kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page1 kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page2 Pour la naissance de Kumâra Kumâra-sambhava © L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’Ecole polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-55287-6 EAN : 9782296552876 Kâlidâsa Pour la naissance de Kumâra Kumâra-sambhava Traduit du sanskrit, présenté et annoté par Alain Poulter. Avec le concours d’Anne-Marie Lévy. L’Harmattan kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page6 kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page7 PREFACE Réflexions autour du kâvya Kâvya... Que désigne ce terme littéraire sanskrit ? La réponse habituelle : la poésie de l’Inde classique. Cette réponse laisse cependant à désirer car le terme inclut des textes qui, pour un lecteur non indien, font partie de la prose ; ainsi en va-t-il de certains « romans » : Dashakumâracarita (Histoire des dix princes, traduction de MarieClaude Porcher, Connaissance de l’Orient), Kâdambarî (non traduit) et d’autres. Ces romans (il faut employer ce terme, faute d’avoir comme l’anglais les deux appellations : novel et romance) sont considérés comme appartenant à la catégorie du kâvya, tandis que bon nombre d’œuvres en vers en sont exclues. Les poèmes didactiques ou religieux n’en font pas partie, ni la grande épopée du Mahâbhârata. Par contre, le Râmâyana est considéré comme le premier kâvya. On pourrait traduire approximativement par « belles lettres ». Les Indiens avaient donc d’autres catégories littéraires que les nôtres. L’important est moins le genre - poèmes , théâtre et roman sont des kâvya - que le style, qui doit correspondre à des critères très stricts. Les œuvres littéraires étaient jugées et définies dans des traités, analysées et classifiées par des théoriciens selon des critères dont la subtilité et la pertinence nous échappe parfois. Regardons la définition de Bhâmaha, théoricien du VIIème siècle : shabdârthau sahitam kâvya. Traduction souvent proposée : « Le Kâvya est la combinaison du son et du sens ». Définition simple à première vue, trop peut-être, bien large, s’appliquant à tout énoncé compréhensible. Une autre traduction, plus satisfaisante celle-là : le Kâvya est l’union indissoluble des ornements - alamkâra - concernant les sons et le sens. Donc : shabda : tout ce qui, dans un texte qu'on entend, plaît 7 kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page8 immédiatement à l’oreille, métrique, rimes, allitérations ; artha : le signifié : les mots au sens premier immédiatement compris, mais impliquant souvent polysémie, double sens, suggestions, allusions. Les métaphores sont classées dans l’une ou l’autre catégorie, parfois appartenant aux deux, nous donnerons quelques exemples plus loin. La multiplicité des significations des mots rend souvent possible, selon le signifiant choisi, une grande variété d’interprétations du texte. Ajoutons la possibilité du sanskrit de former des composés nominaux d’une longueur extrême qui, selon les découpages, peuvent donner des sens différents. Une chaîne unique de signifiants peut donner deux chaînes de signifiés possible. L’ensemble : signification(s) et figures de style constitue le kâvyasharîra, le corps du texte (dans le sens du corpus), le texte à considérer comme représentatif du kâvyavisheshana, la spécificité du genre. Le plaisir du texte dépend donc de la capacité de l’auditeur-lecteur à apprécier la virtuosité langagière, à en saisir toutes les nuances. Il lui faut également de grandes connaissances pour deviner ou comprendre les allusions, souvent cachées, à d’autres textes ou événements. Pour une personne occidentale non avertie - ou même pour des spécialistes ! - la lecture de certains kâvya, jamais immédiatement compréhensible, peut s’avérer fastidieuse, surtout si elle s’attend à trouver ce que notre poésie occidentale nous offre en surabondance : l’expression d’une personnalité . Le poète, chez nous, se fait connaître. Surtout depuis l’époque romantique, les poètes nous parlent de leurs émotions, amours, chagrins et souffrances que nous avons le plaisir d’imaginer, sinon de partager. Cela est moins vrai pour les périodes plus anciennes, mais même Shakespeare, dont nous savons (heureusement ?) si peu de choses met à nu ses émotions dans certains sonnets. Les poètes de l’Antiquité parlent de leurs amours, leurs plaisirs et peines et ambitions, la certitude de leur génie, Horace, Ovide. Nous avons tendance à les juger selon la beauté, dont la définition est variable, et aussi selon la « profondeur », « l’universalité » de leurs sentiments, le plaisir de nous reconnaître qu’ils nous offrent si généreusement, dans des miroirs embellissants ou le contraire. Chez les kavi (appelons les poètes sanskrits par le terme de leur langue, celui qui compose un kâvya) rien de tel, ils ne se livrent pas à nous, à de très rares exceptions près. Le poète de cour Bhartrihari, VIIème siècle, en est un exemple particulièrement remarquable dans 8 kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page9 des poèmes souvent satiriques, désabusés ou amoureux, exprimant même une grande conscience de sa propre valeur de poète : il est plus important que le roi ! Pour ces poètes, la poésie n’est pas une activité exercée par un génie solitaire, visionnaire et inspiré, destinée à nous faire vivre des moments douloureux ou exaltés. L’historien anglais le plus connu de la littérature sanskrite, Keith, n’est pas loin de considérer cela comme un grand défaut ; il regrette que Kâlidâsa, malgré ses qualités, soit loin de la profondeur de Virgile dans le sixième chant de l’Enéide ! Ce genre de comparaison n’a pas beaucoup d’intérêt. Il est nécessaire de ne jamais oublier que les kavi n’ont pas composé leurs œuvres pour des lecteurs occidentaux vivant des siècles après eux, mais pour leurs publics de connaisseurs raffinés (suhridayas) capables de savourer le plaisir d’exploiter les ressources exceptionnelles de la langue sanskrite. L’inspiration est certes reconnue comme nécessaire, c’est une évidence, il faut bien avoir un « que dire », pas uniquement un « comment dire ». Cependant le sujet ou l’intrigue est souvent déjà connu. C’est le cas dans tout mahâkâvya, grand kâvya , qui doit selon les règles présenter un sujet tiré de l’histoire ou de la mythologie, comme notre Kumârasambhava ; une œuvre dont le sujet est imaginé est considérée comme mineure. Ces règles valent également en dramaturgie. L’originalité n’est donc pas la qualité recherchée, mais la manière de renouveler un sujet déjà connu. L’intrigue de Shakuntalâ, la pièce la plus célèbre de la littérature sanskrite, est tirée d’un épisode relativement bref du Mahâbhârata, transformé en grâce et beauté par Kâlidâsa, unanimement considéré comme le plus grand, primus inter pares. Il faut avouer que chez certains kavi plus tardifs le sujet du texte semble réduit à un pur prétexte pour faire preuve de la plus grande virtuosité et, même si elle est souvent éblouissante, elle peut nous paraître vide de substance. A nous ! Car les connaisseurs indiens capables d’apprécier l’acrobatie verbale de certains virtuoses du langage, si exaspérants ou déroutants pour des Occidentaux, devaient sans doute éprouver un plaisir et une admiration que nous ne sommes pas en mesure de partager, n’ayant pas été nourris de sanskrit avec le biberon. Les kavi avaient à leur disposition des traités de poétique, exposant les théories et des exemples d’ornements, alamkârashâstra, et une autre théorie, celle de l’importance de la suggestion, dhvani, "résonance", le sens non immédiatement saisi demandant un moment de réflexion. Cette théorie est souvent opposée à la théorie des or9 kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page10 nements. Il n’est pas ici le lieu d’approfondir cette discussion ; dans les meilleurs kâvya nous trouvons la combinaison des deux, les ornements de son et de sens, et aussi le non-dit, le suggéré. Il suffit de remarquer que la théorie de la suggestion comme élément essentiel du langage poétique, le plus apte à créer l’émotion esthétique, le rasa, "saveur, goût" ( terme emprunté aux traités concernant le théâtre) a longtemps eu la faveur des critiques occidentaux et théoriciens indiens modernes. Sans doute plus proche de la conception occidentale de la définition de la poésie, plus accessible, cette théorie a tout pour séduire. Mais revenons brièvement aux alamkâra en donnant quelques exemples de cette richesse de figures dont les traités indiquent des centaines de variétés, classées avec rigueur et précision. La métaphore, upamâ, est peut-être la plus importante, comportant une grande variété, relevant parfois aussi bien du son que du sens. Mentionnons pour donner une idée de la classification : comparaison : la lune ressemble à ton visage ; souvenir : la lune me fait penser à ton visage ; confusion : est-ce la lune qui brille en plein jour ou bien ton visage ? ; identification : ton visage-lune brille le jour comme la nuit... (Rappelons ici que le sanskrit peut former de très longs composés nominaux, les figures sont élégantes mais en traduction souvent maladroites et longues). Une autre figure dont il faut donner un exemple : l’allitération, anuprâsa, ou rime intérieure, répétition des sons ou syllabes, un shabdâlamkâra ("ornement de son"). Une bonne illustration, ce petit poème de Bhartrihari : Kim iha bahubhir uktair yuktishûnyaih pralâpair dvayam iha purushânâm sarvadâ sevanîyam abhinavamadalîlâlâlasam sundarînâm stanabharaparakhinnam yauvanam vâ vanam vâ. "A quoi bon bavardage et paroles vides de sens ? Ici bas toujours les hommes souffrent double servitude : le jeu des jolies femmes dans l'ivresse du vin nouveau, alanguies par leurs lourdes poitrines ou bien la forêt - vanam vâ - (la vie d’ascète, l’autre tentation)". Et, pour terminer avec les figures - il y en a des centaines d’autres -, il faut mentionner une figure très importante : le shlesha, le double ou multiple sens d’un mot ou de plusieurs, ou bien d’un composé nominal qui peut changer la signification d’un énoncé. Une définition souvent citée : Shlesha : "production de plusieurs sens par une seule séquence de sons » (selon certains le dhvani serait une variante de cette figure). Le roman de Subandhu, Vâsavadattâ, est écrit entièrement en shlesha. Un exemple : 10 kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page11 "Le roi (la lune) monté au sommet du pouvoir (au sommet de la montagne de l’est) entouré de guerriers dévoués (au disque rouge) réjouit le cœur des hommes avec des impôts peu élevés (avec des rayons doux)". Lire un roman entier de cette manière découragerait les meilleures volontés - les nôtres ! Un dernier exemple, célèbre, de métaphores, ornements de son et de sens. Dans le kâvya en prose de Dandin : Histoire des dix princes, un des princes qui raconte ses aventures ne peut prononcer aucun des phonèmes labiaux, (p, ph, b, bh, m, u, v) car, mordu par sa bien-aimée toute la nuit, ses lèvres blessées ne peuvent s’approcher. Ce qui l’oblige à trouver une grande série de métaphores. Pour désigner le soleil il dit « l’astre dont les rayons sont le contraire du froid ». Impossible à rendre en traduction. On peut ne pas apprécier, on peut aussi aimer se donner au pur plaisir de découvrir une telle virtuosité langagière, surtout si le signifié ou le récit offre un intérêt suffisant. A ma connaissance, une seule autre poésie offre un goût comparable pour les énigmes et métaphores. Quels poètes désignent ainsi un bateau : « l’oiseau du ciel des sables (la mer) » ? La poésie des skald islandais ou norvégien dont Maurice Gravier dit qu’elle comblera peut-être l’amateur de mots croisés (Maurice Gravier : Les Vikings). Ces poètes de cour avaient, comme les kavi, à leur disposition des traités de poétique, avec des lexiques de kenningar, métaphores. Les larmes sont la rosée du chagrin ; le sang : ruisseau des loups ou eau de l’épée ; le toit de la baleine : la mer ; pierres du visage : les yeux. Cependant, leur liberté d’en inventer était bien plus limitée que celle des kavi (ils devaient surtout louer les exploits guerriers de leur roi ou un autre protecteur puissant) ainsi que, bien sûr, leur littérature. Mais chez eux aussi, la forme était bien plus importante que le « fond » et appréciée par un très petit nombre. Fermons cette parenthèse, mais pas avant de signaler que J.-L. Borgès s’est intéressé à la poésie norvégo-islandaise, sans pour autant l’apprécier. Il reproche aussi aux langues germaniques leur longs composés (il ne connaissait pas le sanskrit !) manquant de la clarté et de la précision des langues latines, déroutant parfois le lecteur. Eh oui, mais c’est justement l’art des écrivains de se servir de ces ambiguïtés, ni la vie ni la littérature ne sont faites de clarté et précision. Et s’il faut reprocher aux langues d’être ce qu’elles sont devenues, on peut regretter que le français, langue de clarté et raison, se prête difficilement à la traduction de la littérature sanskrite. Contrairement 11 kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page12 aux langues germaniques, avec leur capacité de former des composés, le français doit passer par périphrases ou subordonnées. Heureusement, le plus grand des poètes-dramaturges sanskrits, Kâlidâsa, s’il est bien un maître incontesté des métaphores, n’est pas amateur de l’usage excessif de longs composés ni des autres ornements. Si une partie de l’original se perd nécessairement en traduction, la beauté de ses images, la richesse de son imagination sont telles que le plaisir du texte, même en traduction, demeure immense. Quelle admiration surprise quand un roi (dans Shakuntalâ ) descend du ciel où il a livré bataille et dit à son conducteur de char céleste : « Regarde ! Le sol monte vers moi des arbres descendants... la terre comme une balle lancée dans l’air ». Goethe déjà a exprimé son admiration pour Kâlidâsa en 1792 : « Willst du den Himmel, die Erde mit einem Namen begreifen, nenn’ ich Shakuntala ! Dich und so ist alles gesagt » : « Veux-tu saisir le ciel et la terre avec un seul mot, je te nomme Shakuntala ! et ainsi tout est dit. » La merveille qu’est la poésie de Kâlidâsa, en l'occurrence dans Kumârasambhava célébrant Shiva et Pârvatî, s'offre comme un très beau cadeau, ici par l’intermédiaire d’Alain Poulter, à qui nous devons un grand merci ! Anne-Marie Lévy Docteur en études indiennes, Université Michel de Montaigne, Bordeaux III 12 kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page13 INTRODUCTION Grave péril ! Un démon destructeur tout-puissant, un asura, Târaka, tourmente les mondes et opprime les dieux. Même le disque de Vishnu s'est révélé inopérant. Ceux-ci vont voir Brahmâ. Seul, leur dit-il, un descendant de Shiva pourra vaincre Târaka. En effet, ce Târaka, s'étant attiré la faveur de Brahmâ par ses ascèses, avait obtenu comme bénédiction de ne pouvoir être tué par personne si ce n'est par un enfant de sept jours. Il faut donc que Shiva épouse Umâ, la fille d'Himâlaya. Cependant, le grand dieu étant profondément absorbé dans l'ascèse sur le mont Kailash, Indra se porte au-devant de Kâma, le dieu de l'amour, de la passion sensuelle : qu'il fasse le nécessaire pour que, Shiva s'éprenant d'Umâ, ait lieu la naissance (sambhava) de Kumâra ("jeune homme, prince"), encore appelé Skanda ou Kârttikeya. C'est le thème de départ du kumâra-sambhava, œuvre en sanskrit du poète indien Kâlidâsa. Nous verrons ce que nous pouvons dire de Kâlidâsa ; quelles sont ses œuvres ; et nous présenterons le kumâra-sambhava. UN INCONNU ILLUSTRE Plusieurs siècles après son prédécesseur poète, Rabindranath Tagore écrivait en 1932 cet éloge nostalgique : Dans la cour de Vikramâditya le poète jour après jour disait ses poèmes. L'ogre de l'imprimerie n'avait pas alors noirci de son encre le ciel du temps de la poésie. (…) Mon cœur soupire 13 kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page14 si j'étais né à l'ère de Kâlidâsa, si vous étiez l'illustre Vikramâditya. (l'Esquif d'or, traduit du bengali par Saraju Gita Banergee. Gallimard, 1997, page 106) Quand donc l' "ère de Kâlidâsa" se situe-t-elle ? Quel était ce poète qui "jour après jour disait ses poèmes" ? L'EPOQUE On hésite encore quant à l'époque précise où vécut Kâlidâsa. Tant d'hypothèses ont été émises ! Malgré tout, nous connaissons la vaste période dans laquelle s'inscrit la vie de Kâlidâsa. Les extrêmes sont sûrs. Quoi qu'il en soit de la réalité évènementielle de l'intrigue de la pièce théâtrale de Kâlidâsa, Mâlavikâ et Agnimitra, le roi Agnimitra fait référence historiquement au successeur de Pushyamitra, qui fonda la dynastie des Shunga. Nous sommes vers 170 avant notre ère. A l'autre extrémité temporelle, nous possédons deux attestations avérées. L'une, épigraphique : c'est l'inscription de Aihole (Nord du Karnataka), qui commémore la construction d'un temple jaïna, en 634 de notre ère. Sur cette inscription sanskrite, le poète Ravikîrti rapporte les exploits du roi Pulakeshin et compare son style, pour sa propre gloire, à celui de Kâlidâsa et de Bhâravi (un autre poète). L'autre témoignage, littéraire, est dû au poète Bâna, dont nous savons qu'il exerça son talent dans la première moitié du VIIème s. : "Qui n'a de la joie quand les vers de Kâlidâsa sont déclamés, denses et délicats comme des boutons fleuris ? (Harshacarita, strophe 16). Ainsi, il faut situer Kâlidâsa entre moins 170 environ et 634 de notre ère. Large éventail temporel. Quand on veut le rétrécir, les difficultés se présentent. Ecartons d'emblée comme insuffisant le repère que, pour certains, constituerait l'inscription de Mandasor (ou Mandsor). Lors de l'inauguration en ce lieu (Nord du Madhya Pradesh) d'un temple du Soleil, en 473, furent requis par le roi les services d'un poète local, Vatsabhatti. L'éloge (prashasti) royal qu'il composa, gravé sur un pilier, comporte 44 stances. Ecrits en un sanskrit de style orné, certains passages sont parfois interprétés comme une imitation de strophes du Nuage messager de Kâlidâsa et de La ronde des saisons. Ce genre de comparaison est fragile pour autoriser une conclusion historique. 14 kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page15 Insuffisante encore est la mention par Kâlidâsa du dramaturge Bhâsa (Prologue 1 de Malavikâ et Agnimitra) comme l'un des auteurs "à la vaste renommée" (prathita-yashas) : elle pose des problèmes demeurés insolubles. Ce Bhâsa est-il l'auteur unique des treize pièces de théâtre découvertes à partir de 1910 en Inde du sud ? Et quand a-t-il vécu ? A ce point de l'exposé, une tradition indienne prend le relais. Elle associe Kâlidâsa à un souverain se surnommant "vikramâditya", c'est-à-dire "soleil (âditya) de vaillance (vikrama)". On peut en suivre quelques traces, sans rien préjuger de leur historicité. Ainsi, le roi écrivain Bhoja (première moitié du XIème s.), dans son ouvrage Shringâra-prakâsha ("Exposé sur le sentiment amoureux"), sorte d'encyclopédie qui recèle des informations sur les poètes et dramaturges, rapporte ceci : Kâlidâsa aurait été envoyé en ambassade, de la part d'un roi Vikramâditya, auprès du prince du Kuntala (sud de l'Andhra Pradesh). Un poème - perdu - est d'ailleurs placé sous le patronage de Kâlidâsa, le Kuntala-îshvara-dautya : "Mission auprès du maître des Kuntala". Ou encore : l'ouvrage "Parure de la science des astres" (jyotirvidyâbharana), dont la rédaction est antérieure au XVIème s. Kâlidâsa y est nommé dans une liste de neuf savants et lettrés, les "neuf joyaux" (nava-ratna) de la cour d'un roi Vikramâditya, qui était leur mécène. Dans cette liste, figurent quelques personnages qui nous sont inconnus, d'autres qui n'ont pas vécu à la même époque. On peut se demander à quand remonte cette tradition (dont nous n'avons que des mentions tardives) et si elle est digne de créance. Plusieurs rois se sont arrogés ce titre enviable de "Vikramâditya". Sur Vikramâditya, devenu personnage royal exemplaire, bien des légendes ont fleuri. Citons simplement le livre XVIII de l' Océan des rivières de contes (version française à la Pléiade, 1997, pages 1257 à 1311). Ou les Trente-deux histoires du trône, recueil de contes non disponibles en français. Le prosateur Subandhu (VIIème s.) dit, en une strophe élégiaque : "Sur terre, l'humidité a disparu, les jeunes corbeaux ne jouent plus. Qui s'occupe de qui, puisque Vikramâditya, comme un lac, s'en est allé : seul subsiste son renom." (Vâsavâdattâ, strophe 7) Deux positions subsistent, actuellement, qui ne sont toujours pas départagées. Position majoritaire des pandit indiens : il s'agit du Vikramâditya, 15 kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page16 qui repoussa une vague de Shaka (peuples iraniens) installée à Ujjayinî, et qui régna au Mâlavâ au premier siècle avant notre ère. Il aurait fondé l'ère dite "vikrama" en 58/57 avant le Christ. Dans cette hypothèse, Kâlidâsa est un auteur fort ancien. Position majoritaire des critiques occidentaux : il s'agit de l'illustre Gupta, Candragupta II (vers 375-415), qui s'orna effectivement du titre de "Vikramâditya". Signalons que Skandagupta (vers 455-467) portait le même titre ainsi que, aux dires du chroniqueur Kalhana, le prince Yashodharman, célèbre par ses hauts faits militaires, peut-être apparenté aux Gupta (première moitié du VIème s.). Le nom de "vikram" est, aujourd'hui encore, fort courant en Inde pour les hommes. La ville d'Ujjain, où les Gupta installèrent leur capitale, possède depuis 1957 sa "Vikram University". La dynastie gupta fut fondée en 318/319, probablement par Candragupta I. L'époque des grands rois gupta - ceux qui se nommaient eux-mêmes "rois suprêmes des grands rois", mahâ-râja-adhirâja couvre plus d'un siècle, de 355 à 470 environ, l'apogée étant atteinte sous le règne précisément de Candragupta II. L'empire, cependant, ne dépassa jamais l'Inde du nord, de l'Indus à la Narmada. A cette puissance politique correspond un âge d'or culturel : médecine, mathématique, astronomie ; achèvement des pûrana, ces sortes d'encyclopédie de l'hindouisme moderne. Les gupta, d'obédience vishnuïte (Candragupta II se désigne comme parama-bhâgavata,"grand fidèle de Vishnu") menaient une politique de tolérance religieuse, qui permit au courant shivaïte de se développer et tout autant au bouddhisme, qui vit fleurir son génie artistique (on trouvait même des villages sans boucherie par stricte observance de la nonviolence). "S'il est vrai que l'art et la littérature indienne des IVème et Vème siècles sont remarquables, il n'en reste pas moins que beaucoup d'œuvres d'art dites gupta proviennent des territoires qu'ils ne contrôlaient pas ou qu'ils contrôlèrent, qu'aucune - monnaies exceptées - ne peut être attribuée au patronage direct des souverains ; que fort peu peuvent l'être à celui de leurs subordonnés". (Gérard Fussman Les Gupta et le nationalisme indien, d'après un cours donné au Collège de France en 2006/2007). Il serait intéressant de connaître comment les gupta favorisèrent, par mécénat, l'efflorescence artistique et culturelle de leur temps, et comment ils y prirent part à titre personnel. On dit que certains de ces souverains s'essayaient à la musique ou à la poésie. Le sanskrit était utilisé à la cour et par les hommes instruits. 16 kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page17 En fait, les noms les plus célèbres des lettres sanskrites profanes, tels Bhâravi, Dandin, Bhartrihari, Bhavabhuti, Mâgha, Bâna, Amaru (?) se situent aux VI-VIII ème s., après le temps des grands gupta, puisqu'on peut considérer l'Empire comme disloqué vers 540. Une seule oeuvre littéraire nous est parvenue qui mentionne nommément des souverains gupta. C'est une pièce de théâtre, de date indécise, dont nous ne possédons que six fragments, par le biais de citations, le Devîcandragupta : Candragupta et la reine (devî), que d'aucuns veulent attribuer à Vishâkhadatta, un lettré dont on connaît un ouvrage. C'est une intrigue politique de cour qui met en scène les shaka, la reine (Dhruvadevî) et deux frères, Râmagupta et Candragupta II, dont la rivalité pour la succession au trône s'achèvera par un assassinat. Cette pièce a un fondement historique, des inscriptions nous ayant permis de connaître Râmagupta. Ainsi, dans l'hypothèse "gupta", Kâlidâsa serait l'un des premiers (avec Shûdraka qui lui est antérieur) des kavi de haute volée de l'Inde classique. Pour identifier l'époque de Kâlidâsa à celle des gupta, on utilise donc, tout autant que l'indice des "neuf joyaux de la cour", un argument théorique, l'argument de l'âge d'or dans l'histoire littéraire du classicisme indien. A titre conjectural, nous pouvons placer le temps de Kâlidâsa entre la fin du IVème et la fin du Vème, sous trois grands Gupta (Candra, Kumâra, Skanda). En l'état actuel de la recherche c'est l'hypothèse la plus satisfaisante. L'HOMME Nul ne sait où naquit Kâlidâsa. Ont été proposés : la ville de Dashapura et celle d'Ujjayinî (Ujjain), dans la province de Mâlavâ (Mâlvâ) ; le pays de Vidarbha dans le Mahârâshtra ; le Cachemire ; le Bengale et même, hors de l'Inde, Shrî Lankâ ("belle île"). Les auteurs démultiplient le lieu de naissance du poète. Il a dû passer quelques années à Ujjayinî, cour royale, cité des sciences et des arts. Kâlidâsa est voilé et dévoilé par son œuvre, "miroir fidèle de l'idéal branmanique" (Louis Renou, L'Inde Classique, volume II, p. 215, Ecole française d'Extrême Orient, édition de 1996). Il est un ami du dharma - cet ensemble de notions, croyances, règles, pratiques qui expriment la loi socio-cosmique, son milieu d'appartenance intellectuel. Etait-il lui-même brahmane, comme bien d'autres lettrés ? D'aucuns révoquent cela en doute, alléguant que le suffixe - dâsa ("serviteur, esclave") de son nom ne convient pas à une haute caste. 17 kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page18 Ici intervient l'un des multiples récits légendaires sur Kâlidâsa. Un bouvier sot et beau avait, pourtant, été choisi comme mari - suite au stratagème d'un ministre - par une princesse qui se piquait de savoir. Quand elle s'aperçut de la duperie, elle envoya son nigaud de mari dans le temple de la déesse Kâlî, dont elle était la dévote. La divinité lui accorda la faveur de devenir poète savant (kavi). Et lui se déclara esclave (dâsa) de Kâlî. D'où son nom de "Kâli-dâsa" (la voyelle longue "i" s'abrège en vertu d'une règle d'usage phonétique de substitut). Qui dit Kâlî dit mouvance shivaïte, tant pour notre écrivain que, vraisemblablement, pour sa lignée familiale. L'ishta-devatâ ("divinité d'élection") de Kâlidâsa était Shiva - il chante volontiers ses louanges -, ce qui ne l'empêche point de reconnaître la grandeur de Vishnu. Pas de trace dans son œuvre des autres religions indiennes contemporaines, le bouddhisme et le jaïnisme. Les données géographiques de l'œuvre de Kâlidâsa - paysages himalayens, descriptions d'Ujjayinî - incitent à penser qu'il a beaucoup voyagé, quoiqu'il faille tenir compte des conventions en usage dans ce genre littéraire. Nul ne sait où mourut Kâlidâsa. Une tradition du Sud (Karnâtaka), avec bien des variantes, veut qu'il soit mort sous le règne de Kumâradâsa qui l'honorait de son hospitalité, à Shri Lanka. Une courtisane chez qui il passait la nuit, voulant empocher la récompense promise à qui trouverait la réponse à une énigme posée par le roi, empoisonna Kâlidâsa qui avait résolu ce problème littéraire. On raconte aussi qu'il était libertin et noceur : ce peut être un cliché concernant les artistes. L'ignorance biographique à propos de Kâlidâsa n'est pas un phénomène historiquement isolé en Inde. De plus, les belles lettres sanskrites ne reflètent pas la personnalité et la vie des auteurs. L'exercice du kâvya consiste moins en invention qu'en perfectionnement des thèmes reçus de la tradition. L'individualité de l'écrivain n'a pas occasion de se manifester. Pour user d'un jeu verbal prisé par les lettrés indiens, la déesse Kâlî a dévoré le temps (kâla) de son fidèle : son époque, sa vie. Formulons un souhait : que Kubera, le dieu nain au ventre replet, habitant dans l'Himalaya, gardien des trésors de la terre et ami de Shiva, nous fasse découvrir un trésor (donnée épigraphique, citation) qui permettrait d'en savoir davantage sur Kâlidâsa ! 18 kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page19 L'ŒUVRE LITTERAIRE Calcutta, 1789. Sir William Jones, arrivé quelques années auparavant, publie : Sacontala or the fatal ring, an indian drama, by Calidas. L'Europe cultivée découvre avec l'enthousiasme de Goethe, à travers Kâlidâsa, les belles-lettres sanskrites. C'est Antoine-Léonard de Chézy qui fera paraître, en 1830, la première version française sous le titre La reconnaissance de Sacountala. Comme le déclarera Sylvain Lévy lors de sa leçon inaugurale à la chaire de langue et littérature sanskrites, donnée au Collège de France en 1895 : "La gracieuse héroïne de Kâlidâsa est la véritable marraine de l'indianisme français". Que peut-on dire sur l'ensemble de l'oeuvre de Kâlidâsa ? CE QU'ON ATTRIBUE A KÂLIDÂSA La tradition alloue généreusement à Kâlidâsa une quarantaine d'ouvrages, sans parler des citations qu'on met sous son nom. La critique en rabat un bon nombre. D'une part, sont attestés plusieurs Kâlidâsa, trois semble-t-il, dont certains ont pu se parer du nom de celui que Jayadeva (XIIème s.) appelait "maître dans la famille des poètes" (kavi-kula-guru). D'autre part, en s'appuyant sur des critères surtout lexicaux et stylistiques, les spécialistes s'accordent sur six ouvrages indéniablement dûs à Kâlidâsa, voire un septième. Mentionnons trois oeuvres apocryphes d'importance : Le Setu-bandha : "La construction du pont" (d'après un épisode de l'épopée du Râmâyana). Ouvrage en prâkrit. Les prâkrit sont des parlers régionaux, fort anciens, indo-européens, apparentés au sanskrit. Le Nalodaya : "l'Ascension (udaya) de Nala" (un prince). Le Shringâra-tilaka : "l'Ornement de l'amour". Un élégant poème. CE QUI REVIENT A KÂLIDÂSA On distingue les trois pièces théâtrales et les trois (ou quatre) écrits de poésie. Versant théâtral : Abhijñana-shakuntalâ : "Shakuntalâ au signe de reconnaissance" Vikramorvashî : "Urvashî (subjuguée) par la vaillance" Mâlavikâgnimitra : "Mâlavikâ et Agnimitra" Versant des poèmes : Megha-dûta : "Le Nuage messager". Poème lyrique. Raghu-vamsha : "La lignée de Raghu". Poème épique. Kumâra-sambhava : "La naissance de Kumâra". Poème épique. 19 kumara:Mise en page 1 08/09/11 14:57 Page20 Ritu-samhâra : "La ronde des saisons". Poème lyrique (les érudits hésitent sur son authenticité). Pour renouer avec le fil du récit légendaire du Sud, quand Kâlidâsa, favorisé de talents artistiques par la déesse, retrouva son épouse et lui parla, elle répliqua, admirative : "Voici un insigne propos !" (asti kashcid vâgvisheshah). Trois de ces termes sanskrits correspondent aux premiers mots des trois ouvrages poétiques de Kâlidâsa, à savoir : asti pour La naissance de Kumâra ("Il y a..."); kashcit (= kashcid) pour Le nuage messager ("Un certain (yaksha : un être semi divin...") ; vâg pour La lignée de Raghu ("comme la parole..."). Manifestement, la légende veut rendre compte, a posteriori, d'une partie de la production poétique de Kâlidâsa. Reste le quatrième mot : visheshah ("insigne", terme technique aussi en rhétorique qui désigne ce qu'une œuvre a de singulier). Certains se demandent s'il ne renvoyait pas à une oeuvre perdue - on en connaît - du kavi (pourquoi pas ?). Même si les contours exacts du corpus ne sont pas définis en rigueur, et en se rappelant que la subjectivité du poète sanskrit n'a pas d'influence sur son œuvre, il apparaît loisible de dire avec Lyne Bansat-Boudon : "Si la personne historique du poète se dérobe, son être est à chercher dans son œuvre." (in Théâtre de l'Inde ancienne, Gallimard La Pléiade, 2006, page 1271). L'œuvre montre, justement, une cohérence : 1. Dans sa finesse d'expression littéraire. On parle pour Kâlidâsa du style vaidarbha, que le théoricien Vishvanâtha (XIVème s.) définit ainsi : "Une composition littéraire, relative à l'amour (lalita), avec des sons qui suggèrent la douceur (mâdhurya), avec quelques allitérations (vritti) ou sans, est considérée comme style (rîti) vaidarbha." (in "Miroir du poétique"). Le sanskrit classique n'est jamais simple. Il est plus ou moins complexe, chargé, précieux, sophistiqué, équilibré. Si on ose le traduire, ce qui n'était pas son but premier, il paraît lourd, d'une manière ou d'une autre. A propos des "allitérations" (le terme courant est anuprâsa), les kavi en sont friands, mettant à profit les ressources que leur offre la phonétique du sanskrit. 2. Dans le fil d'or du sentiment (rasa) amoureux, présenté entre autres chez les héroïnes : Shakuntalâ, Urvashî, Mâlavikâ, Umâ, Indumatî et la bien-aimée - dont le nom n'est pas indiqué - du yaksha. A cet égard, Kâlidâsa est un éminent représentant de la "saveur (rasa) amour" que se plaisent à célébrer les belles-lettres sanskrites : désir (kâma), séparation (vigraha), volupté (rati), en étant des modalités majeures. 20