qu’un jeu, quelles en seraient les règles ? Il questionne la vérité des choses : comment savoir ce
qui est exact et ce qui ne l’est pas. Ce qui est prétendu vrai serait-il à demi faux ? Où trouver les
composants de ma vérité ? Le langage, dans La Campagne, cache plus qu’il ne révèle.
« Je ne sais pas si cette question du non-dit est particulièrement anglaise. Même si quelqu’un comme
Harold Pinter est un expert en la matière. En tout cas, il est certain que, tout au long de La
Campagne, il y a une discussion sur ce qui peut ou ne peut pas être dit. (...) en tant qu’écrivain dont
le métier consiste à se servir du langage, il m’est nécessaire de croire jusqu’à un certain point que
celui-ci peut être utilisé pour produire du sens. Il y a là un paradoxe, et cette question débattue tout
au long de la pièce est peut-être aussi l’expression de ma propre anxiété. » Martin Crimp
La pièce s’inscrit dans la lignée des comédies de menaces de Pinter. L’autre est menaçant, le
rapport des personnages aux objets (ciseaux–sac-verre d’eau–montre–chaussures) est ambigu,
les coups de téléphone de Morris, collègue de cabinet de Richard, sont inquiétants ; les
situations de départ se déforment et prennent un chemin de traverse inattendu. Mais Crimp
ne manque pas de mettre de la distance dans son univers de thriller psychologique.
Avec La Campagne l’auteur propose une partition formelle pleine de fausses notes et de
déraillements. Une distance « so british » qui nous fera jongler en continu entre le drame et la
comédie.
D’autre part la fausse candeur de certains dialogues ne serait-elle pas une piste à creuser ? La
symbolique du conte pour enfants se camouffle entre les lignes : Corinne en Belle au Bois
dormant se pique et réclame en vain un baiser à son prince charmant, Rebecca est un peu le
loup dans le Petit Chaperon Rouge, déguisé pour entrer dans la chaumière, Morris - cet ami
inquiétant, « dans son affreux tweed » pourrait endosser le rôle de la méchante sorcière dans
Blanche Neige.
Quel piège est tendu au milieu de tout cela au spectateur de cette drôle d’intrigue ? N’ y a-t-il
pas chez Crimp comme chez Hitchcock, une « direction de spectateur » ? La lecture de La
Campagne donne l’impression de pouvoir anticiper l’action alors qu’en fait il n’en est rien.
Pourquoi cela ? Qui est sous la coupe du texte ? Comment cette pièce en ellipses et énigmes
confie-t-elle un rôle au spectateur ? Peut-il le refuser ?
Le texte, d’une grande technicité littéraire, peut nourrir la dramaturgie. D’où la nécessité en
première étape d’identifier les paramètres d’élocution et les niveaux de langage afin d’en
extraire tous les sens volontairement cachés et révélés dans les dialogues : digressions –
questions leitmotiv– questions sans réponses - répétitions obsessionnelles– usage incongru
d’adverbes – injonctions surprenantes–recours systématique aux pauses – frottement de
répliques – polysémie – anaphores… Grâce à ce travail de repérage stylistique et sémantique,
nous ferons surgir le sens enfoui à la surface des mots pour qu’ils nourrissent notre
dramaturgie.
Comment traiter le paradoxe de la prépondérance du vocal pour cet art de la présence qu’est le
théâtre ? Le langage n’est pas fait que de mots : tout ce qui apporte du sens est langage et au
premier chef, le corps. Que signifie alors donner la parole au corps ? Avec Marie Dufaud,
chorégraphe, nous préciserons le langage de ce corps d’acteur et de sa présence. Nous
travaillerons une certaine esthétique du corps, une poétique de mouvements pour
essentialiser gestuelle et déplacements dans une économie et une précision qui fera écho au
travail de l’écriture de Martin Crimp. Nous construirons une grammaire de gestes pour faire
vibrer l’immobilité, l’effacement - de ce théâtre sans bruits forts, sans scandale apparent. Nous
rechercherons à créer du rapport entre le faire et le dire, entre le répétitif verbal et le répétitif
physique. Chaque personnage aura son propre vocabulaire, sa propre mécanique. Le corps
tentera de dire ce que les mots camoufflent.
Catherine Javaloyès, novembre 2013