par Didier Lapeyronnie Cadis/Université Victor Segalen, Bordeaux. Les grèves dans les transports publics à la suite d’agressions, ainsi que les incidents spectaculaires consécutifs aux manifestations lycéennes ont relancé les débats récurrents sur la violence des jeunes de banlieue. Jusqu’à la fin des années 80, les “incivilités”, les agressions et les émeutes étaient largement restées à l’intérieur des cités, “pourrissant” la vie de leurs habitants qui en étaient les premières victimes. Mais depuis quelques années, ces violences ne sont plus cantonnées à l’espace “clos” des quartiers périphériques. Elles ont largement débordé. Elles se sont généralisées à certains espaces centraux des villes, touchant de nouveaux quartiers et de nouvelles populations jusque-là relativement épargnées. Outre les personnels des services publics ou sociaux, les enseignants ou les chauffeurs de bus ou de train, les jeunes des centres villes sont, eux aussi, confrontés à des violences qui prennent la forme d’insultes, d’agressions physiques ou de “dépouilles” et de racket. Les conduites violentes ne sont plus strictement circonscrites aux espaces réservés aux catégories populaires. Elles touchent aujourd’hui une partie des catégories moyennes. LA VIOLENCE NAÎTRAIT D’UN VIDE SOCIAL De nombreux observateurs ont souligné la distance entre deux “jeunesses” lors des manifestations lycéennes. Les élèves des lycées centraux, qui peuvent espérer quelque chose de l’école, s’opposaient à ceux des lycées des quartiers périphériques qui, eux, n’espèrent rien. Alors que les premiers manifestaient, les seconds “cassaient” et “dépouillaient”. Alors que les premiers revendiquaient de “meilleures conditions d’études”, les seconds justifiaient leurs comportements par la “haine” et la “rage” de ne “rien avoir”. Plus les lycéens incarnaient une jeunesse “méritante”, avide de “bonnes conditions de travail” et recherchant une intégration réussie dans LA VILLE DÉSINTÉGRÉE ? Est-ce le manque de social, de travail, d’éducation, de normes, de justice qui engendre la violence des populations qui sont victimes de ce manque ? La violence ne serait-elle pas plutôt le résultat d’une hypersocialisation des jeunes appartenant à ces populations, qui ne pourraient exister en dehors de leur groupe, ni s’exprimer autrement que par la violence de ce groupe ? Le remède à la violence impliquerait alors, non l’intégration sociale de ses acteurs mais leur “désocialisation”. N° 1217 - janvier-février 1999 - 43 VIOLENCE ET INTÉGRATION SOCIALE N° 1217 - janvier-février 1999 - 44 LA VILLE DÉSINTÉGRÉE ? la société, plus les “casseurs” faisaient figure de barbares que leur rejet hors de la société et leur absence d’intégration présente et future conduisaient à une violence par bien des aspects proprement écœurante. La plupart du temps, cette violence est ainsi expliquée par le vide. L’absence du social engendre des situations anomiques et un dérèglement généralisé des conduites. À défaut de normes et de règles, l’individu perd ses repères et se montre incapable de construire une personnalité stable. Surtout, il ne peut contrôler ses comportements, ses désirs ou ses pulsions. Deux grands schémas de raisonnement sont développés pour rendre compte de la violence en ces termes, mais aussi pour la réduire. Selon le premier, l’anomie s’explique essentiellement par le défaut des valeurs. La “crise” de la famille, celle de l’école, celle du modèle d’intégration, ou encore le triomphe de l’individualisme, en effaçant les limites et en sapant les fondements légitimes de l’autorité, ouvrent la porte à une véritable barbarie. Pour remédier à cet état de fait, il faut rétablir l’ordre social par la réaffirmation des repères, des instances de contrôle et d’autorité, qui offriront aux individus les ressources normatives nécessaires à la stabilité de leur comportement. Pour le second schéma, les inégalités sociales et la misère brisent les personnalités. Les groupes ou les individus sont désaffiliés. Privés de social, ils sont plongés dans une souffrance qui altère leur individualité. La violence s’explique alors par la haine et la rage des jeunes de banlieue, conséquences de leur exclusion. La solution doit être recherchée dans l’augmentation de la participation sociale. La réduction des inégalités n’a pas simplement pour objectif de soulager la misère, elle fournit à l’individu les moyens d’une intégration sociale salutaire. Une telle conception, dans l’une ou l’autre de ses versions, consiste à exiler la violence. Sa signification lui est toujours extérieure, soit dans l’anomie, soit dans les inégalités, autrement dit, dans un ordre social dont elle est l’envers. C’est pourquoi la violence est entièrement déterminée, alors que les conduites sociales normales sont autonomes. Elle est portée par des individus incapables d’agir librement pour des raisons morales ou sociales, c’est-à-dire par des “barbares”(1). Depuis, la violence est imprévisible, irrationnelle et irrégulière, alors que l’ordre rend les conduites sociales prévisibles, rationnelles et régulières. La violence est la négation de la liberté et de la rationalité de l’individu qui fondent la vie sociale. Aussi, la violence se situe-t-elle au-delà des frontières de la société normale. Elle est portée par des marginaux mal intégrés. Elle fait irruption avec l’infini des désirs et des pulsions quand l’individu ne 1) - La couverture d’un numéro récent de l’hebdomadaire Le Point, annonçait ainsi un reportage sur les jeunes de banlieue : “Les nouveaux barbares”. LA VILLE DÉSINTÉGRÉE ? N° 1217 - janvier-février 1999 - 45 2) - Ulrich Beck, The Reinvention of politics. Rethinking Modernity in the Global Social Order, Cambridge, Polity Press, 1997, p. 66. se maîtrise pas. Elle est encore engendrée par l’Histoire qui bouleverse les sociétés. La frontière séparant la violence de l’ordre social doit donc être en permanence gardée par les dispositifs de contrôle social et d’intégration. Il s’agit toujours d’éloigner la barbarie, de l’expulser de la vie sociale, que ce soit la sauvagerie que chacun porte en lui, ou encore celle qui est aux portes de la société. Le renforcement des liens sociaux ou l’intégration, par le rappel à l’ordre ou l’augmentation de la participation sociale, ont pour objectif de réguler les conduites sociales en faisant intérioriser aux individus la morale et les valeurs collectives, permettant ainsi d’expulser la violence de la vie sociale. La violence n’est pas simplement un mal dont il faut se protéger. Elle est surtout le signe de ce que la société n’a pas réussi à incorporer. Elle désigne donc ce qu’il faut intégrer ou socialiser pour la réduire. Elle révèle les limites du processus “de civilisation” ou les failles du processus de “démocratisation”. En un mot, la violence en appelle à une intervention morale ou sociale visant à étendre et à renforcer la vie sociale. Elle suscite une double indignation : celle ressentie face aux victimes des actes de barbarie ; celle éprouvée dans l’injustice sociale qui a conduit les individus à commettre de tels actes. Il n’y a pas de sujet de la violence. Il n’y a que des victimes que la société se doit de secourir. Au fond, elle manifeste un besoin de société. Ainsi conçue, la violence est la baguette magique de la simplification et de la tautologie pour reprendre l’expression d’Ulrich Beck : elle “éclaire les zones d’ombre et justifie l’impératif de société”(2). Dépourvue de signification propre, elle légitime la nécessité de l’unité et de la justice sociales, puisqu’elle est la manifestation de leur N° 1217 - janvier-février 1999 - 46 LA VILLE DÉSINTÉGRÉE ? absence. C’est pourquoi, les jeunes de banlieue doivent être l’objet d’interventions éducatives et sociales, ou répressives et charitables, visant à les faire bénéficier des bienfaits de l’intégration sociale. S’il leur est permis de développer ainsi pleinement leur personnalité, ils substitueront liberté et rationalité à la violence “aveugle et absurde”. Dans ce type de conception, la violence est le miroir de la normalité : le point de vue moral vaut comme modèle explicatif et réciproquement, le modèle explicatif vaut comme point de vue moral. MÊME LA NATURE DE LA VIOLENCE A HORREUR DU VIDE Le succès de l’explication de la violence par le vide social est d’abord d’ordre normatif, la société normale “non-violente” y trouve sa propre légitimité et y affirme sa propre supériorité, car, sur un plan N° 1217 - janvier-février 1999 - 47 LA VILLE DÉSINTÉGRÉE ? strictement empirique, le lien entre violence et vide social n’est en rien évident. Les individus les plus “désocialisés” sont rarement les plus violents. Au contraire, le “vide” semble conduire au retrait ou à la prostration. Au terme des processus de “désaffiliation”, nous rencontrons plutôt l’apathie que la violence, plutôt la passivité que l’agressivité. L’étude classique de Lazarsfeld sur les chômeurs de Marienthal lors de la crise des années trente, comme les observations contemporaines de chômeurs de longue durée, montrent plutôt une propension à l’inertie et à l’indifférence. Mais surtout, les conduites violentes évoquées n’effraient pas seulement par la détresse “sociale” qu’elles expriment ou la barbarie qu’elles révèlent. C’est aussi leur dimension collective qui suscite peurs et interrogations. De ce point de vue, la violence apparaît moins comme le produit d’un vide que comme une dimension de la vie collective et sociale : une véritable “sous-culture” de la violence semble s’être développée dans les quartiers populaires pour maintenant envahir les “centres villes”. Sous-culture “adolescente”, elle structure la vie des groupes. Elle génère des comportements qui vont du pillage lors des émeutes à l’agression collective. D’une façon ou d’une autre, il s’agit d’une violence constitutive de comportements qui sont d’abord sociaux et collectifs et rarement ceux d’individus isolés. Suivons, par exemple, un groupe d’une dizaine de jeunes garçons d’une banlieue parisienne ayant directement participé aux pillages de la place de la Nation lors des manifestations lycéennes. Ils ont entre quatorze et vingt ans. Ils portent survêtements et chaussures de sports, casquettes pour certains. Le 21 juin, lors de la fête de la musique, à Paris, ils “tracent” entre la Bastille et la République. Ils occupent toute la largeur du trottoir, se bousculent et se “chopent” plus ou moins méchamment. Dès que l’un s’arrête devant une vitrine de téléphonie Les individus mobile ou de sport, les autres se rassemblent les plus “désocialisés” autour de lui. Tous font des commentaires. Puis sont rarement les plus violents. le groupe éclate et semble se disperser. Des insultes sont proférées. Ils semblent au bord Au contraire, le “vide” d’une bagarre. Mais tout s’apaise. Les filles semble conduire au retrait aperçues sont systématiquement agressées. ou à la prostration L’un d’eux s’écarte pour leur proposer de le “sucer” car il possède une virilité peu commune qu’il fait semblant d’exhiber, les mains dans les poches, en se cabrant outrageusement ou en se saisissant de ses testicules à travers son pantalon. Devant les refus ou l’indifférence des filles, il essaye de les toucher, les bouscule plus ou moins rudement et rejoint les autres en les traitant de N° 1217 - janvier-février 1999 - 48 LA VILLE DÉSINTÉGRÉE ? “salopes”, imité en cela par l’ensemble du groupe. Ils croisent un jeune italien en train de téléphoner, l’entourent. L’un d’eux essaye de se saisir de son portable. Un autre lui envoie un coup de poing, un troisième brandit lui aussi un portable et l’écrase pratiquement sur le visage du jeune homme. Dans la bousculade, il lui propose : “Tu veux celui-là. Moi aussi, j’ai un portable connard…” Le passant réussit à se dégager et s’enfuit. Le groupe commente l’agression : “– Tu aurais du lui tirer son portable” “– Oui, mais il aurait fallu courir.” “– Salopard d’italien, putain de sa race”… Puis le groupe reprend sa vie interne : les jeunes se bousculent et se “chopent” à nouveau. L’un d’entre eux heurte un passant et le traite de “pédé”. L’homme continue son chemin, mais un autre membre du groupe le rattrape : “Vous avez entendu, Monsieur, ce qu’il vous a dit? Il vous a traité de pédé! Moi, s’il m’avait traité de pédé, je lui éclaterais la gueule…” Le 15 septembre, lors de la “parade” techno, place de la Nation, le même groupe est là, un peu à l’écart de la fête. Ils sont plus nombreux. Ils ont attaché un pitbull à un panneau en enroulant la laisse. À deux ou trois, ils l’excitent en lui balançant des coups de pieds dans la gueule à la grande joie de tous. Lassé de ce manège, l’un deux déroule la laisse et lâche le chien, qui, rendu fou furieux, se jette sur un passant et lui attrape la jambe. Le groupe entoure le passant terrorisé par le chien et commence à le tabasser à coups de poings et de pieds. La victime s’écroule et se protège comme il peut. Puis le chien ayant lâché prise, le groupe éclate dans toutes les directions, chacun sautant et manifestant sa joie. Dix minutes plus tard, une partie du groupe s’est reconstituée au même endroit, cette fois sans le chien. Ils demandent des cigarettes à un jeune homme assis sur le toit d’un abribus. Celui-ci leur en envoie quelques-unes Les conduites violentes qu’ils fument en se “chopant” et en se heurtant. ne permettent pas Puis tout à coup, l’un deux saute, agrippe le de cerner la personnalité jeune homme par la jambe et le fait tomber sur des membres du groupe. le trottoir. Le jeune homme est à son tour littéralement lynché. Et comme la première fois, Chacun, pris isolément, le groupe éclate dans l’hilarité. Puis, ils se adopte d’autres comportements regroupent à nouveau, forment un bloc compact et, bien souvent, et entrent dans la foule en courant, bousculant dénonce ce genre d’agissements tout le monde et en criant “S… en force !” On pourrait multiplier les descriptions de ce type de conduites devenues extrêmement banales. Elles sont surtout développées dans les zones situées hors de la cité et visent assez explicitement, soit des espaces urbains extérieurs, soit des institutions et leurs représentants, qui sont aussi considérés comme des éléments extérieurs. Il N° 1217 - janvier-février 1999 - 49 LA VILLE DÉSINTÉGRÉE ? faut souligner aussi qu’elles ne permettent pas de cerner la personnalité des membres du groupe. Chacun, pris isolément, adopte d’autres comportements. Bien souvent, il dénonce ce genre d’agissements comme étant celui de “fous” qui mériteraient d’être sévèrement réprimés ou de “désespérés” dont la conduite s’explique par l’injustice sociale qu’ils subissent. C’est une constatation banale. Le discours et le comportement individuels ne correspondent pas au comportement collectif. Mais surtout, les individus adoptent très spontanément l’explication de leur violence par le vide social. Au-delà des discours des uns et des autres, c’est bien le groupe en tant que tel qui est le vecteur de la violence et des conduites d’incivilité ou d’agression, et non une personnalité “déstructurée” ou mal “socialisée”. De ce point de vue, le groupe de pairs joue, au contraire, un rôle profondément socialisateur et même “hypersocialisateur”. La violence s’inscrit dans un ensemble de conduites du groupe et n’est pas séparable du sexisme, du racisme et de l’homophobie. Dans un espace public qu’il perçoit comme étranger ou hostile, l’individu se fond au groupe. D’ailleurs, il ne s’aventure pratiquement jamais seul hors de la cité : il sait très bien qu’il est pris pour un “blaireau” par les jeunes “bourgeois” que le groupe “dépouille” à l’occasion. C’est donc collectivement qu’il existe et qu’il peut s’imposer dans l’espace public, au nom de la cité, alors qu’il a le sentiment d’être méprisé individuellement. N° 1217 - janvier-février 1999 - 50 LA VILLE DÉSINTÉGRÉE ? De manière classique, comme dans de nombreuses sous-cultures de jeunes des catégories populaires, le groupe impose des règles internes et externes extrêmement contraignantes. Tout un code de l’honneur et de la vengeance régit les rapports entre les groupes, à l’intérieur d’une cité et entre les cités(3). Ce code obéit à sa logique propre, largement étrangère à la logique sociale de la rationalité ou de la justice, et il s’impose aux individus qui lisent les comportements d’autrui à travers leurs propres catégories. C’est ce qui explique à la fois le sentiment d’absurdité que peuvent éprouver les individus extérieurs à cet univers face à des enchaînements violents dont ils ne peuvent pénétrer la logique interne. De même, il explique aussi le mépris retourné des jeunes des catégories populaires pour ceux des classes moyennes, qui n’opposent pratiquement jamais de résistance au racket. À l’intérieur du groupe, l’individu existe par la face et la frime. C’est notamment le cas dans les relations avec les filles. Le groupe et son code permettent à des individus dépourvus des ressources sociales et culturelles personnelles nécessaires pour “assurer” auprès des filles, l’affichage de leur “virilité” et l’infériorisation souvent brutalement des filles pour prouver leur propre “supériorité” et en obtenir une reconnaissance collective. Le groupe prend en charge et affirme une masculinité que l’individu ne peut personnellement assumer. De même, l’homophobie, la volonté de “casser” de l’homosexuel est aussi une façon tout à fait traditionnelle d’affirmer et de réassurer collectivement une identité masculine menacée ou méprisée. Le paradoxe de cette logique est que, plus l’individu contribue à la construction du groupe et à son fonctionnement par la frime, plus il se dissout en tant qu’individu. D’une certaine façon, il construit une image, une face, et il risque à tout moment de s’y faire piéger, de finir par “croire ce qu’il est”. La signification de ce qu’il est et de ce qu’il fait finit par lui échapper. Il devient un élément impersonnel d’un code anonyme dans lequel la violence joue un rôle central. Le danger est d’autant plus grand que, comme il en est dans toutes les catégories sociales dominées, les individus ne contrôlent pas leur image. Celleci risque toujours d’être figée par les regards et les discours extérieurs, institutionnels, mais aussi journalistiques ou scientifiques. Les individus sont alors objectivés et leur rapport à eux-mêmes s’en trouve médiatisé par cette construction qui leur est extérieure : ils parlent de leur violence dans les catégories dominantes. Ils adoptent ainsi les explications par le vide social et l’absence d’intégration. C’est ce qui explique la multiplication des métaphores négatives qu’ils utilisent pour se désigner, “on est des bêtes”, “des fous”, “de la racaille”. 3) - Voir : David Lepoutre, Cœur de banlieue. Codes, rites et langages. Paris, Odile Jacob, 1997. N° 1217 - janvier-février 1999 - 51 LA VILLE DÉSINTÉGRÉE ? Il ne s’agit pas ici simplement de l’appropriation du stigmate social, pour le retourner en “culture méchante”. Plus profondément, l’individu est déchiré entre son “je” et son “soi”. Le premier ne communique plus avec le second, qui échappe à tout contrôle personnel, qui n’est plus qu’une image sans référent, une construction sociale externe. Le “soi”, image socialement construite, devient étranger au “je” personnel. La violence apparaît moins ici comme l’effet d’un vide social, d’une absence d’intégration ou comme le produit de l’exclusion que comme l’effet de l’inverse, à savoir une sorte d’hyperintégration au groupe et de socialisation absolue des conduites. Autrement dit, la violence est pure conduite sociale, ou encore conduite socialement pure. Elle est la manifestation et le signe de l’expulsion du “je” ou du N° 1217 - janvier-février 1999 - 52 LA VILLE DÉSINTÉGRÉE ? “sujet” individuel. Elle est saturée de significations sociales externes et dépourvue de significations personnelles. Plus encore, la violence est le signe et la conséquence de la privation de langage propre : elle marque le mutisme de l’individu quand ses conduites sociales n’ont d’autre sens que celui qu’elles ont pour les autres, en l’occurrence pour les dominants. La violence fait d’autant plus proliférer les discours qu’elle repose sur le silence de l’individu. La violence repose sur l’introjection des catégories et des discours dominants sur la banlieue et ses habitants. Les jeunes oscillent entre deux représentations d’eux-mêmes : soit celle de victimes plus ou moins déficientes, soit celles de méchants qui font peur à la société établie. Leur intégration passe par la soumission à ces images et ces discours et par la mise à l’écart de leur individualité, son oubli. La violence consiste à projeter au dehors cette conformité sociale et se manifeste par la volonté d’affirmer son existence sociale et son autorité collective dans l’espace public, dans le quartier, et plus encore dans l’espace urbain central. Les conduites de défi ou de destruction, mais surtout la volonté de briser le “sujet” chez l’autre en portant atteinte à son intégrité physique visent à affirmer une supériorité purement sociale. En cassant l’autre, le groupe le ramène à sa dimension purement sociale, le réduit lui aussi au silence. Les attitudes liées à la violence, machistes, autoritaires à l’égard des filles et parfois des petits frères, ou encore l’homophobie, mais aussi le racisme, s’expliquent ainsi. Il s’agit non seulement de marquer une supériorité sociale sur les “filles” mais plus profondément d’évacuer toute dimension subjective : les filles ne peuvent être autre chose que leur rôle de filles, les femmes ne peuvent être définies autrement que par leur identité sociale de La violence apparaît femmes. De même, dans l’univers de la moins comme l’effet consommation, par l’affichage des signes, il d’un vide social, s’agit toujours d’affirmer son égale dignité d’une absence d’intégration, sociale et de manifester ainsi sa parfaite intéque comme l’effet gration. L’autre n’est jamais lui-même qu’un support de signes, qu’un rôle social ou un stad’une hyperintégration tut social. Comme dans l’incident rapporté au groupe et de plus haut, l’affirmation de la capacité “sociasocialisation des conduites le” du groupe passe par l’exhibition de l’objet de consommation et la dénégation de ce qui est ressenti comme mépris de la part des dominants. L’agression consiste à établir une égalité ou une supériorité strictement sociales. Aussi, la violence consiste toujours à détruire le “je”, pour ramener l’individu à sa pure dimension sociale. N° 1217 - janvier-février 1999 - 53 LA VILLE DÉSINTÉGRÉE ? LA LIBÉRATION DE L’INDIVIDU PAR LA DÉSOCIALISATION La violence n’est donc pas séparable du discours sur le vide social qui lui donne son sens. Il suffit de penser aux polémiques incessantes que suscitent les reportages journalistiques, soit qu’ils cristallisent une image collective et sociale négative que les individus refusent après avoir contribué à la construire, soit qu’ils fabriquent une image par trop positive qui gomme la violence et les conduites excessives que portent les groupes. C’est pourquoi, les mêmes jeunes s’emploient activement à déjouer le piège en prenant de la distance en permanence. Ils le font le plus souvent par l’ironie sur eux-mêmes, par la mise en scène de véritables mimodrames, mais aussi par des formes N° 1217 - janvier-février 1999 - 54 LA VILLE DÉSINTÉGRÉE ? plus ou moins fréquentes de retrait et de refus de cette sous-culture. Il s’agit le plus souvent de se réapproprier ses propres conduites ou de redevenir maître de leur signification. Les habitants des quartiers défavorisés, et notamment les jeunes, sont soumis à des logiques d’objectivation et de rationalisation qui leur imposent des catégories qu’ils vivent comme des catégories externes et qui les privent de langage propre. La violence qu’ils développent en est la conséquence et le signe. Elle manifeste leur identification à ces catégories externes, leur intégration absolue à ces discours extérieurs. Le prix qu’ils doivent payer pour cette reconnaissance est l’absence de leur individualité propre. La violence n’est certainement pas le produit du vide social. Elle est plutôt la conséquence d’un trop plein. Aussi, la sortie de la violence suppose une rupture profonde et radicale avec l’ordre des langages dominants. En d’autres termes, la sortie de la violence n’est possible que par la rupture avec le monde de l’intégration sociale. Il ne peut y avoir formation ✪ d’un acteur individuel sans “désocialisation” préalable. Fabrice Dhume et Luc Gwiazdzinski, “Violences urbaines et (re)présentations” Dossier D’Alsace et d’ailleurs, n° 1209, septembre-octobre 1997 A PUBLIÉ Éric Debarbieux, “Violence et ethnicisation dans l’école française” Dossier Á l’école de la République, n° 1201, septembre 1996 Olivier Noël, “Émergence d’une catégorie à insérer : la jeunesse” Dossier Jeunesse et citoyenneté, n° 1196, mars 1996 Lakhdar Belaïd, “Bagatelle, une cité toulousaine au quotidien” Dossier Cités, diversité, disparités, n° 1195, février 1996 François Chobeaux, “L’identité collective de jeunes en difficulté d’insertion sociale” Dossier Quêtes d’identités, n° 1180, octobre 1994 Adil Jazouli, “Les jeunes des banlieues entre la rupture et le conflit” Dossier La ville en mouvement, n° 1147, octobre 1991