fondamentale que : Qu’est-ce que penser ? On ne se le demande jamais assez.
On ne réalise plus assez que depuis Nietzsche ce n’est plus tranquillement contempler des Idées, ou
communiquer et débattre entre amis, ou retrouver ou réveiller la Proto-opinion, l’Urdoxa qui soutient
notre rapport au monde vécu, pour reprendre des expressions de Deleuze qu’il utilise pour disqualifier
tour à tour, Platon, le démocratisme de la philosophie de la communication, et la phénoménologie
issue de Husserl, Merleau-Ponty et Heidegger compris. Non, penser n’est rien de tout cela. Qu’est-ce ?
C’est, quand on est par excellence un nietzschéen et un héraclitéen comme Deleuze, affronter le
chaos. Comment s’opère cette plongée dans le chaos du devenir, qui défait toute identité, stabilité et
toute continuité ? Le penseur emporte dans sa plongée comme un radeau, une planche, ou plutôt il
trace un plan qui va recouper ce chaos. C’est sur ce plan qu’il va tenter de faire consister ses concepts
ou ses affects et percepts. Voilà ce qu’est penser : c’est plonger dans l’abîme pour tenter de l’illuminer
une seconde. D’où l’air étrange des penseurs (71). Le penseur, qu’est aussi l’artiste, revient toujours
de cette plongée “avec les yeux rouges, même si ce sont les yeux de l’esprit” (44).
Il y a un contresens à éviter pour bien saisir cette idée de dehors. Les auditions et les visions
de l’écrivain sont “des passages de la vie dans le langage” (CC 16). Visions et auditions ne se séparent
donc pas d’une écriture, d’une langue nouvelle, qu’on aura taillée dans la langue usuelle de la
communication. Si l’écriture ne se sépare pas d’un voir et d’un entendre : “l’écrivain comme voyant et
entendant, but ultime de la littérature. (16) — c’est de chaque écrivain qu’il faut dire : c’est un voyant,
c’est un entendant” (9). Corrélativement les visons et les auditions ne nous sont données que dans et
par le langage, grâce à des moyens littéraires spécifiques. Deleuze ne veut donc pas parler
d’expériences ineffables, quasi mystiques, au-delà des mots, en dehors du langage. Ce qui est à la
limite du langage, est encore dans le langage, en sa bordure interne, et ne renvoie absolument pas à
ce qui serait hors langage, puisque on sortirait de la littérature, de la pensée. C’est toujours à travers
les mots, entre les mots, dans leur interstices, par leurs organisation, composition, soit exactement ce
qu’on appelle un style, qu’on voit et qu’on entend (9), qu’on produit une ligne de fuite, un devenir. Ce
qu’on fait voir et entendre c’est le dehors qui se montre depuis le langage, son dehors propre à lui. Le
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
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“dehors” n’est pas l’en dehors du langage. Les visions et d’auditions sont seulement l’envers du
langage qui comme envers ou limite est donc encore en rapport avec lui. “La limite n’est pas en
dehors du langage, elle en est le dehors : elle est faite de visions et d’auditions non langagières, mais
que seul le langage rend possibles” (9). Écrire c’est donc porter le langage à sa limite pour qu’il puisse
capter ce qui n’est plus d’aucun langage — silence et musique —, ces visions et ces auditions qui sont
le passage même de la vie dans le langage (16). La littérature pour Deleuze a donc pour tâche, “avant
tout de mettre le langage en rapport avec sa propre limite, avec une sorte de ‘non-langage’” (PSM
22).
11. Une esthétique politique de la ligne
Deleuze développe donc une esthétique de la ligne libératrice à l’égard des dominations
sociales qui se servent de la langue de communication comme d’un instrument privilégié. La question
esthétique consiste maintenant à préciser comment, sur le plan concret, peut se produire ce
lancement des lignes de fuite. Le principe unique repose sur le primat des procédés de minoration ou
de soustraction.
On doit bien comprendre quelle est la rupture avec la phénoménologie. Pourquoi redoubler la
réalité perçue par une autre fictive, narrée ? Pour s’émanciper du système dominant et des pouvoirs
de la langue qui nous emprisonnent. Pour cela il faut minorer, soustraire ou défaire les formes
déposées dans le langage. L’invention consiste à créer et non à découvrir ou retrouver ce qui précède
le monde perçu et le langage ordonné de la langue. Il ne peut aucunement s’agir, comme le veut la
phénoménologie, d’un retour à quelque chose de préalable, donné à une “pré-compréhension”, que ce
soit le sens de l’être ou un dit fondateur instauré par les Présocratiques, comme pour Heidegger, soit
une expérience primordiale du monde, antéprédicatif, le désensablement d’une Ur-doxa, qui signe
notre appartenance originaire au monde et qui nous permet de l’habiter.
Aussi, le livre, philosophique ou littéraire est réussi, selon Deleuze, quand il met en avant le
primat d’un acte, d’un faire, compris comme dégagement de lignes de fuite ou de déterritorialisation,
plutôt que l’expression d’un sens, même primordiale, la délivrance d’un message. L’œuvre littéraire est
sans sujet exprimé ni objet représenté : “Un livre n’a pas d’objet ni de sujet” (Rh 9).
Qu’est l’œuvre, que fait-elle, alors ? Elle agence. Mot d’ordre : “Le livre, agencement avec le
dehors, contre le livre image du monde” (66). Comme le dehors n’a pas d’image, de signification ni de
subjectivité, il ne s’agit plus d’imiter, faire image ou calque, mais d’agencer. Pas de livre image (du
monde, de la société, de l’époque) ; pas de livre message ; pas de livre chiffre avec une unité de sens
caché et secrète. L’œuvre littéraire est un agencement de flux hétérogènes, ou de lignes qui valent
par elles-mêmes, par leur puissance de soulèvement des significations dominantes et de libération des
sujets dominés.
Conséquence : le sens est dans l’usage. C’est le pragmatisme deleuzien. Un livre doit être
fonctionnel ; c’est une “boîte à outil” (72), il doit pouvoir servir comme pièce d’un agencement
libérateur. Plusieurs fois Deleuze donne ce conseil pratique ou pragmatique : essayer, mettez ces
lunettes, et si elles vous conviennent adopter les ! “Dans un livre, il n’y a rien à comprendre, mais
beaucoup à se servir. Rien à interpréter ni à signifier, mais beaucoup à expérimenter. Le livre doit
faire machine avec quelque chose, il doit être un petit outil sur un dehors” (72-3). Il s’ensuit aussi que
toute écriture détient une dimension nécessairement politique, puisque le livre a pour tâche de se
connecter à des flux de toutes sortes, dont les flux sociaux. Faisant rhizome avec le monde historique
et social, il est immédiatement par son seul fait, s’il est réussi, une réalité micropolitique dans le
champ social (20).
Comment concrètement déjouer, décevoir le pouvoir descriptif du langage narratif et
échapper à la doxa qui surplombe cette fonction du langage ? Un certains nombres de procédés y
contribuent, dont les plus importants sont :
– les formules (par exemple celle de Bartleby : I would prefer not to…),
– les mots valises (Lewis Carroll) qui condensent et entrecroisent des significations multiples
pour ouvrir un sens indéterminé, suspendu, à compléter,
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
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– ou les termes agrammaticaux (Louis Wolfson), les mots souffles (Artaud) qui dissémine ou
épuise les significations en les tendant vers le pur bruit a-signifiant
– l’écriture blanche (cf. Beckett, et les analyses de Blanchot), en tant que cette écriture
échappe à toutes les épaisseurs mondaines et doxiques, à toute connotation sédimentées et usées,
les significations établies, pour aboutir à un murmure qui est dit être d’avant le langage,
– la combinatoire qui tentent d’épuiser tous les possibles d’une situation donnée (voir l’analyse
de Film de Beckett, qualifié “le plus grand filme irlandais”, CC 36, et surtout l’analyse de Quad et
autres pièces de Beckett pour la télévision),
– les répétitions différentielles et les variations qui font bégayer la langue (cf. Ghérasim Luca)
en ébranlant ses constances et les invariants, lieux de pouvoir (“c’est toute la langue qui file et varie
pour dégager un bloc sonore ultime, un seul souffle à la limite du cri”, 139), dit-il à propos du poème
“passionnément” de ce dernier.
Tous ces procédés qu’ont-ils en commun ? Une soustraction, une minoration du sens, des
significations, qui ont pour but de produire un effet d’indétermination qui les rend aptes à
l’écoulement et à la polyvocité. On comprend pourquoi le secret du multiple, sa formule, réside dans
le n –1, dans la soustraction et non dans l’addition (d’unités préalables). On comprend aussi pourquoi
Deleuze parle de “littérature mineure”. Car ce que Deleuze entend par là est toujours une minoration,
une subversion du majeur et du modèles qu’il constitue pour la majorité (qui par nature est
conformiste, qui a besoin de modèle pour pouvoir être justement en conformité). La littérature
mineure (qui n’est pas celle forcément des minorités ethniques ou autres) suppose une minoration au
sens quasi mathématique du terme : il faut réduire, diminuer l’importance des significations établies,
soustraire, enlever, déconstruire, déformer la syntaxe et la grammaire de la langue pour délivrer les
virtualités inattendues, pour dégager les devenirs contre l’histoire grégaire et démocratique,
consensuelle et majoritaire. Minorer et non élever au majeur qui toujours éternise et normalise, écrase
les devenirs. Ce qui est censé découler de la minoration, c’est une ouverture dans le sédimenté, une
brèche dont s’échappe une ligne de fuite qui permet “d’atteindre au clapotement cosmique et
spirituel”, au “devenir imperceptible” (39), à propos de Beckett.
Avec cette entreprise de soustraction et d’indétermination du sens, la limite du langage
culminant dans un dehors dénué de toute signification, absolument neutre, blanc, insignifiant, on doit
reconnaître que la liquidation de la vérité est définitivement consacrée. Reste à savoir si elle est
viable, si dans l’analyse concrète des textes littéraires elle peut rester fidèle à ses principes.
12. Le retour inévitable de la vérité
Pour Deleuze, comme on l’a vu, il y a plus haut que la vérité, et c’est la liberté. La question
que je me pose est celle de savoir si l’art, et la littérature surtout, peuvent sans dégât rompre leurs
amarres avec la vérité, comme le prétend l’avant-garde moderniste avec Deleuze. Il me semble que la
postmodernité est justement en train de réviser ce type d’approche, et d’enclencher les conditions
d’une nouvelle sensibilité et manière de penser où la vérité n’est plus suspendue ou neutralisé au
profit de la seule déterritorialisation. Je dégagerai deux problèmes.
– Premier problème : la seule vérité qui soit, nous dit, en somme, Deleuze, si vérité il y a,
n’est pas indépendante de la liberté qu’elle engendre, soit la libération à l’égard des modes de
socialité courants et des catégories sous-jacentes qui l’organisent (la doxa, la perception, le jugement,
etc.). L’œuvre est “vrai” de par l’échappée hors des codes qu’elle fait filer, les lignes de fuite qu’elle
trace, les “DT” qu’elle fait passer sous les territorialisations (“T”) et les enkystements qui gouvernent
notre perception et pensée ordinaire, quotidienne. Pourquoi écrire et faire œuvre ? Pour libérer la vie
emprisonnée et cette tâche est indissociable pour Deleuze d’un combat politique.
Il est certain que ce combat qui a pour horizon, comme il aime à le dire, “l’invention d’un
peuple qui manque” (14, 15, etc.), peut avoir sa nécessité, mais la question est de savoir si, comme le
pense Deleuze avec la modernité avancée, cette mission proprement politique constitue bien la tâche
la plus haute de la littérature. Déterminer comme politique la fin ultime de la littérature, c’est lui
assigner comme mission intrinsèque la subversion, la contestation, la déconstruction qui sont rupture
avec le monde. Déjouer, décevoir, défausser nos attentes, se soustraire systématiquement au monde
vécu et perçu, n’est-ce pas une exigence forcée, outrancière, non obligée dont la sanction obligée
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
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dans la plupart des cas serait une sorte d’a-cosmisme ? Le mineur ne verse-t-il pas la plus part du
temps dans un minimalisme, une sorte d’arte povera qui, s’il a eu une véritable puissance d’innovation
pendant un moment, devient un peu lassant, à la fin ? Pourquoi un tel ascétisme et rigorisme, une
telle castration de la signification dans les moyens d’expression ? Pour éviter les pouvoirs oppressifs
nécessairement déposés dans tout ce qui est stable, ordonné, institué ? Est-ce bien sûr que tout ça ?
Regardons-y de plus près.
Il y a quand même quelque chose d’étrange dans toute cette conception. N’est-il pas
nécessaire, même esthétiquement, d’être gratifié d’un minimum de sens et d’ouverture au monde,
surtout si nous avons besoin d’un appui qui ne se trouve que dans la vie ou l’histoire pour lutter et
faire levier contre la vie déchue ? Les luttes subversives contre la langue et certaines institutions en
vue d’un peuple à venir, ont certainement leur utilité, mais, au terme n’est-ce pas en vue d’un monde
pacifié et d’un peuple un, reposant sur un consensus et une entente interne, en vue d’un peuple non
divisé et non aliéné ? Mais alors, si nous glissons vers cette horizon, ce qui est le plus grand et le plus
important devient non la minoration subversive mais la réconciliation avec l’être ou la vie, le monde du
devenir. Soit ce que Nietzsche a thématisé sous l’amor fati et la doctrine de l’éternel retour, qui n’a
aucun équivalent dans la pensée deleuzienne et dont le manque se fait cruellement sentir, à mon avis.
Écrire est peut-être un combat, mais pas seulement ni prioritairement avec la socialité
courante, car il y a une lutte plus haute, si différente de la précédente qu’on ne sait même plus si
c’est encore une lutte ou déjà une joute amoureuse. C’est le combat qui n’en est pas un, avec ce que
le Swann de la Recherche du temps perdu, nomme l’ange invisible, et que nous avons tous a mené
avec les armes ou l’amour dont nous sommes capables.
– Deuxième problème. Je pense qu’on ne peut économiser le rapport au vrai. À un double
point de vue.
a) D’abord, la vérité fait inévitablement retour au niveau de la théorie sur la littérature que
soutient Deleuze, et qu’il ne peut présenter comme simplement “intéressante”. Il ne peut pas ne pas
prétendre à la vérité, quand, par exemple, au cœur de sa doctrine, il tente de déterminer ce qu’est
penser. Quand, à ce propos, j’ai fait part précédemment de mon admiration en disant que la
conception deleuzienne était terriblement belle au nom de quoi ai-je porter un tel jugement ? N’est-ce
pas parce qu’elle était vraie ? Mais vraie en quel sens ? En ce qu’elle décrit et correspond à une
expérience fondamentale de ce qu’est penser. Non seulement en art la fiction ne nous abuse pas du
fait que nous la savons telle, et c’est pourquoi le recensement de ses pouvoirs cachés d’illusion n’est
pas l’essentiel, comme la veut la “critique critique” ; mais, de plus, quand elle est réussie, l’œuvre
délivre toujours un bout de vérité sur la condition humaine et sur le monde que nous avons à vivre.
b) Ensuite, la question de savoir s’il y a une vérité identifiable en propre par la littérature et
qui se distingue de la vérité scientifique, philosophique ou autre, doit recevoir une réponse positive.
Par exemple, on sait l’admiration de Deleuze pour la littérature anglo-américaine qu’il juge supérieure
à toute autre (cf. principalement Dialogues, chap. II, dont c’est le titre1). Mais d’où lui vient justement
cette supériorité ? La supériorité de la littérature anglo-américaine, dans sa conception, s’explique en
définitive par une raison ontologique, par sa proximité avec le réel. C’est parce qu’elle sait mieux que
tout autre dégager, tracer les lignes de fuite, et donc c’est parce qu’elle est par là plus près du réel de
la vie et de la puissance d’agencement du désir, qu’elle est supérieure à tout autre. Sa suprématie elle
la tire donc bien de sa valeur de vérité et non simplement parce qu’elle est plus intéressante. La
puissance de déterritorialisation de l’œuvre ne peut donc remplacer la vérité que si le texte littéraire
lui-même est déjà vrai, c’est-à-dire montre et déploie une vie pensante qui est en accord ou
conformité avec la vraie vie et les vraies puissances de déterritorialisation.
13. Le cas Bartleby d’Herman Melville
Prenons, pour contre-épreuve, la nouvelle d’Herman Melville, “Bartleby le scribe”, devenue
d’ailleurs célèbre en France ces toutes dernières années, en raison, en partie, du succès foudroyant
qu’a eu l’analyse deleuzienne, republiée dans Critique et Clinique, et qui a su mettre en valeur le rôle
1
Voir notre article “L’esthétique deleuzienne et la littérature anglo-américaine”.
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
xi
dans la nouvelle de l’étrange formule plusieurs fois répété du scribe : “I would prefer not to…”2 Le
second motif du choix de cette nouvelle est que Bartleby, avec Achab, est devenu vers la fin de la vie
de Deleuze, le personnage littéraire typiquement deleuzien, celui qui est le plus souvent appelé à
témoigner de ce qu’il faut entendre par “RÉSISTANCE ” — qui est on le sait le dernier mot d’ordre
politique à la mode — le paradigme aussi du “devenir schizo” et par traçage de la ligne de fuite. L’idée
maîtresse nous est donnée par le titre de l’article de Critique et Clinique (89 et s.) : “Bartleby, ou la
formule”. Ce qui importe à Deleuze, n’est pas “le scribe”, le personnage donc, comme pour Melville,
mais la formule elle-même. Cette différence d’accentuation va transformer complètement le sens et la
portée de la nouvelle par rapport à ce qui semble être son sens littéral.
Le ressort de l’interprétation deleuzienne, axée sur la fameuse formule, réside dans le fait que
cette dernière trace une ligne de fuite qui vient traverser et entraîner toute la nouvelle, la fait filer
vers son dehors, et d’un coup épuise tout le langage. La formule intervient une dizaine de fois, et
À chaque occurrence, c’est la stupeur autour de Bartleby, comme si l’on avait entendu
l’Indicible ou l’Imparable. Et c’est le silence de Bartleby, comme s’il avait tout dit et épuisé du
coup le langage. (91) — [La formule] fait le vide dans le langage (95), fait filer la langue
anglaise (93), [et fait apparaître avec évidence] la vocation schizophrénique de la littérature
américaine. (93)
Voici comment Deleuze décrit l’effet Bartleby :
Il se contente d’une brève Formule, correcte en apparence, tout au plus un tic localisé qui
surgit dans certaines occurrences. Et pourtant le résultat, l’effet sont les mêmes : creuser
dans la langue une sorte de langue étrangère, et confronter tout le langage au silence, le faire
basculer dans le silence.
Qu’est-ce qui explique un tel pouvoir de cette formule ? Pour Deleuze, sa puissance se
concentre dans le caractère abrupt du “not to” qui laisse inachevé, incomplet le sens de la phrase : ce
qu’il ne préfère pas reste en suspens, indéterminé. Deleuze pense que l’indétermination fait résonner
la formule, grammaticalement correcte, comme une “anomalie” (90) qui répand autour de Bartleby
une “stupeur” (91), “ravageuse, dévastatrice” (91) :
sa terminaison abrupte, NOT TO, qui laisse indéterminé ce qu’elle repousse, lui confère un
caractère radical, une sorte de fonction-limite. Sa reprise et son insistance la rendent d’autant
plus insolite, toute entière. Murmurée d’une voix douce, patiente, atone, elle atteint à
l’irrémissible, en formant un bloc inarticulé, un souffle unique. (89)
Et Deleuze de conclure étrangement, après un développement sur la portée politique des
idées de Melville, mais surtout sur la politique lié au pragmatisme américain, que Bartleby est : “le
nouveau Christ ou notre frère à tous” (114) , derniers mots de l’étude de Deleuze. Auparavant,
Bartleby avait été considéré comme le héros chargé de porter la révolution américaine du
pragmatisme : “le héros du pragmatisme n’est pas l’homme d’affaires qui a réussi, c’est Bartleby”
(113) ; plus tôt il avait été comparé à Parsifal (103 n. 12).
Deleuze fait donc de Bartleby un héros politique qui voit l’idéal de la société des frères, qui a
donné son sens à la révolution américaine, s’enliser lamentablement dans une piètre “mascarade”
(113). Deleuze fait bonne mesure dans l’échec, et allégrement, conformément à son gauchisme, tient
à égaliser la révolution démocratique américaine et la russe, celle communiste des prolétaires, dans
un même rejet : “À cet égard, on ne peut pas séparer la faillite des deux révolutions, l’américaine et la
soviétique, la pragmatique et la dialectique” (113).
On voit ce qu’apporte ce détour par la conception politique deleuzienne : ce n’est pas Bartleby
qui est malade, mais c’est la société américaine, et donc, en conséquence, on comprend que cet antihéros “préfère ne pas…”, qu’il ne préfère plus rien, qu’il préfère ne plus vouloir, qu’il se laisse, dans
cette situation d’échec révolutionnaire, lui le héros de la révolution, qu’il préfère se laisser mourir :
“Bartleby se laisse donc mourir en prison” (nous soulignons le donc, 113).
2
Nous reprenons en partie, quelques éléments de notre étude parue dans le numéro spécial sur Gilles Deleuze, hors série de la
revue Concepts, “Lignes de fuite et devenir dans la conception deleuzienne de la littérature”.
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
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Bartleby est donc opprimé ; sa liberté, son voyage comme processus schizophrénique est
réprimé, empêché : aller en prison ou mourir c’est donc un acte de résistance et même de
désobéissance civile. Deleuze : “Et si on l’empêche de faire son voyage, alors sa place n’est plus que
dans la prison où il meurt, de ‘désobéissance civile’” (112). Investi de la “grande santé”
schizophrénique, “Bartleby n’est pas le malade, mais le médecin d’une Amérique malade, le
medicine man, le nouveau Christ ou notre frère à tous” (114, fin).
Voilà. Il y a de quoi être stupéfait. À lire cette interprétation de Deleuze, c’est à se demander
si, à part le nom et l’énoncé de la formule, on lit la même nouvelle ! Bartleby l’immobile, le
catatonique, fixé, accroché à l’étude de l’avoué dont il ne décolle plus, finissant par y coucher en se
cachant, alors que personne ne l’y astreint et qu’il pourrait aller où bon lui semble, devient par la
grâce de Deleuze, le mobile, le nomade, celui qui voyage et qui, s’il retombe, s’écroule, breakdown,
comme disent les antipsychiatres anglais, c’est que sa percée (breakthrough ), son voyage, a été
interrompue par la société répressive. Pourtant, cette interprétation est aux antipodes de ce que nous
lisons. La folie de Bartleby n’est pas due à autre chose — comme le dit , explicitement le narrateur,
porte parole de Melville, la seule fois où il en vient à examiner les causes de ses troubles —, qu’à la
seule nature3 et à l’infortune ; “imaginez un homme condamné par la nature et l’infortune à une blême
désespérance”, est-il écrit à la fin de la nouvelle (78).
Mais, contrairement au texte, il faut, selon Deleuze, qu’elle renvoie à des causes politiques et
sociales, à l’échec de la révolution américaine. D’ailleurs, une fois analysée la formule et décrits ses
effets ravageurs, la nouvelle de Melville n’intéresse plus du tout Deleuze, et pour cause, car il y
trouverait le contraire exact de ce qu’il soutient. Et, principalement en ce qui concerne l’étonnant
pouvoir de l’humoristique formule. Si le narrateur, qu’est l’avoué, est comme paralysé devant Bartleby
c’est principalement à cause de la très grande pitié qu’il ressent pour cet être “cramponné” à lui
(Melville 64), et non aux effets translinguistiques de la formule. Ce qui se vérifie par le fait qu’elle est
sans effet sur les autres membres du cabinet de l’avoué, ni sur son successeur qui louera plus tard les
locaux. C’est que l’avoué-narrateur, à toutes les pages il ne cesse de l’indiquer, ressent une
commisération (“la plus grande compassion” (Melville 72) pour ce pauvre hère ravagé par le “désordre
incurable de l’âme” qu’est sa folie et son emmurement dans le silence. Prenons pour preuve décisive,
au moment crucial, le cas de conscience qui se pose à l’avoué :
tu ne vas pas jeter, se dit-il intérieurement, ce malheureux, ce pâle et passif mortel — tu ne
vas pas jeter une créature aussi désarmée à la porte ? Tu ne vas pas te déshonorer par un
pareil acte de cruauté ? Non, je ne veux pas, je ne puis pas faire cela. (trad. 63)
C’est la pâleur qui surtout touche l’avoué qui continue son monologue ainsi : “Tu ne vas tout de
même pas le faire appréhender par un agent de police et commettre à la prison commue son innocent
pâleur ?” (trad. 64).
On sait comment l’avoué — pour se soustraire en partie à ces remords de conscience que la
“charité” (59) lui dicte pour “ce pauvre garçon, pauvre garçon !” (59) — fuira, purement et
simplement, laissant à son successeur le soin de le faire enfermer dans la prison où il mourra
d’inanition. Que fait Deleuze de cette immense pitié pour le malheureux ? Il la convertit, sous
l’inspiration de Nietzsche, en “l’immonde charité” (113), ce qui est en contradiction total avec les
sentiments du narrateur et suppose toute une construction herméneutique que sa méthode lui interdit
pourtant. Deleuze écrit : “Bien avant Lawrence, Melville et Thoreau diagnostiquaient le mal américain,
le nouveau ciment qui rétablit le mur, l’autorité paternelle et l’immonde charité” (CC 113).
La charité, la philanthropie sont des “masques de la fonction paternelle” (112-3) répressive
qui bloque et empêche tout processus de libération. Le moins qu’on puisse dire est que ces idées sont
diamétralement opposées au sens littéral du texte comme à tout son esprit qui exalte la vertu de
charité. Comment, par exemple, le narrateur terrasse-t-il la tentation de céder au ressentiment contre
le mauvais vouloir de Bartleby ? “Eh bien, simplement en me remémorant la divine injonction : ‘je
vous apporte un nouveau commandement : aimez vous les uns les autres’ oui, voilà ce qui me sauva”
(trad. 59).
3
Voir : “un désordre inné et incurable”, un “mal excessif et organique” (Melville 44).
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
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14. La vérité propre à la littérature
Deleuze ne s’en tient pas du tout à la lecture immanente qu’il préconise, et l’interprétation
schizo-analytique, inspiré par l’anti-psychiatrie a remplacé la freudienne.4 Et l’interprétation de
Deleuze se met, tout autant que la freudienne, en position de surplomb à l’égard de l’œuvre, occupe
une position méta-narrative. Elle réintroduit la transcendance dont elle voulait se passer, même si
c’est pur des motifs politiques dits “immanents”. La pétrification de Bartleby, son anorexie, son
immobile pâleur, etc. ne valent pas pour ce qu’elles sont, comme le déclarait sa position de principe
énoncée en début de l’étude : “Bartleby n’est pas une métaphore de l’écrivain, ni le symbole de quoi
que ce soit. C’est une texte violemment comique et le comique est toujours littéral (…). Il ne veut dire
que ce qu’il dit littéralement” (CC 89).
Deleuze voudrait s’en tenir à ce principe de départ ; mais par les présupposés de son analyse,
en particulier la (micro)politique sous-jacente, il ne peut éviter d’en faire l’expression d’un désir de
liberté avortée, barrée, et le symbole de l’échec de la révolution politique américaine des frères.
Pour nous, on doit aller plus loin, et même si Deleuze ne le veut pas, affirmer que le récit
devient porteur d’un sens, d’une vérité humaine universelle. Le sens d’un récit est bien de dévoiler le
sens profond de la condition humaine, ses impasses ou échecs au regard d’une vie meilleure, plus
humaine ou plus libre. Le récit n’est beau ou puissant qu’en regard de cette universalité visée et
exprimée à partir de la singularité d’une situation qui fait la matière du récit. Et si la littérature a un
domaine de vérité propre, c’est que la fécondité inépuisable de l’existence humaine ne peut être
abordée par le seul discours conceptuel. Elle représente une tentative de nous rendre, à chaque fois
et à nouveau en fonction du monde qui est le nôtre, intelligible à nous-mêmes, un essai pour nous
approprier notre monde et nous mêmes.
À ce dernier point de vue, on n’hésitera pas à souligner que le texte de Melville insiste non sur
la valeur de la non-communication, comme le voudrait Deleuze, mais, tout au contraire, sur le
désespoir du ratage de la communication. Deleuze ne tient aucun compte de la sorte de petit
appendice, pourtant capital, qui suit la mort de Bartleby — tombé, recroquevillé par terre, face
immobile devant le mur de la prison —, et qui nous apprend qu’il a auparavant travaillé à la poste de
N.Y. au service des lettres perdues. Si le narrateur prête “un certain intérêt suggestif” (78) à cette
rumeur qui court, c’est parce qu’il croit y déceler non la cause (comme le voudrait Deleuze) de la folie
de Bartleby, mais une influence qui a été capable de l’augmenter : “Imaginez un homme condamné
par la nature et l’infortune à une blême désespérance ; peut-on concevoir besogne mieux faite pour
l’accroître que celle de manier continuellement ces lettres au rebut et de les préparer pour les
flammes ?” (trad. 78, n.s.). Il s’agit bien d’une désolation de l’échec de la communication et, comme
le dit le narrateur, “messages de vie, ces lettres courent vers la mort”.
Voilà le sens principal de cette nouvelle, et c’est pourquoi le narrateur finit son récit par ce
soupir plein de tendre pitié pour l’humanité dont il voit le sort à travers celui de Bartleby : “Ah !
Bartleby ! Ah ! humanité”.5
L’événement Bartleby n’est pas un éclair de liberté vite recouvert par les structures sociales
répressives, mais le paradigme de ce que serait l’écrivain condamné au silence, mais aussi de l’homme
tout court. Sans une communication partageable avec les autres au sein d’une communauté parlante,
sans le récit de soi-même, même comme un autre, et donc sans une mise en forme plus ou moins
structurée, c’est le breakdown, la panne, l’effondrement. L’histoire qu’on se raconte de soi à soi, le
récit de soi, est la médiation nécessaire sans lequel le soi ne peut gagner ce minimum d’être qui est
requis pour qu’il puisse exister, et l’événement être. Bartleby est bien à travers l’écrivain, le symbole
de l’humanité en tant qu’elle est vouée par essence au langage et à la communication. Il faut pouvoir
raconter une histoire, et pouvoir se raconter soi-même. Et c’est une des fonctions de la littérature que
de nous y aider. Le “scribe” qu’est Bartleby, paradoxalement, n’écrit pas ; il est pris dans la répétition
la plus mécanique, la copie, la répétition sans différence, sans altération aucune, où son moi, sa
4
Au moment où celle-ci sous l’influence de Lacan abandonne l’interprétation, du moins telle qu’elle était pratiquée au début du
freudisme.
5
Deleuze, interprète cette exclamation, non comme un apitoiement qui relierait par une “connexion” l’humanité à la pauvre
destinée de Bartleby : “mais au contraire une alternative où il a dû choisir contre Bartleby la loi trop humaine” (104).
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
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subjectivité, est effacé, entièrement neutralisé (Bartleby refuse jusqu’à la vérification en commun de
la conformité des copies à l’original, qui lui donnerait l’occasion de nouer un contact de parole avec
autrui, aussi dérisoire que cela soit). Mais, s’il n’écrit pas, il ne s’écrit pas non plus. Il refuse de se
narrer, malgré les appels pressants et réitérés du narrateur qui en prend pitié,6 et qui connaît la
nécessité humaine de cette communication pour conjurer l’effondrement psychotique qu’il devine.
Dans ces conditions, c’est le rapport essentiel entre le langage et la liberté, l’institution et la
subversion, la structure et l’événement qui doit être inversé. Contrairement à Deleuze, l’établi,
l’institué est l’instrument d’une libération, c’est lui qui libère, et c’est son absence qui emprisonne. Il
n’est pas du tout indifférent que Bartleby soit quand même raconté : c’est l’avoué en position de
narrateur intradiégétique, qui le raconte, car sans cette narration, la fulguration, l’événement, qu’est,
au dire de Deleuze, Bartleby, n’existerait tout simplement pas. Deleuze sait tout cela et reconnaît
d’une manière générale la nécessaire existence des médiations, et donc des institutions, et de la
première de toute qu’est le langage (pas de déterritorialisation sans territorialisation, ne cesse-t-il de
répéter). Mais, le point en question porte sur la nature et le rôle des institutions, il concerne ce qu’est
le social en son essence. On ne peut, comme il le fait, donner aux formes stabilisées et organisées
(langue, institutions) un statut purement négatif, celui d’un dépôt d’où les forces vives auraient perdu
de leur énergie initiale et de leur productivité. À partir de l’exemple littéraire préféré de Deleuze, nous
devons inverser la conception deleuzienne pour laquelle l’institution, comme tout le social, n’a de
fonction que passive et donc oppressive à l’égard de la vie puisqu’elle en devient nécessairement un
obstacle. Selon le schéma typiquement bergsonien — et profondément idéaliste si l’on veut bien y
songer un moment —, qui anime toute cette conception, l’institution se réduit à une “retombée” de la
puissance positive, créatrice. Elle n’a, au mieux, d’autre fonction que celle de soutien passif, que d’une
régulation ou d’un encadrement inévitable et dont l’utilité seconde se paie par la répression. On a
pour image sous-jacente de l’institution, par exemple, ou bien les berges qu’un fleuve se donne
nécessairement en creusant son lit, ou bien l’image du revêtement en macadam pour une route qui
est en train de se percer afin de faciliter et accélérer l’écoulement des flux. Mais comme le montre
l’analyse de Bartleby, cas exemplaire, on ne peut en rester à de tels schémas. Le langage, la langue,
le social n’est pas le dépôt vidé de vie, l’enkystement, la pétrification, la strate déposée que la
subversion de l’événement viendrait un moment secouer et réveiller.
La pensée de Deleuze est une pensée qui exalte et consacre les droits du désir, de
l’événement et de la déterritorialisation contre le privilège de la structure, de la territorialisation. Mais,
la différence qu’est l’événement, dans son immédiateté ou fulguration pure ne serait que néant,
n’aurait pas eu d’existence pour nous s’il ne nous avait été raconté dans une forme de récit. Recueillir
l’événement, le capter dans sa force immédiate, implique les formes organisées et institutionnalisées
d’une langue, d’un genre littéraire (la nouvelle), des procédés de narration établies, reconnues, etc.
car, sans eux, l’événement s’épuiserait, invisible et inaudible dans sa fulgurance. Tout le monde est
d’accord, et Deleuze aussi. Mais du coup, ce qui donne forme ne peut plus avoir le statut purement
passif et répressif ; il gagne une positivité et une créativité dont la prise en compte est complètement
absente de la pensée deleuzienne. Si l’éclair de la liberté n’est rien, un pur néant évanouissant, sans le
récit identifiant qui le signifie, un souffle disparaissant sans les formes qui lui donnent une réalité
sociale et concrétisent, rendent effective, sa puissance, alors on est obligé de convenir que le social,
l’institué, la langue ne se réduit pas à une retombée négative, mais est source de positivité et
d’existence effective. Sans la médiation pas d’immédiat. Sans récit dans une langue pas d’événement,
si bien que ce dernier est toujours déjà pris dans la trame d’un récit formateur au moment même de
son surgissement. Mais, c’est une erreur de croire que cette forme donatrice d’être et de sens soit
nécessairement un recouvrement, une répression, une altération (puisqu’il n’a aucune consistance
dans sa pure immédiateté). Le langage et les institutions politiques ne sont pas ce qui gèlent ou
refroidissent l’irradiation brûlante de l’événement, ou du désir, mais au contraire ce qui en permettent
la constitution, le lancement et l’orientation, la chaude efficacité et efficience. Leur subversion en peut
donc être une finalité ultime et absolument nécessaire pour la littérature comme pour la pensée
philosophique. C’est donc par la forme, l’acte d’organisation et de médiation à partir de formes reçues
6
Plusieurs fois, l’avoué tente de le raisonner (28) et d’entrer en dialogue avec lui : “je désire simplement vous parler” (45) ; le
narrateur finira par renonce à lui faire raconter son histoire (47). Il insiste en permanence sur la solitude (40) — “seul,
absolument seul au monde’’ (51) — et l’abandon — “le plus abandonné des humains’’ (46) — qui sont ceux de Bartleby et il le
compare à “une épave au milieu de l’Atlantique” (51).
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
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et disponibles, que se conquiert la grande santé dont Deleuze se veut avec Nietzsche et Spinoza le
fervent défenseur, et non par le silence et l’abstention, le refus de toute communication comme le fait
ce “pauvre garçon” (trad. 32), quels que soient les effets fascinants et humoristiques de sa formule.
15. Les deux modèles esthétiques
En réalité, l’esthétique deleuzienne a de l’intérêt et de la valeur parce qu’elle ne s’en tient pas
à ce qu’elle dit être et faire. Elle est très hétérogène, et c’est par cette richesse et souplesse qu’elle
est d’ailleurs intéressante. Mais sur le plan de sa consistance, elle semble faible. Elle réussit l’exploit
de marier en une même théorie générale des auteurs aussi classiques que James, Melville et Proust,
et des auteurs d’avant-garde comme Beckett.
L’esthétique deleuzienne me semble se trouver à la croisée de deux directions opposées. D’un
côté Deleuze est directement sous l’influence du structuralisme. Selon cette veine, il tend à
s’accrocher très artificiellement à des jeux textuels, à des formule, à de petites mécaniques
langagières, à des combinaisons qui épuisent la clôture d’un univers refermé sur lui-même ; ou bien
recours ultime, et pour échapper à ce manque asphyxiant de vie, il s’emploie à faire glisser le texte
vers l’ouverture d’un ligne de vie de plus en plus abstraite, et vide de sens dont on ne peut plus à
terme se dissimuler le manque d’intérêt (pratique et politique aussi bien). Le dehors se confond avec
l’abstraction vide de l’indéterminé, sans aucune communication avec ce qui est au dehors du langage :
le monde et les hommes qui le transforment. On le voit bien avec le modèle qu’est pour lui Bartleby ;
c’est intrinsèquement, et non extrinsèquement par le résultat d’une répression sociale, que la ligne de
fuite Bartleby conduit à une pure ligne de mort suicidaire, et ne peut aboutir ailleurs (et c’est ainsi que
le perçoit Melville par les yeux du narrateur).
Mais heureusement, Deleuze est trop subtil pour s’en tenir à cette épuisement formel et
minimaliste dans lequel, avant le virage de la post-modernité s’étaient engouffré l’avant-garde. Il sait
instinctivement, de tout le nietzschéisme et le bergsonisme qu’il s’est incorporé, que l’art ne
subsisterait un instant s’il ne témoignait pour autre chose que pour lui-même. L’œuvre d’art est
expression d’un monde, d’un univers qui lui est propre et cet univers décrit, rapporté, narré est
toujours l’expression d’une forme de vie, d’un mode original d’existence. L’œuvre n’est plus texte, elle
redevient récit qui exprime “un passage de vie qui traverse le vivable et le vécu” (CC 11). Il sort alors
du paradoxe, amusant un moment mais lassant à la fin, qui veut que cette philosophie vitaliste en
vienne à ne penser la vie que sous l’aspect d’une ligne abstraite, vide et indéterminée, squelettique, à
n’aimer la vie que dépouillée de toutes les déterminations qui la rendent vivantes, qu’en tant qu’elle
n’est plus qu’un bouchon ou une épave sur l’océan.
Et certes, toute existence est cela, comme le dit Nietzsche, le maître de Deleuze, “un petit
tourbillon de vie au milieu d’un océan figé dans la nuit et l’oubli” (99).
Mais, justement, tourbillon, ou, comme le dit le narrateur de Bartleby, “épave au milieu de
l’Atlantique” (trad. 51), si l’on réussit à s’arracher à la fascination du vide de la castration, pour l’avoir
assumé ou intégré, ce qui compte c’est qu’on puisse, sur cet abîme, être ceci ou cela, c’est-à-dire un
être déterminé. Épave, bouchon ou tourbillon, radeau ou plan qui coupe la béance du chaos, etc. ce
n’est pas tout à fait pareil. C’est même au dire de Deleuze, toute la différence qu’il y a entre lui
(philosophe), ou Melville, l’écrivain, et Bartleby, devenant une pauvre loque autiste. Toute forme de
vie est toujours une forme finie, déterminé, et l’amour de la vie nous oblige à la réconciliation avec la
particularité. Deleuze sait bien cela, lui qui exalte les singularités. Mais alors pourquoi la poursuite de
la limite abstraite et indéterminée, ce dehors neutre et blanc comme terme ultime de la littérature et
du désir ? Cette quête, ou ce procès, ne sont-ils pas une fuite tout court de la vie ? La fascination
nostalgique pour l’UN-TOUT, le “sentiment océanique” (Freud), semble bien conduire tous les devenirs
deleuziens dont le telos réside dans le désir de devenir imperceptible et impersonnel. Devenir, c’est
aussi savoir accepter la négation qu’est toute détermination (Spinoza) et vouloir s’arracher aux
brumes de l’indétermination et au refuge dans l’imperceptible. L’œuvre de Proust, que Deleuze
admirait tant, témoigne magnifiquement que la vie et la force en littérature ne se réduisent pas à des
agencements textuels ni à des lignes de fuite purement abstraites, mais qu’elle consiste à travers
l’extrême concrétude d’un monde, d’une époque, d’êtres singuliers, à en dégager l’Idée ou l’essence
universelle qui était comme repliée en eux.
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
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Autrement dit, si la pensée deleuzienne nous parle encore aujourd’hui, c’est parce qu’elle s’est
délibérément située au croisement conflictuel des lignes esthétiques qui ont déchiré la modernité, en
tentant de s’extraire des faiblesses de chacune. Et il y a réussi magnifiquement en beaucoup
d’aspects. Si la subversion du langage peut conduire en effet au murmure inaudible du langage en
son clapotement d’avant la langue, on ne doit pas oublier aussi ce qui lui donne son vrai sens, la
révélation d’un aspect de la condition humaine. C’est donc encore, et pardessus tout, se référer en
priorité à la communication d’un sens et à la manifestation d’une vérité qui est de l’ordre, non d’un
réseau de preuves mais de l’ordre d’une épreuve de vie, d’une expérimentation de vie narrée dans un
récit.
Concluons sur deux idées :
1) Il y a un réel dont la vérité ne peut se dire qu’à condition de contenir une part de mythe ou
de narration, de littérature donc. Le savoir n’épuise pas la vérité, mais d’une certaine façon sert aussi
à la cacher, du moins cette vérité qui est celle du réel, comme limite du pensable et du dicible, et
qu’on peut appeler peut-être appeler “dehors” avec Deleuze. Mais ce serait à condition d’entendre par
là le réel du désir.
2) Il n’y a de littérature que du désir, de ses agencements, si on veut.
Sur ces deux points, il me semble que Deleuze ne pourrait être que pour une toute petite part
d’accord. Car, ce désir, contrairement à ce qu’il pense, n’est pas sans rapport à un réel ou à une vérité
où se pose au sujet la question de son existence. Et c’est ce réel, ou cette vérité qui n’est pas de
savoir, qui fait causer (ou qui est cause du désir) que Deleuze voudrait bien arriver à faire sauter, au
profit d’une sur-activation des flux productifs et d’une fuite en avant (qui n’ose pas dire son nom)
dans un imaginaire schizophrénique qui ne veut rien savoir de la “vérité”. C’est donc une vérité
incomplète que Deleuze nous livre sur la vérité dont la littérature est susceptible. Et dans cette part,
qu’il oublie avec Nietzsche et Foucault, il y a la vérité que c’est la vérité qui libère. Comme le pensait
Freud, contre tout le nietzschéisme, la vérité n’est pas oppressive et la communication ne se réduit
pas toujours un système de pouvoirs répressifs. Contre Foucault et Deleuze, il faut maintenir que la
vérité est neutre et libératrice, et, que dans notre monde, nous ne crevons pas d’un trop de
communication, comme le déclare Deleuze à maintes reprises,7 mais bien d’incommunication, comme
en témoigne exemplairement Henry James avec Bartleby le scribe.
Ouvrages cités
Barthes, Roland. Essais critiques. Paris : Seuil, 1964.
Deleuze, Gilles. Critique et Clinique (CC). Paris : Minuit, 1997.
—. Dialogues. Paris : Flammarion, 1997.
—. Différence et Répétition. Paris : Minuit, 1968.
—. Logique du sens. Paris : Minuit, 1991.
—. Nietzsche. Paris : P.U.F., 1999.
—. Pourparlers (PP). Paris : Minuit, 1990.
—. Présentation de Sacher Masoch. La Vénus à la Fourrure (PSM). Paris : Minuit, 1967.
—. Qu'est-ce que la philosophie ? (QP). Paris : Minuit, 1991.
—. Rhizome (Rh), in Mille Plateaux. Paris : P.U.F., 1999.
Melville, Herman. Bartleby le scribe. Trad. Pierre Leyris. Paris : Gallimard Folio, 1996.
Mengue, Gilles. “L'esthétique deleuziennne et la littérature américaine”. Annales du Monde
Anglophone 11. Paris : L'Harmattan, 2000.
—. “Lignes de fuite et devenir dans la conception deleuzienne de la littérature”. Concepts . Mons,
Belgique : Sils Maria, 2002.
7
Voir PP 177 ;188 : “nous ne souffrons pas d’incommunication, mais au contraire de toutes les forces qui nous obligent à nous
exprimer quand nous n’avons pas grand-chose à dire” ; 238.
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
xvii
Nietzsche, Friedrich. Deuxième considérations inactuelles. Œuvres complètes. T. II, vol. 1. Paris :
Gallimard, 1977.
Ricœur, Paul. Du texte à l'action. Paris : Seuil, 1998.
Schaeffer, J.-M. L’Art de l’âge moderne. Paris : Gallimard, 1991.
Mengue, Philippe. “Deleuze et la question de la vérité en littérature”. EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. <www.e-rea.org>
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