REVUE DHISTOIRE
ET DE PHILOLOGIE
LE MOYEN AGE
Tome CXX
LE MOYEN AGE
3-4/2014
ISBN 978-2-8041-9401-7
RMA-N.14/3-4
ISSN 0027-2841 -:HSMIKE=V^YUV\:
LE MOYEN AGE
Tome CXX
3-4/2014
Pour faire œuvre d’historien, il faut disposer d’une infor-
mation étendue sur les progrès de la recherche
partout dans le monde. C’est le rôle des revues : pour les
médiévistes de langue française il est tenu notamment
par Le Moyen Age.
Revue critique, largement ouverte aux contributions
universitaires internationales, Le Moyen Age mêle
aux travaux des historiens ceux des spécialistes
des littératures médiévales pour faire ressortir
les aspects les plus variés de la société et de la
civilisation européennes entre les Ve et XVe siècles.
3-4
2014
Revue publiée avec le soutien du Centre national de la recherche scientifique.
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DOI : 10.3917/rma.203.0713
Les Byzantins vus par les chroniqueurs
de la Première croisade
Si les croisades ont d’abord été des événements très importants pour l’his-
toire des contacts entre l’Orient et l’Occident, elles font aussi partie des rela-
tions entre l’Occident et Byzance. Pendant la Première croisade les armées
des croisés ont choisi la voie de terre, et, par conséquent, Byzance a été mise
devant le fait accompli: les croisés avaient besoin d’un laissez-passer et de
la collaboration avec l’empereur Alexis Comnène pour que leurs armées
traversent le Bosphore.
Dans l’historiographie, beaucoup de travaux sont consacrés à l’analyse des
relations entre les croisés et les Byzantins pendant la Première croisade. On peut
les classer en trois catégories. La première réunit les études sur la préhistoire de
ces relations, soit sous la forme de contacts entre Byzance et l’Occident dans la
deuxième moitié du esiècle, en particulier dans le domaine de la religion, soit
sous la forme d’initiatives (le projet de croisade de GrégoireVII par exemple)
et d’événements de cette période, tels la guerre de 1081–1085 ou le Concile de
Plaisance de 1095, qui ont préparé le terrain au déclenchement de la Première
croisade à partir de 10951. À la deuxième catégorie appartiennent les analyses
relatives à la Première croisade. Ces travaux portent, entre autres, sur le pas-
sage des croisés dans l’Empire byzantin, les serments prêtés par les croisés à
l’empereur, les relations entre les Byzantins et les croisés pendant la croisade
en général et le rôle particulier qu’ont pu y jouer certains chefs des croisés,
A : Valentin L. P, Université d’État de Novossibirsk, [email protected]. Le présent article a été
réalisé avec le soutien nancier du Ministère de l’Education et de la Science de la Russie, projet 33.702.2014.
Il est fondé sur les resultats que j’ai obtenus pendant mes études en master à l’Université Lumière Lyon 2
sous la direction du Prof. Nicole Bériou que je tiens à remercier.
1. P. C, Byzantium, the West and the Origin of the First Crusade, Byzantion, t. 19, 1949,
p.17–36; H.E.J.C, The Gregorian Papacy, Byzantium and the First Crusade, Byzantium and the West,
c.850–c.1200. Proceedings of the xviiiSpring Symposium of Byzantine Studies, Amsterdam, 1988, p.145–170;
I., Pope’s GregoryVII’s «Crusading» Plans of 1074, Outremer, éd. B.Z.K, H.E.M, R.C.S,
Jérusalem, 1982, p.27–40; W.B.MQ, Relations between the Normans and Byzantium 1071–1112,
Byzantion, t.56, 1986, p.427–476 ; D.C.M, Did the Emperor Alexius ask for Aid at the Council of
Piacenza?, American Historical Review, t.27, 1922, p.731–733; М.А.Заборов, Византийскаяполитикапапства
иначалокрестовыхпоходов,Средние века, t.14, 1959, p.27–48.
714 Valentin L. PORTNYKH
etc.2. Une troisième catégorie est faite d’études dans lesquelles les relations
latino-byzantines sont envisagées pendant toute la période des croisades en
Orient – ainsi les ouvrages de R.J.Lilie et J.Harris3. En règle générale, ces
diverses contributions donnent une analyse de plusieurs aspects politiques
des relations latino-byzantines, une exception importante à cette règle étant
le livre récent de M.Carrier4 sur l’histoire des perceptions des Byzantins par
les croisés pendant toute l’époque des croisades. Mais même si des questions
diverses y sont considérées avec une réelle profondeur, toutes celles qui
surgissent à propos de l’analyse des relations latino-byzantines pendant la
Première croisade n’y sont pas traitées. C’est le cas, en particulier, de ce qui
relève de la conception du monde, qui n’est pourtant pas moins importante
pour comprendre les croisades que ces aspects politiques. Que sait-on de la
perception des Byzantins par les croisés, de la façon de «partager le monde»
que les participants à la croisade et leurs contemporains révèlent dans leurs
pensées, auxquelles les pages des chroniques peuvent donner accès?
Les historiens ont déjà bien étudié les représentations, dont les chroni-
queurs se sont fait l’écho, des croisés et des musulmans, leurs adversaires.
Les croisés apparaissaient comme une «milice sacrée»: ils accomplissaient
une mission divine, bénéciaient de l’aide de Dieu et des saints, devenaient
des martyrs et obtenaient la récompense suprême du paradis5. Dans le même
temps, les musulmans ont subi une «diabolisation». Si les croisés sont dési-
gnés comme «les pèlerins du Christ» et «l’armée du Christ», les musulmans,
eux, sont aux antipodes de telles représentations. Ils sont les «satellites du
Diable», «les ennemis de la sainte chrétienté», «la génération excommu-
2. J.H. H, Raymond of Saint Gilles in Urban’s Plan of Greek and Latin Friendship, Speculum,
t.26, 1951, p.265–276; I., L.L.H, The Convention of Alexius Comnenus and Raymond of St.Gilles,
American Historical Review, t.58/2, 1953, p.322–327; A.C.K, Urban’s crusade – Success or failure, Ibid.,
t.53, 1948, p.235–250; P.L, Byzance et la croisade, Relazioni del xCongresso internazionale di scienze
storiche. Storia del medioevo, t.3, Florence, 1955, p.595–620; F.L.G, Recherche sur le lien juridique qui
unissait les chefs de la Première croisade à l’empereur byzantin, Mélanges offerts à M. Paul-E.Martin par ses
amis, ses collègues, ses élèves, Genève, 1961, p.49–63; B.S, L’auteur anonyme des Gesta et le monde
byzantin, Byzantion, t.50, 1980, p.504–532 ; J.S, Cross-purposes: Alexius Comnenus and the First
Crusade, The First Crusade. Origins and Impact, éd. J. P, Manchester, 1997, p.107–129 ; I., When Greek
meets Greek. Alexius Comnenus and Bohemond in 1097–1098, Byzantine and Modern Greek Studies, t.12,
1988, p.185–278; J.F, Quelques aspects de la propagande anti-byzantine dans les sources occidentales
de la Première croisade, Chemins d’Outre-Mer. Études d’histoire sur la Méditerranée médiévale offertes à Michel
Balard, éd. D. C, C. O-F, P. P, D. V, t. 1, Paris, 2004, p.331–343; G.D.B,
In Starvation’s Shadow: The Role of Logistics in the Strained Byzantine-European Relations during the
First Crusade, Byzantion, t.80, 2010, p.38–71; S.N, Byzantine-Muslim Conspiracies against the
Crusades: History and Myth, Journal of Medieval History, t.36, 2010, p.253–274; L.NC, The Impact
of the First Crusade on Western Opinion towards the Byzantine Empire: the Dei Gesta per Francos of Guibert
of Nogent and the Historia Hierosolymitana of Fulcher of Chartres, The Crusades and the Near East.Cultural
Histories, éd. K.K, NewYork, 2011, p.161–188.
3. J.H, Byzantium and the Crusades, NewYork, 2003; R.J.L, Byzantium and the Crusader States
1096–1204, Oxford, 1993.
4. M. C, L’autre chrétien pendant les croisades. Les Byzantins vus par les chroniqueurs du monde latin
(1096 -1261), Sarrebruck, 2012.
5. Voir surtoutP.R, Les origines et le caractère de la Première croisade, Neuchâtel, 1945; J.F, La
guerre sainte. La formation de l’idée de la croisade dans l’Occident chrétien, Paris, 2001; J.R-S, The First
Crusade and the Idea of Crusading, Londres, 1993.
LES BYZANTINS VUS PAR LES CHRONIQUEURS DE LA PREMIÈRE CROISADE 715
niée», «les païens6». Les musulmans, d’habitude associés à quelque chose
de diabolique, sont ainsi opposés aux croisés placés du côté du «divin». Il
reste à répondre à la questionsuivante: quelle place dans cette «image du
monde» occupaient les Byzantins? Ils ont participé activement aux événe-
ments et chaque chronique occidentale de la Première croisade contient des
renseignements sur les relations des croisés avec les Byzantins. Dans cet
article je me propose donc d’examiner cette question de la place qui revient
aux Byzantins dans l’image du monde que partagent les participants à la
Première croisade et leurs contemporains.
La recherche a été effectuée à partir des chroniques occidentales relatives
à la Première croisade, qu’elles aient été écrites pendant les événements ou
dans les premières années qui les ont suivis. Parmi les chroniques dues à des
témoins oculaires on mentionne le plus souvent la chronique anonyme dite
Gesta Francorum,et les chroniques de Pierre Tudebode, Raymond d’Aguilers et
Foucher de Chartres. La question de savoir quelle relation existe entre les Gesta
Francorum et la chronique de Pierre Tudebode n’est toujours pas résolue. Il y
a des historiens qui afrment que l’un des chroniqueurs a fait des emprunts à
l’autre chronique7, certains supposent l’existence d’une source commune pour
les deux chroniques, qui n’aurait pas survécu jusqu’à nos jours8. J.Flori dans
son article estime que les Gesta Francorum représentent une sorte de modi-
cation du témoignage de Pierre Tudebode en vue d’accentuer la propagande
anti-byzantine, mais il parle aussi dela «première version» des Gesta qui
précède Pierre Tudebode, c’est-à-dire de leur source commune supposée9. En
tout cas, d’habitude on considère comme un témoignage oculaire les deux
chroniques, et chacune d’entre elles contient des épisodes qui ne se trouvent
nulle part ailleurs. Outre ces chroniques ont été prises en compte dans cette
recherche les chroniques de Guibert de Nogent, Robert le Moine, Raoul de
Caen, Ekkehard d’Aura et Baudri de Bougueuil qui, à défaut d’avoir été des
témoins oculaires, ont écrit dans les années qui suivaient la Première croisade.
Comme l’a déjà observé B. Skoulatos10, les Gesta Francorum contiennent
l’idée que les croisés ont toujours raison dans les conits avec les Byzantins.
Les Byzantins restent coupables, tandis qu’en fait on voit qu’ils se protègent
6. Pour une analyse précise de la terminologie négative dont les chroniqueurs de la Première croi-
sade se sont servis pour parler des musulmans, voir С.И.Лучицкая, Образ другого : мусульмане в хрониках
крестовых походов, Saint-Pétersbourg, 2001.
7. Initialement l’on a pensé que l’Anonyme normand avait fait des emprunts à Pierre Tudebode. Dès
H.Hagenmeyer, on opta pourl’inverse. Ce point de vue est partagé par B.Lees, L.Bréhier et R.Hill dans
leurs éditions des Gesta Francorum.
8. Hypothèse formulée par J. et L.H dans P T, Historia de hierosolymitano itinere, Paris,
1977, p.21 s. Voir aussiJ.R,What is the Gesta Francorum, and who was Peter Tudebode?, Revue
Mabillon, t.16, 2005, p.179–204.
9. J.F,De l’Anonyme normand à Tudebode et aux Gesta Francorum. L’impact de la propagande
de Bohémond sur la critique textuelle des sources de la Première croisade, Revue d’Histoire ecclésiastique,
t.102/3, 2007, p.717-746. Voir aussi I., Chroniqueurs et propagandistes. Introduction critique aux sources de la
Première croisade, Genève, 2010, p.76, 98.
10. B.S, L’auteur anonyme des Gesta et le monde byzantin, Byzantion, t.50, 1980, p.504–532.
716 Valentin L. PORTNYKH
et qu’ils sont de simples victimes. On trouve ce point de vue dans les chro-
niques qui dérivent des Gesta Francorum, c’est-à-dire celles de Guibert de
Nogent, Robert le Moine et Pierre Tudebode. Dans tous les cas, l’argumen-
tation religieuse leur permet de faire valoir que les croisés ont raison dans
leurs conits avec les Byzantins.
Suivre l’application de cette idée demande d’examiner les chroniques
pas à pas en commençant par l’épisode où l’armée de Godefroi de Bouillon
s’approche de Constantinople:11121314
Gesta Francorum Pierre Tudebode Guibert de Nogent Robert le Moine
Ayant pris ainsi ses
quartiers, le duc en-
voyait chaque jour
ses guerriers en toute
sécurité, an qu’ils ap-
portassent de la paille
et tout ce qui était
nécessaire aux che-
vaux. Et ils croyaient
qu’ils pourraient aller
en toute conance où
ils voudraient, mais
l’inique empereur Alexis
ordonna aux Turcoples
et aux Petchenègues
de les attaquer et de
les tuer11.
Ayant pris ainsi ses
quartiers, le duc choi-
sissait chaque jour
certains de ses guer-
riers en toute sécurité,
an qu’ils aillent de-
hors et apportassent
de la paille et tout
ce qui était néces-
saire. Et ils croyaient
qu’ils pourraient aller
en toute confiance
où ils voudraient,
mais l’inique empe-
reur nommé Alexis, qui
est sagace, ordonna
aux Turcoples et aux
Petchenègues de les
attaquer et de les
tuer12.
Après avoir pris pos-
session des gîtes que
l’empereur leur avait
fait attribuer, le duc et
ses compagnons char-
gèrent leurs écuyers
de se procurer de la
paille et tout ce qui
était nécessaire pour
les chevaux. Alors que
ceux-ci croyaient pou-
voir aller et venir à
leur guise, librement
et en toute sécurité,
l’abominable souverain
donna ordre en secret
à ces acolytes de tuer
tout serviteur du duc
qu’ils rencontreraient,
où que ce fût13.
Le duc espérait ce-
pendant y pouvoir
demeurer en sûreté
jusqu’à l’arrivée
des bataillons des
Francs ; et comme
il commença à en-
voyer chaque jour
ses compagnons
pour acheter les
choses dont il avait
besoin, le fourbe
empereur ordonna à
ses Turcopoles et à
ses Pincinates de se
mettre en embus-
cade pour les atta-
quer et les tuer14.
Skoulatos fait à bon droit remarquer que les Gesta Francorum n’évoquent
aucune obligation incombant à l’empereur de donner quelque chose aux
11. Histoire anonyme de la Première croisade, éd. L.B, Paris, 1924, p. 16; Gesta Francorum et
aliorum Hierosoliminatorum. The Deeds of the Francs and the other pilgrims to Jerusalem, éd. R.H, Londres,
1962, p.6: Cumque fuisset hospitatus dux, secure mittebat armigeros suos per singulos dies, ut paleas et alia equis
necessaria asportarent.Et cumputarent exire ducialiter quo vellent, iniquus imperator Alexius imperavit Turcopolis
et Pinzinacis invadere illos et occidere.
12. P T, Historia, p.38: Cumque hospitatus fuit secure legebat dux armigeros suos per unum-
quemque diem foras, quatinus paleas et alia necessaria asportarent. Et jam computabant cum ducia exire quocumque
ire voluissent; iniquus imperator Alexius nomine sagaciter faciebat eos excubare, suisque Torcopolis et Pincinacis
imperabat eos invadere et occidere.
13. G  N, Geste de Dieu par les Francs. Histoire de la Première croisade, trad. M.C.G,
Turnhout, 1998, p.96; Recueil des historiens des croisades. Historiens occidentaux (=R.H.C.), t.4, Paris, 1879, p.147:
Hospitio itaque ad imperium imperatoris accepto, ad contrahendas undecumque paleas equisque necessaria dux et quique
suorum armigeros proprios destinabat. Et quum arbitrarentur licite ac sicure se discurrere posse quo vellent, clam princeps ille
nequissimus his qui circa se versabantur imperat ut ducis ministros, quocumque pervadere possent, indifferenter occiderent.
14. R  M, Histoire de la Première croisade, trad. F. G, Clermont-Ferrand, 2004, p.29;
R.H.C., t.3, Paris, 1866, p.743: Speravit iterum dux ibi securus remanere, quoadusque convenirent agmina gentis
Francigenae. Et quum per aliquot dies mittere coepit clientes suos ad necessaria comparanda, dolosus imperator
praecepit Turcopolis suis et Pincenatibus ut in insidiis positi eos invaderent et occiderent.
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