Depuis la pensée grecque, cette norme transcendante du "bien", qu'elle soit assimilée ou non à " Dieu", a
été identifiée à la "raison" et a été l'objet tant d'une analyse "rationnelle", qui en affirmait l'existence, que
d'un arbitrage "raisonnable", qui en justifiait le choix. Dans cette perspective, tous les actes humains, dès
qu'ils étaient fondés en raison, posaient implicitement leur pérennisation dans une instance
transcendante et permanente. Comme l'écrit Spinoza: "nous sentons et nous faisons la preuve que nous
sommes éternels" [5 - SPINOZA - Etique - (V, proposition XXIII. scolie). 1677.. ]
L'éternité, qui fonde en dernière instance toute éthique de conviction sur l'absolu, n'est pas simplement
un legs des théories morales antérieures, et un poids du passé qui pèserait encore sur nos épaules
aujourd'hui. Elle est le réquisit indispensable de l'action humaine, si l'on veut éviter que l'homme ne se
dissolve dans des actes "irrationnels" ou "déraisonnables", à ce titre dangereux pour lui comme pour ses
semblables. L'éthique de conviction révèle l'exigence rationnelle qui, à la différence des désirs empiriques
fluctuants, met en évidence chez l'homme le champ universel, celui sur lequel ses actes peuvent être
communiqués et légitimes. Je ne peux exiger une reconnaissance particulière à l'égard de ce que je dis
ou de ce que je fais, que sur le fond d'une exigence plus haute qui commande l'espace des opinions
particulières où mon exigence naît, se transmet à autrui, et cherche à se légitimer. En conséquence, s'il y
a une cause de l'humanité à défendre et, d'abord aujourd'hui, dans le domaine de l'éthique biomédicale,
c'est certes en raison des effets pervers que les pratiques médicales peuvent engendrer, mais surtout en
raison du principe universel qui nous commande de défendre cette cause, et par là-même, de légiférer à
son sujet. Or, comme cela a été évoqué plus haut, ce principe de conviction universel des éthiques
traditionnelles, affermi dans la transcendance du Bien, n'est plus en mesure de jouer un rôle déterminant
dans les sociétés modernes. Les mécanismes qui ont affaibli l'éthique de conviction traditionnelle, n'ont
pas dégagé pour autant la voie d'une éthique de la responsabilité à la mesure du temps.
Car, si l'éthique de conviction est régie par l'immuabilité de l'éternité, l'éthique de responsabilité est
commandée par le mouvement de la temporalité. Toute éthique possible ne peut être définie que par
cette double orientation, verticale et horizontale qui marque la transcendance et l'immanence, l'éternité et
le temps. L'éthique de conviction, dès qu'elle se fonde sur des principes "fermes et assurés", pour
reprendre les mots de Descartes, ou sur une Idée immuable du Bien, de Dieu ou de l'Homme, pour
reprendre l'exigence de Platon, s'oriente naturellement vers un impératif inconditionnel qui surplombe le
temps. Si elle ignore superbement le monde tel qu'il va, elle devient dangereuse, comme en témoignent
des combats ultimes que l'on observe ici et là sur notre planète pour tenter de maintenir des références.
Elle peut être tentée de s'appuyer sur la force, avec pour avatar dernier, l'ordre moral en démocratie,
l'inquisition en dictature. Dépourvue de références à une éternité qui dépasse les exigences de l'action,
l'éthique de responsabilité, elle, est orpheline et ne peut offrir de principes pour l'action. Pire, elle recèle
aussi des risques en tant qu'elle peut privilégier à toute force les incidences de l'action aujourd'hui sur la
destinée des générations futures. Alors, écrit Jonas, le Bien véritable que doivent suivre l'homme, le
citoyen ou le législateur "ne peut être vu sur la ligne horizontale, la continuation du temporel, mais à la
verticale, dans l'Eternel qui surplombe la temporalité et qui est naturellement présent dans chaque
maintenant" .[6 _ Hans JONAS - Le principe responsabilité - op.cit. p. 173.]
Dès que la modernité a changé le sens de son ontologie et a fait basculer son axe de la verticale sur
l'horizontale, ou, si l'on préfère, a projeté l'ordonnée de l'éternité " sur l'abscisse du temps, un
changement radical d'éthique est devenu indispensable, bien qu'il demeure encore balbutiant: une
éthique de responsabilité doit s'imposer et suppléer, sans pour autant l'éliminer, l'éthique de conviction.
L'éthique nouvelle doit être une éthique de la " durée " ou de "l'avenir", qui engage la totalité de
l'humanité à partir des actes que chaque homme effectue dans la continuité de l'histoire. La
responsabilité ne concerne en effet que le temps, puisque, en agissant, chacun doit répondre de son acte
présent dans ses conséquences futures qui mettent en cause, en dehors de lui, les autres hommes. On
ne peut être responsable, par définition, que de ce qui change, se transforme, dépérit et finalement
meurt, c'est-à-dire de tout ce qui est soumis au flux temporel : nul ne saurait être responsable de la
transcendance, qu'elle soit l'Idée platonicienne du Bien, ou le Dieu des trois religions monothéistes, car la
disproportion est absolue entre le principe souverain et l'homme qui doit s'y conformer. En toute rigueur,